Trois ans en Canada/Texte entier

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TROIS ANS EN CANADA
PAR
ÉLÈDA GONNEVILLE


CHAPITRE I
CHEZ LE GÉNÉRAL.

Nous sommes en 1757, au milieu de février. Il fait froid ; le vent souffle avec violence à travers les rues étroites de Québec. La neige tombe en tourbillonnant. Huit heures viennent de sonner à la Cathédrale. Les paisibles Canadiens sont presque tous entrés chez eux. Les maisons de la rue Buade demeurent closes et noires, comme si déjà les habitants étaient tous plongés dans le sommeil. Cependant une seule est illuminée. C’est là que je veux conduire mes lecteurs.

Pénétrons dans la chambre d’entrée.

Un homme d’une quarantaine d’années à peu près, est assis auprès d’une table. Sa figure respire une rare intelligence ; son regard brille d’un feu sombre, et tous ses traits sont empreints d’une grande énergie.

Cet homme est le général Montcalm.

Debout devant lui se tient un jeune homme dont le costume annonce qu’il appartient à l’armée.

— Ainsi disait-il, s’adressant au général, vous avez reçu la nouvelle que les Anglais sont en ce moment occupés à fortifier le fort George ?

— Oui, mon cher Robert, le dernier parti de Canadiens et de Sauvages que Monsieur de Vaudreuil a envoyé pour reconnaître le pays, sur les frontières des Anglais, a pénétré au delà du lac Champlain, et a rapporté cette nouvelle. Les Anglais ont déjà amassé une grande quantité de vivres et de munitions.

— Et vous êtes d’avis, général, qu’on attaque le fort avant que l’ouvrage soit achevé ?

— Certainement, Vaudreuil est aussi de mon opinion. Nos troupes attaqueront le fort par escalade, et si elles sont repoussées, elles mettront le feu aux bateaux et aux magasins qui se trouveront sur leur passage.

— Ce sera un moyen de retarder les progrès que les Anglais pourraient faire ; s’ils avaient dessein d’attaquer Carillon ou la Pointe de la Couronne.

— Vous avez raison. Ainsi nous partirons sous peu ?

— Oui, un détachement de Canadiens et de Sauvages va être formé avec diligence. Le commandement en sera confié à Monsieur Rigaud de Vaudreuil ; on lui donnera pour second le chevalier de Longueuil. Vous suivrez ce détachement, Robert, j’ai confiance en votre bravoure, montrez-vous digne du grade de major que l’on vient de vous donner, faites que votre valeur apaise la haine de l’ennemi qui envie l’honneur qui vous était dû de droit. Confondez-le par vos exploits dans l’expédition qui se prépare, forcez-le à se taire et à s’avouer que vous étiez plus digne que lui de remplir la place qu’il enviait,

— Quoi ! général, vous connaissez la haine que me porte Gontran de Kergy, depuis ma nomination ?

— Certainement, je sais la jalousie qu’il vous a toujours portée. Vous êtes plus jeune que lui de plusieurs années, Robert, il croyait qu’il devait être nommé de droit sans même consulter les talents. Sur quoi je dis :

Tu es jeune, il est vrai, mais aux âmes bien nées,
La valeur n’attend pas le nombre des années.

— Ne parlez pas ainsi, général, vous me mettez dans une trop grande confusion.

— Ta, ta, ta, reprit le général, en riant, allez-vous vous laisser intimider comme une jeune fille maintenant ? je ne veux pas cela, malgré vos vingt et un ans ; un major doit être plus ferme.

— Oui, devant l’ennemi, mais non devant un tel éloge donné par le général Montcalm. Vous regardez d’un œil trop indulgent le peu de services que j’ai rendus à mon pays.

— Non, Robert, depuis un an j’ai pu vous apprécier et vous connaître. À peine âgé de vingt ans, vous avez laissé la France. Connaissant les épreuves et les fatigues que l’on éprouve en Amérique, vous n’avez pas hésité, vous êtes venu offrir votre bras et votre courage à vos compatriotes, pour les aider à défendre les possessions de votre roi. Depuis lors vous avez prouvé que sa Majesté avait en vous un sujet dévoué aux intérêts de la patrie. Vous avez acquis l’estime du Marquis de Montcalm.

— Oh ! général, fit le jeune homme saisissant la main du Marquis, ces paroles seront gravées dans mon cœur. Vous me rendez ceux que j’ai perdus, votre bonté me fait oublier les malheurs qui m’ont séparé de ma famille ; vous avez voulu être pour moi un père.

Le général reprit ; — Et j’ai trouvé en vous le meilleur des fils.

Robert ne répondit pas, mais un éclair de joie illumina son front.

Le général parcourait la chambre à grands pas pour cacher l’émotion qui le gagnait.

Les deux hommes gardèrent le silence quelques minutes. Huit heures et demie sonnèrent. Au même instant la porte s’ouvrit, un troisième personnage parut sur le seuil. Lui aussi portait le costume militaire. Sa taille était élancée et toute sa personne avait un cachet de distinction qui le faisait remarquer. Il portait ses favoris taillés en côtelettes, ses yeux bleu foncé, avaient des regards perçants. Ses cheveux d’un noir de jais recouvraient un beau front, dénotant beaucoup d’intelligence et de talent, un esprit fin et profond. Cependant au premier abord, cette figure n’avait rien de frappant, mais en examinant ses traits avec attention, on y trouvait assez d’harmonie et un je ne sais quoi qui plaisait.

Monsieur Félix de Raincourt pouvait avoir de trente-six à trente-huit ans. Né de parents qui ne lui laissèrent pour toute fortune qu’une bonne éducation, il se livra d’abord à l’étude de la loi, mais après avoir reçu avec honneur ses diplômes et pratiqué quelque temps, il abandonna cette carrière, où ses capacités lui eussent fait une position brillante pour embrasser le métier des armes, où ses gouts l’avaient toujours appelé. Il se distingua dans plusieurs batailles et ne tarda pas à obtenir le grade de capitaine.

Monsieur de Raincourt salua avec grâce en entrant.

— Général, dit-il, je suis à vos ordres.

Montcalm se retourna.

— Tiens, c’est vous, de Raincourt. Il est donc temps que j’aille faire ma toilette pour me rendre chez le gouverneur qui réunit ce soir la société de Québec. Nous accompagnez-vous, Robert ?

— Non, général, rien ne m’attire à ce bal. Et il ajouta se retournant vers le capitaine : Personne ne sera attristé de mon absence.

— Tu ne sais pas, répondit celui-ci.

— Mais toi, Félix, tu sais que Mademoiselle Hortense de Roberval serait froissée si tu n’y étais pas.

De Raincourt sourit.

— Tu penses ?

— J’en suis sûr.

Alors c’est pour ne pas lui faire de peine que j’y vais.

— Et tu fais bien pour elle et pour toi.

— Pourquoi ne pas suivre mon exemple ?

— Non, je ne suis pas aimé moi.

— Mais vous le serez, reprit le général. Est-ce à vingt ans qu’il est permis de désespérer ?

— C’est vrai, mais ce soir j’ai plusieurs écrits à expédier pour Monsieur de Bourlamaque.

— Allons, fit Montcalm, je vois que nous ne pourrons vous décider. Au revoir donc, venez de Raincourt.

Demeuré seul, Monsieur de Marville s’assit, laissa tomber sa tête dans ses mains, et se plongea dans une rêverie profonde.

CHAPITRE II
entrée dans le monde

— Allons, maintenant, mademoiselle, donnez-moi ce pied mignon que je le chausse de ce charmant soulier de satin blanc. Bon, à présent, véritablement, vous serez la plus belle du bal ce soir.

Ainsi parlait une grosse servante à sa maîtresse, mademoiselle Géraldine Auricourt, jolie fille de dix-huit ans, aux grands yeux noirs, pétillants de malice, aux lèvres roses et mutines, aux cheveux d’or et bouclés, qui vêtue d’une élégante robe de mousseline blanche relevée de marguerites et de roses, offrait à son miroir le plus délicieux portrait.

— Crois-tu, Madeleine ? demanda-t-elle à sa servante en souriant à sa glace, est-ce que vraiment je suis jolie ?

— Mais regardez-vous donc, mademoiselle, et vous n’aurez pas besoin de ma réponse.

— Ainsi, tu penses que je ne resterai pas toute la soirée clouée sur ma chaise. Pour la première fois que je vais au bal, cela ne serait pas fort encourageant.

— En vérité, mademoiselle, si tous les blancs becs qui vont se trouver chez le gouverneur, vous laissent un seul instant de repos, il faudra qu’ils soient des satanés freluquets bien imbéciles.

— Tu es flatteuse, ma bonne Madeleine, je deviendrais orgueilleuse si je te croyais, mais du moins ce que je puis espérer c’est de m’amuser un peu.

— Et moi j’en suis sûre.

Géraldine sourit et faisant une gracieuse révérence à sa glace : Oui, dit-elle, c’est cela que je ferai si on me demande à danser : au plaisir, Monsieur.

Et saluant de nouveau : Est-ce bien, Madeleine ?

— Parfait mademoiselle, pas moyen de faire mieux.

Oh ! que le gouverneur a eu une bonne idée de donner un bal à Québec, fit la jeune fille, en se frappant les mains. Ma chère Hortense y sera. À présent il faut que j’aille prévenir mon père, que je suis prête, et lui montrer ma toilette.

Légère comme une gazelle Géraldine descendit l’escalier en chantant un joyeux refrain.

Monsieur Auricourt était un homme âgé d’environ cinquante six ans, né en France dans la capitale. Dès son enfance, il se fit remarquer par son assiduité à l’étude et à vingt-trois ans, il fut reçu médecin, à l’Université de Paris. Il pratiqua avec succès et en moins de cinq années, acquit une bonne clientèle. Mais lorsque se déclara la guerre de la succession de Pologne, le docteur Auricourt s’enrôla comme lieutenant et suivit en Pologne les régiments qu’envoyait le cardinal de Fleury, pour défendre les droits de Stanislas Lezinski, beau père de Louis XV, contre Charles VI empereur d’Allemagne, qui soutenait Auguste III, électeur de Saxe, fils du dernier roi.

Là le docteur se maria à une Polonaise, nommée, Ida de Sominska. Après trois années d’un bonheur parfait, il eut la douleur de voir descendre dans la tombe sa compagne qui lui léguait en mourant une petite fille.

Monsieur Auricourt ressentit une si grande peine de la perte qu’il venait de faire, qu’il résolut de laisser la France, qui lui rappelait trop son malheur, pour venir se fixer en Amérique. Ce ne fut que le temps qui put lui faire oublier ses chagrins. Son enfant qui était la vivante image de sa mère devint sa consolation et l’unique objet de toutes ses affections. À partir de ce moment, le Dr Auricourt s’appliqua à augmenter la fortune que sa femme lui avait laissée pour sa fille, et son travail fut bien récompensé.

Au moment nous retrouvons Mr. Auricourt, il était dans son bureau, occupé à lire un ouvrage médical, mais au chant de Géraldine, qui fit irruption dans la chambre, il releva la tête.

— Regardez, mon père, s’écria-t-elle, en pirouettant sur son talon, je suis jolie, n’est-ce pas ?

— Jolie, répondit-il, en regardant sa fille avec amour, petite folle, est-ce à moi que tu demandes cela, je ne pourrais te donner une réponse trop affirmative, mais jolie ou non, je t’aime ainsi.

L’attirant sur son cœur, il l’embrassa avec tendresse.

— Géraldine, mon enfant, continua-t-il, tu ne penses pas partir à présent, il est à peine huit heures.

— Avant que votre toilette soit faite, huit heures et demie seront sonnées, et il sera grandement temps ; car si nous partions plus tard, nous perdrions plusieurs danses.

— Et c’est ce qu’il y aurait de triste, dit le docteur en souriant, je ne danse plus moi, mais puisque tu le veux, je vais faire un bout de toilette.

Géraldine attendit avec une grande impatience. Enfin Mr. Auricourt fut prêt. Une voiture attendait à la porte, la jeune fille y monta lestement, suivie de son père. Les chevaux furent fouettés et la voiture partit à grand train.

CHAPITRE III
bal et complot

Assis au pied de la citadelle, un Huron jetait sur le drapeau fleurdelisé, flottant au-dessus de sa tête, un regard de feu.

— Oh ! visage pâle, disait-il d’une voix sourde, c’est toi qui m’enlèves l’amour de celle que j’aime. Non content d’être venu dans notre pays nous chasser comme de viles bêtes, des forêts de nos pères, des lieux qui nous ont vus naître, tu pénètres jusque dans nos familles, pour nous ravir l’amour de nos femmes. Oui Fleur du Printemps ce soir m’a repoussé, me disant :

« Va-t’en ce n’est pas toi que j’aime, c’est lui le visage pâle ; lui qui m’a sauvée. »

Et son œil noir brillait dans l’ombre, tous ses traits respiraient l’amour. Elle était belle, plus belle que jamais, et moi la regardant, ne pouvant rien sur elle, je dévorais en silence la haine et l’amour qui consumait mon cœur. Mais j’ai juré ta perte, oui tu périras sous mes coups.

— Tu as raison, mon frère, dit tout-à-coup une voix.

Alleomeni (car c’était son nom) tressaillit, saisit son tomahawk et regarda autour de lui.

Un homme se tenait debout à ses côtés.

— Mets bas ces armes, reprit l’inconnu, qui n’était autre que le chevalier Gontran de Kergy ; je suis ton ami qui vient te dire : veux-tu te venger ? l’heure est venue, je t’apporte la vengeance.

— Toi ! mais tu ne connais pas mon ennemi ; comment peux-tu servir ma haine ?

— Je le connais, répondit Gontran, ton ennemi est le vicomte Robert de Marville, major dans l’armée.

— Comment le sais-tu ?

— Comment ! parce que je fus présent il y a un mois, au sauvetage de Fleur du Printemps qui allait être engloutie sous les flots lorsque Robert de Marville s’élança à la nage et la ramena au rivage.

— Oui, grommela Alleomeni, c’est lui mon ennemi. Mais que veux-tu me dire toi ?

— Demain, reprit le chevalier, Monsieur de Marville passera sur le chemin de Ste Foy pour aller à Lorette, où Monsieur de la Naudière l’attendra… mets-toi en embuscade pour épier son passage ; dès qu’il paraîtra, fais feu sur lui si toutefois tu sais manier cette arme. Et il tendit un pistolet à Alleomeni.

Celui-ci le prit avec vivacité.

— Oui, dit-il je sais manier cette arme et j’ai bon œil.

— Alors tout est pour le mieux ; tu compteras un ennemi de moins et un ami de plus ; puis le cœur de Fleur-du-Printemps te reviendra.

Le chevalier tira une bourse de son gousset, et la tendit à l’Indien. Celui-ci recula avec fierté.

— Non, garde ton or, je veux ma vengeance et si tu dis vrai, si demain Robert de Marville passe sur le chemin de Ste Foy, Alleomeni n’oublie pas un service, compte sur moi.

— J’accepte. Au revoir donc et bonne chance.

Puis tournant sur ses talons, il s’éloigna.

— Oh ! de Marville murmura-t-il, mon tour est venu, tu ne seras pas longtemps mon supérieur dans l’armée.

Au bout de quelques pas il s’arrêta. Une ombre venait de paraître devant lui.

— Tiens, fit-il, avec surprise, c’est vous de Vergor ?

— Précisément, mon cher, où allez-vous donc ?

— Moi ? chez le gouverneur.

— Moi aussi, nous ferons route ensemble alors.

Et bras dessus, bras dessous, ils se dirigèrent vers la rue St Louis, où le marquis de Vaudreuil avait choisi la salle du bal, à l’endroit où se trouve maintenant bâti l’Hôtel Russell.

Les invités arrivaient en grand nombre. La salle était presque remplie. Une dizaine de jeunes gens, groupés à la porte principale, s’amusaient à critiquer la toilette et la figure de chaque dame faisant son entrée.

— Regardez donc cette jeune fille, disait monsieur de Blois, jeune homme maigre et élancé, à la physionomie insignifiante, se donne-t-elle des airs avec son petit minois chiffonné et sa toilette fanée.

— Tiens, fit un second, elle ne te plaît pas, cependant c’est une riche héritière, c’est mademoiselle de Montfort.

— Oh ! vous la connaissez, alors je vous demande la faveur de lui être présenté. Oubliez ce que j’ai dit une belle dot embellit bien.

— Certainement, très cher.

— Oh ! oh ! voyez mes amis, dit un troisième, M. Louis Duval ; madame Groisbois est-elle pimpante ce soir. Elle a mis ses plus beaux atours, ma foi, on dirait qu’elle se trouve belle. Je vous dis qu’elle a une petite dose de prétention celle-là, c’est à n’y pas tenir. Ah ! les femmes, les femmes ! véritablement, c’est décourageant, voilà pourquoi je ne veux pas me marier, bien que j’approche la quarantaine, je crains les grandes dépenses.

— Vous ne manquez pas de prudence, lui répondit M. de Beaumont. Mais vous qui paraissez si bien connaître cette dame, dites-moi donc, qui est la jeune personne qui l’accompagne ! Parbleu ! elle est belle.

— Oui, elle n’est pas mal, mais c’est pitoyable, elle n’apportera à son mari que beaucoup de coquetterie sans le sou. C’est mademoiselle Grosbois.

— Elle me plaît, et je serais charmé de faire sa connaissance.

— Oh ! quant à cela, je ne m’y oppose pas. Tiens, mon cher d’Estimauville, continua Louis s’adressant à un jeune homme de vingt-six ans aux regards mélancoliques ; voici mademoiselle Simard, une de nos belles Québecquoises. Elle réunit aux grâces le meilleures qualités ; par malheur ses parents ne lui laisseront pas beaucoup d’écus, ayant une grande famille. Mais vous qui avez des sentiments romanesques, je vous conseille de faire la cour à mademoiselle Simard, car à tout prendre c’est une charmante personne, j’ai eu maintes occasions d’apprécier son esprit. Si je ne m’étais tenu sur mes gardes, je serais tombé amoureux, mais vous connaissez mes théories sur l’amour. Je crois qu’une chaumière et un cœur ne font que dans les romans.

— Qui peut prévoir l’avenir, murmura M. d’Estimauville en regardant mademoiselle Simard qui passait.

— Ah ! ah ! fit en ce moment M. d’Eschambeault, (agent de la compagnie des Indes) qui venait de se mêler à la conversation et n’avait entendu que les dernières paroles de Louis ; comme vous y allez jeunes gens, prenez gardes d’être déçus dans vos calculs. On voit plus souvent le bonheur habiter sous les toits de chaume que dans les palais somptueux.

Et il s’éloigna. Ces paroles plongèrent les critiques dans le silence. Cependant il fut bientôt rompu par M. de Blois qui se penchant vers Louis lui demanda quelles étaient les deux charmantes personnes qui faisaient leur entrée.

— Ici, pas de remarques, elles sont tout à fait élégantes et mises avec bon goût. La plus grande est mademoiselle de Roberval, l’autre m’est inconnue.

— Mademoiselle de Roberval, reprit de Blois ! n’est-ce pas la fiancée du capitaine de Raincourt ?

— On le dit, mais tout bas, car le tuteur, M. de Carre n’est pas pour ce mariage, il préférerait devenir l’époux de sa pupille.

— Parbleu ! Il n’a pas mauvais goût, tout de même, la petite est bien belle, et avec cela une bonne dot ; ça ferait bien mon affaire, c’est dommage, je suis venu trop tard.

— Oui en vérité, il faut que tu te contentes maintenant de mademoiselle de Montfort.

De Blois fit une vilaine grimace, qui fut accueillie par un bruyant éclat de rire, de la part de ses amis.

Hortense de Roberval venait de se diriger avec sa compagne (qui n’était autre que Géraldine) vers l’extrémité de la salle, où se tenait le gouverneur, qu’elles saluèrent et ensuite prirent place sur un divan. Hortense était véritablement le type de la beauté féminine. Brune avec de grands yeux bleu foncé, un regard doux et rêveur ; l’ovale de sa figure était d’une distinction parfaite. Les boucles abondantes de ses cheveux noirs d’ébène relevaient la pâleur de son teint.

Sa taille souple et élongée avait les lignes les plus gracieuses.

Outre ce physique agréable, Hortense possédait une âme sensible et qui malheureusement avait été en butte à de grands chagrins.

À peine âgée de seize ans, la jeune fille se trouva orpheline. Après avoir goûté au bonheur que lui procurait l’amour et la tendresse sans bornes de ses parents, elle se vit tout à coup sous la tutelle d’un homme pour lequel elle ressentait une vive antipathie ; car elle avait reconnu bientôt qu’il n’y avait ni noblesse ni vertu chez M. de Carre. Isolée au milieu de ceux qui l’entouraient, la pauvre enfant passait de longs et tristes jours à penser à ceux qui n’étaient plus.

Monsieur de Carre avait voulu qu’Hortense cessât toutes les relations qu’elle avait du vivant de ses parents ; ayant remarqué que la jeune fille n’était pas indifférente aux attentions de M. de Raincourt ; comme il convoitait la main et la fortune de sa pupille, il employait tous les moyens afin de l’isoler autant que possible ; mais il se trompait, ce fut précisément cette solitude et l’ennui que Melle de Roberval éprouvait qui lui firent penser plus que jamais au capitaine qu’elle avait jusqu’alors regardé comme un ami.

Hortense comparait sa vie présente avec celle où elle le voyait chaque jour, lui dont les conseils avaient su adoucir ses chagrins, lui qui s’était montré si bon et si attentif pour elle. Hortense ne pouvait plus se confier à personne n’ayant pour toute compagnie que la mère de M. de Carre, vieille femme dans la société de laquelle elle ne pouvait se plaire.

Monsieur de Raincourt avait été un des habitués chez le marquis de Roberval, souvent il avait partagé les jeux d’Hortense lorsqu’elle n’était qu’une enfant et à mesure que les années venaient ajouter des charmes à la jeune fille, il sentait l’affection qu’il lui avait toujours portée se changer en un sentiment plus tendre. Malgré les obstacles qu’on lui opposait, il résolut de revoir Melle de Roberval et de lui ouvrir son cœur. Il parvint à la rencontrer et lui avoua ses sentiments, auxquels elle répondit par un aveu franc et sans détours.

Ce fut peu de temps après cette entrevue que M. de Carre annonça à Hortense qu’il partait pour l’Amérique et l’emmenait avec sa mère. Quitter la France, s’éloigner peut être pour toujours de celui qu’elle aimait eut été pour elle un chagrin insupportable si un petit billet ne lui fut mystérieusement parvenu, quelques heures avant son départ, sur lequel elle lut ces trois mots « Je pars aussi. »

Le capitaine de Raincourt faisait partie des troupes que Montcalm emmenait en Canada. Quelques mois plus tard Hortense et lui se retrouvaient à Québec et se fiançaient à l’insu de M. de Carre, qui conservait toujours l’espoir de devenir l’époux de sa pupille, et se montrait pour elle prévoyant et attentif, tout en la surveillant, afin d’empêcher une rencontre entre elle et le capitaine, dont il avait appris avec déplaisir, l’arrivée en Amérique,

Mais Hortense trompa sa vigilance.

En arrivant à Québec, elle fit une amie de Géraldine et ce fut chez Melle Auricourt qu’elle revit le capitaine qui était en relations intimes avec son père.

Au moment où nous présentons Hortense à nos lecteurs, elle a dix-neuf ans.

— Ainsi, disait-elle à Géraldine, tu n’as pas vu Monsieur de Raincourt depuis huit jours ?

— Non, ma chère, je ne puis t’en donner aucune nouvelle.

— Crois-tu du moins qu’il vienne ce soir ?

— Sans doute, qui pourrait le retenir lorsqu’il sait que tu es ici.

— Oh ! Géraldine, tu ne peux croire combien je souhaite sa présence, combien aussi je la redoute.

— Que veux-tu dire ?

— Oui je crains de le rencontrer ce soir, parce que M. de Carre est ici… S’il apprend que j’ai renouvelé connaissance avec le capitaine, je suis certaine que toutes mes actions seront épiées ; on ne me laissera pas un instant de liberté. Mon tuteur s’est douté que je le rencontrais chez vous ; voilà pourquoi tu ne m’as pas vue depuis deux semaines.

— Que je te plains, dit Géraldine, si j’étais à ta place, je me moquerais bien de mon tuteur et de son insupportable mère.

— Cela n’est pas aussi facile que tu le penses.

Hortense avait à peine achevé ces paroles, qu’elle tressaillit, et une vive rougeur couvrit ses joues pâles. On venait d’annoncer le général Montcalm. Le marquis entra dans la salle, suivi du capitaine de Raincourt, celui-ci apercevant les deux jeunes filles, d’un pas rapide, il se dirigea vers elles ; les salua, et prit place à côté d’Hortense.

La musique se fit entendre et la danse commença. Géraldine était dans le ravissement. En voyant tous ces fronts rayonnants, tous ces regards joyeux, tous ces sourires épanouis, il lui semblait être transportés dans ces régions féeriques où tout est enchantement. Le bal avait pour Géraldine mille attraits et elle était impatiente de se mêler à la foule. Avait-elle tort ? Non, car si je voulais représenter le monde heureux, ce serait dans un bal. Là, chacun semble avoir oublié ses souffrances. On dirait que les yeux ne se reposent que sur le bonheur. L’homme aime à flotter dans une atmosphère d’illusions et quand même il aurait le réveil terrible et amer, il se plaît à rêver ; demain tous ses chagrins refoulés au fond de l’âme renaîtront plus cuisants, mais qu’importe puisque ce soir, il jouit ?

Les désirs de Géraldine furent bientôt satisfaits. De Kergy (qui était son cousin) vint lui demander la danse qui commençait. La jeune fille accepta « avec plaisir. » Hortense était demeurée avec de Raincourt.

— Vous m’aimez toujours, n’est-ce pas ? disait-elle.

— Si je vous aime, Hortense, faut-il vous répéter que s’il fallait renoncer à vous, je mourrais, vous êtes ma vie, mon bonheur, mon espérance.

Une vive rougeur empourpra le visage de la jeune fille et un éclair de joie illumina tous ses traits.

— Vos paroles dissipent mes craintes, depuis deux semaines, j’ai vécu dans une terrible anxiété, il me semblait que vous m’aviez oubliée.

— Oh ! Hortense, comment avez-vous pu croire cela et me faire injure à ce point  ?

— J’étais folle, pardonnez-moi, Félix.

Le capitaine pressa la main de la jeune fille.

— Je ne puis vous en vouloir, dit-il, vous m’êtes trop chère pour cela.

Il s’arrêta, la main de la jeune fille s’était mise à trembler.

Qu’avez-vous, demanda-t-il avec inquiétude.

Hortense ne répondit pas. Félix aperçut M. de Carre. Il passait devant eux et lança un regard sévère à sa pupille. Le capitaine comprit.

— Pourquoi vous troubler ainsi, dit-il, ne suis-je pas là pour vous protéger ? Qu’importe qu’il sache aujourd’hui ou demain que nous nous aimons.

— Vous avez raison, Félix, mais je n’ai pu réprimer un sentiment de crainte en le voyant.

Durant ce temps, M. de Kergy parlait à Géraldine.

Véritablement, ma cousine, vous êtes la belle du bal de soir.

— Vraiment, fit Géraldine en riant ; vous me forcez de vous dire que vous êtes le plus railleur que j’ai encore rencontré.

— Oh ! voilà comme vous nous traitez, vous autres jeunes filles lorsqu’on est franc.

— Moqueur, ajouta-t-elle.

— Vous êtes cruelle pour le plus dévoué de vos adorateurs.

— Oh ! oh ! chevalier, vous devenez sentimental.

— Je fais l’aveu de mes sentiments.

— Je suis fâchée de ne pouvoir vous croire.

— Et moi, je suis triste de ne pouvoir être plus persuasif.

Géraldine feignit n’avoir pas entendu.

La danse venait de finir, chaque danseur reconduisait sa partenaire.

Melle Auricourt prit place sur un divan. Elle était occupée à chercher du regard son amie Hortense lorsqu’elle s’entendit interpeller.

Quoi ! est-ce vous Mademoiselle Auricourt, je ne vous reconnaissais pas ; le fait est que vous êtes ravissante dans cette toilette. C’est votre premier bal n’est-ce pas ? comment trouvez-vous cela, ma chère ?

Ces paroles avaient été dites avec une telle volubilité, par Melle de Montfort, que Géraldine n’avait pu placer un mot. Elle regarda l’héritière avec curiosité.

— Mademoiselle de Montfort, dit-elle enfin.

— Précisément, répondit celle-ci s’asseyant à côté de Géraldine et examinant si les plis de sa robe tombaient avec grâce.

Dites donc, ma mignonne, n’est-ce pas enchanteur, délicieux, ce bal. On y rencontre de si charmantes personnes. Tenez, je viens de faire la connaissance d’un monsieur tout à fait aimable, c’est le jeune de Blois. Il a un langage enchanteur ; tout ce qu’il dit est de bon goût, et il connaît le beau, car il a admiré ma toilette ; il est vrai qu’elle n’est pas laide, elle vient directement de Paris, de chez la première faiseuse. Mais c’est lui qui passe ; je vais vous l’introduire, vous allez voir qu’il saura bien vous dire que vous êtes belle. Monsieur de Blois, dit-elle au jeune homme, venez donc par ici.

— Mais, mademoiselle, dit Géraldine, un peu impatientée, je ne vous ai nullement demandé de me le faire connaître.

Melle de Montfort ne répondit pas ; elle était trop occupée du jeune homme qui se trouvait devant elle.

— Je vous demandais pour vous faire connaître la plus aimable personne de ce bal. Mademoiselle Auricourt, c’est monsieur le chevalier de Blois, dont je vous ai parlé si avantageusement. Géraldine et le chevalier saluèrent un peu embarrassés de cette singulière présentation. La conversation s’engagea, vivement menée par Melle de Montfort.

La danse recommençait, Géraldine se demandait avec ennui, si elle pourrait quitter son insignifiant compagnon et sa bavarde voisine. Elle n’attendit pas longtemps, M. de Vergor s’avança et lui demanda d’être sa partenaire pour la contre-danse qui s’engageait. Elle se leva joyeuse et tout le reste de la soirée fut très agréable pour elle. Elle fut une des dernières à laisser le bal et revint parfaitement satisfaite chez elle.

