Trois Contes (Pelletier)/Texte entier

Trois Contes (Pelletier)
Œuvres diverses (p. 1-24).



Doctoresse PELLETIER.




TROIS CONTES







PRIX : 1 FR. 50



Un Traître


« La vertu est toujours punie »
(Marquis de Sade)


Jacques ne s’était pas donné la peine de naître.

Le hasard, c’est-à-dire la somme d’inconnues qui préside à nos formations, l’avait fait éclore génial dans un milieu pauvre et incultivé.

Durant toute son enfance, il avait été un incompris. Ses parents le jugeaient bizarre ; ses maîtres le punissaient comme indiscipliné. Il aurait pu, s’il l’avait voulu, être un excellent écolier, mais il était un peu paresseux ; aucune ambiance d’ailleurs ne le stimulait au travail.

À treize ans, ses parents l’avaient mis en apprentissage chez un relieur ; à l’atelier comme à l’école et dans sa famille, il détonnait. D’un naturel gai, il avait volontiers le mot pour rire, mais ce mot ne faisait pas rire parce qu’on ne le comprenait pas.

Un jour, il avait environ seize ans, il entrevit comme sur un chemin de Damas l’utilité de la culture intellectuelle. On l’avait envoyé en course chez un libraire du quartier latin. Dans le jour baissant d’un après-midi d’hiver, la silhouette du Panthéon dominant sur un fond de ciel gris la rue Soufflot lui était apparue. Des bandes d’étudiants bien mis, la serviette sous le bras, dévalaient les trottoirs. Il eut un brusque coup au cœur ; il se trouvait ignominieux avec son bourgeron bleu et le paquet enveloppé de toile qu’il portait sur son dos : il se prit à regretter amèrement les années perdues à son école primaire. Mais une voix intérieure lui dit qu’il était encore très jeune et qu’il pouvait réparer.

Il essaya de s’ouvrir à son père de ses nouvelles dispositions ; naturellement, on ne l’écouta pas.

— Quitter la reliure, alors que ton apprentissage est presque fini ? Retourner à l’école ? Est-ce que tu n’es pas fou ? Penses-tu que moi et ta mère nous allons t’entretenir à ne rien faire jusqu’à la fin de tes jours ? Tu as vraiment de drôles d’idées parfois, et si ta mère n’était pas une honnête femme, j’en viendrais à croire que tu n’es pas mon fils !

Mis en état de gagner son pain, Jacques quitta la maison paternelle. Les moralistes traditionnels pourront le blâmer, mais il voulait faire sa vie. La dépendance familiale dans un milieu grossier lui pesait depuis longtemps. Il l’avait rêvée bien des fois cette minute où il pourrait enfin prendre congé du logis triste, des disputes continuelles pour des riens, des railleries qui accueillaient ses vagues aspirations, lorsqu’il lui arrivait de les dire ; ses lectures dont on se moquait.

— Le voilà encore plongé dans les bouquins ; quel enfant, grand Dieu ! Muet comme une carpe ; on n’a guère de satisfaction avec lui !

Il avait vu, affichée sur les murs, la réclame d’une école par correspondance. Pour une somme modique, disait l’affiche, on pouvait recevoir des livres, des cours imprimés, des devoirs que l’on vous retournait corrigés. Au bout de quelques années d’études, l’école vous faisait subir un examen et on devenait ingénieur.

Ingénieur ! Quel rêve ! Sortir enfin de la classe des parias, vivre la vie supérieure de l’intelligence.

Sou à sou, l’adolescent avait économisé sur ce qu’on lui laissait de son salaire d’apprenti et, la somme enfin amassée, il était allé, le cœur battant, se faire inscrire à l’école.

Sa chambre, il l’avait prise naturellement au quartier latin, un sixième étage de la rue Claude Bernard. Il se sentait déjà comme affranchi de l’esclavage manuel, du fait seul d’habiter ce quartier universitaire. Sa journée d’ouvrier terminée, au lieu d’aller chez le marchand de vins, au sport ou au cinéma, il rentrait chez lui comme une jeune fille et se mettait à piocher ses cours.

