Librairie théâtrale (p. at-184).


TRIPLEPATTE


COMÉDIE EN CINQ ACTES


Représenté pour la première fois au Théâtre de l’Athénée,

le 30 Novembre 1905.



NOTE


Des directeurs s’obstinent, malgré toutes mes réclamations, à annoncer Triplepatte sous mon nom seul. Des critiques ont bien voulu m’appeler le père de Triplepatte. C’est faire tort à la mémoire de mon collaborateur, car, si la pièce a deux auteurs, le véritable père de Triplepatte, c’est André Godfernaux.

Mettons, si vous voulez, que je sois la mère de Triplepatte.

André Godfernaux avait écrit une pièce en quatre actes qui portait ce titre excellent. Lorsqu’il me demanda de collaborer avec lui, peut-être fut-ce qu’il voyait quelque parenté entre le héros de sa pièce et tels personnages de mes ouvrages. Triplepatte était leur cousin. (À ce compte, je serais donc l’oncle de Triplepatte.)

Nous avons, André Godfernaux et moi, complété la pièce primitive. Nous lui avons ajouté un dénouement qui nous a semblé logique. De même, nous avons légèrement modifié le caractère de Triplepatte. On pouvait lui reprocher d’être un aboulique dont le cas relevait un peu de la pathologie. Nous lui avons enlevé cette excuse et nous avons essayé d’en faire un indécis comme tout le monde, d’une indécision simplement plus marquée, moins dissimulée, plus consciente que celle des camarades.

Triplepatte a connu la faveur du public ; mais mon pauvre ami Godfernaux n’a pu assister qu’au début de son succès.

La pièce fut jouée à l’Athénée. Après la répétition générale, elle fut traitée par certains critiques avec sévérité. Ils pronostiquaient qu’elle n’irait pas très loin.

Abel Deval, au cours des représentations, fit une nouvelle convocation de presse. L’affiche portait Trois-centième. Cette fois, tous les critiques, disposant d’un nouvel élément d’appréciation, n’hésitèrent pas à prédire à Triplepatte une belle carrière,

T. B.




TRISTAN BERNARD & ANDRÉ GODFERNAUX


TRIPLEPATTE


COMÉDIE EN CINQ ACTES




PARIS

LIBRAIRIE THÉÂTRALE

3, RUE DE MARIVAUX, 3


Tous droits de traduction, de reproduction et de représentation réservés pour tous pays, y compris la Suède et la Norvège.


Copyrigt by Tristan Bernard et André Godfernaux. 1906.

PERSONNAGES


VICOMTE DE HOUDAN 
 MM. Lévesque
MONSIEUR HERBELIER 
 Bullier.
LE DOCTEUR 
 Baudoin.
BERTRAND D’AVRON 
 Lefaur.
BAUDE-BOBY 
 de Ségus.
CAROLUS 
 Bressol.
TOUSSAINT 
 Sance.
LE MAIRE 
 Ramy.
UN CAMIONNEUR 
 Scheffer.
MARQUIS D’AVRY 
 Servais.
GALICHET 
 P. Féret.
BARON DU BRAIL 
 Lebreton.
BICHAL 
 Gandera.
UN MÉCANICIEN 
 Lebreton.
BOUCHEROT 
 Leubas.
2e CAMIONNEUR 
 Hubert.
BARONNE PÉPIN 
 Mmes Leriche.
YVONNE 
 Diéterlé.
Mmes HERBELIER 
 Caumont.
Mmes DE CRÈVECŒUR 
 Ael.
Mmes GAUDIN 
 Norris.
Mmes VERDIER 
 Dermenville.
Mmes DOLLY 
 Templey.
Mmes GILBERTE 
 Prince.
Mmes ANDRÉE 
 de Massol.
Mmes JEANNINE 
 Vernel.
Mmes IRÈNE 
 La petite Willem
Mmes DE RAUBOURG 
 Sczechy.
Mmes DE RANDAL 
 Verna.
COMTESSE ALFREDA 
 Duvernat.
MADAME DE LA SÉLINIÈRE 
BARONNE DU BRAIL 
INVITÉES 
LA DEMOISELLE DE LA SOURCE. 


TRIPLEPATTE



ACTE PREMIER

La scène représente un coin de parc dans une ville d’eaux : au fond à droite, un kiosque abritant la source ; au fond à gauche, un pavillon servant de salon de lecture. Au lever du rideau, des dames traversent la scène rapidement de long en large. Musique dans les environs.





Scène PREMIÈRE


LE DOCTEUR, MADAME GAUDIN, MADAME HERBELIER. COMTESSE ALFREDA, MADAME VERDIER, puis BERTRAND D’AVRON.


LE DOCTEUR, aux dames qui marchent.

Allons ! plus vite que ça ! Allons ! Allons ! Oh ! nous nous endormons ! (À Madame verdier.) Ne traînez pas comme ça, Madame, un peu de nerfs et de jarret, de la grande vitesse, ça c’est un train omnibus !(À Madame Gaudin.) Très bien, très bien Madame Gaudin ; vous, vous avez l’allure, il n’y a pas à dire, vous avez l’allure. (À Madame Alfreda.) Ne tournez pas en rond comme ça, comtesse. Allez plus loin avant de revenir ; plus vite ! plus vite !

MADAME ALFREDA.

Je marche pourtant aussi vite que je peux, docteur.

LE DOCTEUR.

Plus vite que ça, plus vite que ça ! du sept à l’heure environ, presque de la course !

MADAME ALFREDA, tout en marchant.

Alors, docteur, demain, je prendrai encore deux quarts de verre d’eau ?

LE DOCTEUR.

Oui, un quart de verre, et puis vous compterez jusqu’à mille, et vous prendrez un autre quart de verre.

MADAME ALFREDA.

Ce matin, vous m’avez dit de compter jusqu’à cinq cents.

LE DOCTEUR.

Eh bien ! demain, vous compterez jusqu’à mille.

MADAME ALFREDA.

Le premier quart de verre froid et le second chaud, n’est-ce pas ?

LE DOCTEUR.

Demain vous ferez le contraire.

MADAME ALFREDA.
Alors, docteur, vous pensez que mon estomac ira mieux à la fin de la saison ?
LE DOCTEUR.

Oui, et, s’il ne va pas mieux, ça ne sera pas un mauvais signe.

MADAME ALFREDA.

Ah !

LE DOCTEUR.

L’aggravation est un aussi bon signe que l’amélioration… Et l’état stationnaire est également un excellent indice.

MADAME ALFREDA.

Vraiment, j’aurais cru…

LE DOCTEUR.

Allez, marchez ! marchez !…

MADAME GAUDIN, s’arrêtant, essoufflée.

Docteur, il y a dix minutes au moins que je marche !

LE DOCTEUR.

Mais non, mais non ! je vous ai vu arriver au quart, il est à peine vingt. (À Madame Verdier.) Vous, madame Verdier, arrêtez-vous un peu. (Madame Verdier s’arrête.) Eh bien ! avez-vous dormi cette nuit ?

MADAME VERDIER.

Très bien, docteur, je n’ai fait qu’un somme.

LE DOCTEUR.

Bon ! bon ! c’est le traitement. Allez, marchez encore deux minutes. (Coups de cloche.) Halte !

MADAME GAUDIN.
Voici l’heure du macaroni.
LE DOCTEUR.

Aujourd’hui, nouilles ! nouilles ! nouilles ! (À Madame Alfreda.) Et très peu, puisque vous voulez engraisser.

MADAME ALFREDA.

Au contraire, docteur, je voudrais maigrir !

LE DOCTEUR.

Alors, mangez-en beaucoup.

MADAME VERDIER.

C’est toujours le contraire de ce qu’on croit…

LE DOCTEUR.

Bien entendu, sans ça vous n’auriez pas besoin de moi.

Second coup de cloche.
MADAME GAUDIN, s’en allant.

Au revoir, docteur.

MADAME ALFREDA.

Au revoir docteur, et merci.

Elles sortent.
LE DOCTEUR.

Au revoir, comtesse ; au revoir mesdames, bon appétit… Mais ne mangez pas à votre faim ! (Madame Herbelier, près de la source, boit un verre d’eau en comptant jusqu’à dix entre chaque gorgée. La regardant.) Bien, bien, bien !

MADAME HERBELIER, apercevant le docteur.
Ah ! docteur, bonjour ! Vous savez, j’ai très mal dormi la nuit dernière.
LE DOCTEUR.

C’est le traitement. Vous avez un tempérament spécial, il faut que le traitement vous empêche de dormir.

MADAME HERBELIER, avec un soupir.

Ah ! ce n’est pas le traitement qui m’empêche de dormir !

LE DOCTEUR.

Qu’est-ce qui vous empêche de dormir ?

MADAME HERBELIER.

De grands ennuis !

LE DOCTEUR.

De grands ennuis ?

MADAME HERBELIER.

J’étais toute heureuse quand mon médecin de Paris m’a envoyée dans la ville d’eau à la mode, après m’avoir découvert la même maladie d’estomac qu’à la comtesse Alfreda… Et puis ici les souffrances morales ont recommencé ! Ah ! les souffrances morales !

LE DOCTEUR, négligemment.

Oui, oui… Comment va M. Herbelier ? Je ne le vois jamais à la source dans l’après-midi.

MADAME HERBELIER.

Vous savez que mon mari n’aime pas à être vu. Il suffit qu’il y ait du monde quelque part pour qu’il aille d’un autre côté. À Paris, quand je reçois, je ne peux jamais mettre la main sur lui : il s’enferme dans son cabinet de travail… et il dort !

LE DOCTEUR.

Ça ne l’a pas empêché de faire une magnifique fortune dans les affaires de banque.

MADAME HERBELIER.

Il a su faire ses affaires en dormant ! C’est un homme qui dort trop ! et pendant ce temps-là il faut que je lutte toute seule…

LE DOCTEUR.

Que vous luttiez contre qui ?

MADAME HERBELIER.

Vous ne comprendriez pas ! Ce sont des souffrances morales ! Ah ! docteur, qu’est-ce qu’il faut faire quand on a des souffrances morales ?

LE DOCTEUR.

La marche ! la marche ! Et comme vous n’êtes pas du macaroni et que vous dînez chez vous dans une heure seulement, vous allez me faire le plaisir de marcher en comptant jusqu’à cinq mille… Comme la comtesse Alfreda. Un… deux… trois… quatre… (Madame Herbelier sort en comptant ses pas. À Bertrand d’Avron qui paraît à gauche sur le perron du salon de lecture.) Elle a une belle allure, madame Herbelier.

BERTRAND D’AVRON, descendant vers le docteur.

Celle-là, vous la ferez marcher tant que vous voudrez. Elle est éperdue de snobisme… Voyons, docteur, c’est vraiment si bon que ça de marcher ?

LE DOCTEUR.
On ne peut pas digérer sans ça.
BERTRAND D’AVRON.

Ce qui est curieux, c’est que vous, qui préconisez tant la marche, vous ne marchiez jamais

LE DOCTEUR.

Aussi je digère très mal… Mais je déteste la marche, et j’aime mieux souffrir de l’estomac que marcher.

BERTRAND D’AVRON.

Heureusement que vos malades ne pensent pas comme vous !

LE DOCTEUR.

C’est que mes malades, eux, ont un docteur pour les faire marcher, un docteur qui a de l’autorité sur eux ; moi, je n’ai aucune autorité sur moi, je ne m’inspire aucune confiance.



Scène II

Les Mêmes, BOUCHEROT.


BOUCHEROT, entrant par la droite.

Bonjour, monsieur d’Avron. (Au docteur.) Docteur, je commence mon traitement : je vais me mettre à marcher.

LE DOCTEUR.

Oui. Un grand quart d’heure en deux reprises. Vous prendrez un demi-verre d’eau. Comme c’est la première fois, n’allez pas jusqu’à l’essoufflement. Aussitôt que vous aurez un peu chaud, ralentissez sans vous arrêter pour ça !.

BOUCHEROT.

Merci, docteur merci bien !

Il se dirige vers la source.
LE DOCTEUR, à Boucherot.

Au revoir, cher ami. (À Bertrand d’Avron.) Quel est donc ce monsieur avec qui je viens d’être si aimable ?

BERTRAND D’AVRON.

Vous aviez l’air de le connaître très bien !

LE DOCTEUR.

Il a dû venir à ma consultation ; mais, comme j’étais ennuyé de ne pas le reconnaître tout de suite, j’ai été plus aimable avec lui qu’avec un autre… Il semble connaître beaucoup de monde et de la meilleure société.

BERTRAND D’AVRON.

Je vous crois, il fréquente la fine fleur des gens d’ici : c’est un usurier.

LE DOCTEUR.

Il fait les villes d’eaux où l’on joue ?

BERTRAND D’AVRON.

Oui ! et comme il digère mal, il choisit les stations où l’on traite sa maladie : il a, comme vous, sa spécialité : c’est un usurier pour dyspeptiques.


Scène III

LE DOCTEUR. BERTRAND D’AVRON, DOLLY.
DOLLY, entrant, à Boucherot qui boit son verre d’eau.

Ne vous grisez pas, M. Boucherot. (Au docteur.) Vous voyez, docteur, je marche ! je marche !

LE DOCTEUR.

Mais pourquoi marchez-vous, mademoiselle Dolly, vous n’avez pas mal à l’estomac. (À Bertrand d’Avron.) Vous connaissez mademoiselle Dolly, notre prima dona du Casino !… (À Dolly.) M. le comte d’Avron !

BERTRAND D’AVRON, s’inclinant.

Mademoiselle !

DOLLY.

Monsieur !

Ils rient
LE DOCTEUR.

Pourquoi riez-vous ?

DOLLY, au docteur.

Nous nous connaissons ! (À Bertrand d’Avron.) Je t’apporte une grande nouvelle !

BERTRAND D’AVRON.

Je la connais !

DOLLY.

Dis alors ?

BERTRAND D’AVRON.
Triplepatte va arriver tout à l’heure !
DOLLY.

Tu n’y es pas !

BERTRAND D’AVRON.

Il est ici ?

DOLLY.

Oui !

BERTRAND D’AVRON.

Vous connaissez Triplepatte, docteur ?

LE DOCTEUR.

C’est le vicomte de Houdan que vous appelez ainsi ? J’avais en effet entendu parler d’un surnom de ce genre.

BERTRAND D’AVRON.

Oui, c’est le nom d’un de ses chevaux d’obstacles qui se dérobait toujours et qu’il fallait tout le temps ramener à la cravache. Si vous connaissiez un peu le personnage, vous verriez que c’est assez ça.

LE DOCTEUR.
Oui, c’est tout à fait ça ; je commence à le connaître ; il n’a pas beaucoup de suite dans les idées. À Paris, l’hiver, j’habite en face de chez lui ; je ne le soigne pas, parce que, comme médecin de station thermale, je ne dois pas exercer ailleurs qu’ici. Mais il m’a fait réveiller une fois au milieu de la nuit, comme s’il allait mourir, et puis, quand je suis arrivé chez lui à trois heures du matin, il m’a demandé de lui indiquer une ville d’eaux pour la saison prochaine. Je lui ai indiqué Luchon. Il est allé à Ostende.
DOLLY.

C’est bien de lui ! Malgré ça, c’est un très bon garçon.

LE DOCTEUR.

Vous le connaissez aussi, mademoiselle Dolly ?

BERTRAND D’AVRON, riant.

Un peu !

LE DOCTEUR.

Ah !

DOLLY.

Depuis trois mois.

BERTRAND D’AVRON.

Et, vous savez, retenir Triplepatte trois mois, c’est difficile !

DOLLY.

Il n’est pas gênant. Nous ne sommes jamais ensemble.

BERTRAND D’AVRON.

Et quand vous êtes ensemble, ça ne doit pas manquer de pittoresque.

DOLLY.

C’est un garçon beaucoup plus tendre et beaucoup plus gentil qu’on ne croit.

BERTRAND D’AVRON.

En tout cas, sa tendresse n’est pas très exigeante. Car voici trois semaines qu’il te laisse en liberté.

DOLLY.
Ça prouve qu’il a confiance en moi.
BERTRAND D’AVRON.

Ça prouve plutôt qu’il n’est pas jaloux.

LE DOCTEUR.

Et puis, être jaloux, c’est bien fatigant.

DOLLY.

D’ailleurs, s’il me laisse en liberté, je n’en abuse pas.

BERTRAND D’AVRON.

Mais non, pas trop.

DOLLY.

Et puis, il n’a jamais été convenu qu’il me laisserait trois semaines seule. Depuis mon arrivée ici, il doit venir tous les jours ; pendant quinze jours, je suis allée l’attendre à l’arrivée du train : maintenant je n’y vais plus parce que les employés se moquaient de moi ; ils m’avaient surnommée : l’omnibus de la gare !

LE DOCTEUR.

Mais pourquoi n’est-il pas venu depuis quinze jours ?

BERTRAND D’AVRON.

Parceque c’est Triplepatte.


Scène IV

Les Mêmes, BAUDE-BOBY.
BAUDE-BOBY, entrant, à Bertrand d’Avron

Bonjour, vieux… Vous savez qu’il nous est arrivé du Triplepatte par le train de 3 heures 40. Il me suit et il va venir en personne.

BERTRAND D’AVRON.

Encore un ami de Triplepatte. Vous le connaissez… M. Baude-Boby.

LE DOCTEUR.

Je n’avais pas l’honneur…

BERTRAND D’AVRON.

M. Baude-Boby est courriériste mondain ; il écrit sous le nom, de « Mousseline » dans divers journaux, où il s’est fait justement remarquer.

BAUDE-BOBY.

Vous êtes bien gentil.

Il se dirige vers la source.
BERTRAND D’AVRON, bas au docteur, montrant Baude-Boby.

C’est un personnage falot qui a toutes les peines du monde à écrire en français.

LE DOCTEUR.

Il est étranger ?

BERTRAND D’AVRON.

Il est né en Touraine, en plein jardin de la France. Il est d’une fort bonne famille qui n’a plus le sou. Alors il va dans le monde, et il raconte dans les journaux les dîners, les bals, les robes des dames… Il dit qu’elles sont belles. Il fait revoir ses articles par un jeune étudiant viennois qui corrige ses fautes de français.

BAUDE-BOBY.
Voilà Triplepatte.
BERTRAND D’AVRON.

Ah ! Triplepatte !

LE DOCTEUR.

C’est bien lui !


Scène V

Les Mêmes, LE VICOMTE DE HOUDAN.
LE VICOMTE, entrant.

Oui, me voilà. Allons, c’est moi ! Voilà Triplepatte ! Réjouissez-vous, vous m’avez

DOLLY.

Bonjour.

LE VICOMTE, grincheux.

Le docteur est heureux ! Il ricane : il en est arrivé où il voulait ! Il m’a amené dans sa sale ville d’eaux, où je vais achever de me détraquer ! Mais c’est sur vous que ça retombera. Je vais claquer ici scandaleusement, et ça fera une vilaine réclame à votre station thermale.

LE DOCTEUR, à Baude-Boby

C’est qu’il est de bonne foi. Il s’imagine vraiment qu’il est malade à mourir. (Au vicomte.) Je ne vous dis pas que vous n’avez rien. Vous avez l’estomac un peu fatigué.

LE VICOMTE.
J’ai un estomac lamentable !
LE DOCTEUR.

En somme, vous vous portez bien.

BERTRAND D’AVRON.

Vous vous portez admirablement !

BAUDE-BOBY.

Tu as une santé superbe.

LE VICOMTE.

Fichez-moi la paix, vous n’en savez rien. Et le docteur en sait encore moins que nous, (Au Docteur.) Vous n’êtes pas dans ma peau, vous ne pouvez pas savoir ce que j’ai.

LE DOCTEUR.

Alors, cette belle confiance qui vous faisait accourir chez moi quand vous aviez une digestion un peu lourde ?

LE VICOMTE.

Mais si ! mais si ! j’ai confiance en vous, parce que je sais que vous êtes intelligent… Seulement vous êtes médecin. Vous êtes trop habitué à la souffrance humaine ; vous n’y faites plus attention. Ma souffrance à moi, vous ne voulez pas avoir l’air de vous en moquer, parce que vous êtes mon ami. Mais, au fond, vous vous en fichez, parce que vous avez perdu dans l’exercice de votre sale médecine toute votre sensibilité. Seulement vous avez étudié… (À Bertrand d’Avron.) Il a étudié.

BERTRAND D’AVRON.

Il sait les noms des maladies.

LE VICOMTE.

Alors vous me direz que telle chose est rafraîchissante, que telle autre ne l’est pas… Encore qu’il y ait bien des choses qui rafraîchissent les autres et qui m’échauffent, moi… Quand je vous dis qu’à moi le café noir me donne des douleurs d’entrailles, tous n’écoutez seulement pas… Ou bien, vous me dites : c’est une idée !

LE DOCTEUR.

Certainement c’est une idée.

LE VICOMTE.

Alors guérissez-moi de mon idée

LE DOCTEUR.

Il y aurait bien un moyen de tous guérir de ces idées-là… Ce serait que vous pensiez un peu moins à vous.

LE VICOMTE.

Je ne demanderais pas mieux que de penser un peu moins à moi. Si vous croyez que je m’amuse, avec moi !

DOLLY, au Vicomte.

Je vais aux petits chevaux. Tu me retrouveras à l’hôtel, et nous irons dîner ensemble.

LE VICOMTE.

Bien, bien ! (Montrant Dolly qui sort par la droite.)Et si vous croyez que je m’amuse avec elle.

LE DOCTEUR.

La solution qui s’impose, c’est qu’il faudrait vous marier.

LE VICOMTE.
Hé là ! hé là !
LE DOCTEUR.

Vous n’y avez jamais songé ?

LE VICOMTE.

Il me faudrait une âme sœur… qui s’intéresse beaucoup à moi.

LE DOCTEUR.

Ou plutôt quelqu’un à qui vous vous intéressiez ; une petite femme gentille pour qui vous auriez de l’affection. Vous finiriez par penser à sa santé au lieu de ruminer votre cas. Il vaut mieux trembler pour la santé des autres que pour sa santé à soi… (À Bertrand d’Avron.) D’abord, ça fait moins mal.

LE VICOMTE.

C’est possible. Docteur, je vous remercie de la consultation. (Il se lève.) Mais je vois venir Boucherot, mon fidèle argentier, à qui il faut que je demande une consultation d’un autre genre… Boby !

BAUDE-BOBY.

Qu’est-ce qu’il y a ?

LE VICOMTE.

Où vas-tu maintenant ?

BAUDE-BOBY.

Je suis à toi dans un instant, je vais prendre ma douche.

LE VICOMTE.

Tu suis le traitement ? Il te fait du bien ?

BAUDE-BOBY.
Non, il me fatigue beaucoup ; mais j’ai des cachets à l’œil.
LE VICOMTE.

Ah ! vieux Boby ! toujours un peu à la côte… À tout à l’heure. Il faut que je voie Boucherot.

BAUDE-BOBY, redescendant.

Je l’ai vu ce matin pour moi.

LE VICOMTE.

Comment est-il en ce moment ?

BAUDE-BOBY.

Très dur. Pour moi, en tout cas, il est complètement vissé. Pour toi, il marchera, parce que tu lui dois beaucoup d’argent. Moi, il m’a prêté une fois deux mille francs : j’ai eu le tort de les lui rendre ; ça lui a semblé suspect. Et maintenant, il ne veut plus rien savoir.

LE VICOMTE.

Je pense qu’il marchera pour moi, mais il va faire des difficultés, et c’est fatigant d’insister.

BAUDE-BOBY.

Au revoir, à tout à l’heure.

Il sort.
LE VICOMTE., regardant dans la coulisse.

Le voici !… Ah ! que la figure d’un homme qu’on va taper est vilaine à voir… (À Boucherot qui paraît.) Bonjour, Boucherot !


Scène VI

Les Mêmes, BOUCHEROT.
BOUCHEROT.

Bonjour, M. le Vicomte ; tous êtes venu ici pour prendre les eaux ?

LE VICOMTE, mollement.

Je vais essayer. Il y a ici un docteur que je crois bon. Il vient de me dire des choses très justes… (Changeant de ton.) Écoutez, Boucherot, je veux bien vous parler de mes histoires et de ma santé ; mais je veux vous en parler tranquillement… sans avoir la préoccupation de vous taper après. Il me faut douze mille francs ; je vous en préviens tout de suite pour que vous vous dépêchiez de faire votre tête et que ce soit fini.

BOUCHEROT.

M. le Vicomte, vous savez bien que c’est impossible.

LE VICOMTE.

Boucherot, vous n’êtes pas gentil ! Vous n’avez aucune bonté ! Vous savez combien je suis peu fait pour discuter, combien ça me fait mal d’insister. Quand je vous demande de l’argent, vous ne devriez pas m’en refuser. Vous êtes fatigant !

BOUCHEROT.
Mais, M. le Vicomte, vous me devez…
LE VICOMTE.

Oui ! oui ! Vous allez encore me dire des choses désobligeantes… Je sais très bien que je vous dois beaucoup d’argent… Mais je veux y penser le moins possible… Ça m’ennuie beaucoup, beaucoup de vous en devoir tant. Mais à vous, qu’est-ce que ça peut vous faire ? C’est de l’argent que vous toucherez, vous ; moi, c’est de l’argent qu’il me faudra payer.

BOUCHEROT.

Vous savez très bien que madame la Chanoinesse, votre tante, ne veut plus répondre pour vous.

LE VICOMTE.

Elle dit ça ! Elle ne veut pas dire qu’elle répond pour moi. Elle sait que j’en abuserais… Mais vous savez très bien, tous, que vous serez payé un jour ou l’autre, et je vous souhaite d’être payé le plus tard possible : mon argent vous rapporte de gros intérêts, et vous ne trouverez pas de si tôt une si bonne affaire… Je sais que vous n’en faites pas toujours, de bonnes affaires. Je sais très bien ce que vous a coûté le petit Lescotoy, qui a ruiné plusieurs usuriers. Car on dit toujours que vous exploitez les fils de famille. Mais il y a des fils de famille qui la connaissent et qui vous exploitent bien aussi !

