Trois Morts (trad. Bienstock)/Chapitre1

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 6p. 1-9).
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TROIS MORTS


RÉCIT


(1859)




I


C’était l’automne. Deux équipages trottaient rapidement sur la grande route. Deux femmes étaient assises dans la première voiture. L’une, la maîtresse, était maigre et pâle, l’autre, la femme de chambre, rouge, luisante et grosse. Des cheveux courts, secs, sortaient en dessous de son chapeau fané ; de sa main rouge, au gant déchiré, elle les réparait prestement. Sa forte poitrine, couverte d’un plaid, respirait la santé. Les yeux mobiles, noirs, suivaient, à travers les vitres, les champs qui fuyaient, ou regardaient timidement la maîtresse, ou bien jetaient un regard inquiet dans le coin de la voiture. Devant le nez de la femme de chambre, se balançait le chapeau de la maîtresse attaché au filet ; sur ses genoux, elle tenait un petit caniche ; ses jambes, soulevées par les caisses qui encombraient le véhicule, les frappaient à peu près en mesure, selon le balancement bruyant des ressorts et le tremblement des vitres.

Les mains croisées sur les genoux, les yeux clos, la maîtresse se balançait faiblement sur les coussins placés derrière son dos ; elle fronçait un peu les sourcils, toussait d’une toux contenue. Elle avait sur la tête un bonnet de nuit blanc, et un fichu bleu s’attachait sous son cou délicat et blanc. Une raie droite, qui se perdait sous le bonnet, divisait ses cheveux blonds très plats et pommadés, et la blancheur de cette large raie avait quelque chose de sec et de mort.

La peau fanée, un peu jaunâtre, ne serrait pas trop les traits fins et jolis de son visage et prenait un reflet rouge sur les pommettes des joues. Les lèvres étaient sèches et agitées, les cils rares et droits. Le manteau de voyage, en drap, faisait des plis raides sur la poitrine creusée. Bien que les yeux fussent fermés, le visage de la malade exprimait la fatigue, l’irritation et la souffrance continue.

Le valet, appuyé sur son siège, sommeillait. Le postillon criait et fatiguait bravement ses quatre grands chevaux en sueur et se retournait quelquefois vers le postillon qui conduisait l’autre voiture. Les traces larges et parallèles des roues s’allongeaient régulièrement sur la boue de terre glaise de la chaussée. Le ciel était gris et froid. Le brouillard humide tombait sur les champs et sur la route. Dans la voiture l’air était suffocant, imprégné d’une odeur d’eau de Cologne et de poussière.

La malade tourna la tête et, lentement, ouvrit les yeux. Ses yeux étaient grands, brillants et d’une belle couleur foncée.

— Encore, — dit-elle en repoussant nerveusement de sa main maigre, jolie, le pan du manteau de la femme de chambre qui frôlait à peine sa jambe ; et sa bouche s’arqua maladivement. Matriocha prit à deux mains le manteau, se souleva sur ses fortes jambes et s’assit plus loin. Son visage frais se couvrit d’une rougeur claire.

Les beaux yeux sombres de la malade suivaient hâtivement les mouvements de la femme de chambre.

La maîtresse s’appuya des deux mains sur le siège et voulut se soulever pour s’asseoir plus haut, mais ses forces la trahirent. Sa bouche se courba et tout son visage prit une expression d’ironie méchante et impuissante : « Si encore tu m’aidais… » — « Ah ! ce n’est pas la peine ! Je peux m’en passer, seulement ne mets pas sur moi tous ces sacs, je t’en prie !… Ne me touche pas plutôt si tu ne comprends pas ! »

La maîtresse ferma les yeux, et de nouveau, relevant rapidement les paupières, regarda la femme de chambre. Matriocha la regardait en mordant sa lèvre rouge. Un gros soupir s’échappa de la poitrine de la malade, mais le soupir, sans se terminer, se transforma en toux. Elle se détourna, se crispa, et se prit la poitrine à deux mains. Quand la toux cessa, elle referma les yeux et derechef se tint immobile. Le coupé et la calèche arrivèrent au village.

Matriocha dégagea sa grosse main de son fichu et se signa.

— Qu’est-ce ? demanda la maîtresse.

— Le relais, madame.

— Pourquoi te signes-tu, je te le demande ?

— L’église, madame.

La malade se tourna vers la portière et lentement se signa en regardant, avec de grands yeux, la haute église du village que contournait la voiture.

Les équipages s’arrêtèrent ensemble près du relais.

De la calèche, sortirent le mari de la dame et le docteur. Ils s’approchèrent du coupé.

— Comment vous sentez-vous ? — demanda le docteur en lui tâtant le pouls.

— Eh bien, mon amie, comment vas-tu ? Tu n’es pas fatiguée ? — demanda en français le mari. — Ne veux-tu pas sortir ?

Matriocha arrangeait les paquets et se serrait dans le coin pour ne pas gêner la conversation.

— Rien… toujours de même, — répondit la malade, — je ne sortirai pas.

Le mari resta un instant près du coupé qui rentra au relais. Matriocha, bondissant de la voiture, courut dans la boue sur la pointe des pieds, jusqu’à la porte cochère.

— Si je me sens mal, ce n’est pas une raison pour que vous ne déjeuniez pas, dit la malade, avec un faible sourire, au docteur qui se tenait près de la portière.