CHAPITRE IV
comment robert fit connaissance
avec géraldine

La neige avait cessé de tomber, le soleil s’était levé radieux. Cependant le vent soufflait encore avec violence et les énormes glaçons qui demeuraient suspendus aux branches des arbres qui bordaient le chemin de Ste Foy, attestaient que la rigueur de la température n’avait pas changé. La route enneigée qui s’étendait au loin était veuve de passants. Seule, une jeune personne enveloppée dans un épais manteau de fourrure parcourait d’un pas rapide ces lieux solitaires. De temps en temps, elle ramenait sur son visage, les plis de son voile, et resserrait autour de sa taille l’ampleur de son manteau. Si démarche légère laissait à peine sur la nappe resplendissante qu’elle suivait l’empreinte de son passage. Parfois elle frappait le sol de son pied avec impatience.

— Jolie, répondit-il, en regardant sa fille… [Pag. 2]

— Pauvre Hortense, murmurait-elle, elle m’a bien dit que sa liberté était perdue. Vraiment, c’est honteux, de n’avoir pas voulu me la laisser voir aujourd’hui : il craignait sans doute que je lui parlasse du capitaine, mais patience, M. de Carre, je me ris bien de vos défenses, je saurai bien parvenir jusqu’à votre pupille, et être s’il le faut messagère entre elle et M. de Raincourt.

Tout en monologuant ainsi, Géraldine était arrivée devant une jolie maison enclavée dans un bosquet d’arbres, qui maintenant ne la dérobaient pas aux regards, mais qui, en été, devaient lui faire un rideau de leur feuillage touffu, la cachant comme un nid d’alouettes au milieu des maisons.

C’était la demeure du docteur Auricourt.

Géraldine frappa, Madeleine vint aussitôt ouvrir.

— Ne m’avez-vous pas dit, fit Melle Auricourt lorsqu’elle se fut débarrassée de son manteau, que votre nièce demeurait chez M. de Carre ?

— Mais, oui mademoiselle.

— Quel service remplit-elle ?

— Celui de femme de chambre et de portière.

— Croyez-vous que M. de Carre vous connaisse et sache que vous demeurez ici.

— Je ne pense pas, car je ne suis jamais allée chez lui depuis que Marie y est entrée.

— Alors il faut que vous me rendiez un service.

— Je suis prête, mademoiselle, vous savez qu’il n’y a rien que je ne fasse pour vous faire plaisir.

— Oui, Madeleine, je sais que vous êtes fidèle, c’est pour cela que je ne crains pas de me fier à vous. M. de Carre voudrait devenir l’époux de Melle de Roberval malgré toute la répugnance qu’elle éprouve pour ce mariage, il voudrait chasser de son cœur la pensée de M. de Raincourt et pour cela, il emploie les procédés les plus indignes. Il la retient prisonnière dans sa chambre et ne lui permet pas de recevoir personne, pas même moi, de crainte que je lui apporte des nouvelles du capitaine, et je sais qu’elle est gardée à vue par madame de Carre qui s’est faite sa geôlière. Il faut que vous mettiez Marie dans nos intérêts et qu’elle fasse parvenir mes lettres à Melle de Roberval. Je compte sur votre intelligence pour cela, personne ne vous soupçonnera chez M. de Carre, ne sachant pas que vous demeurez ici, et ma pauvre Hortense pourra supporter la douleur d’être séparée de tous ceux qu’elle aime, en recevant les missives du capitaine.

Madeleine accepta, flattée de la confiance de sa maîtresse et promit que sa nièce ferait tout ce qu’elle voudrait.

Le docteur rentra peu après ; il venait de visiter ses malades.

— Cher père, dit Géraldine, vous avez été bien longtemps, la journée m’aurait paru insupportablement longue si je n’étais sortie pour me distraire.

— Il m’a été impossible de revenir plus tôt.

— Pour cela, vous resterez toute la soirée avec moi, je ne veux pas que vos livres me disputent votre attention pour ce soir.

Le docteur embrassa sa fille.

— Tu sais bien que ce serait difficile, dit-il. Allons, mon enfant, va donc faire préparer le souper, je me sens un appétit dévorant. Plus tard, je te raconterai ce qui m’a retenu.

La jeune fille alla donner ses ordres.

Après le souper, M. Auricourt s’installa dans un large fauteuil, dans le salon et sa fille se mit à exécuter sur la harpe un morceau d’opéra. Elle pinçait cet instrument à la perfection et le docteur l’écoutait avec plaisir tout en l’entourant d’un regard d’affection. En la regardant, il lui semblait être rajeuni de vingt ans ; il se retrouvait dans ce bonheur d’autrefois. C’était Ida qui jouait et les accords mélodieux qu’elle faisait vibrer sous ses doigts, le laissaient se bercer dans un rêve réel, mais effacé. Perdu dans les souvenirs du passé, il ne s’était pas aperçu que Géraldine avait cessé sa musique ; mais il sentit deux bras caressants entourer son cou et une voix douce lui dire :

— Qu’as-tu cher père, tu pleures ?

L’illusion n’était plus, c’était la réalité maintenant mais une réalité remplie de charmes. Il pressa sa fille sur son cœur et la couvrant de baisers, il murmura :

— Oui je pleure, mais ces larmes ne me causent aucune peine puisque je ne m’en étais pas aperçu, je ne puis avoir de chagrin lorsque tu es auprès de moi.

— Bien sûr, dit-elle, regardant son père d’une manière interrogative.

— Oui mon enfant, je t’aime et je crois avoir une part de l’amour que renferme ton petit cœur, c’est assez de bonheur, je ne désire rien de plus.

Géraldine embrassa son père, et une larme brilla au fond de son œil noir.

Soudain un violent coup de marteau, frappé à la porte d’entrée, vint tirer M. Auricourt et sa fille de leur entretien.

Un domestique accourut prévenir le docteur que deux hommes portant sur un brancard un blessé, le demandaient. Le chirurgien se rendit à la hâte dans son bureau, où le malade venait d’être déposé.

— Qu’est-il arrivé à cet homme ? demanda-t-il à qui l’avaient apporté.

— C’est ce que nous ignorons, répondit l’un d’eux, nous l’avons trouvé évanoui dans le chemin près d’ici, baignant dans son sang.

— Mais c’est un assassinat !

— Probablement. Lorsque nous sommes arrivés sur les lieux, les assassins s’étaient enfuis.

Le médecin, après avoir examiné le malade :

— La blessure est grave, dit-il, elle peut être mortelle. Cependant je veux espérer ; mais il ne faut pas qu’il soit transporté de nouveau, ainsi je me charge de le garder ici jusqu’à sa guérison. Et vous, allez prévenir le guet, afin qu’on se mette à la poursuite des malfaiteurs. Les deux hommes sortirent précipitamment. M. Auricourt appela en même temps Madeleine et lui ordonna de préparer un lit. La chambre fut bientôt prête. On y transporta le blessé.

Le docteur pansa la blessure puis ensuite fit venir sa fille qui entra toute tremblante d’émotion, et jetant un regard sur l’inconnu :

— Est-il mort père ?

— Non, il est seulement évanoui.

— Le connaissez-vous ?

— Je crois l’avoir vu à l’armée, mais je ne puis me rappeler son nom.

— Va-t-il demeurer ici ?

— Oui, on ne pourrait le transporter sans causer sa mort.

— Mon Dieu fit Géraldine en joignant les mains !

— Il est gravement blessé, reprit le docteur, mais la science est puissante et j’espère le sauver, quoique la balle ait traversé l’épaule droite.

Géraldine regarda le jeune homme qui était toujours dans une immobilité complète et paraissait déjà privé de vie, la jeune fille se demandait si son père ne se trompait pas.

— Je t’ai fait appeler, dit M. Auricourt, afin que tu demeures ici pendant que je vais descendre préparer des médicaments. S’il reprend connaissance, tu m’appelleras. Le docteur sortit.

Géraldine prit une chaise, s’assit au chevet du lit, et contempla le visage pâle du jeune homme, que mes lecteurs ont sans doute reconnu pour Robert.

Il était beau, peut être trop beau pour un homme. Une grande douceur était répandue sur ses traits délicats, et il eut paru efféminé si le feu de ses grands yeux bleus, maintenant cachés sous ses paupières, n’eût donné à sa physionomie une mâle énergie.

Plus Géraldine le regardait, plus elle était charmée de cette figure. Poussée par un sentiment dont elle ne se rendit pas compte, la jeune fille tomba à genoux et pria Dieu de conserver les jours de cet inconnu.

À ce moment, Robert poussa un profond soupir et ouvrit les yeux. En apercevant Géraldine, un sourire passa sur ses lèvres décolorées.

— Je rêve, n’est-ce pas, et vous êtes un ange.

— Non, vous ne rêvez pas et je ne suis pas un ange, mais vous êtes chez des personnes qui feront tout en leur pouvoir pour vous soulager.

— Je suis donc malade ?

Ce disant, il essaya de se soulever, mais il poussa un faible cri et retomba inanimé sur son oreiller.

— Mon Dieu, s’écria la jeune fille, il est mort. Et hors d’elle-même, elle se mit à appeler. Le docteur monta précipitamment en demandant ce qu’il y avait

— Voyez père, dit Géraldine à travers ses larmes, il est revenu à lui et il a parlé, puis il a expiré.

Le docteur examina Robert.

— Il n’est pas mort, ce n’est qu’un second évanouissement.

Que j’ai eu peur ! fit-elle, en appuyant sa tête sur l’épaule de son père, et en donnant libre cours à ses larmes.

— Allons, allons, mon enfant, tu te laisses trop impressionner ; j’ai eu tort de te laisser seule ici cela t’a fatiguée. Va te reposer maintenant, Madeleine et moi veillerons. Puis, il congédia sa fille avec un baiser.

CHAPITRE V
à lorette.

Il était dix heures. La lune se levait radieuse et répandait sa vaporeuse clarté sur la jeune Lorette. Debout, appuyée contre la porte de son wigwam, une jeune Indienne contemplait l’astre des nuits… Son visage étincelait de hardiesse et d’intelligence, ses yeux noirs brillaient d’un vif éclat. Elle était enveloppée dans les plis d’une tunique bien serrée à la taille par une guirlande de coquillage. À son côté pendait un carquois et plusieurs flèches. Sur ses épaules flottait la couverte nationale, ses poignets étaient entourés d’anneaux de fausses perles, des mitas grises emprisonnaient ses jambes fines et nerveuses. Un énorme lévrier blanc tacheté de noir était couché à ses pieds. La jeune fille tenait toujours ses yeux fixés au firmament ; de temps en temps un soupir soulevait son sein. Enfin un nom s’échappa comme un souffle de ses lèvres : — Robert.

À ce murmure, le chien releva la tête et poussa un gémissement, l’Indienne abaissa ses regards sur l’animal.

— Paix, Cournas, dit-elle en passant sa main sur sa tête, pourquoi ce cri accroit-il les craintes de la fille du grand chef ! L’Esprit des songes est venu la nuit dernière, il a troublé le cœur de Fleur du Printemps. Je crains quelque malheur pour le visage pâle, ce sinistre hurlement m’a fait tressaillir. Je crains l’avenir, un instant le soleil a brillé, mais d’épais nuages couvrent maintenant ses rayons pour moi. Pourquoi aimer encore ? pourquoi lutter contre le présage ?

Oh ! soumets-toi, Fleur du Printemps : il ne faut pas espérer, un abîme ne nous sépare-t-il pas ? nous ne sommes pas de la même race. Jamais un visage pâle n’aimera une Indienne, va cacher ta douleur au fond des bois, le cri des bêtes féroces répondra à ta voix, le mugissement des vagues sera l’écho de ton chagrin ; mais lui ne sera pas témoin des larmes que je verse.

Et en proie à un profond découragement, elle laissa tomber sa tête dans ses mains et demeura plongée dans une profonde rêverie. Fleur du Printemps avait reçu une assez bonne éducation, au couvent des Ursulines où elle passa quelques années. Ses connaissances l’avaient rendue grande aux yeux de sa tribu. On la consultait sur toutes les affaires importantes ; on l’admirait pour son courage, son adresse à tirer à l’arc ; son intrépidité dans les dangers. Elle marchait à la tête de leurs partis de guerre et sa présence les rendait forts. Mais depuis un mois, Fleur du Printemps n’était plus la même : fuyant la compagnie des siens, on la voyait toujours seule, errant dans les forêts, ou sur les bords du fleuve, assise sur un rocher et regardant d’un œil morne la nappe blanche qui s’étendait sur les eaux. Fleur du Printemps aimait ; Fleur du Printemps était malheureuse.

La noble conduite de Robert de Marville avait inspiré à cette nature ardente, un amour passionné pour le jeune homme, et elle recherchait la solitude afin de nourrir son cœur de sa pensée, et se bercer d’une espérance qu’elle n’avait pas.

Soudain Fleur du Printemps releva la tête ; Alleomeni était près d’elle.

— Pourquoi rester ici, Fleur du Printemps, l’air est froid, le vent souffle, toute la tribu est entrée.

Laisse-moi dans la solitude, j’aime le calme qui m’entoure.

— Fleur du Printemps, pourquoi me repousser ainsi ? autrefois si tu ne me répondais pas, du moins tu écoutais mes paroles, mais aujourd’hui, tu me repousses, moi qui voudrais que tu viennes habiter mon wigwam.

Il essaya de passer son bras autour de la taille de la jeune Indienne. Elle lui lança un regard sévère, et le repoussa violemment.

— Arrière, laisse-moi, ou demain mon père te chassera de la tribu. Ne viens plus m’importuner de tes plaintes, tu sais que je ne t’aime pas et ne pourrai jamais t’aimer.

Le sauvage fronça ses épais sourcils, un éclair de haine brilla dans ses yeux fauves.

— Ah ! tu ne m’aimes pas ! Eh bien ! apprends que celui que tu adores, est maintenant cloué sur un lit de douleur ; il est blessé gravement, il va mourir. Aime le mais ton amour va descendre dans la tombe. Tu trembles à présent, tu crains pour lui, tu souffres : je suis content, tu endures les tortures que tu m’as fait subir.

— Tu mens, non, il ne mourra pas, non, il n’est pas blessé, c’est seulement pour déchirer mon cœur que tu parles ainsi, mais prends garde.

— Tu ne crois pas, eh bien ! va demander à l’armée française ce qu’est devenu le major de Marville.

— Oui, j’irai, s’il est blessé, s’il est mourant, je le sauverai. J’ai appris d’une vieille Iroquoise la vertu secrète de plusieurs plantes ; si le moment est venu, je les emploierai, il survivra pour que je l’aime, et je l’aurai sauvé.

Disant l’Indienne s’élança, rapide comme une flèche, dans le sentier qui s’étendait devant elle. Sa course ne se ralentit que lorsqu’elle eut atteint la petite chute. Là elle s’arrêta tout à fait, et retenant les palpitations de son cœur, elle regarda d’un œil hagard les eaux bouillonnantes.

— L’Esprit des songes ne m’avait pas trompée, dit-elle, et des larmes abondantes coulèrent sur ses joues brunes, mais les essuyant aussitôt, elle reprit sa course et s’engagea dans la côte qui sépare les deux Lorettes.

CHAPITRE VI
fleur du printemps paie sa dette.

Deux semaines se sont écoulées depuis les événements que nous venons de raconter.

Pénétrons de nouveau dans l’appartement où est retenu Robert de Marville.

Il dort en ce moment. Ses traits sont empreints d’une grande souffrance, et de temps en temps son sommeil est agité par des secousses nerveuses. Près de lui, Géraldine agenouillée, prie, mais sa prière est souvent interrompue, elle regarde le jeune homme et pousse de profonds soupirs. Robert est condamné ; M. Auricourt n’a plus aucun espoir. La jeune fille ne peut penser à cette sentence sans frissonner, depuis deux semaines, elle a veillé le malade avec sollicitude, elle a suivi avec anxiété les progrès qui se sont manifestés dans sa maladie, et maintenant tout est perdu ; son âme est remplie de tristesse, elle voudrait n’avoir jamais connu Robert.

— Mon Dieu, murmure la jeune fille, en joignant les mains, sauvez-le, vous seul êtes tout-puissant.

Robert ouvre les yeux.

— Quoi ! dit-il d’une voix faible, vous êtes encore là, nuit et jour, vous veillez. C’est trop de bonté, allez donc prendre quelque repos.

— Je ne suis pas fatiguée, répondit-elle émue.

Il prit sa main et la pressa dans la sienne.

— Vous voulez me le cacher mais ce serait abuser de votre bonté si je consentais à ce que vous demeuriez ici plus longtemps, rendez-vous à mes désirs, je vous en prie, allez vous reposer.

Géraldine baissa les yeux pour cacher une larme, elle aurait voulu rester, il lui semblait qu’à chaque parole du jeune homme, la vie s’affaiblissait en lui, mais elle n’osa insister.

— Eh bien ! je vais envoyer Madeleine, et je reviendrai demain, vous serez mieux, au revoir.

— Dieu le veuille, dit-il et un sourire passa sur ses lèvres.

Lorsqu’elle eut quitté la chambre, il laissa échapper un gémissement.

— Que je souffre, je sens venir la mort. Pauvre enfant, elle croit que je serai mieux demain, et mes souffrances augmentent, je ne voulais pas qu’elle fut témoin de ce que j’endure.

Un faible cri s’échappa de ses lèvres, il essaya de se soulever, mais il retomba sur son oreiller, privé de connaissance. Madeleine entrait. Elle le regarda et croyant qu’il dormait, s’assit dans un fauteuil, où elle ne tarda pas à reprendre son sommeil que Géraldine avait interrompu en lui disant d’aller veiller Robert.

Alors la soupente du lit se souleva lentement, et une tête apparut, deux grands yeux noirs brillèrent, et enfin la silhouette élégante d’une femme se montra. Elle se pencha vers le malade puis déposa un baiser sur son front.

— Non Robert, tu ne mourras pas, murmura-t-elle en posant la main sur son cœur, car je veille sur toi. Tu m’as sauvée, je ne suis pas une ingrate et si tu ne m’aimes pas, du moins je me souviens que tu as exposé ta vie pour moi ; Robert, la fille du grand chef va payer sa dette.

Disant l’Indienne tira de sa ceinture une petite fiole remplie d’une liqueur verte, l’ouvrit et laissa tomber plusieurs gouttes de son contenu sur les lèvres du jeune homme, ensuite elle débanda sa plaie, l’imbiba de cette même liqueur, et replaça les bandages avec soin. Ceci fut fait avec une rapidité extraordinaire, Robert n’avait pas repris ses sens.

— À présent, fit Fleur du Printemps, la gangrène qui commençait, va disparaître ; dans quelques jours il sera en voie de guérison.

Puis se retournant, elle lui dit adieu, dans un long regard d’amour, et laissa la chambre sans avoir été vue.

Quelques heures plus tard lorsque M. Auricourt vint rendre visite à son malade, il fut surpris du changement qui s’était opéré chez lui. En le voyant, Robert lui dit :

— Cher docteur, je crois que je suis sauvé, je ne ressens plus que de faibles souffrances, hier encore je croyais que tout était fini, les douleurs que j’endurais étaient insupportables, et aujourd’hui, je me sens presque bien, il me semble que je pourrais marcher. C’est à vous que je dois ma guérison.

M. Auricourt le regardait tout surpris, la veille, il avait laissé son malade mourant, et il le retrouvait hors de danger.

— Je suis heureux du mieux que vous éprouvez mon cher Robert, mais ce n’est pas à moi que vous le devez, la science n’est pour rien dans votre guérison. La Providence seule a agi.

En débandant la plaie du jeune homme, le docteur s’aperçut que les bandages avaient été déplacés. Il demanda à Robert si c’était lui, sur sa réponse négative, il interrogea Madeleine et les autres domestiques de la maison, mais chacun répondit que ce n’était pas lui.

— Alors il faut que ce soit vous Robert qui avez fait ce changement, sans en avoir eu connaissance, dit le docteur.

Il fallut admettre cette supposition.

Robert devint de mieux en mieux, et tout le monde reprit sa gaîté chez le docteur Auricourt.

Le général Montcalm qui était monté à Montréal, pour assister au départ des troupes que commandait M. de Rigaud, pour le fort George, ayant appris la guérison de son protégé, qu’il avait laissé si mal, lui écrivit une longue lettre dans laquelle il lui disait qu’il espérait qu’avant peu, il serait assez bien pour retourner à l’armée, où son absence se faisait sentir.

En voyant les preuves d’affection et d’estime que lui témoignait son général, Robert fut vivement ému ; et en parlant de cette lettre à Géraldine, il s’écria :

— Moi aussi, je devais partir pour défendre les intérêts de mon roi, mais hélas ! je suis encore retenu ici.

— Cette demeure vous est donc bien désagréable, dit la jeune fille d’un ton de reproche.

Robert sentit qu’il l’avait affligée.

Il prit sa main dans la sienne et allait répliquer, lorsque la jeune fille la retira vivement, et laissa l’appartement. Elle courut s’enfermer dans sa chambre pour y cacher ses larmes.

— Folle que je suis de l’aimer, murmura-t-elle, quand je sais que son cœur est à une autre, quand je l’ai entendu vingt fois prononcer dans son délire ce nom d’Alice qui m’apprenait que je ne serais jamais rien pour lui. Hélas ! il faut réprimer les mouvements de mon cœur ; il ne faut pas qu’il surprenne mon secret, s’il devinait mes sentiments, par noblesse, il n’hésiterait pas à me faire un aveu, qu’il croirait dû à la reconnaissance, et qu’il pourrait regretter plus tard.

À partir de ce moment, Géraldine évita de se trouver seule avec Robert. Notre héroïne semblait le fuir. S’il entrait dans l’appartement où elle se trouvait la jeune fille avait toujours un prétexte pour s’éloigner immédiatement. Ces entretiens du soir qu’ils avaient eus jusqu’alors ensemble et qui étaient remplis de charmes pour tous deux, avaient cessé.

Géraldine se hâtait de laisser la chambre aussitôt après le souper, et Robert restait en compagnie du docteur. Cette conduite de la jeune fille l’attristait, mais qu’avait-il à se plaindre, n’avait-elle pas eu pour lui le plus noble dévouement ?

Parfois de son appartement lui parvenaient les accords mélodieux de la harpe, que Géraldine faisait vibrer avec tant d’expression, dans ces moments Robert regrettait le temps où il était cloué sur son lit de douleur, car alors, elle était sans cesse auprès de lui.

Le jeune homme aurait voulu pouvoir quitter la maison du docteur, mais ses forces ne le lui permettaient pas, et il n’osait exprimer ses désirs, sachant que M. Auricourt s’y opposerait fortement.

À mesure que sa santé revenait, il se sentait atteint d’une maladie inconnue jusqu’alors, et les souffrances morales le rendaient plus morne et plus abattu que ne l’avaient fait les douleurs physiques les plus cruelles.

Lorsque Robert apercevait Géraldine, tout son sang affluait vers son cœur, il voulait s’élancer vers elle, lui avouer son amour, la supplier de l’entendre, mais l’apparence froide de la jeune fille le glaçait, les paroles expiraient sur ses lèvres, et il la laissait s’éloigner sans avoir rien dit.

Pour notre héroïne, elle avait perdu ses fraîches couleurs, la tristesse de Robert ne lui était pas inconnue, mais elle l’attribuait à l’ennui.

De Kergy venait souvent chez le docteur, le chevalier semblait avoir entièrement oublié la haine qu’il portait à Robert. À chaque visite, il ne manquait pas de le féliciter sur sa guérison.

Géraldine recevait son cousin avec un semblant de joie. Aussitôt qu’il arrivait, elle allait au devant de lui, riant et badinant comme si réellement elle était heureuse, elle passait la soirée entière avec lui, n’adressant que rarement la parole à Robert. Celui-ci les regardait en soupirant, et quittait le salon.

— Elle est méchante, murmurait-il, pourquoi me torturer ainsi.

Il ne se doutait pas que Géraldine souffrait autant que lui, que sa gaieté était feinte, qu’aussitôt qu’il n’était plus là, elle devenait distraite, et n’avait plus de réponses aux questions de son cousin. Souvent aussi Gontran surprenait une larme au bord de ses longs cils.

CHAPITRE VI
nouvelles de montréal.

Depuis que Robert demeurait chez son père, Géraldine avait peu songé à son amie Hortense. Pas une lettre de sa part n’était encore parvenue à Melle de Roberval. Tous ses instants avaient été pour le malade.

On venait d’apprendre que l’aide de camp du général Montcalm, M. d’Estimauville, était arrivé à Québec. Il apportait la nouvelle que Rigaud n’ayant pu emporter le fort George par escalade, n’avait exécuté que la seconde partie de ses instructions, c’est-à-dire qu’il avait brûlé toutes les maisons se trouvant aux environs du fort, l’hôpital, les magasins, plusieurs bateaux, un grand nombre de chaloupes.

M. d’Estimauville se rendit chez le docteur Auricourt et demanda Géraldine. Lorsqu’elle descendit, il lui présenta deux lettres, l’une à son adresse, l’autre pour Melle de Roberval. Géraldine parcourut rapidement celle qui lui appartenait. Elle était de M. de Raincourt, qui avait suivi Rigaud au fort George, il avait appris la manière indigne avec laquelle on traitait Hortense, et connaissant l’amitié qui unissait les deux jeunes filles, il avait recours à Melle Auricourt pour faire parvenir sa lettre à sa fiancée. Le capitaine terminait en disant, « Ce que femme veut, Dieu le veut, » qu’ainsi il ne doutait pas de la réussite de son entreprise.

Géraldine dit à M. d’Estimauville :

— Je suis heureuse, monsieur, de pouvoir vous affirmer que la lettre de monsieur de Raincourt se rendra à destination, et j’espère même pouvoir vous remettre une réponse. Veuillez, je vous prie, revenir demain.

— Je suis charmé, mademoiselle, que les intérêts de mon ami me procurent le plaisir de vous revoir encore, répondit galamment M. d’Estimauville. Et il prit congé de la jeune fille.

Géraldine écrivit à Hortense une longue lettre.

Voici ce qu’elle lui disait :

« Chère amie, sans doute que tu crois à mon indifférence. Mon long silence a pu te le faire penser, cependant ne m’accuse pas si tôt, je suis parvenue à mettre dans nos intérêts, Marie, votre femme de chambre, et par son entremise, j’ai le bonheur de savoir que ma lettre, ainsi que celle du capitaine, te parviendront. Il est vrai que j’ai été un peu paresseuse, mais j’espère que tu me pardonneras, lorsque tu sauras tout ce qui s’est passé depuis que je t’ai vue au bal du gouverneur.

Et elle lui fit le récit des événements que nous connaissons mais elle ne voulut pas dire à son amie qu’elle aimait, cependant notre héroïne dépeignit d’une manière si vraie le chagrin que devait éprouver Hortense, éloignée de Félix, qu’il était impossible de ne pas supposer qu’elle aussi souffrait. Et qu’est-ce que le cœur d’une femme ne devine pas ? Aussi lorsque Hortense reçut cette lettre, elle soupira en voyant son amie malheureuse. Cela diminua un peu la joie qu’elle avait éprouvée en voyant qu’on ne l’oubliait pas.

Le capitaine de Raincourt écrivait ainsi :

« Chère Hortense,

« Enfin, je puis trouver un moment pour m’entretenir avec vous. Depuis trois semaines, j’ai été tellement captif qu’il m’a fallu me résoudre à ne vivre que de votre souvenir, sans même pouvoir vous envoyer ce mot. Ne m’oubliez pas. Mais je vous entends vous récrier : Quoi, Félix, pouvez-vous me parler ainsi ! Je suis bien méchant, n’est-ce pas, de vous fâcher comme cela ? que voulez-vous, chère Hortense, il m’est si doux de m’entendre répéter que vous m’aimez toujours, que j’ose braver votre courroux. Ce langage du cœur, n’est-il pas bien tendre, et lorsque deux ans nous séparent, ne doit-on pas sans cesse désirer l’entendre ? Vous êtes pour moi la vie, et lorsqu’après bien des fatigues, je rentre chez moi, je suis heureux de penser que c’est pour ma fiancée que je travaille. C’est pour vous apporter un nom digne de vous, c’est pour déposer des lauriers à vos pieds que je désire la gloire. Sur le champ de bataille, c’est encore vous qui soutenez mon courage, et vos prières qui me protègent. Mais hélas ! je suis éloigné, et il faut me résigner à ne pas vous revoir avant plusieurs semaines, je suis retenu à Montréal. M. de Bourlamaque est parti, avec deux bataillons, pour Carillon, afin de mettre les forts qu’il y a en cet endroit en meilleur état de défense, pour continuer les ouvrages et ainsi s’assurer de la communication entre les deux lacs. On a envoyé en même temps le capitaine Ponchot à Niagara, avec ordre d’augmenter les défenses de ce fort. Il est aussi porteur d’une invitation qu’il doit envoyer aux tribus du Nord et de l’Ouest, pour solliciter leurs chefs à descendre à Montréal, afin d’assister à un grand conseil qui se tiendra ici. Vous le voyez, on ne peut s’absenter un seul instant. Dans l’ennui que j’éprouve d’être séparé de vous, il n’y aurait qu’une lettre de votre part qui pourrait me distraire.

« J’ai appris, avec peine, que l’on vous retient prisonnière et je me fais souvent des reproches en pensant que c’est pour moi que vous souffrez. Pourquoi ne puis-je vous arracher à la tyrannie de votre tuteur. Que le jour où je pourrai vous nommer ma femme me semble éloigné, quand je songe à tout ce que l’on vous fait souffrir, chère Hortense.

« Cependant soyez courageuse, je vous en prie, ne vous laissez pas aller au désespoir. Ce qui me console un peu, c’est de savoir qu’il y a près de vous des amis dévoués, qui feront tout pour améliorer votre situation, voilà pourquoi aussi j’espère que ma lettre vous parviendra, et j’ose attendre une réponse. À présent je suis obligé de vous dire adieu. Quoi sitôt vous quitter ! il m’en coûte beaucoup, mais il le faut, on m’attend, le devoir avant tout. Au revoir, rappelez-vous qu’il y a un cœur qui vous sera dévoué jusqu’à la mort.

