Trois Maîtres d’Italie
Revue des Deux Mondes4e période, tome 128 (p. 619-650).
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TROIS MAITRES D'ITALIE

II.[1]
MARCELLO

Marcello : Deux sonates pour violoncelle, avec accompagnement de piano d’Alfredo Piatti ; Simrock, Berlin. — Quatre sonates pour piano et violoncelle, transcrites d’après l’original avec basse chiffrée, par A. Moffat ; Schott. — Arianna, intreccio scenico-musicale ; vol. IV de la Biblioteca di Rarita musicali, per cura di Oscar Chilesotti ; Ricordi. — Estro poetico-armovico, Parafrasi sopra li Salmi ; poesia di Girolamo-Ascanio Giustiniani ; musica di Benedetto Marcello, Patrizj Veneti ; 2 vol. Venezia, 1803 ; presso Sebastiano Valle. — Il Teatro alla moda, édition fac-similé d’après la 3e édition ; Ricordi, 1883. — Le Théâtre à la mode, traduction précédée d’une étude sur Marcello, sa vie et ses œuvres, par Ernest David, et d’une préface par L.-A. Bourgault-Ducoudray, professeur au Conservatoire de musique de Paris : Paris, chez Fischbacher, 1890. — P.-D. Francesco Fontana : Vita di Benedetto Marcello. (De cette biographie, écrite en latin, une traduction italienne existe en tête du premier volume de l’édition vénitienne des Psaumes citée plus haut.) — Caffi : Storia della musica sacra nella giù cappella ducale di S. Marco in Venezia, dal 1318 al 1797. Venezia, 1856. — Zaccaria Morosini : Benedetto Marcello e la. sua età ; Venezia, 1882. — L. Busi : Benedetto Marcello, musicista del secolo XVIIIe ; sua vita e sue opere ; Bologna, N. Zanichelli, 1884. — P.-G. Molmenti : la Storia di Venezia nella vita privata ; Torino, Roux e Favale, 1880.

Aujourd’hui encore nous voudrions tenter autre chose qu’une étude particulière et strictement individuelle. Il est bon de considérer non pas un maître unique, si grand soit-il, mais une forme d’art chez l’un des maîtres qui en ont réalisé la plus caractéristique et la plus complète représentation. Cette forme d’art, qui se définit en deux mots, ce sera cette fois la mélodie italienne. L’artiste qui la personnifie s’appelle Benedetto Marcello.

Pourquoi choisir justement celui-là ? Pour des raisons diverses, y compris, je l’avoue, quelques-unes de celles que la raison ne connaît pas. — Pourquoi ? Peut-être par souvenir lointain déjà, mais encore charmé, d’un poétique roman. Dans l’église vénitienne, lorsque Consuelo remplissait la voûte « de cette voix sans égale et de cet accent victorieux, pur, vraiment grandiose » que lui prête George Sand, elle chantait devant le vieux Marcello, et c’est de Marcello qu’elle chantait le psaume fameux : I cieli immensi narrano. « Ma fille, lui dit le vieillard quand elle eut fini, reçois les actions de grâces et les bénédictions d’un mourant. Tu viens de me faire oublier en un instant, des années de souffrance mortelle. Si les anges de là-haut chantent comme toi, j’aspire à quitter la terre pour aller goûter une éternité des délices que tu viens de me faire connaître. » Que de fois, longeant par une nuit d’été le palais du Grand Canal où naquit Marcello, nous avons souhaité, presque attendu, qu’une voix pareille s’élevât et lançât vers le ciel le cantique éclatant ! Par une telle nuit, voilà plus de cent cinquante années, il arriva réellement qu’une pauvre fille des lagunes, Rosanna Sealfi, passât chantant sous ces mêmes fenêtres, à l’une desquelles était assis le jeune maestro. De son balcon il l’appela, voulant voir celle qu’il venait d’entendre, et, parce qu’au merveilleux ramage un visage admirable se rapportait, il fit de la chanteuse nocturne son élève d’abord, puis sa femme[2].

Mais pour choisir Marcello parmi tant d’autres, il est de plus sérieuses raisons que des raisons de roman ou de rêverie, d’imagination ou de souvenir. Marcello naquit près d’un siècle après la mort de Palestrina, et durant ce siècle le génie italien avait créé la mélodie. Le grand Vénitien représente donc une période non de formation, mais de perfection, un moment unique de beauté achevée. Il le représente et il le résume. Il est moins un rayon qu’un foyer. Son génie est un génie de maturité, d’apogée et d’épanouissement.

Ce n’est pas tout : seul peut-être de ses contemporains et de ses concitoyens, il a laissé plus que des fragmens : des œuvres dignes de survivre tout entières, et dont l’une au moins, les Psaumes, est gigantesque. Enfin l’illustre compositeur ne fut pas un compositeur seulement : grand seigneur ; poète, critique, membre des conseils de la République, provéditeur en Istrie, camerlingue à Brescia — uomo universale, comme l’Italie de la Renaissance avait jadis appelé ses plus glorieux enfans — nul n’est plus digne de mémoire et d’honneur que Benedetto Marcello, patricien de Venise et prince des musiciens.


I

Le 24 juillet 1686, il naquit d’une noble race et pour une noble vie. Sa famille, sans remonter peut-être, ainsi qu’elle s’en flattait, à la gens Claudia Marcella, remontait cependant très haut : jusqu’au VIIIe siècle, affirme un historien de l’aristocratie vénitienne. Un Marcello fut doge en 1473 : c’est sous son principal que les Bellini peignirent dans la salle du Grand Conseil l’histoire de Frédéric Barberousse, et qu’il fut interdit aux doges de se faire désormais représenter sur les monnaies autrement qu’agenouillés devant saint Marc. Les parens de Marcello, tous deux illustres par le sang, n’étaient pas moins distingués par l’esprit. Sa mère, une Capello, laissa des poésies manuscrites qui par malheur ont péri dans l’incendie de la bibliothèque où elles étaient conservées. Son père était, au sens profond du mot, un dilettante. Il avait l’amour de toute beauté, tous les goûts avec quelques-uns des talens d’un artiste. Il jouait du violon, et lui aussi faisait des vers. C’est en artiste qu’il éleva ses trois fils, Benedetto, Alessandro et Girolamo. De bonne heure il leur imposa l’élégance et l’urbanité des manières et du langage. Il écarta soigneusement de leur enfance toute bassesse et toute vulgarité, ne souffrant, dans leurs discours ou leurs complimens de fête à leurs parens, rien qui ne sentît la politesse, la distinction et la grâce.

L’un des trois frères, Alessandro, apprenait le violon avec l’illustre Tartini. Benedetto lui aussi prit quelques leçons du maître ; mais les difficultés du mécanisme ne tardèrent point à le rebuter. Un de ses biographes, peu sensible apparemment aux beautés de la musique symphonique, déclare qu’il était destiné all’ altezza della musica vocale, et non aux semplici sinfonie istrumentali prive d’anima. Prive d’anima, privées d’âmes ! De cet étrange jugement j’en appellerais volontiers, ne fût-ce qu’aux sonates pour piano et violoncelle de Marcello lui-même. Bientôt, abandonnant le violon pour la composition, qui l’attirait davantage et peu à peu le prit tout entier, Benedetto se fit l’élève d’abord zélé, puis passionné jusqu’à la folie, de Gasparini, maître de chapelle alors de la Pieta de Venise et mort depuis maître de chapelle de Saint-Jean-de-Latran. On dit que pendant trois ans, de sa dix-septième à sa vingtième année, le futur auteur des Psaumes consacra dix heures chaque jour à l’étude de l’harmonie et du contrepoint. Un écolier de force à supporter un tel apprentissage, en devait sortir passé maître. Tel en sortit Marcello. Ce travail acharné fit beaucoup pour son génie, mais peut-être moins que le hasard d’une heureuse naissance et d’une éducation privilégiée. Prédisposé par une hérédité favorable, élevé dans le noble luxe du palais paternel, familier de bonne heure avec les chefs-d’œuvre qui l’emplissaient, avec les hommes éminens en tout genre qui s’y donnaient rendez-vous, suivant sa vocation sans obstacle et sauvé par sa condition, par sa fortune, des épreuves qui rebutent et des luttes qui dégradent, le jeune Benedetto ne respira dans son éclatante Venise qu’un esprit de magnificence et des souffles de beauté.

En ces temps où la plante humaine, comme dit Taine, regorgeait de sève, un seul individu suffisait à plusieurs tâches. Appelé par sa naissance aux fonctions publiques, Marcello ne s’y déroba point et les remplit dignement. Le grand artiste vécut et mourut en bon serviteur de l’Etat. Il préleva jusqu’à la fin la part du travail et du devoir dans une vie dont son génie était le luxe seulement, la parure et comme la fleur. Le 4 décembre 1706, avant même d’avoir atteint l’âge réglementaire et par faveur spéciale, il tirait de l’urne la boule d’or, la barbarella[3], qui lui donnait accès dans le Grand Conseil. Déjà ses premières compositions musicales étaient exécutées avec succès au Casino dei Nobili, dont les concerts avaient alors une grande réputation. Il publiait différentes œuvres de polyphonie vocale : madrigaux, pièces d’église, dont une messe, qui lui ouvrait la fameuse Académie philharmonique de Bologne. Il nouait des relations affectueuses, certains disent amoureuses, en tout cas des relations intellectuelles et artistiques avec une des femmes les plus distinguées de Venise : madonna Isabella Renier-Lombria. Chez elle, comme autrefois chez son père, il se rencontrait avec les premiers musiciens, les premiers poètes d’une ville où tout alors était musique et poésie. Musicien et poète lui-même, il multipliait les témoignages de son double talent. Tantôt il écrivait des caillâtes : Calisto changée en ourse, par exemple, ou Timothée, cette dernière sur le sujet, pris à Dryden, que traita aussi Haendel dans les Fêtes d’Alexandre ; tantôt c’était un volume de sonnets. sacrés ; ou d’autres, moins pieux, avec cette épigraphe profonde, qui résume à elle seule toute une théorie artistique, morale même, et les plus rares promesses de naturel et de bonne foi : « Pianger cercai e non del pianto onore. — J’ai cherché les pleurs et non l’honneur de pleurer. » Belle, saine, et je dirais presque sainte parole, devise des douleurs sincères, condamnation des feintes douleurs, des mensonges de souffrance et des grimaces de martyre. Heureux sans doute ceux qui pleurent, mais qui pleurent simplement ; malheur à ceux qui se regardent pleurer et ne tirent que vanité de leurs larmes !

