Trois Sœurs rivales



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TROIS SŒURS RIVALES





I


Au fond d’une délicieuse vallée du Jura, repose, dans un nid de verdure, le village de Domblans. Chaque maison se voile discrètement derrière son bouquet de feuillage, et des hauteurs voisines on entrevoit à peine, au travers de l’épais rideau de peupliers qui serpente le long de la rivière, quelques toits de tuiles brunies et la flèche quadrangulaire du clocher.

Le premier gradin du Jura, qui encadre en partie cette vallée, y montre ses versants couronnés d’une végétation luxuriante. Plus bas, s’élèvent de nombreuses collines, offrant les aspects les plus variés et les plus pittoresques, recouvertes de bois et de vignes, de villages étagés et de ruines féodales.

Ce paysage aux gracieux contours, cet air tiède et pur, cette calme atmosphère, s’ils amollissent la fibre du travailleur, endorment aussi les passions violentes et disposent à la rêverie d’amour.

Cependant, pour le philosophe, pour l’économiste, une pensée triste plane sur ce riant tableau : la subdivision excessive des propriétés se découpant en tous sens et affectant mille figures irrégulières ; la confusion inextricable du sol ; une culture ignorante encore et chétive ; une rivière tortueuse qui vagabonde, couvrant chaque année de nouveaux espaces de son galet stérile, n’accusent-ils pas l’incohérence, la lutte des intérêts et la pauvreté générale ? Quelle production fabuleuse, au contraire, quelle distribution harmonieuse et savante, quels aspects plus féeriques encore, la grande culture associée ne réalisera-t-elle pas un jour sur cette terre privilégiée dont la main de l’homme a dégradé la richesse primitive et les charmes naturels !

Le château de Domblans, visité par Henri IV en 1535, est un précieux monument de la féodalité. Lorsque la soumission de la Franche-Comté à Louis XIV amena le démantèlement de toutes les forteresses, celle de Domblans fut respectée, grâce à l’amour que sut inspirer la belle châtelaine, Gabrielle de Salines, au traître et galant abbé de Watteville.

L’habitant de la vallée passe indifférent devant ces restes féodaux ; mais le voyageur s’arrête et contemple avec intérêt des murs séculaires à peine lézardés, des tours à meurtrières, des fenêtres croisées de pierre et à pinacle, qui rappellent l’ordre gothique du quinzième siècle, des remparts encore debout et des fossés profonds convertis en verger où croissent pacifiquement de hautes herbes et des arbres à fruits.

Un pont jeté sur les fossés met en communication le château avec les jardins. Une pente rapide couverte de gazon conduit à la rivière, qui baigne le pied de la forteresse. Si jadis la Seille retentit des bruits de guerre, et se rougit de sang humain, aujourd’hui le silence de ses rives n’est interrompu que par le tic-tac monotone d’un moulin ou par les chants des bergers, et la transparence de ses eaux n’est plus troublée que par le savon des lavandières.

L’intérieur du château est également curieux à visiter ; la chambre dans laquelle coucha Henri IV existe encore sous le nom de Chambre rouge, nom qui lui vient sans doute des peintures en vermillon couvrant les poutrelles du plancher de tête. Le plafond est blanc, semé symétriquement des lettres C. R., et le flanc des poutrelles, peint en jaune, offre en vingt endroits également espacés, cette devise écrite en lettres gothiques et empreinte d’un sentiment amer Espoir déçoit. Une vaste cheminée, dont le manteau porte l’écusson mêlé des Charassin et des Vautrevers, est, comme les poutres de soubassement, recouverte d’arabesques en camaïeu. Les portes en chêne sculpté sont ornées de billettes et surmontées d’agréments gothiques. Ces décorations, artistement exécutées, supposent un long et patient travail.

On voit en outre, dans cette chambre mémorable, un portrait en pied de Henri IV en costume de cheval ; quelques trophées d’armes rouillées, un lit à colonnes, à rideaux fleurdelysés, et quelques fauteuils de bois doré vermoulu.

Le vieux baron de Charassin, propriétaire du château, fait aux étrangers les honneurs de cette chambre avec une courtoisie toute chevaleresque, et témoigne dans ses moindres discours une profonde admiration pour le grand roi qui daigna visiter la demeure seigneuriale des Charassin-Vautravers. Il se découvre avec respect devant une inscription latine placée sur la porte de la chambre rouge et ainsi conçue : In castello somblanco Henrious Magnus pernoc tavit rex.

M. de Charassin, capitaine des gardes du roi sous Charles X, a donné sa démission en 1830, et s’est retiré avec ses trois filles à Domblains, où il mène l’existence végétative d’un seigneur de campagne à vingt mille livres de rentes.

Comme son château, le vieux soldat, véritable anachronisme vivant, appartient à un autre siècle ; il méconnaît son époque, et place son espoir dans le retour du passé.

Pour M. de Charassin, Henri IV est toujours le modèle des souverains. Le baron rappelle sans cesse la fameuse poule au pot, sur les ailes de laquelle la mémoire du Béarnais a pénétré, dit-il, dans la moindre chaumière… Souhait généreux qui n’est peut-être qu’un bon mot ou un mensonge de roi.

Une admiration aussi exclusive a nécessairement quelque côté ridicule ; M. de Charassin s’efforce de copier les manières de Henri IV, et prétend même lui ressembler de visage. Grâce à son nez bourbonien, à sa barbe grisonnante taillée en éventail, il peut assez raisonnablement se faire cette illusion ; mais, pour un observateur, ses petits yeux bleus, mobiles et irréfléchis, n’ont ni la pénétration ni la finesse que devait exprimer l’œil gris du rusé Bourbon ; son front n’a point l’ampleur de l’intelligence ; sa figure, en un mot, n’offre aucun caractère de puissance et d’énergie. En effet, d’un esprit étroit et frivole, il se montre incapable de formuler une idée de quelque portée, et sa conversation n’est qu’un feu roulant de calembours surannés et d’anecdotes grivoises.

Au moment où commence notre histoire, c’était en 1842, par une de ces belles matinées du mois de mai où la nature prodigue ses parfums les plus suaves, ses chants les plus gais et ses plus vives couleurs, les filles de M. de Charassin se trouvaient réunies sous une tonnelle de rosiers et de chèvrefeuille. Les trois sœurs sont diversement belles, et ce joli groupe encadré de fleurs et tout resplendissant de fraîcheur et de jeunesse, contraste singulièrement avec le château, cette sombre demeure massive et décrépite qui paraîtrait devoir répandre sur ses habitants un reflet de sa vétusté séculaire.

La conversation des trois jeunes filles, ordinairement si joyeuse, est contrainte et parfois entrecoupée de longs silences. Une préoccupation tout à fait étrangère à leurs broderies semble les absorber, car elles prêtent, au moindre bruit, une oreille attentive, et de temps à autre relèvent la tête et portent leurs regards dans la direction du chemin pierreux, dont le jardin n’est séparé que par un mur à hauteur d’appui.

— En vérité, mademoiselle, dit enfin avec un accent railleur, celle qui paraissait l’aînée, on croirait, à voir la prétention de vos toilettes, que vous vous disposez à aller au bal. Tu fais de tes cheveux, ma chère Renée, un étalage vraiment ridicule ; tu ressembles assez, avec ces larges nattes, à cet antique portrait de châtelaine pendu dans la chambre de mon père. Et toi, ma pauvre Gabrielle, outre que ces manches courtes ne sont guère de saison, il me semble qu’à ta place je ne serais pas empressée de montrer à M. de Vaudrey ces poignets brûlés au soleil.

Gabrielle rougit comme si l’on eût deviné son secret, et baissa vivement les yeux ; mais, ne voyant rien qui ne se pût montrer dans la légère teinte d’ambre qui recouvrait la naissance de sa jolie main, elle se rassura et répondit sous forme de représailles :

— Puisque tu nous donnes de si charitables conseils, permets-nous, Henriette, d’en émettra un à ton usage, car c’est sans doute aussi pour plaire à M. de Vaudrey que tu t’es badigeonné les joues de cette belle façon. Nous disions ce matin, Renée et moi, que ta pâleur habituelle seyait beaucoup mieux au type distingué de ta figure que ces grosses couleurs villageoises.

Henriette se mordit les lèvres et jeta à ses sœurs un regard de colère.

— Vous mentez, s’écria-t-elle, je n’ai jamais mis de rouge.

— C’est donc, reprit Renée avec une douce malice, que le seul plaisir de voir M. de Vaudrey te donne cette bonne mine ?

La conversation engagée de cette manière menaçait de s’envenimer de plus en plus ; mais en cet instant un roulement de voiture se fit entendre, et les trois sœurs mues ensemble par la même curiosité, se levèrent sur la pointe des pieds pour voir par dessus le mur la voiture qui passait elles se rassirent aussitôt, n’ayant entrevu dans le chemin qu’un lourd chariot traîné par des bœufs.

Pendant le silence qui succéda à cette petite déception, essayons d’esquisser le groupe plein de contrastes qu’offraient ces trois jolies créatures.

Mais d’abord un mot qui explique l’état d’hostilité que nous venons de remarquer entre Henriette et ses deux sœurs.

Henriette est l’enfant d’une première femme de M. de Charassin. Elle a été élevée par une tante qui lui inspira de bonne heure, pour Renée et Gabrielle, des sentiments de désaffection et de jalousie.

Lorsque Henriette, après la mort de sa belle-mère, revint dans la maison paternelle, elle avait vingt-et-un ans. D’un caractère despotique et violent, elle voulut imposer à ses jeunes sœurs la supériorité de son âge. Renée et Gabrielle sentirent alors la nécessité de s’unir contre leur ennemi commun. Il s’établit donc entre elles et Henriette un état de guerre permanent qui se révélait par de continuelles escarmouches.

Henriette, alors âgée de vingt-cinq ans, est brune. Sa figure, moins régulière que celle de ses sœurs, attire cependant l’attention par une expression tout à la fois fine et énergique. Elle ne charme pas au premier coup-d’œil comme Renée et Gabrielle ; mais on découvre en elle, sous une apparence de froideur, une organisation passionnée, et l’on devine, à ses mouvements vifs et saccadés, un tempérament fougueux, comprimé par l’éducation. Un penchant naturel à calculer sa conduite, penchant transformé en ruse par suite d’une fausse direction, se révèle dans ses lèvres minces et dans l’acuité de son œil noir et pénétrant. Son menton, fortement accentué, accuse une fermeté de caractère allant jusqu’à l’obstination, et ses épais sourcils noirs se réunissant à la naissance du nez, une nature envieuse et jalouse. Sa luxuriante chevelure, sa peau dorée, sa taille cambrée et souple rappellent une origine espagnole, et respirent la volupté.

Renée, la seconde fille de M. de Charassin, et qui, à l’époque où commence notre histoire, peut avoir vingt ans, forme avec sa sœur aînée un frappant contraste. Blonde comme une vierge d’Albert Dürer, elle porte sur son visage l’empreinte d’une candeur germanique. Son regard bleu est un abîme de tendresse. Son front large et élevé rayonne de pureté. Elle semble personnifier le devoir et le dévouement, tant il y a de noblesse et de grandeur d’âme répandues sur son angélique figure. Par la majesté de sa démarche, par le calme de ses mouvements, comme l’a dit Henriette, elle rappelle une héroïne du moyen-age, et on se la représente volontiers un faucon au poing, chevauchant sur une blanche haquenée.

Quant à Gabrielle, elle paraît être le lien entre Renée et Henriette, et tient tout à la fois de ces deux natures si diverses : à l’une, elle emprunte la passion ; à l’autre, la tendresse. Ses doux yeux bleus, baignés de fluide et pleins d’une grâce enfantine, jettent parfois des lueurs profondes, indices d’une exaltation naissante. La parfaite régularité de ses traits n’est altérée que par l’extrême mobilité de ses narines roses ; la fine transparence de la peau, les mains effilées, une chevelure brune et soyeuse, un cou suave et onduleux, une taille élégante complètent ce type plein de délicatesse et de distinction.

On comprendra aisément, d’après cette ébauche incomplète de la beauté très réelle de Renée et de Gabrielle, que Henriette, l’aînée, c’est à dire la plus pressée de trouver un appréciateur de ses charmes, doive éprouver à l’égard de ses sœurs un vif sentiment de jalousie, et que cette jalousie redouble encore à l’arrivée de M. de Vaudrey, pupille du baron et jeune homme à marier.

Pour toutes trois, c’est un grand événement que la venue de ce personnage au milieu de leur solitude.

Par leurs soins, le château semble rajeuni d’un siècle au moins ; les tentures sont renouvelées dans les appartements, le vieux damas sort de ses housses poudreuses, les meubles en chêne noirci reluisent sous la cire, les araignées sont troublées dans leurs toiles séculaires.

Le jardin subit une transformation à peu près analogue. Elles se réunissent dans ces préparatifs par une même pensée : plaire à M. de Vaudrey et lui faire trouver à son gré leur antique demeure. Toutes trois, elles comprennent l’importance des premières impressions ; aussi n’est-ce point sans une certaine anxiété qu’elles sentent approcher une entrevue avec le héros qui doit donner la vie et des formes réelles au petit roman que chacune d’elles édifie en secret au fond de son cœur.

Henriette, en raison de ses vingt-cinq ans, croit avoir plus de droits que ses sœurs à l’amour de M. de Vaudrey, sans songer que l’amour est le plus souvent en raison inverse de tels droits ; mais elle s’effraie de rester vieille fille ; car, à dix lieues à la ronde, elle ne connaît pas un homme que son père, rigoureux sur la question généalogique, voulût accepter pour gendre.

Renée et Gabrielle, dans leurs apprêts de réception, s’abandonnaient moins à des espérances matrimoniales qu’à une impulsion de coquetterie féminine qu’à un besoin de mettre un intérêt dans leur vie, et, si c’était possible, un petit brin d’amour.

Depuis un quart d’heure, elles étaient silencieuses, quand M. de Charassin vient interrompre leurs méditations.

— Eh bien ! mesdemoiselles mes filles, dit avec un ton de galanterie quasi-royale le petit vieillard, j’espère que vous vous disposez à vous montrer aimables pour mon pupille. M. de Vaudrey est un charmant garçon, de la bonne vieille noblesse ; et, quoique je ne l’aie pas vu depuis une dizaine d’années, je lui porte le plus vif intérêt. Vous tâcherez donc de lui plaire pour m’être agréables. Voyons, ajouta sous forme de plaisanterie, le facétieux baron, laquelle de vous désire devenir très haute et très puissante dame de Vaudrey, portant de Gueules émanchées d’argent de deux pièces, avec cette devise : J’ai valu, vaulx et vaudray ?

— Mais, mon père, répondit Renée, il me semble que c’est à M. de Vaudrey de choisir ; et puis il faut voir…

— Gabrielle compte-t-elle se mettre sur les rangs ? demanda Henriette.

— Pourquoi pas, dit M. de Charassin ; à moins pourtant que Gabrielle ne se récuse… Autrefois les cadettes ne se mariaient pas ou se mariaient les dernières, ajouta-t-il, laissant percer ainsi son désir secret de marier d’abord Henriette, sa préférée.

— Oh ! moi, papa, je ne pense pas à cela, répondit Gabrielle d’un petit air dégagé.

— Tu ne me feras pas croire, Gabrielle, dit le baron, qu’une fille de dix-huit ans ne pense pas à l’amour. On dit que les filles sont plus précoces que les garçons, et moi, à cet âge…

— Cependant, papa, interrompit Henriette, enchantée de l’occasion de faire valoir indirectement cette espèce de droit d’aînesse que son père venait d’invoquer, il vaudrait mieux pour elle ne pas y penser, car si elle doit attendre, comme moi, jusqu’à vingt-cinq ans…

— Consolez-vous, ma fille, reprit galamment M. de Charassin, on vous en donnerait à peine dix-huit, et M. de Vaudrey sera, je n’en doute pas, de mon avis.

Le baron s’engagea alors dans des détails généalogiques sur la famille de Vaudrey, l’une des plus anciennes de la Franche-Comté, dit-il, et pure de toute mésalliance. Mais ces détails, nous les omettons avec soin, n’étant point versé en matière de blason, de métissage ou de reproduction in and in des familles nobles, et ne comprenant nullement en quoi la science héraldique peut contribuer au bonheur du genre humain.

Quand M. de Charassin eut quitté ses filles : — Je parierais, s’écria malicieusement Gabrielle, piquée d’avoir été, pour ainsi dire, mise hors de lice, je parierais que ce M. de Vaudrey est affreusement laid. Voyons, Renée, comment te le figures-tu ?

— Je l’imagine grand, mince, distingué, brun, avec de beaux yeux noirs, répondit Renée.

— Pas du tout, interrompit vivement Henriette, il doit être blond, fort et vigoureux comme l’un de ses ancêtres, le vaillant chevalier de Vaudrey, la terreur des tournois. Que vous êtes sotte, avec votre mot distingué ! Distingué, pour vous, c’est être maigre, pâle, allongé, poitrinaire…

— Je gagerais, s’écria Gabrielle, que la réalisation de ton idéal, c’est Joseph Duthiou, une manière d’hercule, à chevelure rougeâtre, fort peu distingué, en vérité, qui se place derrière nous à l’église ; et auquel tu adresses des œillades… pleines… de bienveillance…

Henriette jeta sur sa jeune sœur un regard de haine.

— Petite vipère ! s’écria-t-elle.

Au même instant retentit le fouet d’un postillon, et une voiture lancée comme une flèche entra dans la cour du château.

Après un moment d’agitation, les trois sœurs reprirent leurs places sur le banc.

— Sais-tu, ma petite, dit avec hauteur Henriette en s’adressant à Gabrielle, que si tu te permettais de répéter ce que tu viens de dire tout à l’heure, je m’en plaindrais sérieusement à mon père ?

— Si ce n’est pas vrai, répondit Gabrielle, pourquoi t’en fâcher ? Je n’ai voulu faire qu’une plaisanterie, et la manière dont tu l’interprètes me ferait croire…

— Mademoiselle, reprit vivement Henriette, une pareille plaisanterie est fort inconvenante et nullement de mon goût ; répétée devant d’autres personnes, elle pourrait fort bien me compromettre.

— Chut ! dit Renée, ne nous querellons pas : j’aperçois mon père et M. de Vaudrey.



II


Pendant le trajet que fit M. de Vaudrey pour se rendre du château à la tonnelle où les trois jeunes filles se trouvaient réunies, elles purent s’assurer qu’il n’était ni brun, ni blond, ni grand, ni taillé en hercule ; mais petit, fluet, et de cheveux châtains.

Quand il arriva auprès des demoiselles de Charassin, elles étaient toutes trois profondément appliquées à leurs broderies. N’ayant aucune habitude du monde, elles furent parfaitement gauches, et M. de Vaudrey prit immédiatement sur elles la supériorité que donnent sur les êtres timides l’aplomb et l’aisance des manières.