Félix de Raincourt.

Hortense lut, et relut plusieurs fois cette lettre. Depuis longtemps, elle ne s’était sentie aussi heureuse, la certitude qu’elle pourrait désormais communiquer avec ses amis, la consolait de son isolement, et le soir elle s’endormit en disant :

— Deux ans sont bientôt passés.

CHAPITRE VIII
robert prend congé de ses amis.

Il y avait près de trois mois que Robert était chez M. Auricourt. Le jeune homme devenait de plus en plus triste, et la mélancolie de Géraldine augmentait.

Le départ de Robert était fixé au lendemain.

Au souper, Géraldine prétexta un mal de tête et ne descendit pas.

Le repas ne fut pas gai, le docteur se sentait inquiet, la santé de sa fille s’affaiblissait, la pâleur de son teint et une toux creuse qui s’était emparée d’elle depuis quelque temps l’effrayaient. Cependant il n’osa laisser son hôte et passa la veillée avec lui, malgré le désir qu’il avait d’être auprès de sa fille.

— Mon cher Robert, dit-il, vous êtes donc décidé à nous laisser.

— À regret, mais il le faut, le devoir m’appelle. Croyez que j’emporte avec moi les meilleurs souvenirs et je voudrais pouvoir prouver ma reconnaissance par autre chose que des paroles.

— Je vous connais et je suis heureux de vous avoir obligé. Je ne vous en veux que sur un point, c’est que vous allez nous plonger dans l’ennui en nous laissant.

Robert abaissa ses regards, et ne répondit pas. Il pensait combien il aurait été heureux si Géraldine avait prononcé ces paroles.

Depuis plusieurs jours, pas un mot ne lui avait été adressé de la part de la jeune fille, qu’avait-elle donc ? pourquoi sa conduite avait-elle changé ainsi tout à coup, c’est ce qu’il ne pouvait s’expliquer ; c’est aussi ce qui le torturait.

Le docteur interrompit ses amères réflexions.

— Mon ami, lui dit-il, j’ai souvent entendu dire au général Montcalm que vous aviez eu de grands malheurs. Si vous avez confiance en moi, racontez-moi donc les épreuves que vous avez eues à supporter ; je porte un véritable intérêt à tout ce qui vous concerne.

Robert remercia, en disant qu’il éprouvait un grand soulagement de la sympathie qu’on lui manifestait. Et il commença en ces termes :

« Mon père est marquis. D’un caractère fier et hautain, il élevait ses trois enfants dans la crainte ; cependant il se montrait bien plus indulgent pour notre frère aîné, et notre mère affligée de cette préférence, s’efforçait de nous faire oublier à ma sœur et à moi cette injustice en nous comblant d’amour et de tendresse. Combien nous l’aimions, combien nous étions heureux près d’elle ! mais un jour, nous vîmes couler ses larmes ; nous la suppliâmes de nous confier la cause de son chagrin : elle s’efforça de sourire, et nous congédia avec un baiser, sans nous avoir rien avouer.

« Le marquis devenait de plus en plus sombre ; plusieurs fois, nous l’entendîmes parler avec colère à ma mère. Que se passait-il donc ! c’est ce que nous apprîmes, hélas ! trop tôt.

« Un matin, je m’éveillai en entendant les sanglots de ma mère, qui partaient de l’appartement voisin de celui que j’occupais ; je me levai à la hâte, et m’élançai dans sa chambre.

Au Bal du Gouverneur.

« — Qu’avez-vous lui demandai-je ?

« Pour toute réponse, elle se jeta dans mes bras en s’écriant : Alice, Alice, ma pauvre Alice.

« Ma sœur s’appelait ainsi, et avait dix-huit ans.

« — Expliquez-vous, dis-je.

« — Alice, mon enfant, on me l’a enlevée !

« — Je ne comprends pas.

« — Robert, écoute-moi. Il faut que tu saches tout, je ne veux pas que tu sois malheureux comme ta sœur.

Ton père a perdu, il y a dix mois environ, les trois quarts de sa fortune et afin que les de Marville soutiennent le rang qu’ils ont toujours occupé dans le monde, il fait ton frère George son unique héritier, et il a décidé que ta sœur prendrait le voile, tandis que toi, tu entrerais dans un monastère.

« Cette nuit, Alice, à mon insu, a été menée au couvent, mais lequel ?

«  Ses sanglots redoublèrent.

« J’essayai de la consoler, en lui disant que j’irais à sa recherche, que je la retrouverais.

« — Tu ne connais pas ton père, me répondit-elle s’il savait que tu as voulu t’opposer à ses volontés, il te maudirait. Non, mon cher enfant, tu ne peux rien pour Alice ; mais il faut que tu partes. Je trouverai la force de me séparer de toi puisque ce sera pour ton bonheur. Le marquis est inexorable, depuis longtemps j’essaie de le fléchir, il me répète chaque fois qu’il fallait soutenir la gloire de sa maison. Pars, Robert, pars immédiatement, si tu ne veux entrer dans un cloître. Efforce-toi de devenir riche, et reviens aussitôt que possible. Je prierai pour toi, va, que Dieu te protège,

« Je la laissai, sans savoir de quel côté me diriger.

« J’appris qu’on expédiait des troupes en Amérique, je m’enrôlai, et j’arrivai ici avec le général Montcalm.

« Combien le voyage me fut pénible ! je m’éloignais de tous ceux que j’aimais ; je laissais ma patrie, hélas, peut-être pour toujours. Je savais ma mère plongée dans le chagrin, ma sœur qui m’était si chère, je n’avais pu lui dire un mot d’adieu.

« Il me semblait, sans cesse, l’entendre me reprocher de l’avoir abandonnée. J’aurais voulu retourner pour voler à son secours, mais où était-elle ? mon père l’avait peut-être menée hors de France.

« Jugez ce que j’ai souffert en envisageant la triste position que j’occupais. Je n’étais que simple soldat, inconnu de tous, sans recommandations, n’ayant pas un ami à qui me confier ; aussi combien de nuits sans sommeil ai-je passées sur le pont du navire, regardant avec découragement les eaux noires de l’Océan, et oserai-je le dire, la pensée de m’y précipiter me vint plus d’une fois. Le souvenir de ma mère me sauva.

« Le général Montcalm me surprenant souvent plongé dans d’amères rêveries, s’intéressa à moi. Un soir il vint me trouver et me dit :

« — Je crois que vous êtes malheureux, mon ami.

« — Je le suis, répondis-je.

« — Pourquoi vous décourager ainsi au début de votre carrière ?

« — Je ne suis que simple soldat.

« — Qu’est-ce que cela fait ? Vous deviendrez général.

« Je secouai la tête en signe d’incrédulité.

« — Allons, dit-il en me présentant la main, je vois que vous êtes né dans une position plus élevée que celle que vous occupez maintenant, et c’est ce qui vous décourage.

« — Vous ne vous trompez pas, ma famille tient un des premiers rangs en France.

« — Moi, dit-il, je suis le général Montcalm et je m’intéresserai à vous.

« Je me levai et saluai en le remerciant.

« À partir de ce moment, il fut pour moi un père. C’est à lui que je dois la position que j’occupe maintenant.

— Et à vos capacités, reprit M. Auricourt. Mais vous n’avez reçu aucune lettre de votre mère depuis votre départ de France.

— Non. Les miennes ont sans doute été interceptées par mon père. Elle doit ignorer même le lieu où je suis.

— Je ne m’étonne plus de votre tristesse, je sympathise à vos malheurs et j’admire le courage que vous avez montré.

Le lendemain, comme Robert le redoutait, Géraldine ne vint pas lui dire adieu. Le docteur apprit au jeune homme que sa fille avait passé une très mauvaise nuit.

— Faites lui mes adieux, docteur, dit Robert. Dites lui combien je suis affligé de la savoir souffrante ; combien ma reconnaissance est grande pour tout ce que je lui dois.

Il ne put en dire davantage, et pressant fortement la main du docteur, il s’élança dans la voiture qui l’attendait.

— N’oubliez pas, dit M. Auricourt, la promesse que vous nous avez faite de venir ici le jour même de votre retour à Québec.

Robert salua en signe d’assentiment, et disparut bientôt.

CHAPITRE IX
un moment de découragement.

— Oui, mon cher de Marville, disait Montcalm, en se promenant de long en large dans un appartement d’une maison située sur la Place d’armes à Montréal, l’entreprise contre le fort George exige pour réussir plus de moyens qu’en a eu Rigaud ; c’est pourquoi nous avons rassemblé à St Jean des troupes de toutes les parties de la colonie. Je suis satisfait de cela ; mais je déplore que le transport des vivres et des munitions, qui se fait en grande partie par bateau de Montréal à Sorel et de là à St Jean, soit pour la plupart des employés corrompus et prévaricateurs du Gouvernement, un moyen de s’enrichir. On ne craint pas de piller l’argent et les effets du roi.

— Et que comptez vous faire, général.

— Parbleu ! que voulez-vous que je fasse ? Je ne puis réformer ces abus, qui ne sont pas de mon ressort. Oh ! si j’avais autorité sur l’intendant, tout cela changerait ; quoique n’ayant aucun pouvoir, je ne puis cependant fermer les yeux sur ce qui se passe au moment où l’on devrait tous s’allier pour la cause de notre roi.

Je voudrais faire triompher la France, mais hélas ! la démoralisation se glisse partout, c’est l’égoïsme qui règne en maître. Qu’importe la patrie ! on laisse crier la voix de l’honneur ; pourvu que l’on acquière la fortune, on n’en marchande pas le prix.

Que peut leur faire la postérité ? n’ont-ils pas ce qu’ils envient le plus ? insensés ! ne savent-ils pas que leur faiblesse sera peut-être la cause que leurs enfants auront à gémir sous une domination étrangère ? Et le drapeau français que vint planter ici Jacques-Cartier, au nom de son roi, François Ier, sera donc abattu malgré les courageux efforts de ceux qui lui étaient dévoués !

Lorsque je parle ainsi à Lévis, il m’accuse de manquer d’énergie ; il se rit de ce qu’il appelle mes pressentiments chimériques ; j’admire sa grande fermeté d’âme, et je suis prêt à suivre son exemple ; mais il faut qu’on me soutienne. Je ne puis seul lutter et être vainqueur, lorsqu’un puissant royaume arme ses peuples contre nous.

— C’est vrai, général, mais n’oubliez pas que vous êtes le vainqueur d’Oswégo et d’Ontario ; c’est ce vainqueur qui a entretenu, augmenté le goût pour la guerre et l’enthousiasme militaire des Canadiens ; c’est encore lui qui doit aujourd’hui les soutenir ; c’est de vous qu’ils attendent leur force ; c’est de vous qu’on attend la victoire.

— Robert, vous avez raison, j’ai été fou, mais vous verrez que malgré ses torts, votre général saura être digne du commandement qu’on lui a confié.

— J’en suis persuadé, je comprends que vous puissiez être abattu, mais je ne puis douter de votre valeur. Votre nom, général, doit rester dans les annales de l’histoire.

Montcalm pencha la tête, puis lorsqu’au bout de quelques minutes, il la releva, une larme brilla dans son regard. Que venait donc de lui laisser entrevoir ce moment de recueillement ? Avait-il aperçu, dans le lointain, ce que lui réservait la destinée ? Un pressentiment lui avait-il révélé que son dernier soupir seul lui épargnerait la douleur d’être témoin de la prise de Québec, qui devait entraîner avec elle la perte de la colonie ? Que se passait-il en ce moment dans son âme ?

Entendait-il les reproches que le malheur s’attire, les torts que l’on attribue toujours au vaincu ?

On n’en sait rien, mais une résolution énergique se peignit sur ses traits, et il murmura en se parlant à lui-même :

— Je vaincrai, ou je mourrai.

Puis se tournant vers Robert, il lui dit :

— Je laisse Montréal demain pour Carillon ; là je m’occuperai des préparatifs à faire pour traverser le lac St Sacrement.

— Général, je vous suivrai.

— Oui et avant peu, nous attaquerons le fort George.

Peu de temps après, Robert s’était retiré. Le général, assis devant une table, paraissait pensif.

— Qu’a donc Robert, disait-il, il paraît plus abattu que jamais, est-ce la peine d’être séparé de sa famille ? ayant été aux portes du tombeau, peut-être la pensée amère qu’il aurait pu quitter cette terre sans recevoir un adieu de cette mère qu’il adore, a pu augmenter ses regrets.

S’il pouvait se former de nouvelles affections, s’il pouvait aimer, et s’entourer d’une nouvelle famille, qui lui serait aussi chère que celle qu’il a perdue.

Tandis que le général Montcalm se préoccupait ainsi de son protégé, celui-ci se dirigeait vers la demeure du capitaine de Raincourt. Robert n’avait pas revu son ami depuis plusieurs mois, et plus que jamais il sentait le désir de converser avec lui.

Comme lui Félix aimait ; il semblait à notre héros que cette similitude de sentiments les unissait plus étroitement

En arrivant chez Félix, Robert ne voulut pas se faire annoncer : il entra sans faire de bruit et prit un siège voisin de celui qu’occupait le capitaine, sans que celui-ci se fut aperçu de sa présence.

Voici ce qui justifie toute l’attention que ce dernier portait à la lecture qu’il faisait présentement.

Le capitaine lisait une lettre d’Hortense, conçue en ces termes.

« Minuit, tout dort, tout est silence ici, moi seule je veille avec votre pensée, cher Félix, c’est elle qui me soutient et me donne le courage de songer sans trop de terreur, que je suis prisonnière.

« Combien votre lettre venant m’apprendre que je n’étais pas oubliée, que des amis s’intéressaient à mon sort, a répandu de bonheur dans mon âme ; elle m’a fait retrouver la force de souffrir, puisque c’est pour vous.

« Laissez-moi maintenant vous raconter comment ma vie s’écoule. M. de Carre et sa mère me font passer pour folle, afin que personne ne s’étonne de ma captivité. Tous les domestiques le croient, excepté Marie, qui m’est dévouée ; ils prennent ma tristesse pour de la folie, et paraissent me fuir.

« La seule distraction que l’on me permette est de me promener dans le jardin. On ne craint pas que je fuie par là, vous connaissez la hauteur des murs qui l’entourent.

« Le soir, je passe de longues heures à regarder le ciel. Ces étoiles que je contemple, vous les voyez aussi, il me semble qu’elles vous parlent de moi, et j’entends sans cesse ces mots :

ne vous livrez pas au désespoir.

« Oui, j’espère, j’espère votre présence, et malgré que je ne sache comment je pourrai vous voir, je souhaite votre retour.

« Combien souvent, je me demande où sont allés ces jours heureux de mon enfance ? le bonheur m’a-t-il fui à jamais ? ces deux ans qui nous séparent ne s’écouleront-ils pas ? je crains que le jour qui doit nous unir, ne se lève jamais.

« Félix, dites-moi que ce n’est pas un pressentiment, que je puis encore croire en l’avenir. Il faut que vous veniez relever mon courage, hélas ! devant la souffrance, je sens que je ne suis qu’une pauvre femme, sans défense, n’ayant pour consolation que votre amour.

« Je me demande ce que M. de Carre prétend en me traitant ainsi, s’il croit pouvoir changer mes sentiments, il se trompe, et ne sait pas avec qui il lutte.

« Mais j’entends du bruit, on vient ; adieu Félix : hélas ! il faut cesser de vous écrire.

Hortense de Roberval.

— Oui, chère Hortense, dit à haute voix le capitaine, je trouverai bien le moyen de te revoir et de déjouer les plans de ce brutal de Carre.

— C’est cela, s’écria Robert en posant sa main sur l’épaule de son ami, je m’en doutais, il n’y a que mademoiselle de Roberval qui puisse te rendre distrait à ce point de ne pas voir entrer chez toi tes meilleurs amis.

— Robert, c’est toi !

Et le capitaine, se levant, pressa fortement la main de son ami.

— Ainsi, tu étais là à m’épier pour te moquer de moi ensuite, car je sais qu’un amoureux paraît bien ridicule à celui qui ne l’est pas.

— Dans tous les cas, Félix, ce n’est pas moi qui t’en blâmerai.

C’est vrai, ton cœur est libre, mais je suis sûr que tu es incapable de te railler des sentiments de ton ami. Mais assez sur ce sujet, parlons de toi, Robert. Tu ne peux concevoir combien je suis heureux de te revoir. Comment te portes-tu ? parfaitement guéri, n’est-ce pas, un peu pâle cependant. Le docteur Auricourt est un fameux médecin de t’avoir ramené de si loin. Je t’avouerai que nous avons craint longtemps pour tes jours. Lorsque je suis allé te voir avant de partir pour le fort George, je ne croyais pas te revoir jamais à Montréal. J’envoyais à tous les diables la main inconnue qui t’a frappé. Mais, dis-moi donc comment tu fus attaqué ?

— C’est très simple, je passais sur le chemin Ste Foy, lorsque tout à coup, sans qu’aucun bruit ne m’eut averti du danger, je reçois un choc violent, puis un coup de feu retentit, une balle me traverse l’épaule droite, je chancelle et tombe sur le sol privé de sentiment. Lorsque je revins à moi, j’étais dans une jolie chambre, un ange priait à mon chevet.

— Tiens, tiens, quel charmant réveil. En effet, j’oubliais de te parler d’une personne qui ne doit pas t’être indifférente, car enfin, on ne va pas à la guerre sans qu’il en coûte. Demeurer trois mois sous le même toit qu’une aussi jolie femme que Melle Auricourt cela doit faire impression sur un cœur de vingt et un ans. Allons, ne rougis pas ainsi, avoue plutôt.

— Que veux-tu que j’avoue ?

— Mais, diantre ! que tu es amoureux. Allons, ne fais pas de mystère à ton ami ; raconte-moi bien vite où tu en es rendu. Voyons, est-ce dans les allées du jardin que tu lui as fait ta déclaration.

Trêve de railleries, mon cher Félix.

— Morbleu, je ne raille pas, je veux tout savoir. Allons, exécute-toi.

— En bien ! puisque tu y tiens, je vais te confier que j’aime en effet Melle Auricourt, mais aucune déclaration ne lui a été faite de ma part, et je l’ai laissée avec la ferme résolution de ne jamais lui avouer ce que j’éprouve, puisqu’elle ne répondra pas aux sentiments qu’elle a su m’inspirer.

— Mais qui peut te donner cette certitude ? On m’a dit que Melle Auricourt n’avait épargné aucune fatigue pour toi.

— Oui, tant que je fus aux portes du tombeau, elle ne me laissa pas un seul instant, c’était un devoir que par grandeur d’âme, elle se croyait obligée de remplir. Mais du moment qu’elle eut la certitude que j’étais hors de danger, sa conduite changea immédiatement. Elle devait savoir alors combien elle m’était chère, elle ne voulait pas me laisser dans une espérance qui devait être vaine, je ne la vis plus qu’à de longs intervalles. Ses manières d’une froideur glaciale me disaient assez que je ne devais plus penser à elle. Félix, tu ne sais pas ce que c’est que d’aimer sans espoir. Cela rend injuste et nous fait oublier la reconnaissance due au dévouement de la plus noble des femmes. Croirais-tu que je suis assez ingrat de lui en vouloir de ne m’avoir pas laissé mourir et de lui reprocher toutes les attentions qu’elle a eues pour moi. Félix, je crois que je suis destiné à toujours souffrir par ce que j’ai de plus cher au monde. Il n’y a que l’amitié que je porte au général et à toi qui ne m’ait causé aucun regret.

— Et j’espère qu’il en sera toujours ainsi, Robert, cependant, laisse-moi te dire que tu renonces trop vite, à l’espoir d’être aimé de Melle Auricourt. Qui sait, peut-être ignore-t-elle ce que tu ressens pour elle. Bien des chagrins seraient épargnés si l’on savait quel est le cœur qui bat pour nous. Chez les femmes, presque toujours un sourire cache les larmes d’un amour ignoré. Qui sait si cette froideur dont tu parles, n’est pas causée par la certitude où elle est de la parfaite indifférence à son égard.

Toujours, on a vu la femme aimer celui à qui elle a fait du bien, comme elle détestera le malheureux qu’elle a fait souffrir. Pourquoi en veut-elle à ce dernier, c’est un mystère que je ne puis approfondir. Mais, Robert pourquoi mademoiselle Auricourt se serait-elle montrée tout à coup si distante ? Si elle n’avait eu aucun intérêt pour toi, la jeune fille serait demeurée la même.

Non, Félix, Géraldine ne pouvait ignorer que je l’aimais, car tout en moi trahissait mes sentiments lorsque je l’apercevais ; tout, jusqu’à la tristesse que je ne pouvais cacher lorsqu’elle me quittait ; mademoiselle Auricourt n’est pas une de ces femmes coquettes et frivoles, qui prennent plaisir à connaître jusqu’à quel point peut aller leur empire, aux dépens du bonheur de celui qui en est épris. Géraldine a agi, entrainée par la sensibilité de sa nature, ne m’aimant pas, elle a fait tout son possible pour m’éloigner d’elle.

N’importe Robert, tout cela ne peut me convaincre, suis mes conseils, ne prends pas le malheur autant à cœur, je suis sûr que l’avenir prouvera que j’avais raison et que vous finirez tous deux par vous entendre ; car morbleu, à quoi prétend cette jeune fille, si les qualités du cœur et un physique attrayant ne sont comptés pour rien ? serait-ce la fortune qu’elle met au-dessus de tout cela ?

Félix ne la rabaisse pas à ce point.

Géraldine a trop de désintéressement pour chercher la richesse chez celui qu’elle choisira.

De Raincourt allait répliquer lorsque le porte s’ouvrit, un soldat entra.

Capitaine, dit-il, le général vous demande.

Je pars répondit de Raincourt prenant son chapeau et son épée.

Robert s’approcha.

Pas un mot de notre conversation au général, dit-il.

Non, je saurai garder ton secret. Attends mon retour ici, j’ai encore tant de choses à te demander, tes communications m’ont fait retarder à requérir des nouvelles d’Hortense.

Eh bien ! hâte-toi de revenir, je serai tout à toi pour elle.

Le capitaine remercia du regard et s’élança au dehors.

Il est heureux, murmura Robert, il est aimé lui.

Malgré tout ce que venait de lui dire son ami, il demeurait convaincu de son malheur.

CHAPITRE X
une page de la vie réelle.

Lorsque Géraldine entendit le roulement de la voiture qui emportait Robert, de chaudes larmes inondèrent ses joues pâlies tandis qu’elle appuyait son front brulant sur les verres de sa fenêtre et cherchait encore du regard celui qui venait de disparaître.

Combien d’amers regrets remplirent son cœur. Elle demeura là longtemps à repasser dans sa mémoire, ses souvenirs les plus chers.

Il y a certaines organisations trop sensitives qui aiment à augmenter leur chagrin en se rappelant leur bonheur passé. Mademoiselle Auricourt était de ce nombre : Ayant été élevée seule sans frères ni sœurs, il était arrivé ce qui est souvent le cas chez les enfants uniques ; son imagination avait muri avant l’âge. Quoique Géraldine fut bien gaie, son père l’avait souvent surprise abimée dans de profondes méditations. Avec un esprit ardent, la jeune fille s’était souvent fait un monde de chimères. On comprend ce qu’elle devait éprouver, aujourd’hui devant une véritable peine.

Un instant, elle se demandait si elle n’avait pas été aimée si elle ne s’était pas trompée sur les sentiments du jeune homme. Alors notre héroïne repassait en vue toute sa conduite et s’avouait que souvent, elle avait été fautive ; que bien des fois ses manières froides avaient dû repousser M. de Marville lorsque peut-être il venait lui ouvrir son cœur.

Mais elle se disait l’instant d’après découragée. Non, non, c’est impossible, il en aime une autre ; n’a-t-il pas prononcé son nom vingt fois et d’ailleurs ne l’a-t-il pas prouvé en quittant la maison de mon père sans même solliciter de me voir.

Cependant, Géraldine résolut de ne pas trahir son secret et de garder pour elle seule son chagrin.

Notre héroïne demeura donc la même. Partout, elle était gaie et riait la première ; ce rire était nerveux et déchirait son cœur ; en conversation mademoiselle Auricourt était devenu distraite et avait souvent des réponses vagues, alors la pauvre enfant s’apercevait que son esprit était ailleurs, qu’on la trouvait sans doute étrange et un soupir soulevait sa poitrine oppressée ; puis lorsqu’elle se retrouvait seule le soir dans sa chambre, là seulement Géraldine donnait un libre cours aux larmes qu’elle avait contenues tout le jour.

Cette vie de chagrin comprimé d’efforts pour paraître gaie devant son père influait sur sa santé.

Un cercle de bistre entourait ses yeux ; sa toux augmentait, de jour en jour, et enfin une inflammation de poumons se déclara.

La jeune fille fut longtemps entre la vie et la mort mais la jeunesse finit par triompher chez Géraldine, elle revint à la santé lentement, il est vrai, cependant le docteur se contentait de ce rétablissement tardif et remerciait Dieu de lui avoir conservé sa fille après lui avoir donné tant d’inquiétude.

Une mélancolie douce s’était emparée de Géraldine le calme étant revenu dans son cœur, elle ne pensait plus à Robert qu’avec résignation et s’efforçait de l’oublier en cherchant de l’attraction aux occupations ordinaires de la vie.

Un jour que notre héroïne se sentait triste et abattue, elle se fit apporter sa harpe et exécuta plusieurs morceaux, gais et brillant, afin de se distraire par ces accords joyeux. Elle joua longtemps et enfin, sans s’en apercevoir fit vibrer sous ses doigts les sons mélodieux d’une romance intitulée : Le départ, c’était le morceau favori de Robert. Plusieurs fois, il était venu s’asseoir près d’elle lorsqu’elle le jouait et l’avait prié de le répéter l’écoutant toujours avec plaisir. Géraldine se rappela des moments heureux, des larmes s’échappèrent de ses yeux et elle retira ses mains de l’instrument.

— Non, dit-elle, je ne veux plus jouer. Hélas ; tout me parle de lui quand je veux l’oublier.

Puis se levant, elle alla à l’autre extrémité du salon, prit un album et le feuilleta machinalement ; soudain la jeune fille s’arrêta devant ces vers écrits de la main de Robert, qu’elle lut plusieurs fois avec que émotion croissante.

Quand j’irais au mépris de votre indifférence,
De mes cuisants regrets vous parler le langage,
Hélas ; que vous ferait ma profonde douleur !
Votre froide pitié sans guérir ma souffrance,
De mes purs souvenirs effacerait l’image
Vestige passager d’un instant de bonheur.

Que signifiaient ces vers ! pourquoi les avait-il écrits ? Cruelle incertitude qui envahit son âme. Était-elle véritablement l’objet de ses pensées lorsqu’il avait tracé ces lignes ?

Qu’aurait donné la jeune fille pour avoir la conviction que ces reproches lui étaient adressés.

Malgré des doutes, une joie indicible s’empara d’elle. Qui de nous dans la vie n’a pas éprouvé un de ces moments d’abattement que cause la souffrance ; quel est celui qui n’a jamais également ressenti la douce émotion d’un soulagement inattendu, d’une espérance inconnue ?

Géraldine d’une main tremblante écrivit en bas de la page.

Il est doux dans les jours de doute et de souffrance,
Lorsque l’on pleure et se sent abattu.
Lorsque l’on croit désormais tout perdu.
De pouvoir par un mot retrouver l’espérance.

Après avoir tracé ces lignes, Mademoiselle Auricourt se sentit moins malheureuse.

Pourquoi elle n’aurait pu le dire.

Que d’actions nous faisons sans songer à ce qu’il en résultera. Que d’agréables événements arrivent, causés par une démarche qu’il nous coutait d’accomplir.

CHAPITRE XI
attaque du fort george.

C’était le vingt neuf de juillet. L’armée forte de cinq cents français et canadiens, et de dix-sept à dix-huit cents sauvages partait de Carillon pour le Fort George.

Sur le front de nos jeunes soldats rayonnait l’espérance ; le courage dans l’âme, ils partaient pour la gloire : Sans crainte du danger, ils allaient affronter la mort, heureux de risquer leur vie pour la patrie.

Lévis avec trois cents hommes prit la voie de terre, tandis que le reste de l’armée s’embarquait sur le lac St Sacrement. Robert était de ce nombre.

Combien il était impatient de trouver l’ennemi. Il espérait que les émotions de la guerre parviendraient à lui faire oublier ces trois mois qu’il venait de passer, et dont le souvenir lui faisait mal. Robert avait aussi un secret désir de recevoir une balle qui viendrait mettre un terme à ses souffrances.

Lecteurs, ne condamnez pas trop vite mon héros, ne le traitez pas encore de lâche pour ce moment de faiblesse. La vie lui était insupportable, en se rappelant que toutes ses affections devaient être mortes et refoulées au fond de son cœur. Le malheureux jeune homme aurait voulu mourir, mais l’image de sa mère se présenta à lui, il se figura son désespoir si elle apprenait qu’il n’était plus. Ce souvenir qui l’avait déjà sauvé, releva son courage, et lui donna le désir de se battre afin d’acquérir la gloire et pouvoir bientôt retourner vers celle qui lui avait donné le jour.

En songeant à sa mère, Robert laissait sa pensée s’envoler vers le passé, vers son enfance si gaie et si joyeuse. Pour lui, l’âge juvénile n’avait apporté que des déceptions, et il n’avançait dans la vie que pour apprendre à souffrir, de là lui était venue cette mélancolie continuelle, (qui avait fait place à sa gaieté d’autrefois.)

Mélancolie qui s’harmonisait bien cependant avec la régularité de ses traits et leur donnait un charme de plus, mais qui pour le monde, qui se rit de tout sans rien approfondir, paraissait étrange. Ceux pour qui la réflexion pèse, auraient accusé Robert de froideur, et peut-être de misanthropie, tandis que chez lui les sentiments du cœur étaient placés au-dessus de tout et que c’était précisément à cause de cette soif d’affection, de cette nature aimante dont il était doué que le jeune homme souffrait.

