CHAPITRE IX
un moment de découragement.

— Oui, mon cher de Marville, disait Montcalm, en se promenant de long en large dans un appartement d’une maison située sur la Place d’armes à Montréal, l’entreprise contre le fort George exige pour réussir plus de moyens qu’en a eu Rigaud ; c’est pourquoi nous avons rassemblé à St Jean des troupes de toutes les parties de la colonie. Je suis satisfait de cela ; mais je déplore que le transport des vivres et des munitions, qui se fait en grande partie par bateau de Montréal à Sorel et de là à St Jean, soit pour la plupart des employés corrompus et prévaricateurs du Gouvernement, un moyen de s’enrichir. On ne craint pas de piller l’argent et les effets du roi.

— Et que comptez vous faire, général.

— Parbleu ! que voulez-vous que je fasse ? Je ne puis réformer ces abus, qui ne sont pas de mon ressort. Oh ! si j’avais autorité sur l’intendant, tout cela changerait ; quoique n’ayant aucun pouvoir, je ne puis cependant fermer les yeux sur ce qui se passe au moment où l’on devrait tous s’allier pour la cause de notre roi.

Je voudrais faire triompher la France, mais hélas ! la démoralisation se glisse partout, c’est l’égoïsme qui règne en maître. Qu’importe la patrie ! on laisse crier la voix de l’honneur ; pourvu que l’on acquière la fortune, on n’en marchande pas le prix.

Que peut leur faire la postérité ? n’ont-ils pas ce qu’ils envient le plus ? insensés ! ne savent-ils pas que leur faiblesse sera peut-être la cause que leurs enfants auront à gémir sous une domination étrangère ? Et le drapeau français que vint planter ici Jacques-Cartier, au nom de son roi, François Ier, sera donc abattu malgré les courageux efforts de ceux qui lui étaient dévoués !

Lorsque je parle ainsi à Lévis, il m’accuse de manquer d’énergie ; il se rit de ce qu’il appelle mes pressentiments chimériques ; j’admire sa grande fermeté d’âme, et je suis prêt à suivre son exemple ; mais il faut qu’on me soutienne. Je ne puis seul lutter et être vainqueur, lorsqu’un puissant royaume arme ses peuples contre nous.

— C’est vrai, général, mais n’oubliez pas que vous êtes le vainqueur d’Oswégo et d’Ontario ; c’est ce vainqueur qui a entretenu, augmenté le goût pour la guerre et l’enthousiasme militaire des Canadiens ; c’est encore lui qui doit aujourd’hui les soutenir ; c’est de vous qu’ils attendent leur force ; c’est de vous qu’on attend la victoire.

— Robert, vous avez raison, j’ai été fou, mais vous verrez que malgré ses torts, votre général saura être digne du commandement qu’on lui a confié.

— J’en suis persuadé, je comprends que vous puissiez être abattu, mais je ne puis douter de votre valeur. Votre nom, général, doit rester dans les annales de l’histoire.

Montcalm pencha la tête, puis lorsqu’au bout de quelques minutes, il la releva, une larme brilla dans son regard. Que venait donc de lui laisser entrevoir ce moment de recueillement ? Avait-il aperçu, dans le lointain, ce que lui réservait la destinée ? Un pressentiment lui avait-il révélé que son dernier soupir seul lui épargnerait la douleur d’être témoin de la prise de Québec, qui devait entraîner avec elle la perte de la colonie ? Que se passait-il en ce moment dans son âme ?

Entendait-il les reproches que le malheur s’attire, les torts que l’on attribue toujours au vaincu ?

On n’en sait rien, mais une résolution énergique se peignit sur ses traits, et il murmura en se parlant à lui-même :

— Je vaincrai, ou je mourrai.

Puis se tournant vers Robert, il lui dit :

— Je laisse Montréal demain pour Carillon ; là je m’occuperai des préparatifs à faire pour traverser le lac St Sacrement.

— Général, je vous suivrai.

— Oui et avant peu, nous attaquerons le fort George.

Peu de temps après, Robert s’était retiré. Le général, assis devant une table, paraissait pensif.

— Qu’a donc Robert, disait-il, il paraît plus abattu que jamais, est-ce la peine d’être séparé de sa famille ? ayant été aux portes du tombeau, peut-être la pensée amère qu’il aurait pu quitter cette terre sans recevoir un adieu de cette mère qu’il adore, a pu augmenter ses regrets.

S’il pouvait se former de nouvelles affections, s’il pouvait aimer, et s’entourer d’une nouvelle famille, qui lui serait aussi chère que celle qu’il a perdue.

Tandis que le général Montcalm se préoccupait ainsi de son protégé, celui-ci se dirigeait vers la demeure du capitaine de Raincourt. Robert n’avait pas revu son ami depuis plusieurs mois, et plus que jamais il sentait le désir de converser avec lui.