Sa mise était irréprochable et de la mode la plus récente. Il était, du reste, assez insignifiant. À peine âgé de vingt-six ans, il paraissait en avoir plus de trente, à sa figure déjà fatiguée, à ses cheveux rares, aux rides prématurées qui sillonnaient ses tempes. La dépression du front révélant la faiblesse de l’intelligence ; l’élévation du sommet de la tête, indice d’orgueil ; son apparence chétive et la finesse des pieds et des mains annonçaient le rejeton d’une race noble, mais abâtardie. Il n’avait rien de particulièrement laid ; ses yeux gris, voilés et impénétrables, devaient cacher l’égoïsme et la froideur du calcul ; sa voix mignarde n’était point sans attraits ; et, doué d’une grande mémoire, il débitait avec beaucoup de facilité une foule de lieux-communs, qui, de prime abord, pouvaient aisément le faire passer pour un homme éloquent et spirituel.

Les trois sœurs eurent bien vite fait le sacrifice de leurs goûts en matière de beauté masculine, et, après une heure d’entretien, elles trouvèrent M. de Vaudrey fort séduisant, compensant par son apparente instruction et par son agréable causerie les agréments physiques qui pouvaient lui manquer.

Au moment où Henriette accepta le bras de M. de Vaudrey pour rentrer au château, elle surprit à travers le feuillage un regard étincelant attaché sur elle avec une expression pleine de jalousie et de ressentiment. Elle tressaillit ; mais se remettant promptement, elle fit à l’homme qui la regardait ainsi un signe d’intelligence, presque imperceptible, et sortit de la tonnelle.

Quand il fut seul, l’homme dont Henriette venait de rencontrer le regard se redressa, et, se coulant entre les arbres, il atteignit, dans un endroit écarté, le mur qu’il franchit, après s’être assuré que personne ne pouvait le voir. Il marcha alors pensif et désappointé, comme un homme qui entrevoit pour la première fois de grandes difficultés à la réalisation d’un rêve longtemps caressé.

— Eh bien ! Joseph, lui dit en passant un paysan à figure matoise, tu sais la grande nouvelle ?

Joseph Duthiou, car c’était celui-là même dont Gabrielle avait malignement prononcé le nom dans sa petite querelle avec Henriette, tressaillit, et, malgré la crainte d’entendre confirmer ce qu’il redoutait :

— Non, je ne sais pas, répondit-il ; quelle nouvelle ?

— On a vu passer tout à l’heure un beau carrosse, et l’on dit que c’est un mari qui vient d’arriver pour Mlle Henriette.

— Ah ! fit Joseph, en rougissant ; et que voulez-vous que ça me fasse ?

— Rien ! ni à moi non plus, reprit en souriant narquoisement et en clignant de l’œil le rusé paysan qui passa outre.

Joseph continua lentement son chemin.

C’était vraiment un beau garçon, et qui ne méritait point les épigrammes de Gabrielle. Il portait le vêtement des ouvriers, mais il y avait dans sa démarche une certaine désinvolture, une nonchalance qui n’était point la pesanteur de l’homme courbé par le travail des champs, et qui annonçait des goûts et des habitudes plus raffinés que ne le comporte la classe laborieuse à laquelle il paraissait appartenir. Sa figure régulière et intelligente, son œil noir, son teint bronzé, sa chevelure abondante, de cette belle couleur brun-rouge aimée des peintres, révélaient de prime-abord une organisation passionnée ; mais en observant plus attentivement sa physionomie, on y découvrait, à la sécheresse des lignes du nez et à certaines contractions des lèvres et des muscles du visage, l’ambition plutôt que l’amour, la ruse et le calcul plutôt que la fougue de la passion. Enfin, malgré la vigueur de ses traits, malgré la force et la largeur de sa carrure, on devinait en lui une nature paresseuse et efféminée. Ces contrastes s’expliquaient par l’état qu’avait embrassé Joseph Duthiou. Intelligent et désireux de s’enrichir, il avait quitté, de bonne heure, l’humble métairie de son père pour aller à la ville, apprendre un état.

D’abord peintre en bâtiments, son goût pour le dessin l’avait élevé peu à peu à la profession de peintre-décorateur.

Après avoir achevé son tour de France, il était rentré momentanément dans sa famille. Ce fut alors, six mois avant l’arrivée de Paul de Vaudrey au château de Domblans, que commença, à proprement parler, le petit drame que nous nous proposons de raconter.

Il est indispensable de donner quelques détails sur ces événements antérieurs, car ils exercèrent une funeste influence sur la destinée d’Henriette.

Selon une ancienne coutume de sa famille, M. de Charassin, qui se montrait volontiers, à l’égard des paysans, soit par diplomatie, soit par bonté réelle, affable et débonnaire, désirait que ses filles assistassent aux fêtes du village et ces jours-là ouvrissent la danse. Mlles de Charassin, privées de tout plaisir, prenaient ces fêtes fort au sérieux, et, mettant de côté toute morgue et tout orgueil de caste, s’y amusaient et dansaient de grand cœur.

Ce fut dans ces réunions villageoises qu’Henriette vit pour la première fois Joseph Duthiou, dont la beauté, la mise presque élégante et les manières polies attirèrent son attention. Joseph ne tarda pas à s’apercevoir que Mlle de Charassin lui accordait quelque préférence et bientôt s’enhardit à rendre œillade pour œillade.

Le séjour de Joseph à Domblans fut prolongé par des travaux de décoration qu’on le chargea d’exécuter dans l’église du village. Quelques têtes d’anges assez bien peintes excitèrent l’admiration d’Henriette, qui crut découvrir dans ce jeune homme de remarquables facultés artistiques.

Jusque-là, dans l’oisiveté de cette vie de château uniforme et décolorée, l’imagination d’Henriette avait erré sans but, tourmentée par une vague effervescence. Elle avait lu quelques romans, entre autres le Compagnon du Tour de France. La figure idéalisée de Pierre Huguenin servit de type à ses ardentes rêveries. Elle bâtit tout un roman champêtre dont elle fut elle-même l’héroïne, et Joseph Duthiou le héros.

Afin de favoriser le développement de son idylle républicaine, Henriette persuada son père de faire restaurer par Joseph quelques peintures de la chambre rouge. Dès lors, le roman fut à peu près complet.

Ce furent d’abord, sous prétexte de s’intéresser aux travaux, des entretiens sur les réparations à faire, puis vinrent les intimes causeries, les discours chaleureux contre l’inégalité des conditions, les brûlantes déclarations de Joseph, qui n’y mit point, à coup sûr, la délicatesse ni l’honnête manière de Pierre Huguenin ; enfin, les lettres échangées à la dérobée et les rendez-vous, le soir, dans les sombres allées du parc.

Aussi, vers ce temps-là, vit-on Henriette témoigner, une grande ferveur à secourir les pauvres du village et montrer à tous une familiarité bienveillante ; et l’entendit-on souvent éclater en verveuses déclamations contre les préjugés de la noblesse et exalter la grandeur de la classe ouvrière. Comme le pauvre M. de Charassin s’emportait de la meilleure foi du monde contre les idées égalitaires et les harangues révolutionnaires de sa fille, c’étaient des émotions et des péripéties qui, au fond, plaisaient fort à Henriette, bien qu’elle prît alors des airs de martyre incomprise.

Tout étrange que paraisse au premier abord une liaison de cette nature, elle peut cependant s’expliquer jusqu’à un certain point. La campagne offre des exemples assez fréquents de cette condescendance de l’aristocratie féminine envers la gent roturière. — Curieuse étude psychologique ! Est-ce un de ces impérieux besoins du cœur dont Voltaire a dit :

    … Dans un besoin d’aimer,
Au plus indigne objet, on prodigue son âme !

Est-ce un effet de la vicieuse éducation que reçoivent en province les jeunes filles de la classe riche, chez lesquelles le déréglement d’une imagination désœuvrée et sans contrepoids cause souvent d’étranges déviations ? Est-ce enfin une réaction de nos institutions toutes imbues d’égalité sur les mœurs jusqu’ici réfractaires de la noblesse ? — C’est peut-être un peu de tout cela.

Lorsque M. de Charassin avait annoncé pour la première fois à ses filles la prochaine arrivée de son pupille, le bel enthousiasme populaire d’Henriette était sinon passé, au moins entré en phase décroissante. Elle réfléchit alors sérieusement sur la nature et les conséquences de son intrigue avec Joseph Duthiou. Blessée à la longue par les vulgarités de son amant, elle commençait à comprendre qu’une solide sympathie ne pouvait s’établir que sur une certaine parité de l’éducation et des sentiments, sinon des positions sociales ; aussi accueillit-elle une union possible avec M. de Vaudrey, comme un moyen providentiel de sauvegarder à la fois son rang et sa dignité. Mais elle oubliait les promesses qu’elle avait imprudemment faites à Joseph et les ambitieux désirs qu’elle avait éveillés en lui.



III


Revenons maintenant à Paul de Vaudrey.

Voici, en quelques mots, son histoire : Orphelin dès son enfance ; envoyé à Paris pour son éducation, il y dissipa en quelques années une partie de sa fortune. Quand il eut atteint l’âge de vingt-six ans, un peu blasé sur les délices de la vie parisienne, du monde élégant où ses modiques revenus ne lui permettaient pas d’occuper le rang que lui assignait son nom, il résolut de revenir dans le domaine patrimonial jouer au seigneur de campagne ; mais auparavant, afin de réparer la brèche faite à sa fortune, par ses folies de jeunesse, il projeta de se rendre à Domblans, dans l’espoir de conclure un mariage avantageux avec l’une des demoiselles de Charassin.

Lorsqu’il avait écrit à son tuteur pour le sonder sur ce projet, le baron lui avait répondu par ces seules paroles : Venez, voyez et vainquez.

Rempli de fatuité comme la plupart des hommes médiocres, il ne douta pas un instant du succès ; lui qui se flattait de quelques conquêtes parisiennes, il jugea facile de séduire de naïves campagnardes languissant dans la solitude, l’ennui et le désœuvrement. Afin d’atteindre plus sûrement à son but, il résolut de faire la cour aux trois sœurs à la fois, de les envelopper toutes trois également de ces aimables soins, de ces prévenances délicates dont les femmes sont si friandes, et qui en effet, devaient infailliblement tourner la tête à de pauvres filles privées jusqu’à ce jour de tout bonheur pareil.

Or, quand il se vit jeté au milieu de ces trois délicieuses créatures, dont la timidité lui semblait un attrait de plus, il se trouva un peu moins blasé sur l’amour qu’il ne croyait l’être, et, la beauté ne nuisant pas à la dot, il jura, à part lui, sa foi de gentilhomme que huit jours ne se passeraient pas sans que l’une au moins des demoiselles de Charassin ne fût éprise de lui.

Mais jusqu’où dut s’élever sa fatuité, lorsqu’au bout de ces huit jours, Henriette, Renée et Gabrielle se montrèrent si naïvement empressées de lui plaire, que, toute vanité à part, il ne pouvait plus mettre en doute le succès. Dès lors il se pavana dans sa victoire et se plut à jouer avec ses victimes, sans envisager les ravages que pourrait causer la passion dans ces jeunes cœurs inexpérimentés et débordant d’amour.

Combien d’exemples ont prouvé et prouvent chaque jour que cette réclusion dans laquelle vivent la plupart des jeunes filles en France, est loin de leur préparer une vie calme et heureuse, comme le supposent des parents timorés. Une jeune fille est-elle aimante, romanesque, on la prive de liberté, on l’élève dans une funeste ignorance du monde et de la vie réelle, on l’isole soigneusement dans la crainte du danger que son inexpérience lui ferait courir ; mais tôt ou tard la nature réclame ses droits ; alors cette créature privilégiée, faite pour l’amour, verse sur le premier venu des trésors de passion jusqu’alors contenus. De là résultent ces cruelles méprises, ces déceptions douloureuses et ces regrets amers qui suffisent à empoisonner toute une existence.

Les mœurs anglaises et américaines, qui laissent tant de liberté à la jeune fille, ne sont-elles pas bien plus logiques ? Les femmes en ont-elles moins de vertu, et les unions faites en toute connaissance de cause n’offrent-elles pas des chances de bonheur mieux assurées ?

Quinze jours après l’arrivée de Paul de Vaudrey au château de Domblans, il se trouvait au milieu des demoiselles de Charassin, dans cette même tonnelle où il les avait vues pour la première fois.

Il leur parlait d’amour.

M. de Vaudrey, assis entre Renée et Gabrielle, semblait accorder à celle-ci une attention toute particulière, soit pour se venger de Renée, qui, par fierté naturelle, lui témoignait plus de froideur en raison des progrès qu’il faisait dans son affection, soit pour exciter la jalousie d’Henriette, dont les manèges de coquetterie le divertissaient.

Après avoir fait sur le sentiment une dissertation assez longue et passablement vulgaire :

— Et vous, Gabrielle, que pensez-vous de l’amour, dit-il en attachant sur elle un regard passionné.

Gabrielle leva les yeux, et, ayant rencontré ceux de M. de Vaudrey, ce regard la troubla. Elle laissa tomber sa broderie, et, dans le mouvement qu’ils firent tous deux pour la ramasser, leurs têtes se touchèrent, et l’émotion de Gabrielle fut au comble.

— Eh bien ! reprit-il d’une voix caressante, vous ne me répondez pas, Gabrielle ?

La pauvre enfant se sentait prête à défaillir.

— Moi, balbutia-t-elle, l’amour… en vérité… je n’y ai jamais pensé… il me fait peur, et, je ne sais pourquoi, je redoute de le connaître.

— Vraiment, ma chère, reprit Henriette, qui jeta un regard observateur sur Paul et sur Gabrielle, l’effroi avec lequel tu en parles ferait croire que tu as des motifs pour le craindre ; aurais-tu donc éprouvé déjà quelque déception ?

— C’est un pressentiment, peut-être, murmura Gabrielle, prise d’une tristesse soudaine.

— Et vous, Henriette, demanda M. de Vaudrey, en se détournant avec froideur de Gabrielle, quelle idée vous formez vous de l’amour ?

— Ô mon Dieu ! l’aurais-je offensé, se dit avec angoisse Gabrielle, qui un instant s’était crue préférée.

— Pour se former une idée sur un sentiment, il faut l’avoir éprouvé, répondit hypocritement Henriette ; or, je n’ai jamais aimé, et je n’aimerai que l’homme que j’épouserai. On m’a toujours enseigné que le devoir de la femme était d’aimer son mari, d’élever ses enfants, de se dévouer à sa famille ; pour moi, l’amour est donc synonyme de dévouement.

— Mademoiselle, l’époux qui vous est destiné sera un mortel bien heureux, dit Paul en s’inclinant galamment, et en dissimulant sous un air de componction, la dédaigneuse raillerie qu’il adressait intérieurement à cette tirade bourgeoise.

— Oh ! vous croyez, j’ai bien mes petits défauts, répondit modestement Henriette.

— Pour celui qui aime, les défauts de la femme aimée sont des perfections, reprit Paul.

Un regard semblable à celui qui avait ému Gabrielle un instant auparavant, et qu’elle surprit entre Paul et Henriette, lui serra le cœur si douloureusement qu’une larme jaillit de sa paupière.

— Renée, c’est à votre tour, continua M. de Vaudrey, oserais-je me permettre, sans encourir le reproche d’indiscrétion ou de monotonie, de vous adresser la même question qu’à vos sœurs ?

— Moi, monsieur, répondit avec calme la pure jeune fille, je regarde l’amour comme le plus beau et le plus pur des sentiments, et, au risque d’être appelée romanesque ou raillée par Henriette qui m’accuse de poser en héroïne du moyen âge, je rêve, pour mon compte, une de ces grandioses passions, telles que l’histoire des Croisades nous les raconte, un de ces amours à l’épreuve de l’absence, et qui engendrent l’héroïsme et les belles actions.

— Renée, s’écria Paul avec un enthousiasme parfaitement joué, si nous étions au temps des croisades, je porterais vos couleurs.

— Laquelle préfère-t-il donc ? Telle fut la question que s’adressèrent intérieurement, sans pouvoir y répondre, Henriette, Renée et Gabrielle.

Ainsi s’établissait entre les trois sœurs une rivalité dont les résultats devaient être funestes.

Comme il est généralement vrai et même accepté que les parents sont fort peu éclairés sur le caractère de leurs propres enfants, M. de Charassin, loin de s’effrayer de cette rivalité et de chercher à la prévenir, s’appliquait au contraire la développer. Il vantait à tout propos son pupille, dont la conversation prolixe et pleine de verve lui faisait vivement souhaiter un gendre aussi beau discoureur, tout bouffi d’ailleurs de sa noblesse et très versé en science héraldique.

Ainsi, avec l’encouragement paternel, l’amour marchait grand train, dans le cœur des jeunes filles. Toutes trois l’éprouvaient différemment, selon leurs natures diverses. Chez Henriette, l’amour était un calcul, une passion implacable dans son égoïsme, et il se compliquait d’une envie démesurée de mettre un terme au célibat forcé dans lequel elle languissait ; elle éprouvait en outre une vive appréhension relative au jeune villageois qu’elle avait aimé et qui, depuis l’arrivée de M. de Vaudrey à Domblans, lui avait écrit plusieurs lettres pleines de jalousie, et de menaces.

Quant à Renée ; son amour est comme elle, pur et élevé ; c’est un sentiment calme, généreux, dévoué, plutôt qu’une passion exclusive.

Mais Gabrielle, douée d’une organisation nerveuse, d’une imagination vive, d’une tendresse allant jusqu’à l’exaltation, désire l’amour comme le prisonnier désire le grand air et la liberté. Ainsi que l’œillet dont les pétales surabondants font crever l’enveloppe trop étroite du calice et ployer sa longue tige, ainsi Gabrielle sent déborder le trop plein de son cœur. Sa démarche s’allanguit, sa taille souple s’incline, son regard devient fiévreux, ses narines roses, s’agitent parfois comme si elles aspiraient quelque volupté secrète ; elle est prise, sans motif, de fous rires et de larmes. Et puis Paul de Vaudrey lui serre la main, lui lance des regards qui la font tressaillir ; elle l’aime donc, elle l’aime avec toute la spontanéité d’un premier amour, avec toutes les délicatesses d’un cœur et d’une sensibilité virginale.

Cependant un mois se passa, et M. de Vaudrey hésitait encore à fixer son choix.

Henriette, nature complexe et dissimulée, excitait sa curiosité ; mais une vague intuition lui révélait ce caractère égoïste.

Il existe, en effet, chez tous les êtres un mouvement d’absorption et d’irradiation du fluide vital, mouvement qui résulte d’une action inconsciente de la volonté, s’exerçant constamment sur tout l’organisme ce qui explique sans doute pourquoi nous sentons auprès des êtres égoïstes, absorbant plus qu’ils ne projettent, comme une atmosphère sèche et glacée ; tandis qu’en la présence des personnes bonnes et dévouées, nous éprouvons une douce chaleur qui fait éclore la sympathie.

L’indécision de Paul de Vaudrey subsistait donc seulement entre Renée et Gabrielle. Renée, pleine de réserve et de noblesse, savait tout à la fois lui inspirer du respect et piquer son amour-propre ; mais Gabrielle, par sa beauté, la naïveté et la profondeur de sa passion, éveillait en lui l’amour des sens.

