Traduction par Eugène Tavernier.
Plon (p. 113-169).


TROISIÈME ENTRETIEN


Audiatur et tertia pars.


Cette fois, d’un commun désir, nous nous réunîmes dans le jardin avant l’heure ordinaire, pour n’avoir pas besoin de brusquer la fin de la conversation. Le même motif nous avait communiqué à tous une disposition d’esprit plus sérieuse que la veille.


L’HOMME POLITIQUE (à M. Z…). – Vous vouliez, je crois, faire une objection ou une remarque au sujet de ce que j’ai dit hier ?

M. Z… – Oui, à propos de votre définition : la politique pacifique est un symptôme de progrès. J’ai rappelé le mot d’un personnage de Tourgueniev, dans Fumée : « Le progrès est un symptôme. » J’ignore ce que le personnage en question voulait dire au juste. Mais le sens naturel de ces paroles est tout à fait exact. Réellement, le progrès est un symptôme.

L’HOMME POLITIQUE. – De quoi ?

M. Z… – C’est fort agréable d’avoir affaire à des gens intelligents. Précisément, je voulais en venir à ce sujet. Je pense que le progrès, bien entendu le progrès visible et accéléré, est toujours un symptôme de la fin.

L’HOMME POLITIQUE. – Évidemment, si, par exemple, il s’agit de la paralysie progressive, alors c’est le symptôme de la fin. Mais pourquoi le progrès de la culture ou de la civilisation devrait-il absolument être un symptôme de la fin ?

M. Z… – En effet, ce n’est pas évident comme dans le cas de paralysie, mais c’est ainsi tout de même.

L’HOMME POLITIQUE. – Vous êtes convaincu, je le vois bien. Cependant, je ne distingue pas quelle est, à proprement parler, la chose dont vous êtes convaincu. D’abord, comme votre compliment m’y encourage, je répète ma simple question, qui vous a paru sensée. Vous dites : « Symptôme de la fin. » Là-dessus, je demande : la fin de quoi ?

M. Z… – La fin de ce qui a fait le sujet de notre conversation. Nous nous sommes entretenus de l’histoire de l’humanité ; de ce progrès historique qui, incontestablement, a pris une allure accélérée et qui, j’en suis persuadé, approche de sa conclusion.

LA DAME. – C’est la fin du monde, n’est-ce pas ? [1] C’est très curieux.

LE GÉNÉRAL. – Enfin, nous atteignons le point le plus intéressant.

LE PRINCE. – Probablement, vous avez l’intention de ne point passer l’Antéchrist sous silence ?

M. Z… – Assurément. L’Antéchrist a droit à la première place.

LE PRINCE (à la Dame). – Veuillez m’excuser. J’ai à faire une terrible besogne absolument pressée ; de sorte que, malgré tout mon désir d’écouter des propos si intéressants, je suis obligé de rentrer chez moi.

LE GÉNÉRAL. – Comment ? Et le vint ?

L’HOMME POLITIQUE. – Depuis trois jours, je pressentais quelque scélératesse. Dès que la religion s’en mêle, n’attendez rien de bon. Tantum religio potuit suadere malorum.

LE PRINCE. – Je n’ai pas en vue la moindre scélératesse. Je m’efforcerai de revenir à neuf heures. Mais, maintenant, je ne suis pas libre.

LA DAME. – D’où vous vient donc une hâte si soudaine ? Pourquoi ne nous avez-vous pas prévenus de ces affures importantes ? Je n’y crois pas. Avouez donc que c’est l’Antéchrist qui vous fait partir tout à coup.

LE PRINCE. – Hier, j’ai entendu dire tant de choses au sujet de la prééminence de la politesse que, sous cette impression, par égard pour la politesse, j’avais résolu de sacrifier la vérité. Maintenant, je m’aperçois que j’ai eu le plus grand tort. Je parlerai donc avec franchise. Réellement, j’ai beaucoup d’affaires sérieuses ; mais, si je quitte la conversation, c’est surtout parce que je considère que je n’ai pas le droit de perdre mon temps à discuter sur des choses qui ne méritent d’intéresser personne, excepté, peut-être, des espèces de Papous.

L’HOMME POLITIQUE. – Voilà sans doute une jolie façon de réparer votre grave excès de politesse.

LA DAME. – Pourquoi vous irriter ? Si nous sommes des imbéciles, pardonnez-nous. Quant à moi, vraiment, je ne me fâche pas de ce que vous me traitez de Papou. Les Papous peuvent avoir quelques idées justes. Dieu enseigne les enfants. Mais, puisque vous ne pouvez supporter d’entendre parler de l’Antéchrist, je vous propose un arrangement. Votre villa est à deux pas d’ici. Allez-y travailler, et revenez pour la fin de l’entretien, – après l’Antéchrist.

LE PRINCE. – Bien. Je reviendrai.

(Après que le Prince s’est éloigné, LE GÉNÉRAL, riant, fait cette remarque) : Le chat sait quelle viande il a mangée.

LA DAME. – Comment ? Pensez-vous que notre Prince soit – l’Antéchrist ?

LE GÉNÉRAL. – C’est-à-dire, pas en personne ; non, pas en personne. Il n’est pas de taille. Mais, tout de même, il penche de ce côté. Comme il est dit encore dans l’évangile de saint Jean : « Vous avez entendu dire, enfants, que l’Antéchrist viendra ; mais maintenant les antéchrists sont nombreux. » Alors, parmi tous ceux-ci…

LA DAME. – On peut inopinément être englobé dans ce grand nombre. Le Prince ne sera pas jugé avec sévérité par Dieu ; car on lui a fait perdre le bon sens. Il sait qu’il n’est pas de ceux qui inventent la poudre. Il porte l’uniforme qui a la vogue, avec la fierté qu’on a, quand, de la ligne, on passe dans la garde. Pour un grand général, la chose n’a aucune importance, mais elle flatte un petit officier.

L’HOMME POLITIQUE. – C’est de la bonne psychologie. Cependant, je ne comprends pas pourquoi il s’est irrité à propos de l’Antéchrist. Ainsi, par exemple, je ne crois pas à la mystique ; mais elle ne m’irrite pas, et plutôt elle m’intéresse, au point de vue de l’ensemble de l’humanité. Je sais que beaucoup de gens prennent la mystique au sérieux ; j’en conclus qu’elle exprime un caractère de la nature humaine, caractère qui chez moi est plus ou moins atrophié, mais qui continue de m’offrir un intérêt objectif. Ainsi, par exemple, je suis absolument nul en peinture ; je ne sais rien dessiner, pas même tracer une ligne droite ; avec les peintres, je ne discute pas ce qui est bien peint ou ce qui est mauvais. Mais les questions de peinture m’intéressent au point de vue de l’éducation et de l’esthétique générales.

LA DAME. – On ne doit pas s’irriter d’un sujet si inoffensif ; et, cependant, vous-même vous haïssez la religion. Tout à l’heure, vous avez dirigé contre elle une injure en latin.

L’HOMME POLITIQUE. – C’est vite parler d’injure. Comme mon poète favori, Lucrèce, je reproche à la religion ses autels ensanglantés et les gémissements des victimes humaines. Un écho de cette cruauté me parvient sourdement à travers les intolérantes déclarations de l’interlocuteur qui vient de refuser la discussion. Mais, en elles-mêmes, les idées religieuses m’intéressent beaucoup, principalement cette idée de l’"Antéchrist". Par malheur, il se trouve que je viens d’achever un livre de Renan ; et, là, toute la question est envisagée au point de vue de la science historique et tout aboutit à Néron. C’est peu de chose. Bien avant le temps de Néron, l’idée de l’antéchrist existait chez les Hébreux – au sujet du roi Antiochus Épiphane, et elle s’est conservée jusqu’à notre époque, par exemple, chez nos rascolniks. C’est, en quelque sorte, une idée générale.

LE GÉNÉRAL. – C’est très bien à Votre Excellence de méditer sur de tels sujets pendant vos moments de loisir. Notre pauvre Prince, lui, est tellement enfoncé dans les affaires de la propagande évangélique qu’il ne peut même plus réfléchir sur le Christ ou sur l’Antéchrist. Même, pour jouer au vint, il ne dispose que de trois heures par jour. C’est un homme sincère ; on doit lui rendre justice.

LA DAME. – Vous êtes trop sévères pour lui. Assurément ces gens-là ont tous quelque fêlure, mais, en revanche, ils sont malheureux. Ils n’ont pas de gaieté, ni de contentement, ni de mansuétude. Cependant, l’Évangile dit bien quelque part que le christianisme est la joie dans le Saint-Esprit.

LE GÉNÉRAL. – La situation est en effet difficile : ne pas avoir l’esprit du Christ et se donner pour les vrais chrétiens.

M. Z… – Pour des chrétiens supérieurs, et sans posséder ce qui, précisément, constitue surtout la supériorité du christianisme.

LE GÉNÉRAL. – Selon moi, ce fâcheux état d’esprit est juste l’état d’esprit antichrétien, lequel, chez les plus intelligents ou les plus perspicaces, est accablé par la conviction que, à la fin des fins, le chemin détourné n’aboutit pas.

M. Z… – En tout cas, certainement, l’idée d’Antéchrist qui, d’après la Bible – l’ancien Testament et le nouveau – indique par elle-même le dernier acte de la tragédie historique, ne sera pas la simple incrédulité, ou la négation du christianisme, on le matérialisme, ou autre chose d’analogue. Elle sera l’imposture religieuse. Alors, le nom du Christ sera exploité par toutes les puissances humaines qui, en fait et en principe, sont étrangères et directement hostiles au Christ et à son Esprit.

LE GÉNÉRAL. – Assurément, le diable ne serait plus le diable s’il jouait à découvert.

L’HOMME POLITIQUE. – Je l’avoue, je crains que tous les chrétiens ne tournent à l’imposture et, par conséquent, selon vous, ne deviennent des Antéchrists. Comme exception il n’y aurait guère que le peuple inconscient, à supposer que celui-ci existe encore dans le monde chrétien ; et quelques originaux isolés, de votre espèce, Messieurs. En tout cas, il faut considérer comme « antéchrists » tous ces gens, – ici, en France, et chez nous – qui s’agitent tant à propos du christianisme, qui en font leur souci principal et transforment leur nom de chrétiens en monopole et en privilège. Aujourd’hui, ces gens appartiennent à l’une des deux catégories qui sont également dépourvues de l’esprit du Christ. Ce sont, ou bien des égorgeurs tout prêts à rétablir l’inquisition et à organiser des massacres religieux, tels ces pieux » abbés » et ces « catholiques » officiers, qui, à une date peu ancienne, exprimaient la grande joie que leur causait la glorification d’un certain chevalier d’industrie pris sur le fait[2] ; — ou de nouveaux apôtres du jeûne et du célibat, qui découvrent la vertu et la conscience comme une espèce d’Amérique et perdent le sens intime de la droiture et tout sens commun. Devant les premiers, ou ressent la nausée morale ; devant les seconds, on est vaincu par le bâillement physique.

LE GÉNÉRAL. – Oui. À l’origine, le christianisme était inconnu des uns et détesté des autres ; mais seule notre époque a réussi à le rendre odieux. J’imagine comment le diable s’est frotté les mains et s’est caressé le ventre après un tel succès. Hélas ! Seigneur !

LA DAME. – Vous pensez donc que c’est cela l’Antéchrist ?

