Trois contes d’Orient

Revue des Deux Mondes5e période, tome 4 (p. 902-924).
TROIS CONTES D’ORIENT


« … Sous couleur d’exaucer nos vœux, les Dieux ne font que satisfaire leurs rancunes… »
(OUPANISHAD, 1052.)


I. — LA FIGURE DE CIRE

Lorsque l’El Saïedad Celindaja mourut, emportée par un mal mystérieux, qui tarit en elle les sources de la vie, sans altérer sa beauté en fleur, ce fut un tel deuil, dans le harem du vali Seef ben Saïd, que l’eau des bassins cessa de jaillir en gerbes arquées. Les gazelles familières, couchées sur le flanc à l’ombre des nierions de l’enceinte, refusèrent l’orge et le riz. Et les négresses, dont les pendans d’oreilles sonnaient comme les têtières des mules, s’en retournèrent avec leurs pleines écuelles de faïence peinte. Fatou, la plus vieille de ces femmes, dit alors, en se frappant le front : « Le malheur est dans cette maison ! »

Farouche et misérable, le vieux cheick, doutant de la justice d’Allah, demeura deux jours entiers sur la haute terrasse de sa forteresse. Ne prenant de nourriture que le nécessaire, il ramenait sur son visage dur et morose sa barbe dont les crins épars blanchissaient, privés de henné ; et il ne rompait point le silence. Cependant, dressé au sommet des degrés, le nègre Yakoub Farfax veillait, le bouclier rond sur l’épaule, l’épée pendue devant le sein gauche : et nul ne se risquait à pénétrer dans l’escalier à trois retours, par quoi l’on accédait sur la plate-forme crénelée, où méditait le cheick, perdu dans sa douleur obstinée.

Au travers de sa barbe, Seef ben Saïd contemplait la plaine, moins stérile et désolée que son cœur. Mais rien ne venait le distraire de son cuisant regret. Il regardait, sans voir, l’étendue morne où les oliviers, gris de poudre, croissaient en maigres touffes, parmi les hautes herbes grêles qui répétaient l’image d’un glaive liché, la pointe droite, dans le sol lézardé de crevasses. Au loin, les Alpujarras montaient, échelonnant leurs crêtes déchiquetées et nues, dont les escarpemens abrupts semblaient offrir à l’avidité des gouffres sans fond les villages avec leurs clairs amas de maisons accrochés à leurs flancs. Et le ciel métallique flamboyait sur les roches couleur d’ocre, sur la terre roussâtre, où le chiendent, brûlé par le soleil implacable et rouge, faisait des taches fauves ou cendrées. Tout dormait du lourd sommeil que l’heure de midi impose aux êtres et aux choses. Seuls les gypaètes, tournoyant, élargissaient ou rétrécissaient leurs cercles, ou bien se jouaient, comme pour imiter les feuilles du platane, quand elles sont emportées au gré du vent.

Mais, sans s’arrêter au spectacle de ces grands oiseaux, le vali s’enfonçait dans son ennui. Et, d’heure en heure, il interrogeait le nègre Yakoub, roide dans sa longue tunique bistrée :

— Farfax, le peintre Mohammed n’est-il pas encore arrivé ?

Et le noir porteur d’épée répondait, sans remuer plus qu’une statue de basalte, prise dans une draperie d’onyx, et qui aurait eu des prunelles d’argent :

— Mon père, il n’est pas encore venu.

Mais, à l’instant même où se tut la voix du muezzin qui appelait les croyans à la prière, le nègre tourna sa tête de bronze, coiffée d’un turban de mousseline trente fois repliée. Et, remontant d’un degré, il dit :

— Mon père, voici venir l’homme que tu attends. Il se hâte vers les murs avec sa jument grise. Maintenant, on ouvre la porte pour qu’il puisse entrer. Comment te plaît-il que l’on dispose de lui ?

— Qu’il me soit amené sans retard, — fit le cheick, en laissant retomber sa barbe. — Mais, avant tout autre soin, veille à ce que des rafraîchissemens lui soient donnés. Car la route est longue et pénible sous le soleil, et la terre, en cette saison, est aussi dure à l’homme que le roc échauffé pour la corne des chevaux.

Le noir repoussa, dans le fourreau plat, couvert de maroquin gaufré, la lame déjà sortie jusqu’aux trois cercles d’or incrustés sur le talus de sa large gouttière. Et, étouffant un soupir d’impatient regret, il descendit vers la cour. Cependant il pensait que, depuis plusieurs jours, il se devait priver du plus grand plaisir, qui est de voir tomber une tête, détachée, comme un fruit mûr, par l’acier de Séville. Tout glaive perd son fil à ne point le retremper dans le sang.

Mohammed Al ben Azziz accéda, sans méchef, à la terrasse. Il baisa la terre devant le vali, puis se tint debout, les bras croisés sur le pectoral à broderies d’argent qui mourait en pointe, au- dessus de la ceinture étroite en brocart d’Almeria. Et Seef ben Saïd remarqua que le Grenadin gardait une telle pose, parce que sa droite, cachée sous la large manche de la robe en velours noir, reposait sur le pommeau d’un poignard disposé en croissant de lune. Cette précaution, qui décelait un homme avisé, amena un pâle sourire sur les lèvres minces du cheick. Car, s’il admirait le courage, il glorifiait encore plus haut la prudence.

— Approche sans crainte., Mohammed Al ben Azziz, dit-il de sa voix creuse et voilée. Je t’ai fait appeler pour ton bien, et je veux t’être utile. A certains signes de ton visage, je lis que tu es né sous une favorable planète ; et Allah t’aime, certes, pour t’avoir créé si beau. Mais, si claire que soit ta face, il est un autre visage qui l’éclipse comme Algol fait pâlir les autres feux du ciel quand il lui plaît de briller. Ces traits qu’aucun homme n’a vus, sinon moi, tu les contempleras bientôt. Leur éclat est maintenant terni par les ombres de la mort. Car, pour mon malheur, les yeux qui éclairaient mes nuits se sont obscurcis comme l’opale qui a dépassé sa saison. Et c’est pourquoi tu me trouves aujourd’hui dans le deuil…

Le vali Seef ben Saïd s’arrêta de parler. Et le peintre Mohammed acheva de boire, sans plaisir, — tant il était tenu par la crainte du poison, — le sorbet qu’un petit esclave lui avait apporté, avec des grenades, dans une corbeille en filigrane. Et il songeait :

« La parole de ce vieillard est oblique, et son regard vide ne laisse rien lire de son inquiète pensée. Dans quel dessein cet Almoravide astucieux et cupide m’a-t-il attiré ici ? Et pourquoi a-t-il donné aux miens des garanties pour m’assurer ? »

— Donc, mon fils, reprit le vali, quand Mohammed eut fini de humer la neige parfumée de roses, cesse de tourmenter ton poignard, et m’écoute : Nul, mieux que toi, s’il en faut croire la rumeur publique, encore qu’elle soit chose vaine, ne s’entend à modeler ou à peindre les figures et les signes. Nul ne sait rehausser une rondelle ou une adargue d’ornemens plus élégamment combinés, et aussi de ces entrelacs ingénieux où un trait ténu s’enroule, court, disparaît sans se rompre, puis reparaît. Ainsi, au cours d’un récit adroitement mené, notre attention est tenue en suspens par la magique faconde d’un lettré. Sous ta main experte, les corps naissent, avec leurs proportions et leurs divers aspects : tels, dans les profondeurs des cavernes, se forment les précieux métaux, par l’influence mystérieuse des astres.