Cela n’allait pas tout seul. Les corrections, faites machinalement par un personnel mal payé, étaient, la plupart du temps, incompréhensibles. L’élève n’était qu’un numéro et personne ne s’intéressait sérieusement à ses progrès ; mais Jacques n’était pas de ceux à qui les obstacles font perdre courage.

À notre époque où l’instruction, sans être donnée comme il le faudrait, est relativement facile à acquérir, les auto-didactes ne sont pas rares. Mais beaucoup, dans leur désir ardent de s’élever dans la société, se donnent corps et âme à la bourgeoisie qui leur entr’ouvre ses portes.

Tel n’était pas le cas de Jacques. Esprit hors de pair, il avait déjà, bien que jeune, une culture assez étendue. Il n’ignorait pas le socialisme et il s’était promis de travailler lui aussi à la destruction d’une société injustement divisée en castes ploutocratiques.

Les réunions publiques étaient son unique distraction, cependant il s’y tenait effacé et ne prenait jamais la parole ; il voulait, avant toute chose, conquérir son diplôme d’ingénieur, après quoi il se réservait de consacrer à l’affranchissement de ses frères les travailleurs une activité plus effective.

Reçu dans un très bon rang, il obtint de suite un emploi dans l’industrie. Son rêve était réalisé. Il avait remplacé sa mansarde d’ouvrier-étudiant par un appartement modeste. Pour six heures par jour d’un travail peu fatiguant de direction, il recevait un traitement raisonnable. Il résolut de consacrer à la politique socialiste les loisirs qu’il avait.

Les intellectuels étaient nombreux dans le parti, mais la plupart ne venant là que pour faire une carrière, avaient fort peu de sincérité.

La presse réactionnaire les calomniait lorsqu’elle les appelait meneurs de grève, incendiaires, buveurs de sang, etc. Loin de pousser les ouvriers à la révolte, ils les retenaient au contraire. Quand, par hasard, des violences avaient lieu, les intellectuels ne les approuvaient jamais ; ils se bornaient à excuser les révoltés qui les avaient commises. Certes, ils parlaient de la révolution, mais sans y croire et sans vouloir rien faire de sérieux pour la préparer.

De la révolution, on en détournait même insidieusement les masses en la présentant comme quelque chose de fatal qui ne pouvait avoir lieu avant l’échéance des processus économiques. On invoquait la nécessité pour briser l’ordre bourgeois d’une majorité prolétarienne évidemment impossible à obtenir.

Toutes ces hypocrisies écœuraient Jacques qui était idéaliste et sincère. Éloquent, il stigmatisait dans les réunions l’arrivisme des chefs ; il voulait que son parti fasse à l’ordre établi une opposition de réalité et non de mots ; on le mit en quarantaine.

L’humanité est partout la même, et dans un parti révolutionnaire pas plus que dans la société officielle, la vertu n’est une condition de succès. La force était du côté des chefs arrivistes et c’était vers eux que les masses se tournaient comme elles se tournent vers la force gouvernementale dans la grande société.

Contre Jacques, le gêneur, on ne ménagea pas la calomnie ; on contesta son talent, on nia son intelligence, lui qui était la sincérité même, on l’accusa d’ambition personnelle, voire de bas arrivisme. La presse lui fut fermée ; dans les réunions, on étouffa sa parole.

Il essaya de se tourner vers le peuple, mais le peuple se détourna de lui. N’était-il pas un intellectuel aux mains blanches, c’est-à-dire un bourgeois ? En vain essayait-il d’établir son origine prolétarienne, d’exposer toutes les peines que lui avait coûtées la culture intellectuelle qu’il possédait : les ouvriers s’en allaient en ricanant.