Pour lui, l’amour n’était pas un vain mot que l’on jette à tous les vents. C’était une pure flamme qui ennoblit l’homme, en lui faisant sentir deux âmes dans son âme, un sentiment divin qui le rend grand en lui donnant l’oubli de lui-même. Aimer et être aimé c’était une région du ciel perdue sur la terre. Voilà comment Robert comprenait l’amour, comment il aimait, comment il aurait voulu être aimé.

Monsieur de Marville passa ainsi toute la nuit sur le pont du navire à penser à sa vie passée et à celle que lui réservait l’avenir.

Le lendemain, on arrivait à la baie de Ganaouské. Monsieur de Lévis y était déjà et occupait les défilés qui conduisaient à l’endroit où le général avait projeté de faire le débarquement. Un gros de sauvages avait assis son camp sur les derrières du Fort George pour lui couper toute communication avec le fort Lydius.

Le fort George était un carré flanqué de quatre bastions, les murs en étaient formés par de gros troncs de sapins renversés et soutenus par des pieux extrêmement massifs. Le fossé avait de dix-huit à vingt pieds de profondeur. Ce fort était protégé par un rocher élevé, revêtu de palissades assurées par des monceaux de pierres.

La garnison de cette espèce de citadelle était de dix-sept à dix-huit cents hommes et l’on ne pouvait attaquer avec l’artillerie que du côté de la place, à cause des bois touffus et des marais qui en bordaient les avenues des autres côtés.

Montcalm, avant de commencer le siège, se retira dans sa tente avec Robert.

— Mon ami, dit-il, asseyez-vous et écrivez ce que je vais vous dicter.

Le jeune homme obéit et écrivit au colonel Monroe commandant du fort.

« Rendez-vous, disait le général. J’arrive avec une nombreuse armée, un train considérable d’artillerie, un grand corps de sauvages dont je ne pourrai restreindre la fureur, si quelqu’un d’entre eux est tué ! Il vous est inutile d’entreprendre de défendre votre place, dans l’espoir d’être renforcé, vu que j’ai pris toutes les précautions, pour qu’aucun secours ne puisse vous arriver. J’espère que votre réponse sera immédiate.

Montcalm,
Général de l’armée française d’Amérique.

Lorsque Robert eut terminé, le marquis fit appeler son aide de camp, M. Fontbrune.

— Portez ceci, dit-il, au colonel Monroe, hâtez-vous d’être de retour.

Le jeune homme salua et se retira.

— Que ferez-vous Général, demanda Robert, si le commandant refuse de se rendre ?

— Nous l’attaquerons de suite, car l’important est d’emporter le fort avant l’arrivée du général Webb, qui est au fort Lydius. On dit qu’il amène avec lui quatre mille hommes ; il faut le devancer et pousser le siège avec rigueur.

La réponse du colonel Monroe ne se fit pas attendre elle était laconique et décisive.

Général, disait-il, je crains peu la barbarie. J’ai comme vous sous mes ordres des soldats déterminés à vaincre ou à périr.

— Tant mieux, fit Montcalm, la victoire n’en sera que plus glorieuse.

Et il ordonna l’attaque. On se battit pendant trois jours avec acharnement.

Le soir du quatrième, le général s’était retiré dans sa tente ; non pour se reposer, mais pour songer aux opérations du lendemain, lorsqu’il fut subitement tiré de ses réflexions, par des cris et des vociférations, il s’élança au dehors pour connaître la cause du tumulte ; c’était une petite bande de sauvages ; ils s’avancèrent vers le général ; alors Montcalm s’aperçut qu’il y avait un blanc parmi eux, lié et garrotté.

— Qu’est-ce, dit-il.

— Un prisonnier, répondirent les sauvages, tous ensembles, nous l’avons pris comme il allait atteindre le fort, et nous allons le brûler.

— Non pas, répondit Montcalm nous pourrons l’échanger pour un des nôtres, et ce doit être un courrier. Il faut le fouiller.

Les ordres du général furent exécutés. Plusieurs soldats s’étaient maintenant réunis aux sauvages. On trouve une lettre sur le prisonnier. Montcalm la parcourut rapidement.

C’était le général Webb qui écrivait au commandant du Fort George.

Je ne crois pas prudent, disait-il, de dégarnir le fort Lydius, ainsi, je suis dans la nécessité d’attendre les milices des colonies dont je fais hâter la marche.

— Tant mieux, s’écria le marquis, mes amis vous venez de faire une prise importante. Cet homme nous donne la certitude de la victoire.

Le général ne peut venir au secours du commandant Monroe.

Des hourras de joie retentirent, se répétant d’écho en écho.

Le lendemain, l’attaque recommença. La garnison se défendit encore avec vigueur, mais commençait à perdre l’espérance d’être secourue lorsqu’une détonation terrible retentit de l’autre côté du fort.

C’était Monsieur de Marville, qui avec une trentaine d’hommes parvenaient à escalader le rocher d’ ils lançaient un feu meurtrier sur les Anglais.

Alors le colonel Monroe, voyant ses munitions presque toutes épuisées, comprit qu’une plus longue résistance ne ferait qu’augmenter la perte de ses gens sans améliorer leur position. Il fit donc hisser le drapeau blanc et envoya un officier anglais, traiter de la capitulation. Montcalm en dressa les articles. Il accorda aux Anglais de sortir avec armes et bagages, et qu’ils seraient escortés d’un détachement français jusqu’au Fort Édouard, pour les mettre à couvert des insultes et de la barbarie des sauvages.

Cette victoire rendait les Français maîtres de quarante-trois bouches à feu, de trente-cinq mille huit cent trente-cinq livres de poudre, de vingt-neuf bâtiments et d’une grande quantité de vivres et de projectiles.

La nuit qui suivit la bataille, Montcalm s’entretenait sous sa tente avec Messieurs de Bourlamaque et de Lévis, au sujet du départ des Anglais pour le lendemain, sans se douter qu’au dehors un grand nombre de Hurons, réunis autour d’un feu, écoutaient un des leurs qui les haranguait ainsi :

— Oui mes frères, vous voyez qu’on vous trompe (on avait imprudemment promis le pillage aux Indiens), les visages pâles veulent tout garder pour eux. Montrons que nous sommes libres, si les Anglais se retirent, pillons et prenons ce qu’on nous a promis.

Hortense

— Bravo, bravo, hurla toute la bande.

Alléomeni, car c’était lui, continua : Puisque chacun est de mon opinion, livrons-nous à la joie.

Tous remplirent leur coupe d’eau de vie s’enivrant de plus en plus de leur victoire future.

Le lendemain, Robert s’éveilla en entendant des cris et des détonations, il se précipita au dehors, un spectacle horrible se présenta à ses yeux.

On voyait, au loin, les Anglais fuir de toute part, poursuivis par les Hurons qui les massacraient sans pitié, malgré les efforts des généraux français pour les défendre de leur barbarie.

Robert saisit ses pistolets et s’élança au secours de deux jeunes officiers anglais et du commandant Monroe, qui se trouvaient séparés de leurs compatriotes et se défendaient avec le courage du désespoir, contre une dizaine d’Indiens qui les entouraient.

Avec la crosse de son fusil, Monsieur de Marville en fit router deux à terre et fit feu sur un troisième qu’il blessa grièvement. Son apparition subite suspendit pour quelques instants la fureur des sauvages, il en profita pour glisser ces mots à l’oreille du commandant.

Tâchez de gagner ma tente, tandis que je vais essayer de les apaiser.

Mais le moment de confusion que son arrivée avait causé était passé et maintenant les Hurons furieux d’avoir été intimidés, se précipitèrent sur M. de Marville en s’écriant.

— Mort aux Français qui nous trompent.

Parmi les plus acharnés contre lui, se remarquait Alléomeni dont la figure hideuse rayonnait de triomphe.

— Tu vas périr, dit-il en dirigeant sa flèche empoisonnée sur le jeune homme.

Un cri (tel que celui d’un homme effrayé) retentit, la flèche partit en sifflant dans l’air, mais Fleurs du Printemps (car c’était elle dont on avait entendu la voix) était arrivée à temps pour soulever le bras d’Alléomeni au moment où l’arme meurtrière était lancée dans l’espace, elle n’atteignit pas le but et alla se loger dans le tronc d’un arbre à trois arpents plus loin.

— Que faites-vous ? s’écria la jeune Indienne s’adressant aux siens, ne savez-vous pas que ce jeune homme est le sauveur de la fille de votre chef, sans lui, je ne serais plus pour marcher à votre tête, j’aurais péri sous les flots. Tuez-moi, mais que pas un de ses cheveux ne tombe.

Je l’ai déjà dit, Fleur du Printemps avait une grande influence sur sa nation, en l’entendant parler ainsi les plus furieux abaissèrent leurs armes et l’un d’eux prit la parole.

— Eh bien ! dit-il, puisqu’il est ton sauveur, qu’il se retire, il est libre, mais qu’il nous laisse ces Anglais.

— Je suis venu les défendre, répondit noblement Robert, je ne puis les abandonner quand ils sont les plus faibles ; je mourrai avec eux s’il le faut plutôt qu’être lâche.

Un murmure général s’éleva parmi les Indiens.

Refuserez-vous de m’obéir, reprit Fleur du Printemps, laissez passer ces Anglais, qu’attendez-vous d’eux ? vous les avez dépouillés de ce qu’ils possédaient, allez rejoindre vos frères et vous battre avec eux.

La fille du grand chef était aimée, elle savait que sa prière ne serait pas vaine, en effet après quelques minutes d’hésitation, les rangs se rouvrirent et Robert put amener ses trois protégés sous sa tente où ils étaient en sûreté.

Là, ils entourèrent l’Indienne qui les avait suivis et la remercièrent dans les termes les plus reconnaissants.

— Fleur du Printemps, dit Robert, prenant la main de la jeune fille, que puis-je faire pour vous prouver ma reconnaissance, sans vous nous n’aurions pas eu en mourant la consolation de verser notre sang pour la patrie.

— Pour vous, dit-elle en retirant sa main frémissante, vous ne me devez rien, vous m’avez sauvé la vie, je n’ai fait que m’acquitter d’une dette. Tout ce que je puis réclamer est de penser à moi quelquefois.

Ce disant, elle s’enfuit laissant Robert stupéfait, elle franchit en courant un grand espace de chemin, jusqu’à ce qu’enfin épuisée, halelante, elle fut forcée de s’arrêter. Au loin, le ciel apparaissait noir de fumée, on entendait encore les coups de feu, se succédant sans interruption, se mêlant aux cris des blessés et des mourants. La fille du grand chef se laissa tomber à genoux et un sanglot souleva sa poitrine.

— Dieu des blancs, dit-elle en élevant ses regards vers la voûte céleste, si Robert de Marville m’aime, je croirai en toi et me ferai chrétienne.

CHAPITRE XII
chez madame de montfort.

— Et vous me dites que c’est cette action qui décida de la victoire ; mais c’est un héros, un véritable héros, que ce monsieur de Marville, et non content de cet exploit, le lendemain, il exposa sa vie pour sauver trois Anglais ; c’est inouï, quelle noblesse de sentiments.

Ainsi s’exprimait mademoiselle de Montfort qui réunissait, ce soir-là, ses amis chez elle, à l’occasion de son anniversaire et qui, toute exaltée du récit que venait de lui faire M. d’Estimauville, nouvellement arrivé de Montréal avec Montcalm et quelques officiers, ne trouvait pas assez de paroles pour manifester l’admiration que la conduite de Robert lui causait.

— Oui, mes dames, reprit M. d’Estimauville, s’adressant à un groupe assez nombreux de jeunes femmes, qui s’étaient rapprochées pour l’entendre raconter les exploits de Robert, c’est ainsi qu’il se signala à la prise du Fort George.

— J’aimerais beaucoup à connaître ce nouveau bayard fit Madame de Grosbois, je crois qu’il est passablement sédentaire, car nous ne le rencontrons jamais dans le monde. Le général me disait au bal du Gouverneur, qu’il avait prié son jeune protégé de l’accompagner, mais que toutes ses instances avaient été vaines.

M. de Marville a éprouvé des chagrins qui l’ont éloigné des plaisirs ; cependant ce soir, mes dames, vos désirs seront satisfaits, car on lui a fait promettre de venir passer la soirée ici, et je puis vous assurer qu’il tiendra sa parole.

Un vif incarnat couvrit les joues de plusieurs jeunes filles, à la pensée de connaître ce héros malheureux chacune se disait :

Si j’avais le don de le consoler.

— J’espère bien qu’il n’y manque pas, fit Belzémire (Mademoiselle de Montfort se nommait ainsi.)

— Que ce M. de Marville est heureux, dit en ce moment M. de Blois.

— Tiens, c’est vous ! comment vous portez-vous ?

— Je n’étais pas attendu, moi, reprit-il, tout bas, d’un ton de reproche.

— Non, en vérité, répondit-elle en prenant son bras et s’éloignant un peu du cercle qui entourait Monsieur d’Estimauville mais pourquoi depuis votre retour ne pas m’avoir parlé du héros du fort George ?

— Pourquoi ? parce que connaissant votre goût passionné pour tout ce qui est noble et chevaleresque, j’ai craint M. de Marville, enfin, oserai-je vous l’avouer, j’en étais jaloux.

— Alors, vous auriez imiter sa valeur, et vous m’auriez rendue la plus heureuse femme du monde, mais vous ne vous êtes signalés d’aucune manière ; ceci, Monsieur, est choquant, très choquant, car vous savez que mon cœur ne se rendra que lorsqu’il aura été conquis par un exploit de bravoure.

Oh ! de grâce, épargnez moi, fit Monsieur de Blois d’un ton sentimental, parfaitement joué. Je voudrais qu’une balle m’eût traversé la poitrine ; je voudrais avoir été enseveli sous les murs du Fort George et n’avoir pas entendu ces reproches que vous m’adressez. Vous ne savez pas que, pour vous, j’affronterais les plus grands périls et je donnerais jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour vous sauver d’un danger.

— La sensibilité légitime avec laquelle vous avez reçu mes paroles, répondit Balzémire, me prouve avec joie que votre âme est grande et que les sentiments les plus nobles s’agitent au fond de votre cœur, ce qui me fait espérer que vous pourrez imiter dans vos actions les pieux chevaliers des temps passés. Chassez les ennemis qui veulent s’emparer de votre nouvelle patrie ; devenez grand et mon cœur et ma fortune vous appartiendront.

— Délectable enfant, je le deviendrai en vous entendant parler ainsi de la gloire qui pourrait résister au désir s’être admiré de vous.

Et il pressa le bras de sa compagne.

En ce moment, leur conversation fut interrompue par l’arrivée de mademoiselle Auricourt, qui passant près d’eux s’arrêta pour saluer mademoiselle de Montfort.

— Comment vous portez-vous ? fit cette dernière, comme vous êtes pâle ! mais vous n’en êtes que plus intéressante.

En effet, mademoiselle Auricourt n’avait pas repris ses couleurs depuis sa maladie, cependant cette pâleur ne lui nuisait pas, au contraire, en eut dit qu’elle donnait un nouveau charme à sa beauté.

— Je croyais, continua Belzémire, que M. de Marville devait vous accompagner.

— Je n’ai pas vu M. de Marville depuis son retour, répondit Géraldine, en rougissant et avec un léger tremblement dans la voix, j’ignorais qu’il dut venir ce soir.

— Comment, après tout ce qu’il vous doit ; il me semble qu’il eût dû se rendre chez vous en premier lieu ; il y a déjà trois jours qu’il est à Québec.

— C’est ce qu’il a fait, mais j’étais alors chez M. de Carre.

Vous avez appris, sans doute, dit-elle, voulant changer le cours de la conversation, que ma pauvre ami Hortense a recouvré la liberté.

— Comment, la raison lui est revenue, fit M. de Blois.

— Je parie qu’elle ne l’a jamais perdue, reprit Louis Duval, en saluant les dames.

— Vous avez raison, répondit Gélaldine, moi qui ai toujours correspondu avec elle ; je puis vous affirmer que mademoiselle de Roberval n’a pas cessé un seul instant de posséder ses facultés morales. M. de Carre n’avait pas compté sur une aussi grande énergie, il croyait que la souffrance pourrait vaincre sa résolution ; mais lorsqu’il se présenta à elle en lui demandant si elle persistait toujours dans ses idées, Hortense lui a franchement avoué qu’on pourrait la faire mourir, mais qu’elle ne porterait jamais un autre nom que celui de M. de Raincourt, M. de Carre a supplié, menacé, rien n’a pu la faire changer ; il la quitta dans un accès de colère terrible. Cependant on lui a rendu la liberté depuis ce jour, et elle n’a pas revu son tuteur. Cette conduite la remplit de crainte et de tristesse ; hier encore, elle me disait qu’elle croyait bien que sur terre, tout bonheur était fini pour elle.

— Pauvre enfant, j’espère qui n’en sera pas ainsi, son histoire est un véritable roman, j’inscrirai sa vie dans mes mémoires.

— Mademoiselle de Montfort écrit, fit Louis, laissant glisser un sourire railleur sur ses lèvres. Je suppose qu’elle n’inscrit que les héros dans son manuscrit ; ainsi, je ne puis espérer paraître en scène.

— Il n’en tiendra qu’à vous, répondit-elle.

— Oui, Mademoiselle, reprit M. de La Naudière qui s’était approché du groupe, dites lui que s’il persiste dans sa mauvaise pensée de demeurer célibataire, il ne peut figurer dans aucun ouvrage.

Cette saillie fut accueillie par un bruyant éclat de rire.

— Ah, ah, ah, voilà comme tu te fais arranger, avec tes théories que tu mets un peu trop rigoureusement en pratique.

— Tu penses bien parler ainsi, toi mon cher d’Estimauville, tu ne crains pas la critique, car tout le monde ici sait que tu vas bientôt dire adieu à la vie de bachelier, et nous enlever une de nos plus charmantes Québecquoises.

— En cela, je puis te remercier, c’est à toi que je dois d’avoir fait connaissance.

— Oui, maintenant, tu vas me faire des compliments.

— C’est que vous avez fait vibrer la corde sensible, Duval, reprit en riant de La Naudière, mais je crois que voici une personne qui aura plus de pouvoir que nous.

Chacun se retourna ; Mademoiselle Simard entrait et, au même instant, on annonça le général Montcalm.

Il était accompagné d’un jeune homme, inconnu pour la plupart des dames ; mais vers qui cependant tous les regards se portèrent, tant ses manières étaient distinguées et grande la noblesse de ses traits. Sur son front apparaissait une large cicatrice, fraîche encore.

Géraldine pâlit en l’apercevant et sentit ses genoux fléchir sous elle. Mademoiselle Simard qui se trouvait maintenant près de la jeune fille s’empressa de lui rapprocher un siège, et lui glissa ces mots à l’oreille.

— Géraldine, vous l’aimez.

— Taisez-vous, Marie, pour l’amour de Dieu.

M. d’Estimauville se rapprocha des deux jeunes filles. Mademoiselle Simard avait mis un doigt sur ses lèvres en signe d’assentiment. Personne autre ne s’était aperçu de l’émotion de Géraldine.

Que complotez-vous ainsi, fit le jeune homme ?

— Vous êtes trop curieux, vous ne saurez rien, lui répondit sa joyeuse fiancée

— Et peut-être ne pourrai-je rien obtenir non plus, pas même cette danse qui commence.

— À une condition, veuillez, s’il vous plaît, aller chercher un verre de vin, pour mademoiselle Auricourt, la chaleur qui règne ici la fatigue réellement.

— En effet, mademoiselle, reprit-il, vous paraissez souffrante.

— Ce n’est rien, je vous assure, ne vous dérangez pas pour moi.

— Au contraire, je serai heureux de vous être utile, et là-dessus, il s’empressa d’aller quérir le verre de vin demandé.

— La danse était commencée, le général avait introduit son jeune protégé à plusieurs dames ; chacune le complimentait, sur ses exploits. Le nom de M. de Marville était dans toutes les bouches. C’était le héros de la soirée.

Robert avec un calme parfait, recevait sans en ressentir aucun orgueil, tous ces éloges qu’on lui adressait.

Madame Grosbois lui avait présenté sa fille et ce fut avec elle qu’il ouvrit la danse.

Bon nombre de jeunes filles envièrent sa place ; mais celle qui, dans cette soirée, était la plus malheureuse c’était certainement Géraldine.

Quelle différence avec sa première entrée dans le monde, chez le gouverneur, gaie, insouciante, elle apportait un cœur libre, tout était joie, tout était rose pour elle, la jeune fille ne comprenait pas alors qu’on put se sentit triste dans une réunion où règne le plaisir, mais aujourd’hui tout était changé, un seul être occupait sa pensée et Robert ne lui avait adressé qu’un salut, il avait déjà dansé trois fois avec mademoiselle Grosbois ; le ver rongeur de la jalousie se glissait dans son cœur, combien elle souffrait. La jeune fille oubliait qu’elle avait elle-même dicté la conduite de Robert, par sa froideur passée, et elle serait demeurée là longtemps, à le suivre du regard sans même adresser une parole à son partenaire, si elle ne se fut aperçue qu’elle devenait ridicule par ce silence, elle s’efforça donc de paraître gaie et d’entretenir la conversation avec animation,

De Kergy passa une partie de la soirée près d’elle.

Avec lui, on eut dit que la jeune fille avait entièrement oublié Robert, c’est que souvent chez son père, elle s’était aperçue que M. de Marville paraissait mécontent lorsqu’elle s’entretenait avec son cousin. Géraldine aurait donné tout au monde ce soir-là pour pouvoir l’affliger et lui faire endurer ce qu’elle éprouvait.

La pauvre enfant ne savait pas combien le cœur du jeune homme se serrait en la voyant ainsi accorder toutes ses attentions à ce cousin qu’il méprisait. Personne n’aurait pu deviner ce qui se passa en lui lorsqu’il vit Géraldine engager une valse avec M. de Kergy, elle avait jusqu’alors refusé de valser et, pour lui, elle acceptait. Notre héroïne dansait bien ; mais elle y mit encore plus de grâce qu’à l’ordinaire car elle désirait être remarquée, en effet, plusieurs couples s’arrêtèrent pour la regarder, ainsi que son compagnon, enfin il n’y eut plus qu’eux deux qui valsèrent dans le salon. Tout le monde avait fait cercle pour admirer la manière élégante avec laquelle ils dansaient.

Il y avait près d’une demi-heure que la valse durait lorsque M. Auricourt s’avança vers sa fille.

C’est assez, mon enfant, dit-il, cela te rendra malade.

M. de Kergy, continua-t-il, il aurait été plus prudent de cesser plus tôt.

— C’est mademoiselle qui persistait à continuer, répondit Gontran, je lui ai dit qu’elle serait fatiguée, mais elle n’a pas voulu l’admettre.

— Je suis fâché de voir que tu n’es pas plus raisonnable, Géraldine, il est heureux que M. de Marville soit venu me prévenir, dans le petit salon, j’étais à fumer, de ton imprudence.

Le docteur avait raison. Géraldine avait trop présumé sur les forces qu’elle venait à peine de recouvrer, malgré la fatigue qu’elle éprouvait, elle avait voulu attirer l’attention de Robert, qui toute la soirée avait feint de ne pas la remarquer. La jeune fille avait réussi et elle en éprouva un moment de satisfaction et d’orgueil ; mais maintenant, elle se sentit défaillir, les couleurs qui couvraient son visage, disparurent tout à coup et elle serait tombée, si son père ne l’eut soutenue, on la transporta, privée de connaissance, dans un appartement voisin, la chaleur était moins concentrée.

, on lui fit respirer des sels et elle revint à elle.

— Comment te trouves-tu, petite, fit le docteur ?

Géraldine ne répondit pas, mais elle cacha sa tête dans les coussins de velours sur lesquels on l’avait appuyée, et fondit en larmes. Parmi les personnes qui l’avaient suivie dans la chambre, elle avait aperçu Robert, sur le visage duquel était peinte une anxiété mortelle, et dans ce regard triste, il lui semblait voir un reproche. Géraldine avait bien eu ce qu’elle désirait, toute l’attention de Robert s’était portée sur elle, cependant, elle se sentait si malheureuse qu’elle aurait voulu mourir là, à deux pas de lui.

Pourquoi ? c’est qu’il semblait à Géraldine que Robert lui reprochait sa conduite, non parce qu’il l’aimait mais parce qu’il avait deviné sa pensée et la croyait méchante. Combien sa peine fut grande en songeant que peut être elle avait perdu son estime.

Aussi quand son père lui demanda encore comment elle se trouvait, elle le pria de la ramener immédiatement à la maison ; ne pouvant, plus longtemps, supporter cette foule de curieux, qui l’entourait.

— Ne partez pas maintenant, ma toute belle, dit madame de Montfort, il serait mieux de vous reposer un peu ici.

— Vous êtes bien bonne, madame, néanmoins je crois que l’air de la voiture me fera plus de bien.

Le docteur avait commandé sa voiture, et soutenue de son père, Géraldine s’y rendit.

— Qu’est donc devenu M. de Marville, demanda mademoiselle de Montfort, quelques minutes après le départ de M. Auricourt et sa fille.

Robert avait disparu, sans prendre congé de personne.

— Il faut lui pardonner, murmura M. d’Estimauville à l’oreille de sa fiancée, il est amoureux.

CHAPITRE XIII
enfin on se comprend.

Le soir venait. Un de ces soirs limpides et purs où l’âme appesantie par une douleur profonde, aime à venir chercher dans la contemplation des beautés de la nature, un soulagement à ses peines.

On percevait, déjà, l’approche du crépuscule, les derniers feux d’un soleil mourant allaient se perdre dans l’immensité des cieux, et à l’horizon se levaient de faibles étoiles.

À cette heure mystérieuse, où l’imagination tout entière peut s’envoler comme une prière vers le Tout Puissant, Géraldine se promenait d’un pas lent dans les allées du jardin de son père. Depuis la veille, le calme n’était pas entré dans ses esprits, et elle venait, en contemplant le ciel, demander à Dieu de relever son courage, et de l’aider à supporter son malheur.

Le froid de la nuit, qui était tombée, vint la forcer à rentrer. Tout était noir à la maison, apparemment le docteur était sorti puisque son bureau n’était pas éclairé. Cependant, en arrivant en face de sa demeure, elle vit qu’il y avait de la lumière au salon.

— C’est sans doute quelque étranger qui attend mon père

Puis, elle gravit les marches du perron. La porte avait été laissée entrouverte. Elle entra et se dirigea vers le salon, afin de s’assurer s’il y avait quelqu’un.

Au premier coup d’œil, il lui parut désert, mais tout à coup le sang afflua vers son cœur, les rideaux d’une des fenêtres venaient de s’ouvrir et un jeune homme s’avança vers elle. Géraldine voulut s’enfuir, mais Robert était déjà à ses côtés et, lui prenant la main, il la ramena au milieu de la chambre.

— Non, Géraldine, dit-il, restez, il faut que je vous parle. La jeune fille muette, interdite, se laissa tomber sans forces sur un sofa, son cœur battait à rompre sa poitrine, il l’avait appelée Géraldine et ce nom qu’il lui donnait pour la première fois avait fait tressaillir tous ses sens, elle croyait rêver et craignait qu’en prononçant une parole, l’illusion ne s’envola.

Monsieur de Marville s’était assis près d’elle sans cesser de tenir sa petite main qui tremblait dans la sienne ; il attendit quelques instants qu’elle fut un peu remise de son trouble et lui dit :

— Géraldine, depuis plus de six mois, j’ai été le plus malheureux des hommes, la vie m’était devenue tellement insupportable que je cherchai partout la mort dans les combats, car je vous aimais, depuis le moment je vous vis veiller à mon chevet avec la bonté d’un ange, je vous aimais lorsque je vis briller sur vos traits charmants un éclair de joie quand votre père déclara que j’étais hors de danger, j’aurais voulu consacrer ma vie toute entière à m’efforcer de vous rendre heureuse, mais hélas, tout à coup votre froideur est venue briser tous mes rêves, et le brusque changement de votre conduite me plongea dans le plus profond découragement… Votre image me suivait partout et avec elle la triste pensée que je n’étais rien pour vous. Le soir même, je venais faire mes adieux à votre père, j’étais décidé à partir pour Montréal, ne pouvant plus demeurer à Québec, pour rencontrer sans cesse votre regard si froid, qui, comme hier encore torturait mon âme. Oh ! Géraldine, je vous aurais quittée pour toujours, emportant avec moi mon secret et disant adieu au bonheur, si une parole de votre part n’était venue me faire espérer en l’avenir. Oui, chère Géraldine, vous l’avez vous-même écrite.

Il est doux par un mot, de pouvoir retrouver l’espérance.

Pendant que Robert lui parlait ainsi, la jeune fille avait ressenti une joie indicible, mais à ces dernières paroles, elle pâlit, une vive anxiété se peignit sur ses traits, une pensée bien poignante venait de s’emparer d’elle ; Robert avait surpris son secret, et c’était la reconnaissance seule qui le poussait à faire un aveu qui était pour lui un sacrifice. Notre héroïne demeura donc muette et retirant subitement sa main de celle de Robert, elle se couvrit la figure et fondit en pleurs.

— Qu’avez-vous, fit-il avec inquiétude, calmez-vous Géraldine, si j’ai blessé vos sentiments, si le désir ardent d’être aimé m’a fait me tromper dans l’interprétation de vos paroles, pardonnez-moi, mais de grâce, cessez vos larmes, je ne puis les voir couler.

— Laissez-moi, par pitié, laissez-moi, dit-elle, je ne puis, je ne dois vous aimer.

Dire ce qui se passa alors dans le cœur du jeune homme serait impossible. Il se leva, chancelant.

— Adieu, Géraldine, fit-il, vous avez été cruelle, mais ce n’est pas à moi à vous condamner, la seule prière que je puisse vous faire avant de vous quitter pour toujours, c’est de vous souvenir, en apprenant ma mort, que celui qui n’est plus, a succombé emportant avec lui votre image, ne pouvant plus vivre loin de vous.