On m’a dit, et j’ai laissé dire, qu’avec un pinceau, des pointes de roseaux, de l’or moulu, du vermillon, quelques autres poudres, et, je crois, avec la résine, la cire et les gommes de l’Inde, tu réussissais à former, toi aussi, des créatures, et qu’il leur manquait seulement la vie. Est-il, d’ailleurs, dans cet ordre d’idées, et en réservant, comme de juste, la puissance d’Allah, quelque chose d’impossible pour celui qui produit ces plats, chatoyans à faire croire que les rayons du soleil emprisonnés dans l’émail cherchent à s’échapper au dehors, pour la plus grande joie de nos yeux ? Mohammed, toi qui es habile entre les peintres, ne voudrais-tu pas pétrir un simulacre de cire, à la ressemblance de cette jeune Celindaja dont tu n’es pas, je pense, sans avoir entendu parler ?

Mais Mohammed, redoutant un piège, secoua la tête, et, gardant les yeux baissés, répondit :

— Jamais, mon père, je n’ai ouï parole se rapportant à cette dame. Car personne, l’eût-on connue même, n’en aurait osé dire un mot. Cheick Seef ben Saïd, c’est une grave offense que de prononcer le nom de la femme d’autrui.

L’Almoravide caressa sa barbe et continua, impassible :

— Ne pourrais-tu, mon fils, reproduire les traits de ma favorite, qu’Azraël a cueillie dans sa fleur, et, par l’artifice de la couleur, mettre en eux l’illusion de la vie ? On m’a raconté qu’un calife de Damas avait ainsi réuni, dans sa maison, autant de statues qu’il possédait d’épouses. À chacune d’elles, il ne manquait que la voix. Et les visiteurs en demeuraient confondus.

Mais Mohammed, fixant les arabesques dorées du tapis vert et rouge, où il se tenait assis, répondit en secouant la tête :

— Vali Seef ben Saïd, de pareilles choses nous sont défendues par la Loi. Et le calife, dont tu me cites les singulières coutumes, était, peut-être, un de ces chrétiens idolâtres, que la tradition faussée nous donne comme un adorateur du vrai Dieu. L’irréprochable Prophète n’a-t-il pas dit : « Le vin, les jeux de hasard, les statues sont autant d’abominations inventées par Iblis. Abstiens-t’en, et tu seras heureux. » — Si, docile à ton désir, j’accomplissais ce que tu me demandes, je mettrais le salut de mon Ame en question. La chose vaut qu’on l’examine. Tu connais, mieux encore que moi, étant plus vieux, les paroles de ; la Loi : « Malheur à celui qui aura peint un être vivant ! Au jour du jugement dernier, les personnages qu’il aura représentés sortiront du tableau et viendront se joindre à lui, en lui demandant une Ame. Alors cet homme, impuissant à donner la vie à son œuvre, sera la proie des flammes éternelles ! »

— Oui, interrompit vivement le vieux cheick, tu t’en tiens à la lettre même. Ce n’est pas contre les peintres qu’est lancé l’anathème, mais bien contre les idolâtres. Ce n’est pas à celui qui modèle une image qu’incombe la faute, mais à celui qui l’adore : « Allah, dit cette même Hadith que tu nie cites, m’a envoyé contre trois sortes de gens, pour les anéantir et les confondre : ce sont les orgueilleux, ceux qui adorent plusieurs Dieux, et ceux qui vénèrent les idoles. Gardez-vous donc de représenter le Seigneur, les hommes, et ne peignez que les arbres, les fleurs, et les objets qui n’ont point d’Ame. » Je sais que là, comme ailleurs, il convient de distinguer. Tu le sais, mon fils, quand il s’agit des livres, on marche parmi les embûches des commentateurs. Ce sont là des gens dangereux entre tous, et dont les idées sont plus changeantes que la surface des sables quand souffle le vent du désert. Et, par surcroît, leur nombre, plus considérable avec les jours, défie toute évaluation raisonnable. Le cheick Ibrahim, qui marqua, au temps de ma jeunesse, en cette école du Caire, source de toute lumière, me répétait souvent : « Entre l’intention et l’acte, le fossé est aussi profond qu’entre la lettre et l’esprit. On se trompe seulement sur sa largeur. En ce départ réside le principal de la sagesse des hommes. » Ecoute-moi donc, mon fils, et tiens-toi en paix. Je ne parle pas à la légère, car je suis un vieillard, et mes paroles valent d’être entendues…

Mais Mohammed, frémissant d’impatience, songeait :

— Le vali parle avec abondance, comme tous les gens âgés ; et il a la langue dorée. Toutefois, sa faconde et son astuce ne prévaudront point contre ma prudence.

— Si, continuait le cheick Ibn ben Saïd, j’étais un de ces étourneaux dont la tête tourne à toute saute de brise, si j’étais un de cet adolescens qui ne songent qu’à briller dans les parades et les tournois, tu pourrais négliger de m’entendre. Mais je suis un vieil homme et dont la peine est profonde. Sans doute ai-je trop bataillé en mon temps, — si l’on pouvait trouver qu’il y ait excès dans le service de la Loi. Mes épaules se sont voûtées sous la chemise de mailles, et ma main s’est rendue tremblante pour avoir manié l’épée. Une pareille fatigue, Mohammed, a gagné mon cœur, tant il me semble aujourd’hui incapable de supporter mon chagrin. Jadis je me riais de tout, et ma vie coulait, insouciante et libre, comme un fleuve qui descend au caprice des accidens de son lit. Pour moi, alors, toute femme en valait une autre, et je n’étais sensible qu’aux différences que comportait leur beauté. Car, des laides, il ne saurait être question. J’en perdis quatorze, et des plus belles, à la bataille d’Arnisol. En cette journée, où Allah nous abreuva du fiel amer de sa colère, je fus le seul à ne pas réciter la prière de la peur, et la victoire des Infidèles n’empêcha pas ma laine de pleurer du sang. Je fauchai dans les rangs pressés de ces Aragonais qu’un jour de folie changea en loups ravisseurs, alors qu’ils n’avaient été jusque-là que des chiens impurs, aboyant aux cornes courbées du Croissant. Ce que j’ai fait sera écrit dans les livres. Tu es trop jeune pour avoir connu cela ; et tu penses, en ton particulier, que c’est grande pitié d’entendre ainsi se vanter un vieillard dont la main ne saurait plus, à cette heure, réduire une jument rétive. Ne t’impatiente point : je vais rentrer dans l’utile. Je te compterai trois cents pièces d’or, comme arrhes du marché que je veux conclure avec toi ; et tu en recevras autant quand tu m’apporteras l’image de cire, rehaussée d’une coloration naturelle.

