CHAPITRE III
bal et complot

Assis au pied de la citadelle, un Huron jetait sur le drapeau fleurdelisé, flottant au-dessus de sa tête, un regard de feu.

— Oh ! visage pâle, disait-il d’une voix sourde, c’est toi qui m’enlèves l’amour de celle que j’aime. Non content d’être venu dans notre pays nous chasser comme de viles bêtes, des forêts de nos pères, des lieux qui nous ont vus naître, tu pénètres jusque dans nos familles, pour nous ravir l’amour de nos femmes. Oui Fleur du Printemps ce soir m’a repoussé, me disant :

« Va-t’en ce n’est pas toi que j’aime, c’est lui le visage pâle ; lui qui m’a sauvée. »

Et son œil noir brillait dans l’ombre, tous ses traits respiraient l’amour. Elle était belle, plus belle que jamais, et moi la regardant, ne pouvant rien sur elle, je dévorais en silence la haine et l’amour qui consumait mon cœur. Mais j’ai juré ta perte, oui tu périras sous mes coups.

— Tu as raison, mon frère, dit tout-à-coup une voix.

Alleomeni (car c’était son nom) tressaillit, saisit son tomahawk et regarda autour de lui.

Un homme se tenait debout à ses côtés.

— Mets bas ces armes, reprit l’inconnu, qui n’était autre que le chevalier Gontran de Kergy ; je suis ton ami qui vient te dire : veux-tu te venger ? l’heure est venue, je t’apporte la vengeance.

— Toi ! mais tu ne connais pas mon ennemi ; comment peux-tu servir ma haine ?

— Je le connais, répondit Gontran, ton ennemi est le vicomte Robert de Marville, major dans l’armée.

— Comment le sais-tu ?

— Comment ! parce que je fus présent il y a un mois, au sauvetage de Fleur du Printemps qui allait être engloutie sous les flots lorsque Robert de Marville s’élança à la nage et la ramena au rivage.

— Oui, grommela Alleomeni, c’est lui mon ennemi. Mais que veux-tu me dire toi ?

— Demain, reprit le chevalier, Monsieur de Marville passera sur le chemin de Ste Foy pour aller à Lorette, où Monsieur de la Naudière l’attendra… mets-toi en embuscade pour épier son passage ; dès qu’il paraîtra, fais feu sur lui si toutefois tu sais manier cette arme. Et il tendit un pistolet à Alleomeni.

Celui-ci le prit avec vivacité.

— Oui, dit-il je sais manier cette arme et j’ai bon œil.

— Alors tout est pour le mieux ; tu compteras un ennemi de moins et un ami de plus ; puis le cœur de Fleur-du-Printemps te reviendra.

Le chevalier tira une bourse de son gousset, et la tendit à l’Indien. Celui-ci recula avec fierté.

— Non, garde ton or, je veux ma vengeance et si tu dis vrai, si demain Robert de Marville passe sur le chemin de Ste Foy, Alleomeni n’oublie pas un service, compte sur moi.

— J’accepte. Au revoir donc et bonne chance.

Puis tournant sur ses talons, il s’éloigna.

— Oh ! de Marville murmura-t-il, mon tour est venu, tu ne seras pas longtemps mon supérieur dans l’armée.

Au bout de quelques pas il s’arrêta. Une ombre venait de paraître devant lui.

— Tiens, fit-il, avec surprise, c’est vous de Vergor ?

— Précisément, mon cher, où allez-vous donc ?

— Moi ? chez le gouverneur.

— Moi aussi, nous ferons route ensemble alors.

Et bras dessus, bras dessous, ils se dirigèrent vers la rue St Louis, où le marquis de Vaudreuil avait choisi la salle du bal, à l’endroit où se trouve maintenant bâti l’Hôtel Russell.

Les invités arrivaient en grand nombre. La salle était presque remplie. Une dizaine de jeunes gens, groupés à la porte principale, s’amusaient à critiquer la toilette et la figure de chaque dame faisant son entrée.

— Regardez donc cette jeune fille, disait monsieur de Blois, jeune homme maigre et élancé, à la physionomie insignifiante, se donne-t-elle des airs avec son petit minois chiffonné et sa toilette fanée.

— Tiens, fit un second, elle ne te plaît pas, cependant c’est une riche héritière, c’est mademoiselle de Montfort.

— Oh ! vous la connaissez, alors je vous demande la faveur de lui être présenté. Oubliez ce que j’ai dit une belle dot embellit bien.

— Certainement, très cher.

— Oh ! oh ! voyez mes amis, dit un troisième, M. Louis Duval ; madame Groisbois est-elle pimpante ce soir. Elle a mis ses plus beaux atours, ma foi, on dirait qu’elle se trouve belle. Je vous dis qu’elle a une petite dose de prétention celle-là, c’est à n’y pas tenir. Ah ! les femmes, les femmes ! véritablement, c’est décourageant, voilà pourquoi je ne veux pas me marier, bien que j’approche la quarantaine, je crains les grandes dépenses.