Comme lui Félix aimait ; il semblait à notre héros que cette similitude de sentiments les unissait plus étroitement

En arrivant chez Félix, Robert ne voulut pas se faire annoncer : il entra sans faire de bruit et prit un siège voisin de celui qu’occupait le capitaine, sans que celui-ci se fut aperçu de sa présence.

Voici ce qui justifie toute l’attention que ce dernier portait à la lecture qu’il faisait présentement.

Le capitaine lisait une lettre d’Hortense, conçue en ces termes.

« Minuit, tout dort, tout est silence ici, moi seule je veille avec votre pensée, cher Félix, c’est elle qui me soutient et me donne le courage de songer sans trop de terreur, que je suis prisonnière.

« Combien votre lettre venant m’apprendre que je n’étais pas oubliée, que des amis s’intéressaient à mon sort, a répandu de bonheur dans mon âme ; elle m’a fait retrouver la force de souffrir, puisque c’est pour vous.

« Laissez-moi maintenant vous raconter comment ma vie s’écoule. M. de Carre et sa mère me font passer pour folle, afin que personne ne s’étonne de ma captivité. Tous les domestiques le croient, excepté Marie, qui m’est dévouée ; ils prennent ma tristesse pour de la folie, et paraissent me fuir.

« La seule distraction que l’on me permette est de me promener dans le jardin. On ne craint pas que je fuie par là, vous connaissez la hauteur des murs qui l’entourent.

« Le soir, je passe de longues heures à regarder le ciel. Ces étoiles que je contemple, vous les voyez aussi, il me semble qu’elles vous parlent de moi, et j’entends sans cesse ces mots :

ne vous livrez pas au désespoir.

« Oui, j’espère, j’espère votre présence, et malgré que je ne sache comment je pourrai vous voir, je souhaite votre retour.

« Combien souvent, je me demande où sont allés ces jours heureux de mon enfance ? le bonheur m’a-t-il fui à jamais ? ces deux ans qui nous séparent ne s’écouleront-ils pas ? je crains que le jour qui doit nous unir, ne se lève jamais.

« Félix, dites-moi que ce n’est pas un pressentiment, que je puis encore croire en l’avenir. Il faut que vous veniez relever mon courage, hélas ! devant la souffrance, je sens que je ne suis qu’une pauvre femme, sans défense, n’ayant pour consolation que votre amour.

« Je me demande ce que M. de Carre prétend en me traitant ainsi, s’il croit pouvoir changer mes sentiments, il se trompe, et ne sait pas avec qui il lutte.

« Mais j’entends du bruit, on vient ; adieu Félix : hélas ! il faut cesser de vous écrire.

Hortense de Roberval.

— Oui, chère Hortense, dit à haute voix le capitaine, je trouverai bien le moyen de te revoir et de déjouer les plans de ce brutal de Carre.

— C’est cela, s’écria Robert en posant sa main sur l’épaule de son ami, je m’en doutais, il n’y a que mademoiselle de Roberval qui puisse te rendre distrait à ce point de ne pas voir entrer chez toi tes meilleurs amis.

— Robert, c’est toi !

Et le capitaine, se levant, pressa fortement la main de son ami.

— Ainsi, tu étais là à m’épier pour te moquer de moi ensuite, car je sais qu’un amoureux paraît bien ridicule à celui qui ne l’est pas.

— Dans tous les cas, Félix, ce n’est pas moi qui t’en blâmerai.

C’est vrai, ton cœur est libre, mais je suis sûr que tu es incapable de te railler des sentiments de ton ami. Mais assez sur ce sujet, parlons de toi, Robert. Tu ne peux concevoir combien je suis heureux de te revoir. Comment te portes-tu ? parfaitement guéri, n’est-ce pas, un peu pâle cependant. Le docteur Auricourt est un fameux médecin de t’avoir ramené de si loin. Je t’avouerai que nous avons craint longtemps pour tes jours. Lorsque je suis allé te voir avant de partir pour le fort George, je ne croyais pas te revoir jamais à Montréal. J’envoyais à tous les diables la main inconnue qui t’a frappé. Mais, dis-moi donc comment tu fus attaqué ?

— C’est très simple, je passais sur le chemin Ste Foy, lorsque tout à coup, sans qu’aucun bruit ne m’eut averti du danger, je reçois un choc violent, puis un coup de feu retentit, une balle me traverse l’épaule droite, je chancelle et tombe sur le sol privé de sentiment. Lorsque je revins à moi, j’étais dans une jolie chambre, un ange priait à mon chevet.

— Tiens, tiens, quel charmant réveil. En effet, j’oubliais de te parler d’une personne qui ne doit pas t’être indifférente, car enfin, on ne va pas à la guerre sans qu’il en coûte. Demeurer trois mois sous le même toit qu’une aussi jolie femme que Melle Auricourt cela doit faire impression sur un cœur de vingt et un ans. Allons, ne rougis pas ainsi, avoue plutôt.