Et le vieux cheick découvrit un petit bahut, dissimulé sous le tapis où il se tenait accoudé. C’était un coffre dont les panneaux bariolés se chargeaient de mille clous, de cornières et de pentures de cuivre, allégées et fenêtrées avec un art puéril et curieux. Il leva le couvercle bombé. Dans le fauve ruissellement des dinars qui coulèrent entre les doigts secs et noueux du vali, Mobammed Al ben Azziz sentit ses scrupules se fondre comme la neige des Algarves au souffle brûlant, du Kamsin, quand ce vent africain traverse la mer. Et il se payait de diverses raisons dont la principale était que les textes sont souvent altérés, et qu’ils deviennent, par suite, de vastes réservoirs d’erreurs où se noient les meilleurs esprits. Il songeait encore que les hommes les plus savans, ou réputés pour tels, considèrent l’Hadith comme la plus obscure et la plus incertaine des lois, et qu’avec une grosse somme d’argent on peut se rendre considérable parmi les bommes et ouvrir des avis ayant chance d’être écoutés. Et Mohammed pensait, par surcroît, que la monnaie des califes est bonne contre toutes espèces de maux. Il se rappela, tout à coup, que des juifs marocains parcouraient, en ce moment même, le pays, en quête d’acheteurs pour une belle esclave blanche. Il lui souvint, aussi, que son écurie ne renfermait qu’une jument grise, un mauvais cheval et un âne, et que son bouc était devenu très vieux.

Cependant Seef ben Saïd continuait de parler, tandis qu’une gazelle familière, qui s’était rapprochée du coffre dans l’espoir d’y trouver du riz, s’agenouillait, puisse couchait paresseusement sur la robe du vali.

— Comment, Mohammed, es-tu assez simple pour croire que le Prophète ait pu établir des d’ingérences profondes pour séparer les êtres vivans ? Je crois qu’à l’exception des croyans, toute créature porte en soi une destinée semblable. Entre une captive chrétienne, comme l’était ma précieuse fleur de beauté Celindaja, et cette gazelle, par exemple, je ne vois qu’une différence de forme. Car en elles deux résident la souplesse et la grâce, et l’on pourrait se tromper, si l’on ne considérait que l’éclat de leurs yeux…

Ainsi, par ses paroles pesées, auxquelles il mêlait, à plaisir, le tintement des sequins, le cheick Seef ben Saïd s’appliquait à vaincre l’obstination du peintre Mohammed.

Mais celui-ci demeurait anxieux, car la prudence parlait, en lui pour déconseiller l’entreprise :

« Les promesses des hommes, pensait-il, sont tracées sur l’eau, et il est plus d’un souffle pour en modeler les rides à son caprice. Le cheick, sa fantaisie une fois passée, oubliera ses engagemens, et la honte me restera d’avoir fait, pour rien, une chose contraire à la Loi. Je resterai en butte au mépris de mes parens et de mes amis. Je deviendrai un objet de risée : les petits-enfans me poursuivront par le bazar ; et je ne pourrai plus gagner ma vie. »

Il se décida, cependant, quand le cheick eut donné l’ordre de charger sur un mulet la boîte qui contenait les trois cents pièces d’or. Et elles avaient été comptées. Alors il suivit le vieillard par des couloirs obscurs et des escaliers tortueux. Et ils accédèrent à une petite chambre qui s’ouvrait sur une terrasse encaissée de hautes murailles. Leur épaisseur se perçait, de place en place, par des jours étroits et obliques comme les archères d’un donjon. À l’approche des deux hommes, une nuée de femmes se dispersa avec des cris étouffés. Le claquement de leurs babouches résonna sur le mortier battu. Et, par les joints des voiles sombres ramenés sur les faces, des yeux luisaient, dont l’éclat était plus vif que celui des joyaux dont chaque esclave était surchargée. On eût dit ces chasses où les chrétiens attachent des escarboucles et autres gemmes d’un grand prix, qui auraient eu des pieds alourdis par des entraves en argent, et qui auraient marché.

Mais, sans s’occuper de ces femmes dont les grâces étaient pour lui chose commune, le vali poussa la porte ; et, appuyé sur son long bâton de sycomore couvert d’entrelacs en relief, il dit à Mohammed :

— Regarde ! Voici, étendue sur le lit, celle qui fut la joie de ma vie. Bientôt la terre la recouvrira. Hâte-toi donc de reproduire ses traits et de les fixer avant cette heure, trop prochaine, où la corruption dernière les aura dévorés pour jamais. Hâte-toi, mon fils ! Que les dernières lueurs du jour ne soient pas perdues ! Mets-toi à l’ouvrage. Pour moi, je demeurerai là sans le troubler dans ton travail, et sans le regarder non plus que celle dont la mort commence à ravager, jalousement, la beauté.

Sur l’angareb de bois peint, la favorite semblait dormir, et sa face était plus pâle que les pétales de jasmin dont on avait jonché sa couche. Allongée dans la longue tunique de tabit vermeil, bossue de broderies, Celindaja ne laissait voir que ses mains et son visage dont l’ovale régulier était cerclé de pierreries. Une pierre de l’une marquait I entre-deux de ses sourcils ; et des turquoises, grosses comme des œufs, étaient attachées à ses oreilles. Ses mains disparaissaient sous les bagues, et des bracelets damasquinés ou émaillés encerclaient ses poignets. Ses pieds, pris dans des pantoufles en brocart et des chausses pourprées, étaient chargés, aux chevilles, d’anneaux d’argent ciselés dont chacun pesait jusqu’à cinq mithkals. Et tous ces détails furent relevés soigneusement sur une feuille de parchemin que Mohammed tira d’un étui qui pendait à sa ceinture et où il portait les outils nécessaires à son industrie. Le soleil se couchait quand il termina sa tâche. On le reconduisit à la lueur des lanternes, et quatre cavaliers almoravides l’accompagnèrent pendant les dix grandes heures de marche qui le séparaient de sa maison.

« Quand tu m’apporteras la statue, lui avait dit le cheick, je te compterai encore trois cents dinars. Emporte tranquillement ceux-ci, et dépêche-toi de modeler cette image. Car je suis vieux, et les jours me paraissent s’envoler comme des passereaux à l’approche de l’épervier. »

Mohammed Al hen Azziz ne se sentit en sûreté que quand il fut rentré dans son logis et qu’on en eut bien tiré et assuré les volets. Son premier soin fut de reconnaître ses sequins : pas un n’était rogné, et leur métal était au plus haut titre. Alors il enferma son or dans un bon coffre à triples cadenas d’acier, et s’endormit content ; car, pendant toute la route, il n’avait point vécu, croyant, à chaque instant, que les genétaires de son escorte le tueraient pour s’emparer de son bien. Puis, aux premières heures du jour, il s’occupa de commencer la statue. Afin d’éviter les questions indiscrètes, il s’enferma dans une chambre bien close, sur sa plus haute terrasse, et où nul ne pouvait accéder quand il avait tiré l’échelle qui remplaçait l’escalier. Il y avait transporté toutes les choses utiles à la pratique de son art. Et il défendit à sa femme Zahara, elle-même, l’entrée de ce réduit.

