CHAPITRE VI
fleur du printemps paie sa dette.

Deux semaines se sont écoulées depuis les événements que nous venons de raconter.

Pénétrons de nouveau dans l’appartement où est retenu Robert de Marville.

Il dort en ce moment. Ses traits sont empreints d’une grande souffrance, et de temps en temps son sommeil est agité par des secousses nerveuses. Près de lui, Géraldine agenouillée, prie, mais sa prière est souvent interrompue, elle regarde le jeune homme et pousse de profonds soupirs. Robert est condamné ; M. Auricourt n’a plus aucun espoir. La jeune fille ne peut penser à cette sentence sans frissonner, depuis deux semaines, elle a veillé le malade avec sollicitude, elle a suivi avec anxiété les progrès qui se sont manifestés dans sa maladie, et maintenant tout est perdu ; son âme est remplie de tristesse, elle voudrait n’avoir jamais connu Robert.

— Mon Dieu, murmure la jeune fille, en joignant les mains, sauvez-le, vous seul êtes tout-puissant.

Robert ouvre les yeux.

— Quoi ! dit-il d’une voix faible, vous êtes encore là, nuit et jour, vous veillez. C’est trop de bonté, allez donc prendre quelque repos.

— Je ne suis pas fatiguée, répondit-elle émue.

Il prit sa main et la pressa dans la sienne.

— Vous voulez me le cacher mais ce serait abuser de votre bonté si je consentais à ce que vous demeuriez ici plus longtemps, rendez-vous à mes désirs, je vous en prie, allez vous reposer.

Géraldine baissa les yeux pour cacher une larme, elle aurait voulu rester, il lui semblait qu’à chaque parole du jeune homme, la vie s’affaiblissait en lui, mais elle n’osa insister.

— Eh bien ! je vais envoyer Madeleine, et je reviendrai demain, vous serez mieux, au revoir.

— Dieu le veuille, dit-il et un sourire passa sur ses lèvres.

Lorsqu’elle eut quitté la chambre, il laissa échapper un gémissement.

— Que je souffre, je sens venir la mort. Pauvre enfant, elle croit que je serai mieux demain, et mes souffrances augmentent, je ne voulais pas qu’elle fut témoin de ce que j’endure.

Un faible cri s’échappa de ses lèvres, il essaya de se soulever, mais il retomba sur son oreiller, privé de connaissance. Madeleine entrait. Elle le regarda et croyant qu’il dormait, s’assit dans un fauteuil, où elle ne tarda pas à reprendre son sommeil que Géraldine avait interrompu en lui disant d’aller veiller Robert.

Alors la soupente du lit se souleva lentement, et une tête apparut, deux grands yeux noirs brillèrent, et enfin la silhouette élégante d’une femme se montra. Elle se pencha vers le malade puis déposa un baiser sur son front.

— Non Robert, tu ne mourras pas, murmura-t-elle en posant la main sur son cœur, car je veille sur toi. Tu m’as sauvée, je ne suis pas une ingrate et si tu ne m’aimes pas, du moins je me souviens que tu as exposé ta vie pour moi ; Robert, la fille du grand chef va payer sa dette.

Disant l’Indienne tira de sa ceinture une petite fiole remplie d’une liqueur verte, l’ouvrit et laissa tomber plusieurs gouttes de son contenu sur les lèvres du jeune homme, ensuite elle débanda sa plaie, l’imbiba de cette même liqueur, et replaça les bandages avec soin. Ceci fut fait avec une rapidité extraordinaire, Robert n’avait pas repris ses sens.

— À présent, fit Fleur du Printemps, la gangrène qui commençait, va disparaître ; dans quelques jours il sera en voie de guérison.

Puis se retournant, elle lui dit adieu, dans un long regard d’amour, et laissa la chambre sans avoir été vue.

Quelques heures plus tard lorsque M. Auricourt vint rendre visite à son malade, il fut surpris du changement qui s’était opéré chez lui. En le voyant, Robert lui dit :

— Cher docteur, je crois que je suis sauvé, je ne ressens plus que de faibles souffrances, hier encore je croyais que tout était fini, les douleurs que j’endurais étaient insupportables, et aujourd’hui, je me sens presque bien, il me semble que je pourrais marcher. C’est à vous que je dois ma guérison.

M. Auricourt le regardait tout surpris, la veille, il avait laissé son malade mourant, et il le retrouvait hors de danger.

— Je suis heureux du mieux que vous éprouvez mon cher Robert, mais ce n’est pas à moi que vous le devez, la science n’est pour rien dans votre guérison. La Providence seule a agi.