Beaucoup plus que des pleurs, Marcello était ami de l’allégresse et de la gaîté. Ce grand artiste était un grand rieur ; au génie qui crée il joignait l’esprit qui juge et qui raille. On ne doute plus guère aujourd’hui qu’il soit l’auteur d’un opuscule anonyme et qui parut sous ce titre : Lettera famigliare d’un Accademico Filarmonico ed Arcade, discorsiva sopra un libro di duetti, terzetti e madrigali a piu voci. Les duos, trios et madrigaux dont il s’agit étaient l’œuvre d’un confrère de Marcello, le grand Antonio Lotti, et Marcello, dans ladite lettre, en faisait la critique. Critique amère, envieuse et peu honorable pour le caractère de Marcello, ont prétendu les gens mal informés ; en réalité critique équitable, un peu sévère parfois, mais ne révélant en somme, au lieu de la jalousie et du ressentiment, que la science, la conscience, la sûreté des principes et la pureté du goût[4]. « J’espère, écrivait pour commencer Marcello, j’espère ici discourir et raisonner si clairement, que l’auteur lui-même se réjouira de mes éloges, et que mon blâme (si je viens à le blâmer) le laissera convaincu, sinon persuadé, de ses propres défauts. Je dis convaincu et non persuadé, car vous savez à merveille que pour convaincre on fait spécialement appel à l’intelligence, tandis que pour persuader on a besoin de la volonté de celui auquel on s’adresse. La volonté, étant une faculté distincte de l’intelligence, peut se refuser à confesser la vérité ; mais elle ne saurait, par ce refus indocile, empêcher l’intelligence de se rendre à cette vérité qui la convainc. »

Cela n’est assurément ni d’un mauvais critique ni d’un critique méchant. Si courtoises pourtant que fussent de telles armes, Marcello ne tarda pas à les déposer. Il en fut prié par un tiers, et plutôt que de blesser ou de contrister seulement un maître comme Lotti, il abandonna son travail et le laissa inachevé. Mais il n’accordait, et d’ailleurs il ne devait pas à tout le monde de semblables égards. Un jour, pour embarrasser les chanteurs, qui déjà de son temps étaient mauvais musiciens, il s’avisait d’écrire, les unes en dièse, les autres en mi bémol, les différentes parties d’un ensemble. Une autre fois, il mettait en musique une lettre soi-disant adressée de Bologne à la célèbre cantatrice Vittoria Tisi, et dont voici le texte : « Ma très chère fille, — Bologne, le 6 décembre 1718, — En raison de toutes mes occupations tant passées que présentes, je jouis pour le moment d’une mauvaise santé, et voilà bien des jours que je n’ai plus la tête à moi. Notre saison d’opéra s’est terminée dimanche à notre avantage. L’Ambreville est partie la nuit même pour Turin ; la Muzzia est partie hier pour Mantoue ; la Spagnuola est partie de son côté pour Livourne, et ce soir la Coralla et la Sartina partiront pour Brescia. Dieu soit loué ! Je vais goûter un peu de repos et me remettre de tant de fatigues… » Et sur ce compte rendu d’imprésario, Marcello, dit-on, avait brodé la plus folle musique, où figuraient, spirituellement parodiés, le style, les manières et les manies, les défauts et jusqu’aux moindres tics des compositeurs et des virtuoses contemporains[5].

Mais, de tous les virtuoses, c’étaient messieurs les castrats — si les deux mots se peuvent allier — qui excitaient le plus la verve et les railleries de Marcello. Un jour il convoqua chez lui les chanteurs de la chapelle de Saint-Marc, sous prétexte de leur faire déchiffrer deux madrigaux à quatre voix qu’il venait de composer pour eux, et que voici :


PREMIER MADRIGAL (pour deux ténors et deux basses).
Non, là-haut parmi les chœurs des bienheureux
N’entreront point les castrats,
Car il est écrit en ce lieu…

Ici les soprani interrompaient :

— Dites ce qui est écrit.

Réplique des ténors et des basses :

L’arbre qui ne porte pas de fruits brûlera dans le feu.

Et les soprani se mettaient à hurler tout du haut de leur tête :

Ahi ! ahi ! ahi !
SECOND MADRIGAL (pour deux soprani et deux contralti).


Oui, là-bas dans l’enfer profond
Où l’on ira brûler,
Tomberont les ténors et les basses,
Parce qu’il a été écrit par les saints auteurs :
« Ceux qui sont castrats seront heureux[6] ! »

Et voilà la première rencontre du futur auteur des Psaumes avec les textes sacrés !

Tant de verve, d’impertinence même, ne déplaît pas. Cela est d’un génie libre et qui n’est dupe de rien, fût-ce de son art ; cela ne sent pas le pédant, mais l’honnête homme, comme disait Pascal, et le grand seigneur. Tel fut toujours Marcello ; tel nous le retrouverons tout à l’heure dans le Théâtre à la mode, son chef-d’ œuvre de critique et l’une des plus mordantes satires qui soient, des choses et des gens de théâtre, du cabotinage et des cabotins.

Depuis longtemps déjà Marcello promenait sur les marbres et les flots de Venise sa jeunesse et sa fantaisie. « Il vivait, écrit le P. Fontana, au comble des honneurs, qu’il avait mérités par ses talens dans la poésie et la musique. Son oreille écoutait volontiers le doux son des louanges ; il assistait continuellement aux banquets, aux spectacles, à toute espèce de fêtes ou d’assemblées spirituelles. Ce genre de vie est sans contredit l’un des plus dangereux ; cependant il ne s’abandonna jamais aux passions au point de compromettre sa renommée. Les vérités saintes de la foi avaient en lui de solides racines, et il satisfaisait d’une manière exemplaire à tous les devoirs de la religion. Mais, emporté continuellement par les aveugles mouvemens de la nature, qui en lui étaient violens et l’importunaient fréquemment, il n’est pas étonnant que la crainte des punitions futures ne suffit pas à l’arrêter. » Si Marcello jusqu’alors n’avait rien consacré à Dieu de son génie, le moment approchait où il allait le lui vouer sans réserve, et dans tout l’éclat de sa maturité. Il avait un ami, Girolamo-Ascanio Giustiniani, gentilhomme comme lui, comme lui musicien et poêle. Celui-ci, ayant imaginé de traduire ou plutôt de paraphraser en vers libres les psaumes de David, apporta bientôt un fragment de sa traduction, les dix premiers psaumes, à Marcello. Marcello, rapporte le P. Fontana, en loua l’élégance, la force et la facilité. « Or donc, lui dit Giustiniani, puisque vous daignez approuver ma modeste poésie, que ne la revêtez-vous d’une musique assortie à la gravité, à la sainteté du sujet ? La tentative est digne de vous et serait accueillie par l’enthousiasme et la reconnaissance de tous. » Marcello se mit à l’œuvre aussitôt, et l’œuvre fut le chef-d’œuvre qu’on admire encore. On l’admira dès qu’il parut : à Venise d’abord, puis dans les autres villes d’Italie, à Rome par exemple, où furent organisées de solennelles exécutions des Psaumes. Le succès ne fut pas moins prompt ni moins vif à l’étranger : en Angleterre, surtout en Allemagne, d’où un maître de chapelle nommé Telemann écrivait à Marcello : « Dans l’œuvre sublime et impérissable de vos Psaumes règne une majesté que tous les maîtres jusqu’à vous avaient ignorée. Harmonie, mélodie, symétrie sans affectation, on ne sait ici qu’admirer le plus. » — Matheson, maître de chapelle à Hambourg, remerciait ainsi Marcello des Psaumes qu’il venait à peine de recevoir : « Au lieu de ces parties différentes, de ces contrepoints fatigans et forcés qui jusqu’ici remplissaient les églises, Votre Excellence, unissant la fermeté à la douceur et la joie à l’édification, a trouvé des chemins où nul autre encore n’avait passé ; de telle sorte qu’après avoir dit autrefois : A la Palestrina, on dit maintenant : A la Marcello[7]. »

On va plus loin : on assure que les Psaumes opérèrent des conversions non seulement artistiques, mais pieuses, et ramenèrent des âmes à la foi. En tout cas, ils convertirent leur auteur le premier, et changèrent sa vie. « Ayant entrepris ce travail, écrit le P. Fontana, les pensées et les désirs salutaires se réveillèrent en lui ; d’heure en heure ils le sollicitaient plus vivement, l’aiguillonnant jour et nuit… Quand il chantait ses Psaumes, — car lui-même aux autres voix joignait sa voix, — son visage et ses yeux paraissaient enflammés. »

Il a dit, dans le premier de ses Sonetti a Dio : « Huit lustres j’ai déjà vécu. Hélas ! comment écrire — Que j’ai vécu et vécu si longtemps ! Je devrais plutôt — appeler véritable mort cette vie — Plongée dans la fange et privée, de ta grâce[8]. » — Ailleurs, s’accusant d’avoir ravalé son génie à des fins terrestres et basses, il s’écrie : « Que de notes, que de notes profanes — Ne traça pas cette main, quand me prit — La musique en mes meilleures années. Et que me reste-t-il — Pour fruit de si longues heures dépensées en vain[9] ! » A tracer des notes profanes, la main de Marcello devait désormais se refuser. Un léger accident, où il crut voir un avertissement surnaturel, acheva en lui l’opération de la grâce. Le 16 août 1728, comme il se trouvait dans l’église des Saints-Apôtres pour y entendre la messe, une dalle funéraire manqua sous ses pieds, et il disparut jusqu’à mi-corps dans la tombe entr’ouverte. Il en sortit sain et sauf et sans marquer le moindre trouble ; mais le soir, s’étant mis au lit, il ne put s’endormir, et toute la nuit il songea : « Où serais-je maintenant si j’eusse été aujourd’hui, non pas vivant mais mort, enseveli sous cette pierre ? Un jour pourtant cela arrivera. Hélas ! et je ne sais quel jour. » Alors toutes les fautes de sa vie commencèrent de passer et de repasser devant ses yeux. Pour la première fois il en eut vraiment conscience et contrition, et recouvrant soudain la paix intérieure, il s’endormit. S’étant levé dès l’aube : « Voilà, s’écria-t-il, un changement accompli par la main du Très-Haut, Hæc mutatio dexteræ Excelsi ! », et désormais il ne fut plus qu’à Dieu. « J’ai eu l’honneur, écrit un contemporain, de saluer Son Excellence Messer Benedetto Marcello. Il m’a fait toutes les civilités du monde et veut que j’aille dîner chez lui ; mais il est tout différent de ce qu’il était par le passé. Il mène la vie d’un saint ; il m’a donné un livre de poésie sacrée et véritablement sublime, dont il est lui-même l’auteur[10]. »

C’était peut-être le dernier livre auquel ait travaillé Marcello, et qu’il laissa inachevé : le poème de la Rédemption. Divisé en trois parties : l’attente du Messie, sa venue, son ascension, l’ouvrage traitait aussi des lettres, des sciences et des arts dans leurs rapports avec la foi. Par là sans doute il offrait quelque analogie anticipée avec ce qu’a été depuis le Génie du Christianisme. Il portait pour épigraphe, en mémoire de la conversion de Marcello : Eduxit me de lacu miseriæ, de luto fæcis, et immisit in os meum canticum novum, carmen Deo nostro.