— Je veux, dit-il, essayer de nouvelles poudres et des émaux dont j’ai à éprouver les propriétés, en secret. Et j’en attends merveilles. Qu’on me laisse donc travailler dans le silence et le plus complet recueillement.

Sur les mesures exactes de la jeune fille morte, il établit une forme en hêtre, composée de billettes adroitement taillées au ciseau, jointes à contre-fil ainsi qu’il convient dans les pays secs où le bois est sujet à jouer, et assemblées strictement avec des chevilles de chêne. Alors, il habilla cette charpente avec la cire, s’ingéniant à reproduire curieusement les moindres particularités du modèle. Pendant un mois tout entier il ne cessa de manier l’ébauchoir, le compas et le fil à plomb. Et, plus d’une fois, il détruisit l’œuvre de plusieurs jours, parce que les contours lui apparaissaient secs et grossiers, sans vérité et sans grâce. Puis, satisfait de la forme. Mohammed décida de peindre le simulacre de cire. Il broya les couleurs les plus fines et ne ménagea ni le cinabre, ni l’outremer, non plus que le jaune indien. Mélangeant dans de justes proportions le blanc d’œuf, la celle de parchemin et la gomme d’Arabie, il épaississait ses enduits avec du plâtre dix fois passé au tamis, les corsait avec l’alun. Ou bien il s’acharnait à la réussite d’un vernis, chauffant et refroidissant tour à tour le copal, l’élémi, la sandaraque, le damar et le sang-dragon.

Enfin la figure de cire se dressa, terminée. Une autre Celindaja vivait maintenant à cela près qu’il lui manquait seulement le souffle. Cependant Mohammed ne pouvait plus se détacher de son ouvrage. Tout prétexte lui était bon pour opérer quelque retouche, pour détacher un pan de draperie avec un fil de cuivre rougi au feu. Ou bien c’étaient les verres colorés qui ne s’harmonisaient pas avec le ton des vêtemens. Et il s’essayait à mieux marier les émaux, taillés en manière de gemmes ; leur scintillement égalait le brillant des yeux. Ceux-ci étincelaient ainsi que des yeux vivans, tant les vernis subtils y avaient été peu ménagés, et sur le blanc où se détachaient des fibrilles carminées, et sur la pupille disposée en creux et recouverte d’une pellicule ténue de cristal. Des émeraudes, des rubis et des grenats, tous parfaitement imités, se suspendaient aux oreilles, alternant avec les turquoises mates et les topazes rutilantes ; ils s’étageaient sur le front, couraient en une sorte de gourmette qui se rattachait à la coiffure dorée, après avoir bridé le menton. Et la face, merveilleusement blanche, apparaissait par le large entrebâillement des voiles aux plis savamment compensés : telle la lune luit par les soirs calmes de printemps, au milieu des nuages pressés en flocons légers. Et Mohammed demeurait acharné à sa besogne. Il vivait enfermé avec sa statue, et ne pensait plus à rien d’autre sur la terre. Et, à l’idée qu’un jour viendrait où il lui faudrait envoyer la Celindaja sculptée et peinte au vali Seef ben Saïd, il sentait une douleur amère monter de son cœur à ses lèvres. Il pensait que son tort avait été grand d’accepter les sequins en arrhes du marché : « Si je n’étais pas si besogneux, se disait-il, je rendrais au cheick ses pièces d’or. Mais, hélas ! j’ai déjà dû en dépenser la plus grande partie ! » Et il maudissait sa pauvreté.

Or, un soir, il s’assoupit devant l’effigie, engourdi dans sa contemplation quotidienne, sans se préoccuper d’un vaisseau plein de vernis qui chauffait, sur un petit fourneau, dans un bain de sable. Une braise ardente, ayant roulé du foyer sur le sol, enflamma quelques chiffons imbibés d’essence, par quoi le feu gagna de proche en proche et dévora des planchettes de bois sec, dressées dans un coin. Celles-ci tombèrent sur le pot au vernis qui se mit à flamber. Les étincelles rouges voltigèrent à travers l’atelier, et des tourbillons fuligineux enveloppèrent l’effigie. Et Mohammed Al ben Azziz crut voir en songe un ange dont les ailes noires, largement déployées, se replièrent sur sa statue. Et les yeux de cet ange dépassaient en éclat toutes les constellations du ciel. Sa figure, belle et régulière, était pareille à celle d’une femme ; et sa longue robe sombre ne laissait rien deviner de son corps. Reconnaissant Azraël, le messager de la mort, le peintre pensa que sa dernière heure était venue, et il baisa la terre devant l’envoyé d’Allah. Mais, comme la créature céleste, ne s’occupant point de lui, avait tout l’air, au contraire, de vouloir emporter le portrait de Celindaja entre ses ailes, il se dressa sur ses pieds, — car la jalousie et la colère parlaient, dans son rêve, encore plus haut que son habituelle prudence, et il se précipita au secours du simulacre qu’il avait créé.

— C’est moi ! hurlait-il en proie à son cauchemar et sans s’apercevoir que les flammes léchaient sa robe, — c’est moi qui ai modelé cette jeune fille, entends-tu ! Et si tu as le droit d’enlever ceux qu’Allah a rayés du livre, et seulement quand le fruit lumineux s’est éteint sur l’arbre de vie, tu n’as pas le pouvoir de voler cet objet qui est mon bien et où est passée mon âme, au prix de mon éternel salut !

Mais l’ange ne semblait pas l’entendre. Il avait enlacé dans ses immenses ailes noires la poupée qui paraissait maintenant vivre, palpiter et se fondre à leur contact, tandis qu’au-dessus de sa tête, où fulguraient les joyaux, les yeux de l’être surnaturel envoyaient deux faisceaux d’une lumière aveuglante. Alors Mohammed s’élança contre le ravisseur, saisit l’image dans ses bras. Il se réveillait à peine, qu’il flambait avec elle à la manière d’une torche ; la cire ardente l’enduisait de la poitrine jusqu’aux pieds. Il s’abattit dans le brasier en défiant encore Azraël, qu’il crut voir planer au-dessus de lui avec ses yeux flamboyans. Le plafond s’effondra, et ce ne fut plus qu’un vaste bûcher qui crépita sur La terrasse, cependant que Zahara et ses esclaves, accourues au bruit, remplissaient l’air de leurs cris de désespoir et d’effroi. À ce moment arrivait le messager que le vali envoyait, chaque semaine, chez le peintre, pour réclamer le travail promis. La maison de Mohammed Al ben Azziz n’était plus qu’un brasier mal éteint où l’eau sifflait parmi les cendres fumantes. Et le cheick Seef ben Saïd, à apprendre cette nouvelle, fut grandement mortifié :

« Allah, murmura-t-il, n’a point approuvé mon entreprise, et Mohammed avait raison en refusant d’exécuter pour moi cette figure de cire. Iblis l’a emporté dans le séjour des damnés, car on n’a rien retrouvé de son corps non plus que de sa statue. »