En débandant la plaie du jeune homme, le docteur s’aperçut que les bandages avaient été déplacés. Il demanda à Robert si c’était lui, sur sa réponse négative, il interrogea Madeleine et les autres domestiques de la maison, mais chacun répondit que ce n’était pas lui.

— Alors il faut que ce soit vous Robert qui avez fait ce changement, sans en avoir eu connaissance, dit le docteur.

Il fallut admettre cette supposition.

Robert devint de mieux en mieux, et tout le monde reprit sa gaîté chez le docteur Auricourt.

Le général Montcalm qui était monté à Montréal, pour assister au départ des troupes que commandait M. de Rigaud, pour le fort George, ayant appris la guérison de son protégé, qu’il avait laissé si mal, lui écrivit une longue lettre dans laquelle il lui disait qu’il espérait qu’avant peu, il serait assez bien pour retourner à l’armée, où son absence se faisait sentir.

En voyant les preuves d’affection et d’estime que lui témoignait son général, Robert fut vivement ému ; et en parlant de cette lettre à Géraldine, il s’écria :

— Moi aussi, je devais partir pour défendre les intérêts de mon roi, mais hélas ! je suis encore retenu ici.

— Cette demeure vous est donc bien désagréable, dit la jeune fille d’un ton de reproche.

Robert sentit qu’il l’avait affligée.

Il prit sa main dans la sienne et allait répliquer, lorsque la jeune fille la retira vivement, et laissa l’appartement. Elle courut s’enfermer dans sa chambre pour y cacher ses larmes.

— Folle que je suis de l’aimer, murmura-t-elle, quand je sais que son cœur est à une autre, quand je l’ai entendu vingt fois prononcer dans son délire ce nom d’Alice qui m’apprenait que je ne serais jamais rien pour lui. Hélas ! il faut réprimer les mouvements de mon cœur ; il ne faut pas qu’il surprenne mon secret, s’il devinait mes sentiments, par noblesse, il n’hésiterait pas à me faire un aveu, qu’il croirait dû à la reconnaissance, et qu’il pourrait regretter plus tard.

À partir de ce moment, Géraldine évita de se trouver seule avec Robert. Notre héroïne semblait le fuir. S’il entrait dans l’appartement où elle se trouvait la jeune fille avait toujours un prétexte pour s’éloigner immédiatement. Ces entretiens du soir qu’ils avaient eus jusqu’alors ensemble et qui étaient remplis de charmes pour tous deux, avaient cessé.

Géraldine se hâtait de laisser la chambre aussitôt après le souper, et Robert restait en compagnie du docteur. Cette conduite de la jeune fille l’attristait, mais qu’avait-il à se plaindre, n’avait-elle pas eu pour lui le plus noble dévouement ?

Parfois de son appartement lui parvenaient les accords mélodieux de la harpe, que Géraldine faisait vibrer avec tant d’expression, dans ces moments Robert regrettait le temps où il était cloué sur son lit de douleur, car alors, elle était sans cesse auprès de lui.

Le jeune homme aurait voulu pouvoir quitter la maison du docteur, mais ses forces ne le lui permettaient pas, et il n’osait exprimer ses désirs, sachant que M. Auricourt s’y opposerait fortement.

À mesure que sa santé revenait, il se sentait atteint d’une maladie inconnue jusqu’alors, et les souffrances morales le rendaient plus morne et plus abattu que ne l’avaient fait les douleurs physiques les plus cruelles.

Lorsque Robert apercevait Géraldine, tout son sang affluait vers son cœur, il voulait s’élancer vers elle, lui avouer son amour, la supplier de l’entendre, mais l’apparence froide de la jeune fille le glaçait, les paroles expiraient sur ses lèvres, et il la laissait s’éloigner sans avoir rien dit.

Pour notre héroïne, elle avait perdu ses fraîches couleurs, la tristesse de Robert ne lui était pas inconnue, mais elle l’attribuait à l’ennui.

De Kergy venait souvent chez le docteur, le chevalier semblait avoir entièrement oublié la haine qu’il portait à Robert. À chaque visite, il ne manquait pas de le féliciter sur sa guérison.

Géraldine recevait son cousin avec un semblant de joie. Aussitôt qu’il arrivait, elle allait au devant de lui, riant et badinant comme si réellement elle était heureuse, elle passait la soirée entière avec lui, n’adressant que rarement la parole à Robert. Celui-ci les regardait en soupirant, et quittait le salon.

— Elle est méchante, murmurait-il, pourquoi me torturer ainsi.

Il ne se doutait pas que Géraldine souffrait autant que lui, que sa gaieté était feinte, qu’aussitôt qu’il n’était plus là, elle devenait distraite, et n’avait plus de réponses aux questions de son cousin. Souvent aussi Gontran surprenait une larme au bord de ses longs cils.