En 1733, Marcello, qui depuis longtemps déjà faisait partie des Conseils des Quarantie, fut nommé provéditeur de la République de Venise à Pola en Istrie. Il y eut beaucoup à souffrir de l’insalubrité du climat, et trois ans plus tard il en revint très malade. On l’envoya alors en qualité de camerlingue (trésorier) à Brescia, sous un ciel meilleur, au pied des Alpes. C’est là qu’il vécut les trois dernières années de sa vie, se partageant entre les devoirs de sa charge et les pratiques de la plus ardente piété. Pour obtenir, ou du moins demander une guérison qui ne pouvait plus être que miraculeuse, il se rendit en pèlerinage au sanctuaire de Caravage, sur les confins du Milanais. Il y pria vainement : la mort l’attendait au retour. Quand elle lui fut annoncée, il l’accueillit sans trembler, et même, au dire de ses biographes, avec une douceur d’ange. Il mourut saintement, le 24 juillet 1739. On l’ensevelit à Brescia, dans l’église Saint-Joseph des Franciscains, où se voit encore son tombeau.

Sur les restes du prince de la musique, du philologue, du poète, du questeur de Brescia, du patricien de Venise, car l’inscription funéraire lui donne tous ces titres, qui donc posa cette pierre ? Ses confrères en musique ou en poésie, ses collègues dans les dignités et les charges, ses égaux par la fortune et la naissance ? Non. Ce ne fut, l’inscription en témoigne aussi, qu’une pauvre femme, sa femme, uxor mœstissima, celle que nous avons écartée de sa biographie, comme lui-même il l’écarta de sa vie, sinon de son cœur. L’altière Venise interdisait la mésalliance à ses enfans illustres, et Marcello ne put jamais s’unir à l’humble Rosanna que par un mariage clandestin[11]. Mais comme elle était vertueuse autant que belle, son mari ne l’honora pas moins qu’il ne l’aimait. Il l’établit avec sa mère dans un palais retiré, où ne lui manqua jamais la considération ni l’état de fortune et de maison dont elle était digne. C’est là qu’il allait la voir en secret, lui portant, furtif, des chefs-d’œuvre et des baisers, tout son génie et tout son amour. Psaumes, cantates, elle les lui chantait la première, de cette voix qui l’avait conquis, de sa voix « agile, dit un biographe, brillante comme la perle (nitida come la perla), et qui remplissait l’âme de consolation ». Mais toujours il devait la quitter, appelé par des devoirs, des plaisirs même qu’elle ne pouvait partager. La mort seule le lui donna tout entier. N’ayant pu être l’épouse glorieuse, elle fut l’épouse affligée, et ce titre que lui avait refusé la vie, elle le prit du moins sur un tombeau.


II

Marcello, nous l’avons dit en commençant, n’est pas moins que Palestrina un génie représentatif. C’est parce qu’il est un type autant qu’une personnalité que nous l’avons choisi, et la forme d’art, la catégorie de l’idéal ou de la beauté sonore dont son œuvre est le signe éclatant, nous l’avons dit aussi, c’est la mélodie italienne.

Idéal aboli ! beauté morte ! s’écrient aujourd’hui les jeunes gens, ivres du vin nouveau. Laissons-les crier : ils sont aveugles et ils sont ingrats.

Aveugles, ils ne voient pas que pour les œuvres comme pour les hommes la véritable vie ne commence qu’à la mort. Que la musique tende et soit désormais destinée à se manifester de moins en moins par la mélodie pure, cela ne fait pas de doute, et dans ce sens on peut dire que la mélodie italienne est morte. On ne refera ni les sonates pour piano et violoncelle, ni les Psaumes de Marcello, pas plus qu’on ne refera les Noces de Cana du Véronèse. On ne refera pas davantage les dieux de Phidias, le Parthénon, les cathédrales gothiques, la tragédie de Racine ou Don Juan. Tous ces modes du beau, toutes ces formes d’art sont-elles donc mortes ? Oui, sans doute, mais elles sont immortelles aussi. Désormais en dehors du temps, c’est à jamais qu’elles vivent et qu’elles sont belles. De leur beauté rien ne saurait plus se périmer ni se prescrire ; rien de leur vie ne peut plus mourir. En ce sens elle est vivante encore, la mélodie italienne, et pour l’éternité. « On ne la reverra plus », disent-ils. Non sans doute. Il faut donc l’en aimer davantage. » Aimez », a dit profondément le poète,


Aimez ce que jamais on ne verra deux fois.


Aussi bien on verra encore, on voit déjà quelque chose qui lui ressemble. Ne reparaît-elle pas, modifiée sans doute, mais pourtant reconnaissable, chez le plus digne héritier des maîtres italiens d’autrefois ? Torniamo all’ antico, a dit le musicien d’Othello et de Falstaff, et il est retourné là où il a dit. Othello, Falstaff, regardent le passé non moins que l’avenir, et le vieux sang de la race latine bouillonne en chaque page de ces deux œuvres à la fois si modernes et si classiquement italiennes.

Mais les renégats de la mélodie latine sont plus que des aveugles : des ingrats ; ils battent leur nourrice, l’alma parens. « Qui nous vint d’Italie et qui lui vint des cieux… » C’est de la mélodie et non de l’harmonie que Musset aurait dû parler ainsi, car la mélodie, c’est bien de là-bas qu’elle nous est venue. À nous tous, aux Allemands eux-mêmes, dont le génie, jusque dans les premières œuvres de Beethoven, reste à demi italien. Bach excepté, et nous n’oublions pas la valeur d’une telle exception, le souffle du Sud les a tous effleurés. On ignore trop, par exemple, combien Haendel procède de Marcello, et que chez le maître vénitien se rencontre déjà toute la puissance, toute la pompe du maître anglo-saxon. On sait du moins que Haydn, qui déjà pense à l’allemande, chante encore à l’italienne. Mozart est frère de Virgile, et le jeune Beethoven ne promet d’abord qu’un second Mozart. Mais bientôt à la musique il donne une forme, une langue nationale, qui ne périra plus. L’Allemagne chaque jour, l’Allemagne des Weber, des Schubert, des Mendelssohn, des Schumann, s’éloigne davantage de l’Italie. On a vu avec quelle violence Wagner a consommé la rupture. Elle s’imposait et elle est sans retour ; mais de la primitive alliance encore est-il juste de ne point oublier quelle fut l’étroitesse et la gloire.

Sous les réserves qu’exige toujours l’emploi des formules générales, on pourrait partager en deux la musique entière : assigner la symphonie à l’Allemagne et la mélodie à l’Italie. L’Allemagne a l’âme symphonique ; sa devise est le : Symphonialis est anima de la sainte du moyen âge. L’Italie, au contraire, eut de tout temps l’âme chantante. L’une rentre en elle-même pour y écouter le chœur des harmonies intérieures : l’autre se porte au dehors, tout entière et d’un seul bond.

C’est l’Italie qui, du contrepoint du moyen âge, a dégagé la première ligne de chant. Ayant reçu du Nord la forme polyphonique, elle la porta jusqu’à la perfection, puis elle la brisa, et tira de ses débris une forme nouvelle. Rappelez-vous le Peccantem me quotidie de Palestrina, du maître deux fois grand, par le passé qu’il clôt et par l’avenir qu’il ouvre. Certes la beauté de cette page sublime est encore dans l’harmonie, dans le concert et dans le nombre ; mais elle est déjà dans le chant et dans l’unité, dans le dessin ou l’ébauche de ce que sera un jour la mélodie. Celle-ci peu à peu se délivre de liens relâchés peu à peu. La musique passant de l’église au théâtre, l’action lyrique va naturellement exiger l’abandon de la polyphonie pour la récitation à une seule voix. Les pastorales dramatiques exécutées à Florence dans les dix dernières années du XVIe siècle ne sont autre chose que des récitations de ce genre. En février 1600, quelque dix ans après la mort de Palestrina, un mystère d’Emilio del Cavaliere se jouait à Rome dans l’église oratorienne de Santa-Maria in Valicella. A Florence, au mois d’octobre de la même année, à l’occasion du mariage de Marie de Médicis avec Henri IV, on représentait les premiers opéras : l’Orphée de Péri et Caccini, le Cephale de Caccini, et les derniers mois du grand siècle polyphonique voyaient la naissance de ; la mélodie.

Les deux siècles suivans en ont vu la croissance et la splendeur. Des maîtres de génie jalonnent le XVIIe et le XVIIIe siècle de leurs noms trop ignorés et de leurs œuvres, hélas ! encore moins connues que leurs noms. C’est Carissimi, c’est Cesti, c’est Legrenzi, c’est Caldara, c’est Lotti ; enfin, le dernier de tous, et peut-être le plus grand, c’est Marcello. Qu’elle était noble et pure, la mélodie, en ce premier éclat de sa jeune fleur ! A Mantoue, à Ferrare, à Venise, par toute l’Italie, dans la joie ou dans la douleur, on chantait. On chantait à pleine voix, à voix nue, et cette nudité faisait la voix plus belle. Le chant se suffisait à lui-même ; presque sans accompagnement, sans harmonie, il donnait toute la mesure du génie et de l’âme italienne ; il était, il agissait seul, faeeva da se.