II. — HISTOIRE DE LA BAYADÈRE POUMI ET DU PRINCE CHATOUN

Chatoun Bahadour, plus connu sous le nom de Vandriamah Chatoun, était un simple soubadar d’Arni qui parvint, au temps de l’empereur Ferucksiar, à s’emparer de la citadelle de Ghiwa, puis à détrôner le nabab Soupraza Chandraja Bidji par une série d’intrigues dont l’histoire n’a point enregistré le détail. Alors cet homme de rien, et qui appartenait bien juste à la caste des Soudras, ne craignit pas de prendre le titre de rajah. Il osa même se passer de l’investiture régulière que pouvait seul lui donner le roi de Vijianagar ; et celui-ci fut très irrité de ce manquement aux plus habituelles convenances. Toutefois il ne reçut point à sa cour le malencontreux Bidji, ainsi dépossédé. Mais il lui conseilla d’attendre le bon plaisir des Dieux à qui l’on doit, en tout temps, se soumettre, et il lui défendit, sous peine de la vie, de séjourner dans ses États. De telle sorte que Bidji n’eut plus d’autre retraite que les cavernes du ghât ou labri incertain de la jungle. Toutefois Bidji ne désespéra pas de la protection de Vishnou qui gouverne le monde, assis sur une tortue, pour indiquer que la justice est lente à venir, et il se constitua caller, c’est-à-dire voleur des grands chemins, avec ses compagnons fidèles que retenait auprès de lui la proscription où les avait enveloppés Chatoun. La faveur de la déesse Kali procura aux callers quelques occasions de gagner. Ils purent dépouiller deux caravanes de marchands qui se rendaient à Trichinopoly. Ainsi Bidji put-il accumuler quelques milliers de roupies et cesser de désespérer de l’avenir

Comme il parcourait, certain jour, une forêt en quête d’un hasard profitable, il rencontra un fakir qui s’avançait lentement. Appuyé sur son haut bâton où sonnaient les rondelles de cuivre destinées à écarter les serpens, le vieux sanniassy paraissait continuer ce bois dur et rugueux, tant ses membres et son corps nus étaient maigres et noueux. Sur son flanc que chaque effort du souffle creusait, en exagérant les rides de la peau tannée, pendait une noix de coco sculptée où quelques paquets de riz, farci de mouches, s’enveloppaient dans des feuilles de bananier. Et l’homme décharné progressait à la façon d’un insecte mutilé ; on eût dit une araignée gigantesque, réduite à trois pattes, et qui se hâtait parmi les roches. Sur son crâne, taillé en pointe, s’enroulaient les nattes de ses cheveux gris, sa barbe hérissée tombait sur sa poitrine dont chaque côte apparaissait, tendue comme un arc, et les poils en ressemblaient aux herbes qui pendent des parois d’un torrent. C’était un mendiant vénérable, illustre dans tout le Carnatic pour son austérité et sa science. Le bruit courait que le jour où il mourrait, si cela arrivait Jamais, son bâton se changerait eu une queue de vache, afin que les prescriptions de la loi fussent observées. Par ses mortifications, il s’était élevé au suprême degré de la puissance mystérieuse : il pouvait demeurer plusieurs semaines enterré comme un cadavre, puis se relever dispos ; il pouvait planer dans l’air et marcher sur les eaux, disparaître à son gré et se rendre invisible, défier le tranchant des armes. Son autorité dans les familles était incontestée ; il accordait les plaideurs et s’occupait des mariages. Rien ne lui était inconnu.

Bidji salua respectueusement le sanniassy et passa son chemin, car on ne doit point interroger les yoguis qui n’aiment pas être troublés dans leurs méditations : tout discours est une trame subtile où peut s’embarrasser la vertu sans espoir de retraite. Mais le fakir s’arrêta et appela le prince déchu :

— Fils de Chandraja, dit-il d’une voix faible et sourde, je ne serais pas étonné si quelque jour ton ennemi Chatoun portait la peine de ses fautes. Son avarice et sa superbe crient contre lui, et il ne donne rien aux religieux errans, et il les repousse avec mépris.

Bidji ne fut point surpris, à s’entendre ainsi nommer, car rien n’est caché aux vanaprasthas du désert. Et, sentant que celui-ci pouvait lui faire quelque communication utile, il troussa son pagne, en dénoua un coin, prit quelque vingt roupies qui s’y trouvaient enfermées, et il pria le saint ascète de les accepter et d’excuser la modicité de l’offrande.

Appuyé sur son bâton, le sanniassy parla alors, et son regard, vide à force d’avoir contemplé fixement le soleil, semblait se perdre dans l’immensité bleue du ciel sans nuages : des Iroulas, de ces chasseurs d’abeilles qui vont par la montagne, étaient descendus dans les villages, au-dessous. En vendant leurs récoltes de cire et de miel, ils avaient appris des choses importantes. Le fakir les avait ouïes de leur bouche. Encore que ces coureurs de ghâts soient le rebut de l’humanité, leurs paroles méritent créance. Ils sont, en effet, trop simples pour atteindre jusqu’à la difficulté du mensonge. Ils avaient rapporté que les impôts allaient sans cesse en augmentant, et le rajah Chatoun passait sa vie dans les plaisirs. Une bayadère de Vélore, que l’on connaissait à Tindivanam sous le nom de Poumi, était sa principale favorite. Poumi était célèbre pour sa cupidité et son luxe. Habitant avec sa mère dans une maison privée, contre toute règle, elle thésaurisait, vendait les charges et la justice. Mais, pour riche qu’elle fut, cette créature ne savait que crier misère, et, toujours prête à recevoir le plus offrant, elle confiait à chacun ses plaintes sur le peu de libéralité du prince Chatoun à son endroit.

Bidji, du discours de ce fakir, conclut que les temps étaient venus pour lui de tenter quelque chose pour ressaisir le pouvoir. Il suffirait d’acheter Poumi et d’ourdir une conspiration qui aboutirait au meurtre de Chatoun. Et le sanniassy consentit à se charger de cette affaire, quand il eut appris que Bidji possédait une grosse somme enfouie en lieu sûr.

— Que Çiva te protège, mon fils ! conclut-il en prenant congé. Si ce n’est pas Poumi qui tue ton ennemi, ce sera moi…

Et, comme le proscrit, que son existence de caller avait rendu irrévérencieux, souriait, le sage ajouta :

— Rien n’est impossible aux vanaprasthas du désert ! Rapproche-toi donc de Ghiwa. Sous peu de jours, je te ferai prévenir par un messager.