Henriette s’apercevait que ses sœurs lui étaient préférées ; mais elle n’abandonnait pas l’espoir d’être épousée, et, pour mieux atteindre à ce but, elle résolut de suppléer par la ruse et l’adresse aux charmes qui lui manquaient peut-être aux yeux de Paul. Elle redoutait surtout Gabrielle, espérant triompher aisément de la candide Renée. Elle observait donc ses sœurs et M. de Vaudrey avec la haine et le dépit dans le cœur.

Par une belle soirée de juin, M. de Vaudrey, au retour d’une promenade à cheval, entra dans le parc, et, préoccupé de ses projets de mariage, s’assit pensivement sur un banc de gazon. Il comprenait qu’il ne pouvait prolonger son séjour à Domblans sans faire des propositions décisives à M. de Charassin, lequel paraissait impatient de lui voir prendre un parti. Pour la vingtième fois, il recommençait le parallèle entre Renée et Gabrielle, qu’il trouvait toutes deux également belles, également bonnes et sympathiques, et, comme pour la vingtième fois, il restait indécis, Gabrielle se présenta soudainement à sa vue, au détour d’une allée. Il se plut à accepter cette brusque apparition comme un présage et résolut sur-le-champ de profiter de la rencontre et du lieu pour déclarer son amour à Gabrielle. Ce soir-là, elle était encore plus charmante que de coutume. Depuis l’arrivée de M. de Vaudrey, elle avait insensiblement subi la transfiguration de l’amour ; elle embellissait chaque jour ; son visage, que, nous avons vu au commencement de cette histoire si frais et si rosé, avait pris une expression de langueur qui le poétisait.

Lorsqu’elle s’avança vers Paul, sa démarche onduleuse et mélancolique révélait une pensée d’amour presque douloureuse.

Inquiète de n’avoir pas entrevu M. de Vaudrey de toute l’après-midi, elle était venue dans l’espoir de le rencontrer mais quand elle le vit, avec la dissimulation naturelle aux femmes en pareille circonstance, elle cacha sa joie sous un air préoccupé.

— Monsieur Paul, demanda-t-elle, n’auriez-vous point vu mes sœurs ?

— Non, je ne les ai pas aperçues, répondit M. de Vaudrey ; mais je vous en prie, Gabrielle, restez un moment, je voudrais vous parler ; et, lui prenant la main, il la fit asseoir à côté de lui sur le banc de gazon.

— Eh bien qu’avez-vous donc à me dire de si solennel ? lui dit Gabrielle remarquant sa figure sérieuse.

Depuis longtemps M. de Vaudrey ne s’était senti aussi ému, et il se crut décidément amoureux. Pendant un instant, il s’arrêta à contempler Gabrielle. C’était en ce moment une suave et poétique créature : ses beaux cheveux bruns, défrisés par la rosée du soir, tombaient jusque sur son sein qui palpitait sous le regard admirateur de Paul ; les rayons dorés du couchant faisaient resplendir sa brillante carnation, et illuminaient la nacre pure et bleuâtre de ses yeux, empreints tout à la fois de pudeur et de volupté ; son sourire modelait, sur ses joues, de fraîches et gracieuses fossettes. En la voyant si séduisante, M. de Vaudrey ne put s’empêcher de s’écrier :

— Ô ma Gabrielle, que tu es belle !

Cette exclamation causa à la pauvre enfant comme un étourdissement ; mais pour cacher son trouble, elle reprit, avec un rire nerveux qui trahissait une émotion violente :

— Si c’est là tout ce que vous avez à me dire, je m’en vais.

Et elle se leva pour partir.

— De grâce ! Gabrielle, dit Paul en la retenant encore un instant ! laissez-moi m’expliquer et vous ouvrir mon cœur.

Gabrielle reprit sa place, à côté de lui mais pressentant le danger :

— Eh bien ! parlez vite, dit-elle ; car il faut que j’aille trouver mes sœurs.

Paul prit les deux mains de la jeune fille dans l’une des siennes, et de son autre bras, lui entourant la taille, l’attira tendrement à lui.

— Alors, je vous retiendrai de force, ma charmante sauvage, car ce que j’ai à vous dire est grave et vous intéresse autant que moi, reprit Paul en effleurant de ses lèvres les cheveux de Gabrielle.

En cet instant, un léger bruissement de feuilles se fit entendre derrière eux.

— Il y a là quelqu’un, s’écria Gabrielle avec effroi et la rougeur au front.

— Peu importe, chère amie, reprit Paul ; demain tout le monde saura que nous nous aimons, car vous m’aimez, n’est-ce pas, Gabrielle ?

— Oh ! oui, répondit-elle avec une naïveté d’enfant.

Ce oui était à peine prononcé, qu’Henriette parut devant eux. Elle avait tout entendu.

— Ah ! vous voilà, dit Henriette avec un air de surprise parfaitement joué ; il est bientôt l’heure du souper ; ne craignez-vous pas la fraîcheur du soir ? Et s’adressant à M. de Vaudrey : Qu’êtes-vous donc devenu toute l’après-midi ?

— J’ai fait une promenade à cheval jusqu’aux grottes de Baume, que vous m’aviez dites si curieuses à visiter. Cette ceinture de rochers gigantesques, taillés à pic, au pied desquels s’étend un frais vallon, est vraiment d’un pittoresque fort étrange. La grotte laissait échapper un torrent écumeux ; je n’ai donc pu gravir l’échelle fragile qui s’appuie à l’ouverture, ni visiter le lac qu’elle renferme dans ses profondeurs. À mon retour, me trouvant fatigué, je suis venu me reposer ici en attendant le souper.

— Mais comme tu es pâle, Gabrielle s’écria Henriette avec un accent de tendre intérêt. Souffres-tu ?

— Moi ! oh ! non, répondit Gabrielle, comme au sortir d’une extase.

Paul, pour prévenir de la part d’Henriette d’autres questions embarrassantes, remit la conversation sur sa promenade.

Pendant le souper, il fut aimable, enjoué, beau conteur, jouissant de la plus entière liberté d’esprit, tandis que Gabrielle demeurait absorbée dans son bonheur, n’osant parler ni lever les yeux, dans la crainte de révéler par des accents ou des regards les félicités dont son cœur était rempli. Elle s’étonnait que Paul conservât une telle présence d’esprit. S’il était aussi ému et aussi heureux que moi, pensait-elle, il ne pourrait parler autant, et elle s’effrayait d’en conclure que l’amour de Paul n’était point aussi grand que le sien.

En effet, M. de Vaudrey ne pouvait aimer que superficiellement ; chez lui, l’amour n’était guère qu’une manifestation de l’égoïsme. Depuis la scène du parc, il avait fait déjà quelques réflexions : Gabrielle n’avait-elle pas montré trop d’empressement à recevoir ses aveux ? Elle commençait à lui paraître trop jeune et trop naïve. Il se repentit donc de s’être lui-même autant pressé, et s’en consola en pensant que l’apparition d’Henriette était venue fort à propos interrompre une conversation qui l’eût engagé sans retour, peut-être, vis-à-vis de Gabrielle. Puis, Renée lui parut tout à coup plus belle que sa jeune sœur ; son attitude calme, pleine de dignité, lui sembla préférable à l’excessive impressionnabilité de Gabrielle.

Ce soir-là, Renée avait coquettement posé dans ses beaux cheveux d’or quelques brindilles d’un feuillage léger comme de la plume et qui seyait délicieusement à son teint plus délicat qu’une fleur d’églantier. Son sourire exprimait une douceur idéale, et son regard une candeur qui devait inspirer à un homme blasé le désir de troubler cette sérénité virginale. Et comme elle témoigna quelque froideur à M. de Vaudrey, la vanité de celui-ci s’en irrita ; il résolut de dompter cette fierté et d’abaisser jusqu’à lui cette noble créature, dont il reconnaissait instinctivement la supériorité. Il changea donc de projet, et pendant toute la soirée il enveloppa Renée d’attentions et de tendres regards.

Gabrielle, ne comprenant rien à ce manège, pensa d’abord que M. de Vaudrey, pour un motif qu’elle ne devinait pas, voulait donner le change sur ses sentiments ; mais bientôt la jalousie lui tortura le cœur, et en cet instant, elle paya bien cher le court moment de bonheur qu’elle avait goûté ; ne pouvant plus longtemps résister à la douleur qui l’oppressait, elle sortit du salon pour cacher ses larmes.

Henriette ne savait non plus que penser ; mais elle se réjouit intérieurement de la souffrance de Gabrielle, et se consola de l’indifférence de Paul à son égard par l’espoir de triompher aisément de la passion jouée ou du moins superficielle qu’il venait de témoigner à ses deux rivales.



IV.


Cette nuit-là, aucune des trois sœurs ne dormit. Retirées dans leurs chambres, chacune d’elles s’abandonna à ses réflexions. Une agitation pleine de pressentiments suspendait leur sommeil ; elles sentaient s’approcher un de ces moments suprêmes qui décident de toute l’existence.

Gabrielle, après avoir longtemps pleuré, se consola, car la nuit développe aussi facilement l’espérance que le chagrin.

— Peut-être a-t-il seulement voulu m’éprouver, se dit-elle. Oh ! oui, il m’aime ; s’il avait voulu me tromper, ce serait infâme… non, il ne me trompe pas… il était aussi ému que moi, car sa voix tremblait… Ne m’a-t-il pas dit : demain, tout le monde saura que nous nous aimons…

Mais bientôt sa jalousie se ranimait, et ses larmes recommençaient à couler. Toute la nuit pour elle se passa donc en douloureuses appréhensions et en délicieux souvenirs.

Quant à Renée, lorsqu’elle fut dans sa chambrette, elle se déshabilla, jeta un peignoir blanc sur ses épaules, et s’accouda sur l’appui de sa fenêtre gothique.

L’atmosphère est tiède et parfumée ; le disque de la lune se découpe nettement sur l’azur foncé du ciel : les ombres et les lumières vivement tranchées prêtent à la nature un aspect fantastique qui favorise la rêverie de la romanesque jeune fille. Elle aussi pense à l’amour, et cette soirée lui a laissé de bien douces espérances ; elle en entretient cette belle nuit et lui raconte les secrets de son cœur. On dirait, à voir cette forme suave, encadrée d’une ogive, une de ces châtelaines captives demandant au ciel un libérateur, ou rêvant à son amant fidèle, dont elle espère le prompt retour.

Mais tout à coup Renée est tirée de sa méditation ; il lui a semblé voir dans le jardin une ombre se glissant au milieu des arbres. Malgré sa frayeur, elle chercha à distinguer ce que pouvait être cette étrange apparition. Bientôt, cette ombre paraissant dans un espace vivement éclairé par la lune, elle put facilement reconnaître la silhouette d’Henriette. Sa surprise fut grande ; curieuse de découvrir pour quel motif Henriette sortait furtivement à pareille heure de la nuit, elle poussa doucement sa croisée et se mit en observation. Jusqu’où n’alla point son étonnement quand elle vit sa sœur soulever une pierre dans le mur et s’emparer d’un papier qu’elle serra soigneusement dans son sein ?

Renée se tortura l’esprit pour deviner quel pouvait être ce mystérieux papier. Une jalouse inquiétude lui vint au cœur. C’est peut-être une lettre de M. de Vaudrey, pensa-t-elle ; les attentions qu’il m’a prodiguées ce soir ne seraient donc qu’une feinte ?… Sur ce nouveau thème de réflexions, la pauvre jeune fille ne put s’endormir, et passa la nuit entière dans les plus folles conjectures.

Mais tâchons, à notre tour, de pénétrer le secret d’Henriette. Elle avait quitté le salon à la fin de la soirée, en proie à un violent dépit. — Qui aime-t-il ? se demandait-elle ; est-ce Gabrielle ? est-ce Renée ? Non, plutôt il n’aime personne ; c’est un homme sans cœur et plein de fatuité… Mais il me méprise donc bien, moi, puisqu’il ne m’accorde, pas même, comme à mes sœurs, un semblant d’amour, et pourtant je ne lui eusse demandé que cela… Il me hait sans doute, et pourquoi ? Que lui ai-je fait ? Je suis belle aussi pourtant… Eh bien ! moi je l’aime reprend-elle avec une énergie passionnée, je l’aime, et il m’épousera, je le veux… Alors, je l’aimerai tant !… Non, plutôt je le torturerai, je me vengerai. Mais d’abord il faut l’épouser, et que faire ?…

Elle ne s’était pas déshabillée ; assise sur une chaise basse, elle posa ses coudes sur ses genoux, appuya son front dans ses mains et réfléchit ; puis, tout à coup, elle se leva comme frappée d’un souvenir, s’enveloppa d’un manteau de couleur sombre et descendit sans le plus léger bruit l’escalier de la tourelle conduisant au jardin. Après l’excursion dont Renée avait été témoin, elle remonta dans sa chambre avec les mêmes précautions, et ouvrit alors le billet qui intriguait si fort Renée.

Cette épître lui venait de son bel amoureux de village, pour lequel elle n’éprouvait plus qu’une répugnance mêlée de honte. Or, pendant les six mois qu’avait duré leur intrigue, un trou dans le mur leur avait servi de petite poste.

Dans cette dernière lettre, l’ambitieux villageois, voyant un rival dans M. de Vaudrey, reprochait à Henriette, en termes insolents, sa froideur et ses mépris, et terminait en lui demandant pour le jeudi suivant un rendez-vous dans une allée du parc, entre dix et onze heures de la nuit, la menaçant de sa vengeance pour le cas où elle refuserait de s’y rendre.

Henriette froissa ce billet dans ses mains et, oubliant de le brûler, le jeta à terre avec indignation.

Je le connais assez, pensa-t-elle, pour savoir qu’il exécuterait ses menaces ; j’irai donc à ce rendez-vous, afin de prévenir le tapage et le scandale. Ô mon Dieu ! j’ai été légère ! Où cette intrigue aurait-elle pu me conduire ? Quelle humiliation ! Subir de pareils reproches d’un manant de cette espèce ! Moi, une Charassin ! ai-je donc pu m’oublier à ce point ! Si mon père le savait !… Puis tout à coup, faisant un geste de triomphe : – Ah ! enfin une idée ! s’écria-t-elle. Cet indigne amour qui me couvre de confusion, je le ferai servir à la réussite, de mes projets. Et elle se plongea dans une profonde méditation.

Quand trois heures du matin sonnèrent à l’horloge de l’église, son plan était arrêté ; elle se coucha et dormit profondément jusqu’à six heures et demie.



V.


Aussitôt éveillée, elle s’habilla et passa dans l’appartement de son père. Avant d’entrer elle hésita un instant mais la fermeté de sa résolution l’emporta.

M. de Charassin, enveloppé d’une vaste robe de chambre et assis dans un immense fauteuil de l’autre siècle, contemplait avec béatitude les nuages de fumée qui s’échappaient d’une longue pipe de terre cuite, respectablement culottée.

Lorsque Henriette entra, son père, avec cette antique politesse française dont il usait même envers ses enfants, posa sa pipe, quoi qu’il pût lui en coûter, et adressant à sa fille un salut courtois :

— Eh quoi ! déjà levée, dit-il ; quelle importante nouvelle vous amène si matin, ma chère enfant ?

Henriette embrassa tendrement son père et répondit d’une voix tremblante :

— Quelque chose de bien grave, et je ne sais si j’oserai vous le dire, car je crains votre courroux.

— Voyons, ma bien-aimée fille, reprit paternellement l’excellent baron, remets-toi. Depuis quand donc te fais-je peur ? Parle vite, je t’écoute de mes deux oreilles.

Mais, comme Henriette hésitait encore, M. de Charassin, baisant sa fille au front, l’attira sur ses genoux.

Cette enfant lui était particulièrement chère ; elle lui rappelait sa première femme qu’il avait passionnément aimée.

Comme tous les êtres faibles, le vieux baron se montrait excessivement jaloux de son autorité ; intraitable quand on le heurtait ouvertement, il se pliait avec une extrême facilité à toutes les idées de quiconque savait procéder par insinuation. Henriette, douée de beaucoup de tact et d’esprit d’observation, connaissait les moindres replis du caractère de son père, et dominait entièrement cette volonté débile, incapable d’initiative.

Dans ce moment elle jouait grand jeu ; elle mit donc tout en œuvre : elle se fit petite fille, pleura, cacha sa tête sur l’épaule du baron, et laissa coquettement se dérouler les flots de sa chevelure qu’il se plaisait souvent à caresser avec une tendresse mêlée d’orgueil.

— Quel doux souvenir ! s’écria-t-il. Ces beaux cheveux, ce cou, cette taille, il me semble revoir ma chère Isabelle.

— Au nom de ma mère que vous avez tant aimée, pardonnez-moi le chagrin que je vais vous causer, supplia Henriette, en joignant les mains avec une douleur hypocrite dont fut complètement dupe M. de Charassin.

— Parle donc ! mon enfant, dit-il ; s’il y a quelque chose à pardonner, je pardonne à l’avance, mais, de grâce, abrège des préambules qui me font souffrir !

— Du moins, reprit Henriette en se jetant théâtralement au cou de son père, et en simulant des sanglots, que pour la dernière fois je vous embrasse ; car, dans un instant, vous me repousserez avec horreur !

— Ventre-saint-gris ! ma fille, reprit M. de Charassin, allez-vous me faire pleurer ?

— Mon père, dit Henriette en se relevant avec fermeté, je vais parler quoi qu’il m’en coûte, et, s’il le faut, je saurai résister à votre colère ; car il s’agit de mon bonheur et de celui d’un autre.

À ces paroles, qui attaquaient ouvertement son autorité, M. de Charassin fut prêt à se fâcher ; mais, faisant une prompte réflexion, il s’écria gaîment :

— Ah ! j’y suis, j’y suis ! que n’ai-je donc deviné plus tôt ! Et prenant un air de finesse, je parierais, ajouta-t-il, qu’il s’agit de mariage.

— Quoi ! mon père, vous sauriez ?… dit Henriette avec une honte parfaitement jouée.

— Comment, si je sais ! repartit le baron ; mais me prends-tu pour un imbécile ou tout au moins pour un aveugle ? Si je sais ! Eh ! oui, mon enfant, j’ai tout deviné. Ce n’est pas à un vieux militaire comme moi qu’on apprend ce que c’est que l’amour. Ce mariage, c’est mon vœu le plus cher, et j’y consens mille fois car M. de Vaudrey est l’homme que je t’ai choisi, et…

— Ah ! mon père, interrompit Henriette en se cachant le visage dans les mains, assez, de grâce ! Il me sera d’autant plus pénible de vous détromper, que vous vous serez plus longtemps abusé.

— Ah ! ça, Henriette, reprit M. de Charassin avec stupéfaction et sévérité, de quel autre mariage veux-tu donc parler, et quel est l’épouseur ? Je n’en connais pas d’autre que M. de Vaudrey.

— Si, mon père, vous le connaissez, dit-elle, c’est Joseph Duthiou.