De cette âme et de ce génie, la mélodie forcément devait résulter ; elle en est le produit naturel et nécessaire ; elle les exprime et leur ressemble. Avant tout, la mélodie est chose simple. Existant par la succession et non par la combinaison, sans être aussi élémentaire que la note, ce corps simple par excellence de la musique, elle l’est beaucoup plus que l’harmonie et surtout que la symphonie, dont elle constitue le sujet et la matière première. Il semble en outre que la mélodie ait quelque chose de plus concret que l’harmonie ; quelque chose aussi de plus plastique et de plus sensible, pour ne pas dire sensuel. L’oreille en jouit tout d’abord, et si dans cette jouissance l’intelligence ne laisse pas d’intervenir, c’est à coup sûr par une opération élémentaire et qui coûte peu de peine. Or ces caractères de simplicité, de réalité définie, de personnalité formelle, sont au plus haut degré les caractères de l’esprit italien, que dis-je ? de l’esprit latin, classique, de l’esprit de l’antiquité. Voilà pourquoi la musique antique était presque exclusivement mélodie, voilà pourquoi c’est en Italie que la mélodie devait reparaître, et qu’elle reparut en effet. Comme les marbres et les bronzes avaient dormi sous le sol ancien, elle aussi, mais d’un sommeil plus long de deux cents années, elle dormit, suspendue et flottant dans l’air. Un jour, je ne sais quelle conjonction divine rassembla ces millions d’atomes sonores, ces innombrables soupirs envolés jadis des flûtes et des lyres de la Grèce et de l’Ausonie ; de nouveau toute la joie, toute la douleur humaine se cristallisa dans un chant ; la mélodie s’était réveillée, et ce fut la Renaissance de la musique.

Renaissance tardive comme tout grand événement de l’histoire musicale, mais qui remplit les XVIIe et XVIIIe siècles tout entiers. Oui, le véritable esprit de la Renaissance, l’esprit universel, curieux de toute science, épris de toute beauté, était en Marcello, ce musicien qui fut homme d’Etat, ce patricien qui fut poète. La préface qu’il écrivit en tête de ses Psaumes révèle une connaissance profonde et la plus fervente admiration de l’antiquité. Non seulement Cicéron, Aristote, Platon, « le philosophe divin », s’y trouvent cités à chaque page ; mais les principes mêmes de la musique antique y sont invoqués et remis en honneur. Partout Marcello s’attache à démontrer la supériorité de la mélodie sur l’harmonie. Pour lui la mélodie est la partie noble, la tête ou plutôt le cœur de la musique. Elle est l’agent par excellence de l’expression, la souveraine et la seule dispensatrice de l’émotion. C’est parce qu’elle était exclusivement mélodie, que la musique opérait des miracles chez les anciens et ne manquait jamais de produire son effet propre, lequel est d’émouvoir intérieurement : L’effetto suo proprio d’internamente commovere. — « C’est une grave erreur, ajoute Marcello, de croire que la simplicité de la musique antique fût une imperfection ; en cela consistait au contraire une de ses perfections éminentes. Il est vrai que depuis lors les sons et les voix (les parties) se sont multipliés ; d’où nos chants sont devenus sans doute, au regard des chants anciens, plus remplis d’élégance et de passion ; plus travaillés aussi, car de plus nombreuses pensées les composent ; plut » harmonieux, par la diversité des voix et l’enchaînement des dissonances avec les consonances ; plus bruyans, par le concert varié des instrumens qui les accompagnent. » — Mais tout ce que la musique est ainsi devenue, elle l’est devenue en vain, sans profit pour sa beauté ; et s’il arrive encore aujourd’hui que des chefs-d’œuvre se produisent, que l’âme, se sente profondément touchée, elle l’est toujours par la mélodie plutôt que par une polyphonie bruyante : piuttosto per opera della melodia, che dello strepitoso concerto. C’est pourquoi, s’étant proposé le sujet des Psaumes, qui réclame avant tout une forte expression des paroles et des sentimens, Marcello résolut, dit-il, d’écrire le plus souvent à deux voix seulement, afin que l’expression même fût par là plus efficace et plus heureuse. A la musique de son époque, Marcello fait en passant encore une critique : il lui reproche d’être vague. C’est de ce moment qu’à plusieurs reprises il caractérise l’art contemporain par opposition avec l’art antique. Si le terme était juste alors, il l’est bien plus aujourd’hui, et l’on pourrait même soutenir qu’il résume un des aspects de l’évolution musicale moderne. Infinie dans ses aspirations, la musique s’est flattée et se flatte chaque jour davantage de l’être aussi dans ses formes. Songez à tout ce que depuis les classiques, non pas même depuis Bach, mais depuis Beethoven seulement, la musique a perdu de sa carrure et de sa plasticité ; combien se sont amollis ses contours et ses arêtes effacées. Plutôt que d’affirmer en quelque sorte, et de définir, comme autrefois, elle se fait gloire d’indiquer à peine et de suggérer seulement. Sa forte réalité, son être naguère si présent et saisissable, se fond de plus en plus en un perpétuel et fuyant devenir. Là est le progrès, disent les uns ; d’autres craignent que là ne soit le péril. En tout cas il est incontestable que le changement est là.

Au contraire, quelle personnalité formelle et quelle objectivité possédait la musique d’un Marcello ! Il est presque superflu de rappeler qu’un des principaux caractères de la Renaissance fut le développement de l’individu. Personne peut-être ne l’a mieux fait voir que Burkhardt. « Au moyen âge, dit-il très bien[12], l’homme ne se cou naissait que comme race, peuple, parti, corporation, famille, ou sous toute autre forme générale et collective. » Il apprit de la Renaissance à se connaître, à se développer sous la forme individuelle, et sous cette nouvelle forme il fallut qu’un art nouveau le représentât. « En Italie la société élégante aimait le chant… mais elle ne voulait pas du chant à plusieurs voix, parce qu’on pouvait bien mieux entendre, goûter et juger une seule voix. En d’autres termes, comme malgré la modestie conventionnelle que tout le monde professe, le chant n’est en définitive que l’exhibition de l’individu dans la société, il vaut mieux qu’on entende et qu’on voie chacun à part[13]. » C’est ainsi, qu’à l’origine ou à la base de la mélodie italienne comme de tout phénomène esthétique important, il est possible de trouver un important phénomène psychologique. Le règne de la mélodie n’est pas autre chose que la manifestation dans la musique et par elle, de l’individualisme de la Renaissance. Amiel a défini musique-foule la musique de nos jours, instrumentale et symphonique : mélodique et vocale, la musique des deux derniers siècles pourrait s’appeler au contraire la musique-individu.

L’individu alors (nous parlons de l’individu musical, mélodique), était noble, et fier, et vigoureux. Il était bien, lui aussi, cet être de race et de choix, cet être de force et de beauté qu’en tout genre et pour un instant créa la Renaissance. Afin de s’en convaincre, on n’a qu’à lire de Marcello certaine sonate en fa majeur pour violoncelle et piano. Force, fierté, noblesse, disions-nous. Nous ne pouvons que le redire, et nous doutons que ceux-là mêmes puissent ici dire autre chose, qui contestent le plus à la musique la faculté d’exprimer des sentimens. À qui tenterait de définir ou d’analyser non pas même le premier largo de cette sonate, mais ne fût-ce que la première mesure de ce largo, les termes psychologiques s’imposent, et ceux-là seulement. On ne peut louer qu’avec des mots personnels, avec des mots d’âme, une œuvre qui est une personne et qui est une âme. Voit-on d’ailleurs que la louange en perde de son prix ? Au contraire. Contre les adversaires du beau pour ainsi dire moral ou éthique dans les arts, M. Paul Bourget a raison quand il ne voit dans la littérature, comme dans la peinture, l’architecture, la musique, que les manifestations diverses mais égales « des nuances de la sensibilité humaine. Or, qu’elle soit traduite par des mots écrits, par des sons orchestrés, par des pierres taillées, par des lignes ou par des couleurs, cette sensibilité est une. Toute la question, par-delà les habiletés et les habiletés techniques, est toujours et partout d’avoir de l’âme[14]. »

Suivons-la, cette âme, à travers la sonate du vieux maître. Reprenons la première mesure de la première page. D’où vient que le rythme, ce rythme pointé, nous en semble déjà connu ? C’est qu’il se rencontre ailleurs, dans une œuvre moderne familière à tous les musiciens : les Études symphoniques de Schumann. Mais il s’y rencontre, modifié par quelques variantes musicales qui sont des variantes morales aussi : de majeur il est devenu mineur ; au lieu de l’accompagnement carré qui le soutenait jadis, des triolets pathétiques l’ébranlent ; de sorte qu’en ces deux mesures, à la fois analogues et contraires, deux aspects et comme deux âmes de la musique apparaissent : l’une ferme et précise ; l’autre vague et troublée. Celle-là, c’est l’âme latine, l’âme classique, celle qui, pour citer encore M. Bourget, donne à la grande musique, non moins qu’à la grande poésie italienne, aux périodes en même temps larges et serrées de l’une comme de l’autre, « ce charme, du définitif qui est la marque vraie du génie latin. Cela est sobre à la fois et grandiose. Cela tient de l’inscription lapidaire, et cependant ce n’est ni raide ni convenu. Quand on approche de ce génie latin dans ses représentans les plus complets, le vieux terme de goût, dénaturé par la critique conventionnelle, reprend sa véritable signification, et l’on comprend quelles vertus d’intelligence il résume. Il en est d’autres, et de plus touchantes : celles-là sont les souveraines.[15]. »

Pour cette forme Renaissance de la musique que fut la mélodie, c’était un cadre à souhait que la Venise du XVIIe et du XVIIIe siècle. Venise alors jouissait avec délices de ses richesses, de sa corruption et de sa décadence. La magnificence et l’apparat de la civilisation vénitienne, le goût national des cérémonies, des assemblées et des fêtes, le génie enfin du peuple, tout favorisait la musique ; tout, jusqu’à la nature elle-même, jusqu’à cette eau partout présente, silencieuse partout, et qui semble ne se taire que pour mieux entendre chanter. Dès la seconde moitié du XVIe siècle, on représentait au palais des Doges des allégories dramatiques et musicales. C’était, par exemple, en 1571, le jour de la Saint-Etienne, devant le doge Aloïse Mocenigo, Il trionfo di Cristo per la vittoria contro i Turchi. Déjà, dit M. Molmenti[16], déjà quegli uomini allegri non avevano tempo per annoiarsi ; ce peuple joyeux ne trouvait jamais le temps de s’ennuyer. En 1581, dans une autre représentation, on voyait l’Année finissante emmener avec elle les Divertissemens et les Fêtes. Celles-ci prenaient congé du doge, et, tandis qu’elles lui rendaient hommage, on chantait : « En quel lieu — Trouvons-nous meilleur accueil ? Ici les jours heureux et gais — Apportent double plaisir. — Ici, comme en paradis, — Avec la vertu règnent la paix, les fêtes et les rires[17]. » Puis s’élevait un débat philosophique entre un stoïcien et un épicurien. Alors intervenait la Sibylle, qui terminait le différend par un hymne en l’honneur de la voluptueuse Venise.