Et il s’éloigna, boitant. Longtemps après qu’il eut disparu, Bidji entendait résonner les garnitures du bâton. Mais, si chancelante que fût l’allure de l’ascète, elle ne l’en mena pas moins à Tindivanam dans le temps qu’il faut au soleil pour parcourir cinq fois sa carrière. Et il frappait à la porte de la belle Poumi. Après un long entretien, la bayadère et le fakir tombèrent d’accord, car une commune passion pour l’argent les tenait. Si Poumi rêvait d’acquérir toutes les pierreries de Golcondd, le sanniassy songeait à une cachette du Mysore qu’il visitait une fois l’an, et où dormait un lac de roupies. Et c’était sur cette couche d’argent monnayé qu’il comptait dormir son dernier sommeil. Le plan des deux complices était simple : ils s’introduiraient le soir dans le palais enclos par la citadelle de Ghiwa, et visiteraient Chatoun sur la haute terrasse où il goûtait toujours seul la fraîcheur de la nuit. La femme, sous quelque prétexte, l’injurierait d’abord, et, comme c’était un homme violent et d’un emportement sauvage, il se jetterait sur l’imprudente. Poumi saurait alors mettre entre elle et le rajah l’espace béant d’une ouverture carrée par quoi l’on accédait à la terrasse, et Chatoun tomberait dans la salle du bas où il se romprait les os. Si la bayadère ne réussissait pas, le fakir, lui, se chargeait d’exaspérer le rajah « en ne lui prodiguant que des paroles louangeuses, » et de le précipiter dans le vide. Et même il proposa à Poumi une gageure : « Lui seul saurait émouvoir la colère de Chatoun, et l’obliger à le poursuivre, le cimeterre à la main. » La danseuse, piquée au vif, mit alors en enjeu la récompense que devait lui compter Bidji, en cas de succès. Et le fakir accepta.

Aux premières heures du soir, ils se hâtèrent vers la citadelle. La garde ne s’opposa pas à leur entrée, tant on connaissait la puissance de Poumi sur Chatoun, et tant était grande la vénération qu’inspirait le vanaprastha réputé dans tout le pays d’Arkat. L’usurpateur Chatoun, assis en tailleur sur un tapis, salua à peine le vieux compagnon de Poumi, qui s’accroupit silencieusement après avoir déplié la mauvaise natte qu’il avait apportée sous son bras. Le rajah appela Poumi d’un signe pour qu’elle prît place auprès de lui. Mais la bayadère haussa les épaules, frappa du pied la mosaïque, cracha avec dégoût, et cria de sa voix la plus méprisante :

— Plutôt pénétrer dans la maison d’un tchandala, contracter union avec un paria, manger de la vache, que de me joindre à toi, Vandriamah Chatoun, opprobre du Carnatic, toi dont la mère était peut-être une soudra, mais dont le père était sûrement un de ces vadagas errans qui se nourrissent de lézards ! A Lakmi ne plaise que je sourie à un avare tel que toi, à un poltron qui meurt de peur si un chacal crie dans la nuit, et qui s’enfuirait jusque dans le Deccan, à cette heure même, si Soupraja Bidji se donnait la peine de venir frapper à la porte ! Quelque jour il arrivera, et, te saisissant par la barbe…

Et la bayadère, s’avançant jusqu’à loucher Chatoun, esquissa même le geste de tirer l’épaisse et large moustache du nabab impassible. Il se contenta de dresser sa main gauche ouverte pour garantir sa face. Et Poumi recula, parce que le cimeterre posé en travers des genoux de Chatoun présentait la poignée précisément sous sa droite.

« D’un seul coup, se dit-elle, il me fendrait en deux moitiés comme un fruit de jaquier. Et je ne suis pas assez sûre de mes jambes pour bondir en arrière quand mes yeux se baisseraient devant l’éclat de l’acier. »

Le rajah continuait de regarder la jeune femme sans que ses traits reflétassent autre chose que la bienveillance amoureuse et leur lourde indifférence habituelle. A voir la retraite maladroite de la danseuse, il sourit vaguement. Et, d’un signe de son index replié, il l’attira vers les coussins où il était accoudé. Poumi, remettant à des temps meilleurs son entreprise, obéit docilement et se tapit près du maître. Mais le fakir avait glissé comme si sa natte le portait. Maintenant elle recouvrait l’ouverture béante de la terrasse, elle paraissait rigide, car elle ne s’enfonçait pas sous le poids du corps accroupi en son milieu. La nuit était devenue plus sombre, et les vêtemens blancs du rajah, les gemmes du cimeterre, les anneaux de Poumi, la natte jaunâtre tachée de noir par la maigre personne du fakir, demeuraient seuls perceptibles, le reste se noyait dans l’ombre. Alors le solitaire harangua le voluptueux Chatoun en ces termes :

— Tu as bien agi, généreux tchatria, en ne prêtant aux propos de cette nautchni qu’une oreille trois fois close par la sagesse, la fierté et le dédain. Tu sais mieux que personne que la principale qualité d’une femme est dans sa simplicité même. Celle-là, d’ailleurs, comme les mouches engendrées par la corruption, est à la fois belle et venimeuse. Elle conspire contre toi. Elle t’a vendu à ton ennemi contre mille pagodes d’or, ce dont elle n’a pourtant que faire ; l’argent, en effet, ruisselle chez elle, puisqu’elle te trompe avec le bazar tout entier…

Mais le yogui cessa brusquement son discours. Le rajah, d’un saul, s’était levé sur ses pieds, et d’un temps avait dégainé son cimeterre. L’acier d’Ispahan jaillit de sa gaine, comme le croissant de la lune d’un nuage chassé par le vent. Ivre de fureur, Vandriamah Chatoun chargea le religieux, et, d’un coup, pensa lui faire voler la tête. Le saint homme, debout, s’éloignait à reculons, sans que cependant ses jambes ni ses pieds remuassent ; et Chatoun, pensant toujours l’atteindre, brandissait l’arme nue où luisaient mille pierres précieuses, et avançait en mugissant de colore. Déjà il foulait la natte, quand celle-ci s’abîma sous ses pas. Une malédiction sauvage s’éleva, puis deux bruits se suivirent de très près ; celui d’un corps lourd s’écrasant sur les dalles de l’étage inférieur, celui d’une lame qui rebondit avec un son clair et vibrant.

Ainsi mourut le soubadar Bahadour Chatoun, qui fut rajah pendant trois années. Il périt victime de sa nature violente et des embûches disposées, suivant la volonté des Dieux, par un prêtre mendiant et une prostituée. Cependant les auteurs de l’accident s’enfuyaient, dans la nuit, par les couloirs. Ils eurent vite atteint les portes de la citadelle, avant que le palais ne fut réveillé. Poumi n’eut qu’à écarter son voile pour que les guerriers de garde ouvrissent le lourd battant rouge, chargé de rosaces en cuivre. Et, marchant dans la campagne, elle songeait aux moyens d’éluder son engagement.