« Aucun d’eux ne s’intéresse à moi, » — se dit-elle pendant que le docteur qui s’éloignait, gravissait rapidement les marches du relais. « Ils vont bien, alors tout leur est égal ; oh ! mon Dieu ! »

— Eh bien ! Édouard Ivanovitch, dit le mari en allant au-devant du docteur et se frottant les mains avec un sourire gai. — J’ai ordonné d’apporter la cantine, qu’en pensez-vous ?

— Ça ira, — répondit le docteur.

— Eh bien ! comment va-t-elle ? — demanda le mari en soupirant, baissant la voix et soulevant les sourcils.

— J’ai dit qu’elle ne pourrait supporter le voyage jusqu’en Italie, mais Dieu veuille qu’elle aille jusqu’à Moscou, surtout par un pareil temps !

— Que faut-il donc faire ? Ah mon Dieu, mon Dieu ! — Le mari se cacha les yeux avec la main. — Donne ! — fit-il au valet qui apportait la cantine.

— Il fallait rester, — prononça le docteur en haussant les épaules.

— Mais que pouvais-je faire ? reprit le mari. — J’ai fait tout pour la retenir. J’ai tout objecté : nos moyens, les enfants que nous devons laisser à la maison, nos affaires, elle n’a rien voulu entendre. Elle fait des plans pour la vie à l’étranger comme si elle se portait bien ; et lui révéler sa situation, ce serait la tuer !

— Mais elle est déjà perdue, vous devez le savoir, Vassili Dmitriévitch. L’homme ne peut vivre sans poumons, et les poumons ne repoussent pas. C’est triste, c’est pénible, mais qu’y faire ? Mon affaire et la vôtre, c’est seulement d’adoucir le plus possible ses derniers jours. Un confesseur serait nécessaire.

— Ah, mon Dieu ! Mais comprenez donc ma situation, si je lui rappelle les suprêmes devoirs. Il en arrivera ce qui pourra, mais je ne lui en parlerai pas. Vous savez comme elle est bonne.

— Cependant, essayez de l’exhorter à rester jusqu’au temps d’hiver, aurtrement, un malheur peut arriver en route… — dit le docteur d’un ton important, en hochant la tête. — Axucha ! Axucha ? criait d’une voix perçante la fille du maître de poste en jetant un fichu sur sa tête et en courant sur le perron malpropre de l’escalier de service. — Allons regarder la dame de Chirkino, on dit qu’on l’emmène à l’étranger pour guérir la poitrine. Je n’ai jamais vu de poitrinaire !

Axucha bondit sur le seuil, et toutes deux, se tenant par la main, coururent derrière la porte cochère. Elles passèrent devant la voiture en ralentissant le pas et regardèrent par la vitre baissée. La malade avait le visage tourné de leur côté, mais en remarquant les curieuses, elle fronça les sourcils et se détourna.

— Mes petites mères ! dit la fille du maître de relais en tournant rapidement la tête. Quelle beauté c’était et qu’est-elle devenue maintenant ?… C’est affreux. As-tu vu ? As-tu vu, Axucha ?

— Oui, qu’elle est maigre ! — affirma celle-ci.

— Allons encore regarder une fois, comme si nous allions vers le puits. Tu vois, elle se détourne, mais j’ai quand même pu la voir. Comme c’est triste, Macha !

— Quelle boue ! — fit Macha ; et toutes deux franchirent en courant la porte cochère.

«Je suis sans doute devenue effrayante, — se dit la malade. — Vite, oh ! le plus vite à l’étranger ! Là-bas je me remettrai bientôt. »

— Eh bien ! Comment vas-tu, mon amie ? — demanda le mari en s’approchant de la voiture, tout en mâchant quelque chose.

« Toujours la même question, pensa la malade, et il mange ! »

— Bien, — dit-elle les dents serrées.

— Sais-tu, mon amie, je crains que la route ne te fatigue davantage, et Édouard Ivanovitch est du même avis. — Ne faudrait-il pas mieux retourner ?

Elle se tut, irritée.

— Le temps se remettra, la route sera peut-être meilleure, tu iras mieux et nous partirons tous ensemble.

— Excuse-moi. Si je ne t’avais pas écouté, depuis longtemps je serais à Berlin et tout à fait guérie.

— Mais que veux-tu, mon ange ?… C’était impossible, tu le sais, et si maintenant tu attendais un mois, tu te reposerais bien, je terminerais mes affaires et nous emmènerions les enfants.

— Les enfants se portent bien, moi pas.

— Mais mon amie, comprends donc, si par le temps qu’il fait tu te sens plus mal en route… à la maison du moins.

— Quoi ! quoi ! à la maison !… Mourir à la maison ! répondit aigrement la malade. Mais le mot mourir l’effrayait visiblement. Elle regarda son mari d’un air suppliant et interrogateur. Lui baissa les yeux et se tut. La bouche de la malade se courba tout à coup comme chez les enfants et des larmes coulèrent de ses yeux. Le mari s’enfouit le visage dans son mouchoir et, silencieux, s’éloigna de la voiture.

— Non, je partirai, — dit la malade en levant les yeux au ciel.

Elle joignit les mains et se mit à murmurer des paroles incompréhensibles.

« Mon Dieu ! Pourquoi ? » disait-elle, et ses larmes coulaient plus abondantes. Elle pria longtemps, ardemment, mais dans sa poitrine, quelque chose de douloureux l’oppressait encore.

Le ciel, les champs, la route étaient également gris et sombres ; le même brouillard d’automne tombait toujours également sur la boue de la route, sur les toits, sur la voiture, sur les touloupes[1] des postillons qui, s’interpellant gaiement à haute voix, graissaient et astiquaient la voiture…

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  1. Pelisse courte en peau de mouton.