Trois Morts (trad. Bienstock)/Chapitre3

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 6p. 16-23).
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III

C’était le printemps. En ville, sur les rues mouillées, des ruisselets rapides murmuraient entre les petits glaçons couverts de fumier. Les habits étaient clairs et les voix des gens qui circulaient sonnaient gaîment. Dans les jardins, derrière les haies, se gonflaient les premiers bourgeons, et les branches, à peine visibles, se balançaient sous un vent frais. Partout coulaient et tombaient des gouttes transparentes… Les moineaux pépiaient et voltigeaient sur leurs petites ailes. Du côté du soleil, sur les haies, les maisons, les arbres tout s’agitait et brillait. Dans le ciel, sur la terre et dans le cœur de l’homme tout était jeune et joyeux.

Dans l’une des principales rues, de la paille fraîche était répandue devant une grande maison de maîtres. Dans la maison se trouvait cette même malade, cette mourante, qui se hâtait pour aller à l’étranger.

Près de la porte fermée de la chambre se tenaient le mari et une femme âgée. Le prêtre assis sur un divan, les yeux baissés, tenait un objet recouvert de l’étole. Dans le coin, une vieille femme, la mère de la malade, était allongée dans un voltaire et pleurait amèrement. Près d’elle, une femme de chambre tenait à la main un mouchoir propre en attendant qu’elle le demandât. Une autre frottait les tempes de la vieille et, par-dessous un bonnet, soufflait sur sa tête grise :

— Que le Christ vous aide, mon amie ! disait le mari à la femme âgée qui était debout avec lui, près de la porte. Elle a en vous une telle confiance, et vous savez si bien lui parler. Exhortez-la bien, ma colombe, allez.

Il voulait déjà lui ouvrir la porte, mais la cousine le retint, porta plusieurs fois son mouchoir à ses yeux et secoua la tête.

— Maintenant on ne dirait pas que j’ai pleuré ? Et ouvrant la porte, elle entra.

Le mari était très ému et semblait brisé. Il se dirigea vers la vieille, mais à quelques pas d’elle, il se détourna, marcha dans la chambre et s’approcha du prêtre. Le prêtre le regarda, souleva les yeux au ciel et soupira. Sa petite barbiche épaisse, grise, se souleva aussi puis s’abaissa.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! dit le mari.

— Que faire ? dit en soupirant le prêtre ; et de nouveau ses sourcils et sa petite barbiche se soulevèrent et s’abaissèrent.

— Et la mère est ici, elle ne le supportera pas ! — dit le mari presque désespéré. — L’aimer comme elle l’aimait ! Oh ! je ne sais pas… Peut-être essaierez-vous de la calmer, mon père, de la prier de ne pas rester ici.

Le prêtre se leva et s’approcha de la vieille dame.

— C’est vrai, personne ne peut apprécier le cœur de la mère, dit-il. Cependant, Dieu est miséricordieux.

Le visage de la vieille, tout à coup, commençait à se secouer dans des hoquets hystériques.

— Dieu est miséricordieux, — continua le prêtre, quand elle se calma un peu. — Je vous dirai que dans une paroisse il y avait un malade, pire que Maria Dmitrievna. Eh bien ! un simple boutiquier l’a guérie en un rien de temps avec des herbes. Et même cet homme est maintenant à Moscou. Je le disais à Vassili Dmitrievitch, on pourrait au moins essayer, ce serait une consolation pour la malade. Tout est possible au bon Dieu.

— Non, elle est perdue ! prononça la vieille. Au lieu de moi, c’est elle que Dieu prend.

Et les hoquets hystériques devenant plus fréquents, elle perdit connaissance.

Le mari cacha son visage dans ses mains et sortit de la chambre.

La première personne qu’il rencontra dans le couloir fut le garçon de six ans, qui, tout en courant, tâchait d’attraper la fille cadette.

— Eh bien ! Vous n’ordonnez pas de mener les enfants près de leur maman ? demanda la vieille bonne.

— Non, elle ne veut pas les voir. Ça la dérange.

Le garçon s’arrêta un moment et fixa le visage de son père ; et aussitôt, en gambadant et poussant des cris joyeux, il courut plus loin. — C’est le cheval noir, papa, — cria-t-il, en montrant sa sœur.

Cependant, dans l’autre chambre, la cousine était assise près de la moribonde, et, par une conversation habilement conduite s’efforcait de la préparer à l’idée de la mort. Le docteur, près de l’autre fenêtre, préparait une potion.