« Si seulement, — songeait-elle en balançant ses hanches magnifiques, bridées par ses pagnes écarlates qu’éclaboussaient de sang les rayons de la lune, — si seulement je pouvais inspirer quelque désir à ce fakir, je saisirais le moment utile, et je lui enfoncerais dans le foie ce petit poignard que je porte toujours sur moi ! »

Et cambrant sa taille, rejetant en arrière son voile, d’un mouvement langoureux qui fit valoir le galbe de sa gorge, harmonieusement bombée comme celle de la déesse Parvati, l’indolente Poumi appela le sanniassy avec des accens chantans. Mais le vanaprastha du désert ne répondit pas à cette voix, une des plus suaves qu’aient jamais entendues les hommes. Et la bayadère Poumi, s’étant retournée avec impatience, habituée qu’elle était à voir ses vœux toujours exaucés, s’aperçut que le solitaire n’était plus derrière elle. Et pourtant elle croyait toujours entendre ses pas et les plaquettes de cuivre qui tintaient à son bâton. Pâle d’épouvante, Poumi sentit que ses jambes se faisaient plus molles que le tronc d’un jeune bananier. Et elle se laissa aller sur les genoux, criant d’angoisse, sans s’apercevoir que le prince Bidji était là, devant elle, avec ses fidèles compagnons les callers.

A grand’peine put-elle raconter les événemens prodigieux qui venaient de s’accomplir, puis elle tomba en faiblesse. Poumi revint cependant à la vie, mais ce fut pour renoncer aux pompes et aux tentations du monde. Repoussant les offres de Soupraja Bidji, qui, rétabli sur le trône de son père, voulait l’élever au rang de première concubine, elle se retira, — au grand scandale de sa famille qui comptait sur elle pour acquérir de l’influence, — dans un couvent réputé. La bayadère Poumi étonna, par la suite, le monde par la pratique de ses vertus, plus peut-être que jadis elle ne l’avait ébloui par son luxe et sa corruption. Elle éleva un monument en ce lieu même où avait disparu le mystérieux solitaire. Et une légende s’établit, disant que le sanniassy avait été suscité par Vishnou pour délivrer le pays d’Arkat du tyran Bahadour Chatoun. Mais, comme rien n’est respecté par les mauvais esprits et les incrédules, une autre version s’établit, donnant à croire que le fakir n’avait abandonné sa compagne que pour arriver le premier auprès de Bidji et recevoir une plus riche récompense ; car il redoutait beaucoup de la beauté de Poumi, qui, en toutes circonstances, devait être d’un plus grand poids que sa sagesse, aux regards d’un jeune homme tel que Soupraja Bidji.


III. — LES ROSIERS DE LA BÉGOM

Depuis quatre mois déjà, les cavaliers de Nazzar-Abbas étaient descendus dans le pays de Marwar, et ils tenaient la citadelle de Méroum étroitement assiégée. Car c’était là que le radjah Palajesha renfermait ses épouses et ses trésors, et la prise de cette place permettrait au vainqueur d’exterminer les derniers descendans de la dynastie Chandat, et de se faire sacrer empereur, comme il convenait, par les imans.

Du liant des murailles, les rhadjpoutes impassibles regardaient la plaine uniformément rouge et où l’on ne voyait plus un arbre. Car les Musulmans, autant pour satisfaire aux besoins de chaque jour que pour désespérer les Hindous, avaient abattu tous les shishams, sans compter les asanas, et scié, avec de grands cris de dérision, le ghambar planté là depuis des siècles, en souvenir de celui qui abrita le Bouddha sous ses branches et dont l’ombre ne tourna point. Les tentes des ennemis se pressaient à trois portées de flèche des douves, et leurs rangées moutonnées étaient plus nombreuses que les monticules de sable qui rident l’uniformité du désert. Et, à considérer ces choses, sous le soleil déjà brûlant du matin, les assiégés se sentaient tristes, car ils prévoyaient la fin prochaine de la défense, et la religion leur défendait de se rendre esclaves d’un conquérant étranger.

La bégom Navarapouni descendait alors les degrés de la vaste cour intérieure qu’emplissaient ses parterres de roses. Quand ses servantes eurent étendu à terre le tapis brodé, à rinceaux blancs et rouges, sur le fond de velours noir, la fille préférée de Palajesha s’y assit et regarda ses fleurs avec tristesse. Mais sa nourrice s’approcha. C’était une vieille femme couverte de joyaux et qui avait dû être très belle, encore que sa peau eût la couleur du pelage des gazelles. Et ses yeux peints brillaient entre les ornemens d’or incrustés de turquoises qui chargeaient son front, ses tempes et son nez. Elle posa sur une petite table basse une panelle à bouche évasée, et dit simplement :

— Il y en aura encore pendant cinq jours. A partir de demain, toute femme sera réduite à un dixième de mesure. Et l’on craint qu’il ne pleuve point. Les vaches grises qui se montraient cette nuit ont fui devant la colère de Skanda.

Cette femme voulait dire par là que le Dieu de la guerre ne leur était pas favorable, et qu’il avait chassé les nuages, gros de promesses de pluie, que l’on avait vus voiler un moment la lune. Et c’était là une chose terrible, car l’eau des citernes était tarie, et les ennemis gardaient étroitement les abords du fleuve, éloigné seulement d’une demi-heure de marche, et dont on voyait luire la surface comme un immense arc d’argent.

La bégom ne répondit rien, et les femmes s’éloignèrent. Elle se leva alors, prit le vase d’or dans sa main gauche, et, de sa droite, qui portait tant de bagues qu’elle en paraissait armée comme d’une manicle d’archer, elle aspergea soigneusement les fleurs. Mais cet arrosage prit vite sa fin, parce qu’il n’y avait pas beaucoup d’eau dans le vase, qui n’était guère plus gros que la tête d’un nouveau-né. Et la bégom n’en garda pas une goutte pour elle-même. Elle se rassit sur son tapis, et croisa, à la façon des tailleurs, ses jambes fines cerclées par des armilles d’orfèvrerie qui sonnèrent comme des entraves. Elle avait déposé tout près ses babouches de basane écarlates, peintes de couleurs vives, et dont le bec crochu se terminait par des floches couleur de sang. Ramenant sur ses genoux ses bras jeunes et pleins, Navarapouni dit, d’une voix lente, et comme si elle parlait à quelqu’un qui se tînt là, à la toucher :

— Tristes roses, mes filles, mes enfans, mes amours, voici que l’eau manque et je ne sais plus que faire pour vous en trouver. J’ai envoyé des hommes, durant dix-huit nuits, avec des pots, vers le fleuve ; mais aucun n’est revenu, et je ne peux plus décider les autres à faire ce voyage, car mon père l’a interdit. Ma condition de femme me défend d’y aller moi-même, et je dois mourir plutôt que de tomber entre les mains des impurs ennemis. Depuis longtemps, dès les premiers jours du siège, j’ai fait le sacrifice de ma vie, et le bûcher de bois, odorant suivant le rituel, est dressé dans le souterrain. Nous y monterons le jour où l’assiégeant sera pour forcer les portes. Tout cela n’est rien, quand je pense à vos souffrances et à votre mort, sans doute prochaine. Roses, mes amours, fleurs chéries entre toutes par Sarasvati, la Déesse Mère, et pour votre beauté et pour vos parfums, je veux la prier pour vous, et qu’elle me fasse la grâce de vous préserver de tout mal.