BOUCHEROT.

Si je vous disais ce que j’ai perdu depuis cinq ans…

LE VICOMTE, l’arrêtant du geste.

Vous avez perdu moins que ça… Mais vous avez été fortement touché. Écoutez, Boucherot, ne faites pas la mauvaise tête. Il me faut douze mille francs, pour finir mon mois.

BOUCHEROT.

Je vous assure qu’en ce moment…

LE VICOMTE.

Je sais ça. Mais vous allez me les donner tout de même.

BOUCHEROT.

Je ne crois pas… Et puis, M. le Vicomte, qu’est-ce que vous voulez en faire !

LE VICOMTE.

Comment, qu’est ce que je veux en faire ?

BOUCHEROT.

Si j’étais sûr que ce sont les derniers !… C’est désespérant ! Évidemment je crois que mon argent n’est pas mal placé avec vous, mais il faut tout de même que votre existence change. Quand vous trouverez un beau parti, votre tante, madame la Chanoinesse, paiera toutes vos dettes.

LE VICOMTE.

Eh bien ! alors ?

BOUCHEROT.

Il faut vous marier. J’ai une bonne créance. Il n’en est pas moins vrai que je ne peux pas la réaliser. Et je ne veux pas non plus la céder à quelqu’un qui vous ferait des misères… Je ne suis pas si mauvais que l’on a l’air de le croire. On dit que je prête de l’argent par spéculation… Évidemment, il y a un peu de ça. Mais je vous assure que ça me fait grand plaisir quand je peux obliger les gens. (Geste heureux du Vicomte.) Mais il faut que je le puisse ! Dès qu’une affaire est convenable et ne présente pas trop de risques, je suis très heureux de pouvoir dire à un jeune homme : vous pouvez compter sur moi ; malheureusement, après avoir été le monsieur qui prête, il vient un moment où je suis celui qui réclame… et les gens qui réclament ne sont jamais bien jugés.

LE VICOMTE.

Écoutez, Boucherot, moi, je ne demande pas mieux que de changer d’existence ; si vous croyez que je suis heureux de vivre comme je vis ! Il y a des moments où je m’embête d’une façon effroyable ! S’il y avait une autre personne pour s’embêter avec moi, je m’embêterais peut-être moins. Si l’on me trouve un bon parti, je ne dirai pas non, mais il faut qu’on s’en occupe : moi, je ne veux pas m’en occuper ! (Avec effroi.) L’idée qu’il va falloir me mettre en présence d’une demoiselle, lui parler, la conduire à l’autel, l’emmener en Italie ! Alors il faudrait m’endormir et ne me réveiller qu’après le mariage… après le voyage de noces ! Comme ça, je me retrouverais avec une personne que je connaîtrais tout à fait sans avoir eu l’ennui de faire sa connaissance.

BOUCHEROT.
M. le Vicomte, on vous trouvera dix partis pour un.
LE VICOMTE.

C’est qu’il y a une complication…

BOUCHEROT.

Laquelle ?

LE VICOMTE.

Je dois épouser une de mes, cousines, Irène de Houdan-Crèvecœur, qui m’a été fiancée dès son berceau.

BOUCHEROT.

C’est un beau parti ?

LE VICOMTE.

Dix mille hectares.

BOUCHEROT.

Eh bien ?

LE VICOMTE.

Malheureusement je ne peux pas l’épouser tout de suite.

BOUCHEROT.

Qui vous en empêche ?

LE VICOMTE.

Elle n’a que six ans.

BOUCHEROT.

Six ans !

LE VICOMTE.

Quand Miss Roberts, sa mère, a épousé, il y a vingt ans, mon oncle de Houdan-Crèvecœur… il a été convenu que, s’il ne leur naissait que des filles, j’épouserais leur fille aînée, qui est venue après quatorze ans de mariage ; c’est un engagement d’honneur pris par mon père, et, si je m’y soustrais, ça fera des histoires épouvantables. D’autre part, pour épouser ma cousine, il faut que j’attende douze ans, et ça ne fera pas votre affaire… ni la mienne.

BOUCHEROT.

Évidemment ! (L’examinant de la tête aux pieds.) Vous ne pouvez pas attendre douze ans…

LE VICOMTE.
Il faut donc que je trouve une autre femme, et que j’échappe à la surveillance des Crèvecœur. Ça sera difficile ! Mon oncle n’est plus de ce monde, mais il y a ma tante, la terrible Roberts, la fille du marchand de pétrole, la mère de la petite fille de six ans. Elle me surveille de près !… Heureusement qu’elle ne sait pas que je suis ici !…
BOUCHEROT.

Au revoir, M. le Vicomte…

LE VICOMTE.

Je peux compter sur vous, providence ?

BOUCHEROT, en sortant.

Encore cette fois-ci !

Baude-Boby parait au fond.
LE VICOMTE.
Merci !… (À Baude-Boby.) Eh bien ! Ils ne te l’ont pas donnée longue, ta douche. On voit qu’ils t’arrosent à l’œil.
BAUDE-BOBY, montrant Boucherot dans la coulisse.
Il a marché ?
LE VICOMTE.

Pas encore, mais…

BAUDE-BOBY.

S’il marche, je compte sur toi pour un petit service.

LE VICOMTE.

Oui… Mais j’ai bien peur qu’il ne marche pas… (Tout joyeux.) Ce vieux Boby !… Tu dînes avec moi ce soir ?

BAUDE-BOBY.

Non, je suis invité au cercle, et après le dîner, je vais chez les Herbelier.

LE VICOMTE.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

BAUDE-BOBY.

Gros, gros financiers ! Madame Herbelier, très mondaine ; le père Herbelier, on l’appelle l’Éléphant blanc, parce qu’on en parle toujours et qu’on ne le voit jamais. À Paris, ils ont un hôtel dans l’avenue du Bois, un palais en marbre rose : on croit qu’on entre dans du foie gras… Ici, ils ont la plus belle villa du pays : « Les Cytises ».

LE VICOMTE.

Et qu’est-ce que tu vas faire dans ces Cytises ?

BAUDE-BOBY.

J’y vais pour mon métier ! Je suis chroniqueur mondain maintenant !

LE VICOMTE.

Ah ! oui ! on m’a dit ça. C’est toi qui racontes les garden parties, les gymkanas, les bals blancs, les raouts !

BAUDE-BOBY.

Oui, c’est moi « Mousseline »…

LE VICOMTE.

On n’en donne plus beaucoup de raouts. Ah ! c’était bien amusant. On s’est tellement amusé qu’on n’en veut plus… Oui ! Je vois ! Tu te fais inviter aux lunchs ! C’est pour ça que tu vas chez ces Herbelier.

BAUDE-BOBY.

Oui, et je suis même ennuyé d’y aller ce soir. Madame Herbelier va me faire la tête à cause d’un article… Je devais parler d’elle, et puis je n’ai pas pu…

LE VICOMTE.

Enfin, tu t’occupes, mon vieux petit Boby, tu n’es pas un inutile.

BAUDE-BOBY.

Il faut bien !

LE VICOMTE, étendu dans un fauteuil.

Tu luttes… La vie est un combat !… Moi, je ne suis bon à rien, je vais être obligé de me marier… Tu ne me connais pas une femme ?

BAUDE-BOBY.

Non… Mais regarde un peu à droite.

LE VICOMTE.

Comment ? La baronne Pépin est ici ?

BAUDE-BOBY.
Oui ! c’est elle qui cause là-bas avec les Verdier
LE VICOMTE.

Oh ! Celle-là me mariera sûrement. J’ai le trac.

Il le lève et se dirige vers la gauche.
BAUDE-BOBY.

Puisque tu veux te marier ?

LE VICOMTE.

Je ne suis pas si décidé que ça ! Je parle de ça, parce que c’est encore loin : mais si la baronne Pépin est ici, ça devient une chose très imminente. C’est une femme terrible ! Elle a connu mon père et ma mère ; elle m’a vu dans un âge très tendre ; quand elle me parle, je l’envoie à tous les diables, mais il m’est difficile de ne pas lui obéir.

BAUDE-BOBY.

Oui, et quand la baronne veut vous marier, on lui résiste difficilement. Elle a marié Loyrac, qui ne voulait rien savoir.

LE VICOMTE.

Je sais bien ! Elle a marié le petit Restin, qui venait de divorcer pour se rendre libre.

BAUDE-BOBY.

Et il est maintenant plus esclave qu’avant.

LE VICOMTE.

Il ne pourra même plus divorcer. Ce n’est pas la peine : la baronne Pépin le remarierait !

BAUDE-BOBY.
C’est qu’elle a de l’amour-propre ! Quand elle a entrepris quelque chose…
LE VICOMTE.

C’est pour ça que je ferais bien de filer… Mais est-ce que je ferais bien ? Je me le demande. Il hésite.

BAUDE-BOBY.

Tu n’as plus à te le demander. Elle t’a vu. La voilà qui fonce sur toi.


Scène VII

Les Mêmes, LA BARONNE PÉPIN.
LA BARONNE, avec volubilité.

Oh ! par exemple, si je m’attendais ! Oh ! le monstre ! le vilain ! le vilain ! Se peut-il qu’il existe un aussi vilain garçon !… Je ne veux plus le connaître… (Le Vicomte proteste poliment.) Je ne le reconnais plus ! Moi qui l’aime tant, moi qui aimais tant son pauvre père, tant !… Pas un mot de tout l’hiver, pas une carte, une simple carte qu’on fait déposer chez un concierge, par n’importe qui ! Ça, vous savez, Robert, je ne pourrai pas l’oublier, ni le pardonner ! C’est fini entre nous, fini, fini !… Vous n’êtes plus rien pour moi !… (changeant de ton.) Où êtes-vous descendu ?

LE VICOMTE.

À l’hôtel.

LA BARONNE.
Quel hôtel ?
LE VICOMTE.

Je ne sais pas !

LA BARONNE, l’imitant.

Je ne sais pas !

LE VICOMTE.

Tantôt, à la gare, un gros homme m’a poussé dans un omnibus.

LA BARONNE, à Baude-Boby.

C’est lui… C’est bien lui… Je le retrouve : « Un gros homme m’a poussé dans un omnibus… » Eh bien ! ce gros homme et cet omnibus, ils vous ont bien conduit quelque part ?

LE VICOMTE.

À un hôtel… là-bas…

LA BARONNE, à Boby.

L’hôtel d’Angleterre… (Au vicomte.) C’est l’hôtel d’Angleterre…

LE VICOMTE.

Je ne dis pas non…

LA BARONNE.

Et vous êtes seul ici ?

LE VICOMTE.

Oui, je crois !…

LA BARONNE.

Pas de fil à la patte ? Monsieur Baude-Boby, vous qui connaissez sa vie, trahissez-le un peu. Il n’a pas de fil ?

BAUDE-BOBY.
Aucun fil.
LA BARONNE.

Pas de vilaine créature agrippée à soi ? On est sincère ? On est véridique ? On ouvre bien son cœur ? Allons ! Allons ! Il est sage, c’est un bon garçon, il a des sentiments chrétiens, une bonne éducation… et il va s’asseoir une minute ici, près de moi.

LE VICOMTE, bas à Baude-Boby.

Ça y est ! J’ai le doigt dans l’engrenage !

LA BARONNE, au Vicomte.

Remettez votre Chapeau. (À Baude-Boby qui se dispose à s’asseoir aussi.) Monsieur Baude-Boby, puisque vous allez du côté du tennis, voulez-vous dire à madame Herbelier qu’elle passe par ici en rentrant chez elle !… Merci !… (Baude-Boby se lève, au vicomte.) Et l’âge maintenant, l’âge ? Vingt-huit ?…

LE VICOMTE.

Un peu plus…

LA BARONNE.

Vingt-neuf ?

LE VICOMTE.

Encore un peu.

LA BARONNE.

Trente ?

LE VICOMTE.

Encore…

LA BARONNE.

Trente et un, trente-deux ? (Le vicomte fait signe que oui.) Trente-deux ! (Mystérieusement.) Je n’ai pas en tendu… Trente-deux ans. (Elle réfléchit.) Il est plus près de trente… que de vingt-cinq… (Au vicomte.) Autre chapitre… Attention !… Des dettes ?

LE VICOMTE.

Oui.

LA BARONNE.

Un peu ? beaucoup ?

LE VICOMTE.

Beaucoup.

LA BARONNE.

À faire peur ?

LE VICOMTE.

Si on est brave…

LA BARONNE.

Pas à faire peur… C’est entendu, et nous savons que la Chanoinesse, la bonne Chanoinesse est là… Allons ! Allons ! (Elle se tape sur le front.) Tout est classé là-dedans… et pff… tout est oublié !… Ce garçon est un bon garçon ! Il rendra sa femme très heureuse.

LE VICOMTE.

Est-ce que vous avez l’intention !

LA BARONNE.
Taisez-vous !… Je n’ai jamais d’intention ; voulez-vous vous taire ! oh ! le vilain mot ! N’en parlons plus !… et laissez-moi dire deux mots à cette dame qui vient là-bas. (Au Vicomte qui se dirige vers la source.) Où allez-vous ?
LE VICOMTE.

Boire un verre.

LA BARONNE.

Pas maintenant, pas devant les belles dames… On ne suit aucun traitement ! En cachette ! la nuit ! Allez ! vous m’appartenez !

LE VICOMTE.

Mais…

LA BARONNE, péremptoirement.

Vous m’appartenez.

LE VICOMTE, à part, résigné.

Je lui appartiens…

Il sort.

Scène VIII

LA BARONNE, MADAME HERBELIER.
LA BARONNE.

Bonjour, chère amie !

MADAME HERBELIER.

Bonjour ! je suis contente de vous voir ! Je viens de conduire Yvonne au tennis.

LA BARONNE.

Elle est ravissante, votre fille ! Si, si !…

MADAME HERBELIER.

Oui, elle est gentille, mais elle n’est pas tout à fait comme je la voudrais ; je voudrais qu’elle aimât un peu plus le monde… Elle est un peu comme son père…

LA BARONNE.

Ça lui viendra, elle a dix-huit ans à peine ! Elle est ravissante, c’est tout ce que je puis vous dire.

MADAME HERBELIER, minaudant.

Elle est comme les autres, elle est comme les jeunes filles de son âge.

LA BARONNE, avec autorité.

Elle est d’une bonne année. Je m’y connais ! L’année était bonne. Mais votre fillette a la palme ! Si fait !… Si fait !…

MADAME HERBELIER.

Je suis vraiment désolée, qu’elle aime si peu le monde !… Et d’un autre côté, je me dis que cela vaut mieux pour elle, et qu’elle est moins sensible que moi à ce qui nous arrive.

Elle soupire.
LA BARONNE.

Qu’est-ce qui vous arrive ?

MADAME HERBELIER.

Toutes les déceptions !

LA BARONNE.

Pas possible !… (Elle la fait asseoir près d’elle.) Confiez vous à moi !

MADAME HERBELIER.
Oui, vous êtes bonne ! (Très émue.) Je suis désespérée… On me tient à l’écart.
LA BARONNE, polie.

Mais non, mais non…

MADAME HERBELIER.

Mais si, madame ! Et pourtant mon mari est un honnête homme. Sa fortune est loyalement acquise.

LA BARONNE.

Certes !… C’est peut-être pour ça. Ceux qui ont à se faire pardonner se croient obligés d’être plus aimables… Ils se multiplient davantage… Ils font des frais… Ils rendent des services à droite et à gauche…

MADAME HERBELIER.

C’est inconcevable qu’il faille tant lutter pour avoir des relations.

LA BARONNE.

Vous en avez beaucoup ?

MADAME HERBELIER.

Pas autant que je devrais, pas autant ! Enfin, chère madame et amie, toutes les déceptions… (Tragiquement.) Vous savez notre malheur de l’exposition des chiens !

LA BARONNE.

Qu’est-ce qu’il y a eu de si terrible ? Parlez-moi sans crainte ! Je suis votre amie !

MADAME HERBELIER.

Des chiens superbes !… Pas une mention !

LA BARONNE, compatissante.
Oh !
MADAME HERBELIER.

Aucun journal mondain ne nous cite.

LA BARONNE, même jeu.

Oh !…

MADAME HERBELIER.

Hier encore, tous ayez vu le dernier numéro de « la Maîtresse de Maison » ?

LA BARONNE

Bh bien ?

MADAME HERBELIER.

Eh bien ! M Baude-Boby, quelques semaines avant mon dernier grand dîner, me dit qu’il préparait un article sur les mains des femmes du monde. Il me demande une photographie de ma main : j’en envoie neuf. Et ce matin l’article parait, sans une photographie, sans même que j’y sois nommée ! (Prête à pleurer.) J’ai pleuré, je ne me fais pas plus forte que je ne suis, j’ai pleuré !

Elle fait effort pour retenir ses sanglots.
LA BARONNE

Pauvre mignonne !… Un bonbon ? (Elle lui offre un bonbon et en prend un.) Et le Saint-Père ! Et ce titre de comte ?

MADAME HERBELIER., avec désespoir, en mangeant un bonbon.

Il y a sept mille demandes ! En mettant les choses au mieux, nous en avons encore pour six ans !

LA BARONNE.
Et les Princes ? M. Herbelier leur a été présenté, aux Princes ?
MADAME HERBELIER.

Oui ! à une chasse d’affaires organisée par le baron Nephtali. On a dit aux Princes : « Monsieur Herbelier. » Et ç’a été tout. M. Herbelier, vous le connaissez ! Aussitôt présenté, il s’est mis lui-même à l’écart, et il s’est amusé à la chasse autant qu’il a pu, au lieu de rester, comme il aurait dû, dans les jambes des Princes, si bien qu’ils auraient fini par lui parler, par lui dire quoi que ce soit, ne fût-ce que « pardon ! » en passant devant lui. Et il y a de ces petites cruautés ! On a donné du gibier à tous les invités ; les Brossard eux-mêmes ont eu des faisans ! La bouriche de mon mari ne contenait que des lapins !

LA BARONNE.

Ça, c’est dur ! Mais c’est un peu la faute de votre mari.

MADAME HERBELIER.

Il est si contrariant ! Il pourrait si bien me seconder ; il a de la prestance et presque grand air ; il est beaucoup mieux que moi… Moi, quand je m’habille, je me fais l’effet d’être endimanchée, d’être vêtue trop somptueusement, avec trop d’ostentation ! Et quand je m’habille simplement, je n’ai plus l’air de rien du tout !

LA BARONNE.
Mais non, mais non, je vous assure, (Elle l’examine.) Vous êtes superbe !… Vous êtes très bien !… Vous êtes très convenable !
MADAME HERBELIER.

Êtes-vous gentille !

LA BARONNE.

Et ce n’est pas parce que vous seriez un peu mieux que vous verriez cesser cette ennuyeuse situation… Non ! Ce qu’il vous faudrait, c’est un beau mariage pour votre fille. Seulement qui ? Qui ? Voila !… Combien est-ce que vous lui donnez, à cette chère petite ?

MADAME HERBELIER.

Je crois que, s’il se présentait un beau parti, M. Herbelier irait jusqu’à quinze cent mille francs…

LA BARONNE.

Quinze cent mille francs net ?… Pas la rente ?

MADAME HERBELIER, avec ampleur.

Pas la rente ! Quinze cent mille francs !

LA BARONNE.

Je commence par vous dire que si la personne à qui je pense… à qui je pense vaguement… à qui je rêve… accepte d’entendre parler de cela,… elle ne demandera pas le chiffre de la dot. Ça n’entrera pas du tout en ligne de compte… Alors je dirai deux millions.

MADAME HERBELIER.

Deux millions… C’est un chiffre !

LA BARONNE.

Justement. Deux millions, c’est un chiffre. Quinze cent mille francs, c’est tout de suite beaucoup moins. Si vous ajoutez cinq cent mille francs à quinze cent mille francs, ce n’est rien, tandis que si je retranche cinq cent mille francs de deux millions, c’est énorme ! Vous saisissez la nuance ?…

MADAME HERBELIER, par politesse.

Oui… (Décidée) M. Herbelier donnera les deux millions… Mais je voudrais bien savoir à qui ?

LA BARONNE.

Est-ce qu’on peut vous le dire ? Je vais vous le dire, parce que c’est vous… Avez-vous entendu parler du vicomte de Houdan ?

MADAME HERBELIER, tout émue.

Houdan ? Houdan ? Vous parlez sérieusement ?

LA BARONNE, pour la calmer.

Voyons ! Voyons !

MADAME HERBELIER.

Houdan ! C’est un nom historique !

LA BARONNE.

Autant dire ! Et si l’histoire ne s’en occupe pas davantage, c’est que les ancêtres de Robert n’étaient pas des gens à faire parler d’eux.

MADAME HERBELIER.

Mais c’est un rêve que vous m’offrez là !

LA BARONNE.

C’est l’idéal ! Un aimable garçon… Très bien apparenté… N’exerçant aucune profession… Il a tout pour lui !

MADAME HERBELIER.
Quel âge ?
LA BARONNE.

Plus près de trente que de vingt cinq… Il est bien de sa personne sans être un bellâtre… Vous ne Voulez pas pour votre fille d’un bellâtre, n’est-ce pas ?… Du reste, il a mieux que ça : il a de la branche !… Tenez, je vais vous faire son portrait en deux mots : c’est le véritable chevalier français… le chevalier français moderne… Voulez-vous mon sentiment intime ? Ces deux enfants-là sont faits l’un pour l’autre.

MADAME HERBELIER.

Ils ne se connaissent pas.

LA BARONNE.

Je les connais tous les deux… M’autorisez-vous à donner un peu d’espoir à mon candidat ?

MADAME HERBELIER.

Il est ici ?

LA BARONNE.

Il est ici ! Ça vous étonne. Est-ce que je ne suis pas toute-puissante ?

MADAME HERBELIER.

Vous êtes une fée… Vraiment, c’est un rêve !… On obtiendra de Monseigneur Petit-Rouget qu’il bénisse le mariage. Il ne s’y refusera pas… S’il refusait, nous pourrions toujours nous rabattre sur l'archevêque de Jéricho…

LA BARONNE.
Voyons, quand est ce que je présente le Vicomte à votre charmante fille ? Car enfin… il faut s’être vus avant de s’épouser…
MADAME HERBELIER.

Nous recevons tous les mardis soirs… D’aujourd’hui en huit ?… Mais c’est bien long !

LA BARONNE.

Pourquoi pas aujourd’hui même ?

MADAME HERBELIER.

Il accepterait ?

LA BARONNE.

Il ne faut pas perdre de temps. Le vicomte est très recherché.

MADAME HERBELIER, se levant précipitamment.


Mon Dieu ! s’il allait nous échapper ! Vite ! Vite !

LA BARONNE.

Envoyez une invitation à l’hôtel d’Angleterre. Venez avec moi, nous trouverons tout ce qu’il faut pour écrire dans ce petit pavillon. Je vous l’amènerai ce soir, nous le présenterons à votre fille, et nous n’aurons plus qu’à laisser parler les cœurs. Venez vite, ma jolie belle !

Elles entrent dans le pavillon.

Scène IX

LE VICOMTE, UN MÉCANICIEN, LA DEMOISELLE DE LA SOURCE, LA COMTESSE DE CRÊVECŒUR, LA BARONNE.
LE MÉCANICIEN, à la Demoiselle de la source.
Bonjour, madame, je viens prendre un verre d’eau.
LA DEMOISELLE.

Ça va, le traitement ?

LE MÉCANICIEN.

Pas trop mal, mais ce qui me manque, c’est de ne pouvoir venir à la source plus régulièrement. Madame de Crèvecœur, ma patronne, habite à quinze kilomètres d’ici. Ça n’est pas commode…

LE VICOMTE, entrant par la droite.

Il faut pourtant que je prenne mon verre d’eau.

LA DEMOISELLE, au Vicomte.

Chaude ou froide ?

LE VICOMTE, à part.

Il y en a de la chaude et de la froide ! C’est bien ma veine ! Il va falloir choisir ! Si je mélangeais la chaude et la froide !… Oui, mais, tiède, ça me fera mal au cœur… Chaude ou froide ? (Il jette une pièce en l’air.) Si c’est face, je la prends chaude. (Il se baisse.) C’est face. (Après une dernière hésitation.) Je la prends froide !

LE MÉCANICIEN, à la demoiselle qui lui donne un verre d’eau.

Aujourd’hui, par exemple, je viens en service commandé : j’ai amené madame la comtesse, et elle m’a chargé de prévenir à l’hôtel un monsieur… Comment c’est-y donc qu’il s’appelle ?… Un monsieur… de Houdan…

LE VICOMTE, qui a entendu les derniers mots du Mécanicien.
Ah !
LE MÉCANICIEN.

Oui, c’est un monsieur qui doit épouser la fille de la patronne. Mais ça ne doit arriver que dans douze ans, quand il sera tout à fait défraîchi.

LA DEMOISELLE.

Comment ça ?

LE MÉCANICIEN.

C’est que la fiancée est une gosseline de six ans, une gentille petite fillette… qui a déjà aussi mauvais caractère que sa mère. Heureusement que la maman crie aussi fort qu’elle, depuis le matin jusqu’au soir. À part ça, la maison est bien tranquille. Vous n'avez pas vu sa figure, à ce vicomte de Houdan ?

LA DEMOISELLE.

Non, je ne le connais pas.

LE VICOMTE, au Mécanicien.

Moi, je le connais… Je puis même vous dire qu’il est déjà reparti.

LE MÉCANICIEN.

Il est reparti ?

LE VICOMTE.

Oui, il est reparti très loin… Vous pouvez le dire à votre maitresse.

LE MÉCANICIEN.

Bien ! Je suis content de savoir ça. La commission sera plus vite faite. On rentrera plus vite au château. À demain ! Merci, monsieur et dame.

Il s’éloigne en allumant une cigarette.
LE VICOMTE, à la Demoiselle.

Est-ce que vous la voyez quelquefois ici, là patronne de ce mécanicien ?

LA DEMOISELLE.

Jamais, monsieur, et vous savez, je connais mon monde.