M. Z… – Non. Nous possédons quelques indices explicatifs ; mais lui-même est encore dans l’avenir.

LA DAME. – Expliquez-nous donc, aussi simplement que possible, en quoi consiste l’affaire.

M. Z… – Eh bien ! soit ; mais la simplicité, je n’en réponds pas. On n’arrive pas d’un coup à la simplicité véritable ; et la simplicité prétendue, artificielle, fausse, c’est ce qu’il y a de pire. Un de mes amis défunts aimait à répéter cette vieille maxime : mainte simplicité trompe aisément.

LA DAME. – Mais cela n’est pas très simple.

LE GÉNÉRAL. – C’est, vraisemblablement, ce que signifie le proverbe populaire : il y a une simplicité pire que le vol.

M. Z… – C’est la même chose.

LA DAME. – Maintenant, je comprends.

M. Z… – Seulement, il est regrettable qu’on ne puisse pas expliquer entièrement l’Antéchrist rien qu’avec des proverbes.

La Dans. – Eh bien, expliquez selon ce que vous savez.

M. Z… – Avant tout, dites-moi si vous reconnaissez l’existence et la puissance du mal dans le monde ?

LA DAME. – Force m’est bien de le reconnaître, même si je ne le voulais pas. Comme preuve, la mort à elle seule suffirait : voilà un mal que personne n’évite. Je crois que « la mort est le dernier ennemi à détruire ». Tant que cet ennemi n’est pas détruit, nul doute que le mal ne soit puissant, et même plus puissant que le bien.

M. Z… (au Général). – Et vous, quelle est votre opinion ?

LE GÉNÉRAL. – J’ai regardé en face les balles et les boulets. Je ne clignerai donc pas les yeux devant les questions les plus subtiles. Assurément le mal existe, d’une manière réelle, comme aussi le bien. Dieu existe ; le mal existe, du moins tant que Dieu le tolère.

L’HOMME POLITIQUE. – Provisoirement, moi, je ne réponds rien. Mon opinion n’atteint pas à la racine des choses. Ce que je comprends là-dessus, je l’ai expliqué hier de mon mieux. Mais je suis toujours disposé à faire connaissance avec d’autres opinions. Je comprends parfaitement la manière de penser du Prince ; c’est-à-dire, je comprends qu’il n’y a là absolument rien qui ressemble à une véritable idée, mais seulement la marque d’une simple prétention, qui n’a ni rime ni raison[3]. Mais l’opinion religieuse positive a, naturellement, plus de consistance et m’intéresse davantage. Seulement, jusqu’ici je ne la connais que sous sa forme administrative, laquelle ne me satisfait pas. Je suis donc très désireux d’entendre, à ce sujet, non pas l’éloquence onctueuse, mais la parole humaine, naturelle.

M. Z… – Parmi toutes les étoiles qui se lèvent sur l’horizon de l’homme appliqué à lire nos livres saints, aucune, selon moi, n’est plus éclatante ni plus impressionnante que celle qui brille dans la parole évangélique : « Pensez-vous que je sois venu apporter la paix sur la terre ? Non, je vous le dis, – mais la division. » Il est venu apporter sur la terre la vérité ; et celle-ci, comme le bien, divise d’abord.

LA DAME. – Je réclame une explication. Pourquoi le Christ s’appelle-t-il prince de la paix[4] et pourquoi a-t-il dit que les pacificateurs sont appelés enfants de Dieu ?

M. Z… – Et vous êtes assez bonne pour désirer me voir obtenir cette haute dignité en réalisant l’accord de textes qui se contredisent ?

LA DAME. – Précisément.

M. Z… – Veuillez donc remarquer que pour arriver à cet accord il n’y a qu’un moyen, c’est de faire la division entre la véritable et bonne paix et la paix mauvaise ou menteuse. Cette séparation est directement signalée par Celui qui a apporté la paix véritable et la bonne inimitié : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix : je vous donne, mais non pas ainsi que donne le monde. » Il y a donc la bonne paix, la paix chrétienne, ayant pour principe cette division que le Christ est venu apporter sur la terre, c’est-à-dire la séparation entre le bien et le mal, entre la vérité et le mensonge ; et il y a la paix du monde, la paix mauvaise ayant pour principe le mélange ou l’union extérieure de ce qui, intérieurement, est en guerre avec soi-même.

LA DAME. – Et comment distinguez-vous la bonne paix de la mauvaise ?

M. Z… – À peu près comme faisait le Général avant-hier, lorsque, en plaisantant, il constatait qu’il y a une bonne paix, par exemple, celle de Nishtadt ou celle de Kutchuk–Kainardji. Sous cette plaisanterie se trouve un sens plus étendu et plus important Dans la lutte spirituelle, comme dans la lutte politique, la seule bonne paix est celle qui se conclut seulement lorsque le but de la guerre est atteint.

LA DAME. – En fin de compte, d’où provient la guerre entre le bien et le mal ? Ont-ils donc essentiellement besoin de combattre l’un contre l’autre ? Est-il possible qu’il y ait réellement entre eux collision, corps à corps[5]. Dans la guerre ordinaire, quand un des deux partis commence à se renforcer, et que l’autre cherche des appuis, le conflit doit se résoudre par de vraies batailles, avec des canons et des baïonnettes. Mais la lutte du bien et du mal se passe autrement ; et quand le bon parti gagne de la force, aussitôt le mauvais s’affaiblit. Entre eux, l’antagonisme ne va jamais jusqu’à une bataille réelle ; et tout cela ne se dit qu’au figuré. La seule chose dont il y ait lieu de se soucier, c’est que, dans le sein de l’humanité, la somme de bien soit plus grande ; alors les ressources du mal diminueront d’elles-mêmes, en proportion.

M. Z… – Donc, selon vous, il suffirait que les gens qui sont bons deviennent encore meilleurs pour que les mauvais perdent leur méchanceté, en attendant finalement de devenir bons eux aussi ?

LA DAME. – Il me semble qu’en effet c’est cela.

M. Z… – Avez-vous eu quelquefois l’occasion de voir la bonté d’un homme bon rendre bon un homme mauvais ou, simplement, le rendre moins mauvais ?

LA DAME. – Non, à dire vrai, je n’ai pas eu cette occasion, et je n’ai pas non plus entendu raconter que d’autres personnes l’aient eue… Mais, attendez… Ce que vous venez de dire approche, il me semble, de ce dont vous parliez avant-hier avec le Prince : que le Christ lui-même ne put, malgré toute Sa bonté, rien faire de bon de l’âme de Judas Iskariote ou du mauvais larron. Là-dessus, la réponse appartient au Prince. Souvenez-vous-en quand il arrivera.

M. Z… Comme je ne le prends pas pour l’Antéchrist, je ne suis pas assuré de son arrivée, et encore moins des ressources de son esprit théologique. Alors, afin que notre entretien ne s’alourdisse pas d’une question non résolue, je présente la réponse que devrait faire le Prince, d’après son point de vue. Pourquoi le Christ n’a-t-Il pas régénéré par sa bonté les âmes mauvaises de Judas et Cie ? – Simplement parce que l’époque était trop enténébrée et parce que trop peu d’âmes se tenaient à la hauteur du progrès moral où se fait sentir la force intime de la vérité. Judas et Cie étaient encore trop peu « développés ». Mais le Christ lui-même a dit à Ses disciples : « Les œuvres que J’accomplis, vous les accomplirez aussi, et même de plus grandes. » C’est-à-dire ceci : au degré supérieur de développement moral dans l’humanité, degré atteint aujourd’hui, les vrais disciples du Christ peuvent, par la puissance de leur mansuétude et de la non-résistance au mal, accomplir des prodiges moraux plus grands que ceux qui étaient possibles il y a dix-huit siècles…

LE GÉNÉRAL. – Permettez ! permettez ! S’ils sont capables de les accomplir, pourquoi ne le font-ils pas ? Ou bien, avez-vous vu ces nouveaux prodiges ? Voyez notre Prince : maintenant, « après dix-huit siècles pendant lesquels s’est poursuivi le progrès moral de la conscience chrétienne, il est absolument incapable de dissiper les ténèbres de mon âme. Le cannibale que j’étais avant de l’avoir rencontré, je le suis encore de même qu’autrefois. Après Dieu et après la Russie, ce que j’aime le plus dans ce monde, c’est l’œuvre militaire en général, et l’artillerie en particulier. Et, cependant, des partisans de la non-résistance, j’en ai rencontré beaucoup d’autres que notre Prince et mieux équilibrés que lui.

M. Z… – Maintenant, pourquoi en resterions-nous à une question personnelle ? Qu’est-ce que vous désirez de moi ? Je vous ai offert, en faveur de notre contradicteur absent, un texte évangélique qu’il avait oublié, mais ensuite,

– Est-ce raisonnable ou non –
Je ne suis pas responsable du songe d’autrui.

LA DAME. – Eh bien ! je prendrai la défense du Prince. S’il avait voulu faire preuve de sagesse, il aurait ainsi répondu au Général : – Ceux de mon opinion avec lesquels vous vous êtes rencontré, et moi-même, nous nous considérons comme les vrais disciples du Christ, seulement à cause de la tendance de nos pensées et de notre conduite, et non point parce due nous nous attribuons une grande force. Mais, certainement, il y a quelque part, ou il y aura bientôt, des chrétiens plus parfaits que nous. Ceux-là sauraient percer votre muraille de ténèbres.

M. Z… – Pratiquement, cette réponse serait commode, puisqu’elle ferait appel à une juridiction inconnue. Mais, en somme, cela n’est pas sérieux. Supposons qu’ils disent, comme ils doivent dire : – Nous ne pouvons rien faire qui soit supérieur, ni égal, ni même inférieur à ce que le Christ a fait. – En bonne logique, que resterait-il à conclure d’un tel aveu ?

LE GÉNÉRAL. – Seulement ceci, je pense : que les paroles du Christ : « vous ferez ce que J’ai fait, et plus encore » s’adressaient non pas à ces messieurs, mais à quelque autre personne qui ne leur ressemblait pas du tout.

LA DAME. – Mais on peut s’imaginer un homme appliquant jusqu’au bout le précepte du Christ sur l’amour des ennemis et sur le pardon des offenses. Alors, il recevrait du Christ la puissance de transformer par sa douceur les âmes mauvaises et de les rendre bonnes.

M. Z… – L’expérience a été faite, il n’y a pas si longtemps. Elle n’a pas réussi ; et même elle a tourné au rebours de ce que vous supposez. Il y avait un homme qui ne connaissait pas de limites à sa mansuétude et qui non seulement pardonnait toutes les offenses, mais répondait à chaque nouvelle scélératesse par de nouveaux et plus grands bienfaits. Qu’est-ce qui en résulta ? Parvint-il à ébranler l’âme de son ennemi et à le régénérer moralement ? Hélas ! Il ne fit qu’endurcir le scélérat, dans les mains duquel il périt d’une manière lamentable.

LA DAME. – De quoi donc parlez-vous ? De quel homme s’agit-il ? Où et quand a-t-il vécu ?

M. Z… – À Pétersbourg ; et il n’y a pas très longtemps. Je pensais que vous le connaissiez. C’était le chambellan Delarue.

LA DAME. – Jamais je n’ai entendu parler de lui et je crois pouvoir me flatter de connaître tout Pétersbourg sur le bout du doigt.