— Vous ne manquez pas de prudence, lui répondit M. de Beaumont. Mais vous qui paraissez si bien connaître cette dame, dites-moi donc, qui est la jeune personne qui l’accompagne ! Parbleu ! elle est belle.

— Oui, elle n’est pas mal, mais c’est pitoyable, elle n’apportera à son mari que beaucoup de coquetterie sans le sou. C’est mademoiselle Grosbois.

— Elle me plaît, et je serais charmé de faire sa connaissance.

— Oh ! quant à cela, je ne m’y oppose pas. Tiens, mon cher d’Estimauville, continua Louis s’adressant à un jeune homme de vingt-six ans aux regards mélancoliques ; voici mademoiselle Simard, une de nos belles Québecquoises. Elle réunit aux grâces le meilleures qualités ; par malheur ses parents ne lui laisseront pas beaucoup d’écus, ayant une grande famille. Mais vous qui avez des sentiments romanesques, je vous conseille de faire la cour à mademoiselle Simard, car à tout prendre c’est une charmante personne, j’ai eu maintes occasions d’apprécier son esprit. Si je ne m’étais tenu sur mes gardes, je serais tombé amoureux, mais vous connaissez mes théories sur l’amour. Je crois qu’une chaumière et un cœur ne font que dans les romans.

— Qui peut prévoir l’avenir, murmura M. d’Estimauville en regardant mademoiselle Simard qui passait.

— Ah ! ah ! fit en ce moment M. d’Eschambeault, (agent de la compagnie des Indes) qui venait de se mêler à la conversation et n’avait entendu que les dernières paroles de Louis ; comme vous y allez jeunes gens, prenez gardes d’être déçus dans vos calculs. On voit plus souvent le bonheur habiter sous les toits de chaume que dans les palais somptueux.

Et il s’éloigna. Ces paroles plongèrent les critiques dans le silence. Cependant il fut bientôt rompu par M. de Blois qui se penchant vers Louis lui demanda quelles étaient les deux charmantes personnes qui faisaient leur entrée.

— Ici, pas de remarques, elles sont tout à fait élégantes et mises avec bon goût. La plus grande est mademoiselle de Roberval, l’autre m’est inconnue.

— Mademoiselle de Roberval, reprit de Blois ! n’est-ce pas la fiancée du capitaine de Raincourt ?

— On le dit, mais tout bas, car le tuteur, M. de Carre n’est pas pour ce mariage, il préférerait devenir l’époux de sa pupille.

— Parbleu ! Il n’a pas mauvais goût, tout de même, la petite est bien belle, et avec cela une bonne dot ; ça ferait bien mon affaire, c’est dommage, je suis venu trop tard.

— Oui en vérité, il faut que tu te contentes maintenant de mademoiselle de Montfort.

De Blois fit une vilaine grimace, qui fut accueillie par un bruyant éclat de rire, de la part de ses amis.

Hortense de Roberval venait de se diriger avec sa compagne (qui n’était autre que Géraldine) vers l’extrémité de la salle, où se tenait le gouverneur, qu’elles saluèrent et ensuite prirent place sur un divan. Hortense était véritablement le type de la beauté féminine. Brune avec de grands yeux bleu foncé, un regard doux et rêveur ; l’ovale de sa figure était d’une distinction parfaite. Les boucles abondantes de ses cheveux noirs d’ébène relevaient la pâleur de son teint.

Sa taille souple et élongée avait les lignes les plus gracieuses.

Outre ce physique agréable, Hortense possédait une âme sensible et qui malheureusement avait été en butte à de grands chagrins.

À peine âgée de seize ans, la jeune fille se trouva orpheline. Après avoir goûté au bonheur que lui procurait l’amour et la tendresse sans bornes de ses parents, elle se vit tout à coup sous la tutelle d’un homme pour lequel elle ressentait une vive antipathie ; car elle avait reconnu bientôt qu’il n’y avait ni noblesse ni vertu chez M. de Carre. Isolée au milieu de ceux qui l’entouraient, la pauvre enfant passait de longs et tristes jours à penser à ceux qui n’étaient plus.

Monsieur de Carre avait voulu qu’Hortense cessât toutes les relations qu’elle avait du vivant de ses parents ; ayant remarqué que la jeune fille n’était pas indifférente aux attentions de M. de Raincourt ; comme il convoitait la main et la fortune de sa pupille, il employait tous les moyens afin de l’isoler autant que possible ; mais il se trompait, ce fut précisément cette solitude et l’ennui que Melle de Roberval éprouvait qui lui firent penser plus que jamais au capitaine qu’elle avait jusqu’alors regardé comme un ami.