— Joseph Duthiou exclama le vieux noble en ouvrant des yeux hagards de surprise ; mais, se remettant promptement, il ajouta : Alors, explique-toi, mon enfant, et ne me laisse pas dans ces cruelles anxiétés. Tu veux sans doute marier Jeannette, ta femme de chambre, avec Joseph Duthiou, et tu viens demander mon consentement, peut-être une petite dot. J’y consens, ma fille, fais les choses au mieux et comme tu l’entendras.

— Non, mon père, répondit Henriette avec énergie, vous vous méprenez encore c’est moi qui veux épouser Joseph.

— Ah ! ah ! ah ! la bonne plaisanterie ! dit le baron en riant aux éclats. La farce est excellente ; voyons, mignonne, conte-moi cela, et je te promets d’en rire de bon cœur.

— Votre erreur et votre gaîté me font mal, reprit Henriette, il n’y a pas de jeu dans tout ceci ; ma résolution est inébranlable, et s’il faut vous mettre devant les yeux les preuves de la vérité, les voici.

Et elle déposa sur les genoux de son père quelques-unes des lettres de Joseph Duthiou.

— Vous verrez, mon père, ajouta-t-elle, que jusqu’ici du moins notre liaison a été honnête.

M. de Charassin, après avoir jeté sur ces lettres un rapide coup-d’œil, les froissa dans ses mains avec une colère terrible.

— Sandieu ! s’écria-t-il, honnête, dites-vous, une liaison entre une Charassin et un manant ! vous êtes folle, ma fille. Et, faisant d’effroyables imprécations, il prit sa pipe et la brisa contre terre, ce qui devait être pour lui le geste d’une suprême indignation.

L’intrépide jeune fille demeurait immobile, accusant par sa contenance une inflexible fermeté.

— Mon père, répondit-elle sentencieusement, je suis fâchée de vous le dire, mais vous ignorez complètement l’époque dans laquelle nous vivons. Le dix-neuvième siècle n’est plus le quinzième ; il n’y a plus aujourd’hui ni manants ni seigneurs ; les différences de castes sont abolies, et la noblesse avec ses privilèges n’existe plus guère, je crois, que dans votre imagination.

À ce discours, la colère du baron monta à son paroxysme.

— Ô mes ancêtres, s’écria-t-il, vous l’entendez, et c’est ma fille qui parle ! La noblesse n’existe plus que dans mon imagination ! Ainsi, mademoiselle, de par vous, mes douze quartiers de noblesse et nos titres concédés par Charles de Bourgogne sont autant de chimères ! Malédiction ! malédiction sur moi ! J’ai commis une grande faute, je me suis mésallié ; votre mère était d’une race de vilains. Je l’épousai pendant la guerre d’Espagne ; entraîné par une folle passion, j’oubliai mon rang et j’élevai jusqu’à moi une femme sans nom et sans aïeux. Ah ! le sang ne ment pas, vous ne lui ressemblez que trop, et vous êtes indigne des Charassin et des Vautravers. Soyez donc aussi maudite ! je vous renie pour mon enfant.

Épuisé par l’énergie avec laquelle il avait déclamé cet emphatique discours, le pauvre baron se renversa sur le dossier de son fauteuil dans un profond accablement. Ces grands emportements, propres aux hommes faibles, sont ordinairement suivis de réaction. Henriette comprit donc qu’elle avait suffisamment effrayé son père, et, achevant de jouer le rôle qu’elle s’était tracé, elle se jeta à ses genoux.

— Mon père, mon bon père, dit-elle tout en larmes, pardonnez-moi ; je suis moins coupable que vous ne le pensez. Ne me croyez pas ingrate. Si vous saviez ce que j’ai souffert depuis que je vous ai parlé.

Cependant le baron restait impassible.

— Un mot, un regard de pardon, supplia-t-elle.

M. de Charassin ne demandait qu’à pardonner. Il abaissa les yeux, mais les voilant aussitôt :

— Ah ! mon Dieu ! dit-il, c’est toute sa mère. Viens, mon enfant, viens dans mes bras ; mais tu oublieras tes folles idées, n’est-ce pas ?

— Pourtant, mon père, si vous vouliez m’entendre ? objecta timidement Henriette.

— Tais-toi, pas un mot de plus sur cette sotte intrigue, interrompit le baron avec autorité. Ma volonté est que tu épouses M. de Vaudrey. À cette condition, je te pardonnerai la peine que tu viens de me causer. Aujourd’hui même je parlerai à Paul.

Henriette, qui ne s’attendait pas à un résultat aussi prompt et aussi conforme à son désir, répondit en dissimulant sa joie sous un air de résignation :

— Mon père, je me soumettrai à tout ce que vous ordonnerez, seulement…

— Enfant de mon âme ! dit l’heureux père en serrant fortement sa fille contre son cœur, je te jure que j’ai déjà tout oublié.

— Seulement, reprit Henriette, permettez-moi une objection qui est grave : M. de Vaudrey ne m’aime pas.

— Il ne t’aime pas ! allons donc, tu veux rire ; une belle femme comme mon Henriette ! il serait difficile, par ma foi… S’il n’y a que cette objection, elle est levée, et je m’en fais garant, dit gaîment le baron complètement remis de la secousse qu’il venait d’éprouver.

— Cependant, insista Henriette ; j’ai la presque certitude que votre pupille aime Gabrielle.

— Ta, ta, ta, j’y vois clair, te dis-je… Serais-tu jalouse ? C’est bon signe.

— Je vous dis, mon père, que j’en suis à peu près sûre, et je vous avouerai même que ce qui a beaucoup contribué à me faire prendre la résolution qui vous a tant chagriné, c’est la perspective de rester vieille fille et de voir Gabrielle, de sept ans plus jeune que moi, mariée la première.

— Tu as raison, chère enfant, dit l’excellent homme, ce serait injuste, je ne le souffrirai pas, et je te donne ma foi de Charassin que M. de Vaudray t’épousera, ou n’épousera ni Gabrielle, ni Renée. Mais tu parais avoir oublié qu’il est en mariage, d’autres convenances que celles de l’amour. Veux-tu t’en reposer sur moi, et, dans le cas où je réussirais dans ma négociation, me donnes-tu, là, dans la main, ta bonne petite parole d’Henriette de Charassin, que tu accepteras Paul pour époux ?

— Je vous aime tant ! dit Henriette, en baisant avec effusion les cheveux blancs de son père, que ne ferais-je pas pour vous rendre heureux ! Eh bien ! oui, je vous la donne.

— Bon petit ange ! dit M. de Charassin, en l’embrassant étroitement.

Henriette sortit de chez son père le triomphe dans le cœur, et remonta dans sa chambre.



VI


M. de Charassin, resté seul, se replongea dans son fauteuil ; pour la première fois de sa vie, peut-être, il réfléchit pendant une demi-heure, et prit une résolution. Il ne fallait rien moins que ses quartiers de noblesse menacés pour le décider à prendre l’initiative, surtout en matière de mariage, un sujet d’ordinaire si délicat et si difficile à traiter.

Or, quand Henriette l’eut quitté : Ventre-saint-gris ! pensa-t-il, la petite est capable de faire par amour un coup de tête qui déshonorerait à jamais notre race ; mais nous y mettrons bon ordre. Elle a vingt-cinq ans, le sang espagnol coule dans ses veines, et l’amour bouillonne dans sa cervelle. Il faut donc à tout prix la marier avec M. de Vaudrey, afin de prévenir de grandes sottises… Mais ai-je bien le droit de léser mes autres enfants pour celle-ci ?

— Oui, certes ; puisqu’il s’agit de sauver l’honneur de la famille. D’ailleurs Renée et Gabrielle sont de race germanique ; elles seront longtemps, encore calmes et sages. Aujourd’hui donc, et tout à l’heure, je parlerai à mon pupille. S’il est vrai qu’il préfère Gabrielle à Henriette, une belle dot bien ronde de 200,000 livres en bonnes terres, lui fera peut-être changer de résolution ; je lui dirai du reste que Gabrielle est encore trop jeune pour que je songe à m’en séparer.

En attendant que le baron rencontre son pupille, revenons aux demoiselles de Charassin.

Henriette, rentrée chez elle, se contempla longuement au miroir, se trouva belle et mit à sa toilette tout l’art que la rivalité et l’envie de plaire peuvent suggérer. Il lui était facile de prévoir les moyens dont se servirait son père pour décider M. de Vaudrey à l’épouser, et, ne jugeant pas l’amour que Paul portait à Gabrielle ou à Renée assez profond pour résister à un avantage de fortune, elle attendit le résultat des promesses de son père avec une calme espérance. Avant de quitter sa chambre, s’apercevant qu’elle n’avait pas brûlé la dernière lettre de Joseph, elle la déchira.

Mais il était trop tard : au moment où Henriette descendait auprès de son père, Renée entrait chez sa sœur, résolue à la questionner sur son expédition nocturne ; surprise de ne pas la rencontrer, elle parcourut la chambre d’un regard investigateur et aperçut à terre, près de la porte, un papier froissé qu’elle ramassa et déploya après quelque hésitation ; elle lut alors, toute stupéfaite, l’étrange épître de l’amoureux d’Henriette. Elle rougit pour sa sœur, laissa retomber le billet, et s’enfuit comme si elle venait de commettre un crime. Toutefois, elle ne révéla point à Gabrielle le secret qu’elle avait surpris, dans la crainte qu’une telle confidence n’imprimât une souillure sur l’esprit de cette enfant.

Gabrielle, qui ne s’était endormie qu’au jour, se réveilla tard. Sa pauvre tête se trouvait reposée. Quand elle vit le soleil lui sourire à travers ses rideaux, l’espoir lui revint au cœur : elle ouvrit tout au large ses fenêtres, et se sentit régénérée et consolée par cet air pur et par ces gazouillements d’oiseaux qui chantaient l’amour et le bonheur. Elle se crut, elle aussi, destinée à être heureuse ; et se mettant promptement à sa toilette, elle roula ses cheveux autour de ses petits doigts, essaya ses fossettes devant son miroir, passa un frais négligé de mousseline rose, serra sa taille mince et flexible dans une ceinture à longs bouts flottants ; puis elle courut au jardin. La vie débordait dans cette pétulante jeune fille ; un sang riche et pur semblait prêt à jaillir du fin tissu de ses lèvres rouges, et se teignait de bleu foncé dans ses veines transparentes ; et cependant son regard fébrile, la vivacité de ses mouvements annonçaient une agitation nerveuse dépassant les forces réelles, et qui devait amener une prochaine réaction.

Désappointée de ne pas rencontrer M. de Vaudrey, elle parcourut le parc en tous sens, visita le banc de gazon, s’y assit pour recueillir encore un souvenir. Enfin, le cœur gonflé de l’indifférence que lui témoignait Paul, elle revint toute triste achever sa toilette. Son espérance s’évanouissait et la pauvre enfant commençait à se laisser abattre par un pressentiment de malheur.

M. de Vaudrey, sorti pour une promenade, ne rentra qu’à l’heure du dîner. Dans l’après-midi, se trouvant au milieu des demoiselles de Charassin, il se montra également attentif pour toutes trois. Vers cinq heures, le baron vint prier son pupille de faire avec lui quelques tours de jardin. Paul s’y empressa, et ce fut alors, à quelque distance des trois jeunes filles, que se traita une question dont allait dépendre leur vie tout entière. Frappées du ton solennel qu’avait pris M. de Charassin, elles comprirent instinctivement que leur destinée devait s’agiter dans cet entretien, se décider peut-être.

Enfin, la cloche du souper mit fin à cette torture. Le repas fut d’abord contraint et silencieux. Seul, M. de Charassin conservait son inaltérable bonne humeur.

Quelle fut la surprise de tous, quand, au sortir de table, le baron, prenant le bras d’Henriette se dirigea vers la chambre rouge, et pria M. de Vaudrey et ses enfants de le suivre.

Parmi tous ses travers, le vieux noble avait celui de tenir énormément à l’étiquette et aux anciennes coutumes. Or, depuis 1595, époque à laquelle Henri IV reçut l’hospitalité des Vautravers, aucun événement mémorable ne s’était passé au château de Domblans qui n’eût eu pour témoins la chambre rouge et le portrait en pied de Henri IV.

Arrivé devant cet auguste portrait, M. de Charassin fit à ses enfants une allocution en termes emphatiques sur cette touchante coutume de ses aïeux, et laissa entendre qu’il allait s’agir d’un événement capable de rajeunir son vieux cœur. Il prit alors la main d’Henriette et celle de M. de Vaudrey, et, après leur avoir demandé s’ils s’acceptaient réciproquement pour fiancés sur leur mutuel consentement, il termina par cette bouffonne apostrophe :

— Soyez heureux, mes enfants ; que le grand roi vous bénisse et vous prenne sous sa royale et céleste protection !

La cérémonie achevée, la figure du baron rayonna de satisfaction. Il lui semblait que jamais, comme en cette journée, il n’avait mieux mérité de sa race, et ses petits yeux bleus, à demi voilés par ses paupières ridées, pétillaient comme au temps de ses amours.

Henriette triomphait. Quant à M. de Vaudrey, il laissait, malgré lui, percer sur son visage une nuance d’ironie, et dissimulait sous une politesse affectée sa profonde indifférence pour Henriette.

Renée fut héroïque : en écoutant l’arrêt ; qui anéantissait son bonheur, ses yeux se levèrent comme pour prendre le ciel à témoin de sa résignation, et ils rencontrèrent la devise en lettres rouges empreinte sur les poutrelles : Espoir déçoit. Cette devise, écrite sans doute par un cœur désolé, lui apporta à travers les siècles une sympathie qui lui aida à supporter sa douleur. Au moment de sortir, elle se retourna, et apercevant dans la demi-obscurité Gabrielle immobile sur un fauteuil, elle l’appela à plusieurs reprises mais n’obtenant pas de réponse, elle se précipita vers elle, et reconnut qu’elle était évanouie.

— Pauvre sœur ! s’écria Renée, elle l’aimait encore plus que moi !…

Quand Gabrielle revint à elle, elle avait le délire. Dans le désordre de ses idées, son secret lui échappa, et, malgré l’incohérence de ses paroles, Renée put découvrir la profondeur et l’exaltation de son amour. Vers minuit, Gabrielle s’endormit d’un sommeil assez calme, et sa sœur demeura pensive à côté d’elle, contemplant avec une pitié mélancolique ce gracieux visage auquel la fièvre prêtait un éclat inaccoutumé, et qui semblait sourire à quelque image de bonheur. Tout à coup, par une de ces mystérieuses révélations de l’instinct, par cette seconde vue du cœur dont sont doués quelques êtres privilégiés, elle entrevit pour cette enfant si jeune et si belle tout un avenir de souffrances. Quand elle chercha à plonger ses regards dans cette sorte de miroir magique, la vision s’était évanouie ; mais un pressentiment de malheur continua à peser sur son âme, et des larmes s’échappant de ses yeux tombèrent sur les joues de sa sœur. Par une inexplicable sympathie, le visage de Gabrielle se contracta soudain et des pleurs coulèrent aussi de ses paupières fermées.

En cet instant, Renée se sentit pour Gabrielle des entrailles de mère. Également trompée dans son premier amour et se réunissant à elle dans une commune infortune, elle résolut de ne plus vivre et de ne plus sentir désormais que pour sa sœur.

Lorsque Gabrielle s’éveilla, elle avait recouvré toute sa raison. Renée la questionna adroitement, et la pauvre enfant, ivre de douleur, lui confia, son secret tout entier, lui conta la scène du banc de gazon, ses espérances et sa cruelle déception ; elle parla avec tant de véhémence, que Renée en fut effrayée, et craignit qu’elle ne pût jamais guérir de cet amour. Pour l’aider à passer ce pénible moment, elle chercha à ranimer quelque espoir dans ce cœur déchiré. En effet, elle venait d’entrevoir un moyen de faire manquer le mariage d’Henriette.

Le lendemain était le jour assigné à Henriette par Joseph Duthiou pour un rendez-vous. Gabrielle, plongée dans une sorte d’atonie, avait gardé sa chambre toute la journée.

Vers le soir, le plan de Renée fut arrêté. Toutefois, incertaine encore du succès de sa tentative, et redoutant l’effet que pourrait produire sur sa chère malade une nouvelle déception, elle ne lui parla point de son projet, et se borna à lui donner de vagues consolations. Après souper, sous prétexte de rejoindre Gabrielle, elle remonta chez elle, au lieu de rester au salon.

Avant de mettre son plan à exécution elle hésita longtemps. Ce qu’elle allait faire n’était-il pas opposé à la délicatesse de sa conscience ? Mais Henriette lui paraissait tellement indigne d’épouser M. de Vaudrey et Gabrielle était si malheureuse, que ces dernières considérations prévalurent. Elle écrivit donc à M. de Vaudrey un billet ainsi conçu :

« Ce soir, entre dix et onze heures, je frapperai trois coups à votre porte ; vous descendrez aussitôt, sans faire de bruit l’escalier de la tourelle. Je vous attendrai dans le jardin. J’ai d’importantes révélations à vous faire.

» renée »

Lorsque M. de Vaudrey fut rentré chez lui, elle lui envoya ce billet par la femme de chambre ; puis elle éteignit sa lumière, laissa sa porte entr’ouverte et attendit avec une impatience mêlée d’anxiété. Lorsque dix heures eurent sonné à l’horloge de l’église, en prêtant l’oreille, elle entendit, au milieu du silence de la nuit, le frôlement d’une robe sur l’escalier, et, s’étant mise en observation derrière la croisée, elle put distinguer l’ombre d’Henriette glissant furtivement le long du mur. Alors elle sortit à son tour, et alla frapper à la porte de M. de Vaudrey les trois coups convenus. Elle avait à peine atteint le bas de la tourelle que Paul la rejoignit ; elle prit son bras et le conduisit dans le parc du côté de l’allée de charmille.



VII


Pendant quelque temps, ils marchèrent silencieux. La lune allait disparaître derrière la montagne et ne répandait plus que des demi-teintes bleuâtres et mystérieuses. Les tièdes exhalaisons qui s’échappaient de la terre et des plantes, au lieu de se condenser en rosée, veloutaient de vapeurs parfumées les douces brises de la nuit. L’air avait d’enivrantes caresses. Les doux gémissements des feuilles, le murmure mélancolique des eaux, les fleurs languissamment penchées sur leurs tiges, tout parlait d’amour ; la nature entière semblait assoupie dans la volupté.

La chaste Renée subissait elle-même l’influence de cette atmosphère imprégnée d’effluves magnétiques. Les âmes pures et droites ne sont point pusillanimes ; cependant l’étrangeté de cette entrevue, la difficulté pour une jeune fille d’aborder la première une question d’amour, enfin les singulières révélations qu’elle allait faire, tout concourait à la troubler et à étouffer la parole sur ses lèvres.