C’est que Jacques, avec son honnêteté toute pure, représentait la faiblesse. Certes, l’ouvrier voulait bien la révolution, mais il ne faisait pas fi des menus avantages que seul un parlementaire peut donner. Une vieille mère à faire admettre dans un hospice, la gratuité de la cantine scolaire pour un enfant, une place stable d’ouvrier municipal pour lui-même. Ces menues faveurs évidemment n’allaient pas à tout le monde ; mais ceux qui les obtenaient devenaient les clients du parlementaire, toujours comme dans la grande société. Élus et clientèle électorale formaient un bloc contre lequel l’idéalisme de Jacques venait se briser.

La guerre de 1914 vit une faillite générale des consciences. Les propagandistes du pacifisme et de l’anti-militarisme se firent ultra-patriotes et la masse qui les avait suivis les suivit encore, jusqu’à l’abattoir !

Jacques avait trente-cinq ans. Sa situation matérielle n’était pas mauvaise, mais il était un raté de la politique.

Il en restait navré, car il s’y était donné tout entier. L’intérêt intellectuel qui l’avait soutenu dans ses études d’ingénieur avait disparu, ce qui était alors de l’intelligence était devenu, par la répétition continuelle, instinct et routine. Il accomplissait avec ponctualité les devoirs de la profession qui le faisait vivre, mais son âme en était absente.

Cette âme, il aurait pu la mettre, comme bien d’autres, dans une famille ; la femme, les enfants à élever sont le but de la plupart des existences. Mais Jacques, peu sensuel, était avant tout un cérébral ; il n’avait aucun effort à faire pour être vertueux ; les vices n’étaient pas pour lui des plaisirs. Rien ne l’attirait de ce qui passionne tant de gens ; il trouvait le jeu bête, l’amour une sensation très surfaite, et un estomac délicat lui interdisait tout excès de table. Seules l’étude, la pensée, l’action lui donnaient de la joie. Dans le mariage, il entrevoyait avant toute chose une source de tracas ; l’esprit encombré de cent questions vulgaires à résoudre chaque jour ; la femme, un être aimable, mais qui serait inférieur presque à coup sûr. Il faudrait se mettre à son niveau, penser avec elle ses petites idées, partager ses préoccupations banales ; son intelligence y sombrerait peu à peu. Il avait préféré rester célibataire.

Dans les longues promenades auxquelles il s’astreignait par hygiène, pour corriger la sédentarité du bureau, il lui arrivait assez souvent de rencontrer des camarades « arrivés ». D’une belle auto, il lui venait un coup de chapeau avec un « bonjour » ironique. Sur le trottoir, on lui frappait sur l’épaule : « Ah ! ce brave Jacques ; toujours révolutionnaire, la guerre ne t’a donc rien appris ! »

Il était alors à la mode de faire litière de toutes les convictions d’avant guerre. Tel professeur d’université qui avait toute sa vie subsisté du Kantisme qu’il enseignait aux étudiants, proclamait le néant de la philosophie allemande. La physique, la chimie se faisaient patriotes ; on déniait toute valeur aux savants de la nation ennemie. Sur les affiches, Jacques lisait le nom d’anciens camarades chargés de conférences ultra-patriotiques ; et le peuple ne paraissait même pas s’apercevoir de leur félonie.

Dans ses courses mélancoliques à travers Paris, Jacques, au fond de son cœur, pleurait sa vie brisée ; il avait fait dans son âme la première place à l’idéal et l’idéal lui manquait maintenant ; un abîme s’ouvrait devant lui, il songea au suicide.

Ce ne fut qu’un instant ; il avait un amour instinctif de la vie qui l’empêchait de se détruire. Cette dépression d’un moment lui fut au contraire une manière de coup de fouet ; il retrouva la même énergie qui l’avait fait se dresser autrefois contre sa famille ; puisqu’il fallait trahir, eh bien, il trahirait !

Il passa au Bloc National et personne ne s’en aperçut. La guerre avait dispersé les anciens militants, de nouveaux étaient venus ; on l’avait presque oublié. Tout d’abord il eut beaucoup de mal à exposer par la parole et dans ses articles, des idées qui n’étaient pas les siennes ; son talent, s’en ressentait. Mais il finit par s’habituer ; il défendait la mauvaise cause comme un avocat défend un accusé qu’au fond de lui-même il sait coupable.