L’HOMME POLITIQUE. – Moi non plus je ne me rappelle rien à ce sujet. Quelle est donc l’histoire de ce chambellan ?

M. Z… – Elle est supérieurement exposée dans une poésie inédite d’Alexis Tolstoï.

LA DAME. – Inédite ? Alors, c’est bien une farce. Pourquoi mêlez-vous cela à notre conversation si sérieuse ?

M. Z… – Quoique la forme ait le caractère d’une farce, il s’agit cependant d’une chose très sérieuse, je vous assure, et qui, point capital, a un fondement pratique et véridique. D’ailleurs, le rapport réel entre la bonté et la méchanceté dans la vie humaine est représenté par ces vers facétieux beaucoup mieux que je ne pourrais le représenter sur le ton grave de ma prose. Quand les héros des grands romans universels qui, sérieusement et avec art, labourent l’humus de la psychologie, seront devenus de simples souvenirs littéraires bons pour les érudits, cette farce, qui, avec ses traits d’une caricature féroce, touche à la souterraine profondeur de la question morale, conservera, j’en suis très sûr, toute sa vérité artistique et philosophique.

LA DAME. – Eh bien, je n’ai pas confiance dans vos paradoxes. Vous êtes possédé de l’esprit de contradiction ; et, à dessein, vous bravez toujours l’opinion publique.

M. Z… – Probablement, je la « braverais » si elle existait. Mais, tout de même, je vous dirai l’histoire du chambellan Delarue, puisque vous ne la connaissez pas et puisque je la sais par cœur :

L’infâme scélérat enfonça son poignard
Dans la poitrine de Delarue.
Celui-ci, retirant son chapeau, dit d’un ton courtois :
« Je vous rends grâces. »
Alors, dans le côté gauche pénétra l’horrible poignard
Du meurtrier.
Et Delarue dit : « Comme votre poignard
»Est beau ! »
Alors, l’assassin, se tournant vers le côté droit,
Y fit une blessure.
Delarue se contenta de le menacer à peine,
D’un sourire malin.
Ensuite, l’assassin le perça de coups
Par tout le corps.
Delarue : « Je vous prie de venir prendre une tasse de thé
» À trois heures. »
Le meurtrier, la face contre terre, pleurant en abondance,
Tremblait comme une feuille.
Delarue « Ah ! Relevez-vous, pour l’amour de Dieu !
» Ici, le parquet est sale. »
Mais, sans force, l’âme angoissée,
Le meurtrier pleurait.
Tendant les mains, Delarue dit :
» Je ne prévoyais pas !
» Est-ce possible ? Comment ? Pleurer de la sorte,
» Pour une bagatelle !
» Par mes démarches, je vous procurerai, cher Monsieur,
» Une bonne rente.
» On vous donnera l’écharpe de l’ordre de Stanislas,
» Pour servir d’exemple.
» J’ai le droit de donner des conseils aux autorités :
» Je suis chambellan.

» Voulez-vous épouser ma fille Dounia ?
» Dans ce but, je vous compterai, en billets de banque,
» Cent mille roubles.
» Pour le moment, voici mon portrait comme souvenir,
» En signe d’amitié.
» Je n’ai pas eu le temps de le faire encadrer –
» Acceptez-le tel qu’il est. »
Alors, le visage du meurtrier devint caustique
Et même plus piquant que le poivre.
Hélas ! Son âme dépravée
Ne rend pas le bien pour le mal.
La médiocrité inquiète les esprits élevés.
Les ténèbres ont peur de la lumière.
Pardonner l’offre du portrait, l’assassin le peut ;
Mais d’une rente, – non.
La flamme de l’envie le brûle
Si ardemment,
Qu’à peine a-t-il revêtu l’écharpe de Stanislas,
Il plonge son poignard dans le poison
Et, avec prudence, s’approchant furtivement de Delarue,
Le poignarde dans le dos.
Delarue gît sur le parquet, empêché par d’horribles douleurs
De se tenir sur son fauteuil.
L’assassin monte à l’entresol
Et séduit Dounia.
Il s’enfuit à Tambov, où il devint gouverneur,
Très aimé.
Ensuite Moscou le connut sénateur zélé,
Honoré de tout le monde.
Enfin, il devint membre du Conseil,
En peu de temps.
Quel exemple nous fournit cette histoire
Et quelle leçon !


LA DAME. – Ah ! comme c’est joli et imprévu !

L’HOMME POLITIQUE. – En effet, excellent. « Je vous compterai en billets de banque, » – merveilleux. « Pardonner l’offre d’une rente – non ! » et « il s’enfuit à Tambov », – deux vrais coups de maître ! [6].

M. Z… – Mais quelle véracité ! vous le voyez. Delarue n’est pas la « vertu épurée », qui ne se rencontre pas dans la réalité naturelle. C’est un homme vivant, qui a les humaines faiblesses, – et l’ostentation (« je suis chambellan ! ») et l’avidité (cent mille roubles de provision). Sa fantastique impénétrabilité au poignard du scélérat n’est que le clair symbole de sa bonté sans limites, supérieure et même insensible à toutes les offenses ; ce qui se rencontre, bien que très rarement. Delarue n’est pas la personnification de la vertu : c’est l’homme naturellement bon, en qui la bonté du cœur a vaincu les mauvais instincts et les a repoussés à la surface de l’âme, sous la forme d’inoffensives faiblesses. De même, le « scélérat » n’est pas du tout le simple extrait du vice, mais l’ordinaire mélange des bons et des mauvais instincts. Chez lui, le mal de l’envie siégeait dans les profondeurs mêmes de l’âme et a repoussé tout le bon à l’épiderme de l’âme, si l’on peut dire ; et, là, alors, la bonté a pris la forme de la sensibilité vivante mais superficielle. Quand, à une série d’offenses atroces, Delarue répond par des paroles courtoises et par l’invitation à prendre une tasse de thé, ces témoignages de bonne éducation éveillent la sensibilité de l’épiderme moral chez le scélérat, qui, alors, se livre au repentir le plus expansif. Quand la politesse du chambellan devient le cordial intérêt de l’homme vraiment bon, qui, envers son ennemi, rend le bien pour le mal, non seulement en apparence, par la courtoisie des paroles et des gestes, mais le bien réel et vivant, sous la forme d’un secours pratique ; – quand Delarue intervient dans les conditions d’existence du scélérat et se montre prêt à partager avec lui sa fortune, à lui assurer des arrangements domestiques et même à partager avec lui le bonheur familial, – alors cette bonté active, pénétrant les couches plus cachées de l’être moral du scélérat, en dévoile l’insignifiance, et, enfin, atteignant le fond de l’âme, éveille là le crocodile de l’envie. Cette envie ne s’adresse pas à la bonté de Delarue – car le scélérat peut être bon – d’ailleurs n’a-t-il pas senti sa propre bonté quand « il sanglota avec le tourment du cœur » ? Non, il envie précisément l’inaccessible, absolu et simple sérieux de cette bonté :

Le meurtrier peut pardonner l’offre du portrait,
____Mais non pas l’offre d’une rente.

Est-ce que cela n’est pas réel ? Est-ce que les choses ne se passent pas ainsi dans la vie réelle ? La seule humidité de la pluie vivifiante fait naître les forces salutaires dans les plantes médicinales ; – de même se développe le poison des herbes vénéneuses. À la fin des fins, le bienfait actif augmente le bien dans le bien – et le mal dans le mal. Devons-nous alors, et même avons-nous le droit, toujours et sans distinction, d’abandonner notre volonté à nos bons sentiments ? Peut-on louer les parents qui, avec zèle, vident de bons entonnoirs sur les herbes vénéneuses d’un jardin où se promènent leurs enfants ? Comment a été perdue Dounia ? Je vous le demande.

LE GÉNÉRAL. – C’est exact ! Si Delarue avait passablement serré le cou du scélérat à la porte de la maison, celui-ci ne serait pas monté à l’entresol.

M. Z… – En effet. Admettons que Delarue fût libre de se sacrifier à sa bonté, comme jadis il y avait des martyrs de la foi et comme, maintenant, il doit y avoir des martyrs de la bonté. Mais à l’égard de Dounia, que faire ? je vous le demande. Vous le voyez, elle est sotte et jeune ; elle ne peut ni ne désire rien dénoncer. N’est-elle pas à plaindre ?

L’HOMME POLITIQUE. – Admettons qu’elle est à plaindre. Mais ce que je regrette davantage, c’est que, apparemment, l’Antéchrist nous a quittés avec le scélérat, pour courir à Tambov.

M. Z… – Nous le rattraperons, Excellence, nous le rattraperons. Hier, vous avez bien voulu nous montrer, par l’histoire, que l’humanité naturelle, – composée primitivement d’une multitude de nations plus ou moins sauvages, en partie étrangères et en partie hostiles l’une à l’autre, – développe graduellement la meilleure portion d’elle-même, la portion civilisée – le monde cultivé ou européen qui, graduellement, prend de l’ampleur et de la consistance et qui, enfin, doit embrasser dans ce mouvement historique toutes les nations retardataires et former avec elles un ensemble solidaire, pacifique et international. L’institution de la paix internationale perpétuelle – voilà, n’est-ce pas, votre formule ?

L’HOMME POLITIQUE. – Oui, et cette formule, dans son inévitable et prochaine réalisation, remportera, en fait de culture essentielle, des succès bien plus nombreux qu’on ne peut supposer aujourd’hui. Songez un peu à la somme de mal qui sera nécessairement atrophiée ; et à la somme de bien qui, selon la nature même des choses, surgira et se développera. Combien de forces seront mises en liberté au profit des travaux producteurs ; comment fleuriront les sciences et les arts, l’industrie et le commerce…

M. Z… – Bien. Et la suppression des maladies et de la mort, comptez-vous aussi cela parmi les imminentes victoires assurées à la culture ?

L’HOMME POLITIQUE. Sans doute… jusqu’à un certain degré. Déjà, on a fait beaucoup dans le domaine des méthodes sanitaires, de l’hygiène, de l’antisepsie… de l’organothérapie…

M. Z… – Mais ces incontestables succès positifs, est-ce qu’ils, ne sont pas mis en balance par le progrès si certain des phénomènes névropathiques et psychopathiques, symptômes de dégénérescence, symptômes qui accompagnent le développement de la culture ?

L’HOMME POLITIQUE. – Soit ; mais avec quelle balance peser cela ?

M. Z… – En tout cas, il est incontestable que le plus grandit et que le moins grandit. Comme résultat, on obtient quelque chose qui approche de zéro. Voilà pour le compte des maladies. Et en ce qui concerne la mort, il semble que, excepté le zéro, le progrès de la civilisation n’a rien produit.

L’HOMME POLITIQUE. – Mais est-ce que le progrès de la civilisation prétend résoudre une tâche telle que la suppression de la mort ?

M. Z… – Je Sais qu’il n’y prétend pas ; et c’est pourquoi on ne peut avoir une bien haute idée de lui. En fait, si j’étais très certain que je dois, moi-même, avec tout ce qui m’est cher, disparaître pour toujours, ne me serait-il pas tout à fait indifférent que les diverses nations combattent entre elles ici ou là, ou bien qu’elles vivent en paix, civilisées ou sauvages, policées ou non ?

L’HOMME POLITIQUE. – Oui, au point de vue égoïste, cela serait absolument égal.