Il allait s’éloigner, tout allait pour jamais être brisé entre eux, lorsque Géraldine s’écria :

— Oh ! Robert, Robert.

Il y avait tant d’amour et d’angoisse dans sa voix qu’il s’arrêta.

— Non Robert, vous ne mourrez pas, continua-t-elle, vous vivrez heureux avec cette Alice que vous aimez, et moi, je prierai Dieu pour vous.

— Alice, pourquoi parlez-vous d’Alice ? J’avais une famille, je l’ai perdue ; j’avais une sœur, elle m’a été enlevée ; j’avais espoir pouvoir un jour vous nommer mon épouse ; alors, j’eus fait le voyage de la vie avec bonheur ; mais tout m’est ravi, je suis destiné à fuir tout ce que j’aime, tout noble sentiment doit être étouffé dans mon cœur. Non, non, je ne puis vivre ainsi. Hélas ! pourquoi ne suis-je pas mort.

Il parcourait la chambre à grands pas, son désespoir était terrible.

— Pourquoi avez-vous dit que je vivrais heureux près d’Alice, demanda-t-il, pensez-vous que l’affection d’une sœur pourrait effacer votre souvenir ?

— Une sœur ?

— Oui, une sœur, que je ne révérai peut-être jamais.

— Ô ciel ! Alice est donc votre sœur.

— Quoi, vous l’ignoriez, alors pourquoi l’avoir nommée, qui a pu vous parler d’Alice, sans vous dire qui elle était.

— Vous-même, vingt fois dans votre délire, son nom est venu sur vos lèvres, j’avais cru…

— N’achevez pas, je comprends ; non, non, chère Géraldine, jamais, je n’ai aimé une autre que vous ; à présent, refuserez-vous encore de me répondre ?

— Robert, dit-elle, avec des larmes de joie dans le regard, si tout à l’heure après que j’eus prononcé ces paroles, qui déchiraient mon cœur, vous étiez parti sans qu’aucune explication eut lieu entre nous ; je serais morte. Jugez maintenant si je vous aime.

— Mon ange, est-il possible, murmurait-il en attirant la jeune fille à lui, et la pressant sur son cœur.

— Oui, Robert, je vous aime, et folle que j’étais, j’aurais sacrifié tout mon bonheur, plutôt que d’avouer mon amour, si Dieu n’avait permis que vous ouvrissiez mon album.

Alors, ils se racontèrent mutuellement ce qu’ils avaient souffert.

Combien cette conversation fut douce et remplie de charmes. Tous deux goutèrent à l’un de ces moments si furtifs et si rares, que la Providence place quelquefois sur nos pas pour nous aider à parcourir le pénible voyage de la vie.

— Robert qui eut dit que ce jour devait finir ainsi pour nous, fit Géraldine, que Dieu est bon de nous donner tant de bonheur.

— Oui, répondit Robert en pressant la main de la jeune fille sur ses lèvres, hier encore, je murmurais contre ses décrets, je n’avais pas compris qu’il fallait que je souffrisse afin de devenir digne de vous.

Pendant qu’ils conversaient ainsi, ils ne s’étaient pas aperçus que deux regards les épiaient. L’un rempli de haine et de jalousie, l’autre doux, mais empreint de tristesse. En effet, depuis une dizaine de minutes M. Auricourt se tenait sur le seuil de la porte du salon, tandis que Gontran de Kergy, caché dans l’obscurité du dehors, demeurait à l’une des fenêtres, et il avait tout entendu.

— Ah ! il l’aime, se dit-il, eh bien tant mieux, c’est par elle que je me vengerai.

En même temps, le docteur se montrait.

— Mon père, s’écria Géraldine.

M. Auricourt, fit Robert.

— Je sais tout, fit le docteur, et je ne m’opposerai pas à vos désirs.

Et prenant la main de sa fille, il la plaça dans celle de Robert.

— Aimez-la, continua-t-il, néanmoins je dois vous dire que Géraldine ne changera pas de nom avant deux ans ; je ne puis supporter la pensée qu’elle me soit enlevée à présent et ne veux qu’elle devienne Madame de Marville avant que mon pays soit en paix. Tout présage que nous aurons encore de vifs combats à soutenir. Volez où la gloire vous appelle et revenez vers celle, qui, je le crois, fera votre bonheur.

Puis attirant Géraldine vers lui, il la tint longtemps pressée sur son cœur avec une vive émotion. Ce moment venait de lui apprendre que désormais l’amour de sa fille était partagé.

CHAPITRE XIV
entre jeunes gens

Lecteurs, pénétrez de nouveau avec moi dans cette maison de la rue Buade, où pour la première fois je vous ai présenté le général Montcalm et Robert.

Nous nous retrouvons encore dans la chambre d’entrée ; comme la première fois le général est assis auprès d’une table toute chargée de papiers, que M. de Bourlamaque parcourt avec attention.

Le plus grand silence règne dans l’appartement. Mais soudain le général se lève avec impatience et regarde son lieutenant.

— Ainsi, dit-il, tous ces comptes ont été payés ?

— Oui, général, ordre de l’intendant Bigot.

— Cependant, un grand nombre étaient faux et demandés pour des articles qui n’ont jamais été fournis à l’armée. C’est ainsi que tandis que des milliers de braves guerriers s’efforcent de rehausser dans ce pays la gloire militaire, des administrateurs infidèles prennent à tâche de dilapider ses finances. Ne sommes-nous pas dans un temps assez critique ? faudra-t-il encore être contraint de réduire la ration de pain et de viande des troupes pour enrichir d’indignes fonctionnaires ?[1]

Et Montcalm se mit à parcourir la chambre à grands pas.

— La corruption, disait-il comme se parlant à lui-même, elle a commencé à marcher le front haut sous l’administration de M. de la Jonquière, maintenant, elle ne peut s’arrêter.

Puis, après un moment de silence, il reprit.

— Au moyen d’un sacrifice d’argent de la part du Gouvernement français, pour l’envoi de nouvelles troupes en nombre suffisant, nous pourrions avoir de véritables avantages sur l’armée anglaise, Webb n’ose sortir du fort Édouard. M. Dubois de Lamothe tient bloqués dans Chibouctou Milord Lawdon et l’escadre anglaise avec douze vaisseaux de ligne et cinq frégates, encore malgré l’abandon du Gouvernement français, peut-être parviendrons-nous à faire quelque chose, si les administrateurs veillaient avec plus d’intelligence aux intérêts de la colonie ; que peuvent des soldats mourant de faim. Si nous n’avons de secours, il est probable que la famine exercera de terribles ravages cet hiver.

Avec une âme désintéressée comme en possédait Montcalm, on conçoit combien la cupidité lui paraît hideuse ; lui qui se sacrifiait tout entier, s’oubliant lui-même, n’était-il pas pardonnable d’exprimer ses regrets sur la conduite de plusieurs de ceux qui l’entouraient.

En ce moment, on frappa à la porte et M. de Marville entra.

Robert n’était plus le même. Sa démarche était vive et alerte, sur tous ses traits se lisait la joie.

— Comme vous voilà joyeux, lui dit Montcalm, sans doute, vous avez une bonne nouvelle à m’apprendre.

Robert serra fortement la main que le général lui tendait.

— Oui, répondit-il, votre bonté me commande de vous confier ce que je vous ai caché jusqu’ici.

— Alors ce ne sera qu’en chemin, car j’ai promis de me rendre à la réunion que les amis de M. d’Estimauville lui donnent ce soir pour fêter sa vie de garçon, c’est demain qu’il dit adieu à la vie de bachelier, il choisit une charmante personne ; il a mis entièrement les intérêts de côté.

Mlle  Simard ne lui apporte aucune dot ! fit M. de Bourlamaque.

— Il n’en sera pas moins heureux pour cela, pour moi, je ne l’en estime que davantage, un tel désintéressement se rencontre rarement de nos jours.

En parlant ainsi, le général avait pris son chapeau et mis son pardessus.

— Allez-vous demeurer ici, Bourlamaque, fit-il.

— Oui, général, jusqu’à votre retour.

Durant le trajet, Robert raconta à Montcalm ce que nous savons.

— Comment, s’écria le général, lorsque Robert eut terminé, ai-je été assez imbécile pour ne pas deviner qu’avec un cœur comme le vôtre, vous ne pourriez demeurer trois mois sous le même toit que Mlle Auricourt sans l’aimer, et moi qui me creusais la tête pour vous trouver une personne qui put dissiper vos chagrins, tandis que c’était précisément cette personne qui en était cause.

Tout en parlant ainsi, ils étaient arrivés à la rue St. Louis, qui était le but de leur marche. Ils frappèrent à la porte de la première maison. On vint ouvrir, un rayon de lumière filtra au dehors, tandis que de bruyants éclats de rires partaient du dedans. Montcalm et son compagnon entrèrent.

C’est là que nous allons retrouver réunis les jeunes critiques du bal du gouverneur ; qui en ce moment sont tous absorbés dans une discussion sur le mérite des femmes auteurs.

— Moi, disait M. de Beaumont, je déteste les femmes qui écrivent, en affichant ainsi les talents qu’elles peuvent avoir, il me semble qu’elles sortent complètement de leur rôle, mon opinion est que la femme doit demeurer dans l’ombre : je suis tout-à fait anglais à ce sujet.

— Et tout-à-fait entier dans vos idées, reprit M. d’Estimauville, selon vous les talents intellectuels ne peuvent être qu’un défaut apporté aux qualités de celle que vous choisissez pour être la mère de vos enfants.

— Je ne choisirai jamais une femme auteur, dont le seul but est de briller, pour elle, son intérieur est complètement oublié.

Parbleu, en cela je ne pourrais vous blâmer, si la femme qui écrit ne peut être autrement, mais n’admettez-vous pas qu’il y ait des exceptions ?

Ah ! les exceptions, fit Louis en riant, voilà ce qui m’a toujours fait détester la grammaire, je ne puis les souffrir.

Il y eut un moment d’hilarité ; mais M. d’Estimauville ne se déconcerta pas ; il voulait gagner la cause qu’il avait commencé à plaider.

— Blâmeriez-vous, dit-il, la femme qui n’écrit que dans ses moments de loisir, non pour acquérir la renommée, mais uniquement parce que c’est pour elle un délassement de l’esprit ?

— Dans ce cas, reprit Louis, la femme d’un esprit supérieur ne se pliera jamais.

— Vous vous trompez, mon cher, la femme véritablement intelligente, sera celle qui comprendra le mieux que le premier et le seul but de sa vie, doit être de faire le bonheur de son mari et de ses enfants, ne croyez pas que pour laisser son nom à la postérité, elle négligerait ceux qui lui sont si chers, et comment pourrait-on expliquer cela autrement si les facultés morales les plus élevées, que Dieu nous a données, et qui nous le font connaître, ne nous faisaient acquérir la sagesse ; à quoi donc serviraient-elles ? Croyez-vous que celle qui rêve et décrit le bonheur, ici-bas, sera celle qui par sa propre faute s’en éloignera le plus. Ceci serait tout à fait hors de logique. Que trouvez-vous donc à blâmer dans une imagination vive. Pourquoi celle qui a des idées générales et qui vous montre ce que vous avez vous-même éprouvé, mais que vous n’auriez pu définir, serait moins capable d’acquiescer à nos désirs, que la femme timide et cachée qui garde en elle-même toutes ses impressions. Certainement la principale qualité que je chercherais chez une femme ne serait pas les talents ; mais s’ils se trouvaient joints aux autres, je ne pourrais que m’en féliciter et je m’estimerais heureux de les rencontrer chez celle que j’aurais choisie.

— Bon avec ton imagination romanesque qui fleurit tout, tu vas finir par nous faire adopter tes idées.

— Et c’est le bon moment de les prendre M. Duval, ajouta le général en s’avançant. M. d’Estimauville ne se contente pas de dire, je choisirai, il a choisi et vous donne le bon exemple, il ne veut pas qu’on le décore du vilain nom de vieux garçon.

Chacun s’était levé pour saluer le marquis.

— Mais vous ne calculez pas, général, reprit Louis, que s’il n’y en avait pas quelques-uns de mon espèce, les hommes de mérites comme M. d’Estimauville ne pourraient être appréciés à leur juste valeur.

— C’est vrai, mais j’aimerais mieux que vous ne fussiez pas un de ceux qui sont destinés à faire briller leur voisin, car enfin celui qui se bat, comme vous l’avez fait à William Henry, doit avoir à cœur de laisser, après lui à sa patrie, des enfants, pour perpétuer sa mémoire et servir comme leur père, leur roi et la France.

Après cet éloge, Louis ne put faire autrement que de s’avouer vaincu et de reconnaître qu’il avait tort.

Une magnifique table était servie, l’on avait attendu le général ; alors chacun y prit place. Cependant, un siège demeurait vacant. Louis en fit la remarque à M. d’Estimauville.

— C’est de Blois qui manque, répondit ce dernier, vous savez que depuis le bal du gouverneur, il est très assidu auprès de Mademoiselle de Montfort, je suppose que c’est chez elle qu’il est retenu ce soir.

— Quel drôle de garçon, reprit Louis, il poursuit son but avec une persévérance digne d’un meilleur sort. Mlle de Montfort est d’une excentricité tout à fait crâne, figurez-vous qu’elle ne veut épouser qu’un héros, et ce pauvre de Blois qui est d’un caractère bien placide, court une grande chance d’être longtemps avant d’en être un, mais il est juste qu’il se tracasse un peu l’esprit pour gagner une fortune.

En ce moment, ils furent interrompus, le général s’était levé et proposa la santé des futurs mariés : il parla longtemps et fut bien goûté de toute l’assemblée. M. d’Estimauville répondit, remerciant avec émotion son général des vœux qu’il venait de faire pour son bonheur.

Ensuite Montcalm se retira pour aller retrouver son aide de camp.

La Fiancée de M. d’Estimauville

Le marquis était un homme d’une activité extraordinaire ; il ne pouvait demeurer longtemps inoccupé, infatigable au travail, son esprit était toujours occupé à de nouveaux projets. Ce fut heureux pour lui de posséder un tel caractère, car en arrivant de France, toutes ses espérances et son courage se seraient évanouis en constatant le peu de forces que possédait la colonie. Avec les renforts qu’il amenait, les troupes ne s’élevaient qu’à trois mille sept cent cinquante deux hommes de milice canadienne et quelques centaines de sauvages.

C’était avec cette poignée de gens qu’il devait se défendre contre les Anglais, supérieurs en si grand nombre.

Il ne se découragea pas et, malgré les trahisons des peuplades indigènes, malgré l’insuffisance des secours venant d’Europe, il sut conserver pendant trois ans ce vaste territoire à la France, et quelle reconnaissance lui fut témoignée par la mère-patrie ? Tandis que l’Angleterre ramenait triomphalement le corps de Wolfe, les restes de Montcalm demeuraient oubliés sur une terre étrangère. Il ne devait même pas dormir avec ses pères sous le ciel de sa patrie. Il demeurait enseveli dans la chapelle des Ursulines à Québec, sans qu’aucune inscription ne vint indiquer là sa présence.

Ce ne fut qu’en 1831 qu’un gouverneur anglais, Lord Aylmer, fit placer dans cette chapelle une plaque en marbre blanc, où on lisait :

« Honneur à Montcalm, le destin, en le privant de la victoire, l’a récompensé par une mort glorieuse. »

C’est ainsi que l’Angleterre, seule, rendit justice à sa valeur…


Le lendemain, la Cathédrale était remplie de la société de Québec, qui venait assister au mariage de Mlle Simard et M. d’Estimauville.

La mariée entra pâle et émue ; cependant son regard était rempli de joie, car le oui sacramentel qu’elle allait prononcer était pour elle le présage du bonheur : ce oui qui par beaucoup, hélas, est proféré aux pieds des autels, le désespoir dans l’âme. Pour Mlle Simard, elle aimait, elle était aimée, aucun nuage ne pouvait attrister son front pur ; confiante en l’avenir, la jeune fille s’agenouilla aux pieds du prêtre, heureuse de remettre sa destinée à celui que son cœur avait choisi.

Hortense cachée derrière un pilier priait et pleurait. Madame de Staël dit que nous avons toujours un pressentiment de ce qui doit nous arriver dans la vie. Je crois qu’elle a raison.

Pour Mlle de Roberval, elle était dans un de ces moments où l’avenir passe devant les yeux ; la jeune fille pensait à M. de Raincourt à tout ce qui la séparait de lui, et quelque chose lui disait « Non, non, jamais vous ne serez unis ».

Abimée dans ses réflexions, elle ne s’était pas aperçue que la noce avait défilé et que l’Église s’était entièrement vidée. Aux sons harmonieux de l’orgue avait succédé le silence le plus complet.

Combien dura cet oubli de tout ce qui l’entourait, on n’en sait rien ; lorsque Mlle de Roberval releva la tête, elle aperçut le capitaine, debout près d’elle, qui la regardait prier. Un cri fut près de s’échapper de ses lèvres.

Relevez-vous Hortense, murmura-t-il, il y a assez longtemps que vous priez, venez au dehors.

La jeune fille obéit machinalement et suivit M. de Raincourt.

Lorsqu’ils eurent quitté l’église, Félix lui offrit son bras, Hortense était si pâle, qu’il craignait qu’elle ne s’évanouit. Il la conduisit à un banc qui se trouvait appuyé sur un grand chêne, et tous deux y prirent place. À leur approche, un oiseau qui chantait dans l’arbre s’envola, Hortense le regarda disparaître, avec tristesse, et quand elle abaissa ses regards sur son fiancé, une larme perlait au bord de sa paupière.

— Pourquoi vous chagriner ainsi Hortense ?

— Je sais que vous partez pour Carillon.

— C’est vrai, il m’en coûte beaucoup ; mais du moins je pars un peu rassuré sur votre sort ; puisque votre tuteur est revenu à de meilleurs sentiments et que vous êtes maîtresse de vos actions maintenant.

— Ce changement m’effraie ; vous ne connaissez pas mon tuteur, Félix, il n’abandonne jamais ses projets ; s’il me laisse libre, c’est qu’il a trouvé un autre moyen de parvenir à son but ; je crains qu’il ne s’attaque à vous.

— Chère Hortense, votre sensibilité vous effraye à tort ; M. de Carre n’osera rien contre moi. Si maintenant il agit en gentilhomme avec vous, c’est qu’il a compris que sa conduite passée aurait pu lui faire tort. J’aurais employé tous les moyens pour vous faire mettre en liberté et pour lui enlever les droits qu’il a sur vous. Vous voyez qu’il a profité de mon absence pour user du pouvoir que la loi lui donne.

— C’est vrai, Félix, lorsque je suis avec vous, toutes mes craintes s’évanouissent, je me sens forte de votre protection, il me semble qu’aucun malheur ne peut nous atteindre, lorsque je vous vois ; mais en votre absence, mon esprit est assailli de mille craintes, je vous vois exposé à maints dangers, tendus par mon tuteur et je vis dans une anxiété continuelle.

— Pauvre enfant, au nom de mon amour, je vous supplie de ne pas vous laisser impressionner de semblables idées, qui ne sont que chimériques. Je vois que votre captivité vous a enlevé votre courage d’autrefois, mais il ne faut pas vous attrister pour cela ; promettez qu’à l’avenir vous ne vous rendrez plus malheureuse à cause de moi, si vous voulez que je parte tranquille. Songez que malgré les ennuis, les déceptions, le temps s’écoule, dans dix-huit mois vous serez libre, alors personne ne pourra nous séparer ; vous avez assez souffert pour pouvoir espérer d’être heureuse.

La jeune fille leva ses yeux bleus sur le capitaine, dans ce regard, M. de Raincourt comprit qu’on lui accordait la promesse demandée, et que déjà les sombres pensées qui oppressaient sa fiancée se dissipaient, pour faire place à l’espérance.

En effet, quel est celui qui peut mieux consoler l’âme souffrante, si ce n’est l’être aimé ; quelle voix peut avoir ses accents !

— Oui, ma petite Hortense, nous serons heureux, continua-t-il, en l’entourant d’un regard d’amour, je bâtirai un joli castel ; sur les bords de la rivière Ste. Croix, là, nous passerons les premières années de notre union, puis plus tard, lorsque le pays sera en paix, nous retournerons en France, pour habiter le château de votre père. Vous serez entourée de nouveau, de tous les objets que vous aimez, et que vous n’avez revus depuis la mort de vos parents. Nous reprendrons vos anciens et fidèles serviteurs, qui voua aiment tant ; nous nous promènerons ensemble, dans les allées touffues du grand parterre, où souvent, dans votre enfance, j’ai joué avec vous à cache-cache. Vous rappelez-vous de l’étang où, un jour, vous tombâtes ; j’eus le bonheur de me trouver tout près, et j’arrivai à temps pour vous retirer de l’eau, où vous alliez disparaître. Qui m’eut dit alors lorsque je vous remis aux bras de votre mère, qui était accourue, toute en larmes, que l’affection que j’avais pour vous, devait se changer un jour en l’amour le plus tendre ; que vous deviendriez pour moi plus que tout au monde ? Combien d’événements imprévus se passent dans la vie, que de changements s’opèrent dans quelques années. Qui m’eut dit Hortense que nous devions tous deux traverser l’Océan, pour venir habiter ce pays lointain ? Vous voyez que la Providence nous protège, puisqu’elle a permis que nous nous retrouvions ici.

Ce fut en lui parlant ainsi longtemps de ses rêves d’avenir et de riants projets, que le capitaine parvint à chasser entièrement les nuages qui attristaient quelques instants auparavant le front de sa fiancée. Ce fut donc avec moins de regrets qu’il put lui faire ses adieux, à la porte de la demeure de M. de Carre, car il partait le lendemain pour Carillon et lorsqu’il porta à ses lèvres, la petite main de Mlle de Roberval, il eut la satisfaction de lui entendre dire.

— Maintenant, je crois qu’il sera moins difficile pour moi de tenir ma promesse ; mais revenez au plus tôt, les jours sont si longs durant votre absence et j’ai besoin que vous veniez soutenir mon courage.

Ils se séparèrent ainsi, plus heureux tous deux que lorsqu’ils s’étaient rencontrés : car un moment de bonheur fait oublier bien des peines et chasse les soucis de l’avenir.


CHAPITRE XV
la bataille de carillon.

Les jours se sont écoulés, nous sommes arrivés à la veille de la bataille de Carillon.

La prise de Louisbourg avait laissé le Canada sans défense et l’on était résolu de prendre la revanche. Les Anglais allaient attaquer Carillon situé près du lac Champlain, à l’extrémité du cours d’eau, nommé rivière de la chute.

On avait envoyé Bourlamaque occuper le partage à la tête du lac St. Sacrement, et Montcalm avait placé sur les deux rives de la rivière de la chute, les bataillons de la Sarre, Royal-Roussillon, Languedoc, et le premier de Berry ; lorsque dans la nuit du six juillet, Abercombie qui avait remplacé milord Laudon débarqua au portage avec seize à dix-huit cents hommes.

À son approche, Montcalm comprit qu’il serait plus prudent de se replier, il repassa donc la rivière et vint se mettre sous le canon de Carillon.

Toute la journée du lendemain, le général fit travailler ses sept bataillons, à former des abatis, à la hâte ; il ne ferma l’œil de la nuit surveillant lui-même les travaux.

Vers cinq heures, il se promenait encore, interrogeant l’horizon afin de voir s’il n’apercevrait pas M. de Marville, qui était allé en avant pour lui apporter la nouvelle de l’arrivée de M. de Lévis. Enfin un point noir se dessina au loin et en moins de dix minutes Robert fut à côté du Marquis.

— Général, dit-il, le chevalier de Lévis sera ici dans une demi-heure avec ses piquets.

En effet, au bout de ce temps, le chevalier arriva.

— Où allons-nous placer les Canadiens, demanda-t-il au général.

— Dans la trouée entre l’abatis et la rivière ; vous défendrez la droite, chevalier, Bourlamaque est chargé de la gauche, moi, je garde le centre.

Les volontaires sont déjà dans le bois, entre la rivière et la chute.

Lévis se chargea immédiatement de placer les troupes de la colonie, tandis que Montcalm faisait descendre dans la plaine un corps de réserve de huit compagnies de grenadiers et de plusieurs piquets.

Toutes ces opérations se firent avec une grande diligence : à onze heures et demie, on attendait déjà avec impatience l’arrivée de l’ennemi.

Montcalm avait gardé près de lui son jeune protégé. Avant la bataille, il lui dit.

— Robert je vous recommande la prudence pour acquérir de la gloire, ne vous exposez pas inutilement, songez au deuil que causerait votre mort.

— Ne craignez rien, général, répondit M. de Marville, pressant, avec effusion, la main du Marquis, je suis devenu prudent depuis que je sais qu’elle m’aime, aujourd’hui, je tiens la vie.

— Alors, je suis heureux d’apprendre que vous êtes devenu sage, j’en remercie Mlle Auricourt, puisque c’est à elle que nous devons ce changement. À présent je n’aurai plus de ces inquiétudes que vous m’avez fait si souvent éprouver, dans les combats auxquels vous avez assisté.

— Oh général !

— Ne dites pas ô général, mais ô Géraldine, puisque je n’étais rien pour vous.

— Vous êtes tout alors pour moi, mais pardonnez si maintenant, je dis : mourir pour vous, vivre pour elle.

— Non, cher Robert, vivez pour elle, vivez pour moi.

En cet instant, leur conversation fut interrompue, une grande détonation retentit, c’était les Anglais qui attaquaient les gardes avancés. On vit paraître trois colonnes sur la hauteur et une quatrième sur le penchant de la côte.

Alors le feu s’engagea de toute part. Les Canadiens lancèrent leur décharge sur la quatrième colonne, qui se replia sur le régiment de la Seine, en montant la colline, alors ils eurent le feu de ce régiment en tête, tandis que les Canadiens les repoussaient en côté.

Lévis comprit qu’ils voulaient forcer ses retranchements.

— Allez, dit-il, à M. d’Héry, aide major de la reine, prenez une cinquantaine d’hommes, attaquez cette colonne par derrière.

Ses ordres furent promptement exécutés, au bout de quelques instants les cris de l’ennemi lui apprirent qu’on l’attaquait de ce côté.

Cependant, les Anglais ne s’en précipitèrent pas avec moins de fureur sur les retranchements.

Partout le combat était terrible. M. de Bourlamaque soutenait la gauche avec fermeté.

Vingt barges anglaises s’approchèrent du rivage, pour débarquer du monde : mais M. de Louvicourt, qui servait en cet endroit, avec trois pièces de canon, aidé de la fusillade des volontaires, coula à fond un ponton et une barge, puis parvint ensuite à faire retirer le reste.

Pour Montcalm, il était partout.

— Courage, disait-il, s’élançant dans les rangs et montrant l’exemple de la bravoure, en s’exposant aux plus grands dangers, bientôt, nous serons victorieux.

— Oui, mais avant, tu périras s’écria un jeune officier anglais, en brandissant son sabre au-dessus de la tête du marquis.

Deux cavaliers s’élancèrent et l’épée de Robert fut assez habile pour frapper le bras de l’officier avant que son sabre se fut abattu sur le général.

— Oh ! rage, s’écrie, de Kergy, c’est lui qui me devance, toujours ce de Marville dans mon chemin, pour recevoir ce qui m’est dû, mais patience, je me vengerai.

Le marquis avait vu Robert.

— Merci, lui dit-il, je vous dois la vie.

Le jeune homme n’écouta pas, il se précipita sur l’officier qu’il venait de blesser, et lui passa son épée au travers du corps, puis la retirant toute sanglante, il continua à frapper avec fureur devant lui, avançant toujours, exposé au feu le plus nourri des Anglais ; le danger que venait de courir son général lui avait donné un nouveau courage pour braver les périls.

— Arrête, lui cria Montcalm.

Mais sa voix fut couverte par la fusillade. Robert venait de disparaître sous un nuage de fumée ; pendant plusieurs minutes, on crut qu’il ne reviendrait pas, lorsque soudain un des drapeaux anglais qu’on voyait flotter au-dessus de l’armée s’abattit ; on le vit traîné dans la poussière, jusqu’à ce qu’enfin, il se releva et vint s’abattre au milieu de l’armée française, avec Robert, qui roula sans connaissance aux pieds de M. de Bourlamaque. Celui-ci se baissa pour relever le jeune homme, mais une balle vint le frapper en pleine poitrine, il s’affaissa gravement blessé. Rendez-vous, criait-on de toute part. Vive la France.

Mais la fureur des Anglais ne faisait que s’accroître, ils se précipitaient aveuglément dans des tronçons, où ils s’embarrassaient et tombaient enfilés.

Le général Abercrombie envoya un courrier, lui enjoignant de faire venir cinq mille hommes sur la réserve qu’il avait laissée à la Chute. Cependant, ce renfort ne fut rien contre les Français, qui foudroyaient leurs ennemis du haut du parapet, sans qu’ils pussent se défendre. Des grenadiers s’étaient jetés dans la trouée, et mettaient de ce côté les ennemis en fuite. Mais la colonne du penchant de la côte, faisait encore une opiniâtre résistance, et était la dernière à combattre, lorsque les Canadiens sortirent de leurs retranchements, Lévis à leur tête, suivi du capitaine de Raincourt et ils parvinrent à la mettre en pleine déroute.

Des cris joyeux retentirent de toutes parts, l’enthousiasme était à son comble.

En effet, n’avait-on pas droit d’être fier d’une victoire gagnée sur les Anglais dans les mêmes circonstances que ceux-ci à Poitiers et à Azincourt.

La perte des Français se monta à cinq cents hommes, et celle des Anglais à quatre milles.

Le lendemain, Carillon retentissait des chants de nos soldats, qui répétaient d’écho en écho le triomphe de la veille. Dans toutes les bouches, on entendait :

Je chante des Français,
La valeur et la gloire,
Qui toujours sur l’Anglais
Remporte la victoire.
Ce sont des héros,
Sous nos généraux ;
Et Montcalm et Lévis
Et Bourlamaque aussi.

Mars qui les engendra
Pour l’honneur de la France ;
D’abord les anima
De sa haute vaillance,
Et les transporta
Dans le Canada,
Où l’on voit les Français,
Culbuter les Anglais.