D’ailleurs, s’il avait conservé ses idées théoriques, l’enthousiasme de sa jeunesse s’était avec l’expérience des années singulièrement attiédi. La modestie de ses débuts, sa peine pour arriver à une vie en somme médiocre, son désir inné de justice, lui avaient fait haïr les oppresseurs ; la vie politique lui avait donné depuis le mépris des opprimés. Ce peuple qu’un gouvernement pouvait retourner en quelques mois de mensonges et qui bavait maintenant la haine du « boche », lui apparaissait comme incurablement esclave.

La fortune de Jacques marchait maintenant à grands pas. Élu député, il avait été ministre en deux ans de Chambre. La grande presse retentissait chaque jour de son nom ; ses moindres mots étaient répétés, colportés, admirés ; les gens qui l’avaient trouvé sot autrefois, lui attribuaient maintenant du génie ; on parlait de lui pour la présidence du grand ministère qui arrêterait pour longtemps la marche du socialisme.

Parmi la foule des solliciteurs qui encombrait ses antichambres, on pouvait voir maints anciens camarades, maints militants même que leur carte rouge n’empêchait pas de venir faire la cour à son succès.

Lui reprocher sa trahison, on s’en gardait bien ; il était la force, donc il était la vertu. On l’injuriait bien pour la galerie dans les réunions publiques, mais en petit comité on parlait de lui comme d’un bon garçon, il avait rendu tant de services.

C’est que pouvant se venger, il n’en faisait rien ; l’ambition satisfaite avait pansé ses anciennes plaies et elles étaient guéries.

Certes, il était loin d’avoir réalisé sa vie ; le luxe, les honneurs, le respect des autres, il payait tout cela de ses convictions les plus chères. Si autrefois il avait, aux heures d’enthousiasme, rêvé au pouvoir, c’était pour réaliser ses idées ; maintenant il avait le pouvoir, mais il ne pouvait le garder qu’en se mentant à lui-même. Aussi n’y prenait-il aucun plaisir ; les figurations officielles lui étaient des corvées assommantes ; il s’ennuyait au ministère comme autrefois dans son métier d’ingénieur.

Il se maintenait cependant, car malgré tout il trouvait au pouvoir des satisfactions d’amour-propre et comme il avait conservé un fond d’idéalisme, il s’efforçait de mettre un peu de bien dans tout le mal qu’il faisait.


La mort aux Chats


« L’homme finit dans le désespoir »
(Spinoza)


Le soleil s’est couché derrière la Luxembourg et il fait déjà presque nuit dans le lacis de ruelles que la pioche du démolisseur futuriste a oubliées, derrière le Panthéon. La rue Lhomond, bordée de couvents miteux qui abritent l’enfance d’orphelins pauvres. Le célèbre couvent des Jésuites les domine de très haut ; les murs élevés et nus de sa chapelle répandent leur ombre sur toute la rue. À droite est la rue Rataud une rue qui a une porte de fer que l’on fermait la nuit, autrefois. Le jour, la rue Rataud est embaumée par l’odeur des frênes qui surplombent le mur décrépit de l’École Normale Supérieure. À droite, la rue du Cheval-Vert, la rue des Irlandais, le collège des Irlandais y perpétue le Moyen-Age, les murs recouverts d’une patine noircie semblent dater de Raymond Lulle et d’Abélard. Plus loin, la rue de l’Estrapade, déjà plus large et plus banale ; la rue Tournefort, pleine de couvents aussi. Le dimanche, les lourdes portes de chêne s’ouvrent pour donner passage à leurs pensionnaires. En rang, deux par deux, sous la conduite de religieuses d’ordre divers, elles vont au Luxembourg ou au Jardin des Plantes.

Plus bas, la rue du Pot-de-Fer, presque sans caractère ; elle n’évoque plus que la misère toute simple.