M. Z… – Comment ! au point de vue égoïste ? Je vous demande pardon : – à tous les points de vue. La mort établit l’égalité complète ; et, devant elle, l’égoïsme et l’altruisme sont identiquement absurdes.

L’HOMME POLITIQUE. – Soit. Mais l’absurdité de l’égoïsme ne nous empêche pas d’être égoïstes ; exactement comme l’altruisme, autant qu’il est possible en général, se passe de fondements rationnels et ne met pas en peine de raisonner sur la mort. Je sais que mes enfants et mes petits-enfants mourront, mais cela ne m’empêche pas de m’occuper de leur bien, comme d’une chose qui serait éternelle. Je travaille pour eux, d’abord parce que je les aime ; et leur donner ma vie me procure de la satisfaction. « J’y trouve du goût. » C’est simple comme bonjour [7].

LA DAME. – Oui, tant que tout va bien ; et cependant la pensée de la mort se fait place tout de même. Et quand, avec les enfants et les petits-enfants, surviennent les infortunes diverses ? Quelle satisfaction et quel goût y trouver ? C’est comme les fleurs aquatiques d’un marécage : on les cueille et on s’enfonce.

M. Z… – En outre, on peut et on doit prendre soin des enfants et des petits-enfants quand même[8], sans résoudre et aussi sans poser la question de savoir si notre sollicitude leur procurera le bien réel et définitif. Vous prenez soin d’eux non en vue de n’importe quoi, mais parce que vous avez à leur égard un vivant amour. On ne peut éprouver un tel amour pour l’humanité future, qui n’existe pas encore. Alors, on juge combien est fondée la question que pose la raison sur le sens final, c’est-à-dire sur le but de nos sollicitudes. Si, en dernière instance, cette question se résout par la mort ; si le dernier résultat de votre progrès et de votre culture est tout de même la mort de chacun et de tous, alors, évidemment, toute activité progressiste et civilisatrice se déploie en vain. Elle n’a point de but ni de signification.

(Ici, M. Zs’interrompit tout à coup ; et les autres interlocuteurs tournèrent la tête vers la porte, qui venait de s’ouvrir en sonnant. Quelques instants de surprise s’écoulèrent. Dans le jardin entrait et, à pas inégaux, s’avançait le Prince.)

LA DAME. – Ah ! Mais nous n’avons pas encore commencé à nous occuper de l’Antéchrist.

LE PRINCE. – Peu importe. J’ai changé d’avis. Il me semble que j’ai été injuste en condamnant l’erreur de mes amis sans écouter leur justification.

LA DAME (au Général, et d’un ton triomphant). – Vous voyez ! Et maintenant qu’est-ce que vous avez à dire ?

LE GÉNÉRAL (sèchement). – Rien.

M. Z… (au Prince). – Vous arrivez fort à propos. Voici où en est la discussion : le progrès mérite-t-il qu’on se soucie de lui quand on sait que, à l’égard de tous les hommes, soit les sauvages, soit les futurs Européens les plus civilisés, il aura toujours pour résultat final la mort ? Qua diriez-vous là-dessus, d’après votre doctrine ?

LE PRINCE. – La vraie doctrine chrétienne ne permet même pas de poser ainsi la question. La solution évangélique du problème est exposée avec une clarté et une force particulières dans la parabole des vignerons. Ceux-ci s’étaient imaginé que le jardin où on les avait envoyés travailler pour le compte du maître était leur propriété ; que tout ce qui se trouvait là avait été fait pour eux et que leur rôle consistait seulement à jouir de leur vie dans ce jardin, en oubliant le propriétaire et en assommant les gens qui parlaient de lui et qui rappelaient ce à quoi on était obligé envers lui. Comme ces vignerons, la plupart des hommes de maintenant vivent dans la stupide assurance qu’ils sont eux-mêmes les maîtres de leur vie ; qu’elle leur a été donnée pour leur jouissance. Évidente absurdité. Si nous avons été envoyés ici-bas, c’est par la volonté de quelqu’un et pour l’accomplissement de quelque chose. Nous avons décidé que nous sommes comme les champignons. Nous sommes nés et nous vivons seulement pour notre joie. Évidemment c’est mal à nous, comme c’est mal à l’ouvrier qui n’accomplit pas la volonté de son maître. La volonté du maître est exprimée dans la doctrine du Christ. Que les hommes mettent en pratique cette doctrine, et alors sur la terre s’établira le royaume de Dieu ; et alors ils posséderont le plus grand bien auquel ils puissent parvenir. Tout est là. Cherchez le Royaume de Dieu et sa vérité et le reste vous sera ajouté. Nous cherchons le reste et nous ne le trouvons pas ; et, non seulement nous n’établissons pas le Royaume de Dieu, mais nous le détruisons – par toute espère de gouvernements, d’armées, de tribunaux, d’universités, de manufactures.

LE GÉNÉRAL (à part). – Eh bien ! on a remonté la machine !

L’HOMME POLITIQUE (au Prince). – Vous avez terminé ?

LE PRINCE. – Oui.

L’HOMME POLITIQUE. – Je dois dire que votre solution du problème me paraît tout simplement incompréhensible. En quelque sorte, vous raisonnez, vous démontrez, vous expliquez, vous voulez persuader ; et cependant ce que vous dites n’est qu’une suite d’affirmations arbitraires et que rien ne relie entre elles. Ainsi, vous dites : – Si nous sommes envoyés ici-bas, c’est par l’effet de la volonté de quelqu’un et en vue de quelque chose. Telle est, il me semble, votre idée principale. Mais qu’est-ce que c’est que cela ? Où prenez-vous que nous sommes envoyés ici-bas par quelqu’un et pour quelque chose ? Qui vous l’a dit ? Assurément, nous existons sur la terre ; mais que notre existence représente une mission, cela vous l’affirmez sans aucune preuve. Par exemple, lorsque, dans ma jeunesse, j’exerçais une mission, je le savais d’une manière certaine ; de même, je savais de qui j’étais l’envoyé et pour quel but. Je le savais, tout d’abord, parce que j’avais là-dessus des documents incontestables ; je le savais, ensuite, parce que j’avais eu une audience personnelle de feu l’empereur Alexandre Nicolaïevitch, qui m’avait donné à moi personnellement ses hautes instructions ; enfin, parce que, trois fois l’an, je recevais dix mille roubles en or. Maintenant, si, au lieu de tout cela, dans la rue, un étranger s’approchait de moi et me déclarait que je suis un ministre, envoyé en tel endroit, pour telle chose, mon seul mouvement serait de regarder autour de moi pour voir s’il n’y a pas à proximité un agent de police, qui me protégerait contre un maniaque capable, s’il vous plaît, d’attenter à ma vie. Mais, dans le cas présent, vous n’avez pas de titres incontestables émanant de votre maître supposé ; il ne vous a pas accordé d’audience personnelle et il ne vous fournit pas de traitement. – Quel envoyé êtes-vous donc ? Et non seulement vous vous attribuez ce titre, mais vous l’attribuez à tous les autres hommes et, en outre, vous les inscrivez comme ouvriers. De quel droit ? Pour quel motif ? Je ne comprends pas. Je ne vois là qu’une improvisation de rhétorique, très mal inspirée d’ailleurs[9].

LA DAME. – C’est une nouvelle feinte. Vous comprenez très bien que le Prince ne s’est nullement proposé de réfuter votre scepticisme, mais qu’il a exposé la commune opinion chrétienne, d’après laquelle nous dépendons de Dieu et que nous devons le servir.

L’HOMME POLITIQUE. – Eh bien ! je ne comprends pas un service sans salaire et si, comme nous en avons la preuve, le salaire, pour tout le monde, se réduit tout entier à la mort, je présente mes compliments[10].

LA DAME. – Mais, c’est égal, vous mourrez sans que personne vous demande si vous y consentez.

L’HOMME POLITIQUE. – Eh bien ! précisément, votre « c’est égal » prouve que la vie n’est pas un service ; et puisqu’on ne me demande pas mon consentement pour ma mort, pas plus qu’on ne m’a demandé de consentir à vivre, je préfère voir dans la mort, comme dans la vie, ce que l’une et l’autre contiennent en effet : une nécessité de la nature, au lieu d’imaginer un service quelconque dû à un maître quelconque. Voici ma conclusion : vivre tant que l’on vit, et s’efforcer de vivre de la manière la plus intelligente et la plus agréable ; et la condition d’une raisonnable et bonne existence, c’est la culture pacifique. D’ailleurs, je pense que, sur le terrain de la doctrine chrétienne, la prétendue solution proposée par le Prince ne supporte pas la critique ; mais, là-dessus, je laisse la parole à des gens plus compétents que moi.

LE GÉNÉRAL. – Mais quelle solution nous a-t-on donnée ? Ni solution, ni exposé, mais seulement un procédé tout verbal pour tourner le problème. Cela équivaut absolument à ce que je ferais si, sur un plan, je dessinais une forteresse ennemie entourée de mes bataillons, eux aussi dessinés, et si je m’imaginais ensuite avoir pris cette forteresse. C’est justement l’histoire que raconte la célèbre chanson militaire. Vous savez :

Quand un mauvais génie
Entraîna le quart de notre effectif
À occuper la montagne.
. . . . . . . . . . . . . . .
Les princes et les comtes arrivèrent ;
Les topographes dessinèrent leurs plans
____Sur de grandes feuilles.
L’affaire allait coulamment sur le papier,
Mais ou oublia les ravins
____À traverser.

Le résultat est bien connu :

Sur les hauteurs de Thediouchine
Parvinrent, au total, deux de nos compagnies,
Les régiments avaient disparu[11].

LE PRINCE. – Je ne comprends rien. C’est donc là tout ce que vous pouvez opposer à mon argumentation ?

LE GÉNÉRAL. –– Ce que j’ai le moins compris dans vos paroles, c’est ce qui concerne les champignons. Ceux-ci, d’après vous, vivent pour leur propre plaisir. Moi, j’avais toujours supposé qu’ils vivent pour le plaisir des gens qui aiment les champignons dans la smétana[12] ou le pâté aux champignons. Eh bien ! si votre royaume de Dieu laisse la mort intacte, on doit en conclure que les hommes vivent sans liberté et, dans votre royaume de Dieu, vivront précisément comme des champignons ; non pas les joyeux champignons que vous imaginez, mais les champignons réels, qui vont dans la poêle à frire. Bref, dans votre terrestre royaume de Dieu, les hommes auront pour destinée finale d’être la proie de la mort.

LA DAME. – Le Prince n’a pas dit cela.

LE GÉNÉRAL. – Ni cela, ni autre chose. Comment s’expliquer un tel silence sur l’affaire essentielle ?

M. Z… – Avant d’aborder cette question, je désirerais savoir où a été puisée la parabole dans laquelle, vous, Prince, vous avez exprimé votre manière de voir. Êtes-vous l’auteur de cette composition ?

LE PRINCE. – Comment ! une composition ! Mais cela vient de l’Évangile.

M. Z… – Non. Non. Cette parabole ne se rencontre dans aucun Évangile.

LA DAME. – Que Dieu vous assiste ! Comment pouvez-vous dénaturer la pensée du Prince ! Mais c’est la parabole des vignerons dans l’Évangile.

M. Z… – C’est quelque chose comme cela, au point de vue de l’affabulation extérieure, mais le contenu et le sens sont tout autres.