LE MÉCANICIEN, apercevant la comtesse de Crèvecœur.
À part.

Madame !

Il éteint précipitamment sa cigarette.
MADAME DE CRÈVECŒUR, entrant, au Mécanicien, avec un fort accent anglais.

Eh bien ! vous avez vu ce monsieur ?

LE MÉCANICIEN

Non, madame !

MADAME DE CRÈVECŒUR

J’ai su qu’il est arrivé.

LE MÉCANICIEN.

Oui, oui, madame, il est arrivé, mais il est reparti bien loin.

MADAME DE CRÈVECŒUR

Pas possible ! Qui vous a dit cela ?

LE MÉCANICIEN

C’est un autre monsieur !

MADAME DE CRÈVECŒUR

Comment le sait-il, cet autre monsieur ?

LE MÉCANICIEN
Madame la Comtesse peut le lui demander à lui-même. C’est celui qui est là, à la buvette.
MADAME DE CRÈVECŒUR.

Bien ! Je vais lui demander des détails. (Elle s’approche du vicomte.) Pardon, monsieur !… Monsieur, s’il vous plaît…

Le vicomte se retourne, tous deux se regardent interloqués.
LE VICOMTE.

Ma tante !

MADAME DE CRÈVECŒUR.

Oh ! Dear ! Vraiment ! Vous n’êtes pas un garçon sérieux. You ought to be ashamed of yourself ! Heureusement que vous devez attendre encore douze ans pour vous mettre en ménage.

LE VICOMTE, aimable.

Bonjour, ma tante !

MADAME DE CRÈVECŒUR, avec raideur.

Bonjour ! Il me semble, Robert, que vous vous cachez de moi ?

LE VICOMTE.

Je vous assure…

MADAME DE CRÈVECŒUR.

Je n’aime pas votre conduite à l’égard de moi… D’abord vous ne m’écrivez jamais…

LE VICOMTE.

Vous n’avez pas reçu la lettre que je vous ai écrite… au nouvel an ?

MADAME DE CRÈVECŒUR.

À l’avant-dernier nouvel an. Voilà quand vous m’écrivez, au nouvel an ! Et encore tous les deux ou trois ans ! Vous ne me considérez pas comme la mère de votre future femme ! Vous oubliez tous vos devoirs ! Vous êtes pourtant un Houdan, Robert.

LE VICOMTE.

Je le sais bien !

MADAME DE CRÈVECŒUR.

Non ! Vous ne le savez pas assez. Il faut vous dire sans cesse que le dernier des Houdan doit épouser la dernière des Crèvecœur. Il faut penser constamment à votre famille et à votre race. Vous êtes comme beaucoup de ces nobles de votre pays qui oublient beaucoup trop ce qu’ils représentent. Oui, les hommes français oublient cela… Ils ne savent plus la valeur des noms historiques !

LE VICOMTE.

Heureusement que les femmes américaines le leur rappellent.

MADAME DE CRÈVECŒUR.

Parce qu’elles savent que les habitudes nobles, les nobles manières, le noble prestige, sont une belle richesse qu’il ne faut pas laisser perdre… C’est pour cela, Robert, que je vous surveille. Depuis un mois, je savais que vous veniez ici.

LE VICOMTE.

Alors vous le saviez avant moi.

MADAME DE CRÈVECŒUR.

Oui ! Je sais aussi que vous menez ici la vie de garçon ! Et j’en étais très contente.. Il faut que vous soyez heureux encore douze ans avec la vie de garçon.

LE VICOMTE.

Douze ans ! Ça approche !

MADAME DE CRÈVECŒUR.

Dans douze ans, vous aurez la joie d’exécuter l’engagement de votre père. Je pense que ni vous, ni moi, ne songeons pas à le discuter.

LE VICOMTE, résigné.

Vous voyez…

MADAME DE CRÈVECŒUR.

Je l’espère bien !

LE VICOMTE.

Je vous dirai même que cet engagement ne me déplaît pas, parce qu’il est à longue échéance : j’ai toujours aimé les engagements à longue échéance.

MADAME DE CRÈVECŒUR.

Je vous emmène ce soir dîner avec moi.

LE VICOMTE.

Ce soir… Je ne peux pas…

MADAME DE CRÈVECŒUR.

Comment ! Vous ne pouvez pas ?

LE VICOMTE, cherchant un prétexte.

J’ai un rendez-vous… avec mon docteur… à sept heures.

MADAME DE CRÈVECŒUR.
Nous dînons à neuf, et il y a vingt-cinq minutes d’auto d’ici chez moi.
LE VICOMTE.

Permettez…

MADAME DE CRÈVECŒUR.

C’est entendu ! (sur un ton plus aimable.) Ce soir, Robert, vous ne verrez pas votre fiancée. Elle a grandi ! Elle est haute comme ça ! Mais vous ne la verrez pas aujourd’hui, elle sera couchée. D’ailleurs, il faudra que vous l’excusiez en ce moment, car elle commence à perdre ses premières dents ! Allons ! À tout à l’heure, j’attends des amis qui vont arriver par le train ; l’auto va me conduire à la gare et reviendra vous chercher dans un quart d’heure.

LE VICOMTE.

Je vous assure qu’il me sera très difficile…

MADAME DE CRÈVECŒUR.

Pas d’excuses ! Vous m’appartenez !

Elle sort.
LE VICOMTE, seul.

C’est incroyable, le nombre de gens à qui j’appartiens : à ma tante, à Boucherot, à la Baronne, à Dolly, au Docteur ! Il n’y a que moi à qui je n’appartienne pas !

Il remonte vers la source.
LA BARONNE, descendant du pavillon et apercevant le Vicomte qui se dispose à boire un verre d’eau.
Eh bien ! Eh bien ! Je vous y prends ! Voulez-vous lâcher ça ! Pas de traitement le jour ! La nuit ! en cachette !
LE VICOMTE.

Il n’y a personne ! Nous sommes dans Un désert !

LA BARONNE, l’entraînant au premier plan.

Mais d’abord…

LE VICOMTE.

La source va fermer ! Vous allez me faire manquer mon premier jour de traitement.

LA BARONNE, à la demoiselle.

Servez un verre d’eau chaude, très chaude !

LE VICOMTE, essayant de remonter vers la source.

Alors…

LA BARONNE.

Un mot d’abord… J’ai une grande nouvelle à vous annoncer !…

LE VICOMTE, effrayé.

Déjà ! Oh ! Non ! Non ! Pas si vite !… Nous avons parlé de ça comme d’un projet possible… Mais si tôt que ça, je ne veux pas ! Il faut que je réfléchisse !

LA BARONNE.

Non ! Il vaut mieux que vous ne réfléchissiez pas ! La réflexion pour vous, c’est l’indécision, c’est le chaos. Laissez-moi réfléchir pour vous. (Elle se frappe le front.) C’est tout réfléchi ! Je vous amène ce soir chez madame Herbelier.

LE VICOMTE.
Chez madame Herbelier !… Vous me destinez à la fille de l’Éléphant blanc ?
LA BARONNE.

Quelle est cette plaisanterie ? Je préfère n’avoir pas entendu !… M. Herbelier a douze millions.

LE VICOMTE.

Un palais en foie gras.

LA BARONNE.

Des chasses extraordinaires en Seine-et-Oise !

LE VICOMTE, intéressé.

Du gros gibier ?

LA BARONNE.

De tous les gibiers. Une chasse à courre…

Un silence.
LE VICOMTE, après réflexion.

Après tout, je suis peut-être capable de faire un excellent mari.

LA BARONNE.

C’est votre vocation ! C’est ce qu’il vous faut dans la vie. Tant que vous ne serez pas marié, vous serez hésitant et malade. Votre femme s’occupera de vous, vous vous occuperez d’elle. Vous serez un mari charmant… Je viens vous prendre ce soir pour aller à la Villa des Cytises.

LE VICOMTE.

Je vous retrouverai là-bas.

LA BARONNE.

Est-ce bien sûr ? Jurez-le moi !

LE VICOMTE.

Pour que ça soit sûr, il vaut mieux que je ne jure pas ! Quand je jure, ça ne me porte pas bonheur.

LA BARONNE.

Alors, c’est promis ! On vous attend. Et vous allez voir comme elle est jolie !

LE VICOMTE.

Ne me parlez pas trop de la jeune personne. C’est ce qui me plait le moins dans l’idée du mariage.

LA BARONNE.

Vous allez rentrer chez vous comme un bon garçon bien sage, en attendant le grand moment. (Elle tâte le cœur du Vicomte.) Je sens déjà son cœur qui bat. (Le Vicomte fait un signe de dénégation.) Si, si, il bat, il bat !…

LE VICOMTE, hésitant.

C’est que… Il faut que je dîne ce soir avec ma tante de Crèvecœur…

LA BARONNE.

Madame de Crèvecœur ?

LE VICOMTE.

Cette parente américaine qui veut me faire épouser sa fille…

LA BARONNE.

Qui ça ? La petite fille de six ans ? Mais c’est de la folie, ce mariage là !

LE VICOMTE.
Et celui que vous me proposez ! Qu’est-ce que c’est ?
LA BARONNE.

Ce sera de l’amour !

LE VICOMTE.

… Si vous avez le malheur de me répéter ce mot là, vous êtes sûre de ne pas me voir ce soir chez votre éléphant.

LA BARONNE.

De l’amour ! À ce soir !

Elle tort par le fond.

Scène X

LE VICOMTE, LE MÉCANICIEN, LA DEMOISELLE DE LA SOURCE, puis DOLLY, et LA BARONNE.
LE MÉCANICIEN, au vicomte.

C’est bien Monsieur le Vicomte de Houdan que je cherche ?

LE VICOMTE.

Oui. Qu’est-ce qu’il y a encore ?

LE MÉCANICIEN

C’est qu’on ne sait jamais : vous vous êtes bien payé ma tête tout à l’heure, quand vous m’avez dit que vous étiez reparti ! J’ai pris ça comme du petit lait… Enfin ! on en rira plus tard. C’est pour dire à monsieur que l’auto attend.

LE VICOMTE.
Ah ! oui…
LE MÉCANICIEN.

Madame la comtesse attend sans faute M. le vicomte. On ne se mettra pas à table devant que monsieur soye arrivé. D’ailleurs j’ai la consigne de ne pas rentrer sans monsieur.

LE VICOMTE.

C’est que… Je dois voir quelqu’un avant, je pourrais vous retarder… Allez toujours, si je ne suis pas là vers les neuf heures et demie, dix heures, qu’on se mette à table… Mais je serai là !

Il s’éloigne.
LE MÉCANICIEN.

Oh ! J’ai le temps d’attendre monsieur, j’ai une quatre-vingt-dix chevaux.

LE VICOMTE., intéressé.

Une quatre-vingt-dix chevaux ? (Il revient vers le mécanicien.) Qu’est-ce que vous faîtes en palier avec ça ?

LE MÉCANICIEN.

Quand la route est libre, avec une bonne carburation, personne ne me dépasse ; il faudrait-aller à cent vingt pour me faire le poil, je fais du cent dix largement.

LE VICOMTE.

Du cent dix !

LE MÉCANICIEN.

Mais oui, monsieur, tel que je vous parle.

LE VICOMTE.

J’ai envie d’aller avec vous. Attendez-moi donc devant la porte, je vous rejoins ! Mettez en marche !

Le mécanicien sort par la gauche, le vioomte sa dirige vers la source pour boire son verre d’eau.

DOLLY, entrant et ôtant le verre des mains du vicomte au moment où celui-ci se prépare à boire.

Laisse donc ça, tu vas te couper l’appétit ! J’ai commandé par téléphone un bon petit dîner au chalet du Lac. Va t’habiller tout de suite.

LE VICOMTE.

Je ne peux pas !

DOLLY.

Chanut va nous emmener avec ses deux irlandais qu’il a reçus hier.

LE VICOMTE.

Il a reçu ses irlandais ?

DOLLY.

Il voudrait que tu les conduises un peu pour voir s’ils sont bien en main.

LE VICOMTE, hésitant.

… Sapristi !

DOLLY.

Allons, dépêche-toi, filons !

LE VICOMTE.

Je ne peux pas aujourd’hui !

DOLLY.

Pourquoi ?

LE VICOMTE.
Je ne peux pas, je te dis, il faut que j’aille voir ma fiancée !
DOLLY.

Ta fiancée ? Où ça ?

LE VICOMTE.

Je n’en sais rien ! J’en ai une ici, et une autre à quatre lieues. Je ne sais pas où aller.

DOLLY.

Alors viens avec moi !

Elle se dirige vers le fond.
LE VICOMTE.

Je ne peux pas !

LA BARONNE, passant à droite, au Vicomte.

À tout à l’heure, dépéchez-vous !

LE VICOMTE, à la Baronne.

Oui ! À tout à l’heure.

Il se dispose à suivre la Baronne qui sort par la droite.
LE MÉCANICIEN, paraissant à gauche.

J’attends monsieur !

LE VICOMTE, au mécanicien.

Ah ! oui, je viens.

Il marche vers la gauche. Le mécanicien sort.
DOLLY, au fond.

Eh bien, voyons ?

LE VICOMTE, après un instant d’hésitation.

Je vais avec toi !

DOLLY.

Allons ! vieille tortue ! Dépêche toi donc !

Elle sort en le poussant à coups d’ombrelle.


Rideau.

ACTE DEUXIÈME

À la « Villa des Gytises », chez Madame Herbelier, le soir. Au fond, à gauche, porte d’entrée donnant sur un vestibule ; au fond, au milieu, grande baie donnant sur une galerie éclairée ; à droite et à gauche, premier plan, petites portes.


Scène PREMIÈRE

BERTRAND D’AVRON, LE DOCTEUR, MADAME GAUDIN, GALICHET, jouant au poker.

Une dame chante, dans la coulisse, d’une voix médiocrement juste.

BERTRAND D’AVRON, après un silence, étendant la main.

Il va tomber une de ces averses ! (Regardant le jeu.). Qui n’a pas mis au pot ? C’est encore madame Gaudin !

MADAME GAUDIN.

Oui, c’est moi.

BERTRAND D’AVRON.

Naturellement !

MADAME GAUDIN.
J’ouvre de quarante francs.
BERTRAND D’AVRON.

Plus quatre louis !

GALICHET.

Je file.

LE DOCTEUR.

Moi, j’y vais.

BERTRAND D’AVRON, sur une note aiguë de la chanteuse.

Dépêchez-vous, vous allez manquer le train.

MADAME GAUDIN.

Qu’il est bête. (Demandant des cartes.) Deux…

MADAME HERBELIER, paraissant au fond.

Est-ce que vous êtes bien installés ici ?

BERTRAND D’AVRON, très poli, à madame Herbelier.

Nous ne gênons pas la jeune personne qui chante là-bas ?

MADAME HERBELIER.

C’est une dame du monde qui vient de marier sa fille.

LE DOCTEUR.

Elle exhale sa douleur.

MADAME HERBELIER.

Elle a une voix superbe ! Elle se décide à entrer à l’Opéra.

BERTRAND D’AVRON.

Comme quoi ?

MADAME HERBELIER.
Comme chanteuse
BERTRAND D’AVRON, très aimable. Au docteur.

Alors donnez-m’en trois.

Le docteur lui donne trois cartes.
MADAME HERBELIER, aux joueurs.

Vous savez que si vous n’êtes pas bien ici, rien n’est plus facile que de vous faire installer une table au fumoir ?

BERTRAND D’AVRON, regardant ses cartes.

Docteur, je sais que vous cherchez les dames, mais j’en ai déjà deux.

MADAME HERBELIER.

Vous êtes bien, madame Gaudin ?

MADAME GAUDIN, très occupée par le jeu.

Nous sommes très bien, je vous remercie ! (Jouant.) Vingt francs.

BERTRAND D’AVRON.

Plus soixante !

LE DOCTEUR.

Les voilà !

MADAME GAUDIN.

Je les tiens !

MADAME HERBELIER.

Vous n’avez rien qui vous gêne, M. d’Avron ?

MADAME GAUDIN.

Il n’a rien qui le gêne. (Montrant son jeu.) Main pleine.

BERTRAND D’AVRON.
La vérité m’oblige à dire que je me contenterais d’un peu moins d’air dans les jambes.
MADAME GAUDIN.

C’est drôle ; je ne sens rien.

BERTRAND D’AVRON.

Vous ne sentez rien parce que vous gagnez, mais je vous assure que moi j’ai les jambes gelées.

MADAME HERBELIER.

On est en train de remplacer les lampes du fumoir. D’ici quelques instants, vous pourrez vous y installer.

Elle sort.
BERTRAND D’AVRON, après la sortie de Madame Herbelier.

Bonsoir, mignonne !

GALICHET.

Elle est un peu fatigante, la maîtresse de la maison.

MADAME GAUDIN, à Bertrand d’Avron.

Blindez-vous, blindez-vous !

BERTRAND D’AVRON.

Elle est énervée ce soir parce qu’elle attend Triplepatte.

GALICHET.

Qu’est-ce qu’elle veut en faire ?

BERTRAND D’AVRON.

Un gendre. (Demandant des cartes.) Cinq… C’est ce soir qu’elle lui présente sa fille en liberté.

GALICHET.
Qui est-ce qui vous a dit ça ?… (Demandant des cartes.) Deux.
BERTRAND D’AVRON.

Le docteur ici présent, qui est l’homme le plus discret de la terre.

LE DOCTEUR.

Dites donc… (Prenant une carte.) Une ! Si je vous confie des secrets…

BERTRAND D’AVRON.

… C’est bien pour que je les répète à tout le monde, n’est-ce pas ?

MADAME GAUDIN.

Occupez-vous donc du jeu !

BERTRAND D’AVRON.

Pour ce que j’ai à jouer ! Depuis que nous sommes assis, je n’ai pas eu un seul brelan.

MADAME GAUDIN.

C’est un petit poker, pour vous ! Vous n’en mourrez pas !

BERTRAND D’AVRON.

C’est rasant de perdre, même à un petit poker.

Il se lève et tourne deux fois autour de sa chaise.
TOUS LES JOUEURS.

C’est insupportable… Jouez donc !…

BERTRAND D’AVRON, se rasseyant.

C’est pour changer la veine.

GALICHET.

Parole !

MADAME GAUDIN.
Faites comme le docteur. Écoutez s’il parle.
GALICHET.

Il n’a pas le temps ; il est trop occupé à ramasser.

LE DOCTEUR.

J’ai à peine quatre cents francs devant moi. Et j’en ai sorti cent cinquante. Tenez ! Je fais deux louis, vous n’avez qu’à me les prendre.

BERTRAND D’AVRON.

J’aime mieux vous les laisser que de vous en donner du mien… Deux sept… Voilà ce que la providence m’envoie.

MADAME GAUDIN.

C’est bien votre faute si vous perdez. Vous allez avec de tout petits jeux.

BERTRAND D’AVRON.

Je vais avec ce que j’ai.

MADAME GAUDIN.

Passez. Le vrai bon joueur est celui qui sait passer.

BERTRAND D’AVRON.

À ce compte, le vrai bon joueur est celui qui va se coucher. (La voix de la chanteuse entrant par une porte qu’on vient d’ouvrir : « Je veux… Je veux… Je veux… Je veux… ») (Bertrand d’Avron se lève, et regarde, immobile, dans la direction de la chanteuse.) Qu’on se dépêche de lui donner ce qu’elle veut !

MADAME GAUDIN.
Vous savez qu’elle demande mille francs pour venir.
BERTRAND D’AVRON.

Combien demande-t-elle pour s’en aller ?

La voix s’éteint.
GALICHET.

Alors les Herbelier attendent Triplepatte ?

BERTRAND D’AVRON.

Jouez donc, jouez donc… Soyez donc un peu au jeu… Il y a un louis.

GALICHET.

Même à ce prix-là, vous ne m’aurez pas.

LE DOCTEUR.

Moi non plus.

MADAME GAUDIN.

Je passe…

BERTRAND D’AVRON.

Vous, vous êtes une femme terrible ; vous n’allez qu’avec des brelans.

MADAME GAUDIN.

Ça me réussit bien, je n’ai rien devant moi.

BERTRAND D’AVRON.

Vous n’avez rien sorti… Mais vous avez perdu quelques coups. Je suis sûr que vous commencez à sentir un peu d’air.

LE DOCTEUR.

Écoutez… Plutôt que de vous entendre geindre constamment, nous allons déménager. Du reste, voilà la jeunesse qui vient s’installer ici.


Scène II

Les Mêmes, GILBERTE, ANDRÉE, JEANNINE, puis YVONNE.
GILBERTE, s’approchant des joueurs.

Le jeune Galichet avait fait le serment de ne pas jouer ce soir… Il me l’a juré cet après-midi même au tennis.

ANDRÉE.

J’en suis témoin !

JEANNINE.

Moi aussi !

BERTRAND D’AVRON.

Le jeune Galichet ne répond rien… parce qu’il est poli. Mais je me doute bien de ce qu’il a envie de répondre.

GILBERTE.

Que nous l’ennuyons sans doute ?

BERTRAND D’AVRON, entre ses dents.

Presque…

GALICHET.

Mesdemoiselles, je joue encore une heure et je vous promets d’aller danser avec vous.

BERTRAND D’AVRON, pénétré.

Oui… S’il gagne, dans une heure, il s’en ira en nous disant solennellement qu’il vous a promis de vous faire danser. Mais s’il perd, soyez tranquilles, il restera avec nous jusqu’à l’aube.

ANDRÉE.

Qui est-ce qui gagne ?

BERTRAND D’AVRON.

Personne. Tout le monde perd.

LE DOCTEUR.

Servi.

BERTRAND D’AVRON.

Trois.

GILBERTE.

M. d’Avron vient de gagner le dernier coup. Je lui porte chance ! Il va me demander de rester derrière lui.

BERTRAND D’AVRON, très aimable.

Oui, mademoiselle ; restez derrière moi. (Plus bas.) Comme ; ça, j’aurai un peu moins d’air dans les jambes.

LE DOCTEUR.

Cent francs…

BERTRAND D’AVRON.

Ah ! zut ! Il faut que je tienne trois rois.

LE DOCTEUR.

Brelan d’as. Eh bien, mesdemoiselles, mademoiselle Herbelier n’est donc pas avec vous ?

GILBERTE.

Yvonne ? La voici qui vient… Yvonne !

YVONNE, entrant par le fond.

Les joueurs, maman me charge de vous dire que tout est prêt au fumoir et que vous pouvez aller vous y installer.

BERTRAND D’AVRON.

Tout de suite. Ramassez, docteur, selon votre excellente habitude, et allons y.

MADAME GAUDIN, se levant.

Elles sont charmantes, ces jeunes filles.

BERTRAND D’AVRON, se levant.

Oui… Laissons-les aux plaisirs de leur âge.

Madame Gaudin sort la première.
GILBERTE, à Galichet.

Alors, monsieur Galichet, dans une heure ?

GALICHET, se levant.

Dans une heure.

BERTRAND D’AVRON.

Serment de Galichet !… Le docteur est le dernier levé. Il n’en finit pas de ramasser son trésor… Il ne donnera pas de consultation demain. On ne lui demandera plus de consultation que sur le moyen de gagner au poker. Mais il garde ça pour lui.

LE DOCTEUR.

Si vous croyez que c’est en bavardant que vous me regagnerez tout ça.

BERTRAND D’AVRON.

Au moins en bavardant, je ne vous en donne pas davantage.

Ils sortent.
JEANNINE.

Qu’est-ce qu’on va faire ?

GILBERTE.

En attendant qu’il vienne du danseur, jouons à un petit jeu quelconque, comme des petites filles bien sages.

YVONNE.

Quel jeu ?

GILBERTE.

Ce jeu renouvelé, qui amusait maman dans son enfance, la sellette. C’est vous qui sortez. Nous disons chacune une phrase sur votre compte, et vous devinez qui a pu dire chaque phrase.

YVONNE.

Vous en trouverez de méchantes choses sur moi !

GILBERTE.

Sortez toujours… Il arrivera ce qui arrivera. Madame Herbelier parait au fond.


Scène III

Les Mêmes, madame HERBELIER, LE DOMESTIQUE.
MADAME HERBELIER.
Eh bien, mesdemoiselles, vous n’allez pas danser là-bas ?
GILBERTE.

Pas assez de danseurs, madame.

MADAME HERBELIER.

J’en ai invité trente-cinq.

GILBERTE.

Oui, madame. Mais il faut vous décider. Est-ce un bal ? Est-ce un concert ? Vous invitez des danseurs, et vous faites fonctionner la chanteuse. On l’entend du Casino. Ce n’est pas ça qui fera venir le monde.

YVONNE, aux deux jeunes filles.

Je sors, dépêchez vous.

MADAME HERBELIER, au valet de pied qui passe au fond.

Hubert ! Vous avez bien porté cette invitation à l’hôtel d’Angleterre ?

LE DOMESTIQUE.

Oui, madame, à M. le vicomte de Houdan. Il n’était pas à l’hôtel du moment, mais on lui remettra la lettre dès l’instant qu’il rentrera.

MADAME HERBELIER.

On vous a bien dit qu’il rentrerait ?

LE DOMESTIQUE.

Oui, madame ; c’est-à dire qu’on ne m’a rien dit du tout.

MADAME HERBELIER.

Je vous avais dit de demander s’il rentrerait.

LE DOMESTIQUE.

Je l’ai demandé, madame, mais vu que personne de l’hôtel n’en savait rien, personne ne se trouvait susceptible de me répondre.

Il sort.
MADAME HERBELIER.

Pourvu qu’il vienne… (Aux jeunes filles.) Jouez, mesdemoiselles… (À elle-même.) Pourvu qu’il vienne !…

Elle sort.

Scène IV

Les Mêmes, puis MADAME HERBELIER.
GILBERTE, faisant un grand salut à la porte par laquelle Madame Herbelier vient de sortir.

Oui, Eugénie ! (Elle déclame.) « Vraiment ! la figure de la reine était encore plus imposante quand son noble visage se trouvait coloré par l’émoi ! » (Changeant de ton.) Avez vous vu l’émoi d’Eugénie ? (Chantant.) « Pourquoi cet émoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? » (Parlé.) Moi, je sais pourquoi !