Allons à Carillon,
Allons voir la merveille,
Où chaque bataillon,
D’une ardeur sans pareille,
Fixe, frappe, et bat
Dans un seul combat,
Où trois mille Français
Chassent vingt mille Anglais.

Le général se promenait avec satisfaction au milieu de ses soldats, les entendant ainsi exalter son courage, il se sentait ému de joie. Ce moment le récompensait de ses fatigues et de ses peines, il les avait soutenus lorsqu’ils étaient accablés de froid et de faim, maintenant il recueillait les lauriers que méritait sa conduite et la gloire de Carillon l’immortaliserait à jamais.

En cet instant un jeune officier s’approcha de Montcalm.

— Général, dit-il, Abercrombie a fait rembarquer ses troupes pour se retirer à l’extrémité du lac George.

— Tant mieux, répondit le marquis, ils ne reviendront pas à la charge. À présent, je puis aller voir ce pauvre Bourlamaque et Robert, qui tous deux se désespéraient en pensant que s’il fallait se battre aujourd’hui, ils ne pourraient apporter leur concours,

— Comment sont-ils, Général ?

— Bourlamaque est bien mal, hier le chirurgien croyait tout perdu ; mais aujourd’hui, il espère. Pour M. de Marville, il a été plus heureux, ses blessures ne sont pas graves, il pourra s’en retirer sous peu de jours.

Puis le général s’éloigna pour aller lui-même porter la nouvelle du départ d’Abercrombie, aux malades.

CHAPITRE XVI
l’orage gronde au loin.

Hortense ne se trompait pas dans ses appréhensions et ses craintes étaient bien fondées.

Comme elle l’avait dit, M. de Carre n’était pas homme à abandonner ses projets : pour lui, tous les moyens étaient bons, pour parvenir à ses fins.

Expliquons maintenant le brusque changement de sa conduite. Pourquoi M. de Carre avait-il tout à coup rendu la liberté à sa pupille ?

Voici en deux mots l’énigme. Mlle de Roberval avait une tante, à qui revenait de droit toute sa fortune, si elle venait à mourir avant sa majorité, donc Madame de Saint Luc vivante, M. de Carre ne pouvait hériter d’Hortense, étant parent plus éloigné ; c’est pourquoi il convoitait la main de la jeune fille et aucune souffrance ne lui eut été épargnée, si son tuteur n’avait appris la mort de Madame de Saint Luc au moment où il allait employer la force pour conclure ce mariage.

Dès lors, il changea de tactique ; il n’était plus nécessaire d’user de violence et d’attirer tous les regards sur sa conduite.

M. de Carre résolut de laisser le temps s’écouler, afin que chacun n’eut l’œil à ses affaires et l’occasion venue, il faisait disparaître le capitaine.

M. de Raincourt mort, Hortense ne survivrait pas à sa perte, ainsi la fortune lui revenait, sans que personne eût à redire sur son compte.

Mais pour plus de sûreté, il attendait. Voilà pourquoi aucun malheur n’avait encore atteint le fiancé de sa pupille.

M. de Carre résolut de ne faire périr le capitaine que dans un combat ; afin d’éloigner tout soupçon.

Les jours s’écoulèrent donc sans aucun incident fâcheux pour Hortense, elle finit par croire que son tuteur avait renoncé à ses prétentions, l’espérance rentra de nouveau dans son cœur.

Ah ! jeunesse, c’est ainsi que tu te laisses bien vite abuser ; pour toi, les apparences sont rarement trompeuses ; il faut que ton chemin soit rempli d’illusions, voilà un de tes dons précieux, jeune âge.

Peut-on se dire véritablement malheureux lorsque l’esprit se laisse encore charmer de fictions ; que l’imagination nous fait franchir les obstacles les plus insurmontables pour arriver au but désiré.

Quoique M. de Carre eût rendu la liberté à Mlle de Roberval, il ne lui permettait pas de recevoir chez lui son fiancé, qu’il détestait souverainement.

Hortense le rencontrait chez son amie Géraldine.

L’amitié qui avait toujours uni les deux jeunes filles se resserrait de plus en plus.

On les voyait souvent se promener ensemble, dans le jardin du docteur Auricourt, se racontant leurs joies et leurs espérances.

Rien de plus charmant que de voir cette blonde, aux yeux d’Andalouse, appuyée au bras de sa compagne, aux cheveux d’ébène, aux yeux d’un bleu de ciel d’Orient.

Ce groupe de deux femmes si belles, mais d’une beauté si différente, était bien fait pour attirer les regards admiratifs du plus indifférent ; cependant il eut été difficile de savoir à qui donner la palme.

Les agréables confidences de Géraldine et d’Hortense étaient régulièrement terminés par la présence encore plus agréable, de Robert et du capitaine.

Alors, dans leur bonheur, ces quatre jeunes gens demeuraient de longs quarts d’heures sans prononcer une seule parole ; mais ce silence pour eux était un langage bien éloquent.

— Chère Géraldine, disait Robert, que la vie est douce près de toi ; que serai-je devenu, si je n’avais ouvert ton album. J’aurais traîné une existence insupportable ; tu ne saurais croire tout ce que je souffrais, croirais-tu que dans mon malheur, j’allais jusqu’à te reprocher tout ce que tu avais fait pour moi.

— Robert ne parle plus du temps qui nous a séparés ; la seule pensée de ces moments d’angoisse me rend encore triste, nous avons bien souffert, mais j’en remercie Dieu, puisqu’il me réservait le bonheur d’être aimée de toi ; maintenant Robert, si des malheur que j’ignore venait me frapper, forte de ton amour, je sens que mon courage serait plus grand pour les supporter. Ne crois-tu pas, comme moi, que Dieu a créé l’amour afin que ce sentiment qui remplit le cœur de l’homme, soit assez puissant pour le soutenir au milieu des plus grandes épreuves.

Tandis qu’ils s’entretenaient ainsi, Félix murmurait à l’oreille d’Hortense, que le temps s’écoulait.

— Bientôt, disait-il, nous serons réunis pour toujours.

C’était ainsi que confiants en l’avenir, Mlle de Roberval et M. de Raincourt, Géraldine et Robert, ne voyaient pas l’orage qui s’amoncelait au-dessus de leurs têtes ; car pour ces derniers comme pour Hortense et Félix, le jour n’était pas éloigné où le malheur s’appesantirait sur eux,

Gontran de Kergy, n’avait pas oublié sa vengeance, il n’attendait plus que le moment favorable ; l’heure allait bientôt sonner où il mettrait ses plans à exécution.

CHAPITRE XVII
jours de bonheur.

Depuis quelques jours, M. Auricourt paraissait préoccupé, inquiet, souvent en regardant sa fille, ses paupières devenaient humides. Le bonheur rend égoïste, Géraldine, au milieu de sa félicité, ne s’était pas aperçue de la tristesse de son père.

Combien ses jours étaient remplis maintenant, la présence de Robert lui faisait tout oublier. Le soir ils se promenaient ensemble dans la campagne. Comme elle s’appuyait avec ivresse sur son bras. Souvent il lui parlait de sa mère.

— Géraldine, lui disait-il, combien elle vous aimerait si elle vous connaissait, combien ma mère serait heureuse de vous nommer sa fille et vous serait reconnaissante pour tout ce que je vous dois. Vous ne savez combien son âme est sensible, et sage ses conseils. Souvent dans des moments de découragement que d’extravagances n’aurais-je pas faites, si je n’avais sans cesse entendu résonner ses douces paroles à mon oreille ; malgré la distance qui nous séparait, elle était toujours présente à ma pensée, je songeais combien serait amère sa douleur, si un seul instant son fils devenait indigne d’elle, et je ne voudrais pour tout au monde augmenter ses chagrins. Je veux qu’en pressant ma mère sur mon cœur, elle n’ait rien à reprocher à son fils.

Tous les hommes ont leur ambition, Géraldine, voilà la mienne.

— Elle est noble, reprit la jeune fille, Dieu exaucera vos vœux, vous reverrez votre mère.

Que je suis heureuse d’être riche, c’est à présent que je puis apprécier la valeur de la fortune, sitôt après notre mariage, nous voguerons vers la France, qui est le pays de vos désirs et des miens. Votre père ne pourra plus rien contre vous, vous êtes maintenant en âge, nous ferons tout pour retrouver votre sœur et votre mère ne pleurera plus. Que j’ai hâte de voir cette Alice qui autrefois faisait tous mes tourments, je sens que je l’aimerai d’autant plus que j’ai eu des torts envers elle. Si mon père consentait seulement à ce que nous nous marions à présent, vos inquiétudes sur votre famille se dissiperaient plus tôt. Je ne serai parfaitement heureuse que lorsque je saurai qu’il n’y a plus rien pour vous chagriner.

Robert pressa la main de la jeune fille.

C’était ainsi qu’ils s’entretenaient chaque jour et que le temps s’écoulait dans un bonheur parfait.

Robert ne pouvait se lasser d’entendre l’agréable conversation de Géraldine.

Mlle Auricourt était une personne timide, et l’on ne pouvait apprécier le charme de son esprit, que rehaussait une brillante éducation, que dans l’intimité de sa connaissance ; alors seulement, elle se laissait connaître tout entière, et épanchait ses pensées dans le cœur de l’ami qui la comprenait.

Ceux qui l’auraient entendue discuter sur n’importe quel sujet, ne la connaissant que pour l’avoir rencontré dans quelques réunions, auraient été surpris de la supériorité de son intelligence, car Géraldine était si différente chez elle.

Là, la jeune fille ne craignait pas d’émettre son opinion ; elle gardait tout l’attrait de son esprit pour son intérieur.

Robert était un jeune homme qui ne parlait pas beaucoup ; mais il avait le don de ne jamais tenir les femmes indifférentes dans leur conversation, ce qui presque toujours plaît mieux qu’un grand parleur.

Le docteur les regardait souvent se promener tous deux puis détournait ses regards et murmurait.

— Pauvres enfants, je les laisserai peut-être dans la pauvreté.

Depuis quelque temps M. Auricourt était menacé de la ruine, et sa santé s’altérait de jour en jour par l’inquiétude que lui causait le sort de sa fille.

Ce soir-là, lorsque Géraldine alla comme d’habitude souhaiter le bonsoir à son père, elle le trouva la tête appuyée dans ses mains, plongé dans une méditation amère.

— Cher père, dit-elle, tu es triste, et moi, ta fille ingrate, j’ai été heureuse ce soir.

Sois heureuse, mon enfant, et je serai content, ce qui seul pourrait m’attrister serait de te voir perdre ta gaieté. Va maintenant te reposer et te bercer de songes joyeux que comme toi, j’ai eu à ton âge.

Rassurée par ces paroles, la jeune fille embrassa son père, et se retira pour continuer dans son sommeil les rêves de bonheur que l’on fait à vingt ans.

CHAPITRE XVIII
un coup de foudre.

— Madeleine, mon cheval est-il sellé, demandait quelques jours plus tard, Géraldine, qui vêtue d’une jolie amazone bleue, se tenait sur le seuil de sa chambre.

— Oui Mademoiselle, François vient de l’amener devant la porte.

— Alors c’est très bien, je descends.

Et joignant l’action à la parole, elle arriva au dehors, sauta légèrement sur son cheval, puis se retournant vers le domestique qui se tenait respectueusement à quelque distance, elle lui dit.

— Si mon père revient avant moi, prévenez le que je ne serai pas ici avant six heures, afin qu’il ne s’inquiète pas.

Puis donnant un coup de cravache à sa monture elle disparut bientôt.

La jeune fille aimait les périls, son âme se plaisait aux émotions du danger ; aussi n’était-ce pas dans les chemins sûrs qu’on la voyait passer ; c’était sur les hauteurs, les plus élevées, qu’on l’apercevait, dans les sentiers remplis d’affreux ravins qu’elle faisait franchir à son cheval ; ou bien, elle s’enfonçait dans la profondeur de la forêt la plus épaisse, et là laissait flotter les rênes de sa monture et son imagination ardente.

Après s’être promenée ainsi longtemps dans la campagne, Géraldine arrêta soudain sa monture, elle se trouvait au bas de la grande côte par laquelle on arrive à l’ancienne Lorette. Un splendide panorama se déroule à sa vue, et ce sont les beautés de la nature qu’elle veut un instant admirer.

Au fond du tableau apparaît la chaîne des Laurentides, dont les cimes bleuâtres se perdent dans l’immensité du firmament, que les derniers rayons du soleil couchant semblent avoir changé en un ciel de feu, puis au pied des montagnes se déroule une nappe de verdure éblouissante, que tranche subitement de ses eaux cristallines, un limpide ruisseau, où viennent se mirer les grands peupliers et les saules pleureurs.

D’un côté, des plaines fertiles dont la jeune moisson plie la tête aux approches du soir comme pour saluer le crépuscule qui s’avance. De l’autre, une forêt épaisse, où de temps en temps, un oiseau sauvage vient s’abattre en agitant l’air de ses ailes.

Géraldine ressentait un bonheur indéfinissable à contempler ce tableau ; il y avait quelque chose dans la nature qui lui murmurait :

Tu es jeune, tu es belle, tu es aimée. Tout ici semble avoir été créé pour t’inviter à sourire ; livre ton cœur à la joie.

Ne vous est-il jamais arrivé, lecteurs, d’éprouver un de ces moments de bonheur sans cause ?

Redoutez-le, car il est l’avant-coureur d’un malheur ; il ne semble naître que pour nous faire regretter plus amèrement tout ce que l’instant d’après nous fait perdre.

Pauvre Géraldine, crains cette joie funeste, bientôt la vie pour toi ne sera plus qu’au tombeau où vont s’ensevelir toutes tes espérances. Chasse ce sourire qui entrouvre tes lèvres, bientôt les larmes creuseront tes yeux si beaux.

Ne vois-tu pas que le ciel se couvre d’épais nuages, n’entends-tu pas le vent gémir au loin ? Non, un voile d’azur te cache l’avenir, et le cœur tranquille, tu reprends le chemin de ta demeure. C’est là, c’est là que le deuil t’attend.

Un domestique vient au-devant de la jeune fille, en l’apercevant, Géraldine jette un cri.

— Comme vous êtes pâle, François, qu’avez-vous ?

— Mademoiselle, dit-il, en tremblant, j’ai des mauvaises nouvelles à vous apprendre, mais soyez calme, tout n’est pas encore perdu.

— Ô ciel, un malheur, mon père, Robert, parlez parlez, je meurs, s’écria-t-elle, sentant ses forces l’abandonner.

— C’est M. Auricourt qui vient de tomber, on craint l’apoplexie.

Géraldine ne l’écoute déjà plus, elle gravit les marches du perron, s’élance en courant dans la maison, et arrive dans la chambre du docteur ; mais ce qui s’offre à sa vue la cloue sur le seuil ; son père pâle et livide est étendu sur son lit, Robert est auprès de lui. En apercevant sa fille, le docteur lui fait signe d’approcher, déjà la parole lui est difficile. Géraldine vient tomber en sanglotant au pied du lit.

— Ne pleure pas, mon enfant, lui dit-il, la mort ne sépare pas pour toujours.

— Mon père, mon père, ne parlez pas ainsi, non vous ne mourrez pas, que deviendrai-je sans vous ?

Le docteur prit sa main et la plaça dans celle de Robert.

— Il sera ton protecteur, dit-il, il me l’a promis… Robert… Vous la consolerez… du double malheur qui va la frapper… j’ai foi en votre parole… je puis mourir tranquille… puisque vous serez toujours près d’elle… Que Dieu vous bénisse mes enfants… un jour… nous nous retrouverons… dans un monde meilleur… Il appuya ses lèvres sur le front de sa fille ; sa tête retomba sur son oreiller ; il rendit le dernier soupir.

Il fallut arracher Géraldine de la chambre mortuaire ; sa douleur fut telle que pendant quelque temps on désespéra de ses jours.

Robert ne la quitta pas un seul instant. Ce fut alors qu’elle sentit combien il lui était cher.

Souvent lorsqu’elle laissait tomber sa tête sur l’épaule du jeune homme, en sanglotant et qu’il la suppliait au nom de son père de calmer sa douleur, elle lui répondait.

— Pardonne-moi encore ces larmes ; je vois qu’elle t’attristent, mais c’est pour toi seul que je me suis rattachée à la vie, et dans les moments de mon plus grand désespoir, j’ai toujours remercié Dieu de t’avoir dans sa miséricorde, laissé près de moi.

On n’attendait plus que le rétablissement de la jeune fille pour célébrer le mariage. Robert lui avait appris, avec bien des ménagements, le double malheur dont avait parlé le docteur.

C’était sa ruine complète à quoi il avait fait allusion.

En apprenant la pauvreté dans laquelle elle demeurait, Géraldine soupira, non pour elle, mais pour Robert, elle ne pourrait plus, maintenant, lui procurer le bonheur de retourner en France, pour revoir sa mère.

M. de Carre

— Quoi, Robert, dit-elle un jour, il ne t’en coûtera pas maintenant de m’épouser ?

M. de Marville la regarda sans répondre, son regard était tellement rempli de tristesse, que Géraldine comprit qu’elle l’avait gravement offensé.

— Robert, pardonne-moi, je te fais injure en te parlant ainsi : mais cette union retardera ton retour en France.

— Et crois-tu que je pourrais retourner en France sans toi ? maintenant, nous sommes pauvres et je ne t’en aime que davantage ; il m’en coûtait de tout recevoir et ne rien donner.

— Robert, comment puis-je te remercier ?

— En me disant que tu ne regrettes plus de n’être pas riche, et que tu seras heureuse avec moi.

— Ai-je besoin de te le dire, je n’ai désiré les richesses que pour toi, mais s’il me fallait travailler nuit et jour pour te rendre heureux, je le ferais avec bonheur.

CHAPITRE XIX
un malheur n’arrive jamais seul.

Depuis la mort du docteur, Gontran était venu tous les soirs visiter sa cousine. Il lui témoignait la plus grande affection et ne parlait de son père qu’avec émotion.

Géraldine lui était reconnaissante, le croyant sincère.

Pour Robert, il connaissait trop M. de Kergy pour croire aux protestations d’amitié qu’il lui faisait sans cesse, et ce n’était qu’avec déplaisir qu’il le rencontrait chez sa cousine, il n’osait cependant parler à Géraldine de son cousin, de peur de l’affliger.

Avec sa pénétration ordinaire, Gontran ne demeurait pas étranger à ce qu’éprouvaient M. de Marville à son égard. En conséquence, il résolut de hâter sa vengeance.

Depuis longtemps, il connaissait le mauvais état des affaires de M. Auricourt.

— Il faut que j’attende sa ruine, se disait-il, ensuite je ferai disparaître M. de Marville, j’arrangerai tout de manière à ce que Géraldine croit qu’il l’a oubliée, et que l’intérêt seul l’a guidé jusqu’alors ; son chagrin la tuera, sinon elle prendra le voile. Une barrière infranchissable doit la séparer de Robert ; lui il ne recouvrera sa liberté que le jour elle sera complètement perdu pour lui. Voilà la vraie manière de se venger.

§

Le soir était venu, il faisait noir, le vent soufflait lugubrement, interrompant seul le silence dans lequel Québec demeurait plongé. Un homme enveloppé d’un grand manteau, le visage couvert d’un masque, marchait d’un pas rapide, en remontant la ville.

— Je crois qu’enfin, je le tiens, se disait-il, cette fois, il ne m’échappera pas. Ah ! de Marville, jouis bien ce soir de ta dernière entrevue avec ta fiancée, lorsque tu la retrouveras, ce sera derrière la grille d’un couvent.

Gontran eut bientôt atteint le chemin Ste Foye, là il s’arrêta quelques instants et écouta ; tout était calme.

En ce moment, dix heures sonnèrent à la Cathédrale, de Kergy pressa le pas jusqu’à ce qu’enfin il eût atteint un grand chêne, sur lequel il frappa un coup avec sa canne, alors les branches s’agitèrent et un homme se laissa glisser à terre.

— Est-il temps d’agir, dit Alléomenie, car c’était lui.

— La caverne est-elle prête, demanda Gontran sans répondre à sa question.

— Oui.

— Alors suis moi. M. de Marville quittera la demeure de Mlle Auricourt avant une demi-heure.

Durant ce temps, Robert et sa fiancée s’entretenaient de leur bonheur futur.

Géraldine était presqu’entièrement rétablie, M. de Marville demeura donc plus longtemps, il ne craignait pas de la fatiguer en la faisant veiller, d’ailleurs la jeune fille s’était déjà opposée deux fois à son départ, on eut dit qu’elle avait un pressentiment de ce qui allait arriver.

Il la quitta ainsi. En le voyant partir, le cœur de Géraldine se serra, elle monta à sa chambre, et là se laissant tomber à genoux, aux pieds de son crucifix, elle pria longtemps Dieu de protéger celui qu’elle aimait.

Pour Robert, il s’en retournait tranquillement, lorsqu’au bout de dix minutes de marche, ses pieds s’embarrassèrent dans une corde, et perdant l’équilibre, il, tomba. Surpris d’avoir rencontré cet obstacle, il s’apprêtait à se relever, mais deux mains puissantes se posèrent sur ses épaules et le forcèrent à demeurer cloué sur le sol, tandis qu’on lui mettait un large bandeau sur le visage.

Le jeune homme voulut se défendre, un énorme coup de poing s’abattit sur sa tête, avec une telle force qu’il en fut tout étourdi et qu’il n’opposa plus aucune résistance à ses mystérieux agresseurs.

Il sentit seulement qu’on l’enlevait de terre et qu’il était emporté par deux bras puissants.

CHAPITRE XX
désespoir.

Le lendemain, lorsque Géraldine vit les heures s’écouler sans revoir Robert, une cruelle anxiété s’empara d’elle. Elle envoya François s’informer de M. de Marville.

On lui fit répondre que, depuis la veille, il n’était pas rentré chez lui.

— Il lui est arrivé malheur, s’écria-t-elle, j’en suis certaine, et la pauvre enfant fondit en larmes.

Tandis que notre héroïne se désespérait ainsi, Robert était retenu prisonnier dans une affreuse caverne, plongé dans les ténèbres.

Combien il souffrait en pensant à sa fiancée, qu’allait-elle devenir sans lui, seule au monde, sans protection.

Qui le retenait loin de Géraldine ? S’il se trouvait face à face avec son ennemi ! mais il ne pouvait rien, ses membres étaient enchaînés et depuis la veille, il n’avait vu personne ; ceux qui le retenaient lui avaient mis un pain et une cruche d’eau près de lui et ne s’étaient pas remontrés depuis. Pourquoi le gardait-on ? que voulait-on faire de lui ? combien durerait sa captivité ?

Voilà, toutes les questions que le jeune homme s’adressait et qu’il ne devait pouvoir répondre, hélas, que plusieurs mois plus tard.

Pour Mlle Auricourt, après avoir passé tout le jour dans des transes mortelles, elle eut un moment de consolation. Madeleine vint la prévenir que le domestique de M. de Marville demandait à la voir.

La jeune fille se hâta de descendre.

— Mon maître est parti ce matin pour Montréal, dit le serviteur, en s’avançant vers elle, il n’est pas rentré chez lui depuis hier ; mais il m’a chargé de vous remettre cette lettre en personne.

Géraldine la saisit, le remercia et courut s’enfermer dans sa chambre pour en prendre connaissance.

M. de Marville lui disait en effet qu’il était parti le matin même pour Montréal ; qu’il y serait peut-être longtemps ; mais de ne pas s’inquiéter, qu’il lui écrirait bientôt et expliquerait la raison de son départ subit. Puis le jeune homme terminait en l’assurant de son affection.

Cette lettre rassura un peu Géraldine ; mais elle n’était pas satisfaite et se sentait inquiète, il lui semblait qu’il y avait un air de froideur inaccoutumée dans cette lettre.

La jeune fille néanmoins se résigna à attendre patiemment une seconde missive de son fiancé.

Deux autres lettres lui parvinrent dans l’espace d’un mois, puis une dernière qui vint briser tous ses rêves d’avenir. Elle était conçue en ces termes.

Mademoiselle

Après avoir bien songé à l’acte important que j’allais bientôt accomplir, j’ai cru plus sage de rompre un engagement qui nous mettrait tous deux dans la misère. Avec la minime pension que vous a laissée votre père, vous êtes à l’abri des privations que nous aurions à supporter en nous mariant ; et je vous aime assez pour préférer m’éloigner et m’efforcer de vous oublier, que de vous voir pleurer sur le sort de vos enfants.

Adieu, je vous souhaite de rencontrer quelqu’un plus digne que moi de vous rendre heureuse.

Robert de Marville.

En prenant connaissance de cette lettre, Géraldine s’évanouit.

Le bruit qu’elle fit en tombant sur le sol, attira Madeleine ; en apercevant sa jeune maîtresse privée de sentiments, elle la saisit dans ses bras et la porta sur le lit, appela François et l’envoya en toute hâte quérir un médecin, tandis qu’elle baignait les tempes de la jeune fille avec de l’eau froide et lui faisait respirer des sels.

Ce ne fut qu’au bout de plusieurs heures, que Géraldine recouvrit connaissance.

Elle ne se rappelait de rien ; mais bientôt ses yeux tombèrent sur la fatale lettre demeurée ouverte sur la table ; alors les sanglots soulevèrent sa poitrine.

— Robert, Robert, murmura-t-elle à travers ses larmes, est-ce là la foi que tu m’avais jurée ? Quoi n’y a-t-il donc aucune loyauté en ce monde ? pourquoi vivre pour apprendre jusqu’à quel point est grande sa perversité. Ah ! je veux mourir, je veux mourir, répétait-elle en se tordant les bras de désespoir et parcourant sa chambre à grands pas, mon père, pourquoi m’avez-vous laissée seule ici-bas ?

De la demeure où vous êtes, venez chercher votre fille infortunée ; elle ne peut plus supporter la vie.

Disant, Géraldine se laissa tomber à genoux, devant un grand cadre, représentant le Christ pleurant au jardin des Oliviers, elle leva les yeux sur ce tableau et là, mêla l’amertume de ses larmes à celles que le fils de l’homme avait versées en cet endroit sur l’humanité que ses souffrances ne pourraient racheter tout entière et comme lui, la jeune fille répétait, de temps en temps.

— Mon père, mon père, éloignez de moi ce calice d’amertume.

Pauvre enfant, désormais, elle était seule au monde. Ce monde, que dis-je ! ce n’était plus un monde, c’était un aride désert, où sa voix ne trouverait plus d’écho.

La fiancée de Robert demeura là, longtemps, le regard fixé sur l’image du Dieu sauveur.

Pour quelques instants, elle oublia la terre ; sa pensée s’envola vers cette patrie inconnue, mais promise, et elle entendit ces paroles.

« Venez à moi, vous qui pleurez, car vous serez consolés. »

— Oui, murmura la jeune fille, j’irai frapper à la maison de Dieu et pour toujours ma vie sera consacrée au Seigneur ; la religion fait oublier, Robert, je te pardonne, je t’aimais trop. Un bonheur comme aurait été le mien n’est pas fait pour un mortel ; tu as pris mon existence, désormais rien ne peut me rattacher au monde, tout est mort pour moi, puisque son amour a cessé.

Robert, Robert.

Sa tête se pencha, ses larmes recommencèrent à couler et vinrent tomber brûlantes sur son sein.

Madeleine entra en ce moment.

— Ma chère maîtresse, s’écria-t-elle, vous vous rendez malade, que deviendrait votre pauvre servante si vous la quittiez ?

Et relevant la jeune fille, elle s’efforça de la consoler.

Géraldine se sentit émue de l’affection que lui témoignait sa nourrice ; mais elle ne put, néanmoins, lui cacher son chagrin, en songeant à toute la tendresse que M. de Marville avait eue, lorsque lui aussi s’efforçait de la consoler. Hélas, était-il vrai qu’après tant de preuves de son amour, il l’abandonnait ? Non, elle ne pouvait le croire, il était incapable d’une telle action, et pour quelques instants, Géraldine se rattachait à cet espoir, oubliant son malheur.

Mais cette lettre qu’elle froissait entre ses mains crispées ; c’était bien son écriture.

Il n’y avait plus de doute, c’était bien lui, lui qu’elle avait aimé à cause des nobles sentiments qu’elle avait cru deviner chez cet homme, qui aujourd’hui accomplissait l’action la plus basse.

La pensée la plus cruelle qui torturait tout son être était d’être obligée de s’avouer qu’il n’était pas digne de son amour.

C’était ainsi que son idéal qu’elle avait trouvé chez Robert, devait être brisé. Le piédestal sur lequel elle l’avait élevé, s’écroulait pour ne laisser dans son esprit que ces mots :

Perfide et lâche,

CHAPITRE XXI
comment gontran savait dissimuler.

Tandis que les choses se passaient ainsi, Gontran de Kergy ne négligeait pas sa cousine. Il se rendait comme à l’ordinaire tous les soirs chez elle.

Géraldine ne put lui cacher sa douleur ; il était l’unique parent qui lui restait et notre héroïne sentait le besoin de décharger son cœur.

La jeune fille ne pouvait dissimuler ce qu’elle éprouvait ; c’était une nécessité pour elle de se confier à quelqu’un. Croyant à l’amitié de Gontran, elle n’hésita pas à lui apprendre ce qu’il savait.

M. de Kergy, avec beaucoup de ruse, feignit une grande colère.

— Le traître, s’écria-t-il, je le tuerai pour vous venger, je vais de ce pas à sa recherche, il faut qu’un duel ait lieu entre nous.

Il se dirigea vers la porte, la jeune fille le retint.

Non Gontran, n’en faites rien, la vengeance n’a aucun attrait pour moi, elle ne pourrait apaiser ma douleur, maintenant le lieu où je pourrai oublier, est le couvent, j’y rentrerai dans quelques jours.

— Quoi Géraldine, vous quitterez le monde, pour vous enfermer dans un cloître, tandis que vous êtes jeune et belle ; que vous pourriez rencontrer quelqu’un qui vous rendrait heureuse, et, cela pour ce de Marville, que je voudrais que vous n’eussiez jamais vu. Je vous en prie, ne prenez pas une détermination semblable.