LA DAME. – Que dites-vous ?… Voyons !… Il me semble que c’est tout à fait la parabole elle-même. Vous subtilisez. Je ne vous crois pas sur parole.

M. Z… – Ce n’est pas nécessaire. J’ai le petit livre dans ma poche. (Il tire un Nouveau Testament de petit format et se met à le feuilleter.) La parabole des vignerons est rapportée par trois évangélistes : Mathieu, Marc et Luc ; mais il n’y a pas de différence importante entre les trois versions. Il suffira donc de la lire entière dans un seul Évangile, celui qui est le plus détaillé – chez Luc. Elle se trouve au vingtième chapitre, où est exposé le dernier et conclusif sermon adressé au peuple par le Christ. L’œuvre approchait du dénouement ; et alors (fin du dix-neuvième et commencement du vingtième chapitre) est raconté de quelle façon les adversaires du Christ – le parti des pontifes et des scribes – accomplirent contre Lui une attaque résolue et directe, en réclamant publiquement qu’il présentât les pleins pouvoirs justifiant ses actes et qu’il déclarât au nom de quel droit, en vertu de quelle autorité Il agissait. Mais, si vous le voulez bien, je ferais mieux de lire. (Lisant.) « Chaque jour, Il enseignait dans le Temple. Les pontifes et les scribes, ainsi que les chefs du peuple, s’appliquaient à Le perdre ; mais ils ne savaient comment y parvenir ; car le peuple ne se lassait point de L’écouter. Un de ces jours-là, comme Il instruisait la foule dans le Temple et prêchait la bonne nouvelle, les pontifes, les scribes et les chefs du peuple s’approchèrent et Lui dirent : « Dis-nous par quel pouvoir Tu fais ces choses, ou qui T’a donné ce pouvoir ? » Et Il leur fit cette réponse : « Moi, je ne vous demande qu’une chose : Le baptême de Jean était-il des cieux ou des hommes ? » Ils délibérèrent entre eux, disant : – Si nous répondons des cieux, Il demandera : Pourquoi n’avez-vous pas foi en lui ? – et si nous répondons : des hommes, tout le peuple nous lapidera, car il croit que Jean était un prophète ; et ils répondirent qu’ils ne savaient pas d’où. Et Jésus leur dit : Ainsi, Moi, Je ne vous dits point par quelle autorité je fais ces choses… »

La DAME. – Pourquoi lisez-vous cela ? Que le Christ se soit abstenu de répondre quand on le pressait, cela est très compréhensible. Mais quel rapport y a-t-il là avec la parabole des vignerons ?

M. Z… – Attendez ; c’est tout un. Et vous avez tort de dire que le Christ n’a pas répondu. Il a répondu d’une manière parfaitement et doublement précise. Au sujet de ses pleins pouvoirs, Il a désigné un témoin que les hommes qui l’interrogeaient n’osèrent pas récuser. Ensuite, Il a prouvé qu’eux-mêmes n’avaient sur Lui aucun pouvoir véritable ni aucun droit véritable, puisqu’ils agissaient seulement par crainte du peuple, la préoccupation de mettre leur vie à l’abri du péril leur faisant adopter les opinions de la foule. La véritable autorité n’est pas celle qui marche à la suite des autres, mais celle qui se fait suivre par les autres. Craintifs devant le peuple et se réglant sur lui, ces gens montraient que l’autorité réelle les avait abandonnés pour passer entre les mains du peuple. C’est à lui maintenant que s’adresse le Christ, en lui dénonçant l’opposition qu’Il rencontre en eux. Cette accusation de résistance au Messie, accusation dirigée contre les indignes chefs nationaux des Juifs, – voilà tout le contenu de la parabole évangélique sur les vignerons, comme vous-mêmes allez le voir tout de suite. (Lisant.) « Il commença donc d’exposer au peuple cette parabole : Un homme planta une vigne, la livra aux vignerons et s’éloigna un temps assez long. Au jour convenable, il envoya un serviteur aux vignerons, afin de recevoir d’eux le fruit de la vigne. Les vignerons le maltraitèrent et le renvoyèrent les mains vides. Il envoya un autre serviteur. Les vignerons, l’ayant battu et déshonoré, le renvoyèrent les mains vides. Il décida d’envoyer un troisième serviteur ; et les vignerons, lui ayant infligé des blessures, le chassèrent. Alors, le maître de la vigne dit : Que dois-je faire ? J’enverrai mon fils bien-aimé ; peut-être, devant lui, auront-ils de la honte. À sa vue, les vignerons se mirent à délibérer entre eux, disant : Celui-ci est l’héritier ; tuons- le, afin que l’héritage nous appartienne. Et, l’ayant chassé de la vigne, ils le tuèrent. Que reste-t-il à faire au maître de la vigne ? II viendra et perdra les vignerons et remettra la vigne à d’autres. Quand ils eurent entendu cela, ils dirent : Cela ne sera pas. – Lui, ayant regardé sur eux, dit : – Voici donc ce qui était écrit : la pierre, celle que les architectes ont rejetée, est devenue la pierre d’angle. Tout homme qui tombera sur celle pierre se brisera ; et tout homme sur qui tombera cette pierre sera écrasé. – Alors les pontifes et les scribes auraient voulu mettre la main sur Lui ; mais ils craignaient le peuple ; car ils comprenaient qu’Il avait dit cette parabole contre eux. » À qui et à quoi, je vous le demande, s’applique la parabole vignerons ?

LE PRINCE. – Je ne comprends pas ce que vous pouvez objecter là-dessus. Les pontifes et les scribes juifs s’offensèrent parce qu’ils étaient et se reconnaissaient eux-mêmes des échantillons de cette mauvaise humanité mondaine dont parlait la parabole.

M. Z… – Mais de quoi, au juste, étaient-ils convaincus ?

LE PRINCE. – De ne point pratiquer la vraie doctrine.

L’HOMME POLITIQUE. – Il me semble que c’est clair : ces vauriens vivaient comme des champignons, pour leur propre joie, fumaient du tabac, buvaient de la vodka, mangeaient de la viande de boucherie et même en régalaient leur dieu ; d’ailleurs, ils se mariaient, présidaient des tribunaux et prenaient part aux guerres.

LA DAME. – Pensez-vous donc que plaisanter de la sorte convienne à votre âge et à votre situation ? – Prince, ne l’écoutez pas. Nous voulons parler avec vous sérieusement. Dites-moi ceci : donc, dans la parabole évangélique, en réalité, les vignerons se perdent parce qu’ils ont tué le fils héritier du maître – voilà, selon l’Évangile, la chose principale. – Pourquoi donc la laissez-vous de côté ?

LE PRINCE. – Parce que je néglige ce qui se rapporte à la destinée personnelle du Christ, laquelle, assurément, a son importance et son intérêt, mais cependant n’est pas essentielle à l’unique chose nécessaire.

LA DAME. – C’est-à-dire ?

LE PRINCE. – C’est-à-dire à l’observation de la doctrine évangélique, par laquelle on arrive à posséder le royaume de Dieu et sa vérité.

LA DAME. – Attendez une petite minute. Il y a dans ma tête quelque chose qui est embrouillé… Qu’est-ce que c’est exactement ? Oui (à M. Z…). Vous avez l’Évangile entre les mains. Veuillez me dire de quoi il est encore question dans ce chapitre, après la parabole ?

M. Z… (feuilletant le petit livre). – Il y est dit qu’on doit rendre à César ce qui lui est dû ; ensuite, sur la résurrection des morts, que les morts ressusciteront, parce que Dieu n’est pas le Dieu des morts mais des vivants ; et ensuite il y est prouvé que le Christ n’est pas le Fils de David, mais le Fils de Dieu ; et les deux derniers versets sont contre l’hypocrisie et la vanité des Scribes.

LA DAME. – Vous voyez, Prince : ceci, de même, est la doctrine évangélique : nous devons reconnaître le rôle de l’État dans les affaires du monde, croire à la résurrection des morts et professer que le Christ n’est pas simplement un homme mais le Fils de Dieu.

LE PRINCE. – Mais peut-on conclure d’après ce qui se trouve dans un seul chapitre et composé on ne sait par qui et on ne sait quand ?

LA DAME. – Non, pas cela ! Sans avoir besoin de faire une enquête, je sais que, non pas dans un seul chapitre, mais dans l’ensemble des quatre Évangiles, beaucoup de passages concernent la résurrection et concernent la divinité du Christ – surtout l’Évangile de saint Jean ; on le lit aux funérailles.

M. Z… – À propos de l’ignorance où l’on serait sur l’auteur et l’époque de la composition, la libre critique allemande a déjà reconnu que les quatre Évangiles sont tous d’origine apostolique, du premier siècle.

L’HOMME POLITIQUE. – Et dans la treizième édition de la Vie de Jésus[13], j’ai remarqué une espèce de rétractation au sujet du quatrième Évangile.

M. Z… – On ne peut pas rester en arrière des maîtres. Mais, à cet égard, Prince, quels que soient nos quatre Évangiles, quand et par qui ils ont été composés, le grand malheur, c’est que, d’autre Évangile, selon vous plus authentique et mieux en harmonie avec votre « doctrine », eh bien ! il n’en existe pas.

LE GÉNÉRAL. – Comment ? il n’en existe pas ? Et le cinquième, celui où il n’y a point de Christ mais seulement une doctrine – sur la viande de boucherie et sur le service militaire ?

LA DAME. – Vous aussi ! C’est honteux. Sachez que, plus vous et votre allié officiel taquinerez le Prince, plus je le soutiendrai. Je suis sûre, Prince, que vous voulez prendre le christianisme par le meilleur côté et que, quoique votre évangile ne soit pas le nôtre, il est cependant du même genre. Comme autrefois on composait des livres intitulés l’esprit de M. de Montesquieu[14], – l’esprit de Fénelon[15], ainsi vous ou vos maîtres avez voulu composer l’esprit de l’Évangile[16]. Toutefois, c’est dommage que personne de vous n’ayez fait cela sous la forme d’un petit livre spécial qu’on aurait pu intituler « L’esprit du christianisme, d’après la doctrine de tels et tels ». Vous avez besoin d’avoir une espèce de catéchisme, afin que nous, simples gens, ne perdions pas le fil à travers toutes ces variations. Tantôt, nous apprenons que la substance principale est dans le sermon sur la montagne ; tantôt, subitement, on nous dit qu’il faut avant tout, à la sueur de son front, pratiquer l’agriculture – quoique cela ne soit pas dans l’Évangile, mais dans la Genèse, là où il y a « enfanter dans la douleur » ; – mais, enfin, cela n’est pas un précepte, c’est seulement une triste destinée ; tantôt, on dit qu’il faut tout distribuer aux pauvres ; et ensuite ne rien donner, parce que l’argent est un mal ; que ce n’est pas bien de faire du mal aux autres, mais seulement à soi et à sa famille ; et à l’égard des autres il faut seulement travailler ; tantôt on nous dit de nouveau : ne rien faire, méditer seulement ; tantôt on nous dit : la vocation de la femme est d’engendrer le plus possible d’enfants bien portants ; et tout à coup il ne faut absolument plus rien de cela ; ensuite, ne pas manger de viande est le premier degré, mais pourquoi est-ce le premier, tout le monde l’ignore ; ensuite, on condamne la vodka et le tabac ; puis les blini ; ensuite le service militaire devient le plus grand mal, et s’y refuser est le principal devoir du chrétien, et l’homme qui n’est pas pris comme soldat, celui-là est saint. Peut-être que je dis des absurdités, mais ce n’est pas ma faute : il est absolument impossible de se débrouiller dans tout cela.