De son côté, Paul se trouvait également fort embarrassé. Depuis l’heure où il avait reçu le billet de Renée, il formait sur ce rendez-vous diverses conjectures dans lesquelles sa vanité se trouvait plus ou moins bien traitée. Il s’arrêta à cette hypothèse qui lui semblait la plus probable, que Renée, éprise de lui et désespérée de son mariage avec Henriette, voulait tenter, par un aveu, de lui faire changer de résolution.

Quand il la vit si troublée, et que, l’ayant questionnée sur le motif de cette entrevue, elle lui répondit d’une voix tremblante : — Attendez, laissez-moi réfléchir, ce que j’ai à vous dire est si grave, que je ne puis m’empêcher d’être émue. Paul se rengorgea dans sa fatuité. Sentant le bras de Renée trembler sur le sien, il ne douta pas que cette émotion ne fut causée par l’amour. Il crut donc son honneur engagé à s’excuser vis-à-vis d’elle de la préférence qu’il avait accordée à Henriette.

— Renée, lui dit-il, en se hasardant à lui presser la main, pourquoi m’avez-vous témoigné tant d’éloignement et de froideur ? Si vous saviez combien j’ai souffert depuis deux jours, depuis deux jours que je me sens à jamais séparé de vous, de vous à qui j’aurais voulu consacrer toute mon existence.

Un instant Renée fut interdite par cette déclaration ; mais elle se remit promptement, et devinant la méprise de M. de Vaudrey.

— Monsieur, dit-elle avec sévérité, le trouble où vous me voyez, est causé par l’étonnement, car je ne comprends rien à votre conduite ; mais, ne voulant pas vous accuser trop rigoureusement, je préfère ne pas connaître le fond de votre cœur que j’étais disposée à croire loyal et généreux. Je ne suis pas venue ici pour vous parler de moi, mais de Gabrielle à qui vous avez dit aussi que vous l’aimiez, qui vous aime, elle, et qui souffre cruellement d’avoir été trompée.

— En vérité, reprit-il, je ne puis comprendre comment j’ai mérité de si durs reproches. Il y a sans doute un malentendu dans tout ceci. Gabrielle est une charmante enfant qu’on ne peut s’empêcher d’aimer. J’ai pu le lui dire ; mais en quoi donc l’aurais-je trompée ?

Renée, indignée de cette mauvaise foi, lui rappela ses propres paroles à Gabrielle :

Demain, tout le monde saura que nous nous aimons. »

M. de Vaudrey demeura confondu.

— Eh bien ! monsieur, reprit Renée avec autorité, répondez donc, si vous avez quelque bonne excuse à envoyer à ma sœur ; car je crains pour sa raison, tant il y a d’exaltation dans sa douleur. Mais d’abord, sachez ce qu’est Henriette, et vous me répondrez après.

En ce moment, ils étaient arrivés à l’entrée de l’allée de charmille, et Renée tirant à l’écart M. de Vaudrey :

— Voyez-vous, lui dit-elle tout bas, deux personnes assises sur le banc ?

La pâle lumière de la nuit s’infiltrait au travers des feuilles, et deux ombres se dessinaient assez nettement sur la charmille pour qu’on pût les reconnaître.

Voyant que Paul hésitait, Renée reprit : Cette femme, c’est Henriette, et cet homme assis à côté d’elle, c’est Duthiou, le fils d’un paysan. Elle l’aime ou l’a aimé, et voilà quelle femme vous avez préférée à Gabrielle.

M. de Vaudrey avait reconnu Henriette, et ne pouvait douter des paroles de Renée ; sa fiancée, prise en flagrant délit d’amourette avec un ouvrier, lui inspirait bien, il est vrai, un profond dégoût ; mais cette même Henriette brillait à ses yeux d’une auréole de deux cent mille francs de dot. La cupidité prévalut dans son cœur sur tout autre sentiment, et trouvant immédiatement avec une remarquable présence d’esprit, le moyen de faire tourner à sa plus grande gloire cette désagréable découverte, il répondit à Renée, qui commençait à bien augurer de son étonnement et de son silence :

— Eh bien ! donc, puisque vous saviez ce que j’hésitais à vous apprendre, vous me disculperez aisément aux yeux de Gabrielle. L’indigne amour d’Henriette pour cet homme m’était connu, votre père me l’avait révélé et si j’épouse Henriette, c’est pour l’arracher aux dangers de cette liaison honteuse, c’est pour sauver l’honneur de votre famille ; car M. de Charassin a rendu de grands services à mon père, et je crois acquitter ainsi une dette de reconnaissance.

La générosité allait toujours droit à l’âme de la candide Renée ; aussi, ne soupçonnant pas l’hypocrisie de M. de Vaudrey, dit-elle à demi voix en lui serrant fortement la main :

— Paul, pardonnez-moi d’avoir pu vous mal juger ; vous avez un grand et noble cœur.

Lorsqu’ils sortirent de l’endroit où ils s’étaient tenus à l’écart, plusieurs oiseaux endormis dans la charmille s’éveillèrent et s’envolèrent avec fracas. Ce bruit attira l’attention d’Henriette et de son amant ; ils purent distinguer les deux ombres de Renée et de Paul qui s’éloignaient.

Après un entretien fort orageux, la fiancée de M. de Vaudrey n’avait qu’à grand’peine réussi à calmer les colères jalouses de son amant.

— Je me suis jetée aux genoux de mon père, lui avait-elle dit, pour implorer son consentement à notre union ; mais mes larmes et mes supplications n’ont pu l’attendrir. Maintenant, on me surveille, et je ne puis plus te voir ; je n’ose même plus sortir la nuit pour venir chercher tes lettres, et tu m’accuses, Joseph, toi à qui j’ai donné de si grandes preuves d’amour et de dévouement. Je crois que, provisoirement, pour laisser passer l’orage, il faudra nous séparer. Mon père parle de te confier un travail dans sa propriété de la montagne. Accepte-le, et compte sur ma foi, car je te promets de te rester à jamais fidèle.

Cependant Joseph demeurait incrédule à ces promesses, et pour le convaincre Henriette se trouvait à bout d’inventions, quand sortirent de leur cachette Paul et Renée.

Henriette les reconnut aussitôt. À cette apparition, une amoureuse jalousie lui mordit le cœur ; mais elle se remit promptement, et avec le sang-froid que possèdent d’ordinaire les personnes dissimulées, elle songea à tirer parti de la situation.

— Eh bien ! dit-elle, les reconnais-tu, Joseph, et pourras-tu dire encore que M. de Vaudrey soit amoureux de moi ? Ne vois-tu pas qu’il aime Renée ; autrement seraient-ils ensemble à pareille heure de la nuit ?

Joseph Duthiou se rendit, mais avec un reste de méfiance ; car il n’avait pas trouvé chez Henriette, qui pouvait à peine lui cacher son dégoût, la tendresse d’autrefois. Il s’éloigna avec de secrets projets de vengeance, dans le cas où ses doutes viendraient à se confirmer.

Henriette était pressée de se débarrasser de son amant pour rejoindre Renée et Paul, et les confondre par sa présence, ne pouvant soupçonner qu’elle-même avait été surprise. Elle pressa le pas, et quand elle arriva auprès d’eux :

— Que faites-vous donc dans le parc à cette heure ? leur demanda-t-elle en toisant Renée d’un air de menace.

— Ma chère Henriette, répondit. M. de Vaudrey avec ironie, permettez que le sujet de notre promenade vous reste inconnu. Vous avons-nous demandé tout à l’heure avec quelle espèce d’homme vous conversiez, et quel pouvait être le sujet de votre entretien ? Nous nous sommes au contraire discrètement éloignés, bien convaincus d’ailleurs qu’une demoiselle de Charassin ne peut rien faire ni dire qui ne soit en tout conforme aux plus strictes convenances, aux lois les plus sévères de l’honneur et du devoir.

Henriette demeura pétrifiée et elle lança à sa sœur un regard dans lequel elle mit toute sa haine : car, se dit-elle, ou Renée a provoqué ce rendez-vous pour faire à M. de Vaudrey l’aveu de son amour, ou elle a découvert mon secret, et amené là mon fiancé pour surprendre mon tête-à-tête.

Ils rentrèrent tous trois au château, jetant au milieu de leur silence, quelques lieux communs sur la beauté de la nuit, l’agréable tiédeur de l’air et la pureté du ciel.

— Une véritable nuit d’Italie, nuit d’amoureux rendez-vous, dit Paul avec sarcasme.

— Une nuit calme et sereine voile aussi bien la douleur que l’amour, reprit Renée.

— Et un ciel pur, brillant d’étoiles, ajouta Henriette, éclaire souvent la trahison et la vengeance.

Ils étaient arrivés au pied de la tourelle. Ils se souhaitèrent un bonsoir contraint et se séparèrent.

Renée, avant de rentrer chez elle, pénétra sans bruit dans la chambre de Gabrielle qu’elle trouva endormie. Elle la contempla longtemps avec une expression mélangée de tendresse et d’amertume.

— Pauvre sœur ! murmura-t-elle, que ne puis-je souffrir pour nous deux ! Comprendra-t-elle comme moi ce qu’on doit à l’honneur de la famille ? Du moins, je lui reste, et je tâcherai d’adoucir ses souffrances.



VIII.


Huit jours s’écoulèrent, pendant lesquels se rétablit, en apparence, la santé de Gabrielle ; mais la douleur devait laisser d’ineffaçables traces dans cette âme profonde et délicate. Elle devint chaque jour d’une humeur plus irrégulière ; tantôt elle s’abandonnait à de tristes rêveries, tantôt elle était prise d’une gaîté fiévreuse, qui rappelait un instant la vie et une expression fugitive de bonheur sur son visage morne et abattu. Souvent, elle attachait sur Paul un regard étrange qui trahissait autant de répulsion que de tendresse.

Le fat souriait d’une aversion qui lui semblait affectée et qu’il regardait comme une marque d’amour. Renée seule s’apercevait du dangereux état de Gabrielle. Quant à M. de Charassin, loin de démêler les causes du chagrin de sa fille, il n’en apercevait même pas les symptômes extérieurs.

Le bon père, d’après l’avis d’Henriette, avait chargé Joseph Duthiou d’un travail qui devait le tenir éloigné pendant quelques mois. Henriette était donc tranquille de ce côté ; mais elle conservait une certaine inquiétude relativement à Paul dont l’exquise politesse se nuançait parfois à son égard d’une légère teinte d’ironie. Cependant elle espéra que la fâcheuse impression qui pesait sur l’esprit de son fiancé se dissiperait peu à peu, et, comme le mariage avait été fixé au mois suivant, elle s’occupa tout entière de ses apprêts de toilette.

Un matin, M. de Charassin rejoignit dans le parc ses filles et M. de Vaudrey. Il tenait une lettre à la main et son visage rayonnait de bonne humeur.

— Réjouissez-vous, mes enfants, une excellente nouvelle ! M. de Morges, un ancien garde-du-corps, un de mes bons amis, vient me voir, et s’annonce pour demain. Là-dessus, il entama avec son futur gendre une longue dissertation sur la descendance des de Morges ; puis il s’étendit avec complaisance sur des souvenirs qui le rajeunissaient d’une trentaine d’années, raconta tous les hauts faits et aventures galantes du beau de Morges, un brave, dit-il, haut de cinq pieds dix pouces et qui eut mis en fuite, par sa seule attitude, tout une armée de recors et de maris.

Le lendemain, M. de Morges arriva ; il pouvait avoir cinquante ans. C’était en effet un homme d’une stature fort respectable et qui ne trouvait son centre de gravité, vu la proéminence des régions intermédiaires de sa personne, qu’en rejetant en arrière la partie supérieure du corps. Son visage offrait une teinte uniforme de laque mélangée de vermillon et marbrée de petites lignes violettes sur les pommettes et sur le nez. Malgré la bouffissure de ses traits, on devinait que dans sa jeunesse il avait eu cette beauté régulière, mais inexpressive, assez commune chez les gens de race. Son crâne, étroit et élevé, n’était plus recouvert que de rares cheveux grisonnants. Ses yeux, à demi-clos par l’enflure des paupières, avaient une expression égrillarde qui révélait le viveur libertin. M. de Morges était riche et son allure trahissait tout à la fois l’impertinence du financier, la morgue du gentilhomme et le tranchant du militaire.

Petit et frêle, M. de Charassin professait un profond respect pour la force et les hautes tailles, aussi M. de Morges, réalisait-il son idéal. Aveuglé par l’amitié, le baron lui continuait, à trente ans de distance, son admiration des anciens jours et le voyait encore tel qu’il l’avait connu dans les gardes du roi.

Le jour de l’arrivée de M. de Morges au château de Domblans, Gabrielle éprouvait une de ces gaîtés nerveuses qui lui rendaient momentanément toute son animation et toute sa fraîcheur ; son regard, tantôt voilé et languissant, tantôt brillant d’un éclat fébrile, annonçait une telle richesse de vie, une telle exubérance de tendresse qu’on se sentait enveloppé dans ce regard comme dans une atmosphère magnétique. M. de Morges subit cette fascination. Il se piquait d’être connaisseur en femmes, et fut vivement frappé de la beauté de Gabrielle. La galanterie avait occupé la plus grande partie de sa vie oisive ; mais ce Don Juan de coulisses et de garnison, devant les charmes si purs de cette enfant, eut le cœur sérieusement troublé et se sentit pour elle une violente passion.

Après plusieurs nuits d’insomnie qui ne réussirent point à pâlir sa rubiconde figure, ni à diminuer d’une ligne l’épaisseur de sa taille, M. de Morges résolut d’en finir avec la vie de garçon et d’apposer sur l’arbre généalogique de la maison de Morges le nom de la belle Gabrielle de Charassin. Décidé à se retirer en province dans son château seigneurial, il voyait dans cette jeune fille une délicieuse compagne qui charmerait ses jours de repos et de solitude, et adoucirait pour lui les souffrances de la goutte et les rigueurs de l’âge. Il s’ouvrit donc au baron de son amour et il lui demanda la main de Gabrielle.

— Il est vrai, dit-il à son ami, que je ne suis plus de la première jeunesse mais tu connais ma fortune, elle s’élève environ à soixante mille livres de rente, et il est entendu que je n’accepterai pas de dot. Puis, dans ces temps de désolation où la noblesse tend à se fondre dans la bourgeoisie par d’indignes mésalliances, c’est un devoir pour ceux qui ont conservé dans toute leur intégrité les anciens principes de s’unir entre eux, afin de perpétuer quelques races pures de tout alliage.

— Ah ! mon cher ami, répondit le baron en lui serrant énergiquement la main, est-il besoin de toutes ces considérations, l’affection qui nous lie, ne suffit-elle pas pour que je t’accorde avec bonheur la main de ma fille !

Comme l’amour vrai est craintif, M. de Morges, pour la première fois de sa vie, se fit à lui-même l’injure de douter de la puissance de ses charmes.

— Mais Gabrielle, reprit-il, pourra-t-elle m’aimer, ne s’effrayera-t-elle pas de mes cinquante ans, et voudra-t-elle consentir à m’épouser ?

— Sandiou ! s’écria le baron, te refuser ! elle serait difficile ! Un bel homme, un grand nom, une magnifique fortune, et avec cela un bon enfant qui l’adore ! Sois donc tranquille, mon ami, je me charge de tout arranger. On voit bien que tu ne connais pas encore nos provinciales avant le mariage, ce sont de candides jeunes filles qui ne savent rien de l’amour, et après le mariage, ce sont tout bonnement de vertueuses mères de famille qui concentrent toutes leurs affections sur leur mari et sur leurs enfants. Gabrielle d’ailleurs est une fille très innocente et très soumise. Tel que tu me vois, je suis le plus clairvoyant et le mieux obéi des pères. Je te donne donc à l’avance mon consentement et celui de Gabrielle. Cependant, ajouta M. de Charassin par forme de plaisanterie, tu me promets que si elle n’a pas été la première à régner sur ce cœur volage, elle sera du moins la dernière.

— Sois tranquille, mon ami, répondit M. de Morges en se rengorgeant au souvenir de ses anciennes amours, c’est la première fois que je me sens le cœur aussi sérieusement atteint.

Ce mariage fut donc décidé entre les deux amis. M. de Charassin, enchanté de pouvoir réparer de cette manière le dommage qu’il causait à ses plus jeunes filles, en attribuant à l’aînée une dot disproportionnée avec la fortune qu’il possédait, sacrifiait Gabrielle sans scrupules et sans la moindre, hésitation à un vieillard qui devait la condamner à une existence de tristesse et de solitude, et qui ne pouvait en rien répondre aux exigences de son jeune cœur.

Le lendemain matin, M. de Charassin manda Gabrielle.

— Assieds-toi, mon enfant, lui dit le baron, j’ai à t’entretenir de choses graves ; mais d’abord, ouvre-moi ton cœur comme à ton meilleur ami ; dis-moi, comment trouves-tu M. de Morges ?

— M. de Morges ! répondit Gabrielle étonnée, en vérité papa, je ne sais que vous répondre, car j’y ai fait très peu d’attention.

— Voyons, ma chère petite, ne sois pas timide avec moi ; il s’agit de ton bonheur, ainsi parle sans crainte et raconte-moi toutes tes impressions à l’égard de mon ami.

— Puisque vous le désirez, mon père, je vais tâcher de me les rappeler : M. de Morges m’a paru très gros et très rouge, il a une voix si désagréable que chaque fois qu’il me parle, il me fait tressaillir. Du reste, il ne m’adresse que très rarement la parole, mais en revanche, il pousse, à côté de moi, des soupirs qui soulèveraient des montagnes. Il me fatigue beaucoup depuis son arrivée ici, car je le rencontre souvent quand je désirerais être seule. En somme, je trouve qu’il a toujours l’air d’étouffer et qu’il est étouffant, ajouta Gabrielle avec malice, espérant, par cette dernière pointe, faire sourire son père, dont le front se rembrunissait à mesure qu’elle parlait.

Mais le désappointement de M. de Charassin lui ôta toute disposition à la plaisanterie.

— Gabrielle, reprit-il avec sévérité, vous semblez oublier que M. de Morges est mon ami.

— Mon père, j’ai parlé parce que vous l’avez voulu.

— Eh bien ! ma fille, je vais vous apprendre pourquoi M. de Morges soupire auprès de vous, et peut-être alors le trouverez-vous moins ennuyeux et moins étouffant. M. de Morges vous aime. Il nous a fait hier l’honneur de nous demander votre main, que nous lui avons accordée, sauf toutefois votre consentement.

— Moi !… M. de Morges !… ma main !… s’écria Gabrielle avec stupéfaction, mais il serait mon grand père !…

— Son âge ne me semble pas un obstacle, repartit le baron ; avec son expérience il saura mieux vous protéger contre les dangers du monde. En outre, il possède un beau nom et une grande fortune. D’ailleurs, mon vœu le plus cher est que vous l’épousiez, et j’espère que vous ne voudriez, mon enfant, ni me déplaire, ni me désobéir.

— Cependant, mon père, je refuse, dit Gabrielle avec fermeté.

— Ma fille, pesez bien vos paroles, une enfant bien élevée ne doit jamais s’opposer à la volonté de ses parents.