ANDRÉE.

Dis-mous ça.

GILBERTE, mystérieusement.

Elle l’attend !

JEANNINE.

Qui donc ?

GILBERTE.
Le dernier descendant des Houdan, fondateur de la branche Triplepatte, dont il est actuellement le seul numéro.
ANDRÉE.

Qu’est-ce qu’elle veut en faire ?

GILBERTE.

Elle veut unir le noble écu des Houdan aux écus moins illustres, mais infiniment plus nombreux, des Herbelier.

JEANNINE.

Comment le sais-tu ?

GILBERTE.

Triplepatte et mon frère Jacques ont un petit lien de parenté. Ils ont le même usurier, un nommé Boucherot, si ça peut servir à messieurs vos frères. Ce Boucherot savait la nouvelle par le fâcheux Baude-Boby, qui l’avait recueillie de la bouche de la Baronne Pépin. Vous n’avez donc pas vu, innocentes créatures, l’agitation désordonnée de la baronne Pépin ? C’est qu’il se prépare de grandes choses !

JEANNINE.

Et Yvonne est contente de ce mariage ?

GILBERTE.
Je suis persuadée qu’elle n’est au courant de rien. On ne lui en parlera que lorsque ce sera nécessaire, c’est-à-dire dans la soirée. Les dernières personnes informées, dans cette affaire là, ce seront Yvonne et le vénéré chef de la famille, l’éléphant blanc. Tout est conduit par la mère Herbelier, la seule maîtresse de céans.
ANDRÉE.

Madame Herbelier a toujours été une maîtresse femme.

YVONNE, entr’ouvrant la porta de gauche.

Est-ce que tous aurez bientôt fini ?

GILBERTE.

Voilà, voilà !… Encore deux minutes et nous sommes à vous. (Aux autres.) Il faut pourtant s’occuper d’elle, (À Jeannine.) Pourquoi est-elle sur la sellette ? (Elle se penche Vers Jeannine qui lui dit quelques mots tout bas.) Non, pas de méchancetés ! D’abord c’est injuste ce que tous dites-là. Elle est très intelligente… Mais elle est comme ça… nonchalante…

ANDRÉE.

Elle ne fait pas de frais !

GILBERTE.

Non ! Elle ne fait aucun effort pour briller. C’est une fille qui a horreur de l’effort. Elle n’a jamais eu la plus petite histoire de flirt… C’est pour cela que vous mettez en doute son intelligence, mesdemoiselles les ingénues !

YVONNE, passant la tête à gauche.

Eh bien ? Voyons !

GILBERTE.
Plus qu’un tout petit instant ! (Yvonne disparaît.) Je vais la faire revenir, ce serait trop long : j’inventerai des réponses, voilà tout ! Yvonne ! Yvonne ! Arrivez !
YVONNE, entrant.

Eh bien ! Qu’est-ce que vous ayez trouvé pendant tout ce temps là ?… Allons, parlez. Je suis humblement résignée à tout entendre.

GILBERTE.

Vous êtes sur la sellette parce que vous êtes une personne sans volonté.

YVONNE.

C’est bien vrai !

GILBERTE.

Qui est-ce qui a dit cela ?

YVONNE.

Tout le monde.

GILBERTE.

Vous êtes encore sur la sellette parce que… J’ai beaucoup de réponses à me rappeler… Vous êtes sur la sellette… parce que vous allez être vicomtesse !

YVONNE, étonnée.

Parce que je vais être vicomtesse !

JEANNINE.

C’est vrai que vous ne le saviez pas ?

YVONNE.

Je ne sais rien du tout… Qu’est-ce que cela veut dire ?… Vous m’effrayez !

ANDRÉE.
Vous ne saviez pas que vous alliez être vicomtesse de Houdan ?
YVONNE.

Qu’est-ce que c’est que cette histoire-là ?

GILBERTE.

Le vicomte de Houdan vient ce soir même pour vous être présenté.

YVONNE.

C’est effrayant ce que vous m’apprenez-là !… Oh !… Je voyais bien qu’il y avait quelque chose… Papa, lui, ne savait rien… Il m’en aurait parlé… (Avec désespoir.) Oh ! mon Dieu !… mon Dieu ! mon Dieu ! Il ne manquait plus que ça maintenant !… (À Gilberte.) Je me disais bien que cela devait arriver un jour ou l’autre… Mais j’étais encore tranquille, parce que je n’ai que dix-huit ans et qu’on avait toujours dit qu’on ne me marierait qu’à vingt ans.

JEANNINE.

Vous avez si peur que ça de vous marier ?

YVONNE.

Je n’ai peur que de ça depuis l’âge de douze ans !Je me dis, depuis l’âge de douze ans, qu’il arrivera un jour où j’aurai vingt ans, et où il faudra me marier ! Et voilà qu’on veut me marier deux ans avant !

ANDRÉE.
Si vous voulez raisonner, vous n’êtes vraiment pas à plaindre ! Le vicomte de Houdan appartient à une des plus nobles familles de France.
JEANNINE.

C’est ce qu’on appelle en d’autres termes du gratin premier choix.

YVONNE.

Si vous croyez que ça me rassure que ce soit du gratin premier choix !… C’est encore plus un étranger pour moi !… Oh ! mon Dieu !… Moi qui hier encore était si tranquille !… Et c’est ce soir même qu’il va venir !… Ce soir !… Pas un instant de répit !…

GILBERTE.

C’est ce soir qu’il vous sera présenté ! Mais vous avez encore du temps avant le mariage.

YVONNE, inquiète.

Trois mois ? (Plus inquiète.) Deux mois ?

GILBERTE.

Peut-être six semaines seulement…

YVONNE.

Six semaines !

GILBERTE.

Allons ! Allons ! Vous allez être très heureuse. On va vous faire la cour.

YVONNE.

Oh ! ça non ! Qu’il me laisse tranquille pendant ces six semaines !

GILBERTE.

Il faudra bien que vous fassiez connaissance.

YVONNE.

Nous ne ferons jamais connaissance. J’accepterai d’être sa femme parce que je ne pourrai pas faire autrement. Et puis j’aime autant celui-là qu’un autre que je ne connaîtrais pas davantage. Oh ! mon Dieu ! Moi qui étais si tranquille !

ANDRÉE.

Nous qui pensions vous faire plaisir en vous annonçant ça !

GILBERTE, à Andrée.

Une autre fois, il faudra trouver autre chose.

JEANNINE.

Voici votre maman !

Madame Herbelier entre par le fond.
YVONNE.

Qu’est-ce qu’elle va me dire ?

MADAME HERBELIER.

Excusez-moi, mesdemoiselles, si je vous enlève Yvonne quelques instants.

JEANNINE, bas à Yvonne.

Les révélations !

YVONNE.

Oh ! mon Dieu !

La Baronne Pépin entre par le fond.
GILBERTE, bas à Yvonne.

Voici la baronne Pépin ; je vous conseille de l’avoir à l’œil.

YVONNE.

Pourquoi ?

GILBERTE.
C’est elle qui a fait le coup !

Scène V

Les mêmes, LA BARONNE PÉPIN.
LA BARONNE, aux jeunes filles.

Allons ! Allons ! Toute cette jeunesse !… Qu’est-ce qu’elle attend pour aller danser ?… (À madame Herbelier.) Regardez votre fillette, regardez-la !… C’est la reine de ce gentil troupeau.

MADAME HERBELIER.

Ne trouvez-vous pas, chère amie, que le vicomte est en retard ?

LA BARONNE.

Laissez-le faire. Il arrivera à l’heure qu’il faut. C’est un homme plein de tact.

MADAME HERBELIER.

Vous êtes sûre qu’il n’y a pas de malentendu et qu’il viendra ?

LA BARONNE.

Mais oui, mais oui. (Lui prenant la main) Comme elle se tracasse ! Je l’ai quitté cinq minutes avant le dîner, et, malgré sa crânerie de chevalier français, il était tout ému, tout rougissant.

MADAME HERBELIER, à Yvonne qui essaie de s’esquiver par le fond derrière ses amies.

Reste, Yvonne, j’ai quelque chose à te dire.

Musique de danse dans la coulisse. Les autres jeunes fille sortent.
LA BARONNE, regardant Yvonne.

Oui ! Oui ! Nous faisons de vilaines cachotteries devant cette petite ; n’est-ce pas le moment de lui révéler à notre chère petite… Attention ! (Elle fait un pas vers Yvonne qui recule.) À notre chère petite quoi ? (Elle fait encore un pas et lui crie rapidement à l’oreille.) Vicomtessei !… (Vivement, en se reculant.) Je n’ai rien dit ! Je n’ai rien dit !

MADAME HERBELIER.

Tu as entendu, Yvonne ?

YVONNE, résignée.

Oui, maman.

LA BARONNE.

Moi, je ne voulais rien dire ! Je voulais laisser arriver le beau vicomte, le prince charmant ! Il aurait regardé la jolie belle… La jolie belle aurait baissé les yeux ! Et pan ! pan ! Le coup de foudre ! (Avec explosion.) Ah ! Je suis une romanesque, moi ! J’aime les surprises, l’imprévu, l’aventure, la grande route, la berline, les postillons, les grelots, le clair de lune, l’échelle au balcon !… Mais maman, qui est une personne raisonnable, a préféré qu’on prévienne.

MADAME HERBELIER.

C’était plus sage.

LA BARONNE.

Et ce bon M. Herbelier ? Où est-il, votre cher mari ?

MADAME HERBELIER.
Mon mari ? Il a disparu selon son habitude.
LA BARONNE.

Ah ! le grand travailleur !

MADAME HERBELIER.

Il doit être allé dormir.

LA BARONNE.

Ah !… Et que dit-il de nos grands projets ?

MADAME HERBELIER.

Je ne lui ai encore parlé de rien.

LA BARONNE.

Il ne sait rien ! Ah ! Que c’est piquant !

MADAME HERBELIER.

Ce n’est pas cela… mais il vaut mieux ne rien lui dire avant que les choses soient un peu avancées. C’est comme cela qu’il faut agir avec lui ! Autrement, quand on le met au courant, il résiste, il fait des objections. Tandis qu’une fois que c’est décidé, il n’ose plus déranger ce qu’on a fait, et il ne dit plus rien.

LA BARONNE.

Ah ! comme elle le connaît bien, son cher mari ! Ah ! la fine mouche que cette chère amie !

MADAME HERBELIER.

Demain seulement je lui dirai ce qui en est.

LA BARONNE.

Alors c’est le grand complot en sourdine ? (Regardant Yvonne.) Le mystère ? Parfait, parfait, parfait ! (À Yvonne.) Eh bien ?

MADAME HERBELIER.
Yvonne !
YVONNE, s’approchant.

Maman !

LA BARONNE, prenant la main d’Yvonne.

Eh bien ! On est contente ? On ne sait pas ? On est troublée ? On ressent une délicieuse petite angoisse ! Ah ! c’est qu’un grand moment se prépare ! C’est le jour où la maman et le papa vous donneront l’autorisation d’aimer ! (Avec extase.) Ah ! aimer ! aimer ! Vous êtes contente ?

YVONNE.

Oui, madame !

LA BARONNE.

Chère petite ! Quelle joie pour moi de faire le bonheur de ces deux êtres si bien faits l’un pour l’autre, (Elle se dirige vers le fond.) Il me semble déjà le voir entrer tout souriant, avec sa grande allure et se précipiter, plein d’impatience. (Sur un autre ton à elle-même.) Ah ! ça ! Qu’est-ce qu’il fait donc ?

Elle sort par le fond, à gauche
YVONNE, ans bouger, à sa mère.

Ecoute, maman !… (Bas, à madame Herbelier qui s’est approchée d’elle.) Je voudrais bien ne pas me marier !

MADAME HERBELIER, bas.

Qu’est-ce que tu me racontes ?

YVONNE, bas.

Je voudrais bien ne pas me marier ! Tu avais dit que je ne me marierais qu’à vingt ans.

MADAME HERBELIER, bas.

Oui, mais je te le répète que c’est un mariage tellement inespéré, le vicomte de Houdan ! Tu seras de l’entourage des Princes !

YVONNE, même jeu.

Ecoute, maman !… Je voudrais bien ne pas me marier !

MADAME HERBELIER, bas.

Tu veux décourager la baronne, qui s’occupe si gentiment de toi ? Surtout ne dis pas ça devant elle.

YVONNE, bas, la retenant.

Maman, ma petite maman chérie, laisse-moi te dire encore une chose… Je voudrais ne pas me marier…

MADAME HERBELIER, bas.

Tu n’es pas raisonnable.

LA BARONNE, paraissant au fend à droite.

Ah ! Je vois ce que c’est ! On raconte tout bas son bonheur à sa maman. (Elle descend vers Yvonne.) Vous êtes heureuse ? Dites un peu si vous êtes heureuse ?

YVONNE.

Oui, madame !

MADAME HERBELIER.

Ne restons pas ici. Je crois que j’entends mon mari.

LA BARONNE.

Allons danser !… En attendant le Prince Charmant ! (À elle même, regardant la porte d’entrée.) Il ne vient pas vite, mon Prince Charmant !

Elles sortent.

Scène VI

HERBELIER, HUBERT, puis BICHAL, puis BAUDE BOBY.
HERBELIER, paraît à droite premier plan ; il a des favoris blancs) une stature imposante ; il marche lentement, va presser an bouton de sonnette, vient jusqu’à l'avant-scène, bâille longuement et regarde sa montre. Au valet de pied qui vient d’entrer.

Hubert !

HUBERT.

Monsieur !

HERBELIER.

Hubert, si Madame demande où je suis, vous direz que j’ai été obligé d’aller au cercle… pour voir un Anglais qui est de passage…

HUBERT.

Et si Madame demande à voir Monsieur, faudra-t-il aller chercher Monsieur au cercle ?

HERBELIER.

Non !… Dans ma chambre… (Il baille.) Hubert vous entrerez doucement, (Hubert sort.) Je ne sais pas ce que j’ai à avoir sommeil comme ça. J’ai pourtant bien dormi cet après-midi. (Le jeune Bichal entre par la porte du fond à gauche.) Tiens ! Le jeune Bichal !

BICHAL.
Bonjour, monsieur Herbelier !
HERBELIER.

Vous venez au bal, jeune Bichal ?

BICHAL.

Oui, monsieur… Ces fêtes de madame Herbelier sont charmantes !

HERBELIER.

Il faut croire, puisque vous y venez, sans y être forcé. Je voudrais bien être comme vous… un invité. Si j’étais un invité, savez-vous ce que je ferais, jeune Bichal ? J’irais me coucher. Vous savez, si ça vous tente le moins du monde d’aller vous coucher, je vous y autorise.

BICHAL, protestant.

Je vous assure, monsieur… que je m’amuse beaucoup.

HERBELIER.

Sérieusement ? Je ne peux pas croire ça. (Chant dans la coulisse.) Écoutez !… Ça ne vous fait pas peur ? En tout cas, je vous autorise à rentrer chez vous et même je vous y engage. Vous vous lèverez plus tôt demain et vous serez plus dispos.

BICHAL.

Mais, monsieur…

HERBELIER.
Vous ferez comme vous voudrez. Je vous engage à aller vous coucher, mais je ne vous y force pas. J’ai fait mon devoir, je vous ai donné un bon conseil.
BICHAL.

Avec votre permission, je vais aller présenter mes respects à madame Herbelier.

HERBELIER.

Allez ! Allez !

Bichal sort par le fond. Herbelier s’en va lentement vers sa chambre. Baude-Boby paraît au fond à gauche, aperçoit M. Herbelier et se dirige vers lui.

BAUDE-BOBY.

Bonjour, monsieur !

HERBELIER, se retournant.

Bonjour, mon jeune ami. (Avec résignation.) Encore un invité ! Pourtant vous n’êtes pas un débutant, vous. Vous savez ce que c’est que les bals blancs ! Et vous en redemandez ! (Dans la coulisse, le chanteur entame un air de « Robert le Diable ».) C’est une grande soirée, vous savez !… Monsieur Boby, je vous jure que je ne le dirai à personne, si vous allez vous coucher.

BAUDE-BOBY.

Excusez-moi, mais je vous assure que j’ai un vif plaisir…

HERBELIER.

Oh ! s’il faut tellement insister ! Allez, allez…

BAUDE-BOBY.

Du reste, je vois madame Herbelier qui…

HERBELIER.

Ma femme ! Comme c’est difficile de ne pas se rencontrer quand on habite la même maison !

Il s’esquive par la porte de droite ; Boby le regarde avec
stupéfaction en hochant la tête. Madame Herbelier, la baronne et Yvonne entrent par le fond.

Scène VII

BAUDE-BOBY, MADAME HERBELIER, LA BARONNE, YVONNE.
MADAME HERBELIER.

Je regardais si mon mari était là, parce que je ne veux pas le rencontrer ; (Avec une froideur affectée, à Baude-Boby qui s’incline devant elle.) Bonjour, M. Baude-Boby.

BAUDE-BOBY.

Oui, madame ; je vois que vous m’en voulez, mais votre main était dans l’article…

LA BARONNE, intervenant.

Oui, c’est entendu, monsieur Baude-Body !… On pense à bien autre chose pour le moment.

MADAME HERBELIER, très anxieuse à la baronne.

Il n’arrive pas ! Il n’arrive pas !

LA BARONNE, faisant un effort pour ne pas paraître inquiète.

Mais si ! Mais si ! il va venir, il est en route ! (Très nerveuse.) N’ayez pas l’air troublée comme ça… Je vous dis qu’il sera ici dans deux minutes.

Ne privez pas plus longtemps vos invités de votre gracieuse présence. Allez, reprenez votre calme sourire. Il va venir ! Je vous dis !…
MADAME HERBELIER.

Vous croyez !

La Baronne la conduit jusqu’à la porte, la fait sortir, puis se retourne vers Baude-Boby, qui est resté au fond.

LA BARONNE.

Je suis très inquiète ! Comment se fait-il que le vicomte ne soit pas avec vous ?

BAUDE-BOBY.

Ah ! Madame ! J’ai grand’peur qu’il ne vienne pas !

LA BARONNE, sursautant.

Qu’il ne vienne pas ? Qu’est-ce que vous dites là ?… Vous perdez la tête… Où est-il ?

BAUDE-BOBY.

Je l’ai quitté tout à l’heure au chalet du Lac, à trois lieues d’ici. Il buvait du lait chaud, en compagnie d’une jeune personne qui s’appelle Dolly.

LA BARONNE.

Mais enfin !… Il ne va pas s’éterniser là-bas… Il viendra ici après.

BAUDE-BOBY.

Ça m’étonnerait, madame !… Ils ont commencé une petite partie…

LA BARONNE.

Il n’y a qu’un parti à prendre, il faut aller le chercher !

BAUDE-BOBY.
C’est loin, vous savez !
LA BARONNE.

Ça m’est égal… Il y a des automobiles à la porte.

BAUDE-BOBY.

Il y a celle de Spindler… Mais je ne sais pas conduire.

LA BARONNE.

Moi, je sais… je sais un peu conduire. Je vais aller demander à M. Spindler de me prêter son auto… Attendez-moi ici… Vous viendrez là-bas avec moi ! Et vous allez voir comme nous allons filer !

Elle sort.
BAUDE-BOBY.

Elle va me démolir ! Pas ça !

Il sort. Le vicomte paraît à une autre porte, conduit par Boucherot.

Scène VIII

BOUCHEROT, LE VICOMTE.
BOUCHEROT.

Vous êtes arrivé M. le vicomte, c’est bien ici !

LE VICOMTE.

Ah ! Boucherot ! Je n’oublierai jamais ce que vous venez de faire pour moi. Vous êtes ma Providence !

BOUCHEROT.

Maintenant que je vous ai remis dans la bonne route, M. le vicomte, vous n’avez plus qu’à aller tout droit.

LE VICOMTE.

Oui ! J’étais au pavillon du Lac, à mon corps défendant, vous savez, mais j’y étais. Vous êtes venu m’y chercher ! Je n’oublierai jamais ça !

Il lui serre la main.
BOUCHEROT.

Heureusement que je ne cessais pas de veiller sur vous, M. le vicomte.

LE VICOMTE.

Décidément, le vil intérêt fait faire de bien belles choses !

BOUCHEROT.

Au revoir, M. le vicomte !

LE VICOMTE.

Au revoir, mon ange gardien ! (Boucherot sort.) Enfin ! Me voici au port ! (Il examine le salon désert.) Il n’y a personne ! Ils sont couchés !… (on entend de la musique de danse.) Oh ! Voilà qui me décide…

Il se dirige vers la porte de sortie.
BAUDE-BOBY, paraissant au fond.

Eh bien, mon vieux ! Tu en fais de belles !… La baronne Pépin est déchaînée. Elle voulait m’emmener en automobile à ta recherche, en conduisant elle-même !… Enfin, puisque tu es là, tout est bien ! Je vais la prévenir.

Il le fait asseoir sur une chaise près de la table de jeu et sort par le fond.
LE VICOMTE, seul.

Je n’ai pas de veine ! Moi qui espérais qu’ils étaient couchés !

Il se met à jouer machinalement avec les cartes qui sont sur la table. Herbelier entre lentement par la porte de droite, premier plan.


Scène IX

LE VICOMTE, HERBELIER.
HERBELIER, sans voir le vicomte.

Pas moyen de dormir avec leur sacrée musique !

Il bâille.
LE VICOMTE, apercevant Herbelier.

Oh ! le beau vieillard !

HERBELIER, apercevant le Vicomte.

Un nouveau. Encore un nouvel invité ! (Il salue de la tête.) Monsieur !

LE VICOMTE, saluant aussi de la tête.

Monsieur !

Il se remet à jouer avec les cartes.
HERBELIER.

Vous aimez la danse, à ce que je vois ?

LE VICOMTE.

Pas énormément, monsieur !

HERBELIER.

Eh bien ! vous êtes comme moi ! Enfin j’en trouve un qui est comme moi !… Mais alors, puisque vous n’aimez pas ça, qu’est-ce qui tous empêche d’aller vous coucher ?

LE VICOMTE.

J’en ai bien envie !

HERBELIER.

Vous auriez bien tort de vous gêner !

LE VICOMTE, se lève et se dirige vers Herbelier.

Malheureusement, je ne suis pas ici pour mon plaisir… Je viens pour une présentation : on veut me marier !

HERBELIER.

Alors, n’hésitez plus et rentrez chez vous au pas de course.

LE VICOMTE.

Vous croyez ?

HERBELIER.

Vous voulez vous marier et vous n’aimez pas le monde ! Mais, une fois marié, vous y serez jusqu’au cou, dans le monde ! vous en aurez à domicile ! Vous n’aurez pas comme maintenant la ressource de vous en aller… Vous ne serez plus libre !…

LE VICOMTE, frappé.

C’est vrai que je ne serai plus libre…

HERBELIER.

Tenez, jeune homme, je ne vous connais pas et vous ne me connaissez pas… Vous me dites que vous allez vous marier. Il est possible que le parti qu’on vous propose soit un parti avantageux ; mais, sans savoir qui vous allez épouser, permettez moi de vous dire qu’il faut réfléchir. C’est grave, vous savez ! On se laisse présenter en disant : ça n’engage à rien. Mais rien n’engage à rien. Tout engage à tout. Une fois que la présentation sera faite vous commencerez à être lié.

LE VICOMTE, convaincu
.

C’est effrayant…

HERBELIER.

Vous ne pouvez plus vous retirer sans risquer de désobliger quelqu’un… Vous me direz que, si vous avez l’idée de vous marier, il faudra toujours faire les premières démarches…

LE VICOMTE.

Oui !… Voilà !…

HERBELIER.

À moins que vous ne rencontriez dans le monde une jeune fille que vous connaîtriez et que vous aimiez peu à peu.

LE VICOMTE.

Ce n’est pas mon genre… Et puis il faudrait avoir la persévérance de faire les bals blancs !

HERBELIER.

Ne m’en parlez pas.

LE VICOMTE.

Non, si je veux me marier, il faut m’y décider brusquement et sans réfléchir. Alors… je ferais peut-être mieux de rester…

HERBELIER.

Mais non, mais non ! Vous êtes-vous demandé d’abord si vous étiez bien décidé à vous marier ?

LE VICOMTE.

Je veux me marier… parce que je me sens… un peu… seul.

HERBELIER.

Il est toujours temps de n’être plus seul. Tandis qu’une femme, il est assez difficile de s’en débarrasser.

LE VICOMTE.

Vous avez raison, je m’en vais… D’ailleurs il y a quelque chose de providentiel dans cette rencontre. J’aurais tort de négliger cet avertissement… Je m’en vais… Pourvu que je ne rencontre personne.

Il se dirige vers le fond.
HERBELIER, le rappelant par un signe de tête.

Tenez ! vous allez passer par cette chambre. (Il montre la petite porte de droite.) Vous trouverez une porte, qui vous conduira au jardin dans une allée où vous ne rencontrerez personne. Vous n’aurez qu’à suivre cette allée pour arriver jusqu’à la grille d’entrée…

Il l’accompagne en lui disant ces mots.
LE VICOMTE, près de la porte de droite.

Comme vous connaissez les aîtres !

HERBELIER.

Je suis le maître de la maison.

LE VICOMTE, stupéfait.

L’éléph…

Il s’arrête interdit, la main sur le bouton de la porte.
HERBELIER, complaisant.

L’éléphant blanc…

LE VICOMTE.

Voilà qui n’est pas ordinaire !… Monsieur…

Il salue et s’esquive par la petite porte.
HERBELIER, seul.

Celui-là me parait plus raisonnable que les autres !


Scène X

HERBELIER, BAUDE-BOBY, LA BARONNE.
LA BARONNE, entrant par le fond, très affairée.

Eh bien, où est-il ? (À Herbelier.) Ah ! monsieur Herbelier ! Vous n’avez pas vu le vicomte ?… Ah ! c’est juste, vous ne le connaissez pas !… Un petit jeune homme blond, charmant, avec une moustache !