— Que veux-tu que j’avoue ?

— Mais, diantre ! que tu es amoureux. Allons, ne fais pas de mystère à ton ami ; raconte-moi bien vite où tu en es rendu. Voyons, est-ce dans les allées du jardin que tu lui as fait ta déclaration.

Trêve de railleries, mon cher Félix.

— Morbleu, je ne raille pas, je veux tout savoir. Allons, exécute-toi.

— En bien ! puisque tu y tiens, je vais te confier que j’aime en effet Melle Auricourt, mais aucune déclaration ne lui a été faite de ma part, et je l’ai laissée avec la ferme résolution de ne jamais lui avouer ce que j’éprouve, puisqu’elle ne répondra pas aux sentiments qu’elle a su m’inspirer.

— Mais qui peut te donner cette certitude ? On m’a dit que Melle Auricourt n’avait épargné aucune fatigue pour toi.

— Oui, tant que je fus aux portes du tombeau, elle ne me laissa pas un seul instant, c’était un devoir que par grandeur d’âme, elle se croyait obligée de remplir. Mais du moment qu’elle eut la certitude que j’étais hors de danger, sa conduite changea immédiatement. Elle devait savoir alors combien elle m’était chère, elle ne voulait pas me laisser dans une espérance qui devait être vaine, je ne la vis plus qu’à de longs intervalles. Ses manières d’une froideur glaciale me disaient assez que je ne devais plus penser à elle. Félix, tu ne sais pas ce que c’est que d’aimer sans espoir. Cela rend injuste et nous fait oublier la reconnaissance due au dévouement de la plus noble des femmes. Croirais-tu que je suis assez ingrat de lui en vouloir de ne m’avoir pas laissé mourir et de lui reprocher toutes les attentions qu’elle a eues pour moi. Félix, je crois que je suis destiné à toujours souffrir par ce que j’ai de plus cher au monde. Il n’y a que l’amitié que je porte au général et à toi qui ne m’ait causé aucun regret.

— Et j’espère qu’il en sera toujours ainsi, Robert, cependant, laisse-moi te dire que tu renonces trop vite, à l’espoir d’être aimé de Melle Auricourt. Qui sait, peut-être ignore-t-elle ce que tu ressens pour elle. Bien des chagrins seraient épargnés si l’on savait quel est le cœur qui bat pour nous. Chez les femmes, presque toujours un sourire cache les larmes d’un amour ignoré. Qui sait si cette froideur dont tu parles, n’est pas causée par la certitude où elle est de la parfaite indifférence à son égard.

Toujours, on a vu la femme aimer celui à qui elle a fait du bien, comme elle détestera le malheureux qu’elle a fait souffrir. Pourquoi en veut-elle à ce dernier, c’est un mystère que je ne puis approfondir. Mais, Robert pourquoi mademoiselle Auricourt se serait-elle montrée tout à coup si distante ? Si elle n’avait eu aucun intérêt pour toi, la jeune fille serait demeurée la même.

Non, Félix, Géraldine ne pouvait ignorer que je l’aimais, car tout en moi trahissait mes sentiments lorsque je l’apercevais ; tout, jusqu’à la tristesse que je ne pouvais cacher lorsqu’elle me quittait ; mademoiselle Auricourt n’est pas une de ces femmes coquettes et frivoles, qui prennent plaisir à connaître jusqu’à quel point peut aller leur empire, aux dépens du bonheur de celui qui en est épris. Géraldine a agi, entrainée par la sensibilité de sa nature, ne m’aimant pas, elle a fait tout son possible pour m’éloigner d’elle.

N’importe Robert, tout cela ne peut me convaincre, suis mes conseils, ne prends pas le malheur autant à cœur, je suis sûr que l’avenir prouvera que j’avais raison et que vous finirez tous deux par vous entendre ; car morbleu, à quoi prétend cette jeune fille, si les qualités du cœur et un physique attrayant ne sont comptés pour rien ? serait-ce la fortune qu’elle met au-dessus de tout cela ?

Félix ne la rabaisse pas à ce point.

Géraldine a trop de désintéressement pour chercher la richesse chez celui qu’elle choisira.

De Raincourt allait répliquer lorsque le porte s’ouvrit, un soldat entra.

Capitaine, dit-il, le général vous demande.

Je pars répondit de Raincourt prenant son chapeau et son épée.

Robert s’approcha.

Pas un mot de notre conversation au général, dit-il.

Non, je saurai garder ton secret. Attends mon retour ici, j’ai encore tant de choses à te demander, tes communications m’ont fait retarder à requérir des nouvelles d’Hortense.

Eh bien ! hâte-toi de revenir, je serai tout à toi pour elle.

Le capitaine remercia du regard et s’élança au dehors.

Il est heureux, murmura Robert, il est aimé lui.

Malgré tout ce que venait de lui dire son ami, il demeurait convaincu de son malheur.