— Je sais, mon père, l’obéissance que je vous dois ; mais un serment est encore plus sacré, et j’ai juré depuis quelque temps de ne jamais me marier.

— Et pour quelle raison, mademoiselle, faites-vous des serments de ce genre sans me consulter ? Me direz-vous du moins ce qui a pu vous inspirer de si folles idées ?

— C’est mon secret, répondit Gabrielle avec calme, mais par déférence pour vous, je consens à vous le confier j’aime un homme que je ne puis épouser.

Cette révélation fut un coup de foudre pour le pauvre baron. Redoutant d’apprendre le nom de celui qu’aimait sa fille et de découvrir encore un paysan dans ce mystère, il jugea qu’il ne pourrait, une seconde fois, supporter une pareille épreuve, et s’abstint prudemment de questionner Gabrielle. Il espéra vaincre sa résolution comme il avait vaincu celle d’Henriette ; il éclata donc en reproches, en menaces, en malédictions, mais Gabrielle fut inébranlable. Alors il eut recours aux prières, aux supplications. Elle s’attendrit et demanda à réfléchir.

En quittant M. de Charassin, Gabrielle courut s’enfermer dans sa chambre ; elle y demeura jusqu’au soir en proie à une fiévreuse perplexité. Quelle révolution douloureuse se faisait dans son esprit ! Une telle proposition de la part de son père bouleversait toutes les notions qu’elle s’était formées jusqu’alors sur le mariage et détruisait ses plus chères illusions. Son père ne lui commandait-il pas une sorte de suicide moral ? Consentir à ce mariage, n’était-ce point mourir à l’amour et au bonheur ?

Au milieu de son désespoir, elle conçut une idée folle : avant de prendre une décision, elle résolut d’avoir un dernier entretien avec M. de Vaudrey. Le lendemain, elle le prit à part et l’emmena dans le parc. Quand ils furent arrivés devant le banc de gazon où quelques semaines auparavant ils s’étaient fait des aveux d’amour, elle le pria de s’y asseoir à côté d’elle.

— Paul, lui dit-elle d’une voix émue, vous rappelez-vous qu’en cet endroit, vous m’avez dit que vous m’aimiez ?

— N’est-ce point en ce jour un devoir pour tous deux d’oublier le passé ? répondit M. de Vaudrey ?

— Oublier ! s’écria la jeune fille avec un sourire amer ; vous pouvez oublier, vous ? Ah ! vous ne m’aimiez pas, je l’avais toujours pensé.

Et elle cacha son visage dans ses mains.

— Vous m’accusez à tort, Gabrielle, reprit Paul avec un ton de tendre reproche et un regard qui demandait grâce.

Devant cette douleur naïve, le fat jouait encore avec le cœur de cette enfant.

Le ton, le regard de M. de Vaudrey bouleversèrent Gabrielle. Elle demeura quelque temps, silencieuse puis elle pleura.

— Moi, vous accuser, Paul, dit-elle, oh ! non, jamais, c’est moi seule que j’accuse, moi qui n’ai pas su vous inspirer un amour aussi grand que celui que j’éprouvais pour vous.

— Renée ne vous a-t-elle point dit, demanda M. de Vaudrey, ce à quoi m’ont engagé le devoir et la reconnaissance ?

— Renée m’a tout dit, répondit-elle en s’exaltant ; mais si vous m’aviez aimée comme je vous aime, vous m’eussiez sacrifié le devoir et la reconnaissance, l’honneur même s’il l’eût fallu.

M. de Vaudrey ne put s’empêcher de sourire.

— Gabrielle, mon enfant, dit-il, vous ignorez encore le monde, et vous ne jugez les choses de la vie que d’après votre cœur. Croyez-moi, mon amie, n’ayez pas de regrets. Votre père m’a parlé d’un projet de mariage entre vous et M. de Morges. Je ne saurais trop vous engager à y donner votre consentement, car M. de Morges me paraît avoir toutes les qualités d’un excellent mari et vous offrir toute garantie de bonheur.

— De bonheur ! interrompit Gabrielle avec amertume. Il n’y a plus de bonheur pour moi !… Je ne fus heureuse qu’un seul jour, lorsqu’ici même, ma main dans la vôtre, vos lèvres sur mon front, vous me promîtes de demander ma main. J’entrevoyais alors une existence nouvelle : j’aimais et je me crus aimée. Puis, avec une exaltation croissante elle ajouta : Ah ! pourtant si vous m’aviez aimée, pour vous, j’aurais eu la force de résister à mon père, pour vous, j’aurais bravé ses malédictions. Vous pouviez en épouser une autre ; mais moi, je vous eusse été à jamais fidèle. Je le sens, cette affection était assez profonde pour remplir toute ma vie.

M. de Vaudrey, effrayé de cette véhémence qui ressemblait à du délire, commença à ressentir quelques remords de sa conduite. Que dire maintenant à cette infortunée pour lui rendre le calme et la raison ? Il essaya vainement de quelques lieux communs qu’il jugea propres à la consoler.

— Une dernière question, dit-elle avec un accent plein d’angoisse, l’aimez-vous ?

— Qui, demanda M. de Vaudrey.

— Henriette.

— Ne dois-je pas l’aimer ? répondit-il, et puis-je avoir pour vous désormais d’autre affection que celle d’un frère ?

Un instant Gabrielle demeura stupide de douleur.

— Ah ! vous avez raison, s’écria-t-elle, c’en est fait de moi ! adieu !…

Elle se leva pour partir, mais les forces lui manquèrent, elle retomba pâle et désolée sur le banc.

Le lendemain, Gabrielle prétexta une violente migraine et ne descendit pas. Elle était réellement bien malade. Ni les douces caresses, ni les tendres consolations de Renée ne réussirent à la calmer.

Paul ne l’aimait pas. Dès lors que lui importait la vie ! Parfois il lui semblait qu’elle devenait folle. Si elle se mettait à sa croisée et qu’elle regardât couler la rivière qui baignait les murs du château, cette eau limpide et profonde, ce courant régulier et monotone lui donnaient le vertige, et la douleur la poussait à s’y précipiter.

Vers le soir, son père monta dans sa chambre, et comme il recommença ses supplications et ses emportements, la pauvre fille, épuisée par tant d’émotions promit tout ce qu’il voulut.

Mais aussitôt qu’elle eut donné son consentement, toutes ses répugnances se réveillèrent avec une intensité plus grande ; il lui semblait qu’on venait de la clouer vivante dans une tombe. Puis une sorte d’instinct de conservation réagit en elle, et elle résolut de retirer une promesse arrachée à sa faiblesse et de résister à la volonté de son père, qui, pensa-t-elle, n’avait pas le droit d’exiger le sacrifice du bonheur de toute sa vie.

Le lendemain matin, ayant aperçu M. de Morges dans le jardin, elle y descendit avec l’intention de lui parler. Dès qu’il la vit, il accourut à sa rencontre et la remercia avec effusion d’avoir comblé ses vœux. Gabrielle était, visiblement embarrassée ; mais M. de Morges prit cet embarras pour de la timidité.

— Je voudrais vous parler, monsieur, dit-elle.

— Je suis tout à vous entendre, chère enfant, répondit-il en lui offrant son bras.

— Ils marchèrent quelques instants en silence, Gabrielle n’osait commencer l’entretien.

— Remettez-vous, chère ange, reprit M. de Morges qui vit son émotion, et parlez-moi comme à votre meilleur ami. Qu’avez-vous à craindre ? ne savez-vous pas que je vous adore ?

— Entrons dans ce berceau, dit Gabrielle. Elle pensait qu’à l’ombre du feuillage elle aurait plus de hardiesse.

Quand ils furent assis sur le banc, M. de Morges lui prit la main. Elle la retira avec une sorte d’effroi.

— Cette main ne m’appartient donc pas encore ? demanda, M. de Morges.

— Non, pas encore, murmura Gabrielle, et c’est à ce sujet que je voulais vous entretenir.

Puis elle se tut de nouveau.

— De grâce, parlez, ne me laissez pas dans cette cruelle incertitude. Hier soir encore, votre père me donnait l’assurance que vous consentiez…

— Et aujourd’hui, je refuse, dit timidement Gabrielle.

— Et quels motifs ont changé votre résolution ? Oh ! dites, je vous en supplie. S’il y a quelques obstacles, mon amour est assez grand pour les vaincre tous.

La jeune fille baissa les yeux et ne répondit pas.

— Parlez, parlez, reprit le pauvre amoureux avec une anxiété croissante… Ah ! sans doute, je ne vous inspire que de l’aversion… Je suis bien malheureux, car je vous aime, moi, de toutes les forces de mon cœur.

Gabrielle savait par expérience ce que peut faire souffrir un amour dédaigné aussi répondit-elle avec un accent attendri :

— Je n’ai pas d’aversion pour vous, mais… mais je ne puis vous aimer.

— Alors, si vous ne me haïssez pas, s’écria M. de Morges en se laissant tomber aux genoux de la jeune fille, permettez-moi d’espérer. Ai-je jamais eu la prétention ridicule de vous faire partager ma passion ? Oh ! non. Gabrielle ; seulement, je vous entourerai de tant de soins, de tant d’amour, qu’avec le temps vous me rendrez justice et vous serez forcée de m’aimer un peu.

L’idée qu’elle pourrait un jour aimer cet homme effraya presque Gabrielle mais en même temps cet amour si vrai la toucha.

— Il m’aime donc, celui-là, pensa-t-elle.

Elle hésitait encore à répondre lorsque, levant les yeux sur M. de Morges, elle vit de grosses larmes rouler sur ses joues. La passion, la douleur transfiguraient son visage ; alors, entraînée par la bonté de son cœur :

— Eh bien ! soit, dit-elle, je vous accorde ma main.

Elle se leva et quitta brusquement M. de Morges toujours à genoux. Quand elle fut à quelque distance, elle se retourna, et le vit dans la position la plus burlesque, faisant de vains efforts, employant ses mains pour se remettre sur ses pieds. Un fou rire la prit. Elle courut dans la chambre de Renée, et se jeta au cou de sa sœur en riant convulsivement ; puis cette gaîté nerveuse se changea en sanglots étouffés. Quand Renée eut réussi à la calmer en lui prodiguant ces tendres caresses qui magnétisent les souffrances de l’âme, la pauvre Gabrielle lui conta de quelle manière elle venait de se fiancer à M. de Morges.

— Mais, puisque ce mariage te cause tant de chagrin, pourquoi y consentir ? lui demanda Renée

— Que m’importe ?… Paul ne m’aime pas, répondit-elle avec un abattement qui effraya sa sœur.

Toutefois, Renée espéra que ce mariage ferait diversion à l’amour de Gabrielle et pourrait à la longue effacer de son cœur le souvenir de M. de Vaudrey.



IX


Il fut décidé que le mariage d’Henriette et celui de Gabrielle se célébreraient le même jour. On hâta donc les préparatifs.

La famille entière se rendit à Besançon pour faire emplette des corbeilles. Ces apprêts, qui chassèrent de l’esprit d’Henriette toute autre préoccupation, laissèrent Gabrielle entièrement, à sa douleur ; elle parut étrangère à l’activité qui régnait autour d’elle et abandonna à Renée tous les soins de sa toilette.

Cependant le jour du mariage arriva sans nouvel incident. Gabrielle se laissa revêtir par Renée de sa robe de mariée avec une glaciale indifférence. Elle était aussi pâle que la mate blancheur des boutons d’oranger qui composaient sa couronne. Un léger cercle d’azur qui entourait ses yeux mornes annonçait une nuit passée sans sommeil. Sous son bouquet de mariée, elle glissa une fleur fanée avant d’être éclose. Cette fleur, emblème de sa vie, lui avait été offerte dans une promenade par M. de Vaudrey.

Quand elles furent prêtes, les deux jeunes fiancées descendirent au salon. Henriette rayonnait de vie et de gaîté, et formait un frappant contraste avec la pâle et triste Gabrielle. M. de Vaudrey montrait la froideur qu’apporte l’homme d’affaires à la signature d’un contrat. M. de Morges, ému peut-être, ou trop serré dans ses habits neufs, était encore plus empourpré que de coutume. Quant à M. de Charassin, il se montrait en tout lieu et en toute circonstance semblable à lui-même. Il allait et venait avec une activité junévile, jetant une pointe par-ci, un calembourg par-là, et déployant à tort et à travers son génie essentiellement anecdotique.

Le mariage civil se fit au château et se signa dans la chambre rouge. Au moment où le cortège s’apprêtait à sortir pour se rendre à l’église, on remit à Henriette un billet qu’elle ouvrit précipitamment. Ce billet était ainsi conçu :

« Mademoiselle,

» Je sais maintenant que vous m’avez indignement trompé, et que vous allez vous marier avec un autre, mais je vous préviens que ça ne se passera pas comme ça. Vous verrez bientôt qu’on ne se moque pas de moi de cette façon sans que je me venge.

» Au revoir donc,
» JOSEPH DUTHIOU. »

Cette menace souleva dans l’esprit d’Henriette de noirs pressentiments, car elle connaissait le caractère emporté de Joseph. Elle glissa ce billet dans son corsage avec une apparente tranquillité, mais son visage devint aussi pâle que celui de Gabrielle. Elle craignait quelque esclandre de la part de son ancien amant.

Elle ne commença à respirer librement que lorsque la voiture qui l’emportait, elle et son mari, roula paisiblement sur la grande route qui conduisait au domaine de Vaudrey. Une chaise de poste, emmenait en même temps, du côté opposé, M. de Morges et Gabrielle, Gabrielle dont l’abattement révélait l’état désespéré d’un cœur dont toutes les fibres ont été rompues et qui n’a plus de ressort pour la douleur.

Renée resta donc seule avec son père au château de Domblans, un instant auparavant rempli de monde et de bruit, maintenant triste et solitaire. Tandis que M. de Charassin alla recevoir les félicitations de ses voisins sur les brillants mariages de ses filles, la pauvre Renée, repassant dans son esprit les événements qui venaient de s’accomplir, pleura sur la destinée de Gabrielle… Elle pleura aussi son premier amour, auquel elle éleva dès lors un mystérieux autel au fond de son cœur.



X


Le dénouement est sans contredit la partie la plus difficile d’un roman : selon les règles de l’art, le dénouement est la péripétie pivotale sur laquelle repose tout l’édifice de l’œuvre ; vers le dénouement, doivent tendre et converger tous les fils de l’intrigue. Aussi, est-ce généralement pour cette action finale que le romancier et l’auteur dramatique ménagent les grands effets et les scènes les plus émouvantes. Mais en est-il ainsi dans la vie réelle ? Les romans et les drames qui s’y présentent sous l’aspect le plus poétique ne se résolvent-ils pas le plus souvent de la manière la plus simple et la plus prosaïque ? Toutefois, pour qui sait observer, ces dénouements, quelque vulgaires qu’ils paraissent, renferment souvent de grandes leçons et offrent de profondes études sociales et psychologiques. Aussi, laissant de côté le roman d’imagination, à événements compliqués, enchevêtrés, inattendus, nous achèverons simplement, sans en altérer la vérité, notre modeste récit.

Deux jours après le départ de ses sœurs, Renée reçut une lettre d’Henriette dont voici le contenu :

« Mademoiselle,

» Paul vient de me raconter jusqu’où s’étaient portées envers moi votre affection et votre délicatesse, de quelle indigne manière, en un mot, vous aviez abusé d’un secret qui pouvait me perdre sans retour dans l’esprit de mon mari. Paul se fût-il montré moins généreux, j’aurais été sacrifiée à vos mauvaises passions.

» Aujourd’hui, M. de Vaudrey n’éprouve plus pour vous que du mépris et de l’aversion. Ne vous étonnez donc pas si, dès ce moment, nous rompons toute relation avec vous et avec Gabrielle, dont les coquetteries, aussi bien que les vôtres à l’égard de Paul, ont dans ces derniers temps passés toutes imites. J’ai eu, du reste, trop à souffrir, pendant les quelques années que j’ai vécu avec vous, pour n’avoir pas à me féliciter, sous tous les rapports, de cette séparation.

» Adieu donc et pour toujours.

» henriette de vaudrey. »

Renée demeura confondue par la lecture de cette lettre. M. de Vaudrey pouvait-il ainsi juger sa conduite ? Ne la lui avait-elle pas expliquée ? Cependant elle se rassura en pensant que cette épître fulgurante avait bien pu n’être dictée à Henriette que par la vengeance. D’ailleurs, elle préféra une franche rupture avec sa sœur à des dehors hypocrites.

Quant à Gabrielle, elle tarda longtemps à donner de ses nouvelles. Nous transcrirons ici sa première lettre à Renée ; parce que cette lettre fait connaître la situation de cœur et d’esprit dans laquelle se trouvait la pauvre sacrifiée.

« Que te dirais-je ? comment pourrais-je réunir deux idées, puisque toutes les cordes de mon âme ont été brisées, toutes, excepté pourtant celle qui vibre à ton souvenir, ma bonne Renée. Tu me demandes ce que je fais à Morges, si je pense pouvoir supporter ma vie nouvelle, et tu m’adresses quelques questions sur le château que j’habite et sur le caractère de M. de Morges.

» Depuis mon arrivée ici, je suis plongée dans un tel abattement que je remarque à peine les objets qui m’environnent. Le château m’a paru triste et maussade. Est-ce un effet de ma propre tristesse ? Quoi qu’il en soit, j’ai déjà bien des fois regretté le vieux Domblans, peuplé pour moi de si chers souvenirs.

» M. de Morges est un homme bon, sans doute, mais d’une bonté sans tact, capricieuse et pleine de brusquerie. Ses manières et son langage soldatesques froissent à chaque instant mes plus intimes délicatesses, et ses attentions pour moi sont autant d’importunités qui me fatiguent et parfois m’irritent. Oui, vraiment, une pareille union est une chose monstrueuse. Moi qui m’étais formé sur l’amour et sur le mariage de si poétiques chimères, je suis accablée par cette odieuse réalité. N’est-il pas affreux de penser qu’avec ma nature aimante, expansée, je sois unie pour la vie à un homme qui ne m’inspire qu’une invincible répulsion ! Je le reconnais, à présent, je n’aurais pas dû me marier, je devais résister à mon père mais le chagrin avait anéanti toute ma force de résistance, et je me suis laissée aller au découragement que me causait la froideur de celui que j’aimais. Et puis, il me semblait aussi que, désormais, je serais indifférente à la vie, et qu’il n’était pas possible de souffrir davantage ; mais j’éprouve aujourd’hui que, si la douleur physique est bornée, la capacité de l’âme pour la souffrance est infinie. Quelquefois, cependant, j’essaie de réagir contre mon malheur, et je cherche à vaincre mon aversion pour M. de Morges. C’est en vain : je ne puis la lui dissimuler ; de là des scènes de pleurs et de violence d’où je sors brisée et désespérée. Enfin, je te dirai tout : j’ai commis, à l’égard de mon mari, une grande faute ; dans un moment d’égarement, j’ai laissé échapper le secret d’un amour que j’aurais dû à jamais ensevelir au fond de mon cœur.