HERBELIER.

J’ai vu en effet un jeune homme blond.

LA BARONNE.

Très joli garçon.

HERBELIER.

Mais pas très joli garçon.

LA BARONNE, vivement.

C’est le même. Eh bien ?

HERBELIER.
Il a l’air d’un garçon plein de bon sens.
LA BARONNE.

Eh bien ? où est-il ?

HERBELIER.

Il est rentré se coucher.

LA BARONNE, stupéfaite.

Qu’est-ce que vous dites ?

HERBELIER.

Oui. Je n’ai pas eu trop de peine à le décider. J’ai même cru sentir que je lui rendais un petit service.

LA BARONNE, suffoquée.

M. Herbelier, vous ne vous doutez pas de ce que vous venez de faire ! Savez-vous qui vous venez de mettre à la porte de chez vous ? Le vicomte de Houdan, qui venait ici pour épouser votre fille !

HERBELIER.

C’est fâcheux ! Mais on aurait pu me prévenir !

LA BARONNE.

Est-ce qu’on pouvait prévoir que vous enverriez vos invités se coucher ! Venez, M. Baude-Boby ! Il faut le ramener coûte que coûte ! Oh ! quelle tâche ! quelle tâche !

HERBELIER, apercevant madame Herbelier.

Ma femme !

Il sort.

Scène XI

Les Mêmes, MADAME HERBELIER, GILBERTE, JEANNINE.
MADAME HERBELIER, appelant.

Yvonne ! Yvonne ! Où est-elle ? (À Gilberte qui entre avec Jeannine.) Vous n’avez pas vu ma fille ?

JEANNINE.

Elle est dans sa chambre.

GILBERTE.

Elle a dit qu’elle avait bien mal à la tête…

MADAME HERBELIER.

Et le vicomte qui est là… Je vais la prévenir.

Elle sort en toute hâte. Le vioomte paraît à la porte d’entrée, encadré par Boucherot et la baronne Pépin.



Scène XII

Les Mêmes, LA BARONNE, ANDRÉE, LE VICOMTE, YVONNE.
ANDRÉE, à Gilberte, au premier plan.

Oh !… Regardez donc Triplepatte entre deux gendarmes.

BAUDE-BOBY, à part.
C’est merveilleux ! Ce Boucherot montait la garde devant la porte !
LA BARONNE, au vicomte.

Vilain garçon ! Heureusement qu’il vous a cueilli au passage.

Yvonne paraît à l’autre porte du fond, encadrée par madame Herbelier et madame Gandin.

JEANNINE, à Gilberte.

Et voici Yvonne entre deux autres gendarmes.

Les deux groupes s’avancent jusqu’au milieu du théâtre — musique de danse dans la coulisse.

LA BARONNE, à madame Herbelier.

Je vous amène un ami, le vicomte de Houdan, qui brûlait d’impatience de vous être présenté ! (Le vicomte salue madame Herbelier, qui lui tend la main.) Vicomte, mademoiselle Herbelier !

Le vicomte salue Yvonne ; ils restent l'un en face de l’autre sans bouger ; la baronne Pépin et madame Herbelier les regardent avec anxiété.

LE VICOMTE, après une longue hésitation, entre ses dents.

Charmé, mademoiselle, de faire votre connaissance.

YVONNE, même jeu.

Moi aussi, monsieur.

LA BARONNE, ravie, à madame Herbelier.

Sont-ils gentils tous les deux !


Rideau.

ACTE TROISIÈME

La chambre à coucher du vicomte. Au fond, une porte. À droite, dans le pan coupé, un lit de milieu, entre deux petites portes surmontées chacune d’un vasistas circulaire. À gauche, dans le pan coupé, un grand cabinet de toilette avec douches, etc. À gauche, premier plan, une fenêtre. Ameublement de garçon. Portraits de chevaux. Téléphone. Au lever du rideau, préparatifs de départ. Le vicomte est étendu dans un lit, négligé d’intérieur. Toussaint achève de faire des malles.


Scène PREMIÈRE

LE VICOMTE, TOUSSAINT.
LE VICOMTE.

Quelle heure est-il, Toussaint ?

TOUSSAINT.

Il va être trois heures, M. le vicomte. Il ne faut pas que M. le vicomte se mette en retard pour son mariage à la mairie.

LE VICOMTE.
Dans deux heures je serai marié ! Quand on pense à ça, c’est vraiment bien extraordinaire, n’est-ce, pas Toussaint ?
TOUSSAINT.

M. le vicomte doit être content ?

LE VICOMTE, après un moment d’hésitation.

Oui, je suis content… Seulement, c’est mon estomac qui n’est pas content. D’abord, cette femme… que je ne veux pas nommer, la baronne Pépin, cette femme a exigé que je mange de tout pour n’avoir pas l’air d’avoir mal à l’estomac ; j’ai mangé du homard, de l’aspic de foie gras, jusqu’à de la sauce anglaise !

TOUSSAINT.

M. le vicomte a très bien digéré tout cela ?

LE VICOMTE.

Oui ! J’ai digéré tout ça. Mais ce qui me faisait mal, c’est que j’étais tout le temps dans des transes, à la pensée que ça ne passerait pas Pourquoi n’ai je pas été malade ? Ça, ça n’est pas naturel… (Il se lève péniblement et va se regarder dans une glace.) Oh ! quelle bobine ! Mon vieux Toussaint, quelle bobine pour le plus beau jour de ma vie !

TOUSSAINT.

Il y a des fois où M. le Vicomte est plus à son avantage.

LE VICOMTE.

Toussaint, il va falloir m’habiller, préparer d’abord un bain chaud avec de la drogue. Et puis vous viendrez me panser sérieusement au gant de crin, en sifflant.

TOUSSAINT.
Oui, M. le vicomte.
LE VICOMTE.

Un bon pansage…

TOUSSAINT.

Ça fera du bien à M. le vicomte !

LE VICOMTE.

Non, ça ne me fera aucun bien ! Je serai aussi crevé que maintenant. Dire que si je n’avais à faire aujourd’hui qu’un petit tour au Bois, je m’en dispenserais, tant je suis peu en train… Et il va falloir que je sorte pour me marier ! Demain, je défilerai à Saint-Pierre-de-Chaillot devant trois mille spectateurs, et je m’en irai ensuite avec cette personne que je ne connais pas ! Heureusement que je pourrai me reposer après.

TOUSSAINT.

J’ai mis dans la valise de M. le vicomte une bonne provision de son pain sans mie.

LE VICOMTE.

Merci ! mon vieux sauveur ! Qu’est ce que je vais devenir, moi, en Italie !… Qu’est-ce qu’on trouve à manger dans ce pays-là ? Il n’y a que des musées ! Ah ! Vichy ! Si je pouvais filer tout doucement sur Vichy avec cette jeune femme ! (Rêveur.) On passerait là vingt-et-un bons jours !…

TOUSSAINT, fermant la dernière malle.

Les malles sont faites.

LE VICOMTE.
Ne m’en parlez pas !
TOUSSAINT.

Il faut pourtant que je dise à M. le vicomte que les camionneurs vont venir les prendre pour les conduire à la gare ! Là ! maintenant toute la garde-robe de M. le vicomte est dans ses malles ! On apportera ce tantôt à M. le vicomte les vêtements pour la mairie et pour l’église, ainsi que son costume de voyage.

LE VICOMTE, pénétré.

Je déteste les voyages !

TOUSSAINT.

À quelle heure M, le vicomte veut-il s’habiller ?

LE VICOMTE.

Pas avant trois heures ! (On entend sonner trois heures.) À trois, heures et demie, je rassemblerai tout mon courage et je m’habillerai, en fermant les yeux. Quand je serai marié, je serai peut-être très content… mais c’est m’habiller qui m’ennuie !… Dites donc, Toussaint, il m’a semblé tout à l’heure entendre dans l’antichambre la voix de Boucherot ? Qu’est-ce qu’il voulait, ce vieux scélérat ?

TOUSSAINT.

Il venait pour prendre des nouvelles de M. le vicomte. Il a dit qu’il espérait bien que M. le vicomte arriverait à l’heure à la mairie. Et puis, il est allé s’installer en face, chez le petit marchand de vins.

LE VICOMTE.
En observation… Ah ! celui-là ! on ne pourra pas dire qu’il se désintéresse de mon bonheur.
TOUSSAINT.

Et puis, il y a la dame américaine, la tante de M. le vicomte, qui a téléphoné.

LE VICOMTE.

Je vous avais dit de décrocher le récepteur.

TOUSSAINT.

C’est ce que j’ai fait, monsieur le vicomte. Mais chaque fois que je raccroche le récepteur pour parler à un fournisseur, je retrouve toujours cette dame dans l’appareil. Elle n’en bouge pas… Ah ! ce matin !…

LE VICOMTE.

Elle n’était pas contente ?

TOUSSAINT.

Ce qu’elle fumait ! Seulement, elle fumait en anglais. Je ne comprenais pas…

LE VICOMTE, à lui-même.

Ce n’est pas encore fini, cette histoire-là… Elle ne veut pas que je lui laisse sa fille pour compte. Elle continue de veiller sur moi ! L’autre jour je l’ai rencontrée au Bois ; j’ai fait le myope, mais elle m’a vu tout de même… (À Toussain.) Est-ce qu’elle m’écrit toujours ?

TOUSSAINT.

Oui ! monsieur le Vicomte, ses lettres sont là sur le petit meuble ; il y en a trente depuis quinze jours ; pas une n’est décachetée.

LE VICOMTE.
Je m’en garderais bien !
TOUSSAINT.

On est venu aussi de chez le fleuriste, de chez le bijoutier, de chez le sellier, avec des factures.

On entend sonner, il sort.
LE VICOMTE.

Allons ! Il faut me marier… Enfin !… Ce qui me console c’est que mon mariage va faire des heureux !… Ça fait plaisir de penser qu’on répand le bonheur autour de soi. (Toussaint fait entrer le tailleur, qui est suivi d’un petit groom portant des habits. À Toussaint, sans se retourner.) Qu’est-ce que c’est encore ?

TOUSSAINT.

C’est le tailleur qui apporte les habits de monsieur le vicomte.


Scène II

Les Mêmes, LE TAILLEUR CAROLUS, BAUDE-BOBY.
LE TAILLEUR.

Monsieur le vicomte ! J’avais peur d’être en retard.

LE VICOMTE.

Non, non !

LE TAILLEUR.

Monsieur le vicomte veut-il essayer ?

LE VICOMTE.
Non, non, laissez ça là.
LE TAILLEUR.

J’ai tenu à venir moi-même présenter à monsieur le vicomte tous mes compliments.


Il récite gauchement s’aidant du papier qu’il a mis au fond de son chapeau :


De tous les jours heureux voilà bien le meilleur

De tous Avec l’heureux jour du baptême !

De tous Tous les vœux de votre tailleur

Sont, avec ces habits, objet d’un soin extrême.

Nous fûmes à la peine, et serons à l’honneur !

La Maison Carolus vous souhaite un bonheur

Qui soit aussi complet que ce complet lui-même.

Il salue.
LE VICOMTE.

Ce sont des vers !

LE TAILLEUR.

Oui, monsieur le vicomte, ce sont des vers du poète de la maison.

LE VICOMTE, poli.

Il a du talent !

LE TAILLEUR.

Il le faut bien, monsieur le vicomte. Avec la concurrence, nous prenons, ce qu’il y a de mieux comme poète. Aujourd’hui, un bon poète se paie aussi cher qu’un bon coupeur.

LE VICOMTE.

Ah ! oui !

LE TAILLEUR, bafouillant.
Mais, quoique en vers, ces compliments n’en sont pas moins sincères, ainsi que le… que la… avec… avec toute ma satisfaction.
LE VICOMTE.

Vous êtes satisfait ! Eh bien, tant mieux pour vous… (Lui donnant la main.) Au revoir ! (Au moment où le tailleur est près de partir, il le rappelle.) Attendez… (Le tailleur redescend.) Est ce que vous êtes marié ?

LE TAILLEUR.

Oui, monsieur le vicomte. Il y a eu six ans hier.

LE VICOMTE.

Ah ! Et vous êtes content d’être marié ?

LE TAILLEUR, un peu surpris de la question.

Dame ! oui ! monsieur le vicomte, je suis content.

LE VICOMTE.

Pourquoi êtes-vous content ?

LE TAILLEUR.

Pourquoi je suis content, monsieur le vicomte, dame !… Parce que j’ai un intérieur… une compagne…

LE VICOMTE.

Des phrases toutes faites ! Il n’y a rien là dedans qui vienne du fond de vous-même… Rien de sincère !

LE TAILLEUR.

Mais, monsieur le vicomte, je vous assure…

LE VICOMTE.

Allons, vous êtes content d’être marié, vous êtes content que je me marie…

LE TAILLEUR.
Certes, monsieur le vicomte !
LE VICOMTE.

Ça je le comprends plutôt, et je vois mieux vos raisons. Allez, continuez à être content… Bonsoir !

Il se dirige lentement du côté de son lit.
LE TAILLEUR.

Au revoir, monsieur le vicomte.

Baude-Boby entre par le fond, croisant le tailleur qui sort. Salue.
BAUDE-BOBY, au vicomte.

Bonjour, mon vieux… Qu’est-ce que tu regardes…

LE VICOMTE, debout près de son lit.

Je regarde mon lit où j’ai été si bien tout seul ! Mon lit… que je me reproche amèrement de n’avoir pas apprécié. Je pouvais m’y coucher en tous les sens ! en large ! en travers ! Désormais, même dans mon lit, je ne serai plus chez moi… Je serai avec une personne étrangère.

BAUDE-BOBY.

Tu pourras faire lit à part.

LE VICOMTE.

Ce n’est pas facile ! Il faudra me préoccuper de ne pas désobliger cette autre personne.

BAUDE-BOBY.

Plains-toi donc ! Elle est très gentille, cette jeune fille.

LE VICOMTE.

Oui 1 C’est ce qu’on appelle une gentille jeune fille ! Mais les entretiens que nous avons eus ensemble étaient d’une inutilité !… On nous laissait tous les deux tous seuls dans un salon, pendant des demi-heures ! Ah ! jamais de ma vie je n’ai trouvé le temps si long ! Je regardais la pendule, sans en avoir l’air, et j’attendais le moment où l’on nous ouvrirait la porte pour nous dire : « C’est assez causé, les fiancés ! » Maintenant personne n’ouvrira plus la porte ! Ces petites entrevues dureront toute la vie…

BAUDE-BOBY.

Et c’est maintenant que tu te dis tout ça ! Écoute plutôt les personnes qui sont autour de toi, qui réfléchissent pour toi ! Eh bien ! celles-là t’ont conseillé de te marier !

LE VICOMTE, énervé.

Toutes les personnes qui sont autour de moi se fichent de mon bonheur !… Qu’est ce que ça leur fait ? Ce n’est pas elles qui se marient. En qui veux-tu que j’aie confiance ? En Boucherot, qui cherche à rentrer dans son argent ? En la baronne Pépin, qui collectionne des obligations de chemins de fer. Elle en a des jaunes, des vertes, des rouges, et elle compte sur moi pour lui fournir les couleurs qui lui manquent. Tu ne veux pas non plus que j’aie confiance en toi, mon vieux Baude-Boby ! Toi, tu comptes sur moi pour liquider ta situation !

BAUDE-BOBY.

Tu n’as pas une feuille de papier ?

LE VICOMTE, assis sur une malle.
Pourquoi faire ?
BAUDE-BOBY.

Pour faire une petite note pour les journaux sur ton mariage. Ta belle-mère y tient absolument.

LE VICOMTE, sans se lever étend le bras, et déchire le papier d’emballage d’un paquet qui se trouve à sa portée.

Tiens !

Il lui tend le morceau de papier.
BAUDE-BOBY, regardant le papier.

Tu n’as pas d’autre papier à lettres ?

LE VICOMTE.

Je n’en ai jamais. Je n’écris jamais de lettres. Je n’embête pas les gens. Je leur fiche la paix.

BAUDE-BOBY.

Et, quand on t’écrit, comment fais-tu pour répondre ?

LE VICOMTE.

Je ne réponds pas.

BAUDE-BOBY.

Tu t’en fiches !

LE VICOMTE.

Non, je ne m’en fiche pas, je désire au contraire répondre, mais je ne sais jamais au juste quoi… J’hésite, je voudrais toujours faire une réponse

convenable… Alors je n’écris pas.

Scène III

Les Mêmes, deux camionneurs
TOUSSAINT, entrant.

On vient du chemin de fer pour chercher les malles de M. le vicomte.

LE VICOMTE.

Ils choisissent bien leur moment ! (sans se retourner, aux camionneurs qui viennent d’entrer par le fond.) Allons, emportez ça sur la pointe du pied et qu’on ne vous revoie plus.

LE CAMIONNEUR.

Tout ça ?

LE VICOMTE.

Oui, et ne bousculez pas trop mes pauvres hardes, si c’est un effet de votre bonté !

LE CAMIONNEUR.

C’est-y pour les messageries ou pour les bagages ?

LE VICOMTE.

Qu’est-ce que tous voulez que ça me fasse ?

TOUSSAINT.

Monsieur part demain soir pour l’Italie.

LE CAMIONNEUR, à Toussaint.
On pourrait enregistrer ça pour Vintimille. Comme ça, ce monsieur sera toujours sûr de retrouver ses bagages en douane.
LE VICOMTE.

Ils emportent ça comme des sans-cœur ! (À Baude-Boby.) Et à toi non plus, ça ne te fait rien de voir détruire toute mon ancienne tranquillité ? Tiens ! Tu as en ce moment l’attitude d’un pur égoïste. (À l’un des camionneurs qui s’est planté près de lui et attend.) Qu’est-ce que vous voulez encore ?

LE CAMIONNEUR, montrant la malle à chapeaux sur laquelle le Vicomte est assis.

Cette malle…

LE VICOMTE.

La voilà ! (Il se lève, au camionneur près de sortir par le fond portant la malle.) Attendez ! (Le camionneur s’arrête.) Est-ce que vous êtes marié ?

LE CAMIONNEUR.

Oui, m’sieu !

LE VICOMTE.

Et vous êtes content d’être marié ?

LE CAMIONNEUR.

Ben, oui ! m’sieu !

LE VICOMTE.

Et pourquoi êtes-vous content ?

LE CAMIONNEUR.

J’sais pas, m’sieu…

LE VICOMTE, à Baude-Boby.

Il ne sait pas… C’est le seul qui soit sincère. (Au camionneur.) Allez ! Et Continuez à ne pas savoir.

LE CAMIONNEUR.

Ben, m’sieu.

Il sort.
LE VICOMTE, à Baude-Boby.

Le mariage, les grandes résolutions, c’est pour ceux qui ne savent pas…

Il va se coucher sur son lit.
BAUDE-BOBY, regardant sa montre.

Dis donc, mon vieux, ce n’est pas pour te presser, mais l’heure s’avance !

LE VICOMTE, étendu sur son lit.

Ils ne commenceront pas sans moi ! (Bruit dans la coulisse. À Toussaint qui vient de rentrer.) Qui est-ce qui remue à côté ?

TOUSSAINT.

C’est mademoiselle Dolly qui est venue chercher des affaires qu’elle avait laissées ici.


Scène IV

Les Mêmes, DOLLY.
LE VICOMTE.

Ah ! (Il se lève, ouvre la porte de droite et appelle d’une voix attendrie.) Dolly ! Dolly !

DOLLY, paraissant à droite.

Qu’est-ce qu’il y a ?

LE VICOMTE.

Dolly ! Viens un peu que je te voie ! Il y a vraiment longtemps que je ne t’ai vue ! Entre donc !

Il la fait entrer.
DOLLY.

Je partais sans te rien dire ! Je croyais ça plus convenable.

LE VICOMTE, regardant Dolly.

J’aime bien les femmes quand je ne les ai pas vues depuis quelque temps.

Il lui prend les mains.
DOLLY, émue.

Mon pauvre vieux !

LE VICOMTE.

C’est étonnant comme tu m’attendris aujourd’hui ! Tu ne m’as jamais attendri comme ça…

DOLLY.

On a eu pourtant de bons moments ensemble !

LE VICOMTE.

Quand nous les avons eus, je ne me suis pas aperçu que c’étaient de bons moments… J’ai même cru que je m’ennuyais… Maintenant je commence à les regretter.

DOLLY.

Te rappelles-tu notre gentil voyage en Espagne ?

LE VICOMTE.

Si je me le rappelle ! Au bout de deux jours, j’avais une envie terrible de revenir à Paris !… J’avais bien tort…

DOLLY.
Tu n’appréciais pas ton bonheur.
LE VICOMTE.

Maintenant si je recommençais ce voyage, je suis sûr qu’il me ferait plaisir.

DOLLY.

Oui ! Mais n i ni ! On dit que ta fiancée est très jolie ?

LE VICOMTE.

Oui ! Sans doute elle est très jolie, mais pas plus que toi ; et puis, elle a un grand défaut que tu n’as jamais eu : elle sera la femme obligatoire.

DOLLY.

Quand tu avais plaisir à me voir, tu me voyais.

LE VICOMTE.

Elle, je la verrai tout le temps !

DOLLY.

Je ne t’ennuyais pas.

LE VICOMTE.

Tu me comprenais !

DOLLY.

Tu n’étais pas forcé de m’aimer.

LE VICOMTE.

Je n’avais pas la sensation que tu tenais à moi et que je tenais à toi : ça fait des liens entre nous.

DOLLY.

Mon pauvre Triplepatte !

LE VICOMTE.
Fini, Triplepatte maintenant. Je vais être prisonnier pour la vie.
DOLLY.

Voyons !

LE VICOMTE.

Oui, dans une heure, Triplepatte sera bouclé.

DOLLY.

Si tu as tant de regrets, ne te marie pas. (Baude-Boby la pousse du coude, À Baude-Boby.) Pourquoi me poussez vous ?

BAUDE-BOBY, vivement.

Je vous ai poussée ?

LE VICOMTE, même jeu.

Il t’a poussée ?

BAUDE-BOBY, même jeu.

Moi, je vous ai poussée ?

DOLLY, même jeu.

Bien sûr que si, vous m’avez poussée !

BAUDE-BOBY, même jeu.

Non, je ne vous ai pas poussée !

LE VICOMTE.

Si ! tu l’as poussée, et je sais pourquoi tu l’as poussée, c’est parce que vous êtes tous enragés à me marier et qu’elle vient vous contre-carrer en me donnant de bons conseils !

BAUDE-BOBY.

Tu dis-toi même qu’il est trop tard pour revenir là-dessus.

DOLLY.
Moi je dis qu’il est toujours assez tôt pour défaire ce qui n’est pas fait.
LE VICOMTE.

C’est très juste ce qu’elle dit ; on peut toujours défaire ce qui n’est pas fait.

BAUDE-BOBY.

Pense un peu tout de même à l’incorrection !…

DOLLY.

Oui, mais si, par peur d’être incorrect, il se rend malheureux toute la vie !

LE VICOMTE.

C’est très juste, ce qu’elle dit !

DOLLY.

Dans cette affaire-là, mon ami, n’écoute que toi-même.

BAUDE-BOBY, lisant ce qu’il a écrit sur le morceau de papier.

« La bénédiction nuptiale leur sera donnée… »

LE VICOMTE.

Ah ! mon vieux, ne te presse pas de faire ça ! je ne sais pas encore du tout quelle résolution je vais prendre.

Il fait tomber le papier d’un revers de main.
BAUDE-BOBY, désespéré.

Ah ! bien, alors !

DOLLY, au Vicomte.

Réfléchis bien !

TOUSSAINT.
Le bain de M. le vicomte est prêt.
LE VICOMTE.

Je vais toujours prendre mon bain, ça n’engage à rien !… (À Dolly, lui tendant la main.) À tout hasard, si nous ne nous revoyons pas !… (Il retire sa main.) Et puis non, j’aime mieux ne pas te faire d’adieux, c’est toujours triste ! D’ailleurs (avec intention, regardant Baude-Boby) je ne suis pas encore marié.

Il entre dans sa salle de bain.
BAUDE-BOBY, bas à Toussaint.

Savez-vous si Boucherot est toujours chez le marchand de vins d’en face ?

TOUSSAINT.

Oui, monsieur, il y est.

BAUDE-BOBY.

Descendez lui dire de monter tout de suite ici… Allez !

TOUSSAINT.

Bien, monsieur.

Il sort.
BAUDE-BOBY, à Dolly.

Qu’est-ce que vous venez lui raconter là. Nous avions déjà toutes les peines du monde à le décider !

DOLLY.

Qu’est-ce que vous voulez ! Je lui ai dit de réfléchir… Je lui ai dit ça, comme je lui aurais dit autre chose…

BAUDE-BOBY.
Tout ce qu’on lui dit a une importance. Ah ! c’est du beau travail que vous avez fait là !
DOLLY.

Tant pis ! après tout ! Moi, je n’ai pas de raisons pour tenir à ce qu’il se marie… Au contraire : c’est un bon camarade que je perds.


Scène V

BAUDE-BOBY, DOLLY, BOUCHEROT, puis LE VICOMTE.
BOUCHEROT, entrant. Il est vêtu d’un grand pardessus tout neuf, exagérément long.

Eh bien ! Qu’est ce qu’il y a ?

BAUDE-BOBY.

Il y a que ça va mal ! Il ne veut plus se marier. C’est mademoiselle qui est venu lui raconter des histoires !

BOUCHEROT, à Dolly.

Qu’est-ce que vous venez de lui raconter ?

DOLLY.

Rien du tout ! Ce garçon est ennuyé de se marier : il va là comme un chien qu’on fouette !

BOUCHEROT.

Il ne marche jamais autrement. De quoi vous mêlez-vous ?

DOLLY.

Et vous ?

BOUCHEROT.
Moi… ça ne vous regarde pas !
DOLLY.

Oh ! je les connais, vos raisons ! Enfin… tout ça m’est bien égal, au fond ! J’aimais autant qu’il ne se marie pas, mais si vous voulez qu’il se marie, soit ! Qu’il se marie !… En voilà des types !