Moins d’un siècle plus tard, en 1669. Sansovino écrivait : che la musica aveva la propria sede in questa città. La musique triomphait et triomphait seule, au milieu des autres arts en décadence. De 1637 à 1699, seize théâtres s’ouvrirent à Venise. Au commencement du XVIIIe siècle, on y comptait quatre de ces fameux conservatoires féminins ou hospices, dont les voyageurs, de Brosses ou Burney, parlent avec enthousiasme. Les quatre écoles rivales se nommaient les Mendicanti, les Incurabili, la Pieta et l’Ospedaletto. « La musique transcendante, écrivait le président de Brosses en 1739, l’année même où mourut Marcello, la musique transcendante ici est celle des hôpitaux. Il y en a quatre, tous composés de filles bâtardes ou orphelines, et de celles que leurs parens ne sont pas en état d’élever. Elles sont élevées aux dépens de l’État, et on les exerce uniquement à exceller dans la musique. Aussi chantent-elles comme des anges, et jouent du violon, de la flûte, de l’orgue, du hautbois, du violoncelle, du basson ; bref, il n’y a si gros instrument qui puisse leur faire peur. Elles sont cloîtrées en façon de religieuses. Ce sont elles seules qui exécutent, et chaque concert est composé d’une quarantaine de filles. Je vous jure qu’il n’y a rien de si plaisant que de voir une jeune et jolie religieuse, en habit blanc, avec un bouquet de grenades sur l’oreille, conduire l’orchestre et battre la mesure avec toute la grâce et la précision imaginables. Leurs voix sont adorables pour la tournure et la légèreté ; car on ne sait ici ce que c’est que rondeur et sons filés à la française. La Zabetta, des Incurables, est surtout étonnante par l’étendue de sa voix et les coups d’archet qu’elle a dans le gosier. Pour moi, je ne fais aucun doute qu’elle ait avalé le violon de Somis[18]. C’est elle qui enlève tous les suffrages, et ce serait vouloir se faire assommer par la populace que d’égaler quelque autre à elle. Mais, écoutez, mes amis, je crois que personne ne nous entend et je vous dis à l’oreille que la Margarita, des Mendicanti, la vaut bien et me plaît davantage. »

Cela, c’était la musique officielle, en quelque sorte la musique d’État, et cela ne suffisait pas. Le peuple, la foule, avait sa musique aussi : « Sur cette place, écrit le P. Fontana, où l’on se réunit pour goûter le frais et se promener, sur cette place qu’on dit être la plus belle du monde, du côté qui regarde la mer, résonnent d’éternelles chansons. Les Vénitiennes qui les chantent ont l’oreille si délicate, et telle est la grâce, l’élégance de leur langue natale, que les plus humbles d’entre elles et les plus ignorantes semblent d’exquises cantatrices (pulitissime di canto) et des filles de noble race. »

À son tour Burney rapporte : « On n’entend de partout que des chants. Si deux personnes se promènent ensemble se tenant sous le bras, il semble qu’elles ne causent qu’en chantant. S’il y a du monde sur l’eau dans une gondole, c’est la même chose. » C’était le temps où le bel Anzoleto rencontrait Consuelo, « la petite Espagnole, devant les madonettes, chantant des cantiques par dévotion ; et lui, pour le plaisir d’exercer sa voix, il avait chanté avec elle aux étoiles des soirées entières[19]. » Les dimanches et jours de fêtes, aux Mendicanti, à la Pieta, la foule se pressait en telle abondance, que la Seigneurie dut fixer par des règlemens spéciaux les heures et les conditions des offices. Tous les soirs dans la belle saison il y avait concert quelque pari ; de sorte que jour et nuit, tout entière, la ville mélodieuse chantait.

Et maintenant, regardant en arrière, reportons un moment nos yeux sur la Rome de Palestrina. C’est dans la Sixtine sombre : en haut siègent les prophètes irrités ; en bas, autour d’un pontife lui aussi menaçant, sous la menace du Christ justicier de Michel-Ange, quelques vieillards écoutent la lugubre psalmodie des Improperia. Des voix tristes disent les mystères de douleur et le péché de l’homme, cause de la souffrance et de la mort divine. Un par un les cierges s’éteignent, et, dans les ténèbres croissantes où nul bruit, nul rayon du dehors ne pénètre, où se devine encore la fresque terrible, les voix poursuivent la complainte sacrée d’un siècle de pénitence et de rigueur.

Cent cinquante ans plus tard, à Venise, chante un siècle de joie. Entrons à l’Académie délia Cavallerizza, ainsi nommée parce qu’elle servit jadis aux exercices équestres, aux nobles jeux physiques de la Renaissance. Dans une salle élégante, Marcello convoque une fois par semaine, pour entendre ses chefs-d’œuvre, un auditoire digne d’eux : artistes, gentilshommes, femmes éblouissantes de parure et de beauté. On va exécuter un psaume du maître. Les chœurs se composent de quatre soprani, six alti, six ténors et quatre basses ; à l’orchestre, huit contrebasses, quelques violoncelles, et un cembalo devant lequel, en habit de gala, Marcello lui-même vient s’asseoir. Alors, au lieu de versets austères, s’élèvent des cantiques de fête. On dit qu’à l’heure où le soleil baisse, autour du palais d’où s’échappaient de tels accens, peu à peu s’amassait la foule, et les gondoliers s’arrêtaient pour écouter, debout, appuyés sur leur rame. Hors de tout sanctuaire, libres de toute liturgie, moins sublimes sans doute que celles de la chapelle Sixtine, c’étaient encore là de belles vêpres, et magnifiquement pieuses. I cieli immensi narrano ! Par les fenêtres ouvertes à la brise adriatique, les voix montaient dans l’immense azur du ciel vénitien, et portaient au Dieu que cet azur atteste, l’hommage d’un lyrisme éclatant.


III

Lyrique, voilà ce qu’est avant tout la musique de Marcello. Et presque toute musique alors était cela. La musique de théâtre ne faisant que de naître, un opéra consistait en une série d’airs, c’est-à-dire de monologues lyriques reliés entre eux par un récitatif insignifiant. « Toutes les scènes, écrivait le président de Brosses, sont en récitatifs. Elles se terminent régulièrement par un grand air. L’acteur s’en va parce qu’il a chanté son air, un autre reste parce qu’il en doit chanter un ; en un mot, je trouve qu’ils (les Italiens) n’entendent point cette partie de la liaison des scènes. » Ils ne l’entendaient pas en effet, et ne devaient pas être un jour les premiers à l’entendre. Lier les scènes, établir les rapports et l’unité entre des parties jusqu’alors étrangères et indépendantes ; de membres épars faire un seul corps ; l’envelopper d’un tissu et comme d’une chair homogène et souple, où circule le sang, où fleurit la vie ; entre le récitatif et les morceaux, ou, comme disait encore M. de Brosses, entre le remplissage et les endroits forts essayer de combler le fossé ; constituer en un mot et organiser le drame musical, c’était l’œuvre réservée au XIXe siècle, et de cette œuvre l’Allemagne et la France devaient être les grandes ouvrières.

N’importe, de ces vieux opéras, de ces rapsodies lyriques, les endroits forts étaient beaux quelquefois, et même sublimes. Il s’en rencontre de tels dans une œuvre de Marcello peu connue, mais très digne de l’être ; Ariane.


Ariane, ma sœur, de quel amour blessée…


C’est bien le sujet ; mais dans l’opéra de Marcello la royale demoiselle (regal donzella) n’a garde de mourir aux bords où elle fut laissée. Le livret italien, qui ne manque ni de poésie, ni de passion, ne manque pas non plus de gaîté. Il fait un peu de Thésée un héros d’opérette, et d’Ariane, acharnée à le poursuivre, l’émule tour à tour de deux Elvires également amoureuses, mais nobles inégalement : celle de Don Juan et celle de M. Cryptogame. Pour se débarrasser d’Ariane et s’enfuir avec Phèdre, Thésée n’a rien trouvé de mieux que de céder Ariane à Bacchus, en le chargeant de la consoler. Bacchus accepte, réussit, et ce nouvel arrangement satisfait tout le monde, y compris le gros Silène » acolyte et confident de Bacchus, conseiller d’optimisme et de philosophie, dont le rire éclate tout le long de cette tragi-comédie.

S’il y a parfois dans Ariane un peu de la Belle Hélène, c’est dans le livret seulement. La musique ne porte pas trace de parodie ; elle annonce Gluck et non Offenbach. Elle l’annonce, et plus d’une fois elle l’égale. Elle l’égale par la force, par la grandeur, par la vérité sommaire et saisissante de l’expression. Je sais une plainte d’Ariane : Come mai puoi — Veder mi piangere ? que les plaintes d’Alceste ne dépasseront guère. Il serait intéressant et facile de réinstrumenter cette page, et deux ou trois timbres choisis : une flûte grecque, un hautbois gémissant, un cor mystérieux, envelopperaient sans l’étouffer la magnifique mélodie. La voilà, l’Ariane antique, celle du musée du Vatican, celle de Racine,

Ariane aux rochers contant ses injustices.

La phrase du musicien est aussi belle que le vers du poète, et de la même beauté sobre et forte, sans épithète et sans ornement.

De Silène aussi deux airs sont admirables : l’un où le dieu goguenard s’émerveille de voir son maître si facile à la tentation d’amour :

E piu tenace
Di vischio o rete,
Il crine, il guardo
D’una belta.

« Plus tenace — Que la glu ou le lacet — Est le cheveu, le regard — D’une beauté ! » Le chant est superbe d’ironie. Sur lui tombe et retombe en avalanche un trait de violons foudroyant. Au-dessous grondent en tierces les basses moqueuses. A leur place, imaginez des bassons : voilà tout ce qu’un maître moderne, le Verdi de Falstaff par exemple, ajouterait peut-être, pour le rajeunir, à ce vieux fond du génie italien, à ce chef-d’œuvre de vérité et de vie.