La malade, en camisole blanche, tout entourée de coussins, était assise sur le lit et, silencieuse, regardait sa cousine.

— Eh ! mon amie, dit-elle en l’interrompant, ne me préparez pas. Ne me considérez pas comme une enfant. Je suis chrétienne. Je sais tout. Je sais que je ne vivrai plus longtemps. Je sais que si mon mari m’avait écoutée plus tôt, je serais en Italie, et que peut-être, sûrement même je serais guérie. Tout le monde le lui disait. Mais que faire, c’est évidemment la volonté de Dieu. Nous sommes tous des pécheurs, je sais cela, mais j’espère qu’avec la grâce de Dieu, tout sera pardonné, tout doit être pardonné. J’essaye de me comprendre, et moi aussi j’ai des péchés sur la conscience, mon amie ; mais aussi, combien ai-je souffert ; j’ai essayé de supporter patiemment mes souffrances…

— Alors faut-il appeler le prêtre, mon amie ? Après la communion vous vous sentiriez mieux.

La malade inclina la tête en signe de consentement.

— Dieu, pardonnez-moi mes péchés, murmura-t-elle.

La cousine sortit et fit signe au prêtre.

— C’est un ange, — dit-elle au mari, les larmes aux yeux.

Le mari se mit à pleurer. Le prêtre entra dans la chambre ; la vieille était encore sans connaissance ; la première chambre était toute silencieuse.

Cinq minutes après le prêtre franchit la porte, ôta son étole et remit en ordre ses cheveux.

— Grâce à Dieu elle est maintenant plus calme et désire vous voir, dit-il.

La cousine et le mari entrèrent. La malade pleurait doucement en regardant l’icône.

— Je te félicite, mon amie, dit le mari.

— Merci ! Comme je me sens bien, maintenant. Quelle douceur incomparable j’éprouve. — Et un sourire léger jouait sur les lèvres de la malade. Comme Dieu est miséricordieux ! N’est-ce pas ? Il est miséricordieux et tout-puissant !

Et de nouveau, avec une piété avide, les yeux pleins de larmes, elle regarda l’icône.

Ensuite, tout à coup, elle parut se rappeler quelque chose et d’un signe elle appela son mari.

— Tu ne veux jamais faire ce que je te demande — dit-elle d’une voix faible et mécontente.

Le mari allongeait le cou et l’écoutait docilement.

— Quoi, mon amie ?

— Combien de fois t’ai-je dit que ces docteurs ne savent rien ; il y a des remèdes simples qui guérissent… Voilà… le prêtre disait… un homme du peuple, envoie…

— Qui chercher, mon amie ?

— Mon Dieu ! il ne veut rien comprendre…

Et la malade se crispa et ferma les yeux.

Le docteur s’approcha d’elle et lui prit la main. Le pouls était de plus en plus faible. Il cligna des yeux vers le mari. La malade remarqua ce signe et se retourna effrayée.

La cousine se détournait et pleurait.

— Ne pleure pas, tu nous tourmentes, et toi et moi, — dit la malade — et cela m’ôte la suprême tranquillité.

— Tu es un ange ! — dit la cousine en lui baisant la main.

— Non, embrasse-moi ici. On ne baise à la main que les morts. Mon Dieu ! Mon Dieu !

Le même soir, la malade n’était plus qu’un cadavre, et le cadavre était mis en un cercueil placé dans la salle de la grande maison. Dans la grande chambre aux portes fermées, un diacre, assis, nasillait monotonement les psaumes de David. La lumière claire des cierges dans de hauts chandeliers d’argent tombait sur le front pâle de la morte, sur ses mains inertes, cireuses et sur les plis pétrifiés du linceul qui se soulevait lugubre sur les genoux et les doigts de pieds. Le diacre, sans comprendre les paroles, les récitait de sa voix monotone, et dans la chambre les sons résonnaient étrangement et s’étouffaient. De temps en temps, d’une chambre éloignée, arrivaient les voix des enfants et leurs piétinements.

« Caches-tu ta face : elles sont troublées.
Retires-tu leur souffle : elles défaillent et retournent
en leur poudre.
» Mais si tu renvoies ton Esprit, elles sont créées,
de nouveau, et tu renouvelles la face de la terre.
» Que la gloire de l’Éternel soit célébrée à toujours. »
(Psaume 103, versets 29-30-31. Version
Osterwald.)

Le visage de la morte était sévère et majestueux.

Ni sur le front pur, glacé, ni sur les lèvres serrées pas un mouvement.

Elle était tout attention ! Comprenait-elle au moins, maintenant, ces grandes paroles ?