Hortense comparait sa vie présente avec celle où elle le voyait chaque jour, lui dont les conseils avaient su adoucir ses chagrins, lui qui s’était montré si bon et si attentif pour elle. Hortense ne pouvait plus se confier à personne n’ayant pour toute compagnie que la mère de M. de Carre, vieille femme dans la société de laquelle elle ne pouvait se plaire.

Monsieur de Raincourt avait été un des habitués chez le marquis de Roberval, souvent il avait partagé les jeux d’Hortense lorsqu’elle n’était qu’une enfant et à mesure que les années venaient ajouter des charmes à la jeune fille, il sentait l’affection qu’il lui avait toujours portée se changer en un sentiment plus tendre. Malgré les obstacles qu’on lui opposait, il résolut de revoir Melle de Roberval et de lui ouvrir son cœur. Il parvint à la rencontrer et lui avoua ses sentiments, auxquels elle répondit par un aveu franc et sans détours.

Ce fut peu de temps après cette entrevue que M. de Carre annonça à Hortense qu’il partait pour l’Amérique et l’emmenait avec sa mère. Quitter la France, s’éloigner peut être pour toujours de celui qu’elle aimait eut été pour elle un chagrin insupportable si un petit billet ne lui fut mystérieusement parvenu, quelques heures avant son départ, sur lequel elle lut ces trois mots « Je pars aussi. »

Le capitaine de Raincourt faisait partie des troupes que Montcalm emmenait en Canada. Quelques mois plus tard Hortense et lui se retrouvaient à Québec et se fiançaient à l’insu de M. de Carre, qui conservait toujours l’espoir de devenir l’époux de sa pupille, et se montrait pour elle prévoyant et attentif, tout en la surveillant, afin d’empêcher une rencontre entre elle et le capitaine, dont il avait appris avec déplaisir, l’arrivée en Amérique,

Mais Hortense trompa sa vigilance.

En arrivant à Québec, elle fit une amie de Géraldine et ce fut chez Melle Auricourt qu’elle revit le capitaine qui était en relations intimes avec son père.

Au moment où nous présentons Hortense à nos lecteurs, elle a dix-neuf ans.

— Ainsi, disait-elle à Géraldine, tu n’as pas vu Monsieur de Raincourt depuis huit jours ?

— Non, ma chère, je ne puis t’en donner aucune nouvelle.

— Crois-tu du moins qu’il vienne ce soir ?

— Sans doute, qui pourrait le retenir lorsqu’il sait que tu es ici.

— Oh ! Géraldine, tu ne peux croire combien je souhaite sa présence, combien aussi je la redoute.

— Que veux-tu dire ?

— Oui je crains de le rencontrer ce soir, parce que M. de Carre est ici… S’il apprend que j’ai renouvelé connaissance avec le capitaine, je suis certaine que toutes mes actions seront épiées ; on ne me laissera pas un instant de liberté. Mon tuteur s’est douté que je le rencontrais chez vous ; voilà pourquoi tu ne m’as pas vue depuis deux semaines.

— Que je te plains, dit Géraldine, si j’étais à ta place, je me moquerais bien de mon tuteur et de son insupportable mère.

— Cela n’est pas aussi facile que tu le penses.

Hortense avait à peine achevé ces paroles, qu’elle tressaillit, et une vive rougeur couvrit ses joues pâles. On venait d’annoncer le général Montcalm. Le marquis entra dans la salle, suivi du capitaine de Raincourt, celui-ci apercevant les deux jeunes filles, d’un pas rapide, il se dirigea vers elles ; les salua, et prit place à côté d’Hortense.

La musique se fit entendre et la danse commença. Géraldine était dans le ravissement. En voyant tous ces fronts rayonnants, tous ces regards joyeux, tous ces sourires épanouis, il lui semblait être transportés dans ces régions féeriques où tout est enchantement. Le bal avait pour Géraldine mille attraits et elle était impatiente de se mêler à la foule. Avait-elle tort ? Non, car si je voulais représenter le monde heureux, ce serait dans un bal. Là, chacun semble avoir oublié ses souffrances. On dirait que les yeux ne se reposent que sur le bonheur. L’homme aime à flotter dans une atmosphère d’illusions et quand même il aurait le réveil terrible et amer, il se plaît à rêver ; demain tous ses chagrins refoulés au fond de l’âme renaîtront plus cuisants, mais qu’importe puisque ce soir, il jouit ?

Les désirs de Géraldine furent bientôt satisfaits. De Kergy (qui était son cousin) vint lui demander la danse qui commençait. La jeune fille accepta « avec plaisir. » Hortense était demeurée avec de Raincourt.