Elle sort en faisant claquer la porte.
LE VICOMTE, du cabinet de toilette.

Toussaint, Toussaint ! L’eau est trop chaude ! Toussaint ! (Il entre enveloppé d’un peignoir de bain.) Tiens ! Boucherot… ! Oh ! qu’il est beau ! C’est à vous tout ce paletot, Boucherot ? Ce qu’il y a de terrible, c’est qu’il a l’air inusable ! Vous allez être forcé de rester là-dedans pendant cinq ans, mon pauvre Boucherot !

BOUCHEROT, sévère.

Vous savez l’heure qu’il est ?

LE VICOMTE.

Non ! et je ne veux plus le savoir.

BOUCHEROT, lui montrant sa montre.

Vous avez à peine une demi-heure pour vous habiller et aller à la mairie.

LE VICOMTE, goguenard.

J’ai beaucoup plus longtemps que ça ! J’ai des semaines ! J’ai des années ! Vous avez peut-être eu tort de vous commander ce beau paletot, Boucherot ! Je ne suis pas encore marié !

BOUCHEROT.
Monsieur le vicomte, je vous parle sérieusement !
LE VICOMTE.

C’est la première fois de ma vie que je suis sérieux. Je viens de m apercevoir tout à coup que j’étais un fou… Que je m’embarquais dans une affaire très grave sans avoir réfléchi !… Je veux réfléchir.

BOUCHEROT, furieux.

Une demi-heure avant la mairie ! Bien, M. le vicomte ! Moi aussi, je réfléchirai, et ça ne sera pas long.

LE VICOMTE.

Qu’est-ce qu’il y a ?

BOUCHEROT.

Il y a que j’en ai assez ! Que j’ai été plein de sollicitude…

LE VICOMTE.

Intéressée !

BOUCHEROT.

De sollicitude intéressée, si vous voulez ! Il n’y en a pas beaucoup d’autres de sollicitudes, et celles qui ne sont pas intéressées ont bientôt fait de laisser ça là… Admettons que j’aie eu intérêt, pour être moi-même tranquille, à assurer votre tranquillité… Mais, maintenant, si vous ne vous laissez pas faire, eh bien ! je ne me laisserai pas faire non plus ; ce ne sera pas sans beaucoup de peine que j’userai de rigueur envers vous : car je vous aime, M. le vicomte.

LE VICOMTE.
Oh ! oh !
BOUCHEROT.

Croyez-en ce que vous voudrez, je vous aime. Tout ce qui arrivera ne sera pas de ma faute, mais de la vôtre ; vous n’aurez pas voulu Vous servir du moyen de salut qui se présenté à vous, et c’est le seul…

LE VICOMTE, seul devant une petite table.

Oui, je le sais ! Je sais que, si je me marie, ma tante là chanoinesse paiera mes dettes et que je n’aurai plus d’embarras d’argent. Mais une fois que je n’aurai plus ces ennuis, je ne penserai pas que je ne les ai plus et je ne serai pas plus heureux pour ça… En revanche, j’aurai une femme.

BOUCHEROT.

Eh bien ! quoi ! vous aurez une femme ! Vous ferez comme tant d’autres, vous finirez par en prendre votre parti. (Il vient s’asseoir en face du vicomte.) Écoutez ! Je vais vous dire une chose confidentielle : la femme que vous épouserez, je ne la connais pas, mais elle est certainement moins ennuyeuse que la mienne, ça je le dis hardiment !

LE VICOMTE.

Pas possible !

BOUCHEROT, en confidence.

J’ai, entre nous, la femme la plus insupportable qui soit. Eh bien ! je n’en suis pas plus malheureux ! Je suis même assez content. Quand on n’est pas libre on dit : Oh ! la liberté ! la liberté !… Et si on l’a, on ne sait qu’en faire… Il vaut mieux avoir avec soi un compagnon, même embêtant, que d’être seul. M. le vicomte, retenez bien ceci : il n’y a qu’une chose essentielle dans la vie, c’est d’avoir sa tranquillité parfaite, sa tranquillité matérielle ; vous n’avez qu’à tendre la main pour l’acquérir, n’hésitez pas, sacrebleu ! Vous verrez que, pour ce qui est du reste, ça s’arrange toujours.

LE VICOMTE, se levant.

Allons ! je tais voir si mon bain n’est pas trop chaud.

BOUCHEROT.

Et vous vous habillerez ensuite, pour la mairie ?

LE VICOMTE.

Nous verrons ça.

Il se dirige vers le cabinet de toilette.
BOUCHEROT, à part, à Baude-Boby.

Il se mariera !

TOUSSAINT, entrant.

Voici madame la belle-mère de M. le vicomte.

LE VICOMTE, près de la porte du cabinet de toilette.

Qu’est-ce qu’elle me veut ? Je ne suis pas encore sa propriété ! Qu’elle attende une heure ! On ne réveille pas le condamné à mort une heure avant l’exécution, c’est un manque de tact !

BOUCHEROT.

Il faut la faire entrer.

LE VICOMTE.

Elle va venir avec son amabilité fatigante ! Elle va m’appeler Robert !… Je vais prendre mon bain, débrouillez-vous avec elle.


Scène VI

BOUCHEROT, BAUDE-BOBY, TOUSSAINT, MADAME HERBELIER, puis LE VICOMTE.
MADAME HERBELIER, dans la coulisse.

Je suis sa nouvelle mère… J’étais bien sûre qu’il me recevrait, puisque je suis sa nouvelle mère ! (Elle entre.) Oh est il ? (À Baude-Boby.) J’ai accouru pour le prévenir de quelque chose de très urgent. Il parait que les Princes sont en Norvège !

BAUDE-BOBY.

Ah !

MADAME HERBELIER.

Oui, alors, les jeunes mariés n’iront pas en Italie, ils iront en Norvège… Je venais prévenir le vicomte.

BOUCHEROT, à part.

Ça va lui faire bien plaisir !

MADAME HERBELIER, à Baude-Boby.

C’est une occasion unique pour présenter sa jeune femme aux Princes, vous comprenez ?

BOUCHEROT, à madame Herbelier.
Oui ! Mais ses malles viennent justement de partir pour l’Italie… Et puis il ne faudrait pas trop changer ses projets.
BAUDE-BOBY.

Oui, je crois bien qu’il vaudrait mieux ne pas déranger encore une fois les projets de Houdan. Il est… très content d’aller en Italie… Ne l’envoyez pas en Norvège.

BOUCHEROT.

Ne l’envoyez pas en Norvège !

MADAME HERBELIER.

Alors, ils iront en Norvège en passant par l’Italie. (À Baude-Boby.) Ah ! et puis, autre nouvelle qui va l’intéresser : Monseigneur Petit-Rouget consent à bénir le mariage malgré son attaque de goutte ; il m’écrit, écoutez ceci… (Elle tire un papier de son petit sac et lit.) « Je serai très heureux d’appeler les bénédictions du ciel sur l’union de ces deux intéressants jeunes gens, nouveau gage d’alliance entre deux familles, l’une riche de ses antiques vertus, l’autre de ses biens terrestres… » (Parlé.) Je l’ai toujours dit ! Il n’y a plus que le haut clergé pour savoir écrire en français.

BAUDE-BOBY.

Et il a du mérite ! C’est dur, vous savez, Madame ! Les gens qui n’écrivent pas dans les journaux ne s’imaginent pas comme c’est dur d’écrire en français : ainsi moi, pour cette note, avec ce mot « mariage » qui revient tout le temps…

MADAME HERBELIER.

En tout cas, tâchez d’en mettre le plus que vous pourrez. Ce n’est pas ce qu’on dit qui est important. Il faut qu’il y en ait long !… (Cherchant des yeux le vicomte.) Mais où est-il donc ?

BOUCHEROT, ramenant le vicomte, qui est toujours en peignoir de bain.

Le voici !

MADAME HERBELIER, au vicomte.

Enfin vous voilà, Robert !

LE VICOMTE, à part.

Ça y est !

MADAME HERBELIER, montrant Boucherot.

Présentez-moi donc ce monsieur que je ne connais pas.

LE VICOMTE.

Vous voulez que je vous présenta Boucherot ?

MADAME HERBELIER.

J’en serai ravie.

LE VICOMTE, présentant Boucherot.

M. Boucherot, un ami, à qui j’ai fait faire des placements d’argent assez rémunérateurs.

Madame Herbelier très aimable tend la main à Boucherot.
MADAME HERBELIER, au vicomte.

Robert, vous allez être tout à fait content ! Vous allez faire le plus beau des voyages !

LE VICOMTE, sceptique.

Oh ! l’Italie !

MADAME HERBELIER.
…Et la Norvège !
LE VICOMTE.

Comment, la Norvège ?

MADAME HERBELIER.

Oui, les princes sont en Norvège. En voyage, les princes se laissent plus facilement approcher ; on prend les mêmes trains qu’eux, on organise une ascension pour le même jour, sur la même montagne…

LE VICOMTE, regardant fixement madame Herbelier.

Ah !

MADAME HERBELIER.

Et puis une nouvelle qui va vous intéresser : Monseigneur Petit-Rouget consent à bénir le mariage.

LE VICOMTE, même jeu.

Ah !

MADAME HERBELIER.

Je suis bien heureuse, Robert !

LE VICOMTE, à part.

Si elle m’appelle encore « Robert », je l’appelle « Eugénie ».

MADAME HERBELIER.

Vous avez reçu des nouvelles de la chanoinesse, Robert ?

LE VICOMTE, la regardant dans le blanc des yeux.

Non, Eugénie !

MADAME HERBELIER, surprise et ravie.

Ah ! Que vous êtes gentil ! Vous êtes vraiment trop gentil, Robert. Laissez-moi vous embrasser.

Elle l’embrasse.
LE VICOMTE, à part, les yeux au ciel.

Elle n’est pas possible !


Scène VII

Les Mêmes, LA BARONNE PÉPIN.
TOUSSAINT, entrant.

M. le vicomte, voici madame la baronne Pépin.

BOUCHEROT.

Faites entrer !

LE VICOMTE, à part.

Il ne manquait plus que ça !

MADAME HERBELIER, à la baronne.

Ah ! chère amie !

Effusions.
LA BARONNE.

Chère amie ! Bonjour, messieurs ! Mon bien aimé Robert, quel heureux jour ! Dire que tout ceci est mon ouvrage ! (Elle s’aperçoit que le vicomte est en peignoir.) Vous n’êtes pas habillé !

LE VICOMTE.

Si… pas tout à fait !

LA BARONNE.

Voyons, voyons !

LE VICOMTE, lui fait signe de la tête de s’approcher tout près de lui.
Écoutez un peu.
LA BARONNE.

Qu’est-ce qu’il y a ?

Elle écoute.
LE VICOMTE, bas.

Je ne veux plus me marier.

LA BARONNE.

Qu’est-ce que vous dites ?

LE VICOMTE, même jeu.

Je ne veux plus voir cette personne.

Il montre madame Herbelier d’un geste de la tête.
LA BARONNE, regardant madame Herbelier.

Mais si ! Vous vous y ferez !

MADAME HERBELIER, s’approchant.

Robert !

LE VICOMTE, excédé.

Madame !

MADAME HERBELIER, persuasive.

« Eugénie ».

Le vicomte la regarde un instant, puis lui tourne le dos brusquement.
MADAME HERBELIER, à la baronne.

On dirait que je l’impatiente.

LA BARONNE.

Non, il vous aime beaucoup, vous lui êtes très sympathique… Mais il vaut mieux vous en aller !

MADAME HERBELIER.

Vous croyez ?

LA BARONNE.
Le plus tôt sera le mieux !
MADAME HERBELIER.

Vous venez avec moi ?

LA BARONNE, entendue.

Non, je crois que j’ai encore à faire ici.

MADAME HERBELIER.

Je me sauve ! La mairie tout à l’heure, ce soir le grand dîner, demain le mariage à l’église ! je suis débordée, absolument débordée ! Mais je suis dans mon élément ! Au revoir ! (Tendrement.) À tout à l’heure, Robert !

LA BARONNE, la faisant sortir.

Oui, ça va bien, ça va bien !

LE VICOMTE, au comble de l’exaspération.

Je veux changer de petit nom ! Je ne veux pas être le gendre de cette femme-là ! Mon état de santé ne me le permet pas, non, madame, non, mon vieux Boucherot ! J’ai des scrupules ! Ces gens-là me croient bien portant, je suis très malade, je commets une mauvaise action en entrant dans cette famille-là.

LA BARONNE.

Qu’est-ce que vous racontez là !

BOUCHEROT.

Vous vous portez très bien, ce sont des prétextes !

LE VICOMTE.

Je ne vais pas bien aujourd’hui, je suis malade, on ne se marie pas quand on est malade ! Le docteur va vous le dire ! (ouvrant la porte du fond.) Toussaint ! Toussaint ! Téléphonez an docteur… Non, pas le téléphone, l’Américaine est dedans… Allez chez lui, en face !

LA BARONNE, à Toussaint.

Dites-lui de venir tout de suite c’est pour un cas très urgent, très grave.

LE VICOMTE, se mettant sur ton lit.

Tous voyez, je fais cette dernière expérience pour vous faire plaisir ! Vous ne direz pas que je n’ai pas tout tenté ! Si ce médecin estime que je puis me marier sans danger pour moi, et sans déloyauté vis-à-vis de cette jeune fille, eh-bien ! je m’inclinerai. J’irai me marier sans enthousiasme, mais j’irai.

LA BARONNE, près du lit.

Tous pourriez peut-être toujours vous habiller pour parer à tout événement.

LE VICOMTE.

Oui, je vais même faire cela pour vous, je vais m’habiller, je vais vous donner une preuve éclatante de ma bonne volonté, je vais m’habiller. (Il se lève.) Voilà tous mes vêtements, mon pantalon, mon gilet, ma redingote… Pas de cravate ! Vous voyez, Boucherot, la vie est un combat perpétuel ! pas de cravate ! Je ne me marierai certainement pas sans cravate.

Il se recouche.
LA BARONNE.

Je vais vous en trouver une, moi !

LE VICOMTE.

Il est vrai que ça n’a pas d’importance, car le docteur me trouvera très malade et me défendra certainement de me marier.

LA BARONNE, ouvrant un meuble dans lequel on aperçoit des cravates.

En voilà, des cravates !

LE VICOMTE.

Elles ne sont pas mettables. Ce sont des cravates de l’année dernière.

BOUCHEROT.

En voilà une qui est très bien.

Il montre une cravate.
LE VICOMTE.

Boucherot, nous n’avons jamais eu les mêmes idées ni sur les cravates, ni sur les pardessus.

TOUSSAINT, entrant.

Monsieur le Vicomte, voilà le docteur.


Scène VIII

Les Mêmes, LE DOCTEUR.
LE DOCTEUR, entrant.

Qu’est-ce qu’il y a ? On me fait demander en toute hâte, qu’est-ce qu’il y a ?

LE VICOMTE.

Docteur, ça ne va pas.

LE DOCTEUR.
En effet, vous n’avez pas bonne mine.
LA BARONNE, à part.

Qu’est-ce qu’il va lui dire maintenant !

BOUCHEROT, à part, désolé.

Il ne se mariera pas !

LE DOCTEUR.

Vous étiez beaucoup mieux la dernière fois que je vous ai vu.

LE VICOMTE.

Parbleu, ce sont mes absurdes dîners chez les Herbelier ! Je savais bien que ces gens-là me mettraient sur le flanc.

LE DOCTEUR.

Je vois très bien ce qu’il vous faut.

LE VICOMTE.

La campagne, la solitude, la tranquillité.

LE DOCTEUR.

Et le mariage ! surtout le mariage !

TOUS.

Le mariage ! le mariage !…

LE VICOMTE.

Taisez-vous !… (Au docteur.) Mais le mariage va beaucoup me fatiguer…

LE DOCTEUR.

Il vous reposera.

LE VICOMTE.
Il y a une autre question. Admettons que le mariage soit bon pour moi…
LE DOCTEUR.

C’est certain !

LE VICOMTE.

Je l’admets… Mais ne dois-je pas avoir un scrupule de conscience à entrer dans une famille en étant si mal portant ?

LE DOCTEUR.

Vous n’avez aucun scrupule à avoir. Vous êtes un peu fatigué, mais vous n’avez aucune maladie grave… Vous irez tout à fait bien une fois que vous serez marié.

LA BARONNE.

Mais oui ! mais oui !

LE VICOMTE.

Mon tailleur, à qui j’ai demandé s’il était content d’être marié, m’a répondu par des phrases toutes faites. Un camionneur…

LA BARONNE.

Oh ! ces gens-là…

LE VICOMTE.

Ces gens-là ne réfléchissent pas.

LE DOCTEUR.

Ils ont bien raison, il vaut mieux ne pas réfléchir du tout que de ne pas réfléchir assez. Vous, vous ne réfléchissez jamais assez, alors ne réfléchissez pas du tout.

LA BARONNE.
Laissez les personnes raisonnables réfléchir pour vous.
LE VICOMTE, résigné.

J’ai confiance dans le docteur, il me conseille de me marier.

LE DOCTEUR.

Hardiment !

LE VICOMTE, assis sur son lit.

Eh bien !… Je crois que je vais me marier.

Il reste assis sur son lit.
LA BARONNE.

Il est quatre heures et demie, vous savez.

LE DOCTEUR.

Tous mes vœux de bonheur ; je rentre, on m’attend chez moi.

Il prend congé et sort.
BOUCHEROT.

Moi, je retourne à mon poste !

BAUDE-BOBY, à la baronne.

Ne le quittez pas.

LA BARONNE.

Oui, oui, je suis tranquille. Laissez-nous, ça vaudra mieux.

Boucherot et Baude-Boby sortent par le fond.

Scène IX

LE VICOMTE, LA BARONNE PÉPIN.
LA BARONNE.

Eh bien ! mon pauvre ami, on en aura de la peine à faire votre bonheur ! C’est une tâche, vous savez !… Allons, habillez-vous !

LE VICOMTE, debout.

Et vous n’avez pas de remords ? Vous ne pensez pas une minute aux responsabilités ?

LA BARONNE.

Quelles, responsabilités ? Je vous marie à une petite fille délicieuse…

LE VICOMTE.

Elle est trop délicieuse pour moi. Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? Voyons, baronne, vous êtes une amie de ma famille, vous m’avez connu très jeune.

LA BARONNE.

Mon cher enfant, il faut que je vous parle sérieusement et profondément. Vous n’avez pas de parents pour vous assister ; considérez-moi comme une grande sœur : je veux que vous soyez heureux, vous comprenez bien… hein ?

LE VICOMTE.

Je ne serai pas heureux.

LA BARONNE.

Pourquoi dites-vous ça ? Dites-moi ce qui vous fait peur ?

LE VICOMTE.
Tout. D’abord, quoi qu’en dise le docteur, je ne suis pas en état de supporter toutes les fatigues du mariage.
LA BARONNE.

Mais vous n’aurez pas à vous fatiguer ; vous vous faites sur le mariage des idées absurdes, des idées de célibataire. Ça ne vous servira à rien de vous fatiguer ! Ne vous croyez pas obligé de vous fatiguer par politesse pour votre jeune femme ; au contraire, vous dis-je, fatiguez-vous le moins possible.

LE VICOMTE.

Vous croyez ?

LA BARONNE.

Avec une petite fille comme ça, les paroles valent mieux que les actes.

LE VICOMTE.

Les paroles m’embêtent autant.

LA BARONNE.

Vous n’aurez même pas besoin de lui parler souvent.

LE VICOMTE.

Vous croyez ?

LA BARONNE.

Souriez-lui !

LE VICOMTE.

Et si elle est sentimentale !

LA BARONNE.

Prenez-lui la main de temps en temps… (Avec sentiment.) Tenez ! Je vous vols, faisant avec elle, dans un beau pays de soleil, de charmantes promenades en voiture. Vous prendrez sa main dans la vôtre. (Elle chante.) « Et la main dans la main » (Parlé) Vous penserez à autre chose.

LE VICOMTE.

À quoi ?

LA BARONNE.

À rien du tout, (Elle lui tend son pantalon.) Tenez, habillez-vous !

LE VICOMTE.

Quelle influence vous avez sur moi !

Il se dispose à quitter son veston d’intérieur.
LA BARONNE.

Eh bien ! vous n’allez pas vous déshabiller devant moi. Je vais vous attendre par là !

Elle montre la salle de bains.
LE VICOMTE.

Non, là il y a déjà une baignoire. Tenez, ici.

Il lui ouvre la petite porte qui est à droite du lit.
LA BARONNE, sur le pas de la porte.

Je vous donne un quart d’heure, pas une seconde de plus !

Elle sort.
LE VICOMTE, seul.

Il faut y aller ! C’est la seule façon de me débarrasser d’elle.

LA BARONNE, de la coulisse.

Où en êtes-vous ?

L£ VICOMTE, assis sans bouger.
J’ôte mon vêtement.
LA BARONNE.

Plus Vite ! plus vite !

LE VICOMTE, goguenard.

Faut-il que vous en ayiez envie de vos obligations de chemins de fer !

LA BARONNE, vexée.

Mon cher ami, je n’aime pas du tout ce genre de plaisanteries ! Vous n’avez plus que dix minutes !

LE VICOMTE.

Si vous me faites perdre la tête, je me couche.

LA BARONNE.

Allons ! allons ! allons !

LE VICOMTE.

Oh ! elle m’embête ! (Il se dirige sournoisement vers la petite porte, y donne un tour de clé.) Là !… (Cherchant autour de lui.) Où sont mes bottines maintenant ! (Il regarde tous les meubles.) Faut-il lutter pour tout dans la vie ! Je ne peux pourtant pas me marier pieds nus. (Appelant !..) Toussaint, où est-il ?… Il est allé boire avec Boucherot !… (Il a trouvé ses bottines et va ouvrir la porte du fond…) Toussaint !…

Il referme brusquement la porte, redescend. Madame de Crèvecœur entre en coup de vent, tenant par la main la petite Irène (six ans.)

Scène X

LE VICOMTE, MADAME DE CRÈVECŒUR, LA PETITE IRÈNE, un Valet de pied.
MADAME DE CRÈVECŒUR.

J’arrive à temps !

LE VICOMTE, à part.

Mon autre fiancée !

MADAME DE CRÈVECŒUR.

Robert ! Vous ne répondez pas à mes lettres, vous ne répondez pas au téléphone ! Je suis venue aujourd’hui faire une suprême démarche auprès de vous ; je suis venue vous voir une dernière fois avec celle que vous délaissez, avec la dernière des Crèvecœur ! (À la petite Irène.) Dites un peu qui vous êtes à votre cousin de Houdan.

LA PETITE IRÈNE, récitant sa leçon.

Je suis la dernière des Crèvecœur.

MADAME DE CRÈVECŒUR, au Vicomte.

Vous entendez ? Si vous n’êtes pas ému, c’est que vraiment vous avez perdu tout gentiment de la famille et de la race. (À Irène.) Dites un peu qui doit épouser la dernière des Crèvecœur ?

LA PETITE IRÈNE, même jeu.

Le dernier des Crèvecœur.

MADAME DE CRÈVECŒUR, la secouant.

Non, le dernier des Houdan. (Au Vicomte.) C’est ce qu’elle veut dire. (À Irêne.) C’est un engagement… de quoi ?

LA PETITE IRÈNE, sur le même ton.

C’est un engagement… de quoi ?

MADAME DE CRÈVECŒUR, à Irène.

Voyons, vous savez bien, vous me l’avez encore dit tout à l’heure. Un engagement d’hon…

LA PETITE IRÈNE.

… neur !

MADAME DE CRÈVECŒUR.

Très bien. (Au vicomte.) Vous entendez cette enfant ? Vous allez lui faire une grande peine ! Qui voulez-vous qu’elle épouse maintenant ? Je ne veux pas que ma fille soit une abandonnée.

LE VICOMTE, montrant Irène.

Elle a encore le temps de refaire sa vie.

MADAME DE CRÈVECŒUR, menaçante.

Une dernière fois !

LA BARONNE, de la coulisse.

Ouvrez ! ouvrez !

MADAME DE CRÈVECŒUR.

Qui est là ?

LE VICOMTE.

C’est un gendarme.

MADAME DE CRÈVECŒUR, au vicomte.

Vous allez venir avec moi !

LE VICOMTE.
impossible.
MADAME DE CRÈVECŒUR.

Vous n’épouserez pas cette jeune fille.

LE VICOMTE.

Je vous demande pardon, j’ai un bain qui m’attend là ! (Il entre dans la salle de bains en fermant la tenture. Madame de Grèvecœur veut entrer derrière lui.) N’entrez pas, je me déshabille.

MADAME DE CRÈVECŒUR., furieuse.

Oh ! it is intolerable. I cant’t endure that ! (À Irène.) My poor abandonned girl (Elle la secoue.) Oont’t play with these things ! don’t laugh at what I say. Oh ! what a miserable man ! C’est le moment maintenant d’employer les grands moyens ! (Elle ouvre la porte du fond et appelle.) Fred, come in. (Un grand valet de pied parait.) Prenez ces vêtements… ces chaussures… Dépêchez-vous. (Le valet de pied emporte le tout et sort. À Irène.) Oh ! my poor girl ! my poor abandoned girl.

Elle la prend par la main et sort en la traînant derrière elle, et en poussant en anglais toutes sortes d’imprécations.

Scène XI

LE VICOMTE seul, puis la tête de LA BARONNE PÉPIN.
LE VICOMTE, passant la tête par la tenture de la salle de bains.

Elle est partie ! Allons ! Il faut que j’épouse l’autre, maintenant, c’est la seule manière d’échapper à celle-ci… (À la fenêtre de gauche.) Good bye !… Comtesse, Good bye !… Qu’est-ce qu’elle emporte !… Ce sont mes habits !… Elle emporte mes habits !… Et tout le reste est parti dans mes malles !… (Il réfléchit un instant. Son visage change d’expression peu à peu.) C’est un cas de force majeure !… (Il se dirige vers son lit…) C’est un cas de force majeure !