Même carrure, même grandeur héroï-comique dans un autre air de Silène vantant à Ariane les exploits de son maître, le Bacchus indien :

Nel paese ove il sol esce fuora,
Migliaia d’uomini
Col forte braccio
Fece in pezzi, abbattè, sconquassò.

« Au pays où le soleil se lève, — Des milliers d’hommes — Par sa forte main — Ont été mis en pièces, abattus, écrasés. » Tandis qu’un tremolando vocal extraordinaire donne au sconquassò final un accent de fureur bouffonne, la tonalité mineure du premier vers suffit pour évoquer la poésie et le mystère du lointain Orient. De cet Orient, voici le Dieu vainqueur.

Viens, ô divin Bacchus, ô jeune Thyonée,
O Dionyse, Evan, Iacchus et Lénée ;
Viens, tel que tu parus aux déserts de Naxos,
Quand tu vins rassurer la fille de Minos.
Le superbe éléphant, en proie à ta victoire,
Avait de ses débris formé ton char d’ivoire,
De pampres, de raisins mollement enchaîné,
Le tigre aux larges flancs de taches sillonné,
Et le lynx étoilé, la panthère sauvage,
Promenaient avec toi ta cour sur ce rivage.
L’or reluisait partout aux axes de tes chars.
Les Ménades couraient en longs cheveux épars
Et chantaient Evoé, Bacchus et Thyonée,
Et Dionyse, Evan, Iacchus et Lénée,
Et tout ce que pour toi la Grèce eut de beaux noms[20].

A la voix du musicien, plus éclatante encore que celle du poète, tel il vient le jeune dieu. En quel magnifique appareil et salué de quelles acclamations ! Oh ! l’admirable cortège sonore, où Haendel pourrait bien avoir pris l’allégresse triomphale, les somptueuses sonorités et jusqu’à l’ascension diatonique de son fameux Alléluia. Mais ce que ne pouvait dérober à Marcello le colosse anglo-saxon lui-même, c’est après tant de force tant de grâce ; après le premier chœur, le second : trois ou quatre pages en l’honneur non plus du dieu guerrier, mais du dieu rustique qui maria la vigne à l’ormeau :

Viva dell’ olmo e della vite
L’almo fecondo sostentator !

Il appartenait à la seule Italie de chanter ainsi l’hymen de l’arbre avec la liane sacrée, et de donner au feston de la mélodie la courbe exquise des pampres qu’on voit courir de branche en branche, dans les derniers jours de l’été, là-bas, au doux pays vénitien.

Enfin, si, comme je le souhaite, vous êtes curieux de cette œuvre jusqu’au bout, lisez le dernier chœur, durant lequel Ariane reçoit de la part de Vénus la couronne d’étoiles qui dans le ciel encore aujourd’hui porte son nom. Par la pureté de la ligne, par la simplicité des modulations, par la sobriété de l’harmonie et des ornemens, cela est antique, cela est divin. Amiel parle quelque part d’un point précis et fugitif où l’artiste, le poète, le penseur, doit saisir l’idée et le sentiment pour les fixer ou les éterniser, parce que, dit-il, « c’est leur point suprême, c’est l’instant de l’idéal. » Dans l’histoire d’un art ou d’une forme d’art aussi bien que dans la vie d’un artiste, cet instant se rencontre. Il s’est rencontré dans l’histoire de la mélodie italienne, et c’est l’instant où parut Marcello.


IV

L’opéra d’Ariane est une exception dans l’œuvre du maître vénitien. Marcello n’estimait guère la musique dramatique ; il en soutirait avec répugnance les conditions, les nécessités et les compromis. Quant au monde ou au « milieu » du théâtre, nul n’en a plus vivement que lui raillé la vanité, les ridicules et la sottise. Il ne se dissimulait l’infériorité ni du genre ni des gens. Quel mal d’abord la poésie ne peut-elle pas faire à la musique ! « Vains poèmes, écrit Marcello[21], que ceux auxquels la musique de nos jours est obligée de se soumettre ! Loin de faire de la musique notre guide respectable et majestueux vers les spéculations philosophiques, une telle poésie la dégrade, la rend indigne de toute estime (et il est des gens, hélas ! pour s’en réjouir). Dès lors elle n’est plus capable que d’exciter les passions molles et voluptueuses (si encore cela n’arrivait qu’au théâtre, et jamais dans la maison de Dieu ! ) Elle ne sert plus à procurer une délectation honnête et tranquille, à régler les mœurs, à réveiller le courage, ni à inspirer le respect du Très-Haut et des choses saintes. »

Plus que de toute autre poésie Marcello se plaint de la poésie d’opéra. On a publié récemment un prologue satirique écrit par lui à l’occasion et aux dépens d’un certain Pastor fido, arrangé par Pasqualigo d’après le Pastor fido de Guarini, mis en musique par Carlo Pietragrua et représenté à Venise sur le théâtre San Angelo, en 1721[22]. On arrangeait déjà les œuvres des poètes à l’usage des musiciens. On les arrange encore aujourd’hui, et voici, pour les arrangeurs, ce que Marcello pensait de tels arrangemens. C’est l’ombre de Guarini qui parle : « Ainsi, j’entendrai cette gent sotte et vaine chanter, pour le plaisir de scènes corrompues, mon labeur, ma fatigue de tant de jours et de tant de nuits ! O jours, ô nuits mal employées ! ô traces vainement suivies des Latins et des Grecs ! ô fleurs toscanes cueillies indignement sur le Parnasse sacré, puisqu’on en devait tresser, pour des fronts profanes, d’inutiles, de houleuses guirlandes ! Et toi, qui que tu sois, qui te réjouis de mon supplice, poète (je le dirai pourtant), poète impie, inhumain, hélas ! fallait-il me déchirer ! fallait-il, hélas ! pour le plaisir de l’inepte vulgaire, qu’à des maléfices et des sortilèges on fit servir mes chants sacrés[23] ? »

Que pensent d’une pareille protestation nos modernes faiseurs de livrets ? Sont-ils sûrs que si les ombres de Dante, de Shakespeare, de Gœthe et de Schiller revenaient sur nos théâtres de l’Opéra et de l’Opéra-Comique, elles n’y tiendraient pas à peu près ce langage ?

C’est encore aux poètes d’opéra que, dans son pamphlet du Théâtre à la mode, Marcello donne la première place et porte les premiers coups. Du chapitre I, qu’il leur consacre, et du chapitre suivant, qui s’adresse aux compositeurs, on pourrait extraire non pas une philosophie, le mot aurait ici quelque chose d’ambitieux et de pédantesque, mais des idées abondantes, fines et profondes, sur les rapports de la musique et de la poésie. Pas une question importante, et de celles qu’on traite encore aujourd’hui, que Marcello n’entrevoie et n’aborde : quels sujets se prêtent à la musique et lesquels s’y refusent ; abus, dans le drame musical, des incidens, des péripéties, de l’action trop compliquée ou trop rapide ; inconvéniens d’une mise en scène exagérée ; nécessité pour le librettiste d’être un véritable poète, mais un poète en quelque sorte musical ou pour ainsi dire musicable. Autant de sujets sur lesquels Marcello jette un regard et dit un mot. Le mot est toujours ironique et le regard moqueur. Voici, par exemple, quelques-uns des conseils qu’il prodigue aux poètes :

« Tout d’abord, le poète moderne ne doit pas avoir lu ni lire jamais les anciens auteurs latins et grecs, par la raison bien simple que les anciens Grecs et Latins n’ont jamais lu les modernes.

« Il ne devra pas connaître davantage la métrique du vers italien, mais en avoir seulement quelque notion superficielle qui lui ait appris que le vers se forme de sept ou onze syllabes ; et avec cette règle il pourra en composer à volonté de trois, de cinq, <le neuf, de treize, et même de quinze…

« Le poète moderne ne soignera pas le style du drame, en réfléchissant qu’il doit être entendu par la vile multitude… Il pourra également transporter ses drames français en italien, mettre la prose en vers, tourner le tragique en comique, ajouter ou retrancher des rôles à la volonté du directeur…

« Il donnera pour accessoires à sa pièce des prisons, des poignards, des poisons, des lettres, des chasses à l’ours, des combats de taureaux, des tremblemens de terre, des flèches, des sacrifices, etc., a lin que le public soit fortement secoué par ces objets imprévus… »

Des poètes, Marcello passant aux compositeurs, ne les épargne pas davantage :

« Le maestro moderne coupera le sens et la signification des paroles, surtout dans les grands airs, en faisant chanter par l’artiste le premier vers (bien que ce vers seul ne signifie rien par lui-même), puis en introduisant aussitôt une longue ritournelle pour les violons ou les violes…

« Il pressera ou ralentira le mouvement d’un air, selon le caprice des chanteurs, et dissimulera le mécontentement que lui fait éprouver leur insolence, en se disant que sa réputation, son crédit et ses intérêts sont dans leurs mains, et que, par ce motif, il doit changer sans se faire prier les airs, récitatifs, dièses, bémols ou bécarres…

« Quand le chanteur en sera à la cadence, le maître de chapelle fera taire tous les instrumens et laissera le virtuose ou la cantatrice libre de prolonger cette cadence aussi longtemps qu’il leur plaira. Il donnera peu d’attention aux duetti et aux chœurs et tâchera qu’on puisse les supprimer à volonté…

« S’il entre dans les airs des mots tels que Padre, Impero, Amore, Arena, Regno, Beltà, Lena, Core, etc., ou des adverbes comme no, senza, già, etc., le compositeur moderne écrira sur ces mots de longues roulades, de façon à ce qu’ils soient prononcés ainsi : Paaaadre, Impeeeero, Amoooore, Areecena, Reeeegno, Beltàààà, Leeeena, Coooore, noooo, seeeenza, giàààà[24]. »

Marcello poursuit jusqu’au bout, avec cette verve et cette ironie, la satire du théâtre de son temps. Il dénonce l’anarchie esthétique et le renversement des lois fondamentales : le sacrifice constant du principal à l’accessoire, de la fin aux moyens, de la vérité à la convention ; tous les abus enfin et les vices par où devait périr et a péri, en effet, ce qui fut autrefois l’opéra italien.