Les passants sont rares au crépuscule ; les religieux sont rentrés ; on entend de tous côtés les cloches fêlées qui les appellent au réfectoire, à la prière ou au travail. Le monde de la rue ne se hasarde guère par là. Toutes ces ruelles ne mènent que de très loin, et par bien des détours, aux Gobelins. Les bourgeois, professeurs, préparateurs de Faculté, bibliothécaires, bureaucrates, étudiants, prennent la rue Claude-Bernard, large et moderne. Les ouvriers longent l’étroite rue Mouffetard, pleine de boutiques achalandées où l’on peut acheter de tout à des prix raisonnables ; une livre de tétine de vache, viande excellente, pour son dîner, ou une paire de souliers d’occasion, encore très portables.

Bientôt, dans la lumière incertaine du reste de jour et des rares becs de gaz que l’on vient d’allumer, apparaît une ombre qui rase les murs. C’est une vieille femme, maigre et mal vêtue ; elle porte aux bras deux lourds paniers, tout rafistolés de cordes ; on l’appelle « La mort aux Chats ».

Dès que la nuit tombe, elle va par tout le quartier, elle explore les terrains vagues, les maisons en construction, les jardins publics, les cours accessibles pour distribuer aux chats abandonnés la pâtée qu’elle a cuisinée pendant le jour.

Ce sont les voisins qui lui ont donné ce surnom tragique. Les animaux l’aiment et, à son approche, ils montent des caves, descendent des greniers ; ils quittent le trou qui les abrite contre les sévices des gamins et viennent ronronner autour d’elle. Les plus hardis lui sautent sur les épaules et lui lèchent les joues. Il y en a de toutes les couleurs et de toutes les races, pauvres bêtes adoptées par caprice et abandonnées de même. « Il trouvera bien quelqu’un », a dit le maître égoïste. Mais personne ne veut des pauvres minets efflanqués et tristes ; sans la « Mort-aux-Chats » ils mourraient de faim.

Elle leur distribue la pâtée dans des papiers, prenant bien soin que chacun ait la sienne ; elle gourmande les gloutons, qui avalent d’un coup leur ration pour pouvoir insinuer une patte malhonnête dans celle des autres.

La « Mort aux Chats » a connu, jadis, une prospérité relative ; institutrice, mariée à un employé elle portait des chapeaux. Puis, la vieillesse est venue, son mari, ses enfants sont morts : le plus jeune, un fils resté vivant, ne venait jamais la voir, fâché pour une question d’intérêt. Elle avait, outre sa retraite, quelques milliers de francs d’économie ; il avait voulu les avoir tout de suite. Il disait qu’une vieille femme n’avait pas besoin d’autant d’argent ; pour ce qu’elle en faisait, d’ailleurs, de l’argent, avec ses six chats qu’elle gardait bêtement et qui coûtaient à nourrir. Il avait crié, menacé même ; la vieille avait tenu bon ; alors il était parti en claquant la porte et on ne l’avait plus revu. Mobilisé à la guerre, il avait été tué dès le début, à Charleroi, en 1914.

Seule, la vieille femme s’abandonnait. Les quelques rares amies qu’elle avait eues avaient disparu, mortes ou emmenées au loin par leur famille ; les chats étaient toute sa vie.

Elle habitait un logement de deux pièces, dans une maison misérable de la rue de l’Épée-de-Bois ; les chats avaient augmenté peu à peu en nombre, et ils étaient maintenant vingt-deux.

Elle prenait bien soin de faire châtrer les mâles ; elle noyait tout les nouveaux-nés dans un baquet rempli d’eau. Mais, de temps à autre, elle ne pouvait s’empêcher de recueillir un malheureux particulièrement sympathique, et la famille augmentait toujours.

Très seule déjà, les chats ne faisaient qu’augmenter son isolement, car elle devait en cacher le nombre. Elle n’ouvrait sa porte à personne. Seul le contrôleur du gaz était admis à pénétrer une fois par mois ; elle parlait aux fournisseurs au travers de la porte.

