Trois Souvenirs/À la Salpêtrière


Librairie Borel (p. 37-70).


À la Salpêtrière




Souvenir d’un Carabin



Le cabinet de Charcot, à la Salpêtrière, un matin de consultation, il y a dix ou douze ans. Aux murs, des photographies de naïves peintures italiennes, espagnoles, représentant des saintes en prière, des extasiées, convulsionnaires, démoniaques, la grande névrose religieuse, comme on dit dans la maison. Le professeur assis devant une petite table, cheveux longs et plats, front puissant, lèvre rase et hautaine, regard aigu dans la pâle bouffissure de la face. Va-et-vient de l’interne en tablier blanc et calotte de velours, des yeux fins envahis d’une grande barbe ; assis autour de la salle, quelques invités, la plupart médecins, russes, allemands, italiens, suédois. Et commence le défilé des malades.

Une femme du Var amène à la consultation sa petite fille, hideuse, courte et boulotte, plaquée aux joues de rouges cicatrices. Dans la toilette verte et jaune d’un dimanche méridional la taille s’enfle et déborde. L’enfant est enceinte. Vase informe tombé au feu, manqué à la cuisson, on se demande comment elle a pu devenir mère. « Pendant un accès d’épilepsie… » dit Charcot, tandis que la femme du Var, geignarde et veule, nous raconte l’endisposition de sa demoiselle, comment ça la prend, comment ça s’en va. Le professeur se tourne vers l’interne :

– Y a-t-il du feu à côté ? Déshabillez-la, voyez si elle a des taches sur le flanc… L’accent de là-bas, cette laideur, j’étais ému ; bien plus encore à la malade suivante. Une enfant de quinze ans, très proprette, petite toque, jaquette en drap marron, figure ronde et naïve, le portrait du père, un petit fabricant de la rue Oberkampf, entré avec elle.

Assis au milieu de la salle, timides, les yeux à terre, ils s’encouragent de regards furtifs. On interroge la malade. Quel navrement ! Il faut tout dire, bien haut, devant tant de messieurs, et où la tient le mal, la façon dont elle tombe et comment c’est arrivé. « À la mort de sa grand’mère, monsieur le docteur », dit le père.

— Est-ce qu’elle l’a vue morte ?

— Non, monsieur, elle ne l’a pas vue… »



La voix de Charcot s’adoucit pour l’enfant : « Tu l’aimais donc bien, ta grand’mère ? » Elle fait signe « oui » d’un mouvement de sa petite toque, sans parler, le cou gonflé de sanglots. Le médecin allemand s’approche d’elle. Celui-là étudie les maladies du tympan spéciales aux hystériques, il a des lunettes d’or et, promenant un diapason sur le front de la fillette, ordonne avec autorité : « Rébédez abrès moi… timange… » Un silence. Le savant triomphe ; elle n’a pas entendu. Je croirais plutôt qu’elle n’a pas compris. Longue dissertation du docteur allemand ; l’Italien s’en mêle, le Russe dit un mot. Les deux victimes attendent sur leurs chaises, oubliées et gênées, quand l’interne, à qui j’ai fait part de mes doutes, dit tout bas à la petite Parisienne : « Répétez après moi… dimanche. » Elle ouvre de grands yeux et répète sans effort : « Dimanche », pendant que la discussion continue sur les troubles auditifs de l’hystérie.

Tout à coup, le professeur Charcot se tournant vers le père :

— Voulez-vous nous laisser votre enfant ? Elle sera bien soignée.

Oh ! le « non » qu’elle a dit, terrifiée, en regardant son papa… et le tendre sourire de celui-ci qui la rassure : « N’aie pas peur, ma chérie ! » Il semble qu’ils devinent ce que serait sa vie dans cette maison, qu’elle servirait aux observations, aux expériences, comme les chiens si bien soignés chez Sanfourche, comme cette Daret et toutes les autres qu’on va faire travailler devant nous, après le défilé des malades et la consultation finie.


Daret, longue fille d’une trentaine d’années, la tête petite, les cheveux ondés, pâle, creuse, des taches de grossesse, un reniflement chronique comme si elle venait de pleurer. Elle est chez elle, à la Salpêtrière, en camisole, un foulard au cou. « Endormez-la… » commande le professeur. L’interne, debout derrière la longue et mince créature, lui appuie les mains un instant sur les yeux… Un soupir, c’est fait. Elle dort, droite et rigide. Le triste corps prend toutes les positions qu’on lui donne ; le bras qu’on allonge demeure allongé, chaque muscle effleuré fait remuer l’un après l’autre tous les doigts de la main qui, elle, reste ouverte, immobile. C’est le mannequin de l’atelier, plus docile encore et plus souple. « Et pas moyen de nous tromper, affirme Charcot, il faudrait qu’elle connût l’anatomie aussi bien que nous. »

