Trois contes (Moréas)/Les fantômes

Trois contesFrançois Bernouard (p. 21-31).



LES FANTÔMES


Octave était un jeune homme beau, riche et de haute lignée. Il était originaire de Ravenne, où il vivait, et à l’âge de se marier, il devint amoureux d’une jeune fille de la même ville, du nom de Laura. Cette personne, trop fière de sa beauté et de la noblesse de ses parents, se montra envers lui si dédaigneuse et si cruelle que le pauvre garçon délibéra plus d’une fois en lui-même de se tuer.

Cependant, la mort étant chose peu plaisante, Octave continuait à remettre son funeste projet au lendemain.

— Ah ! se disait-il, si je pouvais l’oublier et la haïr.

Il y perdait sa peine, car tous les refus de la belle n’étaient que de l’huile sur sa flamme. Tellement que beaucoup de ses parents et de ses amis, estimant qu’à ce jeu il détruisait et sa santé et son bien, lui conseillèrent de quitter Ravenne et d’aller prendre, pour quelque temps, l’air de la campagne. De cette façon, pensaient-ils, son amour, peut-être, et certainement ses dépenses, diminueront.

Tout d’abord, Octave ne voulait rien entendre, mais, à la fin, pressé chaque jour davantage, il céda. Il choisit, à une petite distance de la ville, un endroit agréable : il y fit porter des pavillons avec des tapisseries et s’installa fort convenablement.

Là il invitait aujourd’hui les uns et demain les autres à dîner et à souper et le temps passait.

Mais le souvenir de la cruelle Laura le tourmentait toujours, et souvent la nuit il s’en allait seul à travers une prairie émaillée de belles fleurs et baignée d’eaux vives, parlant à la lune selon la coutume des amoureux.

Un jour, qui était un vendredi, pendant qu’il se tenait au milieu de la prairie, tout occupé de ses tristes pensées, il lui sembla qu’il entendait de grandes plaintes, et, tournant la tête, il fut fort étonné de voir sortir d’un petit bois une très belle femme qui courait échevelée. Le corps de cette femme était tout déchiré par les branches et les buissons épineux : elle pleurait et criait merci tant qu’elle pouvait.

Deux chiens de forte taille, de ceux que nous appelons mâtins, la poursuivaient et la mordaient cruellement. Octave vit aussi, avec un nouvel étonnement, venir, monté sur un cheval noir, un chevalier brun de visage et qui avait l’air très en colère. Il tenait à la main une épée et menaçait la femme de la tuer, en proférant de vilaines paroles.

Octave revint bientôt de sa première surprise et la compassion qu’il avait pour cette malheureuse femme lui donna envie de la sauver d’une mort aussi épouvantable.

Comme il était sans armes, il coupa une branche d’arbre pour s’en faire un bâton et il se mit incontinent en devoir de barrer le passage au chevalier.

Alors celui-ci lui cria de loin :

— Octave, laisse les chiens et moi punir cette méchante femme comme elle l’a mérité.

Les chiens avaient attrapé la femme par les flancs et l’avaient arrêtée dans sa fuite, et le chevalier arrivant près d’Octave était descendu de cheval.

— J’ignore qui tu es, lui dit Octave, et comment il se fait que tu me connais : mais je te dirai que c’est une grande lâcheté de la part d’un chevalier de courir ainsi l’épée à la main sur une femme et de la faire poursuivre par des chiens comme une bête sauvage. Par ma foi, je la défendrai si je puis.

— Octave, lui dit le chevalier, je naquis aussi à Ravenne et je me souviens de toi lorsque tu étais petit garçon. Apprends que j’ai aimé cette femme plus que tu n’aimes maintenant la belle Laura. Elle me fut si inhumaine, qu’un jour je me suis tué de désespoir avec cette épée que tu me vois au poing, et je suis damné pour l’éternité. Celle-ci ne fit que rire de ma mort, mais elle ne tarda guère à quitter à son tour la vie, et à cause de sa cruauté et de son impénitence, elle fut pareillement damnée en enfer.

Depuis, nous avons pour peine commune, elle de fuir devant moi, et moi qui l’ai tant aimée, de la poursuivre comme une mortelle ennemie. Chaque fois que je l’atteins, je la tue avec cette épée dont je me suis percé à cause d’elle, et je l’ouvre par les reins et j’arrache son cœur dur et froid, où jamais n’entrèrent ni amour ni pitié, et je le donne, comme tu verras, à manger à ces chiens. Après, elle se relève comme si elle n’était pas morte, et elle recommence sa douloureuse course, et moi et les chiens à la chasser. Laisse-moi donc exécuter la volonté de la justice divine et ne te mêle pas de m’en empêcher, car c’est une chose impossible.

En entendant cela, Octave, malgré son courage, devint tout effrayé, tellement qu’il n’avait plus un cheveu qui ne fût dressé sur sa tête. Quant au chevalier, il courut l’épée haute sus à la misérable jeune femme qui était à genoux et solidement tenue par les deux chiens. Il lui porta de toute sa force un grand coup qui la perça de part en part. Elle tomba la face contre terre, et lui, pendant qu’elle pleurait et criait, l’ouvrit par les reins et lui arracha, comme il l’avait dit, le cœur qu’il jeta aux chiens, lesquels le mangèrent de grand appétit.

Aussitôt après, la jeune femme se leva comme s’il n’avait de rien été et se mit à fuir de nouveau, et les chiens s’élancèrent après elle, la déchirant toujours.

— Octave, dit le chevalier en remontant à cheval, souviens-toi que nous traversons cet endroit tous les vendredis à la même heure.

Il suivit au galop la femme et les chiens, et tous allaient d’une telle vitesse que bientôt ils disparurent.

Octave demeura longtemps immobile, ému de frayeur et de compassion.

Puis il se prit à réfléchir que cette chasse horrible, qui passait là tous les vendredis, saurait peut-être lui servir en faveur de sa passion pour la cruelle Laura. Il n’était pas si mal avisé comme nous verrons.

Donc il envoie quérir sans tarder plusieurs de ses parents et amis et leur dit :

— Je vous promets de renoncer à mon malheureux amour et de suivre vos sages conseils. Mais, auparavant, accordez-moi une grâce : usez de tout votre crédit auprès du père de la cruelle beauté qui me fit tant souffrir, afin qu’ils viennent, lui, sa femme et sa fille, honorer une fête vénitienne que je donne vendredi prochain. Vous comprendrez plus tard pourquoi je désire cela.

Les amis d’Octave retournèrent à Ravenne et firent tant qu’au jour dit la belle Laura, avec son père, sa mère et même plusieurs de leurs parents, s’asseyaient pour prendre des sorbets et des glaces, sous un bel ombrage de pin, juste à l’endroit où le chevalier avait l’habitude de mettre en pièces la cruelle Dame.

Les fantômes — vous n’en doutez point — furent exacts et la scène eut lieu de la façon que vous savez.

Tous les assistants demeurèrent ébahis de ce mystère, et la cruelle jeune fille qu’aimait Octave en fut tellement épouvantée qu’elle pensait avoir déjà les deux mâtins à ses trousses.

Je dirai, pour abréger, que depuis ce jour Laura se fit plus humaine envers Octave, qu’enfin ils se marièrent et qu’ils vécurent heureux.