LE PRINCE. – Moi aussi, je pense que nous avons besoin d’un résumé explicatif de la vraie doctrine. Je suppose qu’on s’occupe de le composer.

LA DAME. – Bien. En attendant qu’il soit composé, dites-moi maintenant, en deux mots, quel est, selon vous, le fond de l’Évangile ?

LE PRINCE. – Il me semble, clairement, que c’est le grand principe de la non-résistance au mal par la force.

L’HOMME POLITIQUE. – Et comment ainsi en finir avec le tabac ?

LE PRINCE. – Quel tabac ?

L’HOMME POLITIQUE. – Ah ! mon Dieu ! Je demande quel rapport existe entre le principe de la non-résistance au mal et les appels à s’abstenir de vin, de viande et d’amour ?

LE PRINCE. – Le rapport est clair, il me semble ces habitudes dépravées abrutissent l’homme – elles étouffent en lui la voix de la raison ou de la conscience. C’est pourquoi les soldats s’enivrent en partant pour la guerre.

M. Z… – Surtout pour une guerre malheureuse. Mais nous pouvons laisser cela de côté. Le principe de la non-résistance au mal est important en lui-même. Mais est-ce qu’il justifie, ou non, l’application de l’ascétisme ? Suivant vous, si nous nous abstenons de résister au mal par la force, alors, aussitôt, le mal disparaîtra. C’est-à-dire qu’il subsiste seulement par notre résistance ou par les moyens que nous employons contre lui, et qu’il n’a pas de force réelle qui lui soit propre. Au fond, il n’y a pas du tout de mal ; il se manifeste seulement comme la conséquence de notre erreur qui nous fait croire que le mal existe et qui nous porte à agir contre lui. C’est cela, n’est-ce pas ?

LE PRINCE. – Assurément c’est cela.

M. Z… – Mais si le mal n’a pas de réalité, comment, alors, expliquez-vous le frappant insuccès de l’œuvre du Christ dans l’histoire ? D’après votre point de vue, elle n’a rien produit, ou, en tout cas, elle a produit beaucoup plus de mal que de bien.

LE PRINCE. – Pourquoi cela ?

M. Z… – Votre question est étrange. Eh bien ! si cela vous parait incompréhensible, examinons-le méthodiquement. Le Christ, même selon vous, a, avec plus de clarté, de force et de logique que personne, prêché le vrai bien. N’est-ce pas ?

LE PRINCE. – Oui.

M. Z… – Et le vrai bien consiste à ne pas employer la force contre le mal, c’est-à-dire contre le mal prétendu, puisqu’il n’y a pas de mal réel.

LE PRINCE. – En effet.

M. Z… – Le Christ a non seulement prêché, mais il a Lui-même, jusqu’à la fin, accompli les obligations de ce bien en se soumettant sans résistance aux tourments du supplice. Selon vous, le Christ est mort et n’est pas ressuscité. Soit. À Son exemple, des milliers et des milliers de ses adhérents ont accepté le même sacrifice. Très bien. Et, selon vous, qu’est-il résulté de tout cela ?

LE PRINCE. – Voudriez-vous donc que des anges enguirlandent brillamment ces martyrs et les placent, en récompense de leurs exploits, sous les tentes des jardins célestes ?

M. Z… – Non. Pourquoi parler ainsi ? Assurément, moi, et je l’espère, vous aussi, nous souhaitons à tout notre prochain, aux vivants et aux morts, ce qu’il y a de meilleur et de plus agréable. Mais il ne s’agit pas de nos désirs. Il s’agit de ce qui, selon vous, est réelle ment résulté de la prédication et des exploits du Christ ainsi que de ses adhérents.

LE PRINCE. – Résulté pour qui ? pour eux ?

M. Z… – Eh bien ! soit : ce qui en est résulté pour eux, on sait que c’est la mort par le supplice. Mais eux, assurément, dans leur héroïsme moral, ils ont fait un sacrifice volontaire, non en vue de recevoir de brillantes couronnes, mais pour procurer le vrai bien à autrui, à toute l’humanité. Voilà pourquoi je demande quels biens l’héroïque martyre de ces hommes a-t-il procurés à autrui, à toute l’humanité ? Selon la vieille maxime, le sang des martyrs était la semence de l’Église. Cela est vrai en fait, mais, selon vous, l’Église a été l’altération et la ruine du vrai christianisme, tellement que celui-ci a été tout à fait oublié par l’humanité ; et, après dix-huit siècles, il faudrait restaurer l’œuvre entière, depuis le commencement, sans aucune garantie d’un meilleur succès, c’est-à-dire sans aucun espoir.

LE PRINcE. – Pourquoi sans espoir ?

M. Z… – Vous reconnaissez, je pense, que le Christ et les premières générations de chrétiens ont mis toute leur âme dans cette œuvre et ont donné leur vie pour elle. Si, cependant, selon vous, cela n’a rien produit, sur quoi pouvez-vous fonder l’espérance d’arriver à autre chose ? L’œuvre tout entière n’a produit qu’un seul résultat certain et constant, tout à fait identique pour les hommes qui la commencèrent, pour ceux qui l’ont défigurée, pour ceux qui l’ont perdue et pour ceux qui veulent la restaurer : eux tous, selon vous, sont morts dans le passé, meurent à présent, mourront plus tard ; et de l’œuvre de bien, de la prédication de la vérité, rien, excepté la mort, jamais rien n’est venu, ne vient, ne promet de venir. Qu’est-ce que cela signifie ? Chose étrange : le mal, qui n’existe pas, triomphe toujours ; et le bien, toujours, s’enfonce dans le néant.

LA DAME. – Est-ce que les mauvaises gens ne meurent pas ?

M. Z… – Et même beaucoup… Mais la question consiste en ceci : que, par l’empire de la mort, la puissance du mal seul est confirmée, tandis que, au contraire, la puissance du bien est démentie. En fait, le mal est évidemment plus fort que le bien. Si cette évidence est admise comme la réalité unique, alors il faut reconnaître que le monde est l’œuvre du principe mauvais. Mais comment les gens deviendront-ils sages, s’ils jugent exclusivement d’après la réalité courante et visible, et si, par conséquent, ils admettent la visible prédominance du mal sur le bien, tout en affirmant que le mal n’existe pas et que, par conséquent, il n’y a pas lieu de lutter contre lui – cela, ma raison ne parvient pas à me le faire comprendre, et j’attends que le Prince me vienne en aide.

L’HOMME POLITIQUE. – Indiquez-nous donc d’abord le moyen que vous avez de sortir de cet embarras.

M. Z… – Il me semble que le moyen est simple. En réalité, le mal existe, et il ne s’exprime point par la seule absence du bien, mais par une opposition et une prédominance positives des instincts inférieurs sur les instincts supérieurs, dans tous les domaines de l’existence. Il y a le mal individuel ; il s’exprime en ceci que les éléments inférieurs de l’homme, les passions bestiales et sauvages, s’opposent aux meilleures tendances de l’âme et les dominent, chez l’immense majorité des gens. Il y a le mal public – il s’exprime en ceci : que la foule des hommes, individuellement assujettis au mal, combat les salutaires efforts du petit nombre meilleur et les surmonte ; enfin, il y a le mal pour l’homme, le mal physique : il s’exprime en ceci, que les éléments matériels inférieurs de son corps combattent la force vivante et lumineuse qui les assemble dans la belle forme de l’organisme ; les instincts inférieurs s’opposent à cette forme et la brisent, en détruisant la base pratique de tout ce qui est élevé. C’est le mal extrême, appelé la mort. Si la victoire de cet extrême mal physique devait être considérée comme définitive et absolue, alors les prétendues victoires du bien dans le domaine social ou dans le domaine de la personnalité morale ne mériteraient pas d’être mises au nombre des progrès sérieux. Imaginons un homme de bien, Socrate, par exemple, ayant triomphé non seulement de ses ennemis intérieurs – les mauvaises passions – mais ayant réussi à vaincre et à réformer ses ennemis publics et à régénérer les mœurs grecques. Quel avantage représenterait cette éphémère et superficielle victoire sur le mal, si le mal triomphe définitivement dans les couches les plus profondes de la vie et sur les principes mêmes de la vie ? Ainsi donc, pour le réformateur et pour les réformés – un seul aboutissement : la mort. D’après quelle méthode pourrait-on faire grand cas des victoires morales remportées par le bien socratique sur les microbes moraux des mauvaises passions dans son sein et sur les microbes sociaux des places publiques d’Athènes, si les vrais vainqueurs se trouvaient être encore les plus mauvais, les plus inférieurs, les puis grossiers microbes de la décomposition physique ? Alors, pour nous protéger contre l’extrême pessimisme et contre le désespoir, la littérature morale ne nous servirait de rien.

L’HOMME POLITIQUE. – Nous avons déjà entendu cela. Mais vous, sur quoi vous appuyez-vous pour combattre le désespoir ?

M. Z… – Nous n’avons qu’un appui : la résurrection réelle. Nous savons que la lutte du bien et du mal ne se produit pas seulement dans l’âme et dans la société, mais aussi, et plus profondément, dans le monde physique. Déjà, nous connaissons dans le passé une victoire du bon principe de la vie, par une résurrection personnelle. Et nous attendons de futures victoires par la résurrection collective de tous. Là, alors, le mal prend sa signification ou reçoit la définitive explication de son existence, parce qu’il sert tout entier au triomphe de plus en plus grand, à la réalisation et à l’accroissement du bien. Si la mort est plus forte que la vie mortelle, alors la résurrection dans la vie éternelle est plus forte que l’une et l’autre. Le règne de Dieu est le règne de la vie qui triomphe par la résurrection, et dans laquelle réside le bien effectif, réalisé, final. Là est toute la puissance et toute l’œuvre du Christ ; là, Son amour efficace pour nous et notre amour pour Lui. Le reste n’est que condition, moyen, allure. Sans la foi dans la résurrection accomplie par Un Seul, et sans l’attente de la future résurrection de tous, on ne peut parler qu’en paroles d’un Royaume de Dieu ; en fait, tout se réduit à l’empire de la mort.

LE PRINCE. – Comment cela ?

M. Z… – Voyons. Avec tout le monde vous reconnaissez que la mort est un fait, c’est-à-dire que les hommes, en général, sont morts, meurent et continueront de mourir. En outre, vous élevez ce fait à la hauteur d’une loi absolue, qui, selon vous, ne comporte aucune exception. Eh bien ! ce monde où, pour toujours, la mort possède la puissance d’une loi absolue, comment l’appeler, si ce n’est le royaume de la mort ? Votre Royaume de Dieu sur la terre, qu’est-ce que c’est, sinon un arbitraire et vain euphémisme pour désigner le royaume de la mort ?

L’HOMME POLITIQUE. – Moi aussi, je pense que c’est vain, parce qu’on ne peut remplacer une grandeur connue par une grandeur inconnue. Dieu, personne ne l’a vu ; et ce que peut être Son Royaume, personne n’en sait rien. Mais la mort des gens et des animaux, tous nous l’avons vue ; et nous savons qu’elle exerce dans le monde un pouvoir souverain, auquel personne ne se soustrait. Alors, pourquoi au lieu de cet a inscrire un x quelconque ? Cela n’a d’autre résultat que d’embrouiller et de scandaliser les « petits ».