Et, levant vers le ciel sa face régulière et pâle où les sourcils semblaient tracés par un pinceau chargé ; de l’encre notre des scribes, et se réunissaient au-dessus du nez par le signe mystérieux du swastika soigneusement dessiné avec un calame, Navarapouni murmura lentement :

— O Sarasvati, fille et épouse de Brahma, gloire de sa chair, fleur de son sang, en qui réside la vie elle-même et qui nous a tous créés ! Toi qui engendres, dans un enfantement continu, et les hommes, et les bêtes qui vont sur la terre, et les fleurs qui embaument les nuits, toi en qui sont la puissance, la terreur et l’amour, écoule ta fille ! Car je suis trois fois ta fille et comme Dvija, et comme femme, et comme reine ; et je t’invoque trois fois, belle maîtresse du paon, éternel péché de Brahma ton père, je t’invoque trois fois, parce que je vais bientôt mourir. Prends ma vie, ô Sarasvati qu’adorent les éléphans aux changemens de la lune, mais épargne ces rosiers que, depuis des années, j’arrose pieusement de mes mains. Ce sont eux qui fournissent chaque jour les guirlandes dont les brahmes ornent ton image de terre noire. L’or et les pierreries ne valent rien pour toi ; tu es la chair de la femme, et rien ne t’est plus semblable que les pétales des fleurs ! Quand je serai sur le bûcher, ô ma mère, fais qu’à travers les flammes claires, mon dernier regard soit pour ces roses, et que mon âme s’envole vers toi comme le font à chaque heure de la nuit leurs effluves !

Et la bégom s’arrêta épuisée, car jamais elle n’en avait autant dit. Des larmes, plus grosses que les perles qui pendaient à ses oreilles, vinrent rejoindre celles qui bordaient le large disque d’or fixé à l’aile gauche de son nez, et les perles de la mer n’étaient pas plus limpides que les perles liquides qui ruisselaient doucement le long du visage ovale et d’une blancheur de cire.

Aux oreilles de Navarapouni en extase, l’air parut chanter ; à ses narines, l’odeur des roses monta plus forte ; un brouillard bleu, comme la fumée du benjoin, l’enveloppa ; et elle entendit une voix grave et puissante qui disait :

— Fille de Palajesha, le parfum de tes vertus est monté jusqu’à mon trône et, comme une tubéreuse qui s’ouvre, ton cœur embaume la piété. Vierge tchatria, j’accepte ton sacrifice.

Un bras éclatant comme s’il fût fait d’un rayon de lumière apparut alors, et, dans un battement d’ailes de paon, la bégom sentit une main s’appuyer sur son front. Elle tomba pâmée.

Mais voici que les rosiers parurent grandir, et l’étroit espace des parterres devint large à contenir une armée. Les murailles reculaient dans tous les sens comme les brumes qui s’éloignent sous l’effort des vents. Une forêt de lances parut sortir de terre, entraînant avec elles des escadrons tout entiers. Et l’on eût dit que de grands poissons dorés, suspendus par rangs à autant de lignes, émergeaient du fond d’un lac.

Dix mille cavaliers, peut-être, se dressaient là, sur cinquante hommes de face, car on aurait pu compter jusqu’à deux cents files, et tous portaient des armures comme on n’en voyait plus depuis longtemps. Les voiles de mailles cachaient les faces coupées par le nasal convexe dont la tête s’épanouissait, au droit de la coupole des casques pointus, en calices de fleurs d’où sortaient, comme autant de bouquets, les tourtes légères des plumes teintes. Des cuirasses damasquinées enserraient de leurs compartimens carrés les torses dont la taille, sanglée par les hauberts à anneaux plus fins que les écailles des serpens, était fine comme celle des femmes. Tous ces gens de guerre portaient à l’arçon gauche de leur selle, plus crochu que les babouches de la bégom, la lourde épée des sacrifices, une rondache en cuir de rhinocéros battait derrière leur cuisse. Certains n’avaient pas de lance, mais un cimeterre à lame en spatule étincelait à leur poing droit d’où retombait un gland à trois lobes, avec des perles blanches comme pendans.

Sous les caparaçons à modillons en losanges d’argent, marqués de quatre feuilles en émail vert à leur centre, les chevaux blancs, presque bleuâtres, encensaient, agitaient leurs brides de soie rattachées aux mors par des bosselles découpées à l’image de l’amalaka des temples. Leur queue et leurs pieds étaient peints en rouge, et leurs naseaux noirs et veloutés étaient fendus comme il convient aux chevaux de guerre. Mais, dans les rangs pressés et d’hommes et de hôtes, régnait un silence tel, qu’on entendait le chant des bengalis qui mangeaient le riz dans leur volière en filigrane, suspendue à une fenêtre de marbre. Et, quand les chevaux commencèrent d’avancer, la corne blonde de leurs sabots ne sonnait pas sur la terre. La bégom connut à ces signes que c’étaient là des créatures surnaturelles et que leurs habitudes n’étaient point celles du commun des êtres. Car ils ressemblaient en tout à des ombres, et elle ne percevait aucun bruit. Elle n’en entendit pas davantage quand ils descendirent la rampe de pierre : devant eux les degrés parurent s’aplanir, les murs semblèrent s’abaisser, l’on put croire que le fossé se comblait.

Maintenant ils étaient dans la plaine où ils volaient comme les grands oiseaux qui, au coucher du soleil, regagnent les îles des fleuves. Ils atteignirent le camp des assiégeans, balayèrent les tentes comme l’ouragan des orages, et l’on pouvait voir les chameaux, tous de terreur, se traîner dans la boue, sur les genoux, sans pouvoir se débarrasser de leurs entraves. Les cavaliers silencieux fauchaient dans la foule des fuyards où les lames luisantes s’abattaient, moissonnant des épis humains, et les coups étaient si pressés, que sur les flancs des escadrons, on aurait dit qu’il pleuvait du sang, dans un vol de bras et de têtes. Les cris confus des Musulmans arrivaient jusqu’aux murailles, dominés par la voix stridente des émirs qui cherchaient à rallier leurs bandes et frappaient du long cimeterre les lâches qui essayaient de se sauver. Nazzar-Abbas apparut alors à la tête de ses Béloutchis luisans sous les chemises démailles. On le vit enlever son cheval gris housse de velours vert et se précipiter à la charge. Tout disparut dans la poussière et l’on ne distingua plus rien, jusqu’à l’heure brillante où le soleil semble fixer sa course et dominer le monde en planant au milieu du ciel. Un coup de vent balaya la plaine, et les gens du rajah, qui n’avaient pas quitté leurs murailles, dans la crainte d’une ruse de guerre, peut-être, ne virent plus que des monceaux de morts môles à des bagages et à des chariots sans nombre, autour de quoi se pressaient des bœufs et des chevaux serrés en groupes. Les étendards des émirs, le grand drapeau du Mogol étaient renversés, et, si loin que pût atteindre le regard des chasseurs de bouquetins habitués à scruter les moindres objets qui se détachent à l’horizon, on ne voyait plus personne.

Lorsque les femmes de la bégom entrèrent dans le jardin des roses, elles s’aperçurent avec épouvante que tous les rosiers avaient disparu. Couchée sur son tapis de Kashmir, Navarapouni semblait dormir. Quand on voulut l’éveiller, on reconnut qu’elle était morte.


MAURICE MAINDRON.