— Gontran, vous vous trompez, je ne pourrai plus aimer et le monde m’est odieux.

M. de Kergy mit en œuvre toute son éloquence pour la dissuader de ce qu’il désirait le plus qu’elle accomplit, il ne craignait pas de réussir, il savait que rien ne pourrait la faire changer.

La disparition de M. de Marville avait fait grande sensation parmi ses amis, qu’était-il devenu ; chacun se le demandait et l’on se mit à sa recherche ; mais tout fut infructueux.

Quelques âmes charitables, comme il y en a toujours, pensèrent que sa disparition était bien volontaire, qu’un si joli garçon ne pouvait épouser une fille sans dot. D’autres crurent qu’il avait réellement péri.

Pour Montcalm, on peut se figurer combien cette nouvelle l’affecta ; lui qui aimait Robert comme son propre fils, et grand était son chagrin de ne pouvoir quitter immédiatement Montréal, où sa présence était absolument nécessaire, pour voler à la recherche du jeune homme, car il gardait une espérance ; il soupçonnait M. de Kergy d’être pour quelque chose dans cette disparition, et ne pourrait croire à la mort de son protégé, puisqu’aucun indice n’était venu confirmer ses doutes.

Il écrivit donc à Mlle Auricourt, afin de la rassurer un peu et lui donner quelques consolations, mais cette lettre fut interceptée par Gontran, qui eut le soin de laisser ignorer à sa cousine ce qui se passait au dehors, et cela ne lui fut pas difficile, car une apathie complète s’était emparée de la jeune fille, pour tout ce qui l’entourait.

Géraldine ne voulait recevoir personne, pas même Hortense qui vint la voir. L’état où elle était avait quelque ressemblance avec la folie ; la pauvre enfant passait ses journées entières à sa fenêtre, sans prononcer une parole ; sa pâleur était livide, et les cercles de bistre, qui entourait ses yeux, descendait jusqu’à la moitié de ses joues.

Ses regards mornes étaient toujours fixés dans la direction Robert avait l’habitude d’arriver. Parfois son nom s’échappait de ses lèvres ; mais alors un frisson convulsif agitait tous ses membres et elle cachait sa tête dans ses mains, comme pour chasser une vision terrible.

Géraldine ne manifestait qu’un désir, celui d’être au couvent, et dans l’état elle était le médecin ordonna qu’on ne la contraria en rien.

Elle fut donc transportée aux Ursulines.

CHAPITRE XXII
l’heure du sacrifice.

Plusieurs mois se sont écoulés.

Montcalm était revenu à Québec. Il avait mis tout en œuvre pour retrouver son protégé ; passant des nuits et des jours entiers à sa recherche, mais sans succès, il fit battre la ville et ses environs, en tous sens, par ses soldats sans pouvoir découvrir aucun indice.

Le général commençait à croire, comme tout le monde, que le jeune homme était mort.

Il n’osait aller voir Mlle Auricourt, qu’aurait-il pu lui dire ?

Le protecteur de Robert était triste ; tout se réunissait pour l’accabler.

L’hiver avait été désastreux ; la famine avait assailli son armée ; c’était lui qui l’avait soutenue se privant souvent pour ses soldats et tandis que de toute part les Anglais les entouraient, Bougainville ne ramenait de France qu’un secours dérisoire, dix-sept bâtiments chargés de vivres et de munitions, et trois cent vingt-six recrues.

Depuis un mois, Québec offrait un triste spectacle. Wolfe, campé à la Pointe Lévis ne cessait de lancer sur la ville une grêle de projectiles, qui répandait partout la désolation et l’incendie.

Une grande partie des maisons avaient disparu dans les flammes.

La cathédrale n’existait plus, et notre artillerie ne pouvait riposter au feu de l’ennemi.

Montcalm marchait mélancoliquement la tête penchée vers le sol, où, à chaque pas, il rencontrait des ruines.

Le général pensait au Canada, et se disait qu’il fallait sauver cette malheureuse colonie, ou périr.

Quoi, naître, souffrir et mourir, voilà donc la vie de l’homme, Ô France ! qu’es-tu devenue, est maintenant ta gloire d’autrefois ? Noble race des Bourbons, dont le cœur battit avec tant de valeur, tout est donc mort aujourd’hui dans ton âme ? Et tu dors, roi des Français lorsque tes sujets t’appellent.

Abimé dans ses réflexions, Montcalm ne s’était pas aperçu qu’un homme, marchant assez vite, s’avançait au devant de lui ; ce ne fut qu’en se frappant sur cet individu, qui apparemment était aussi distrait que lui, que le général releva la tête.

— Diable, fit-il, est-ce que vous ne voyez pas clair, l’ami ?

— Oh ! mon général, mille pardons, répondit l’inconnu qui n’était autre que le capitaine de Raincourt.

— Tiens, c’est vous, Félix, vous avez donc quelque chose qui vous tracasse l’esprit, que vous ne regardez pas où vous posez les pieds.

— Mon général qui n’en a pas ?

— C’est vrai, mais lorsque l’on est jeune, cela se porte mieux.

— Je ne dis pas non, mais il n’en est pas moins vrai que cela se porte mal, et si je n’avais d’inquiétude que sur mon sort, je ne serais pas trop malheureux.

— Que craignez vous donc, je ne vous ai jamais vu abattu de la sorte ?

— Général vous avez aimé, aussi, vous ne rirez pas de moi : je crains de laisser Hortense seule en ce monde, sans protection, encore sous la tutelle d’un homme sans vertu. Pourquoi ces tristes pensées m’assaillent-elles, je n’en sais rien, n’ai-je pas été vingt fois au feu, je ne puis m’expliquer pourquoi en songeant à la bataille que nous allons bientôt livrer, je me sens trembler.

— Félix, je vais vous le dire, vous êtes comme tous les amoureux. Avant peu votre fiancée sera majeure, voilà pourquoi, si près de votre bonheur, vous craignez plus que jamais de le perdre.

Le capitaine secoua la tête.

— Général, dit-il, croyez-vous à la destinée ?

— Pourquoi cette question ?

— Eh bien ! ma destinée à moi est de mourir avant de pouvoir nommer Hortense ma femme.

— Capitaine, vous n’êtes qu’un enfant,

— Peut-être, mais mon général, voulez-vous faire une chose pour moi ?

— Vous savez bien que je suis le père de mes soldats.

— Alors si je meurs, promettez-moi de veiller sur elle, de la consoler.

— Je vous le promets, malgré que je ne crois pas à la destinée que vous vous faites.

— Merci général, maintenant, je pourrai mourir tranquille.

Et le capitaine pressa la main de Montcalm, et ils se séparèrent.

Félix continua son chemin dans la première direction qu’il suivait, c’est-à-dire que, sans en avoir conscience, il se dirigeait vers la demeure de M. de Carre, qui avait été préservée des flammes, et au bout de dix minutes, il se trouva devant le jardin, alors il s’arrêta et regarda autour de lui.

Un boulet, récemment lancé, était venu se loger dans le mur, et l’avait dégradé au point de faire une ouverture assez large pour livrer passage à un homme. Un éclair de joie illumina son regard, il se baissa et pénétra dans le jardin, avec l’espérance d’y rencontrer Hortense.

Le capitaine ne fut pas trompé dans son attente, un léger pas se fit entendre, et à la clarté de la lune, Félix aperçut la forme gracieuse de celle qu’il cherchait.

Elle était enveloppée d’une fraîche robe de mousseline des Indes, un châle de cachemire bleu recouvrait ses épaules, où venaient tomber éparses les boucles dénouées de sa luxuriante chevelure.

En ce moment, Mlle de Roberval était la seule qui put apporter un adoucissement à sa souffrance, sa voix trouverait un écho dans son cœur.

Félix sentit tout cela, il prononça son nom, en écartant le feuillage qui le séparait d’elle.

La jeune fille s’arrêta, un peu effrayée, mais aussitôt un cri de joie s’échappa de ses lèvres.

— Chut, fit le capitaine, l’attirant à lui, je suis ici en voleur.

— Comment êtes-vous entré ?

— C’est l’ennemi aujourd’hui qui m’ouvre le passage, c’est la première fois que je puis le remercier de ses boulets.

— Le mur est donc défait ?

— Oui, voilà pourquoi j’ai pu parvenir jusqu’à vous, ma bien-aimée.

— Alors moi aussi, je suis reconnaissante à l’ennemi ; malgré qu’il m’a fait trembler tout le jour ; le bonheur de vous voir ce soir rachète toute ma peur, Félix.

— Chère Hortense, reprit-il, je vous aime beaucoup, mais en ces jours, je voudrais vous voir bien éloignée, vous êtes exposée à tant de dangers en cette ville.

— Et moi, je préfère être ici, puisque vous y êtes aussi, n’êtes-vous pas exposé plus que moi, s’il vous arrivait quelque malheur du moins, je pourrais voler vers vous. Mais, non, non, s’écria-t-elle comme frappée de cette idée, Dieu ne le permettra pas, il ne me séparera pas de vous, lorsque je n’ai plus que quelques jours pour atteindre ma majorité et qu’alors rien ne pourra empêcher notre union.

— Dieu exauce les anges, vous prierez pour moi, Hortense, mais si dans le combat qui bientôt se livrera, contre l’ennemi, la mort me frappait…

— Félix, Félix, reprit-elle, sans lui laisser achever sa phrase, si vous mourriez, je mourrais. Et la jeune fille appuya sa tête sur son épaule, pour cacher les larmes qui inondaient son visage.

Le capitaine ne chercha pas à tarir ses larmes car il sentait qu’elles étaient versées sur son tombeau ; un pressentiment l’avertissait de l’avenir, et la douleur que lui-même éprouvait était trop grande pour qu’il lui fut possible de lui donner quelque consolation.

Ils demeurèrent donc ainsi tous deux plongés dans une muette souffrance. Enfin Félix pencha la tête et appuya ses lèvres sur le front de la jeune fille.

Hortense, dit-il, je t’aime, je t’aime ; et ne puis trouver la force de te quitter ; moi que le feu le plus terrible de l’ennemi n’a jamais pu émouvoir, je me sens faiblir devant ton chagrin ; un étrange sentiment de crainte me saisit, en songeant à un nouveau combat ; est-ce parce qu’il doit nous séparer.

— Non, Félix, il ne nous séparera pas, si vous mourez, je ne survivrai pas à votre perte ; mais pourquoi avoir de ces tristes pensées, ah ! Félix, j’ai tant prié pour vous, je prierai tant encore que Dieu vous conservera à mon amour. Tout à l’heure, lorsque je me promenais seule dans le jardin, il me semblait, que tout ce qui m’entourait me murmurait qu’il y avait encore du bonheur pour nous deux dans cette vie. Voyez cette nature comme elle est calme, ce ciel comme il est beau, l’astre des nuits semble ne s’être levé que pour éclairer notre rencontre, à l’heure tout repose ; est-ce que tout ceci ne vous présage pas des jours heureux pour l’avenir. En nous montrant ainsi sa grandeur dans ses œuvres, Dieu ne nous dit-il pas, au contraire, d’espérer ? Laissez-moi vous rassurer, cher Félix, comme vous-même l’avez fait bien souvent lorsque j’étais dominée de craintes chimériques, votre voix a toujours su faire entrer la tranquillité dans mon âme. Je vous en prie, ne vous affligez plus ainsi ; quelque chose me dit qu’il est impossible que nous soyons séparés.

Et la jeune fille leva sur lui, ce même regard qui quelques minutes auparavant avait fait tressaillir le capitaine ; on eut dit qu’un rayon du soleil se reflétait dans ses grands yeux, il semblait alors qu’elle n’appartenait plus à la terre. Félix se sentit ému, en la regardant. Ah ! pensa-t-il, elle a raison, nous ne pourrons être séparés ; mais c’est une autre patrie qui doit nous réunir. Et attirant la jeune fille à lui, il la pressa sur son cœur.

— Vous êtes mon ange gardien, ma petite Hortense chérie ; murmura-t-il, pardonnez-moi de vous avoir alarmée tout à l’heure, par mes paroles ; oui, vos prières me protègent, que puis-je redouter, lorsqu’une sainte prie pour moi…

§

Ce même soir, Fleur-du-Printemps, appuyée sur un chêne, contemplait avec amertume le ciel étoilé. De temps en temps, la jeune fille jetait un regard sur ce qui l’entourait.

— Il ne vient pas encore, disait-elle, pourquoi me faire attendre ainsi ? Robert ! où peut-il être ? Il le sait lui, le traître, et n’avouera rien sans que je devienne sa femme ! moi sa femme !…

Un frisson parcourut tout son être.

— Mais que me sera la vie, s’il meurt ? ne vaut-il pas mieux me sacrifier et le sauver ? d’ailleurs, je l’ai promis, la fille du grand chef n’a qu’une parole !

Elle s’arrêta, on entendait des pas, et Alléomeni apparut.

— Enfin te voilà !

— Oui, es-tu toujours décidée à sauver Robert de Marville, en devenant ma femme ? ou le laisseras-tu périr en refusant ?

L’indienne jeta au ciel un regard suppliant.

— Je veux le sauver, répondit-elle.

— Alors suis-moi.

Fleur-du-Printemps obéit. Ils se mirent tous deux en route.

Onze heures sonnèrent en ce moment.

La jeune fille et son compagnon marchèrent jusqu’au jour, suivant les bords du St Laurent en descendant sa source, il était quatre heures, lorsqu’Alléomeni s’arrêta.

Un immense rocher s’élevait devant eux.

Vois-tu cette masse, dit-il, c’est dans son intérieur que le major de Marville est retenu prisonnier depuis longtemps ; mais tu ne peux le délivrer sans que je te donne le secret qui en forme l’entrée ; ainsi promets-moi encore, que tu tiendras ta parole.

— Tu sais que je ne mens jamais.

— C’est vrai ; ainsi va donc.

Il se pencha à son oreille et lui dit quelques mots. Le regard de Fleur-du-Printemps s’illumina de joie et agile comme une biche, elle gravit le rocher.

Le sort de Robert était maintenant entre ses mains.

CHAPITRE XXIII
le doigt de dieu.

La chapelle des Ursulines était remplie de monde ; chacun dans un recueillement profond attendait la venue d’une nouvelle vierge qui allait pour toujours se consacrer à son Dieu.

Soudain le silence fut interrompu, par les sons de l’orgue et en même temps une jeune fille, pâle et tremblante, vêtue de blanc, s’avança d’un pas lent vers l’autel.

À son approche, un frisson parcourut l’assemblée, en la voyant si jeune et si belle, avec ses habits de fête dont elle allait se dépouiller à jamais.

Un sentiment de tristesse s’empara de tous les cœurs lorsqu’elle s’agenouilla pour dire un adieu suprême au monde.

Deux religieuses s’approchèrent de Géraldine et firent tomber les fleurs qui ornaient sa tête, puis l’une d’elle souleva la chevelure de la jeune fille, qui se déroulait en boucles épaisses sur ses épaules ; et sous ses ciseaux, une mèche tomba.

Un sanglot se fit entendre ; c’était Madeleine qui pleurait.

Agenouillée près d’elle, une jeune religieuse avait aussi porté son mouchoir à ses yeux.

— Mon Dieu, murmura-t-elle, faites que comme moi, la pauvre enfant, trouve la paix de son âme dans ce sanctuaire.

Déjà les fatals ciseaux se rouvraient de nouveaux, lorsque soudain la porte s’ouvrit et un jeune homme s’avança vers l’autel, mais à peine avait-il aperçu Mlle Auricourt, qu’un cri perçant retentit sous la voute silencieuse.

Géraldine ! !

À cet appel, une autre voix répondit, suivit d’un gémissement plaintif.

Robert ! !

Et notre héroïne s’évanouit.

La religieuse, dont nous venons de parler, s’élança vers elle et la reçut dans ses bras.

Tout le monde se leva, l’émotion était à son comble, mais les religieuses firent immédiatement transporter Mlle Auricourt, dans un appartement voisin, où personne ne fut admis.

Tous se retirèrent à l’exception de Robert.

— Laissez-moi entrer, disait-il, il faut que je voie Mlle Auricourt.

— Impossible, répondit la tourière, c’est contre le règlement.

— Il le faut, il le faut, répétait M. de Marville, je ne puis partir sans l’avoir vue ; je demeurerai ici jusqu’à demain si vous me refusez. Allez prévenir la supérieure qu’il faut que je lui parle.

— La supérieure est malade et ne peut recevoir personne.

— Alors celle qui la remplace.

La tourière hésita, mais voyant l’anxiété qui se peignait sur les traits de jeune homme, elle consentit à lui accorder ce qu’il sollicitait.

Au bout de cinq minutes, elle revint accompagnée de la religieuse qui avait secouru Géraldine.

Robert s’avança vers elle ; mais il s’arrêta soudain stupéfait ; interdit.

— Mon Dieu, est-il possible ? murmura-t-il.

Et ses bras s’entrouvrirent. La religieuse s’y précipita.

— Mon frère !

— Ma sœur !

Tels furent les deux noms qui s’échappèrent de leurs lèvres.

— C’est toi, c’est toi chère Alice ; comment se fait-il que je te retrouve ici ?

— Mon frère, mon frère, répétait-elle à travers ses larmes, sans pouvoir en dire davantage.

Leur émotion était si grande que pendant plusieurs secondes, ils demeurèrent muets.

Robert reprit le premier.

— Comment se fait-il, que je te retrouve ici ?

— Robert, lorsque je fus enlevée d’au milieu de vous, mon père me conduisit au midi de la France, dans un couvent, où il donna l’ordre de ne pas me laisser sortir. Tu peux juger combien fut grand mon désespoir, en me voyant séparée de ma mère et de toi. Cependant, au bout de quelques mois, je finis par me résigner, en sentant que ma véritable vocation, était de me faire religieuse. Je pris donc le voile et dis adieu au monde pour toujours. Alors mon père vint me visiter et m’apporta l’heureuse nouvelle que, puisque j’avais exécuté ses désirs, je pourrais revoir ma mère. Je la revis en effet. Elle pleura beaucoup en apprenant que j’étais pour toujours au couvent ; néanmoins, je parvins à la consoler en lui disant que je me sentais heureuse, et que mon seul chagrin avait été d’être séparée d’elle ; mais puisque l’on me permettait de la voir, je n’avais plus aucun sujet de tristesse. Un an plus tard, on m’envoyait ici. Robert je ne croyais pas te rencontrer dans ce pays. Dans toutes ses lettres, ma mère me parle de toi ; ton sort cause toutes ses angoisses ; combien elle sera heureuse en apprenant que je t’ai retrouvé.

— Ma mère chérie ! dis-lui Alice que son fils n’a jamais cessé un seul instant de penser à elle. Pour moi, il m’est interdit de lui écrire ; mes lettres seraient interceptées par mon père.

— Dieu permettra peut-être qu’il change, soupira la religieuse.

Après s’être entretenu encore quelques instants de sa famille, Robert dit à sa sœur.

— Alice, je viens d’éprouver un grand bonheur en te retrouvant ; mais il est une autre personne qu’il faut que je revoie aussi, conduis-moi, je t’en supplie, vers mademoiselle Auricourt, nous sommes fiancés depuis longtemps, depuis plus de six mois j’ai été prisonnier, il faut qu’on m’ait calomnié auprès d’elle puisqu’elle allait prononcer des vœux irrévocables. Je remercie Dieu d’avoir permis que j’arrivasse à temps. Alice, depuis que je suis séparé de vous tous, c’est elle seule qui m’a fait tenir à la vie.

— Dieu fait bien ce qu’il fait, c’est par l’entremise de celle que tu aimes qu’il permet que nous nous retrouvions, Robert, je ne puis te refuser, viens.

Le capitaine avait été installé dans la salle d’entrée (Page 40)

Et la religieuse lui fit traverser un long corridor, au bout duquel elle ouvrit une porte, et Robert aperçut Géraldine étendue dans un grand fauteuil.

En le voyant, la jeune fille se leva et fit un mouvement pour s’élancer dans ses bras ; mais se redressant tout-à-coup, elle se renversa en arrière et s’écria :

— Non, non, je ne puis le voir.

— Géraldine, est-il possible ? tu me repousses, fit Robert qui était maintenant à genoux devant elle.

Pour toute réponse, la jeune fille tendit à Robert la lettre qui avait causé tous ses tourments.

— Que signifie ceci ? dit-il après l’avoir parcourue, tu as pu croire à tant de perfidie de ma part ?

La jeune fille leva sur lui ses grands yeux noirs, et joignit les mains en murmurant :

— Robert, ne m’accuse pas, tes reproches me font mourir.

— Est-ce que je ne souffre pas plus que toi, en voyant que tu me crois coupable ; oh ! je n’aurais pu supporter tous les chagrins que j’ai endurés, sans la pensée que tu m’aimerais malgré tout.

Puis, il lui raconta comment on l’avait fait prisonnier et retenu dans une caverne, comment il avait été délivré par l’Indienne intrépide, qui l’avait déjà sauvé au fort George.

Il était inutile pour Robert de dire qu’il avait souffert ; en l’apercevant, on le devinait tant le pauvre jeune homme était changé et amaigri : on eut dit l’ombre de lui-même.

— Géraldine, crois-tu encore, lui demanda-t-il, en terminant son récit, que c’est moi qui ai écrit cette lettre infâme ; lorsque toutes les tortures que j’ai endurées étaient causées par la pensée que tu étais seule au monde.

— Robert, me pardonneras-tu jamais ? fit-elle, éclatant en sanglots ; non, je ne suis pas digne que tu m’aimes encore.

Elle ne put en dire davantage, ses larmes la suffoquaient.

— Calme-toi, Géraldine, dit-il, mon amour ne peut cesser, oui, je t’aime davantage pour tout ce que tu as souffert, et si tu veux me rendre parfaitement heureux, consens à ce que notre mariage s’accomplisse dès aujourd’hui, il n’a été que trop retardé.

Mlle Auricourt leva sur lui ses regards remplis de reconnaissance.

— Robert, mon bonheur sera l’accomplissement de tes désirs.

En cet instant, on frappa à la porte. C’était le prêtre qui devait ce jour même faire prononcer les vœux à notre héroïne. Il venait chercher de ses nouvelles ; mais il s’arrêta sur le seuil de la chambre en apercevant M. de Marville, auprès de la jeune fille.

Robert se leva, et s’avançant vers le serviteur de Dieu, il lui dit.

— Monsieur, je suis le fiancé de Mlle Auricourt, depuis plusieurs mois. De fatales circonstances nous séparèrent la veille de notre mariage.

Je viens vous solliciter de vouloir bien bénir notre union, dès à présent, afin que l’ennemi qui m’a poursuivi jusqu’ici, ne puisse nous séparer de nouveau. Mlle Auricourt est orpheline, et son père en mourant l’a confiée à ma protection.

— Ceci est fort bien, répondit le prêtre, mais Mlle Auricourt ne peut trouver de meilleure protection que celle de Dieu, auquel elle devait se consacrer aujourd’hui ; Mademoiselle, avez-vous réellement renoncé à votre vocation religieuse ?

— Dieu ne m’en trouve pas digne, répondit la jeune fille, tout émue ; c’est une terrible épreuve qu’il m’a envoyée, en me séparant de celui que j’ai toujours aimé ; j’espère l’avoir supportée selon sa volonté, et maintenant, je me joins à M. de Marville pour vous solliciter de lui accorder sa demande.

Que la volonté de Dieu s’accomplisse, venez, mes enfants, dans la chapelle.

Tout le monde le suivit et la cérémonie commença.

Que de sentiments différents se passaient dans l’âme de Géraldine depuis une heure. Il lui semblait que tout ce qu’elle voyait était un rêve.

Après la cérémonie, on passa dans l’appartement voisin.

— Ce jour me rend les deux êtres chéris que j’avais perdus, dit Robert en prenant la main de sa sœur et l’amenant devant sa femme. C’est Alice, cette Alice que tu désirais connaître depuis si longtemps.

— Quoi ta sœur !

Et madame de Marville se jeta dans les bras de la religieuse.

— Je l’ai aimée, dit-elle, avant de savoir qui elle était, Robert, tu ne sais combien elle a été remplie de bonté pour moi. Oui, je trouve en elle une véritable sœur.

M. de Marville ramena sa femme à l’ancienne demeure de son père, Madeleine pleurait de satisfaction, pour Géraldine, elle se sentait si heureuse qu’elle ne pouvait exprimer sa joie.

— Cher Robert, dit-elle, en entourant son cou de ses deux bras, est-il possible que nous pourrons désormais nous aimer sans chagrin.

— Oui, mon ange, personne ne peut t’enlever à ma tendresse, c’est sur le sein de ton époux que tu dois te reposer des douleurs que tu as éprouvées.

Et il déposa un baiser sur ses joues amaigries. Géraldine laissa tomber sa tête sur son épaule.

— Je suis trop heureuse, dit-elle, il me semble que je rêve.

— Alors rêve en paix sur mon cœur, fit-il en passant son bras sous la taille de la jeune femme, et la pressant sur sa poitrine, ton rêve n’aura pas de réveil.

CHAPITRE XXIV
sur le chemin ste foye.

Le lendemain, M. de Marville se dirigeait vers la demeure du général Montcalm.

Bien des changements s’étaient opérés depuis qu’il avait vu Québec. La canonnade n’avait pas cessé, chacun se tenait enfermé dans sa maison, craignant le feu des Anglais.

Les rues étaient désertes et tristes. Robert contemplait d’un regard morne les désastres de la ville.

Il arriva enfin à la demeure du général ; le jeune homme se sentait ému en gravissant les marches.

Lorsqu’on l’introduisit dans le salon, le marquis était assis auprès d’un pupitre et écrivait ; mais en entendant le nom de Marville, sa plume s’échappa de sa main, il se leva comme mu par un ressort.

— Est-il possible, s’écria-t-il, non, je ne puis le croire ; mais d’où venez-vous, mon cher Robert, est-ce bien vous ?

Et il ouvrit ses bras. Robert s’y précipita.

— Dans des temps comme ceux-ci, il n’y a que votre présence qui puisse apporter un adoucissement à mes peines ; mais vous avez beaucoup souffert, mon pauvre Robert, toute votre personne l’annonce, que vous est-il arrivé, à quoi attribuer votre disparition ?

— À la haine de mon ennemi, général, Gontran de Kergy voulait mettre entre Mlle Auricourt et moi une barrière infranchissable, afin de se venger.

— Oh ! de Kergy, je m’en doutais, Robert c’est moi qui me charge de sa punition ; il ne faut pas que dans un duel, vous courriez risque d’être tué par ce misérable ; racontez-moi comment tout ceci est arrivé.

Le jeune homme obéit.

— Ainsi, dit le général, lorsqu’il eut terminé son récit, vous êtes arrivé à temps pour empêcher Mlle Auricourt de prononcer des vœux irrévocables, et c’est à cette Indienne à qui vous deviez déjà la vie que vous êtes redevables de ce bonheur ! il est singulier de rencontrer dans cette nation barbare des âmes aussi élevées. Maintenant vos désirs sont donc accomplis. Robert, votre général est heureux de votre bonheur, heureux de vous revoir, après avoir cru à votre mort. Vous retrouvez Québec dans un triste état, vous avez vu les désastres qu’a faits l’ennemi ; l’heure suprême va bientôt sonner, il faut vaincre, ou mourir. La France nous abandonne, néanmoins il faut lui conserver ses possessions en Amérique, l’honneur nous l’ordonne, la renommée nous oblige. Que diront les temps futurs si Montcalm est vaincu, si l’Angleterre est victorieuse ! Il faut tripler les hommes, les faire sortir de sous terre, il faut lutter contre toute espérance, comprenez-vous, Robert, la position du général en chef de l’armée d’Amérique ? Ne voyez-vous pas, comme moi, son nom inscrit par l’implacable écrivain au nombre de ceux chez qui la valeur fait défaut, incapable du commandement ? Ah ! Robert, Brennus l’a bien dit : oui, malheur aux vaincus.

— Mon général, vous oubliez que la mémoire du vainqueur de Carillon ne peut être ternie. Louis XIV fut défait, mais il n’en est pas moins Louis le grand, et la postérité redira de siècle en siècle ses exploits comme elle reconnaîtra la bravoure de Montcalm, et si malgré les plus nobles efforts, nous succombons, la mère-patrie ne pourra jamais regretter de vous avoir choisi. Car qui mieux que vous, général, aurait pu maintenir le drapeau français en ces contrées que le roi abandonne sans forces (comme une charge inutile, une dépense onéreuse) pour lutter avec un ennemi dix fois supérieur en nombre.

— C’est vrai, mais pourquoi ce pays, si florissant, doit-il passer aux mains de nos ennemis ? pourquoi faut-il que ce soient eux qui récoltent ce que nous avons semé ? Robert, pourquoi la France oublie-t-elle ceux qui lui veulent du bien. Pourquoi Louis XV et la cour acceptent-ils l’humiliation et la ruine ? Quand donc seront-ils rassasiés des plaisirs et des fêtes ? Quand donc cet esprit de philosophie qui s’empare de tout les cerveaux, trainant partout avec lui la démoralisation, disparaîtra du cœur de la France ? Quand donc les Français redeviendront-ils ce que jadis, ils étaient… des Français !

— Hélas, général, lorsqu’il sera trop tard.

— Oui, reprit Montcalm, lorsqu’il sera trop tard.

Et penchant son front vers la terre, il demeura longtemps pensif.

— Robert, dit-il, après quelques instants, vous verrez la patrie arrosée du sang le plus pur de ses enfants, ce sera la réparation des torts accomplis, vous verrez les nations se disputer la France, la déchirer à belles dents, vous verrez tout cela avant peu, car vous êtes jeune, mais moi, Dieu merci, alors, je ne serai plus. Souvenez-vous de mes paroles, Robert, vous verrez que votre général ne se trompait pas.

Montcalm et M. de Marville s’entretinrent encore longtemps à ce sujet.

Le général donna ordre que l’on se mit à la recherche de M. de Kergy et qu’on l’amena devant lui.

Robert laissa Montcalm peu après. Comme il entrait dans le chemin Ste Foye, il aperçut deux combattants dont il ne put distinguer les traits, mais en arrivant plus près, il vit qu’il y avait une femme. Elle venait de tomber, son adversaire avait posé son genoux sur sa poitrine et brandissait un sabre au-dessus de sa tête.