— Vous m’aimez toujours, n’est-ce pas ? disait-elle.

— Si je vous aime, Hortense, faut-il vous répéter que s’il fallait renoncer à vous, je mourrais, vous êtes ma vie, mon bonheur, mon espérance.

Une vive rougeur empourpra le visage de la jeune fille et un éclair de joie illumina tous ses traits.

— Vos paroles dissipent mes craintes, depuis deux semaines, j’ai vécu dans une terrible anxiété, il me semblait que vous m’aviez oubliée.

— Oh ! Hortense, comment avez-vous pu croire cela et me faire injure à ce point  ?

— J’étais folle, pardonnez-moi, Félix.

Le capitaine pressa la main de la jeune fille.

— Je ne puis vous en vouloir, dit-il, vous m’êtes trop chère pour cela.

Il s’arrêta, la main de la jeune fille s’était mise à trembler.

Qu’avez-vous, demanda-t-il avec inquiétude.

Hortense ne répondit pas. Félix aperçut M. de Carre. Il passait devant eux et lança un regard sévère à sa pupille. Le capitaine comprit.

— Pourquoi vous troubler ainsi, dit-il, ne suis-je pas là pour vous protéger ? Qu’importe qu’il sache aujourd’hui ou demain que nous nous aimons.

— Vous avez raison, Félix, mais je n’ai pu réprimer un sentiment de crainte en le voyant.

Durant ce temps, M. de Kergy parlait à Géraldine.

Véritablement, ma cousine, vous êtes la belle du bal de soir.

— Vraiment, fit Géraldine en riant ; vous me forcez de vous dire que vous êtes le plus railleur que j’ai encore rencontré.

— Oh ! voilà comme vous nous traitez, vous autres jeunes filles lorsqu’on est franc.

— Moqueur, ajouta-t-elle.

— Vous êtes cruelle pour le plus dévoué de vos adorateurs.

— Oh ! oh ! chevalier, vous devenez sentimental.

— Je fais l’aveu de mes sentiments.

— Je suis fâchée de ne pouvoir vous croire.

— Et moi, je suis triste de ne pouvoir être plus persuasif.

Géraldine feignit n’avoir pas entendu.

La danse venait de finir, chaque danseur reconduisait sa partenaire.

Melle Auricourt prit place sur un divan. Elle était occupée à chercher du regard son amie Hortense lorsqu’elle s’entendit interpeller.

Quoi ! est-ce vous Mademoiselle Auricourt, je ne vous reconnaissais pas ; le fait est que vous êtes ravissante dans cette toilette. C’est votre premier bal n’est-ce pas ? comment trouvez-vous cela, ma chère ?

Ces paroles avaient été dites avec une telle volubilité, par Melle de Montfort, que Géraldine n’avait pu placer un mot. Elle regarda l’héritière avec curiosité.

— Mademoiselle de Montfort, dit-elle enfin.

— Précisément, répondit celle-ci s’asseyant à côté de Géraldine et examinant si les plis de sa robe tombaient avec grâce.

Dites donc, ma mignonne, n’est-ce pas enchanteur, délicieux, ce bal. On y rencontre de si charmantes personnes. Tenez, je viens de faire la connaissance d’un monsieur tout à fait aimable, c’est le jeune de Blois. Il a un langage enchanteur ; tout ce qu’il dit est de bon goût, et il connaît le beau, car il a admiré ma toilette ; il est vrai qu’elle n’est pas laide, elle vient directement de Paris, de chez la première faiseuse. Mais c’est lui qui passe ; je vais vous l’introduire, vous allez voir qu’il saura bien vous dire que vous êtes belle. Monsieur de Blois, dit-elle au jeune homme, venez donc par ici.

— Mais, mademoiselle, dit Géraldine, un peu impatientée, je ne vous ai nullement demandé de me le faire connaître.

Melle de Montfort ne répondit pas ; elle était trop occupée du jeune homme qui se trouvait devant elle.

— Je vous demandais pour vous faire connaître la plus aimable personne de ce bal. Mademoiselle Auricourt, c’est monsieur le chevalier de Blois, dont je vous ai parlé si avantageusement. Géraldine et le chevalier saluèrent un peu embarrassés de cette singulière présentation. La conversation s’engagea, vivement menée par Melle de Montfort.

La danse recommençait, Géraldine se demandait avec ennui, si elle pourrait quitter son insignifiant compagnon et sa bavarde voisine. Elle n’attendit pas longtemps, M. de Vergor s’avança et lui demanda d’être sa partenaire pour la contre-danse qui s’engageait. Elle se leva joyeuse et tout le reste de la soirée fut très agréable pour elle. Elle fut une des dernières à laisser le bal et revint parfaitement satisfaite chez elle.