Mais ce n’est pas seulement aux poètes et aux compositeurs que s’en prend Marcello. Son livre s’adresse aussi, le titre déjà l’annonce, aux « chanteurs de l’un et l’autre sexe, directeurs, instrumentistes, machinistes, peintres, bouffes, costumiers, pages, comparses, souffleurs, copistes, protecteurs et mères d’actrices et autres personnes attachées au théâtre. » Une telle nomenclature n’est-elle pas à elle seule une satire ? Hélas ! oui, pour un opéra ou un drame lyrique, il faut tout cela. À l’existence de cette œuvre d’art, tout ce monde, sauf peut-être (et encore !) les deux dernières catégories de personnes, tout ce médiocre inonde est indispensable. Dans un tel concours de tous les arts, voire de tous les métiers, certains ont cru voir l’éminente dignité du théâtre. Peut-être avec plus de raison, Marcello n’en voyait là que l’infériorité et la misère. Il redoutait, pour le génie, le trop grand nombre des intermédiaires et des interprètes. Il savait que la pensée musicale est un roseau chantant et que, trop souvent, c’est pour l’écraser que s’arme cet univers. Voilà pourquoi, de cet univers, rien ni personne devant lui ne trouve grâce. Les deux chapitres, on pourrait dire les deux épîtres, aux chanteurs et aux cantatrices sont des chefs-d’œuvre d’insolente ironie :

« Le virtuose moderne, y est-il dit, ne doit pas avoir solfié et ne solfiera jamais, pour échapper au danger de bien poser la voix, de chanter juste, d’aller en mesure, etc., toutes choses contraires aux habitudes modernes.

« Il n’est pas nécessaire qu’il sache lire ni écrire, qu’il prononce bien les voyelles, qu’il exprime correctement les consonnes, simples ou doubles, qu’il comprenne le sens des paroles, etc. Il devra, au contraire, confondre les mots, les lettres, les syllabes, etc., pour arriver à faire des traits de bon goût, des trilles, appoggiatures, cadences, etc.

« Il prononcera de telle façon que dans les ensembles il soit impossible de distinguer un mot ni une syllabe…

« Lorsqu’il sera en scène avec un autre acteur qui, suivant l’exigence du drame, s’adressera à lui en chantant un air, il n’y fera pas attention. »

Voilà pour la satire en quelque sorte artistique. L’impitoyable auteur du Théâtre à la mode y joint la satire morale. Vanité, prétentions, rivalités mesquines, basses jalousies, à cela se réduit, selon Marcello, la psychologie du comédien lyrique : « Le chanteur se plaindra toujours de son rôle, eu prétendant qu’il n’est pas fait pour lui ; que les airs ne sont pas à la hauteur de son talent. Alors, il citera un air d’un autre compositeur et affirmera qu’à telle cour, chez tel grand seigneur, cet air (modestie à part) a enlevé tous les suffrages et lui a été redemandé jusqu’à dix-sept fois dans la même soirée

« Il gardera toujours son chapeau sur la tête, quand bien même une personne de qualité lui adresserait la parole, dans la crainte de se refroidir. Lorsqu’il saluera quelqu’un, il ne se découvrira pas, car il réfléchira qu’il tient l’emploi des princes, des rois et des empereurs. »

Quant à la cantatrice. Marcello l’épargne moins encore, elle, Madame sa mère, son protecteur il signor Procolo, son chat, ses deux petits chiens et le reste de la ménagerie, à laquelle le signor Procolo est chargé de donner à manger et à boire. Faites-vous présenter à la prima donna : « Elle vous dira qu’aussitôt la saison de carnaval terminée, elle se mariera ; qu’elle est promise depuis longtemps à un homme de qualité. Si, par honnêteté, la cantatrice refuse d’accepter une montre, Madame sa mère s’empressera de la gronder, en lui disant : « On voit bien que tu ne connais pas la politesse ! Faire un tel affront à ce gentilhomme qui agit avec tant de courtoisie ! » Elle acceptera le cadeau de l’étranger, et lui dira : « Cher seigneur illustrissime, pardonnez-lui, car c’est la première fois que cette petite sotte quitte son pays. »

Lisez, lisez tout cela. L’étude de mœurs vaut l’étude d’art, la dépasse peut-être, et lui survit. Depuis Marcello les choses ont changé, mais les choses seulement. Le théâtre s’est corrigé, non les comédiens. Et ceux-ci pas plus que le reste des hommes ne se corrigeront. Dès lors, de cette double satire qu’est le Théâtre à la mode, quelques traits peuvent se perdre aujourd’hui ; les autres touchent encore et toucheront éternellement ce qu’il y a d’éternel dans les travers et les ridicules d’un caractère ou d’une condition.


V

Dédaigneux du théâtre et dégoûté du monde, le maître aristocrate et pieux n’avait plus qu’à se réfugier dans le lyrisme sacré. Il y trouva l’occasion et l’inspiration de son chef-d’œuvre, que dis-je, de cinquante chefs-d’œuvre : les Psaumes. Nous avons vu comment le sujet lui fut offert. Il le prit avec enthousiasme, avec une crainte religieuse aussi, mais surtout avec la noble ambition de rappeler son art à un idéal que son art alors menaçait de trahir. « Pour fournir à la musique, dit-il dans la préface des Psaumes, un digne sujet de se faire entendre avec la véritable efficacité de sa gravité naturelle ; pour qu’elle puisse agir, non pas à l’égal de la musique antique, car les lois et les temps sont changés, mais en se conformant, du moins selon l’usage consacré, au culte de la Divinité, j’ai fait choix d’un saint travail et d’une matière divine, qui n’est autre que la présente traduction poétique des Psaumes[25]. »

Il y a cinquante Psaumes de Marcello, non pas traduits littéralement, mais paraphrasés d’après le texte du Prophète-Roi. Ils sont peut-être, avec les cantates de Bach, ce que le lyrisme musical classique a produit de plus grand et de plus fort. Le lyrisme ! On sait assez, depuis que M. Brunetière, en ses leçons de Sorbonne, l’a fait magistralement savoir, on sait assez, disons-nous, ce qu’il est en poésie : « De tous les genres le plus intime et le plus personnel, et cela non seulement dans son fond ou dans son expression, mais dans ce que sa forme a de plus extérieur et presque de plus matériel[26]. » En musique également le lyrisme est un genre où s’affirme et s’accuse la personnalité de l’artiste. Schumann en notre siècle l’a prouvé ; plus d’un siècle auparavant Marcello déjà en avait témoigné, et si, comme le montre encore M. Brunetière[27], « en tous lieux et à toutes les époques de l’histoire, le lyrisme, pour se développer, a besoin d’être favorisé par le développement de l’individualisme, » le compositeur des Psaumes n’est peut-être un grand lyrique que pour avoir été avant tout un grand maître de la mélodie, c’est-à-dire de l’individualisme musical.

Dans les Psaumes, plus que partout ailleurs, elle triomphe et règne, la mélodie. Elle est la seule interprète de l’âme ; par elle seule est traité le grand, l’unique thème des Psaumes, lequel n’est autre que l’idée de Dieu. Quand M. Brunetière se plaint[28] que ce thème-là ne fournisse pas à l’inspiration lyrique d’assez nombreuses ressources, est-il bien en droit de se plaindre ? Sans doute il n’y a pour l’homme que deux manières de concevoir et de représenter Dieu : il faut ou le personnifier, ou « ne prendre son nom que pour synonyme d’Immanent et d’Inconnaissable »[29]. Et il est évident que de ces deux conceptions la seconde sera plutôt celle des philosophes et des métaphysiciens ; celle des artistes ne saurait jamais être que la première. Mais celle-ci même comporte une très grande variété. Du Dieu personnel, à la fois créateur et sauveur, du Dieu des humbles et des forts, du Dieu de la Bible et de l’Evangile, du Dieu qui pardonne et qui punit, les arts ont pu créer d’innombrables représentations ; le dogme chrétien est assez large pour les comprendre, les autoriser et les reconnaître toutes. Voilà comment le Dieu de Marcello n’est pas le Dieu de Palestrina, ou plutôt comment Dieu n’a pas été compris ni chanté de même par les deux musiciens. Ni les grands artistes ni les grands saints ne servent par des vertus ou par des chefs-d’œuvre identiques le Père dans la maison duquel il y a plusieurs demeures. Une cellule eût été la demeure de Palestrina ; ce qu’il fallait à Marcello, c’est un palais vénitien. La musique de l’un est toute contemplation, extase ; celle de l’autre est action, mouvement et transport sacré. Les motets, les répons de Palestrina méditent tout bas le Dieu qu’on adore : c’est vers le Dieu qu’on admire et qu’on glorifie sur les hauteurs, que s’élancent les Psaumes de Marcello.

Il en est peu d’intimes, Marcello n’étant pas un maître de la vie intérieure ; et puisqu’on l’a surnommé le Michel-Ange des musiciens, c’est aussi qu’il y en a peu de tendres ou de gracieux. Il y en a quelques-uns pourtant. Que le Psalmiste, détournant les yeux du Seigneur ou de lui-même, vienne à les reposer un instant sur la terre ; qu’il cherche près de lui, dans la fleur, dans le cours d’eau, de poétiques symboles, l’emblème de son âme, les images de sa propre faiblesse ou de sa fragilité ; alors et par exception la musique se fera plus modeste, plus humble ; elle respirera la fraîcheur et la paix ; elle trouvera des accens d’onction et de bénignité, et tel psaume, naïf comme un cantique, exprimera délicieusement la parfaite remise de l’âme entre les mains de Dieu et cet abandon que Fénelon souhaitait pareil à celui d’un petit enfant.

Mais plus que la douceur de Marcello, j’admire sa puissance : tantôt l’assurance de sa foi, l’impétuosité de sa prière, tantôt la tragique émotion de son repentir. Traitée dans un sentiment et dans un style pareil, en cantates pathétiques, en récitatifs grandioses et hardis, il fallait que la musique religieuse sortît de l’église. Encore sacrée, elle a cessé d’être liturgique ; elle veut être applaudie, elle force l’enthousiasme parce qu’elle le respire. De tous les psaumes, les plus admirables et les plus caractéristiques du génie de Marcello sont les glorieux et les triomphans. Les voilà, les véritables odes de la musique, lancées d’un seul jet, montant tout droit et très haut. Avec quelle audace, avec quelle soudaineté surtout elles partent ! De ces départs foudroyans, de ces débuts qui sont des explosions, les grands maîtres de la mélodie ont seuls possédé le secret ; un Palestrina jamais ne les a connus.

I cieli iramensi narrano
Del grande Iddio la gloria.