Robert poussa un cri, en reconnaissant Fleur du Printemps et de Kergy.

Avec la rapidité de l’éclair, il ajusta son pistolet et fit feu sur Gontran, il l’atteignit dans les reins ; mais Robert arrivait trop tard, l’épée de de Kergy venait de traverser la poitrine de l’Indienne.

Ils roulèrent tous doux, baignés dans leur sang.

M. de Marville s’élança au secours de la fille du grand chef et la souleva dans ses bras.

— Fleur du Printemps, dit-il, est-il possible que tu meures pour moi.

— Je ne regrette pas la vie, répondit-elle d’une voix à peine intelligible, puisque je t’ai sauvé, Robert, je t’aimais !

Ses yeux se fermèrent et sa tête s’appuya sur l’épaule du jeune homme. Il déposa un baiser sur son front, un sourire passa sur les lèvres de la jeune fille.

— Je meurs contente, murmura-t-elle.

Puis, elle rendit le dernier soupir.

Une larme tomba des paupières de Robert. Ému de douleur, il s’agenouilla devant le corps de celle à qui il devait trois fois la vie.

Voici comment tout ceci s’était passé. La veille Gontran avait vu Fleur du Printemps délivrer son prisonnier. Fou de rage, il allait se jeter sur elle lorsqu’il reconnut qu’il n’avait pas d’armes. L’Indienne elle, portait ses flèches empoisonnées, en même temps, il aperçut un peu plus loin Alléomeni.

— Tu me trahis, s’écria-t-il en menaçant de loin le jeune sauvage, et c’est pour cette Indienne que tu me trompes, eh bien ! elle périra.

À partir de ce moment, il épia toutes les démarches de Fleur du Printemps, et parvint à la rencontrer seule sur le chemin Ste Foye. Il était bien armé cette fois, il s’élança et la lutte s’engagea. Ce fut alors que Robert les aperçut.

Cependant, Gontran n’était pas mort, mais il souffrait horriblement : De l’eau, dit-il, je brûle.

Robert regarda s’il ne trouverait pas une source auprès. À une vingtaine de pas, un clair ruisseau serpentait. Le jeune homme y trempa son chapeau, l’en retira plein d’eau, et l’apporta au moribond.

Gontran le saisit avec avidité, en but le contenu d’un trait, et le lança ensuite, avec rage, au loin.

— C’est lui qui l’emporte et je meurs de sa main sans m’être vengé, murmura-t-il,

— Pensez plutôt que vous allez paraître devant Dieu.

— Devant Dieu, répéta Gontran, vous ne croyez pas ce que vous dites ; laissez-moi en paix.

Puis par un effort surhumain, il se souleva, mais retomba aussitôt, rendant le sang par la bouche.

— La mort… la mort… murmura-t-il, elle vient, non,… non,… je ne veux… pas… mourir.

Robert détourna les yeux de cet horrible spectacle.

— Je ne veux pas… je ne veux pas… répétait M. de Kergy, je suis jeune… je… vivrai…

Et il essaya de nouveau à se lever, mais cette fois il retomba avec son dernier soupir.

En ce moment plusieurs soldats parurent, ils étaient à la recherche de M. de Kergy. Robert les appela et leur raconta ce qui venait de se passer. Ensuite, il leur ordonna de remettre le corps de l’Indienne chez son père et de transporter aussi M. de Kergy chez lui. Quand Alléomeni apprit la mort de Fleur du Printemps, sa douleur fut extrême. Au moment où il croyait posséder celle qu’il aimait, elle lui échappait pour toujours.

Le soir venu, il s’enfonça dans la forêt, et s’adressant au Grand Esprit l’implora de lui rendre la fille du grand chef.

— Fleur du Printemps, s’écriait-il, si tu erres dans ces bois, réponds-moi.

Mais l’écho seul répétait : réponds-moi. Et le vent de la nuit venait mêler ses gémissements aux plaintes du jeune sauvage.

CHAPITRE XXV
dernières épreuves.

Les plaines d’Abraham, demeurées célèbres par le combat qui s’y livra en 1759, le 13 septembre, étaient situées à trois quarts de lieue de la ville de Québec et faisaient face à sa partie faible.

Dans la nuit du 12, à l’insu de nos troupes, les Anglais traversaient en plusieurs divisions, dans des bateaux plats, de la Pointe Lévis qui est vis-à-vis Québec, et débarquèrent à l’Anse à Foulon.

M. de Vergor qui commandait en cet endroit et devait défendre le passage de la côte, se laissa surprendre par un détachement de cinquante hommes, quoique la nuit ne fut pas obscure, et cet indolent commandant qui 3 ans auparavant s’était si mal défendu dans son fort de Beauséjour, se laissa déloger sans opposer une grande résistance.

Alors ce premier détachement parvint à gravir la côte, et fut bientôt suivi du reste de l’armée anglaise, qui se forma sur les hauteurs d’Abraham.

Montcalm se trouvait de l’autre côté de la rivière St Charles, où était le camp lorsqu’il apprit le débarquement des Anglais, que M. de Vergor aurait pu empêcher facilement.

Le général se hâta de traverser la rivière, et la ville, pour venir offrir le combat à Wolfe.

L’armée anglaise se composait d’à peu près 5 000  hommes.

Après avoir été rejoint par M. de Senezergues, avec la plus grande partie des Canadiens, Montcalm se trouvait avoir autant, sinon plus de combattants à opposer au général anglais ; mais c’étaient en partie des miliciens incorporés avec les soldats, tandis que les troupes anglaises étaient réglées, aussi dès le commencement de l’attaque, celles-ci gagnèrent du terrain.

Les Français commencèrent par un feu de tirailleurs que firent les Canadiens et les Sauvages qui se trouvaient placés sur les ailes, dans les buissons.

Wolfe fut blessé au poignet dès le premier choc, mais cela ne ralentit en rien sa valeur.

De toute part, les Français tombaient sous le feu vif et bien nourri des Anglais.

Messieurs de Senezergues et de Fontbrune étaient parmi les morts.

Wolfe, profitant de ce premier succès, part à la tête de ses grenadiers et s’élance sur nos troupes, qui déjà commencent à se retirer en désordre.

Montcalm qui n’a pas failli un instant s’efforce de rallier ses soldats, et revient à la charge.

Le général anglais, toujours en avant, reçoit une balle en pleine poitrine ; l’héroïque jeune homme dissimule ses douleurs, afin de ne pas effrayer ses troupes, et laisse le commandement à Monkton.

Au même instant, Montcalm est atteint, et le capitaine de Raincourt, qui est à ses côtés, reçoit une balle dans les reins. M. de Bourlamaque pousse un cri de rage, il a vu la main meurtrière qui a porté le coup ; il lance son cheval en avant, arrive à M. de Carre, lui passe son épée au travers du corps et s’écrie :

— Ainsi meurent les traîtres !

— Oh ! murmura-t-il en tombant de son cheval, la fortune, la fortune, je la tenais…

Il ne peut achever sa phrase, sa monture effrayée prend le mors aux dents, lui passe sur le dos et disparaît dans les rangs ennemis.

Cependant, Montcalm, plus fort que son mal, demeure sur sa selle et soutenu de Robert et d’un brigadier, il rentre à Québec.

M. de Beaumont a reçu le capitaine de Raincourt dans ses bras et le transporte aux Ursulines, où le général est déjà installé, comme étant le seul lieu où des soins attentifs peuvent leur être prodigués.

Vainement les Français continuent à faire des efforts désespérés sur leur droite, où se trouve le plus grand nombre de troupes réglées, pour prendre l’ennemi en flanc.

Townsend qui a succédé à Monkton dans le commandement, sait profiter des avantages obtenus en faisant avancer à propos les troupes tenues jusqu’alors en réserve.

Notre droite est obligée de reculer, et ce mouvement rétrograde entraîne la retraite précipitée de l’aile gauche et du centre.

— Ils fuient, ils fuient ! s’écrie-t-on.

— Qui ? demande Wolfe qu’on a appuyé sur un arbre.

— Les Français, répond l’officier qui le soutient.

— Quoi sitôt ! je dois donc mourir content.

Et le jeune héros rend le dernier soupir dans les bras de la victoire.

Le marquis de Vaudreuil, qui se trouve à la porte de la ville, veut rallier les troupes françaises, mais sans succès. Les Anglais sont vainqueurs.

De toutes parts, les boulets ennemis continuent à fondre sur la ville. La maison de M. de Carre est atteinte et devient la proie des flammes.

Hortense, folle de terreur, s’était élancée au dehors, ne sachant où aller, lorsqu’elle sentit un bras se passer sous le sien et qu’une voix lui dit :

— Mademoiselle, laissez-moi vous conduire ; je vais vous mener dans un lieu sûr.

Elle leva les yeux, et reconnut M. Duval.

— Que je suis heureuse de vous rencontrer, dit-elle en s’appuyant sur son bras.

Louis la conduisit au couvent. Ils arrivèrent au moment où le prêtre quittait M. de Raincourt, après lui avoir prodigué les secours de la religion.

Le capitaine avait été installé dans la salle d’entrée.

M. Duval, ignorant cela, conduisit Hortense précisément dans cet appartement, mais ils s’arrêtèrent sur le seuil en apercevant Félix cloué sur un lit de douleur.

Mlle de Roberval poussa un cri, et vint tomber sans forces au pied du lit.

— Félix, Félix, tu es blessé et je l’ignorais.

— Pauvre Hortense, il faut donc que je te laisse.

— Non, non, Félix, tu ne mourras pas, ne m’abandonne pas.

— Chère Hortense, reprit le capitaine, se soulevant et l’attirant près de lui, cache-moi ta douleur, tes larmes me font mal. Si nous devons être séparés, ce ne sera pas pour longtemps, car je le sens tu ne survivras pas à ma mort.

Épuisé par ces paroles, il laissa tomber sa tête sur l’épaule de la jeune fille, et ses yeux se fermèrent.

— Félix, Félix, voilà tout ce que la pauvre enfant pouvait murmurer à travers les larmes qui coulaient sur sa belle figure.

Robert, sa femme et les officiers qui se trouvaient dans la chambre n’avaient pas prononcé une parole, tant ils se sentaient émus devant cette scène de douleur.

Le capitaine rouvrit les yeux et fixa ses regards mourants sur Hortense ; elle détourna la tête, ne pouvant les supporter.

— Pauvre enfant, fit-il, Robert.

M. de Marville s’approcha.

— Qu’est-ce Félix ?

— Le général, comment est-il ?

— Hélas bien mal !

— Il m’avait promis de la protéger, mais s’il doit succomber comme moi, Robert, c’est à toi et à ta femme que je la confie.

— Félix, rien ne sera épargné de notre part pour ta fiancée ; nous ferons tout en notre pouvoir pour soulager sa peine.

— Merci, Robert.

Les ombres de la nuit envahissaient la chambre, un morne silence régnait dans l’appartement.

Géraldine priait au chevet du lit ; Robert, M. Duval et leurs compagnons demeuraient plongés dans une amère douleur, devant leur frère d’armes agonisant.

Pour Hortense, elle pleurait toujours.

Une religieuse en ce moment interrompit le silence en venant poser un candélabre sur la table ; elle regarda un instant, tous ces visages consternés, puis s’agenouillant auprès de madame de Marville, elle mêla ses prières aux siennes.

Lecteurs ! représentez-vous un de ces moments suprêmes où va vous être enlevé pour toujours un être chéri. Il est là, étendu sur un lit de souffrance, pâle et livide ; bientôt, il ne sera plus ; maigre toute votre tendresse, vous ne pourriez le suivre ; sa main que vous tenez encore, se glacera à jamais. Vous n’entendrez plus cette voix qui savait consoler vos peines et vous charmer par les mots d’amour qu’elle murmurait à votre oreille, vous n’attendrez plus avec impatience l’heure de son arrivée, car tout sera fini, fini…

M. de Raincourt était toujours dans un état de torpeur qui le rendait insensible à tout.

Enfin, vers le matin, il rouvrit les yeux.

— Hortense, dit-il, vous êtes encore là, et vous pleurez toujours.

La jeune fille couvrit son visage.

— Non, non, chère enfant, reprit-il d’une voix plus faible, laissez-moi vous regarder, je n’ai plus que peu d’instants à vous voir.

Hortense obéit et rencontra de nouveau le regard de Félix qui lui déchirait l’âme, car il était déjà couvert du voile de la mort.

— Hortense, je te bénis, auprès de toi, j’ai goûté de véritables moments de bonheur, pauvre petite, il faut donc te quitter… Robert, pense des fois à ton ami… Hortense… Hortense… Adieu…

Mlle de Roberval sentit la main du capitaine se glacer dans la sienne, et sa tête plus pesante sur son sein, mais elle ne crut pas ce qu’elle voyait. Ses yeux demeurèrent fixés sur ceux de Félix qui, quoiqu’éteints, la regardaient encore.

Une religieuse s’approcha et lui dit :

— Mon enfant, Dieu vient de le rappeler à lui.

Hortense la regarda avec égarement, comme si elle ne l’avait pas compris ; enfin, elle s’écria :

— Non, non, c’est impossible, il n’est pas mort, Félix, réponds-moi, parle-moi encore.

Et folle de douleur, elle se mit à parcourir la chambre en se tordant les bras de désespoir et répétant :

— Ce n’est pas vrai, non, Félix, tu ne peux m’avoir abandonnée, Oh ! c’est un rêve, par pitié, éveillez-moi, je ne puis supporter tant de souffrance.

Elle allait de M. de Marville à Géraldine, à M. Duval, les suppliant de l’éveiller ; eux ne pouvant supporter ce spectacle, détournaient la tête dans l’impossibilité où ils étaient de lui répondre.

— Vous ne comprenez donc pas, répétait la pauvre enfant, vous ne voyez pas qu’on veut me faire croire qu’il est mort ; Félix, c’est moi Hortense, ne me reconnais-tu pas ?

Elle porta ses lèvres au front du capitaine ; mais à ce contact un frisson parcourut tous ses membres ; elle porta la main à son cœur et tomba privé de sentiment sur le corps inanimé de M. de Raincourt.

CHAPITRE XXVI
le revoir au ciel.

Après avoir vainement tenté de rallier les troupes à la porte le la ville, Vaudreuil fit une retraite précipitée à la Pointe-aux-Trembles et rappela à lui M. de Lévis ; ce dernier ranima l’armée et se mit en marche immédiatement pour secourir Québec ; mais malgré toute la diligence qu’il y mit, il arriva trop tard, M. de Ramezay et le chevalier de Bernest, dans une précipitation inconcevable, venaient de remettre la ville aux Anglais.

La perte de Québec n’était que l’avant-coureur de la fin de la domination française en Canada.

Le valeureux chef qui avait défendu avec un courage inouï ces possessions, succomba le jour où il ne put vaincre.

Montcalm rendait le dernier soupir peu de temps après le capitaine de Raincourt.

Robert assistait à ses derniers moments.

L’âme du jeune homme était brisée devant la perte qu’il faisait. Jusqu’alors sa pauvreté ne l’avait pas effrayé, car il comptait sur son général pour aider à son avancement, et la pensée qu’il ne pourrait pas entourer sa femme de tout le bien-être auquel la fortune de son père l’avait habituée ne lui était pas encore venue : mais la mort du marquis brisait ses espérances, son cœur se serra en songeant à Géraldine.

Si elle eut su de quoi il se préoccupait, combien elle aurait su vite le consoler.

Hélas ! se disait Robert, si mon père le voulait, son influence pourrait m’être bien utile, mais non il ne fera rien pour moi, mon véritable père était mon général.

En effet, jamais l’auteur de ses jours n’avait eu pour lui l’affection que Montcalm lui portait. Aussi lorsque l’on ensevelit les restes du marquis dans une excavation qu’une bombe avait faite dans le mur du couvent des Ursulines ; lorsqu’on entonna le libéra et que le glas funèbre (qui nous fait sentir deux fois que celui qui nous est cher n’est plus) retentit, des larmes coulèrent lentement sur ses joues.

Il fallut qu’une religieuse vint l’avertir que tout était fini et qu’on allait fermer la chapelle pour le tirer de ses regrets.

Il se leva et se hâta de retourner auprès de Géraldine.

— Comme tu as été longtemps, lui dit-elle en l’apercevant, vraiment, je craignais que ma pauvre Hortense mourût en ton absence.

On avait transporté Mlle de Roberval à la demeure de M. de Marville, elle avait repris ses sens, mais une fièvre cérébrale s’était déclarée.

— Crois-tu, Robert, qu’il n’y ait aucune espérance qu’elle revienne ?

— Les médecins ne se sont pas encore prononcés, peut-être que nous aurons le chagrin de la voir nous quitter ; mais pour elle, Géraldine, ne crois-tu pas qu’il serait plus heureux de laisser cette terre, puisque Félix n’y est plus !

— Mon Dieu, c’est vrai, pauvre Hortense ! Robert, que peut-on désirer lorsqu’on a perdu celui qu’on aime, que serait ma vie sans toi ?

Elle se pressa sur la large poitrine de son mari, et lui l’entourant de ses deux bras, il la tint sur son cœur avec amour.

Puis Géraldine, sans prononcer une parole, entraîna son mari à l’appartement où Hortense avait été transportée.

La maladie avait déjà fait des ravages sur les traits de la jeune fille.

Pendant plusieurs jours, le délire ne la quitta pas. Madame de Marville ne voulut confier à personne le soin de la veiller, après bien des nuits de veille, elle eut la joie de voir son amie la reconnaître. Depuis la mort du capitaine, Hortense avait été dans un oubli complet de tout ce qui l’entourait, et dans son inexpérience, Géraldine croyait que c’était un retour à la santé.

— Chère Hortense, fit-elle en l’embrassant, que je suis heureuse de te voir mieux aujourd’hui.

— Géraldine, ce mieux que j’éprouve n’est que l’avant-coureur de la mort, mais ne t’afflige pas, mon amie, la vie ne me serait plus supportable. Dis-moi depuis combien de temps suis-je malade : quel jour sommes-nous ?

— C’est le vingt de septembre.

— Oh ! mon Dieu, je suis donc en âge, aujourd’hui. Ce jour que j’ai tant désiré doit en effet nous réunir. Géraldine, je vais mourir, je le sens ; mais je remercie Dieu d’avoir permis que je vécusse jusqu’ici ; j’avais encore un devoir à remplir.

Robert entra en ce moment suivi du docteur. Hortense lui fit signe d’approcher.

— Je suis majeure, monsieur de Marville, dit-elle, je n’ai plus que peu de temps à vivre ; mais j’ai encore assez de forces pour écrire mes dernières volontés : vite, donnez-moi ce qu’il faut pour écrire.

Robert s’empressa d’obéir ; Mlle de Roberval traça quelques lignes d’une main tremblante, puis se retournant vers le docteur, elle lui dit :

— Écrivez au bas de ceci, je vous prie, que je jouis de toute ma raison.

Le médecin se rendit à sa demande.

— Merci, dit la jeune fille, à présent, je puis mourir, Félix, je te rejoins.

Ses yeux se levèrent vers le ciel, et les abaissant sur ceux qui l’entouraient, elle leur jeta un dernier regard.

— Adieu, mes amis, murmura-t-elle, ne pleurez pas sur moi, car je suis heureuse de mourir.

Puis sa tête retomba sur son oreiller pour ne plus se relever.

Tout est fini, dit le docteur.

— Mon Dieu est-il possible, fit Géraldine en étouffant en sanglots.

Robert laissa couler les larmes de sa femme quelques instants, puis lorsque les premiers transports de sa douleur furent apaisés, il lui dit, s’efforçant de la consoler :

— Géraldine, devons-nous nous affliger de ce qu’elle est retournée vers celui qu’elle aimait.

— C’est vrai, mais nous ne la verrons plus.

Le docteur s’approcha d’eux.

— Mes amis, leur dit-il, celle qui vient de mourir vous aimait beaucoup, elle l’a prouvé en vous léguant sa fortune.

— Quoi ! reprit M. de Marville, c’est à nous qu’elle laisse ses biens ?

Et il lut ce que Mlle de Roberval avait tracé d’une main tremblante.

ceci est mon testament.

Aujourd’hui vingt septembre 1759, moi Hortense de Roberval, je lègue à M. de Marville et son épouse ma fortune tout entière.

Puis plus bas.

Moi docteur Dubois, je certifie que Mlle Hortense de Roberval jouit en ce jour de toutes ses facultés mentales.

Signé le 20 septembre 1759.
Québec.

Ce testament rendait M. de Marville possesseur d’une des plus belles fortunes de France.

Robert ne pouvait en croire ses yeux.

— Qu’avons-nous fait, dit-il, pour tant mériter de sa part.

Si Hortense avait encore vécu, elle aurait pu lui répondre.

Ce que vous avez fait ! Vous avez été les amis de l’orpheline.

Mademoiselle de Roberval fut déposée à côté de celui qu’elle avait tant aimé.

Après que les funérailles furent terminées, M. de Marville dit à sa femme :

— Maintenant que tous ceux qui nous étaient chers en ce pays ont disparu, nous allons quitter le Canada, puisque la fortune nous le permet nous retournerons en France. Depuis que Québec appartient aux Anglais, plusieurs familles ont aussi pris la décision de retourner dans leur patrie ; ainsi, nous ferons le voyage entourés de connaissances. Dis-moi, Géraldine, est-ce qu’il t’en coûterait de quitter Québec ?

— Non Robert, du moment que tu le désires, je suis contente que tu puisses enfin retourner vers ta mère, rien ne peut me rattacher ici, je n’aime que toi au monde, partout où tu iras, je serai heureuse.

Et elle leva sur son mari ses grands yeux noirs remplis d’amour.

Le jeune homme l’attira sur son cœur, et lui dit :

Chère Géraldine, nous avons éprouvé bien des chagrins, mais il est encore de beaux jours, puisque nous devons ensemble parcourir le chemin de la vie.

CHAPITRE XXVII
une lettre d’europe.

Paris, 5 mars 1760.

« Oui mon cher d’Estimauville, je l’ai enfin revu ce Paris. Je me suis promené de nouveau dans notre bois de Vincennes où si souvent ensemble nous traversions les allées, à la recherche de quelque dulcinée qui semblait toujours s’envoler à notre approche.

« Je suis retourné à la rue Vaugirard, j’ai admiré, avec orgueil, comme si je ne l’avais jamais vu, notre Luxembourg, avec ses huit gros pavillons carrés à toitures pyramidales ; puis de là, je me suis rendu à la partie occidentale de la ville, pour revoir le Louvre, et ensuite les Tuileries.

« Figure-toi, que par amour pour la joyeuse vie de garçon que nous avons menée, j’ai loué le même appartement que nous habitions avant notre départ pour l’Amérique. J’y suis installé. Parfois, j’interromps ma lettre pour jeter un regard sur les eaux de la Seine qui se déroulent devant moi et où en ce moment Iris vient se baigner les pieds.

« Il faut te dire que j’ai été retenu toute la journée par une pluie torrentielle. À quoi ai-je passé le temps, mon cher ? à faire l’inventaire de ma chambre.

« Ces quatre murs qui nous ont si longtemps réunis, je les ai garnis d’une galerie de peinture. Le dernier tableau que j’y ai ajouté (je l’ai acheté à cause des souvenirs qu’il me rappelle) représente un officier sauvant une jeune fille des flammes. Eh bien ! ce rôle, je l’ai rempli. J’étais en Amérique alors, le jour de notre malheureuse bataille d’Abraham, à laquelle tu n’assistas pas, étant déjà à la Guadeloupe. Le soir nous étions réunis plusieurs jeunes gens lorsque tout à coup, on entend crier au feu. Nous nous précipitons sur les lieux de l’incendie, j’arrive le premier au moment où l’une des fenêtres du second s’ouvrait et une jeune fille poussant des cris de détresse apparaît à la croisée, les cheveux en désordre, le regard terrifié.

Croirais-tu, mon cher, qu’en ce moment critique, je partis d’un fol éclat de rire, en reconnaissant dans cette jeune fille. Qui ? Ma troisième précieuse ridicule de Molière, Mlle de Montfort.

« — Une échelle, des cordes, m’écriai-je.

« On s’empresse de m’apporter ce que je demande et je franchis avec rapidité les échelons. Par une singulière coïncidence, en entendant crier au feu, j’avais saisi pour le mien le chapeau de de Blois (qui était entouré d’une écharpe brodée par Mlle de Montfort) et l’ayant enfoncé jusqu’aux oreilles pour me préserver des flammes, j’apparus ainsi à Mlle Belzémire.

« — Oh ! de Blois, s’écria-t-elle, c’est vous qui me sauvez, vous êtes un héros.

« Je la saisis dans mes bras et j’ai à peine le temps de poser le pied sur le sol et de m’éloigner de quelques pas que la maison s’écroule.

« Tout le monde nous entourait, et dans cette foule, je reconnus mon de Blois qui s’avança vers moi. Mlle de Montfort s’était évanouie. Comme je tenais peu à son admiration, la pensée me vint de faire profiter de mon action ce pauvre de Blois, et de jouer un tour à mon exaltée.

« — Tiens, lui dis-je en lui remettant la jeune fille, elle croit te devoir la vie, reprends ton chapeau qui t’a si bien servi sur ma tête.

« De Blois me remercia du regard et alla vers M. de Montfort qui ne pouvait exprimer toute sa reconnaissance.

« — Que puis-je faire pour vous, monsieur, dit-il.

« — Vous combleriez tous mes vœux, répondit imperturbablement de Blois, en m’accordant la main de votre fille que j’aime depuis longtemps.

« J’entendis M. de Montfort qui donnait son consentement, alors je m’esquivai ne voulant pas en savoir plus long.

« Eh bien ! j’espère cette fois que tu vas me féliciter, j’ai fait faire un mariage. Bien assorti ou non, c’est ce que je ne pourrais dire, dans tous les cas, ils se conviennent sous le rapport de l’esprit, ils en manquent tous deux. L’un épouse la fortune, l’autre l’héroïsme, je ne sais qui sera le plus trompé au bout du compte.

« Nos deux nouveaux mariés sont à Paris, où je les ai rencontrés hier à l’Opéra. Madame de Blois, comme à son ordinaire, avait une toilette ébourriffante, heureusement qu’à côté d’elle se trouvait une charmante personne sur qui je pouvais reposer mes regards. C’est madame de Marville, qui est ici l’un des ornements de nos salons, sa présentation à la cour a fait sensation.

« Le fait est que je n’ai pas encore vu madame de Marville aussi belle, véritablement le bonheur embellit.

« Le vieux marquis a reçu sa belle fille et son fils à bras ouverts, il n’avait plus aucune crainte que Robert ne pût soutenir la gloire de sa maison, puisqu’il a une fortune à présent.

« Je laisse à ton imagination romanesque se figurer la scène qui se passa entre Robert et sa mère. J’étais présent à cette réunion, mais ma plume est incapable de décrire tant d’émotion et de bonheur.

« Tu ne reconnaîtrais plus en Robert, ce jeune homme mélancolique et rêveur, qui dans nos réunions demeurait toujours silencieux.

« En voyant M. de Marville et sa femme si heureux, je commence à me réconcilier avec Cupidon, dont je redoutais plus les flèches que celles de nos Iroquois d’Amérique.

« Ce petit dieu fripon finira peut-être par me vaincre. Je ne sais si c’est un effet de son empire qui est cause que je trouve ma chambre bien vaste et bien nue, malgré que je l’aie ornée de tous les objets d’art inimaginables ; il me semble qu’il y manque quelque chose.

« Dans ta lettre, tu me fais un tableau véritablement enviable du bonheur de la famille.

« Je te vois faisant sauter un bambin d’un an sur tes genoux, tu dois avoir l’air d’un vrai patriarche.

« Le séjour de la Guadeloupe paraît beaucoup te plaire ; pour moi, j’aimerais mieux que tu t’y ennuies, alors nous pourrions espérer te revoir plus tôt à Paris.

« Le soir, lorsque je reviens du Louvre, je regrette de ne pas t’avoir avec moi, comme autrefois.

« Combien ample sujet de critique n’avions-nous pas alors, après ces bals que donne souvent le roi.

« Ces conversations où nous repassions l’une après l’autre chaque dame que nous avions remarquée, étaient pour nous plus agréables que les soirées que nous venions de passer, et dont nous revenions aussi peu enchantés qu’avant notre départ. Eh bien ! tu vas rire en apprenant qu’hier un bal a eu assez d’attrait pour me retenir jusqu’à trois heures du matin.

« Qui a eu ce pouvoir, mon cher ? deux yeux noirs brillants comme des diamants, qui savaient se remplir de tristesse lorsque je parlais de partir.

« En revenant chez moi, j’ai trouvé le titre de vieux garçon absurde, ridicule ; je me suis endormi avec la résolution de ne plus en faire mon parchemin.

« Aujourd’hui, je voulais retourner au bois de Boulogne pour rencontrer de nouveau mes beaux yeux noirs, mais voilà que la pluie se mêle de me faire rester à la maison.

« Cupidon est un madré, il a fait un pacte avec vieux Temps, afin de gagner la victoire sur un ennemi qui le combat depuis longtemps, il sait, l’espiègle, qu’un chemin parsemé de roses n’est pas celui qui conduit à l’amour. On ne peut apprécier ce que l’on obtient sans peine ni obstacle, il faut se piquer aux épines, il faut se déchirer le cœur pour qu’il se rende.

« Là, je viens de t’avouer mon secret, moi qui voulais te le cacher, n’est-ce pas que je suis bien puni, puisque je suis vaincu après tant d’années de lutte ; mais enfin mon cher, tout est bien qui finit bien, et pour parler en savant : finis coronat opus. J’espère t’annoncer, dans ma prochaine missive, mon mariage avec mademoiselle de Beaulieu, et je signe pour la dernière fois.

« Un vieux garçon qui revient dans le bon chemin.

Louis Duval.


Élèda Gonneville.


FIN

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

  1. La disette se faisait sentir depuis 1755, où il y avait eu à Québec une espèce d’émeute, à cause de la rareté du pain et des viandes de boucherie. Historique.