Les locataires éclataient en plaintes continuelles. Elle nettoyait bien, mais impossible d’empêcher le logement de sentir mauvais. Ces locataires, férus d’hygiène, ne brillaient pas par la propreté ; les commodités, rarement nettoyées, dégageaient une odeur infecte ; mais ils daubaient à qui mieux mieux sur la pauvre vieille dont le principal tort était de ne pas être comme tout le monde. On parlait de faire venir la « Salubrité », une administration redoutable. Sûrement, toutes ces sales bêtes devaient un jour amener une épidémie ; on n’avait pas idée de garder une pareille folle dans une maison. Elle ne parvenait à se faire tolérer qu’à force de pourboires donnés à la concierge.

Parfois, on voyait la « Mort aux Chats » gravir précipitamment son escalier en portant quelque chose dans son tablier. Si un miaulement plaintif se faisait entendre, elle grimpait plus vite encore ; on entendait le bruit d’une clef fourrée à la hâte, un verrouillement affolé, puis, plus rien.

Dans la nuit, elle demandait le cordon, et elle s’en allait pour revenir deux heures après. Un locataire qui rentrait tard, eut un jour l’idée de la suivre ; elle allait dans un terrain vague de la rue Vauquelin. Il la vit creuser un trou et enterrer un chat mort.

Les sorties nocturnes de la vieille se renouvelaient souvent ; on en vint à penser que les chats ne mouraient pas de mort naturelle. On imagina des choses étranges. On savait que la vieille avait de l’instruction ; dans le peuple, un instituteur est un savant. Sans doute elle devait se livrer à des expériences, quelques-uns la jugeaient sorcière.

Elle n’était rien de tout cela. Elle n’avait jamais enseigné que les rudiments aux petits enfants ; elle savait tout juste un peu d’orthographe et d’arithmétique. Quand elle ne s’occupait pas de ses bêtes, elle raccommodait ses chiffons ou lisait quelque roman-feuilleton, Elle ne détruisait que les chats malades, pour obéir à une doctrine qu’elle s’était formée et d’après laquelle la mort était préférable à la douleur.

Elle en vint à rechercher tous les chats blessés et souffrants, dans une sorte de volupté morbide de répandre la mort comme un bienfait. Elle détruisait les animaux sans les faire souffrir, par le chloroforme. Les chats galeux, ceux qui avaient des tumeurs, les vieux perclus de rhumatismes, ceux dont des gamins cruels avaient crevé les yeux. Sans doute, on devait l’informer, car elle était là tout de suite pour relever le chat écrasé, celui qui s’était brisé les reins en tombant de haut par une fenêtre. Elle le saisissait, le fourrait dans son tablier, et elle s’en allait, courant de ses jambes maigres, parmi les ruelles aux gros pavés carrés. » Pas de souffrances, pas de souffrances, marmonnait-elle entre ses dents. Tu dormiras, mon pauvre minet, et puis ce sera fini, tu seras heureux pour toujours ».

Les voisins avaient fini par la questionner, alors, elle avait exposé sa philosophie : Pourquoi souffrir, puisqu’il faut arriver à mourir. Laisserait-elle un pauvre chat agoniser pendant des jours, les reins brisés par une voiture. La mort ne valait-elle pas mieux, surtout la mort qu’elle donnait, sans souffrance, par le chloroforme.

La curiosité avec laquelle on l’écoutait l’avait rendue plus sociable ; elle racontait maintenant ses exécutions avec force détails, y prenant une sorte de plaisir amer. On lui apportait les chats malades dont on voulait se débarrasser sans avoir à payer un vétérinaire ; elle n’était plus la « vieille folle » ; on la surnommait maintenant la « Mort aux Chats ».

L’hiver dernier, le charbon manqua, la « Mort aux Chats » prit froid dans son logement : elle gagna une congestion pulmonaire. La concierge, ne la voyant pas, avait fini par monter ; on alla chercher un médecin qui n’approcha pas même du lit. Le logement était maintenant un taudis sordide, partout des torchons sales, des bouteilles vides, des vêtements haillonneux ; il ne savait où poser son chapeau. Les vingt-cinq chats, il y en avait trois de plus, braquaient sur lui des yeux jaunes ou verts pleins d’hostilité. Pas rassuré, il bâcla à la hâte son ordonnance et s’en fut en maugréant.