LE PRINCE. – Je ne comprends pas. Sur quoi discutonsnous, maintenant ? Certes, la mort est un phénomène intéressant ; on peut, si vous voulez, l’appeler une loi, comme phénomène constant parmi les substances terrestres, inévitable pour chacune d’elles. Vous pouvez en parler comme d’une loi absolue, puisque, jusqu’ici, on n’a pu, authentiquement, y constater une seule exception. Mais quelle essentielle et vitale importance cela peut-il avoir pour la vraie doctrine chrétienne, qui, par notre conscience, nous parle seulement de ce que nous devons et de ce que nous ne devons pas faire ici et maintenant ? Évidemment, la voix de la conscience ne concerne que les choses qu’il est en notre pouvoir de faire. Aussi, non seulement la conscience ne nous dit rien sur la mort ; mais même elle ne peut rien nous en dire. La mort, malgré sa grandeur colossale par rapport à nos sentiments et à nos désirs humains et terrestres, la mort est en dehors de notre volonté ; et c’est pourquoi elle ne peut avoir à nos yeux aucune importance morale. Sous ce rapport, – le seul donc qui ait une importance actuelle – la mort est un fait indifférent, comme le mauvais temps, par exemple. Parce que je reconnais l’inévitable et périodique existence du mauvais temps et que j’en souffre plus ou moins, est-ce un motif pour dire, au lieu du Royaume de Dieu, le royaume du mauvais temps ?

M. Z… – Non ; et d’abord, parce que le mauvais temps règne seulement à Pétersbourg, et parce que nous nous moquons de son empire, pendant que nous voilà réunis avec vous sur les bords de la Méditerranée. – Ensuite, votre comparaison ne vaut rien, parce que, même pendant le mauvais temps, on peut louer Dieu et se sentir dans Son royaume. Comme il est dit dans l’Écriture, les morts ne louent pas Dieu. C’est pourquoi, ainsi que Son Excellence l’a remarqué, ce triste monde serait plus convenablement appelé le royaume de la mort que le Royaume de Dieu.

LA DAME. – Allons ! vous voilà engagés dans une discussion qui roule tout entière sur des noms. C’est ennuyeux ! Est-ce de noms qu’il s’agit ? Vous feriez bien mieux, Prince, de nous dire de quelle façon, vous, à proprement parler, vous entendez le Royaume de Dieu et Sa vérité.

LE PRINCE. – J’entends une situation où les gens agissent avec une conscience pure et accomplissent de cette manière la volonté divine, qui ne leur prescrit que le bien pur.

M. Z… – Mais, en outre, suivant vous, la voix de la conscience ne parle infailliblement que de l’accomplissement du devoir, maintenant et ici ?

LE PRINCE. – Cela va de soi.

M. Z… – Eh bien ! est-ce que votre conscience reste tout à fait muette au sujet des fautes dont peut-être, quand vous étiez plus jeune, vous vous êtes rendu coupable envers des personnes mortes depuis longtemps ?

LE PRINCE. – Alors, le sens de ces souvenirs est que, maintenant, je ne dois rien faire de pareil.

M. Z… – Ce n’est pas tout à fait ainsi ; mais il n’y a pas lieu de discuter là-dessus. Je veux seulement vous rappeler une autre limite, plus certaine, du rôle de la conscience. Depuis longtemps, les moralistes comparent la voix de la conscience à ce génie ou à ce démon qui tenait compagnie à Socrate, le prémunissant contre les infractions au devoir, mais ne lui indiquant jamais d’une manière positive le devoir à remplir. On peut dire exactement la même chose à propos de la conscience.

LE PRINCE. – Comment serait-ce possible ? Est-ce que, par exemple, la conscience ne me suggère pas de donner assistance à mon prochain dans certains cas de nécessité ou de péril ?

M. Z… – J’ai grand plaisir à vous entendre dire cela. Mais si vous examinez soigneusement ces circonstances, vous verrez que le rôle de la conscience apparaît ici purement négatif : elle exige que vous ne restiez pas inerte ou indifférent devant le besoin du prochain ; mais ce que, précisément, vous devez faire pour le prochain, la conscience ne vous le dit pas elle-même.

LE PRINCE. – Parce que cela dépend des circonstances, de la situation où je suis et de celle du prochain à qui je dois donner appui.

M. Z… – Naturellement. Or, l’examen et l’appréciation de ces circonstances et de la situation, ce n’est pas l’affaire de la conscience, mais de la raison.

LE PRINCE. – Mais peut-on séparer la conscience et la raison ?

M. Z… – Il n’est pas nécessaire de les séparer. Ce qu’il faut, c’est les distinguer, précisément parce que, dans la réalité, il se produit parfois, non seulement séparation, mais opposition entre l’intelligence et la conscience. Si elles étaient une seule et même chose, alors comment l’intelligence pourrait-elle coopérer à des actions qui non seulement ne concernent pas la moralité, mais qui sont même directement immorales ? Et cela arrive. On peut procurer des secours avec intelligence mais malhonnêtement ; par exemple, si je donne à manger, à boire et si je témoigne de toutes manières de la bienveillance à un nécessiteux, en vue de faire de lui un complice pour la réussite d’une escroquerie quelconque ou d’une autre mauvaise action.

LE PRINCE. – Oui, c’est élémentaire. Mais que prétendez–vous en conclure ?

M. Z… – Ceci : que, si la conscience, avec toute son autorité, comme la voix qui prononce des avertissements et qui fait des reproches, ne donne pas, pour nos actes, des indications positives et pratiquement définies ; et si notre bonne volonté a besoin de l’intelligence comme d’un instrument à son service ; et si cependant l’intelligence se montre un serviteur douteux, étant propre et prêt à servir de la même manière deux maîtres, – le bien et le mal – alors, la conclusion c’est que, pour accomplir la volonté de Dieu, il faut, outre la conscience et l’intelligence, quelque chose, une troisième chose.

LE PRINCE. – Et qu’est-ce que sera celle-là, selon vous ?

M. Z… – Pour le dire brièvement, c’est l’inspiration du bien, ou l’action directe et positive du bon principe sur nous et en nous. Dans cette coopération d’en haut, l’intelligence et la conscience deviennent les fidèles collaborateurs du bien lui-même ; et la moralité, au lieu d’être la « bonne conduite », toujours douteuse, devient, incontestablement, la vie dans le bien lui-même – développement organique et perfectionnement de l’homme tout entier – intérieur et extérieur, personne et société, peuple et humanité, afin qu’elle s’achève par l’unité vivante du passé ressuscité et de l’avenir réalisé dans l’éternelle actualité du royaume de Dieu, lequel existera sur la terre, mais seulement sur une terre nouvelle, amoureusement fiancée à un ciel nouveau.

LE PRINCE. – Je n’ai rien contre de telles métaphores poétiques ; mais pourquoi pensez-vous que les gens qui accomplissent la volonté de Dieu selon les préceptes évangéliques manquent de ce que vous appelez l’inspiration du bien ?

M. Z… – Non seulement parce que, dans leur activité, je ne vois pas les signes réels de cette inspiration, immenses et libres dans d’amour ; – parce que, n’est-il pas vrai, Dieu ne mesure pas l’esprit qu’il donne ; et je ne vois pas non plus la joyeuse et débonnaire tranquillité dans le sentiment de la possession de ces dons, même simplement élémentaires ; – mais, surtout, parce que je vous suppose dépourvu de l’inspiration religieuse, dont vous croyez, d’ailleurs, n’avoir pas besoin. Si le bien s’épuise par l’accomplissement de la « règle », alors, où trouvera place l’inspiration ? La « règle » a été donnée une fois pour toutes ; elle est décrétée et identique pour tous les individus. Celui qui a donné cette règle est mort depuis longtemps et, selon vous, n’est pas ressuscité et n’a donc pas pour nous une personnelle et vivante existence. À vos yeux, le bien absolu et primordial n’est pas le père des lumières et des esprits, qui saurait nous éclairer et nous inspirer directement, mais un maître économe qui vous a envoyés cultiver sa vigne comme des mercenaires, et qui, vivant quelque part à l’étranger, réclame ses revenus par l’intermédiaire d’un envoyé.

LE PRINCE. – Comme si nous avions composé arbitrairement cette image !

M. Z… – Non ; mais, d’une façon arbitraire, vous y voyez le modèle supérieur des relations entre l’humanité et la divinité. Arbitrairement, vous rejetez du texte évangélique ce qui en est la substance – l’indication concernant le fils et l’héritier, dans laquelle réside le véritable modèle du rapport divino-humain. Le maître, les devoirs envers le maître, la volonté du maître. Là-dessus, voici ce que je vous dis : tant que votre maître se borne à vous imposer des obligations et à exiger de vous l’accomplissement de sa volonté, je ne vois pas comment vous me prouvez que c’est le vrai maître et non pas un imposteur.

LE PRINCE. – Voilà qui me plaît ! La conscience et la raison m’enseignent que les exigences du maître expriment seulement le bien le plus pur.

M. Z… – Pardon ; je ne parle pas de cela. Je ne conteste pas que le maître exige de vous le bien ; mais s’ensuit-il que lui-même soit bon ?

LE PRINCE. – Que voulez-vous dire ?

M. Z… – C’est singulier ! J’ai toujours pensé que la valeur morale de n’importe quel être se prouve, non point par ses exigences envers autrui, mais par ses propres actes. Si cela ne vous parait pas clair en logique, voici pour vous un exemple saisissable à première vue. Le tsar moscovite Ivan IV, dans une lettre bien connue, enjoignit au prince André Kourbski de donner un exemple du plus grand bien : l’héroïsme moral le plus élevé, en s’abstenant de résister au mal et en acceptant avec douceur la mort du martyre pour la vérité. Celle volonté du maître était bonne en ce qu’elle exigeait d’autrui, mais elle ne prouvait nullement que le maître qui exigeait un tel bien fût bon lui-même. Évidemment, le martyre pour la vérité manifeste la plus haute vertu morale, mais cela ne témoigne rien du tout en faveur d’Ivan IV, puisque, dans la circonstance, il n’était pas le martyr mais le bourreau.

LE PRINCE. – Que voulez-vous donc dire par là ?

M. Z… – Ceci : tant que vous ne me montrez pas la bonne qualité de votre maître par ses propres actes, mais seulement par ses prescriptions verbales aux ouvriers, je demeure persuadé que votre maître lointain, qu exige des autres le bien, mais qui ne fait aucun bien lui-même ; qui impose des obligations, mais qui ne manifeste pas d’amour ; qui jamais ne s’est montré à vos yeux, mais qui vit quelque part à l’étranger, incognito – qu’il est uniquement le Dieu de ce temps

LE GÉNÉRAL. – Incognito maudit !

LA DAME. – Ah ! ne parlez pas ainsi ! Quelle horreur ! Que la puissance de la croix soit avec nous ! (Elle fait le signe de la croix.)

LE PRINCE. – On pouvait s’attendre à quelque chose de ce genre.