Chacun sait comment éclate le plus fameux et peut-être le plus sublime des Psaumes de Marcello. Qui n’en connaît au moins le premier tempo ? Qui n’a subi la commotion de cette attaque en levant, de cette ἄρσις (arsis), comme disaient les Grecs, qu’on retrouve au début de presque toute page de musique héroïque. D’abord une seule voix sillonne l’espace, y traçant, de la tonique à la dominante, l’éclair de la mélodie. Le chœur lui répond aussitôt par la mélodie répétée, et plus belle de cette seule répétition, c’est-à-dire plus belle d’elle-même et de son propre accroissement. Une seconde fois elle frappe lu dominante et semble s’y briser. Alors des éclats brillans s’en détachent, mais pour rentrer bientôt dans son orbite et de nouveau se fondre en elle. Il se fait là comme une ébauche de ce que sera un jour le travail de la symphonie. A des hauteurs différentes, en majeur, en mineur tour à tour, le motif renaît et se répercute. Il firmamento lucido ! ce psaume est bien le psaume du firmament. Une voix y enfonce, y plante véritablement les notes comme les clous d’or des constellations ; une autre, presque immobile au centre, sert de pivot à l’ensemble, et sur elle tourne l’harmonie tout entière, comme tourne sur l’axe divin la voûte même du ciel. C’est le ciel visible, le ciel des astres plus que celui des âmes que chante le sublime cantique. Mais celui-là du moins ne fut jamais chanté avec une telle magnificence.

Par cette extériorité radieuse et dans cette splendeur d’apothéose, le Marcello des Psaumes, de ce psaume surtout, nous apparaît une dernière fois ce qu’il fut toujours : non seulement un grand Italien, mais un grand Vénitien. Y a-t-il donc une musique comme une peinture vénitienne, et le rapport existe-t-il aussi étroit, aussi évident entre Venise et Marcello qu’entre Venise et par exemple Titien ? Du climat, de l’atmosphère, de l’aspect et du caractère de la ville exquise est-il possible de dégager ou de déduire un idéal sonore comme un idéal coloré ? Démontrerait-on que cette musique est, aussi nécessairement que celle peinture, fille de ce ciel et fille de ces eaux ? Non sans doute, et la filiation, moins directe, est aussi moins apparente. Elle existe pourtant, et la musique, sans être un miroir aussi fidèle que la peinture, est un miroir encore.

Dans un tableau de Véronèse, c’est en quelque sorte le visage même de Venise que vous contemplerez ; vous entendrez son aine dans un psaume de Marcello. L’un vous la montre vivant dans sa lumière blonde ; l’autre chante la joie qu’elle a d’y vivre. Rappelez-vous certaines pages de Taine sur les paysages vénitiens, sur la lumière et l’eau des lagunes, sur le nouveau monde que rencontre là-bas la vision : « C’est un miroitement, un amollissement, un éclat incessant de teintes fondues… On passerait des heures à regarder ces dégradations, ces nuances… ces dehors ondoyans et voluptueux des choses[30]. » Toute pittoresque et sensible à l’œil seulement, ce n’est pas cette flottante Venise qu’on retrouve dans la ferme et franche musique de Marcello. Mais il est une autre Venise, et Taine encore l’a comprise et décrite ; il en a senti « la force joyeuse, épanouie, abandonnée, mais toujours noble, qui nage en pleine prospérité et en plein bonheur[31]. » C’est par la même noblesse et le même abandon, par cet épanouissement, cet air de bonheur et de prospérité ; c’est par une semblable force et par une joie pareille, que le maître des Psaumes est véritablement Vénitien. Il l’est à la manière robuste et fougueuse du peintre de l’Assomption. I cieli immensi narrano, c’est l’Assomption de Titien en musique. Taine toujours, a décrit le chef-d’œuvre peint avec des mots qu’on pourrait presque appliquer au chef-d’œuvre chanté : « Une teinte rougeâtre, dit-il, pourprée, intense, enveloppe le tableau tout entier : c’est la plus vigoureuse couleur, et par elle une sorte d’énergie saine transpire de toute la peinture. Au bas sont les apôtres… au-dessus d’eux, au milieu de l’air, la Vierge monte dans une gloire ardente comme la vapeur d’une fournaise ; elle est de leur race, saine et forte, sans exaltation ni sourire mystique, fièrement campée dans sa robe rouge qu’enveloppe un manteau bleu. L’étoffe se ploie en mille plis dans le mouvement du corps superbe ; son attitude est athlétique, son expression est grave… Rien de mou ou d’alangui ; la grâce y reste virile. C’est la plus belle fête païenne, celle de la force sérieuse et de la jeunesse éclatante : l’art vénitien a là son centre et peut-être son sommet. »

Un seul mot excepté, le mot « païenne », qui ne sied assurément pas à l’œuvre du musicien, ni même peut-être à celle du peintre, tout est vrai ici du cantique aussi bien que du tableau. Oui, de la musique également transpire une saine énergie. Au centre du psaume, au-dessus de l’harmonie sommaire qui l’accompagne, robuste, et, sinon sans exaltation, du moins sans mystique sourire, la mélodie monte fièrement. Gravité de l’expression, grâce virile, sérieux de la force, éclat de la jeunesse, rien de ce que possède la belle créature peinte ne manque à la belle créature sonore, emportée dans un mouvement plus impétueux encore que celui des lignes, dans une gloire encore plus ardente que celle des couleurs. Et quant à la robe rouge qu’enveloppe le manteau bleu, quant à ces deux tons hardiment rapprochés, est-il impossible d’en retrouver chez le musicien, ne fût-ce que dans la modulation de la tonique à la dominante, la forte opposition, le rapport à la fois élémentaire et vigoureux ? Décidément les deux chefs-d’œuvre ont bien la même patrie. Ils se ressemblent non seulement par l’inspiration, mais par l’exécution, j’allais dire par la technique même ; ils trahissent une main, une touche commune, il vero colpo veneziano. On a dit que les vierges de Raphaël, si elles chantaient, chanteraient les mélodies de Mozart. Si les apôtres de Titien se mettaient à chanter, ils chanteraient les psaumes de Marcello.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Voir la Revue du &( octobre 1894.
  2. Le palais Marcello est occupé aujourd’hui par la maison Bialotto et Cie (magasin et dépôt d’ébénisterie et de bois taillés). Il touche au jardin du magnifique palais Vendramin-Calergi, où, le 13 février 1883, mourut Richard Wagner (Busi, op. cit.).
  3. Ainsi nommée parce qu’elle était tirée au sort chaque année le jour de la Sainte-Barbe.
  4. M. Busi, op. cit.
  5. Fontana, Busi, op. cit.
  6. I
    No, cho lassù ne’ cori almi e beati
    Non entrano castrati,
    Perche è scritto in quel loco
    — Dite che è scritto mai !
    — « Arbor che non fa frutto arda nel fuoco. »
    — Ahi ! ahi ! ahi !
    II
    Si, che laggiù nell’ Erebo profondo
    Ove alle flamme vassi,
    Cadran tenori e bassi ;
    Perche scritto gia fu da sacri vati :
    « Quei che castrati son saran beati ! »
  7. Caffi, op. cit.
  8. Otto lustri gia vissi ; ahi ! como scrivo
    Che vissi, e vissi tanto ! anzi degg’io
    Morte vera chiamar quel viver mio
    Nel fango involto, e di tua grazia privo.
  9. Ma quante, quante ancor note profane
    Questa inan non segnò, quando mi prese
    Musica a miglior anni ! E qual rimane
    Frutto d’ore si hughe invano spese !
  10. Lettre de Gio-Antonio Riccieri au P. Martini (24 avril 1733) dans le Carteggio inedito del P. Martini coi più celebri musicisti del suo tempo ; Bologna, Zanichelli, 1888.
  11. « Se un nobile sposava una schiava, una fantesca o femina da villa overo qualunque altra de abieta e vil condizionei decadeva, insieme coi figli, dal benefizio della nobilta, e diveniva soltanto cittadino originario. » — P.-G. Molmenti, op. cit.
  12. La civilisation en Italie au temps de la Renaissance, traduction de M. Schmitt. — 2 vol. ; E. Plon, Nourrit et Cie, Paris.
  13. Burkhardt, ibid.
  14. M. Paul Bourget, Études et Portraits.
  15. M. Paul Bourget, Sensations d’Italie.
  16. La Storia di Venezia nella vita privata.
  17. E in qual loco mai
    Troviam miglior ricetto
    Ch’ in questo ? Giorni qui felici e gai
    Rendon doppio diletto ;
    Qui come in Paradiso
    Con virtù regna pace e festa e riso.
    (Cité par M. Molmenti, op. cit.)
  18. Célèbre violoniste du temps.
  19. George Sand, Consuelo.
  20. André Chénier.
  21. Préface des Psaumes.
  22. Un prologo e un sonetto satirici di Benedetto Marcello, édités à Venise (Fontana, 1894) par Si. Taddeo Wiel, bibliothécaire de Saint-Marc, à l’occasion du mariage du comte Andréa Marcello avec la comtesse Maria Grimani-Giustiniani.
  23. Ma sentirò da sciocca e vana gente
    Cantarsi ad uso di corrotte scene
    Quella di tanti giorni
    Ed altrettante notti ardua fatica.
    Oh ! giorni ! oh ! notti adunque
    Mal spesi ! Oh ! inyan seguite
    Greche scorte e Latine ! Oh ! toschi fiori
    Indegnamente colti
    Nel sacro Parnaso,
    Se formarne doveansi
    Inutili ghirlande e vergognose
    A tempie si profane !
    E tu, chiunque sia
    Che del mio strazio esulti,
    Poeta (il dirò pur) empio, inumano,
    Deh ! perche lacerarmi,
    Deh ! perche ad allettar l’insano volgo
    Formi incanti e malie con sacri carmi !
  24. C’est ce que le président de Brosses appelait « badiner sur les voyelles. »
  25. « Per renderle adunque un degno argomento di farsi udire nella sempre utile sua gravita naturale, e se non efficace al pari dell’ antica per la differenza delle leggi e dei tempi, almeno conforme nell’ uso consacrato al culto della Divinita, si e cercato un lavoro di sacra e divina materia, quale si è la présente poetica traduzione dei Salmi. »
  26. M. Brunetière, l’Évolution de la poésie lyrique en France au XIXe siècle ; Paris, Hachette.
  27. Id., op. cit.
  28. Id., op. cit.
  29. Id. ; ibid.
  30. Taine, Voyage en Italie.
  31. Taine, ibid.