La maladie empirait ; une nuit, la fièvre dépassa quarante degrés. La « Mort aux Chats » avait la poitrine broyée comme dans un étau ; elle suffoquait. « Pourquoi souffrir, dans quelques jours au plus tard, je mourrai. La vie est laide ; partout de la douleur et les hommes ne font qu’ajouter, par leur cruauté à l’enfer de la nature. Le pauvre chat qui joue autour de moi presque heureux, je le retrouve le lendemain l’ail pendant, à demi assommé par un voyou sauvage. La vie est un mal et c’est la mort qui est un bien, surtout la mort que je donne, sans souffrance, par le chloroforme. Plus de maladies, plus de persécutions, plus d’ingratitude ; le bon sommeil sans rêves, pour jamais ».

Elle rassembla toute l’énergie qui lui restait et chloroforma tous ses chats, un par un. Une odeur suffoquante emplissait le logement, la « Mort aux Chats » commençait à s’endormir elle-même.

Vivement, elle ouvrit le robinet du gaz et s’étendit sur son lit, au milieu de ses chats qu’elle y avait couchés, l’un contre l’autre. Elle tenait à la main un flacon de chloroforme débouché ; elle le respira avidement.

» La mort est bonne, murmura-t-elle, on s’endort et tout est fini. Venez, mes petits minets, mes petits enfants ».


L’Enfant

(histoire vraie)


Malgré leurs respectifs trente mille francs de dot, ce qui, pour l’époque, était une somme, elles n’avaient pu trouver de mari.

Elles étaient deux sœurs. J’allais les voir de temps à autre dans le coquet appartement de Passy où elles vivaient avec leur mère. Intelligentes, instruites, elles se destinaient à la littérature et préparaient en collaboration leur premier roman.

Le père mort depuis longtemps avait été, paraît-il, un disciple des théories Saint-Simoniennes. Il n’y apparaissait guère dans la famille. Le seul caractère avancé était l’absence de religion ; à part cela la mère et les filles étaient absolument bourgeoises et conservatrices, tout à fait détachées du sort du peuple qui, pour elles, ne comptait pas.

Elles passaient à Paris quelques mois seulement au début de l’été ; l’hiver elles vivaient à la Côte d’Azur et aux vacances elles allaient en Bretagne.

Leur vie s’écoulait heureuse, remplie par leurs travaux littéraires, les toilettes, les promenades, quelques réunions mondaines. Néanmoins, une chose manquait à leur bonheur : ce mari, précisément, qui ne s’annonçait pas.

L’aînée avait trente-deux ans, la cadette approchait de la trentaine. Ma profession d’étudiante en médecine les portait à me faire des confidences ; elles souffraient beaucoup du célibat.

Que faire, attendre ? Elles attendaient depuis déjà bien longtemps. La patte d’oie impitoyablement se dessinait aux tempes annonçant la fin de la jeunesse. Encore quelques années, et ce serait fini, irrémédiablement.

À la Côte d’Azur, la vie est plus libre. Elles fréquentaient les bals, se mêlaient, masquées, aux fêtes du Carnaval ; elles prirent, l’une et l’autre un amant.

L’aînée eut un petit bureaucrate sans conséquence ; la plus jeune prit un officier, fils de général. Dès les premiers mois elle devint enceinte.

Elle pensa naturellement à régulariser. Le jeune homme ne se dérobait pas, mais le père ne voulait rien savoir d’une union légitime avec un sac d’argent aussi mince. Et ce père, général avons-nous dit, était le chef de son fils ; on essaya de le fléchir, rien à faire.