M. Z… – Je suis certain, Prince, que dans voire erreur sincère, vous confondez le vrai Dieu avec un adroit imposteur. L’adresse de l’imposteur est pour vous la circonstance la plus atténuante. Moi-même, je n’ai pas analysé tout d’un coup ce qu’il y a là au juste ; mais aucun doute ne me reste ; et vous saisissez avec quel sentiment je dois observer ce que je considère comme un masque trompeur et séducteur…

LA DAME. – Cela, sachez-le, est une offense.

LE PRINCE. – Je vous assure que je ne me trouve nullement offensé. En somme, on a posé une question générale et assez intéressante ; et il me semble bizarre que mon interlocuteur, apparemment, imagine qu’elle ne peut s’adresser qu’à moi seul et non pas aussi à lui. Vous réclamez de moi que je vous montre les propres bonnes actions que mon maître a faites et qui témoignent qu’il est le principe du bien et non du mal. Mais vous, quelles bonnes actions de votre maître m’indiquez-vous que je ne puisse attribuer à moi-même ?

LE GÉNÉRAL. – Mais déjà on a indiqué un fait par lequel tout le reste est soutenu.

LE PRINCE. – Lequel ? Exactement.

M. Z… – La réelle victoire sur le mal, dans la résurrection réelle. C’est seulement par elle que, je le répète, est révélé le réel royaume de Dieu. Sans elle, il n’y a que le royaume de la mort et du péché et de leur auteur, le démon. La résurrection – non pas seulement dans son sens figuré, mais dans son sens véritable – voilà le titre du vrai Dieu.

LE PRINCE. – Oui, s’il vous plaît de croire à une telle mythologie. Moi, je vous demande des faits que l’on puisse prouver et non point vos croyances.

M. Z… – Doucement, doucement, Prince. Tous les deux nous procédons d’une croyance, ou, si vous le voulez, d’une mythologie ; seulement, je l’accompagne jusqu’au bout, tandis que vous, malgré la logique, vous vous arrêtez au commencement du chemin. Voyons, vous admettez, n’est-ce pas, la puissance du bien et son futur triomphe sur la terre ?

LE PRINCE. – Je l’admets.

M. Z… – Et qu’est-ce que c’est que cela ? Un fait ou une croyance ?

LE PRINCE. – Une croyance raisonnable.

M. Z… – Nous allons voir. Comme on nous l’a enseigné au séminaire, la raison ordonne, entre autres choses, de ne rien admettre sans un fondement suffisant. Je vous prie de me dire sur quel fondement suffisant, après avoir reconnu la puissance du bien dans le progrès moral et dans le perfectionnement de l’homme et de l’humanité, vous reconnaissez que le bien est impuissant contre la mort ?

LE PRINCE. Moi, j’estime que vous avez à nous dire pourquoi vomis attribuez de la puissance au bien en dehors de la sphère morale ?

M. Z… – Je vais vous le dire. Dès que je crois au bien et à sa puissance propre et que, dans la notion même de cette puissance bienfaisante, se confirme sa supériorité essentielle et absolue, alors, logiquement, je reconnais là une puissance illimitée ; et rien ne m’empêche de croire à la vérité de la résurrection, certifiée historiquement. En outre, si, tout d’abord, vous aviez dit franchement que la foi chrétienne ne compte pas à vos yeux, et que, selon vous, son objet c’est une mythologie, alors, naturellement, j’aurais imposé une contrainte à l’hostilité que je ne puis vous dissimuler pour votre manière de penser. Car, erreur ou faute n’est pas compte ; et ressentir de l’animosité envers des personnes pour leurs erreurs théoriques, c’est se donner soi-même un certificat d’excessive petitesse d’esprit, d’excessive faiblesse de foi et d’excessive dureté de cœur. Les hommes qui croient réellement et qui, par là même, sont à l’abri de ces excès de sottise, de lâcheté et de dureté, doivent avoir une disposition cordiale pour l’adversaire ou le négateur des vérités religieuses, quand celui-ci est sincère et franc, c’est-à-dire honnête. Mais à noire époque cette rencontre est si rare ! Je ne saurais guère vous dire avec quelle particulière satisfaction je contemple un ennemi déclaré du christianisme. Peu s’en faut que je ne sois toujours prêt à voir en tout homme de ce genre un futur apôtre Paul ; tandis que tels et tels zélateurs du christianisme me font forcément songer à Judas, le traître. Mais vous, Prince, vous vous êtes comporté avec tant de franchise que je refuse catégoriquement de vous ranger parmi les Judas d’aujourd’hui, innombrables dans les deux sexes ; et déjà je prévois le moment où je ressentirai pour vous la meilleure disposition, celle qu’éveillent en moi beaucoup d’athées et de païens déclarés.

L’HOMME POLITIQUE. – Puisque, par bonheur, il est bien clair maintenant que ni les athées, ni les païens, ni les « vrais chrétiens » pareils au Prince ne représentent eux-mêmes l’Antéchrist, c’est le moment, pour vous, de nous exhiber son propre portrait.

M. Z… – Voilà donc où vous vouliez en venir ! Mais est-ce que, parmi les nombreuses représentations du Christ, même parmi celles qu’ont faites parfois des peintres de génie, il y en a une seule qui vous plaise complètement ? Moi, je n’en connais pas une qui soit satisfaisante. Je pense qu’il ne peut y en avoir, pour cette raison que le Christ est l’incarnation de son essence : le bien ; – incarnation individuelle, unique en son genre et, par conséquent, sans analogie avec aucune autre. Pour représenter cela, le génie artistique est insuffisant. Il faut dire la même chose de l’Antéchrist. C’est, également, l’incarnation du mal, incarnation individuelle, unique dans son achèvement et sa plénitude. Oui ne peut exhiber son portrait. Dans la littérature ecclésiastique nous trouvons seulement son passeport, avec des indications générales et particulières…

LA DAME. – Nous n’avons pas besoin de son portrait. Que Dieu nous en préserve ! Dites-nous plutôt pourquoi lui-même est nécessaire ; en quoi, selon vous, consiste l’essence de son œuvre et s’il viendra prochainement ?

M. Z… – Soit. Je puis vous satisfaire mieux que vous ne pensez. Un de mes anciens camarades d’études, qui s’était fait moine, m’a, il y a quelques années, au moment de mourir, légué un manuscrit, auquel il tenait beaucoup, mais qu’il ne voulait, ni ne pouvait imprimer. Le manuscrit est intitulé : Brève narration sur l’Antéchrist. Quoiqu’elle ait la forme ou la physionomie d’un tableau historique imaginaire et anticipé, cette composition donne, selon moi, tout ce que la Sainte-Écriture, la tradition de l’Église et la seule raison permettent de dire de plus vraisemblable sur un tel sujet.

L’HOMME POLITIQUE. – Est-ce que ce ne serait pas une production de notre connaissance Varsonophii ?

M. Z… – Non, on lui donnait un nom plus raffiné : Pansophii.

L’HOMME POLITIQUE. – Pan Sophii ? Un Polonais ?

M. Z… – Nullement. Le fils d’un prêtre russe. Si vous m’accordez un instant pour aller jusqu’à ma chambre, j’apporterai et je vous lirai ce manuscrit. Il n’est pas volumineux.

LA DAME. – Allez ! Allez ! Mais ne vous égarez pas. (Pendant que M. Zva dans sa chambre prendre le manuscrit, la compagnie se lève et fait un tour de jardin.)

L’HOMME POLITIQUE. – Je ne sais pas au juste : est-ce la vieillesse qui obscurcit ma vue ou est-ce la nature qui se modifie ? En tout cas, je constate que dans n’importe quelle saison et dans n’importe quel endroit, il n’y a plus maintenant ces claires et tout à fait transparentes journées qu’on observait jadis sous tous les climats. Ainsi, aujourd’hui, pas un seul petit nuage ; nous sommes assez loin de la mer ; et pourtant on dirait que tout est recouvert d’une sorte de voile fin qu’on ne peut saisir. Toujours est-il que ce n’est pas la pleine clarté. Le remarquez-vous, Général ?

LE GÉNÉRAL. – Voilà déjà bien des années que je l’ai remarqué.

LA DAME. – Moi, je le remarque depuis l’année passée et non seulement dans l’atmosphère, mais encore dans l’âme, où manque aussi la « pleine clarté » comme vous dites. Partout, une espèce d’inquiétude, une sorte de pressentiment de mauvais augure. Je suis persuadée, Prince, que vous avez la même impression.

LE PRINCE. – Non, je n’ai rien remarqué de particulier : l’atmosphère me semble être toujours la même.

LE GÉNÉRAL. – Vous êtes trop jeune pour constater la différence : vous n’avez pas de terme de comparaison. Mais quand on a des souvenirs de cinquante ans, alors cela est sensible.

LE PRINCE. – Je pense que la première supposition est la vraie : l’affaiblissement de la vue.

L’HOMME POLITIQUE. – Nous vieillissons, c’est hors de doute ; mais la terre ne rajeunit pas non plus ; on sent une espèce de lassitude réciproque.

LE GÉNÉRAL. – Ce qui est encore plus certain, c’est que le diable, avec sa queue, promène un brouillard sur la clarté divine. Voilà encore un signe de l’Antéchrist !

LA DAME (montrant M. Zqui descend de la terrasse). – Nous allons apprendre tout de suite quelque chose là-dessus.

(Tous reviennent s’asseoir à leurs places primitives ; et M. Zse met à lire le manuscrit qu’il a rapporté.)


  1. En français. (N. d. t.)
  2. Évidemment, L’HOMME POLITIQUE vise la souscription ouverte en l’honneur du « suicidé », où un officier français déclarait souscrire avec l’espoir d’une nouvelle nuit de la Saint-Barthélemy ; un autre : qu’il espère la rapide pendaison de tous les protestants, francs-maçons et juifs ; – un abbé : qu’il vit dans l’attente du brillant avenir qui verra fabriquer des tapis à bon marché avec la peau des huguenots, des francs-maçons et des juifs, et que, comme bon chrétien, il foulera continuellement des pieds ces tapis. Ces déclarations, au milieu de quelques dizaines de mille autres du même genre, furent imprimées dans le journal la Libre Parole. (Note de l’auteur.)
    Soloviev était opposé à l’antisémitisme. Cependant, il ne se prononçait pas sur l’innocence ou sur la culpabilité du capitaine Dreyfus. Comme beaucoup d’écrivains étrangers, Soloviev avait subi l’influence des journaux qui réclamaient la révision du premier jugement. Les chiffres qu’il indique au sujet des déclarations haineuses faites par des souscripteurs du monuments Henry sont inexacts. Il y eut environ vingt mille personnes répondant à l’appel de la Libre Parole. Quatre ou cinq cents souscriptions (et non pas des dizaines de mille) avaient le caractère noté dans l’entretien. Elles étaient, d’ailleurs, généralement anonymes.) – (Note du traducteur.)
  3. En français. (N. d. t.)
  4. En français. (N. d. t.)
  5. En français. (N. d. t.)
  6. En français. (N. d. t.)
  7. En français. (N. d. t.)
  8. En français. (N. d. t.)
  9. En français. (N. d. t.)
  10. En français. (N. d. t.)
  11. Chanson composée par Tolstoï dans sa jeunesse, quand il était officier.
  12. Crème aigre. (N. d. t.)
  13. En français. (N. d. t.)
  14. En français. (N. d. t.)
  15. En français. (N. d. t.)
  16. En français. (N. d. t.)