» Ah ! ma chère Renée, je me repentis immédiatement d’avoir fait à M. de Morges un tel aveu ; car je n’oublierai jamais l’expression sarcastique et méprisante qui se répandit alors sur ses traits.

» Ah ! vous aviez un amant, me dit-il, j’aurais dû m’en douter à la répulsion que vous me témoignez.

» Je me sentis pâlir d’indignation.

» — Vous vous trompez, monsieur, lui répondis-je, celui que j’aime ne m’aime pas, et il n’est pas libre ; mais moi je l’aime encore et je l’aimerai toute ma vie.

» — N’ai-je donc pas des droits sur votre cœur, madame ? dit-il avec un accent de jalousie et d’emportement qui m’effraya.

» — Des droits ! répétai-je d’un air hébété, des droits !

» Jusqu’alors je crois que je ne m’étais pas fait une idée bien exacte de ma situation, et ce mot me fit entrevoir soudain toute la réalité. Un instant la tête me tourna ; j’eus comme un vertige ; il me sembla que je faisais un de ces affreux cauchemars qui pèsent sur le cerveau comme une masse de plomb, et dans lesquels, en face du danger, on ne peut ni crier, ni faire un mouvement. Comprends-tu bien ce mot-là, toi, ma pure Renée ? M. de Morges a des droits sur moi ; je lui appartiens par un contrat en bonne forme. Depuis un mois que je vis avec cette pensée ! je n’ai pu encore m’y accoutumer, et toutes les raisons que tu pourrais me donner pour m’engager à la résignation, je me les suis adressées vainement à moi-même.

» Le devoir, n’est-ce pas, ma vertueuse sœur, voilà ton grand argument. Mais, dis-moi donc ce que c’est qu’aimer par devoir ?

» Aimer ! parole de feu que je ne puis écrire ni prononcer sans frémir tout entière !

» Aimer ! c’est se sentir électrisée par la présence de celui qu’on aime.

» Aimer ! c’est être absorbée par son souvenir.

» Aimer ! qu’y a-t-il de plus spontané, de plus irrésistible ?

» Encore une fois, qu’est-ce donc qu’aimer par devoir ? C’est faire semblant d’aimer. Mais est-ce bien toi, Renée, qui me fais cette réponse. Peut-on feindre l’amour, l’amour, cette passion divine qui fait resplendir le visage, qui fait battre le cœur, cette passion qui fait vivre ou qui tue ?

» Ah ! Renée, je suis bien malade : j’ai là, au cœur, une profonde blessure. Depuis un mois j’ai beaucoup changé, tu me reconnaîtrais à peine. Mais je m’en réjouis ; si je pouvais mourir ! Vraiment je ne vois pas d’autre issue possible à ma souffrance car je ne puis comprendre la vie sans l’amour.

» Quand on aime, tout est brillant, coloré, radieux, tout s’anime, tout a un sens, et l’on voudrait vivre toujours pour aimer.

» Mais quand on n’aime plus, ou qu’on n’est plus aimée, quel changement, quelle tristesse ! comme le ciel est sombre, comme le soleil est pâle, comme la vie paraît longue et pesante !…

» Mais je t’attriste, ma sœur chérie, que veux-tu ! les malheureux sont égoïstes, pourvu qu’on les console, ils ne s’inquiètent pas s’ils affligent.

» Viens me voir, j’aurais encore tant à te dire, et si je ne craignais le scandale et si j’avais encore assez de ressort dans l’âme pour prendre une résolution, je quitterais Morges, cette affreuse caserne, et j’irais moi-même te rejoindre et verser dans ton cœur toutes mes douleurs et tout mon désespoir.

» gabrielle. »



XI


Une grande faute, une grande sottise est d’entraver par des calculs de sordide intérêt les lois naturelles de la sympathie. Paul et Henriette ne tardèrent pas à reconnaître les graves inconvénients d’une union dictée par les convenances plutôt que par la réciprocité de l’amour.

Les jeunes époux, ainsi que les événements antérieurs l’on fait pressentir, entrèrent de plein saut dans la lune rousse. Dès que M. de Vaudrey fut mis en possession par son mariage des 200,000 francs qu’il convoitait, il ne dissimula plus le mépris que lui inspirait sa femme, et l’exprima souvent par une mordante raillerie. Henriette aimait son mari avec toute l’opiniâtreté d’une passion non partagée ; mais, d’une nature fière et impérieuse, quand elle vit son amour dédaigné, elle le renferma orgueilleusement au fond de son cœur, et lorsqu’elle avait exprimé à son mari, par des paroles pleines de sécheresse et de hauteur, une aversion qu’elle n’éprouvait point, elle courait s’enfermer dans sa chambre pour éclater en sanglots.

Quinze jours s’étaient écoulés. M. de Vaudrey, pour se conformer à la coutume du pays, donna, à l’occasion de son mariage, un bal dans la cour du château.

Ce fut grande fête ce jour-là pour les habitants de l’endroit. Autour d’une table chargée de brocs et d’appétissants gâteaux se poussait une foule avide. Des jeunes gens avinés chantaient à l’unisson le plus faux des chansons grivoises. Bientôt, aux sons criards et discordants de deux violons écorchant de vieux quadrilles, une cohue de filles et de garçons, aux allures lourdes et grossières, sauta confusément et sans mesure.

Vers le milieu du bal, M.  et Mme de Vaudrey se mirent à la fenêtre pour saluer la foule. Henriette, depuis quelques instants, considérait cette fête avec un intérêt mêlé de dégoût, quand tout à coup elle découvrit un homme dont la vue la fit tressaillir : elle venait de reconnaître son ancien amant qui, l’ayant lui-même aperçue, lui adressait un salut d’une impertinente familiarité.

Elle se retira de la fenêtre et alla s’enfermer dans sa chambre, où elle s’abandonna à de tristes appréhensions.

Vers le soir, quand les derniers bruits du bal se furent insensiblement éteints, elle se hasarda à descendre au jardin. Elle y rencontra M. de Vaudrey.

— La fête est-elle enfin terminée ? demanda-t-elle à son mari. Ces divertissements me font mal.

— Cette joie à l’occasion de notre bonheur est une bien amère plaisanterie c’est ce que vous voulez dire, n’est-ce pas, madame ? répondit ironiquement M. de Vaudrey ; que voulez-vous ! le monde est rempli de ces contrastes.

— Sommes-nous enfin débarrassés de cette foule intolérable ? reprit Henriette avec impatience.

— Oh ! oh ! madame, comme nous sommes devenue aristocrate ! Pour mon compte, je ne saurais trop vous féliciter de cet heureux changement mais si Joseph Duthiou vous entendait…

M. de Vaudrey achevait à peine ces paroles, qu’un homme sortit brusquement d’un taillis voisin et parut devant eux. Henriette ne put retenir un cri de terreur. C’était Joseph Duthiou.

— Je vous ai donc bien fait peur, madame ? dit-il d’un ton narquois et arrogant.

Mme de Vaudrey, dans son trouble, balbutia quelques mots inintelligibles.

— Qui êtes-vous, monsieur, demanda Paul pour oser pénétrer ici et interrompre de la sorte notre promenade ?

— Mlle Henriette me connaissait bien, répondit Joseph… N’est-ce pas, madame, que nous sommes de vieilles connaissances ?

Henriette rougit et perdit contenance.

— Désirez-vous me parler, monsieur ? demanda-t-elle d’une voix altérée.

— Eh bien ! madame, dit Paul avec impatience, vous connaissez donc ce garçon ? de quel droit vous parle-t-il ainsi ?

— C’est un ancien ouvrier de mon père ; c’est… hésita Mme de Vaudrey.

— Mon nom, sans doute, vous écorcherait la bouche, madame la comtesse ; mais je parlerai pour vous : je m’appelle Joseph Duthiou ! s’écria-t-il d’une voix menaçante.

M. de Vaudrey craignit du scandale.

— Auriez-vous donc, demanda-t-il, quelque arriéré de compte à régler ?

— Oui, précisément, répondit Joseph Duthiou, j’ai un petit compte à régler avec madame ; mais je voudrais lui parler seul un instant, afin de lui rafraîchir la mémoire.

— Laissez-nous un moment, je vous prie, dit Henriette à son mari.

Paul s’éloigna à quelque distance, laissant sa femme et l’ouvrier en tête-à-tête.

— Que me voulez-vous donc, Joseph, dit Henriette d’une voix câline ? Si vous aviez quelque chose à me demander, ne pouviez-vous me l’écrire, et pourquoi tout ce tapage devant mon mari ?

— Si je vous avais écrit, vous ne m’auriez pas répondu, répliqua l’ouvrier ; si j’avais demandé à vous voir, vous m’auriez sans doute fermé votre porte. Je n’avais donc que ce moyen de vous parler.

— Venez-vous me faire des reproches ? J’ai dû obéir à mon père, mon pauvre Joseph, dit Henriette avec un air de résignation.

— Mon pauvre Joseph ! mon pauvre Joseph ! répéta-t-il ironiquement, vous vous rappelez donc enfin !…

— Si je me rappelle, fit-elle avec une émotion affectée !

— Eh bien ! donne-moi ton bras comme autrefois, nous causerons plus à l’aise et cela nous rappellera mieux encore ce bon temps-là.

Et comme il s’approchait de Mme de Vaudrey pour lui offrir son bras, celle-ci ne put réprimer un geste de répugnance et d’effroi.

— Et mon mari qui peut nous voir, y pensez-vous dit-elle ?

— Ah ! je le vois bien, vous êtes devenue fière, reprit Joseph en lui lançant un regard venimeux. Aujourd’hui qu’on vous appelle madame la comtesse gros comme le bras, vous méprisez un pauvre paysan, et vous avez sans doute oublié ces lettres où vous me disiez de si belles choses sur la pauvreté et sur l’honneur d’être ouvrier ; un triste honneur que celui-là, et je m’en passerais volontiers. Si j’avais eu le bonheur d’être votre mari, comme vous me le faisiez accroire, j’aurais préféré de grand cœur, au plaisir de badigeonner des murs, celui de me promener au soleil les deux mains dans mes poches. Aussi vos lettres me donnaient-elles grande envie de rire, soit dit en passant, et si j’avais l’air d’entrer dans vos idées, c’était pour vous plaire, ma belle dame. Mais, à propos de lettres, voici ce que je suis venu vous dire : au lieu de les brûler, comme vous me l’aviez tant recommandé, j’en ai conservé quelques-unes, et des meilleures, je vous assure ; voulez-vous les voir ?

— Et vous venez me les rapporter sans doute ? dit Henriette d’un ton insinuant.

— Oui, je viens vous les rapporter, répondit Joseph en sortant de sa poche un portefeuille graisseux.

À la vue du portefeuille, le visage d’Henriette s’anima d’une subite rougeur ; son regard étincela, elle avança vivement la main pour le saisir ; mais Joseph qui l’observait, remarqua ce mouvement et remit promptement le portefeuille dans sa poche.

— Un moment, s’il vous plaît. Ces lettres pour moi sont un vrai trésor ; et, ma foi, donnant, donnant…

Il s’arrêta, laissant Henriette deviner sa pensée.

— Expliquez-vous, je ne comprends pas, dit-elle avec impatience.

— Voici donc ma situation, reprit le rusé paysan ; depuis que vous m’avez délaissé, j’ai cherché à oublier mon malheur, et j’ai fait la cour à Mélanie, la jolie fille du meunier. Elle me trouve à son gré ; mais elle est riche, et pour l’épouser il faut des espèces, environ cinq mille francs comprenez vous ?

— Non pas encore ; où voulez-vous en venir ?

— C’est clair, pourtant : J’ai pensé tout bonnement que, vu notre ancienne amitié, vous pourriez bien me faire ce petit cadeau-là, moyennant quoi je vous remettrais ces lettres qui sont écrites comme un livre, et auxquelles je tiens beaucoup en souvenir de vous, ma chère Henriette. Ça vous va-t-il ?

— Mais c’est infâme ce que vous demandez-là, s’écria Mme de Vaudrey ! Est-il possible que ce soit vous, Joseph, qui fassiez de tels calculs, vous que je regardais comme supérieur à votre classe par la délicatesse des sentiments ?

— Les sentiments, c’est bon pour le discours, au clair de la lune, sous la charmille ; mais avec cela on badigeonne toute sa vie. Eh ! ma foi ! les affaires avant tout. Si vous trouvez que c’est infâme, comment appelerez-vous tous les mensonges que vous m’avez débités. Ne m’avez-vous pas dit bien des fois, un mois encore avant votre mariage, que vous n’aimeriez, que vous n’épouseriez jamais que moi ? Autant de couleurs que vous faisiez avaler à votre pauvre Joseph.

— Soit : vous aurez cinq mille francs, mais alors vous me promettez une discrétion entière sur tout ce qui s’est passé entre nous.

Le visage de Joseph Duthiou rayonna.

— Cinq mille francs, c’est entendu ; et vous ajouterez une petite somme pour les emplettes de noce : il y aura six lettres ; ce sera six mille francs.

— Encore ! dit Henriette, qui avait peine à contenir son indignation et son dégoût. Mais comme tout débat avec cet homme lui répugnait horriblement, elle consentit.

— Donnez-moi donc ces lettres, ajouta-t-elle, et ce soir ou demain vous aurez votre argent.

— Nenni, nenni, répondit le défiant ouvrier ; comme je vous l’ai dit, c’est donnant, donnant.

— C’en est trop ! s’écria Henriette exaspérée, se défier de ma parole !

— Il me semble, répliqua Joseph, que je suis bien payé pour cela.

Henriette subit cette dernière injure. Il fallait se résigner aux conditions de cet homme, ou s’exposer au plus fâcheux scandale.

— Ainsi, au revoir, dit Joseph Duthiou, je vais m’installer au village jusqu’à demain soir, et, quand les six mille francs seront prêts, vous me ferez appeler.

Et ils se séparèrent.

La pauvre Henriette étouffait de honte et se trouvait dans la plus grande perplexité. Comment se procurer six mille francs ? Les demander à son mari ? — Mais se résoudrait-elle jamais à une pareille humiliation ? — Les demander à son père ? — Mais il avait déjà fait pour elle tant de sacrifices ! Et puis, il faudrait attendre quelques jours ; pendant ce temps, Joseph pourrait réfléchir et exiger davantage. Enfin elle se décida à faire une tentative auprès de M. de Vaudrey.

Elle ne le revit que le soir à dîner. Pendant le repas, ils furent silencieux et contraints ; mais lorsque les domestiques se furent retirés, M. de Vaudrey engagea la conversation par un sarcasme.

— Convenez, madame, que je suis un mari débonnaire. Ce serait, il est vrai, compromettre ma dignité que de ressentir et à plus forte raison de témoigner quelque jalousie à l’égard d’un butor de cette espèce. Vous avez eu là un singulier goût. Lorsque je me compare à ce manant, j’ai de la peine à m’expliquer comment, si ce n’est par l’amour des contrastes, vous avez pu me faire succéder dans vos bonnes grâces à un Joseph Duthiou.

— Trêve de railleries ! monsieur, je vous en prie, dit Henriette avec des larmes dans les yeux.

— Comment donc ! faut-il prendre au sérieux de pareilles amours ?

— Cet homme demande six mille francs, fit Henriette en hésitant et en baissant la tête ; à ce prix, il se taira.

— Six mille francs ! exclama Paul, il est fou, ou vous-même avez perdu l’esprit.

— Je les ai promis.

— Avez-vous donc une cassette particulière ?

— J’ai compté sur vous.

— Vous avez compté que je paierais six mille francs le silence de M. Duthiou. Allons, c’est une mauvaise plaisanterie.

— Est-ce donc acheter trop cher l’honneur de votre femme ?

— D’ailleurs, s’écria Paul avec emportement, quelle garantie aurions-nous de la promesse de ce misérable ? C’est un silence qu’il faudrait acheter tous les jours.

— N’ai-je donc pas une dot, monsieur ? dit Henriette en relevant fièrement la tête.

— Une dot dont je dispose fort heureusement ; autrement, elle passerait tout entière à assurer la discrétion de vos amants.

— De mes amants ! se récria la pauvre femme.

— Eh ! madame, je vous pardonnerais plutôt dix amants de votre classe qu’un Joseph Duthiou.

— Oh ! que vous êtes cruel, Paul ! Depuis quinze jours que nous sommes mariés, combien vous m’avez déjà fait payer cher cette légèreté, que vous devriez moins imputer à mon caractère qu’à l’existence triste et isolée que nous menions à Domblans.

— Et c’est pourquoi, sans doute, vous voulez me la faire payer à mon tour ? Vous prenez, ce me semble, un peu trop à la lettre les principes de la solidarité conjugale.

— De grâce, monsieur, cessez vos sarcasmes, supplia-t-elle. Je vous en conjure, pardonnez-moi cette faute ; et accordez-moi ce que je vous demande.

Et la fière Henriette se laissa tomber à genoux en fondant en larmes.

— Épargnez-moi cette comédie, répliqua M. de Vaudrey avec une implacable froideur ; laissez parler cet homme, on ne le croira pas.

— Mais il a des preuves, dit Henriette éperdue.

— Lesquelles donc, s’il vous plaît ?

— Des lettres signées.

— Quelle dépravation ! s’écria-t-il avec mépris ; c’est bien, madame, je paierai vos folies.

Henriette se releva, tellement humiliée par son mari, qu’en un instant la haine avait remplacé dans son cœur l’amour qu’elle lui portait.

Dès ce moment, la discorde régna dans ce jeune ménage, et chaque jour se renouvelèrent des luttes semblables à celle que nous venons de décrire.

Quelques mois après son entrevue avec Henriette, Joseph Duthiou se maria et vint s’établir à Vaudrey. Il acheta une auberge et continua à pratiquer, à l’égard de Mme de Vaudrey, un odieux chantage. Outre les lettres, si chèrement vendues, il avait conservé quelques billets qu’il se fit également payer. Puis ce furent des demi-mots, des phrases inachevées, ou à double entente, qui revenaient aux oreilles de M. ou de Mme de Vaudrey, et apportaient entre eux de nouveaux sujets de querelle. Enfin, les anciennes amours d’Henriette devinrent, bientôt un bruit public. Dès lors elle se renferma dans une solitude absolue, osant à peine sortir dans la crainte des chuchottements et des regards moqueurs qui l’accueillaient sur son passage.

Cependant, comme tout s’efface, les bruits s’amortirent à la longue. À force de souffrir, l’âme d’Henriette s’émoussa contre la douleur. M. de Vaudrey, qui ne trouvait aucune distraction chez lui, s’absenta longtemps et fréquemment. Il se passionna pour la chasse, et délaissa sa femme pour ses chevaux et sa meute. Dès-lors le calme régna dans l’existence de Mme de Vaudrey, mais ce calme ressemblait à celui des régions polaires : c’était une vie froide et décolorée, sans une fleur, sans une brise parfumée, sans un chaud rayon de soleil. L’ardente jeune femme eût préféré à cette torpeur léthargique les poignantes émotions de la douleur.



XII



Revenons maintenant Gabrielle.