Affolée, la jeune fille prit des adresses à la quatrième page des journaux et s’en fut chez des sages-femmes. On accepta bien de la débarrasser, mais les façons mystérieuses des personnes qui devaient se garantir, travaillant dans l’illégalité, lui causèrent de l’effroi. Elle venait de lire « Fécondité » de Zola, il y avait dans ce roman une histoire d’avortement avec hémorragie et mort qui la remplissait d’épouvante. Affolée, elle avoua tout à sa mère.


II

En rentrant un soir, vers minuit, dans ma chambre d’étudiante, je trouvais un billet sous ma porte. Elle était venue me demander l’hospitalité, car sa mère l’avait chassée sans un sou, ne lui permettant même pas de mettre un chapeau. Elle avait fait la route à pied jusqu’à mon sixième du Boulevard Port-Royal ; ne me trouvant pas, elle était allée, à pied toujours, à la Chapelle, chez une autre camarade.

Elle y resta quelques jours et écrivit à sa mère pour lui demander de l’argent ; elle y avait droit car les trente mille francs de sa dot lui venaient de son père. La mère envoya de l’argent, mais elle joignit à son envoi un flacon de chloroforme en lui recommandant de le boire pour échapper au déshonneur.

» Si tu es trop lâche pour mourir, continuait la lettre, j’espère au moins que tu étrangleras ce bâtard, quand il viendra au monde ».

Par des indiscrétions sans doute, quelques amis de la famille apprirent la catastrophe ; ce fut un tollé. On comprenait qu’une femme de chambre, une ouvrière se laisse faire un enfant, mais une fille du monde !

Elle prit une chambre dans une pension de famille et cessa de voir ses amis. Elle avait une certaine indépendance de caractère et disait qu’elle ne voulait pas de la pitié des autres. Seule sa sœur venait de temps en temps la voir ; lorsque la grossesse devint apparente, elle partit pour l’Espagne afin d’y faire ses couches dans le secret.

Je la revis un an après avec son enfant. Elle me demanda d’être témoin à la mairie pour la reconnaissance. Il y avait des formalités compliquées, car l’enfant était né à l’étranger. Elle l’avait appelé Fidélio, et comme l’employé de mairie trouvait le nom difficile, elle lui donna deux francs qu’il accepta. Ce fut ma première désillusion à l’endroit de l’incorruptibilité des fonctionnaires.

La colère de la mère était tombée ; elle permit d’abord quelques visites en cachette. Dans la suite les choses allèrent mieux encore ; la coupable se réinstalla dans l’appartement de Passy avec son enfant ; je perdis de vue la famille.

Quel ne fut pas mon étonnement de voir dernièrement venir à moi, dans un groupement bolchevik un jeune homme qui se nomma : c’était Fidélio.

Sa mère était morte et sa tante s’était suicidée de désespoir. Seule avait survécu la grand’mère âgée de plus de quatre-vingts ans.

Ah ! non, il ne la voyait pas sa grand’mère, cette sale petite bourgeoise qui l’avait humilié et fait souffrir durant son enfance. Il la détestait de toute sa puissance de haine, mais plus qu’elle encore, il haïssait la société présente, pleine de préjugés, qui faisait souffrir les enfants de la prétendue faute de leur mère. Et mes yeux s’arrêtaient à sa cravate où brillaient la faucille et le marteau : l’enseigne des soviets.

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR


La femme en lutte pour ses droits.

Dieu, morale et patrie.

Philosophie sociale.

Justice sociale.

L’émancipation sexuelle de la femme.

L’éducation féministe des filles.

La femme peut-elle avoir du génie ?

Mon voyage aventureux en Russie communiste.

En vente chez Marcel GIARD, éditeur, 16, rue Soufflot.


Un Crime scientifique (drame)

Supérieur (drame)

Dépopulation et civilisation.

L’Assistance, ce qu’elle est, ce qu’elle doit être.

Les Crimes et les Châtiments.

L’Enseignement et la culture intellectuelle.

En vente chez l’auteur, 75 bis, rue Monge, Paris

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)





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IMP. L. BERESNIAK
12. RUE LAGRANGE
* * PARIS * *

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