Sinistre, l’automate humain debout dans le cercle de nos chaises, docile à tout commandement qui amène sur son visage l’expression correspondante au geste qu’on lui impose ! Les doigts en bouquet sur la bouche simulant un baiser, aussitôt les lèvres sourient, la face s’éclaire ; on lui ferme le poing dans une crispation de menace, et le front se plisse, la narine se gonfle d’une colère frémissante. « Nous pouvons même faire ceci… » et le professeur lui lève le poing pour frapper, en donnant un geste de caresse à la main droite. Toute la figure alors grimace dans une double signification furieuse et tendre, un masque enfantin qui rit en pleurant. Et toujours l’Allemand promène son diapason, son spéculum auriculaire, sondant l’oreille d’une longue aiguille.

« Il ne faut pas la fatiguer, dit le Maître, allez chercher Balmann. »

Mais l’interne revient seul, très vexé ; Balmann n’a pas voulu venir, furieuse de ce qu’on a appelé Daret avant elle. Entre ces deux cataleptiques, premiers sujets à la Salpêtrière, subsiste une jalousie d’étoiles, de vedettes ; et parfois des disputes, des engueulades de lavoir, relevées de mots techniques, mettent tout le dortoir en folie.



À défaut de Balmann, on amène Fifine, un trottin de boutique, en grand manteau, le teint rose, un petit nez en l’air, la bouche bougonne, des doigts de couturière, tatoués par l’aiguille. Elle entre en rechignant ; elle est du parti de Balmann et se refuse à travailler. En vain l’interne essaye de l’endormir ; elle pleure et résiste. « Ne la contrariez pas », dit Charcot, qui retourne à Daret reposée, très fière de reprendre la séance en reniflant. Mystère du sommeil cataleptique, entretenant autour de la malade une atmosphère légère, illusionnée, de rêve vécu ! On lui montre un oiseau imaginaire, vers les rideaux de la croisée. Ses yeux fermés le perçoivent dans son aspect et ses mouvements ailés ; son vague sourire murmure : « Oh ! qu’il est joli ! » Et, croyant le tenir, elle caresse et lisse sa main qui s’arrondit. Mais l’interne, d’une voix terrible : « Daret, regarde à terre, là, devant toi, un rat… un serpent… » À travers ses lourdes paupières tombées, elle voit ce qu’on lui montre. Commence alors une mimique de terreur et d’horreur comme jamais Rachel, jamais la Ristori ni Sarah n’en ont figuré de plus sublime ; et classique, le vieux cliché humain de la peur, partout identique à lui-même, resserrant les bras, les jambes, l’être entier dans un recul d’effarement, pétrifiant cette mince face pâle où n’est plus vivante que la bouche pour un long soupir d’épouvante.



Ah ! de grâce, réveillez-la ! On se contente de déplacer sa vision en lui montrant des fleurs sur le tapis et lui demandant de nous faire un bouquet. Elle s’agenouille, et toujours dans cette atmosphère de cristal que briserait immédiatement l’ordre d’un interne ou du professeur, elle noue délicatement ses doigts d’un fil supposé qu’elle casse entre ses dents. Pendant que nous observons cette pantomime inconsciente, quelque chose râle tout à coup, aboie d’une toux rauque dans le vestibule à côté. « Fifine qui a une attaque ! » Nous courons.


La pauvre enfant, renversée sur les dalles froides, écume, se tord, les bras en croix, les reins en arc, tendue, contracturée, presque en l’air. « Vite, des surveillantes ! emportez-la, couchez-la… » Arrivent quatre fortes filles très saines, très nettes dans leurs grands tabliers blancs, une qui dit avec un accent ingénu de campagne : « Je sais comprimer, monsieur le docteur… » Et on presse, on comprime en emportant à travers les cours ce paquet de nerfs en folie, hurlant, roulant, la tête renversée ; une possédée à l’exorcisme, comme sur ce vieux tableau de sainteté que je regarde dans le cabinet de Charcot.

Et Daret que nous avions oubliée. La grande fille, toujours endormie, continue imaginairement à cueillir des fleurs sur le tapis, à grouper, cordeler ses petits bouquets…


Déjeuner avec les internes dans la salle de garde surchauffée. En mangeant le rata du « chaloupier », plat de résistance traditionnel de la table, en buvant le vin des hôpitaux que nous verse à la ronde une vieille servante épileptique, nous causons magnétisme, suggestion, folie, et je m’amuse à raconter devant cette jeunesse fortement matérialiste un épisode étrange de ma vie, l’histoire de trois chapeaux verts achetés par moi à Munich, pendant la guerre de 1866. Ces chapeaux de feutre dur, couleur de vieille mousse des bois, avec un petit oiseau piqué dans la ganse, l’aile ouverte et des yeux d’émail, je les avais donnés en rentrant à Paris à trois de mes camarades, bons et braves garçons que j’aimais tendrement, Charles Bataille, Jean Duboys, André Gill. Tous les trois sont morts fous, et j’ai vu, j’ai entendu à des dates différentes délirer leurs trois folies sous mes chapeaux tyroliens avec le petit oiseau piqué dessus.