Cinq ans se sont écoulés depuis son mariage. Nous la retrouvons à Domblans, dans sa modeste chambrette d’autrefois. On aurait peine alors à reconnaître la fraîche jeune fille que nous avons dépeinte au commencement de cette histoire. Elle est assise sur une chaise longue : sa pose révèle toute une existence brisée. La pâleur morbide de son visage, son extrême maigreur, ses orbites creusées, son nez aminci, les os saillants de ses joues, ses lèvres étirées et décolorées ne permettent plus au souvenir de ressaisir les traits délicats, les gracieux modelés, la finesse d’expression que nous admirions en elle il y a quelques années. Gabrielle se meurt d’une asthénie causée par le chagrin. Tout ce qui lui reste de vie paraît s’être réfugié dans le regard. Ce profond regard bleu est parfois d’une puissance magique ; tantôt il s’allume d’un éclat extraordinaire, tantôt, il prend une expression extatique qui ferait croire que la malade entrevoit déjà les sphères, supérieures d’une autre existence.

Renée, la bonne et tendre Renée est à côté d’elle, et travaille silencieusement à une broderie. Une petite fille de trois ou quatre ans joue à ses pieds. Cette enfant paraît subir l’influence de la tristesse qui l’environne ; car elle modère ses mouvements et le son de sa voix. Gabrielle contemple sa fille avec une expression mêlée de tendresse et d’amertume, et des pleurs coulent le long de ses joues. Lorsque l’enfant vit ses larmes, elle s’élança vers sa mère en étendant ses petits bras.

— Ne pleure pas, maman, s’écria-t-elle, je te promets d’être toujours sage.

Les pleurs de Gabrielle redoublèrent ; elle pencha la tête et essaya de soulever les bras pour serrer sa fille sur son cœur. Puis il se fit soudain sur son visage comme un mouvement de répulsion ; elle se renversa en arrière et repoussa son enfant.

— Emmène-la, je t’en prie, dit-elle à Renée.

— Viens, mon enfant, fit Renée en se levant pour la faire sortir, maman veut dormir.

— Je ne ferai pas de bruit, je veux rester, supplia-t-elle en pleurant.

— Non, viens, mon bon petit ange, insista Renée qui la prit dans ses bras avec une tendresse toute maternelle.

La petite fille sortit en étouffant un gros sanglot.

Quand Renée revint auprès de Gabrielle, celle-ci dit, avec une voix entrecoupée de larmes :

— Tu lui serviras de mère, n’est-ce pas, ma Renée, et tu lui donneras toutes les caresses que je lui ai refusées ?

— Pourquoi les lui refuser ? répondit Renée ; les joies de la maternité t’auraient consolée de toutes tes douleurs et puis, n’est-ce pas toujours ton enfant ?

— Mais c’est aussi l’enfant de M. de Morges, repartit Gabrielle. Ces deux sentiments qui se heurtent en moi achèvent de me faire mourir.

— Chère Gabrielle, reprit Renée en s’agenouillant devant sa sœur, si tu le voulais, tu pourrais vivre encore, aimer ta fille, être heureuse enfin. Fais un effort de volonté, et surmonte ce chagrin imaginaire. Combien n’en voit-on pas de ces unions disproportionnées, et qui cependant ne font pas mourir !

— Pauvre Renée, change donc ma nature, dit Gabrielle avec un triste sourire ; crois-moi, mourir est ce que j’ai de mieux à faire : si je vivais, il faudrait retourner à Morges, et…

— Mais pourquoi retourner à Morges ? le rétablissement de ta santé n’est-il pas aux yeux du monde un motif suffisant pour expliquer ton séjour ici ?

— Et M. de Morges ?

— Je me charge de lui faire entendre raison.

— M. de Vaudrey ne vient pas, dit Gabrielle, en changeant brusquement de conversation.

— J’ai entendu dire qu’il devait faire un voyage, et je crains qu’il n’ait pas reçu ma lettre, répondit Renée, visiblement embarrassée.

— Tu lui as écrit, tu ne me trompes pas ?

— Je te l’assure.

— Cependant, voilà bientôt huit jours que nous l’attendons. Peut-être faudrait-il lui écrire encore et lui dire que je suis très mal.

— Mais ne crains-tu pas, objecta Renée, que sa visite ne te cause une impression trop vive ?

— Oh ! non, car depuis longtemps je m’habitue à la pensée de le revoir. Tu as aussi demandé Henriette, n’est-ce pas ? Je ne voudrais pas mourir sans m’être réconciliée avec elle, et… et je me sens très faible, ajouta-t-elle d’une voix si altérée que Renée l’entendit à peine.

— Je t’en prie, Gabrielle, ne parle pas ainsi, tu me déchires le cœur.

Et la bonne fille couvrit de larmes et de baisers les pâles mains de sa sœur.

En ce moment, une voiture entra dans la cour du château ; puis au bout de quelques instants un bruit de pas et de voix se fit entendre dans la maison. Gabrielle écouta, et, comme ce bruit se rapprochait, elle appuya sa tête sur le dossier de son fauteuil, et ferma les yeux comme pour recueillir ses forces et contenir son émotion ; mais bientôt, avec ce pressentiment du cœur ordinaire aux grandes passions, comme aux natures impressionnables :

— Ce n’est pas encore lui, murmura-t-elle. La porte s’ouvrit et M. de Charassin introduisit Mme de Vaudrey.

En revoyant Gabrielle dans cet état, Henriette eut un moment de stupéfaction et presque d’effroi ; mais elle se remit promptement, et dans un élan de pitié et de repentir, elle se jeta tout en pleurs dans les bras de la malade. Les trois sœurs, depuis si longtemps séparées, restèrent quelque temps émues, silencieuses, le cœur gonflé de larmes et débordé par les souvenirs du passé.

Henriette, elle aussi, était méconnaissable. Le chagrin concentré avec lequel elle vivait depuis cinq ans avait durci ses traits, assombri son visage, voilé son regard ; son menton s’était accentué davantage ; son teint, autrefois d’une pâleur transparente, s’était bruni et parcheminé. Il y avait de l’amertume et de la sécheresse répandues sur toute sa physionomie.

— Pourquoi Paul n’est-il pas venu, lui demanda Gabrielle ; serais-tu jalouse d’une mourante ?

— Ne rappelons pas le passé, je vous en prie, dit Henriette. J’ai été bien injuste à votre égard, et je viens réparer mes torts autant qu’il sera en mon pouvoir.

— Cependant j’aurais bien voulu le voir, reprit Gabrielle en poursuivant son idée.

— Malheureusement, il est en voyage, répondit Henriette, à qui Renée fit un signe d’intelligence.

— Oui, j’aurais voulu le voir, poursuivit la malade, pour lui dire que je lui pardonne et que je prierai là-haut pour son bonheur. J’ai beaucoup souffert de cet amour, continua-t-elle après un moment de silence, et je crois que c’est un peu de cela que je meurs. Au moins es-tu heureuse, toi, ma chère Henriette ?

Mme de Vaudrey cacha sa tête sur les genoux de sa sœur en comprimant une violente émotion.

— Non, Gabrielle, non, ma sœur chérie, dit-elle en se relevant, non, tu ne mourras pas, et tu connaîtras cet homme ; tu sauras à quel point il était indigne de ton amour. Cette révélation sera en même temps mon châtiment.

Elle leur raconta alors à toutes deux sa vie intime de douleurs refoulées. Elle leur dévoila la ruse qu’elle avait employée pour épouser M. de Vaudrey, sa passion pour lui payée de haine et de mépris, et les humiliations chaque jour renaissantes que lui causaient les indiscrétions de Joseph Duthiou. Elle leur peignit enfin M. de Vaudrey, ce cœur égoïste et corrompu qui s’était joué de leur amour à toutes trois, et n’avait poursuivi qu’un but, celui de s’enrichir en épousant une dot.

Hélas ! Gabrielle n’était point préparée à de telles révélations. En cherchant à guérir sa sœur, Henriette, dans son inexpérience, n’avait pu calculer la portée, ni mesurer la dose de ces énergiques réactifs de l’ordre moral. La pauvre malade était trop faible pour supporter sans danger une pareille épreuve. Ces révélations, en détruisant sans retour chez elle cette poésie des sentiments qui est l’essence même de certaines natures d’élite, lui causèrent une révolution profonde.

Vers le soir, elle fut prise d’un accès de fièvre, accompagné de délire. On appela le médecin en toute hâte.

— Cette crise peut la sauver, dit-il, comme elle peut la tuer.

La fièvre dura huit jours, huit jours d’une indicible anxiété pour Henriette et Renée qui veillaient sans relâche au chevet de leur sœur. Enfin, le neuvième, il y eut un mieux sensible, la fièvre se calma ; l’espoir revint au cœur de cette famille désolée.

Gabrielle voulut se lever, et le médecin fut d’avis de ne point la contrarier. Elle désira qu’on lui fît un peu de toilette : on lui passa une robe de chambre de cachemire blanc.

– J’ai presque l’air d’une mariée, dit-elle en souriant.

Puis elle demanda des fleurs, de l’air et du soleil. On lui apporta les plus belles fleurs de la serre, et elle les fêta avec une joie d’enfant. On ouvrit la fenêtre. C’était une belle journée d’avril, un peu froide, mais gaie et vivifiante. La malade respira ce grand air avec une sorte de volupté.

— Comme c’est bon ! disait-elle, comme c’est bon, cet air pur ; il me semble que j’aspire une vie nouvelle. Oh non, je le sens, je ne mourrai pas ; d’ailleurs je veux vivre. C’est si bon la vie ! Il me semble que les cinq années qui viennent de s’écouler ne sont qu’un mauvais rêve, et que je me retrouve à dix-huit ans, dans notre cher vieux castel, insouciante et gaie comme autrefois. Nous nous aimerons encore longtemps, n’est-ce pas, mes bonnes sœurs, et nous serons encore longtemps heureuses ?

Henriette et Renée pleuraient de joie.

— Ne parle pas tant, lui disaient-elles, tu vas te fatiguer.

— J’ai tant de force aujourd’hui, et depuis bien longtemps je ne me suis senti le cœur aussi léger. La santé et le bonheur me rentrent par tous les pores ; laissez-moi donc vous dire tout le bien-être que j’éprouve. Quand je pense qu’il y a quelques jours je voulais mourir, étais-je folle ? je suis encore si jeune, et je puis redevenir belle. Renée, donne-moi donc un miroir.

Renée se leva et fit semblant de chercher un miroir.

— Je croyais autrefois, reprit Gabrielle, que je ne pouvais vivre sans amour. Aujourd’hui le sérieux pour moi c’est la vie elle-même, et je redoute ces sentiments violents qui causent la mort. Que de joie et de paix profonde, on trouve dans l’amitié !

Elle se tut un instant et parut pensive.

Vraiment, reprit-elle, je me sens complétement régénérée : j’éprouve moins d’aversion pour M. de Morges. Pauvre homme ! comme je l’ai rendu malheureux ! Comme j’ai été injuste à son égard ! Il m’aimait tant ! Renée, tu lui écriras qu’il vienne, que je désire sa présence ici. Je veux le voir et lui demander pardon de tous mes torts envers lui. Et ma fille, demanda-t-elle brusquement, comme réveillée en sursaut par ce souvenir, où est-elle ? je veux la voir ! Où est-elle ? comme je l’aimerai désormais, ce cher petit ange !

Au même instant, un pas d’enfant se fit entendre dans l’escalier. La porte s’ouvrit et la fille de Gabrielle entra. Depuis quelques jours, l’appartement de la malade lui était interdit ; mais, comme elle avait entendu dire que sa mère demandait des fleurs, elle venait triomphante lui apporter la plus belle rose de la serre.

En revoyant son enfant, Gabrielle eut par tout le corps un tressaillement indéfinissable, et, malgré sa grande faiblesse, mue par une sorte de galvanisme, elle se dressa debout et lui tendit les bras.

– Ma fille ! ma fille ! cria-t-elle avec un accent de suprême tendresse.

Elle la prit et la serra sur son cœur, puis elle retomba inanimée sur son fauteuil. Ses sœurs la crurent évanouie et s’empressèrent à la secourir ; mais Gabrielle n’était plus : cet élan de passion avait épuisé le reste de vie qui était en elle.



XIII


Il y a quelques années, des affaires d’intérêt m’appelèrent à Domblans, mon village natal. En général, il vaut mieux vivre avec ses souvenirs que de revoir, après une longue absence, les personnes et les lieux qui nous ont été chers ; car les souvenirs nous conservent toujours vives et présentes les impressions de bonheur et les images de beauté, tandis qu’ils amoindrissent les points obscurs faisant tache au tableau. Ainsi, ce cher village que ma mémoire me retraçait plein de bruit et de gaîté, m’apparut triste et désert. Comme la famille de Charassin avait été étroitement liée avec la mienne, et que je gardais encore à Renée une tendre affection, une sorte de culte pour les exquises qualités de son cœur autant que pour sa beauté, j’allai lui faire une visite.

Je fus péniblement impressionnée en entrant dans la cour du château. Quoique la sollicitude vigilante de Renée eût maintenu partout un aspect d’ordre et de propreté, il régnait dans toute l’habitation je ne sais quel silence de mort, et mes pas sur les marches du perron produisirent un bruit sinistre qui m’effraya.

On m’introduisit dans le parc où se trouvaient M. de Charassin et Renée. Il faisait une pâle et tiède journée d’automne. Les feuilles jaunies, agitées par une brise mélancolique, commençaient à couvrir la terre, et le soleil ne brillait que faiblement à travers les nuages, dont les teintes grises augmentaient la triste disposition de mon esprit.

Renée et son père s’empressèrent de venir à ma rencontre. Je trouvai le baron peu changé. C’était une de ces natures que le chagrin ne fait qu’effleurer, parce qu’elles n’offrent pas assez de profondeur pour que la douleur y imprime ses ravages ; c’était toujours le vieillard jovial d’autrefois, avec quelques cheveux blancs et quelques rides de plus. Quant à Renée, je la reconnus à peine : elle était d’une extrême maigreur, et la raideur de sa contenance révélait une âme forte qui a courageusement résisté aux déceptions de la vie. Sa figure grave et allongée, empreinte d’une remarquable noblesse, offrait les teintes placides de l’ivoire jauni. De légers sillons, que j’observai sur le front et sur les tempes, annonçaient que le malheur avait prématurément imprimé les marques de la vieillesse sur ce visage de trente ans. Le mysticisme de ses grands yeux bleus, souvent levés vers le ciel, semblait dire qu’elle avait renoncé à toute félicité ici-bas, et qu’elle puisait sa consolation dans l’espoir d’une autre vie. Mlle de Charassin personnifiait à la fois le désenchantement et la résignation.

Notre entrevue fut triste, car elle éveillait le souvenir des absentes. Renée prit mon bras, et m’offrit de faire un tour de promenade. Nous avions les yeux et la voix remplis de larmes. Par mon silence et mes regards, je parus sans doute la questionner ; car elle me dit en me serrant la main :

— Restez avec nous jusqu’à demain, et je vous raconterai les événements qui ont laissé à tout jamais dans ces lieux le deuil et la douleur.

Pressentant quelque drame dans cette histoire, j’acceptai cette invitation autant par curiosité que par intérêt.

Renée me fit donc dans la soirée le récit qu’on vient de lire. Au moment où elle terminait, une petite fille blonde et frêle nous rejoignit. Je fus frappée de l’expression déjà sérieuse et mélancolique de ce gracieux visage d’enfant.

— Voici la fille de Gabrielle, me dit Renée.

— Comme elle lui ressemble ! observai-je.

— Je crains pour son bonheur, reprit Mlle de Charassin, qu’elle ne lui ressemble encore plus au moral qu’au physique : elle est d’une précocité qui m’effraye, d’une impressionnabilité nerveuse qui me fait trembler à chaque instant qu’une émotion vive ne vienne briser cette organisation délicate. En me chargeant de l’éducation de cette enfant, j’ai pris, je le sais, une grande responsabilité ; car de l’éducation dépendent presque toujours le bonheur ou le malheur de la vie.

Elle s’engagea alors dans une critique sur l’éducation et sur le mariage. La conversation me prouva combien, du fond de sa solitude, cet esprit juste, éclairé par les malheurs de sa famille, avait appris à connaître le monde et les passions.

— Après de longues réflexions, dit-elle, sur la douloureuse destinée d’Henriette et de Gabrielle, j’ai dû conclure que cette destinée avait été le résultat nécessaire de notre éducation superficielle et de notre vie sédentaire à Domblans, où nous ne pouvions apprécier le monde qu’à travers nos jeunes illusions. Aussi, puisque M. de Morges m’a confié cette enfant, je me propose de lui donner une éducation qui, en développant surtout les facultés de l’esprit, contrebalance son excessive sensibilité ; et quand elle aura quinze ou seize ans, nous habiterons une grande ville où je la produirai dans le monde, afin de le lui faire connaître tel qu’il est, et de lui épargner ainsi ces dangereuses illusions dans lesquelles on se plaît à entretenir les jeunes filles. Je pourrai alors lui laisser impunément une entière liberté dans sa conduite et dans ses affaires de cœur. Cependant je la détournerai du mariage aussi longtemps que possible, du moins jusqu’à ce qu’elle ait pu apprécier assez complètement un homme pour ne conserver aucun doute sur son caractère et sur son amour. Si je recommençais ma vie, ajouta Renée avec un soupir, au lieu de prendre le sentiment au sérieux, je m’appliquerais à jouer dans le monde un rôle de coquette. Dans un siècle si corrompu, où les hommes placent le culte du veau d’or au-dessus de tous les autres ralliant l’amour et ses sublimes délicatesses, une femme coquette qui ne prend de tels hommes que ce qu’ils peuvent donner, c’est à dire leurs hommages superficiels, a seule la chance d’être heureuse. Aussi, quand ma pauvre petite Gabrielle aura atteint l’âge d’aimer, je tâcherai de redevenir jeune et lui enseignerai la coquetterie, afin de la prémunir contre les écarts de la passion.

Quand Mlle de Charassin eut cessé de parler, il se fit entre nous un moment de silence.

Je pensais à ces trois jeunes filles, à ces trois destinées brisées par un indigne amour. La plus malheureuse, me disais-je, n’est-ce point encore Renée, Renée dont l’âme noble et élevée, dont le cœur généreux et tendre, transformés par d’horribles déceptions, répudient l’amour et l’idéal comme une duperie, comme une chimère. Elle, coquette ! J’eus peine à réprimer un triste sourire. La coquetterie et les froids calculs auraient-ils jamais pu s’allier avec sa candeur et sa bonté natives ? Mais je n’eus pas la force de combattre ses conclusions ; je ne sentais en moi que de l’admiration pour son dévouement, que de la pitié pour son malheur.

Le reste de la soirée se passa en causeries pleines de mélancolie, égayées parfois de nos souvenirs d’enfance ; et le lendemain matin, je pris congé de Renée et du vieux baron, en les remerciant de leur bon accueil ; mais j’emportais de leur demeure de bien amères pensées.

MARIE GAGNEUR.
FIN.