Il s’étend sur son lit. La baronne, poussant le vasistas paraît à l’œil-de-bœuf au-dessus de la porte.
LA BARONNE.

Comment ! malheureux, vous êtes couché ! Tout le monde est à la mairie ! Il est cinq heures, vous savez !…

LE VICOMTE, se relève lentement, va fermer le vasistas au nez de la baronne, et revient vers son lit.

C’est un cas de force majeure !

Il se couche paisiblement.


Rideau.

ACTE QUATRIÈME

La scène représente la salle des mariages d’une mairie de Paria ; le long des mura de droite, la table du maire, fauteuils et banquettes pour les invités. Au fond, une fenêtre. En pan coupé, une grande baie donnant sur le vestibule. Porte au fond et à droite et à gauche, premier plan. Au lever du rideau, de nombreux invités qui semblent attendre. Les hommes regardent leur montre. Brouhaba.


Scène UNIQUE

HUISSIERS, LE MARQUIS D’AVRY, LE BARON DU BRAIL, M. HERBELIER, MADAME HERBELIER, YVONNE, GILBERTE, JEANNINE, BAUDE-BOBY, MADAME VERDIER, MADAME DE LA SÉLINIÈRE, M. GAUDIN, LE MAIRE, Autres Invités, puis LE VICOMTE, LA BARONNE PÉPIN et BOUCHEROT.
PREMIER HUISSIER.

J’espère que la famille ne va pas tarder à arriver, elle est déjà pas mal en retard.

DEUXIÈME HUISSIER.

Monsieur le maire avait dit qu’on commencerait à l’heure juste ! Il est dans son bureau et commence à s’impatienter.

LE BARON DU BRAIL, regardant sa montre, au marquis d’Avry.

Et la marquise va bien ?

LE MARQUIS D’AVRY, même jeu.

Oui, merci, un peu gémissante, comme toujours ; Albi, je crois ne lui vaut rien… Et la baronne ?

LE BARON DU BRAIL.

Elle va fort bien, merci. Du diable si je m’attendais à vous rencontrer ici !

LE MARQUIS D’AVRY.

C’était pourtant facile à prévoir ; nous sommes les plus proches parents de Robert de Houdan, nous étions ses témoins de droit. Si je ne me trompe, vous êtes son petit cousin par sa mère, qui est une Triel-Beauvoisin.

LE BARON DU BRAIL.

C’est bien ça !

LE MARQUIS D’AVRY.

Et moi, c’est du côté de son père, qui était fils d’une Lachardelière, sœur et tante des deux Daunois, le marquis et le vicomte, dont l’un est mon cousin germain et l’autre mon demi-frère.

LE BARON DU BRAIL.

Je vois, je vois !

LE MARQUIS D’AVRY, continuant sur le même ton.

Et je suis encore lié par les Le Brisan, puisque Robert Le Brisan a épousé en secondes noces ma tante de Pomain, qui était la belle-sœur du comte de Rouilly et la nièce des Aulembert.

LE BARON DU BRAIL.

Parfaitement, parfaitement.

LE MARQUIS D’AVRY.

Je suis arrivé de ce matin, mon bon ; demain je me fais couper les cheveux et je repars après la cérémonie. Dites donc, du Brail, vous qui êtes d’ici, est-ce que vous les connaissez ces… Orbelier ? Comment faut-il dire ?

LE BARON DU BRAIL.

Herbelier. Vous ne lisez donc jamais les journaux ?

LE MARQUIS D’AVRY.

Jamais… mais… je suis abonné. Ça doit être un assez drôle de monde, ces gens-là…

LE BARON DU BRAIL.

Pas trop, on s’y fait. La jeune fille est charmante.

Ils passent au fond en regardant leurs montres.
MADAME DE LA SÉLINIÈRE, à la baronne du Brail.

Alors vous repartez demain ?

LA BARONNE DU BRAIL, très fort accent étranger.

Oui ! Paris né mé plaît pas dans cette moment-ci ! Il y a trop d’étrangers, nous ne sommes vraiment plus chez nous.

MADAME DE LA SÉLINIÈRE.
Le temps de voir votre couturier, et vous repartez ?
LA BARONNE DU BRAIL.

Oui ! Vous avez un joli chapeau…

MADAME DE LA SÉLINIÈRE, qui a un énorme chapeau.

Ce n’est pas positivement un chapeau de mariage, c’est un chapeau que j’avais fait faire pour aller au théâtre !

HERBELIER, à madame Herbelier.

Il me semble que Monsieur de Houdan est en retard.

MADAME HERBELIER.

Mais non, mais non ! C’est nous qui sommes en avance.

HERBELIER.

Pas du tout, il est l’heure passée !

GILBERTE, s’approchant d’Yvonne.

Eh bien ! Yvonne ? Tu es contente ?

YVONNE.

Je ne sais pas ! Il me semble que je suis une pauvre émigrante qui s’en va très loin de son pays. Tout le monde m’abandonne : papa, maman ! Je suis une pauvre esclave qu’on expédie ! Qu’est-ce que je vais devenir avec ce mari-là !…

GILBERTE.

Il t’aime peut-être ?

YVONNE.
Ne dis pas ça ! S’il devait m’aimer, je serais encore plus effrayée ! Ma seule consolation, c’est qu’il ne m’aime pas. J’espère qu’il me laissera bientôt seule !
MADAME HERBELIER.

Yvonne ! Je suis très inquiète, il y a une demi-heure que l’heure est passée, je me demande pourquoi ton fiancé n’est pas là.

YVONNE.

Tu m’as dit tout à l’heure qu’il se préparait à venir.

MADAME HERBELIER.

Oui, je l’ai vu tout à l’heure chez lui… C’est curieux tout de même que, dans une occasion comme celle-ci, il se mette en retard !

YVONNE.

Oh ! il viendra ! il viendra ! (À Gilberte.) Crois-tu qu’il serait possible qu’il ne vînt pas ?

GILBERTE.

Comment veux-tu !…

YVONNE.

Je ne sais pas, moi ? Évidemment ce serait désolant que ce fût à cause d’un accident grave… Mais un petit accident, une foulure…

GILBERTE.

Ça ne serait jamais qu’un ajournement.

YVONNE.

Un sursis ! Oh ! maintenant je me contenterais d’un sursis de huit jours.

PREMIER HUISSIER, entrant, à madame Herbelier.

Madame, monsieur le maire est arrivé depuis une demi-heure. Il m’a demandé déjà plusieurs fois si tout le monde était ici. Il est attendu chez ni à la campagne. Il a M. le Préfet de la Seine à dîner.

MADAME HERBELIER.

Le vicomte va venir tout de suite !

LE MARQUIS D’AVRY, s’approchant de madame Herbelier.

Il me semble, madame, que mon cousin est en retard ?

MADAME HERBELIER.

Je ne crois pas…

LE BARON DU BRAIL, à madame Herbelier.

Est-ce qu’il est arrivé quelque chose à Houdan ?

MADAME HERBELIER.

Mais non, mais non ! Il va venir…

LE BARON DU BRAIL.

Il est bel et bien cinq heures et demie.

MADAME HERBELIER.

Déjà ! (Minaudant.) Comme le temps passe ! (À Baude-Boby.) Ah ! monsieur Baude-Boby, le vicomte n’est pas encore arrivé… Où est donc la baronne Pépin ?

BAUDE-BOBY.

Elle doit être chez Houdan.

MADAME HERBELIER.

Si on téléphonait chez lui !…

BAUDE-BAUBY.

C’est inutile, son appareil est toujours décroché.

MADAME HERBELIER.
Je commence à être très inquiète, (À Yvonne.) Je suis très inquiète !
YVONNE.

Oh ! il viendra ! va ! il viendra !

HERBELIER, à madame Herbelier.

Je savais par expérience que le vicomte fuyait les réunions mondaines, mais tout de même pas à ce point-là !

MADAME HERBELIER, vexée.

Comme tu as de l’esprit !

HERBELIER.

Je vais fumer un cigare.

Il sort par la porte de droite. Yvonne le suit.
MADAME GAUDIN, à madame Verdier.

Il est déjà cinq heures trois quarts.

MADAME VERDIER.

Au moins ! Ça va devenir un mariage aux lanternes. Moi qui ai rendez-vous dans un quart d’heure chez mon dentiste.

BICHAL.

Et moi qui ai quitté ma partie de tennis au boulevard Lannes ! et j’ai une faim !

MADAME GAUDIN.

Soyez tranquille. Il y a un lunch superbe préparé chez les Herbelier.

BICHAL.

Ce lunch est en train de devenir un dîner.

ANDRÉE.
J’ai une faim !
JEANNINE.

Je n’en peux plus ! Moi qui croyais goûter à cinq heures.

UNE PARENTE DE PROVINCE.

Et j’ai même très peu déjeuné en prévision de ça.

BICHAL.

Je vais chercher quelque chose à manger dans le quartier ; si je ne trouve pas de gâteaux, je prendrai des croissants.

ANDRÉE.

C’est ça !

JEANNINE.

Rapportez-en beaucoup !

LA PARENTE DE PROVINCE.

Si vous pouviez trouver n’importe quoi chez un charcutier, un pâté de veau froid.

JEANNINE.

Des rillettes !

Bichal sort par le fond.
LE PREMIER HUISSIER, à madame Herbelier.

Madame, M. le maire voudrait vous parler !

LE MAIRE, paraissant à droite, à madame Herbelier.

Madame, je suis désolé, mais je vais être forcé de m’en aller. J’ai un train à prendre à cinq heures cinquante-six.

MADAME HERBELIER.
Monsieur le maire, encore cinq minutes de grâce ! Je vous jure que le vicomte va arriver !
LE MAIRE, grincheux.

C’est très désagréable, madame ! C’est vous même qui avez fixé l’heure, j’ai pris mes dispositions en conséquence… J’ai le Préfet de la Seine à dîner à la campagne.

MADAME HERBELIER.

Je vous en prie, monsieur !

LE MAIRE.

Que voulez-vous, ce sera pour un autre jour !

MADAME HERBELIER, éperdue.

M. le maire, il y a trois mille invitations demain pour la cérémonie religieuse !

LE MAIRE.

Croyez, madame, que j’y ai mis la meilleure volonté possible… Il sera moins le quart dans quatre minutes, et je serai forcé… forcé… croyez que… absolument forcé.

Il sort.
MADAME GAUDIN, à madame Herbelier.

Vous paraissez agitée ? C’est l’émotion !

MADAME HERBELIER.

Madame, il nous arrive quelque chose d’effrayant : le vicomte est très en retard et le maire va être obligé de s’en aller… Ne le dites à personne, je vous en prie !

Elle s’éloigne.
MADAME GAUDIN.

Soyez tranquille… (À une dame qui passe près d’elle.) Ah ! ma chère, madame Herbelier est très ennuyée, le fiancé n’arrive pas et le maire veut s’en aller !

LA DAME.

Est-ce possible ?

MADAME GAUDIN.

Je vous en prie, n’en parlez à qui que ce soit.

LA DAME.

Ma chère ! soyez tranquille ! (À madame Verdier.) Savez-vous ce qui arrive, n’en parlez pas, chère amie : le vicomte est très en retard et le maire vient de partir !

MADAME VERDIER.

C’est terrible ! Ça va faire un scandale épouvantable…

Elle va communiquer la nouvelle à d’autres personnes.
PREMIER HUISSIER, entrant.

Madame, M. le maire s’en va.

MADAME HERBELIER.

Je n’ose plus le retenir, (À madame Gaudin.) Je ne sais plus quoi faire !

MADAME GAUDIN.

Le vicomte va peut-être arriver…

MADAME HERBELIER.

Mais le maire sera parti ! (Regardant l’assistance.) Oh ! Mon Dieu, tous ces gens qui sont là ! Ils devraient bien s’impatienter et s’en aller.

MADAME GAUDIN.
Ils ne s’en iront pas, vous savez… Il y en a qui mangent là-bas !
MADAME HERBELIER.

Ils mangent !

MADAME GAUDIN.

Il faut leur faire un speech !

MADAME HERBELIER.

Jamais de la vie !

MADAME GAUDIN, montrant le jeune Galichet qui parait au fond, les poches bourrées de provisions.

Voici encore M. Galichet qui arrive avec des victuailles ! Ils savent maintenant où s’approvisionner, ils attendront jusqu’à dix heures du soir.

PREMIER HUISSIER, entrant.

Madame, M. le maire vient de passer par le bureau de bienfaisance pour donner des signatures et il doit être parti ; il faut un peu songer à vous en aller d’ici avec toutes ces personnes.

MADAME HERBELIER.

Monsieur, je vous en prie, laissez-nous encore ici, vous ne vous en repentirez pas !

PREMIER HUISSIER.

Tous les bureaux ferment à cette heure-ci. Il faut que nous fermions aussi cette salle.

MADAME GAUDIN, à madame Herbelier.

Il faut absolument parler à tout ce monde.

MADAME HERBELIER.

Qu’est-ce que je vais leur dire ?

MADAME GAUDIN.

Je vais leur parler, moi ! Je vais très bien arranger ça, vous verrez ! Je vais leur parler de circonstances imprévues… que vous êtes obligée d’ajourner vos projets… que d’ailleurs ce n’était pas absolument décidé.

MADAME HERBELIER.

Vous n’allez pas leur dire ça !

MADAME GAUDIN.

Soyez tranquille, j’amènerai ça de loin.

MADAME HERBELIER.

Qu’est-ce que vous voulez, je ne sais plus, moi ?… Je me fie à vous.

MADAME GAUDIN.

C’est ça.

Elle monte sur l’estrade derrière la table du maire.
MADAME HERBELIER, très bas.

Mon Dieu ! Mon Dieu !

MADAME GAUDIN.

Mesdames, Messieurs ! (Personne ne bouge, on continue à causer en mangeant des petits gâteaux. Elle tape sur le bureau. Les assistants se retournent peu à peu.) Mesdames, messieurs… Un événement imprévu !… (Bas à madame Herbelier.) Ils mangent tous… (Haut.) Ce n’est que partie remise… Enfin… Vous êtes libres.

Tout le monde se regarde effaré et personne ne bouge.
MADAME HERBELIER, à madame Gaudin.

Ils ne s’en vont toujours pas… (Un silence.) Mais qu’est-ce qu’ils ont donc à rester là comme ça !… (Un silence.) Ils n’ont donc rien à faire chez eux,

ces gens-là !… Nous ne pouvons pourtant pas partir avant eux !
MADAME GAUDIN.

Personne n’ose commencer, encouragez-les.

MADAME HERBELIER.

Comment ?

MADAME GAUDIN.

Allez vous mettre près de la porte.

MADAME HERBELIER.

Vous croyez ?

MADAME GAUDIN.

Oui. Je vais sortir la première en vous serrant la main, ça fera partir les autres.

MADAME HERBELIER.

Bien !

Elle va se placer près de la porte au fond en affectant un air très aimable.

MADAME GAUDIN

Allons ! ma chère amie ! Il se fait tard !

Elle commence à marcher vers la porte. Les invités se mettent instinctivement sur deux files et passent l’un après l’autre devant madame Herbelier en lui serrant la main.

UNE DAME, embrassant madame Herbelier.

Je vous aime bien !

DU BRAIL, au marquis, tout deux marchant vers le fond.

Vous n’avez qu’à aller au Grand Hôtel, vous trouverez des autos de location tant que vous en voudrez.

Bruit de voix au dehors. Un temps… La baronne Pépin parait, l’air ravi.
LA BARONNE.

Le voilà ! Le yoilà !… Nous sommes en retard !

Le vicomte parait à la porte du fond, revêtu du grand pardessus de Boucherot et de pantoufles rouges. Il s’arrête un moment interdit, puis il descend jusqu’à l’ayant-scène. Il a l’air absolument ahuri. Brouhaha général ; l’assistance considère le vicomte avec stupeur.

BOUCHEROT, en petit veston s’approchant du vicomte et tâchant de ne pas être vu.

Mon mouchoir… Dans la poche.

Le vicomte tire un mouchoir de la poche du pardessus et le lui donne.
LA BARONNE, à Baude-Boby.

J’étais enfermée chez lui. Boucherot m’a délivrée. Il était couché, nous l’avons fait lever, nous lui avons mis le paletot de Boucherot… Il est en pyjama ! (Se retournant et voyant le marquis.) Le Marquis d’Avry !

LE MARQUIS D’AVRY.

Qu’est-ce qui arrive ?

LA BARONNE.

Rien que de très ordinaire, un petit retard.

LE MARQUIS D’AVRY, regardant le vicomte de la tête aux pieds.

Est-ce qu’il a mal aux pieds !

LA BARONNE.

Mais non !…

LE MARQUIS D’AVRY.

Ces chaussures ?

LA BARONNE.
Ce sont des chaussures… rouges.
LE MARQUIS D’AVRY.

Je vois !… J’arrive du fond de ma province : j’ai bien entendu dire qu’on se mariait en jaquette, mais je ne savais pas encore qu’on allât jusqu’à une tenue aussi négligée.

LA BARONNE.

Oui, à la mairie… C’est exprès… C’est pour bien marquer qu’il n’y a que le sacrement religieux qui compte… Vous verrez comme il sera habillé demain à Saint-Pierre de-Chaillot.

M. Herbelier et Yvonne rentrent par la droite.
PREMIER HUISSIER, entrant, à madame Herbelier.

Voici M. le maire, j’ai réussi à le rattraper comme il montait en voiture !… (Le maire entre.) M. le maire !

LE MAIRE, à madame Herbelier.

Madame, je vous fais un gros sacrifice, j’ai le préfet de la Seine à dîner et j’arriverai chez moi à dix heures du soir. Allons, dépêchons, mon code… vite… vite.

PREMIER HUISSIER.

Mesdames et Messieurs, asseyez-vous. (Chacun prend sa place. Le vioomte seul reste debout, paraissant insensible à ce qui se passe autour de lui. Au vicomte : ) Monsieur, veuillez prendre place.

Le vicomte se bouge pas.
LE MAIRE.

Où est le marié ? (Au vicomte.) Où est le marié ?

Le vicomte ne répond rien.
LA BARONNE, au maire, montrant le vicomte de la main.

Le voilà !

LE MAIRE, examinant le vicomte. Bas à la baronne.

Il est en pantoufles ? (Au vicomte.) Vous êtes en pantoufles !

LA BARONNE, au maire.

Oui… C’est-à-dire… Ce ne sont pas précisément des pantoufles…

PREMIER HUISSIER, au vicomte.

Veuillez vous asseoir, Monsieur.

Il lui désigne le fauteuil à côté d’Yvonne. Le vicomte s’y assied machinalement.
LE MAIRE, rapidement, après avoir regardé sa montre.

Avant de poser les questions d’usage conformément à la loi, je vais vous donner lecture des articles du code relatifs au mariage… « Livre 1er, chapitre VI, article 212 : Les époux se doivent mutuellement fidélité, secours, assistance. »

LA BARONNE, avec sentiment.

Et amour !

Le maire lui sourit poliment.
LE MAIRE, continuant, même jeu.

« Article 213 : Le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari. »

LA BARONNE, regardant les fiancés.

Quel joli couple !

Le maire s’arrête un instant et la regarde… Elle lui fait signe de continuer.
LE MAIRE.

« Article 214 : La femme est obligée d’habiter avec son mari, et de le suivre partout où il juge à propos de résider. Le mari est obligé de la recevoir et de lui fournir tout ce qui est nécessaire pour les besoins de la vie selon ses facultés et son état. »

LA BARONNE, se retournant vers Boucherot qui est assis sur une des banquettes du fond.

Vous n’avez pas froid, M. Boucherot !

BOUCHEROT.

J’ai la fièvre !

LA BARONNE

C’est long, tous ces préliminaires, (Au maire.) C’est long.

Elle lui fait signe de se hâter.
PREMIER HUISSIER.

Messieurs et dames, levez vous !

On se lève.
LE MAIRE.

M. Léopold-Julien-Johannis Herbelier, consentez-vous au mariage de votre fille Yvonne-Léonie-Marie Herbelier avec M. Robert-Hercule-Roland de Houdan ?

HERBELIER, avec calme.

Oui, M. le maire !

LE MAIRE.

Madame Eugénie-Céleste Herbelier, consentez-vous au mariage de votre fille Yvonne-Léonie-Marie Herbelier avec Robert-Hercule Roland de Houdan ?

MADAME HERBELIER, avec un sanglot.

Oui, M. le maire !

LE MAIRE.

Robert-Hercule-Roland de Houdan, consentez-vous à prendre en mariage mademoiselle Yvonne-Léonie-Marie Herbelier, ici présente ?

Le vicomte reste immobile.
LA BARONNE, à voix basse, le poussant.

Oui ! Oui ! Oui ! (Plus haut, au maire.) Oui ! Oui ! Il a dit oui, M. le maire !

LE MAIRE.

Madame, je vous en prie !… Robert-Hercule-Roland de Houdan, consentez-vous à prendre pour femme Yvonne-Léonie-Marie Herbelier ?

LE VICOMTE, se retournant, à la baronne qui le secoue.

Vous m’ennuyez ! (Au maire, avec effort.) M. le maire excusez-moi… Il m’est impossible de répondre « oui » pour le moment.

LE MAIRE, furieux.

C’est vraiment inconcevable ! ma complaisance a des bornes… Il faut en finir : est-ce oui ou non ? Hein ?… (Le vicomte ne bouge pas.) Eh bien ! Vous reviendrez quand vous serez décidé.

LE VICOMTE.

Bien, M. le maire !

Stupéfaction générale, tumulte.
LE MAIRE, à madame Herbelier.

Vous comprendrez, Madame, que je me retire… Les affaires de ce genre sont des plus regrettables !

MADAME HERBELIER.

Voyons ! M. le maire !

LE MARQUIS D’AVRY, au vicomte qui s’est dirigé vers la gauche.

Et vous-m’avez fait venir d’Albi pour être témoin de cela !

Le vicomte le regarde et ne répond rien.
MADAME HERBELIER, retenant le maire, qui essaie de gagner la porte.

Monsieur le maire !

LE MAIRE.

Non, madame, non, ceci passe les bornes.

LA BARONNE, au maire.

Posez-lui la question encore une petite fois.

LE MAIRE.

Non, Mesdames, je m’en vais. (Pendant ce colloque, le vicomte a gagné la gauche, il aperçoit une porte entr’ouverte, regarde s’il n’est pas vu et s’esquive discrètement.) Est-il bien décidé à répondre ?

LA BARONNE.

Oui, oui, il est décidé !… (À l’assistance.) Assis ! Assis ! (Tout le monde se rassoit. À Boucherot.) J’ai eu peur !

LE MAIRE, regardant le fauteuil du Vicomte.

Où est-il ?

Tout le monde se lève et s’agite, on cherche dans tous les coins.
UN DES INVITÉS.
Il est parti par ici !
UNE DAME, à la fenêtre du fond.

Il traverse la rue en courant !

BAUDE-BOBY, ouvrant la fenêtre.

Il s’arrête ! (Criant.) Triplepatte ! Triplepatte !

LA BARONNE.

Ne l’appelez pas ! Ne l’appelez pas !

BAUDE-BOBY.

Le voilà reparti plus vite.

BOUCHEROT.

C’est parce que vous l’avez appelé !

LA BARONNE.

Il ne fallait pas le rappeler.

LE MAIRE.

Allons-nous-en !

Il sort avec l’huissier.
LA BARONNE, furieuse, à Boucherot.

Pourquoi l’avez-vous laissé échapper ?

BOUCHEROT.

Je… je regardais le maire.

LA BARONNE, l’imitant.

Je… je regardais le maire !… Est-ce que vous étiez ici pour regarder le maire !

YVONNE, au premier plan, à Gilberte.

Oh ! Je suis contente ! Je suis contente !

LA BARONNE, à Yvonne.

Ne pleurez pas ! J’en ai un autre !


Rideau.

ACTE CINQUIÈME

La scène représente une véranda dans un hôtel de Nice. Contre la véranda, une boite aux lettres. À travers le vitrage de la véranda, on aperçoit le jardin de l’hôtel. Au fond, à droite, salon de lecture. Tables, chaises et fauteuils. Au lever du rideau, la baronne Pépin et Bertrand d’Avron sont assis au premier plan à droite.


Scène PREMIÈRE

LA BARONNE PÉPIN, D’AVRON.
BERTRAND D’AVRON.

Oui !… Je ne dis pas… Ces Herbelier ont de bons côtés.

LA BARONNE.

Vous savez qu’ils sont à Nice, arrivés de ce matin même, dans cet hôtel. C’est-à-dire que la jeune fille est ici avec son père. Madame Herbelier n’arrivera que dans l’après-midi.

BERTRAND D’AVRON.
Elle a passé ces jours-ci dans ses terres de Seine-et-Oise pour cacher sa honte.
LA BARONNE.

Qu’est-ce que vous me racontez-la ? Elle n’a pas de honte à cacher.

BERTRAND D’AVRON.

Vous direz ce que vous-voudrez, ma chère amie. Votre proposition part d’un bon naturel ; mais ça m’ennuie un peu de venir demander la main d’une jeune fille juste quinze jours après une affaire comme celle-là !

LA BARONNE.

Allez ! allez ! je vous laisse aller ! Et voilà pourtant comme on écrit l’histoire ! Je sais, moi, comme les choses se sont passées. Il est très vrai qu’au dernier moment Houdan — un garçon sur le compte duquel je suis bien revenue — enfin celui que vous appelez Triplepatte, n’a pas prononcé son « oui »… Mais les gens qui sont au courant vous diront pourquoi : C’est parce qu’il savait très bien que la jeune fille allait répondre : « non ».

BERTRAND D’AVRON.

Oui, madame ! oui, madame ! Racontez ça comme vous voudrez ; mais, moi, je connais Triplepatte.

LA BARONNE.

Mais moi aussi, je connais Triplepatte ! Hélas !

BERTRAND D’AVRON.

La seule raison qui aurait pu lui faire dire oui, c’était de penser que la jeune fille allait dire non.