Mon histoire est écoutée poliment, mais comme une invention de romancier, parmi les sourires de la table. Le café pris, les pipes éteintes, le chef de clinique de Charcot me propose une promenade au quartier des folles. Dans la grande cour où pique un beau temps d’hiver, clair et froid, le soleil chauffe de pauvres démentes en waterproof, accroupies sur le pas des portes, isolées, silencieuses, sans aucune vie de relation ; chacune cloîtrée dans son idée fixe, invisible prison dont ces têtes malades heurtent les parois choquées à tout coup. À part cela, aucun signe extérieur de malaise, un masque paisible, des mouvements rationnels. Par la croisée entr’ouverte d’une salle basse, je vois une belle fille, les bras nus, la jupe relevée en tablier, frottant le carreau avec vigueur : c’est une folle.

La cour suivante que nous traversons, plantée d’arbres, est plus tumultueuse. Sur le bitume qui longe les cellules sont assises deux filles en sarrau bleu, les cheveux répandus, jolies, toutes jeunes. L’une rit aux éclats, se renverse, embrasse à pleines joues l’idiote morne, sans regard, affaissée à côté d’elle. Une autre, très grande, très agitée, se promène à pas furieux, s’approche de nous, interpelle l’interne : « Qu’est-ce que je fais ici, monsieur ? Vous le savez peut-être, moi, je ne le sais pas… » puis nous tourne le dos et continue sa course enragée. Bientôt une foule curieuse et bavarde nous entoure et nous presse. Une jeune femme en robe courte de pensionnaire, bonnet de linge éclatant de blancheur, nous raconte avec des gestes arrondis une histoire incompréhensible ; elle a un air de bonheur, de prospérité qui fait envie. La sœur de Louis XVI, c’est elle qui l’assure, une vieille à nez et à menton crochus, dit des gaillardises à l’interne, tandis qu’à une porte ouverte du rez-de-chaussée, une longue figure terreuse, crevassée, nous appelle d’un sourire aimable : « Messieurs, je fais de la peinture, voulez-vous voir de mes œuvres ? Mais, attendez que je mette d’abord mon chapeau tyrolien, je ne peins jamais qu’en chapeau tyrolien. » La pauvre créature, un instant disparue, nous revient coiffée d’un petit chapeau vert avec une plume d’oiseau, tout à fait un de mes chapeaux de Munich. Les internes restent ébahis comme moi de l’étrange coïncidence, et la malheureuse qui nous montre deux ou trois hideux barbouillages, semble toute fière de notre étonnement qu’elle prend pour de l’admiration. En partant, remarqué sur le mur de la cour quantité de ces petits chapeaux montagnards crayonnés au charbon par la folle.



La porte de sortie est large ouverte ; le triste bétail délirant qui nous suit piaille, jabote, parait s’animer de notre départ. Je me retourne une fois dehors. Sur le seuil de la cour que rien ne garde, ne ferme, qu’un grand rayon de soleil, une barre de lumière, les folles sont alignées, criant, gesticulant. Une d’elles, la vieille sœur du roi, un bras levé, l’autre arrondi sur la hanche d’un geste de vivandière, clame en voix de basse : « Vive l’Empereur ! »

Des cours, encore des cours, des petits arbres, des bancs, des waterproofs qui voltigent au vent glacé, s’agitent à grands pas solitaires, lugubres visions du déséquilibre humain, parmi lesquelles je note au passage deux silhouettes.

Dans le grand ouvroir très clair, très gai, que le docteur Voisin appelle son Sénat, et où des folles en rang sur des fauteuils cousent, tricotent, une ancienne fille publique se tient à part contre la vitre. Flétrie, desséchée, elle ne parle jamais, seulement « pst… pst… » en appel avec le sourire de profession. Plus que cela de vivant en elle, le souvenir de l’intonation et du geste infamants. Oh ! cette figure pâle derrière la haute vitre claire ; cette folle, cette morte faisant la fenêtre !

Une autre, moins cruelle :

« Vous voyez, j’attends, je vais partir », nous dit une brave femme accotée au mur d’entrée, un sac de nuit d’une main, de l’autre une serviette épinglée sur un petit paquet de route. Bonne tête de parente de province, elle sourit à la ronde, fait ses adieux ; et cela toute la journée, depuis dix ans, pour combien d’années encore !