LA BARONNE.
Vous êtes mieux renseigné que moi !
BERTRAND D’AVRON.

Et puis, au fond, qu’est-ce que ça fait, ma bonne amie ? Je sais très bien que je ne suis pas un parti merveilleux.

LA BARONNE.

Vous ! avec votre nom, vos relations…

BERTRAND D’AVRON.

Allez, raconter ça à la famille Herbelier. Je veux bien qu’on en fasse accroire aux autres, mais pas à moi.

LA BARONNE.

Vous ne savez pas ce que vous valez.

BERTRAND D’AVRON.

Si ! si ! je suis loin de valoir Houdan. Je n’ai pas ses espérances… Je n’ai pas, à beaucoup près, son chiffre de dettes.

LA BARONNE.

Vous n’avez pas besoin de le dire.

BERTRAND D’AVRON.

Je sais très bien que si cette famille d’éléphants (Mouvement de la baronne) consent à m’accueillir dans son sein, c’est parce que la jeune personne en question se trouve en ce moment moralement défraîchie par un scandale récent. C’est un peu ce qu’on appelle un solde.

LA BARONNE.

Vous, avez des expressions à faire frémir !

BERTRAND D’AVRON.
Frémissez ! ne vous gênez pas.
LA BARONNE.

Vous parlez de scandale ! mais il n’y a pas de scandale là dedans ; du moment qu’on demande à un monsieur de dire oui ou non, c’est qu’il a le droit de dire non !… Vous vous trompez, du reste, si vous croyez que la famille en a été affectée…

BERTRAND D’AVRON.

Vous vous donnez beaucoup trop de mal avec moi. Je me rends bien compte, comme vous, qu’il y a là une occasion superbe et que je serais un niais si je n’en profitais pas.

LA BARONNE.

Je n’aurai pas de joie plus chère que d’assurer votre bonheur.

BERTRAND D’AVRON.

C’est entendu. Allez-y, je marche.

LA BARONNE.

Je marche ! Vous n’avez aucune poésie !


Scène II

Les Mêmes, BAUDE-BOBY.
BAUDE-BOBY.
Bonjour, madame. (Apercevant d’Avron.) Tiens Bertrand. (Il lui serre la main.) Je suis justement en train de faire ma liste des nouveaux arrivants… (Il s’assied et écrit.) « Bertrand d’Avron ».
BERTRAND D’AVRON, lisant par-dessus son épaule.

Elle n’est pas mauvaise ! Il me met à côté de Triplepatte ! Robert de Houdan, Bertrand d’Avron ! Demandez la liste des gendres successifs de l’éléphant blanc !

LA BARONNE.

Comment ! Robert de Houdan est ici ?

BAUDE-BOBY.

Il arrive d’Italie. Il faut vous dire qu’il a quitté Paris, il y a quinze jours, pour courir après ses malles qui avaient été enregistrées pour Rome.

LA BARONNE.

De sorte que ce voyage de noces qu’il redoutait tant, il a été obligé de le faire tout de même, et sans femme !

BERTRAND D’AVRON.

Il est vrai qu’il aimait peut-être mieux ça.

LA BARONNE.

Ça se dit !

BAUDE-BOBY.

Vous savez l’histoire de son autre fiancée ?

LA BARONNE.

Oui, la petite fille de six ans ?

BAUDE-BOBY.

Elle l’a lâché.

BERTRAND D’AVRON.

Ah bah !

LA BARONNE.

Oui ! Madame de Crèvecœur a trouvé pour sa fille un bien plus beau parti, c’est un duc, âgé de trois mois ; elle l’a pris chez elle avec sa nourrice et, dans dix-huit ans, elle lui fera épouser sa fille.

BERTRAND D’AVRON.

C’est une femme qui a de l’esprit de suite.

BAUDE-BOBY.

Si vous voulez venir à la promenade des Anglais, vous avez des chances d’y rencontrer le vicomte.

LA BARONNE.

Ah non ! par exemple ! Je ne le connais plus ! Quel affreux jeune homme !

BAUDE-BOBY.

Venez-vous, Bertrand ?

LA BARONNE, regardant dans la coulisse de droite.

Restez. Voici justement des gens qui vous intéressent.

BERTRAND D’AVRON, regardant à droite.

Non ! il vaut mieux que je me montre le moins possible… Parlez-leur de moi : j’ai plus de confiance dans votre éloquence que dans la mienne.

Il sort avec Baude-Boby par la gauche ; la baronne fait des signes avec son ombrelle vers la droite.


Scène III

LA BARONNE, HERBELIER, YVONNE, UN MAITRE D’HÔTEL.
HERBELIER, entrant, au mettre d’hôtel.
Donnez-nous deux tasses de thé.
LE MAITRE D’HÔTEL.

Bien, monsieur !

YVONNE, entrant, bas à son père.

Ah ! voilà la baronne Pépin. Je t’en prie, papa : je sais qu’elle veut encore me marier. Tu n’aimes pas résister, mon vieux papa, mais résiste tout de même un peu. On n’y est pas habitué. Alors ça l’impressionnera et ça l’arrêtera peut être…

LA BARONNE.

Ah ! voilà ces vilaines gens qui sont ici depuis des heures et qu’on n’a pas encore aperçus ! Bonjour, monsieur Herbelier !

HERBELIER.

Bonjour, madame.

LA BARONNE.

Bonjour, ma petite Yvonne !

YVONNE.

Bonjour, madame !… Papa, je vais entrer au salon de lecture, je me sens un peu fatiguée. Au revoir, madame…

LA BARONNE.

Oui ! Allez vous reposer. (La retenant par la main.) Vous savez que je suis très heureuse de ce qui nous est arrivé. J’aurais un grand remords si vous étiez la femme de cet affreux garçon ! Comme il m’a trompée sur son compte ! et quelle chance que nous nous en soyons aperçus assez tôt ! Je n’ai pas dormi en pensant que vous auriez pu l’épouser. (Avec véhémence.) L’épouser ! lui ! Alors qu’il y a sur la terre tant de beaux gentilshommes, si élégants, si courageux, si galants ! C’est un de ceux-là qu’il vous faut, mignonne. Le chevalier digne de vous, je le trouverai… je le trouve… (Avec intention.) Je l’ai trouvé !

YVONNE.

Merci, madame… Au revoir, madame…

Elle entre dans le salon de lecture.

Scène IV

Les Mêmes, moins YVONNE.
LA BARONNE.

Voilà une petite fille que j’adore ! Je veux faire son bonheur à tout prix.

HERBELIER.

Oui, Vous êtes bonne pour elle… Seulement ne pensez-vous pas qu’il vaudrait mieux peut-être la laisser souffler un peu, cette pauvre petite ?

LA BARONNE, pénétrée.

Non, M. Herbelier ! Croyez-moi ; vous savez si je suis votre amie et si vos intérêts sont les miens. Il est de toute nécessité de ne pas rester sur l’affaire d’il y a quinze jours. C’est une affaire… ennuyeuse.

HERBELIER, lui montrant le thé que l’on vient d’apporter.
Une tasse de thé ?
LA BARONNE.

Je veux bien… Disons atout le monde que nous nous en moquons ; mais, entre nous, c’est une affaire ennuyeuse.

HERBELIER.

Croyez-vous ? Croyez vous que cela ait tant d’importance ? Moi, je ne crois pas…

LA BARONNE, lui offrant du sucre.

Combien de morceaux ?

HERBELIER.

Quatre. Quand, il y a deux mois, ma femme m’a parlé de, ce mariage avec ce garçon… ce monsieur…

LA BARONNE.

De Houdan ?

HERBELIER.

Oui, avec ce monsieur Triplepatte… il y a des gens qui me disaient : vous avez tort… C’est un garçon sans énergie…

LA BARONNE.

Un peu de crème ?

HERBELIER.

Beaucoup. Merci… Incapable de volonté…

LA BARONNE.

Et, il faut le dire, c’étaient ces gens-là qui avaient raison. Votre fille est une petite fille charmante, mais un peu dans le genre de Robert de Houdan. C’est un caractère faible. Il lui faut on

caractère énergique.
HERBELIER.

Est-ce qu’on sait, madame ? Est-ce qu’on peut savoir ? Ma fille aurait-elle été heureuse avec le vicomte de Houdan ?

LA BARONNE.

Non.

HERBELIER.

Nous n’en savons rien. Est-il heureux pour cette petite que ce mariage soit rompu ?

LA BARONNE.

Oui, c’est heureux. Voyez-vous, monsieur Herbelier, nous nous étions tous trompés sur ce Houdan. Il manquait trop de volonté.

HERBELIER.

.. Qu’est-ce que cela peut faire ?

LA BARONNE.

Comment ! qu’est-ce que ça peut faire ?

HERBELIER.

Mais oui !

LA BARONNE.

Comment, monsieur Herbelier ? C’est vous qui parlez ainsi ? Vous qui avez édifié vous-même votre énorme fortune ! Vous allez nier qu’il faille avoir de la volonté ?

HERBELIER.

Mais… madame ! je n’ai jamais eu beaucoup de volonté. Ce n’est peut-être pas pour ça que j’ai fait ma fortune, mais ça ne m’a pas empoché de devenir riche. On parle de volonté ; je connais des gens qui en ont beaucoup et qui n’arrivent à rien. C’est que la chance y est aussi pour quelque chose. Moi, les circonstances m’ont favorisé. Et qui sait ? Si j’avais eu plus de volonté, j’aurais peut-être gêné le hasard. La volonté des hommes contrarie souvent la bonne volonté du destin. Je n’ai pas de volonté, mais j’ai une assez grande force de résistance… Je suis gros… j’ai eu besoin de cette force-là dans mon ménage. Je me suis marié avec une brave femme…

LA BARONNE.

Oh ! oui, une brave femme…

HERBELIER.

Oui… Je l’aime beaucoup… Mais elle est d’une énergie terrible… et inutile ! Je lui dois, avec des moments heureux, les seuls instants désagréables de mon existence. J’ai l’air de faire ce qu’elle veut, parce que la plupart du temps ce qu’elle veut ne me paraît pas plus mauvais qu’autre chose ; mais, quand je vois avec évidence qu’elle a tort, ma faiblesse, ma faiblesse lourde oppose à sa volonté une inertie admirable. Je suis comme ces vieux gros chevaux d’une docilité exemplaire et qui se laissent conduire où l’on veut. Seulement, quand on veut les faire passer sur un sol mouvant et dangereux, ils s’arrêtent, ils s’attachent au sol de toute la force de leur grosse croupe. Alors on n’insiste pas !… Voilà !

LA BARONNE.
Vous êtes un philosophe, monsieur Herbelier ?
HERBELIER.

Non, madame, je ne suis pas un philosophe. Ce que je vous dis là, je n’y ai peut être jamais pensé. Ça me vient comme ça, en vous le disant. Si j’étais un philosophe, je méditerais ; je ne médite jamais. Je suis comme presque tout le monde : je ne pense à rien… Les questions philosophiques, ça n’intéresse que pour en parler brillamment dans un salon ou sur une plage. Mais, quand on est tout seul, on n’y pense jamais.

LA BARONNE.

Enfin, monsieur Herbelier, tout ceci ne nous empêche pas de nous entretenir de nos projets. Voulez-vous que je vous en dise deux mots en nous promenant sur la jetée ?

HERBELIER.

C’est que je vais être obligé d’aller à la gare chercher ma femme.

LA BARONNE.

Je peux vous y accompagner.

HERBELIER.

Oui… oui… alors, je n’emmène pas la petite. (À la porte du salon de lecture.) Yvonne, je vais à la gare chercher maman… Non, non… reste ici… il vaut mieux que tu te reposes… La baronne Pépin y vient aussi.

LA BARONNE.
Elle aurait peut-être été contente de venir avec nous ?
HEBELIER.

Oui… Mais elle aime peut-être autant rester ici.

LA BARONNE.

Alors, n’insistons pas.

Ils sortent.

Scène V

BAUDE-BOBY, puis LE VICOMTE DE HOUDAN, UN GARÇON.
BAUDE-BOBY, entrant.

Je vais porter mon article à la grande poste. (Au garçon qui vient desservir le thé.) Avez-vous de nouveaux arrivants depuis ce matin ?

LE GARÇON.

Non, mais je crois que voici un nouveau voyageur qui arrive derrière vous.

On voit entrer des porteurs de malles, puis le yicomte.
BAUDE-BOBY.

Qu’est-ce qui se passe ?

LE VICOMTE, apercevant Baude-Boby.

Boby ! Tu sais, je l’échappe belle ! J’étais à l’hôtel Cimiez, et j’apprends que la baronne Pépin y est descendue aussi. Alors, je Viens ici.

BAUDE-BOBY.

Ici ? Tu n’y auras pas le voisinage de la baronne Pépin, mais tu te trouveras avec d’autres personnes que tu connais… y compris la famille Herbelier.

LE VICOMTE, aux porteurs.

Remportez ça sur l’omnibus et allez à la gare, j’y vais aussi.

Les porteurs reviennent sur leurs pas.
BAUDE-BOBY.

A la gare, tu rencontreras ton ancienne belle-mère.

LE VICOMTE, aux porteurs.

Arrêtez !… (Les porteurs s’arrêtent.) Suivez-moi, ou plutôt ! non ! chargez ça sur l’omnibus et allez à la gare en faisant un grand détour. Je ne veux même pas qu’elle aperçoive mes malles. Moi, je vais à la gare à pied par le boulevard, (À Boby.) Par quel train arrive-t-elle ?

BAUDE-BOBY, tirant sa montre.

Elle doit arriver dans une demi-heure.

LE VICOMTE.

Alors je n’ai pas besoin de me presser, je suis encore en sûreté.

BAUDE-BOBY.

D’autant plus que le père Herbelier et sa fille doivent être à la gare.

LE VICOMTE.

Eux ils ne me font pas peur. Le père Herbelier, toute cette affaire l’a laissé froid. Quant à la

jeune fille… Ce qui m’ennuie, dans toute cette histoire-là, c’est que j’ai été incorrect !
BAUDE-BOBY.

Eh bien ! Elle n’est pas mauvaise, celïe-là ! Tu as si peur que ça d’être incorrect ? On ne le dirait pas.

LE VICOMTE.

C’est comme ça ! Je voudrais bien connaître quelqu’un qui puisse approcher cette jeune fille et m’excuser auprès d’elle. D’ailleurs, si jamais je la rencontre, je lui dirai cela moi-même.

BAUDE-BOBY, qui est à la porte du salon de lecture et qui regarde par la vitre.

Tu n’as pas besoin d’aller bien loin si tu veux la voir. (Il revient vers le vicomte.) Elle est là… en train d’écrire.

LE VICOMTE, gagnant la droite.

Alors je file. (S’arrêtant.) Elle est là ?

Il remonte vers le fond.
BAUDE-BOBY.

La voilà qui vient par ici. Viens-tu ?

Il sort par la droite ; le vicomte hésite puis sort derrière lui. Yvonne paraît, tenant des lettres à la main, et se dirige vers la boite aux lettres de l’hôtel. Au moment où elle met les lettres dans la botte, elle aperçoit de l’autre côté du vitrage de la véranda le

vicomte qui l’a vue aussi, qui s’arrête et la salue… Elle lui répond par une légère inclinaison de tête, puis se dirige vers la droite et s’assied devant une table. Pendant ce temps, on voit, à travers le vitrage de la véranda, le vicomte qui s’éloigne, puis revient, regarde Yvonne de loin, s’éloigne encore, revient, s’arrête un instant, puis prend son parti, entre par la porte de la véranda et se dirige vers Yvonne.

Scène VI

LE VICOMTE, YVONNE, puis BAUDE-BOBY
LE VICOMTE, à Yvonne.

Mademoiselle (Yvonne tourne la tête de son côté), je ne suis pas fâché de vous rencontrer… Je tenais,… et j’aurais déjà dû le faire, je tenais depuis longtemps à vous exprimer tous mes regrets de m’être conduit… comme je me suis conduit. J’ai des excuses à vous faire, mais vraiment je n’en trouve pas, car ça ne peut pas s’excuser.

YVONNE, simplement.

Oh ! Monsieur, je ne vous en veux pas.

LE VICOMTE.

Moi, je m’en veux, mademoiselle, de vous avoir fait, je ne dis pas cette offense, car elle ne peut pas vous atteindre, mais enfin… je ne sais pas si vous avez bien compris… il faut que je vous explique… Laissez-moi vous dire d’abord que j’ai un caractère effrayant. Maintenant que nous ne sommes plus des fiancés, je n’ai plus rien à vous cacher, je peux vous parler franchement. Je suis un homme d’une faiblesse extrême, je ne peux pas me décider. Je me laisse pousser jusqu’au moment décisif, et puis là j’hésite, je réfléchis… et je fuis.

YVONNE.

Je comprends très bien cela ! Vous, vous avez encore le courage de fuir ; mais moi, je n’ai même pas cette énergie-là ! Vous, à la mairie, vous n’avez pas dit : « oui ». Vous avez osé ne pas dire : « oui » ! Mais si vous aviez dit : « oui », je n’aurais jamais eu l’audace de dire « non ». Et qu’est-ce qui serait arrivé ? C’est que nous serions mariés à l’heure qu’il est ! Vous voyez, c’est encore vous qui avez sauvé la situation… (Sincèrement.) C’est beau, vous savez, ce que vous avez fait là ! Ah ! Monsieur, c’est si dur de résister à ceux qui nous poussent !

LE VICOMTE.

Oh ! la tyrannie des gens ! La baronne Pépin qui voulait faire mon bonheur !

YVONNE.

Et le mien !

LE VICOMTE.

Il ne devrait pas être permis de troubler ainsi son prochain dans sa liberté. D’ailleurs à quoi cela leur sert-il d’être despotiques, puisque, en fin de compte, ils n’arrivent pas à vous conduire jusqu’au bout. Leur autorité, dans cette histoire-là, n’a servi à rien.

YVONNE.

Qu’à nous faire passer quelques semaines de fiançailles… terribles. Vous ne m’en voulez pas de vous dire cela ?

LE VICOMTE.
Mais non, ça me permet de vous le dire aussi.
YVONNE.

Si nous avions su, tout de même ! Si j’avais su que cela vous ennuyait autant de me faire la cour…

LE VICOMTE.

Mais on ne se connait pas et, pour être poli, on se fait souffrir ! Comme nous aurions évité des malentendus si nous nous étions parlé tout naturellement !

YVONNE.

Mais on ne se parlait pas naturellement.

LE VICOMTE.

Parce qu’on était forcé de se parler.

YVONNE.

C’était effrayant… C’est effrayant de faire ainsi effort pour parler aux gens !

LE VICOMTE.

Et pour soutenir la conversation. Elle était lourde, hein ?

YVONNE.

Et inutile !

Ils se mettent à rire.
LE VICOMTE.

Alors, si j’étais resté à côté de vous sans rien dire, vous ne m’en auriez pas voulu ?

YVONNE.
Je vous en aurais eu une reconnaissance infinie.
LE VICOMTE, la regardant.

C’est agréable tout de même, les gens avec lesquels on n’a pas besoin de parler ! Alors, vous êtes une de ces personnes là ?

YVONNE, très sincère.

Je déteste parler ! Je déteste qu’on me parle !

LE VICOMTE, avec volubilité.

C’est si bon de se taire ! Dire qu’il y a des gens qui parlent avec une facilité… C’est curieux, tout de même ; voilà un bon moment que nous parlons et je ne m’en aperçois pas !

YVONNE, gentiment.

Parce que vous ne faites pas d’effort.

LE VICOMTE.

C’est vrai, je vous parle tout naturellement. Comme ça, c’est aussi agréable que de se taire.

YVONNE.

Si nous avions su ça, étant fiancés, nous aurions pu passer de bons moments.

LE VICOMTE.

Nous n’avons pas besoin d’être fiancés pour les avoir, ces bons moments. Qu’est-ce qui m’empêche de venir vous voir quelquefois ?

YVONNE.

Ça sera difficile.

LE VICOMTE.

À cause ?

YVONNE.
À cause du monde.
LE VICOMTE.

On s’en fiche, on s’en fiche à nous deux.

YVONNE.

Et puis, il y a maman !

LE VICOMTE.

On s’en fiche ! (Mouvement d’Yvonne.) Pardon !

YVONNE.

Et puis, plus tard, il y aura mon mari, parce que, vous savez, ils sont en train d’organiser un nouveau mariage pour moi !

LE VICOMTE, vivement.

Ah ! non, c’est bon pour une fois ! Vous n’allez pas vous laisser faire !

YVONNE.

Il faudra bien.

LE VICOMTE.

Il ne faut pas ! Ne vous laissez pas faire ! Je vous soutiendrai. (Yvonne rit.) Cela vous fait rire que je puisse soutenir quelqu’un, mais je vous assure que c’est possible et que, pour les autres, je suis capable d’énergie… Je n’ai jamais essayé, mais je le crois… Ne vous laissez pas faire, cette fois-ci, car vous risquez d’étre pincée pour tout de bon ! Tous les fiancés n’ont pas le courage de se sauver de la mairie : celui-là répondra oui, vous n’oserez pas dire non, et vous serez bouclée !

YVONNE, résignée.
Qu’est-ce que vous voulez, il faudra y passer tôt ou tard !
LE VICOMTE, indigné.

Oh ! cette résignation passive ! Cette faiblesse honteuse, ce manque de volonté ! Non, je ne tolérerai pas ça !

YVONNE.

Comment vous ne tolérerez pas ça ?

LE VICOMTE.

Oui, j’empêcherai ça de toutes mes forces. Ce n’est pas pour vous que je travaillerai, ce sera pour moi, parce que je serais très ennuyé, très malheureux, si je ne peux plus avoir avec vous de petites conversations comme celle d’aujourd’hui.

YVONNE.

Pourtant ! Il faudra bien que je me marie un jour…

LE VICOMTE.

Faites comme moi… Restez garçon…

YVONNE.

Comme vous y allez ! Il y a maman ! Je ne lui résisterai jamais ! Elle a son idée, elle veut un gendre dans le gratin !…

LE VICOMTE, frappé d’une idée subite.

Ce serait bête !…

YVONNE.

Quoi ?

LE VICOMTE.
Ce serait bête, mais ça serait bien drôle !
YVONNE.

Quoi ?

LE VICOMTE, la regardant.

Qu’en pensez-vous ?

YVONNE, comprenant.

Ce n’est plus possible maintenant.

LE VICOMTE.

Qui est-ce qui a dit cela ?

YVONNE.

Le monde.

LE VICOMTE.

Nous avons déjà dit que nous nous en fichions !

YVONNE.

Je n’oserai jamais !

LE VICOMTE.

Moi non plus… mais nous oserons ! Nous sommes deux maintenant, nous représentons une force considérable ! Et puis… c’est bien simple, je ne vous quitte plus… Je ne veux plus vous quitter !

YVONNE.

Vous avez une volonté ?

LE VICOMTE.

Je ne peux plus vous quitter ! Ça n’est pas de la volonté, c’est de la fatalité. Ça serait absurde de nous quitter maintenant. (La regardant avec transport.) J’ai trouvé la seule femme qui ne m’embêtera pas ! Vous avez trouvé le seul homme qui vous fichera la paix ! Je passerai des heures avec vous sans savoir si je vous parle ou si je me tais ; quand on viendra nous ennuyer et nous imposer des volontés, nous serons deux pour résister…

YVONNE.

Et quand il s’agira de s’engager dans une résolution ?

LE VICOMTE.

… Nous n’aurons plus peur, puisque nous y entrerons à deux. (Plus sérieux.) Et puis… Je ne sais pas… Je ne me sens content que quand je suis auprès de vous. Je me sens mieux que content… Appelez comme vous voudrez ce sentiment que j’éprouve, mais j’ai déjà dit : je vous aime, à des dames qui ne me produisaient fichtre pas cette impression-là. (Un silence, il lui prend la main.) Vous ne me faites pas peur… Vous êtes la seule personne en qui j’aie confiance ; c’est la première fois que je sens une force qui me pousse et que je suis heureux de lui obéir… Est-ce que vous ne pensez pas comme moi ? (Un silence.) Vous n’osez pas me répondre… Dites un tout petit oui… Je me contenterai d’un signe de tête, un petit signe. (Avec émotion.) Serrez-moi la main…

Yvonne incline la tête, puis se détourne en se cachant les yeux.
YVONNE, Ysouriant en s’essuyant les yeux.

Je ne suis pas malheureuse du tout !

BAUDE-BOBY, entrant.
Eh bien, mon vieux, les malles attendent.
LE VICOMTE, se retournant vers Baude-Boby.

Ce brave Boby ! Jamais je n’ai eu pour lui tant d’affection. (À Yvonne.) Vous ne trouvez pas qu’il est sympathique ?

YVONNE.

Oui, très sympathique !

BAUDE-BOBY.

Vous êtes très aimable, mademoiselle, je vous remercie.

YVONNE.

Aujourd’hui, je suis disposée à trouver tout le monde sympathique.

BAUDE-BOBY.

Alors je vous remercie pour tout le monde.

YVONNE.

J’ai même de la sympathie pour la baronne Pépin qui vient là-bas.

LE VICOMTE, à Yvonne.

La baronne Pépin ! Vous allez me présenter.

Il se met un peu à l’écart.
BAUDE-BOBY, à Yvonne.
Votre père l’accompagne et votre mère la suit avec un autre monsieur.

Scène VII

Les Mêmes, LA BARONNE, HERBELIER, puis MADAME HERBELIER et LE MAIRE.
LA BARONNE, entrant suivie de Herbelier, sans voir le Vicomte, à Yvonne.

Ah ! Voilà notre charmante petite amie ! J’ai pensé, à elle, j’ai parlé à son père (Avec intention) et je me suis occupée de son bonheur !

YVONNE, d’un petit ton délibéré.

Moi aussi, madame !

HERBELIER, surpris.

Toi aussi ?

YVONNE.

Oui, papa… Si je t’amène un fiancé, tu l’accepteras bien de moi, comme tu l’acceptes des autres ? (À la baronne Pépin.) Madame, je vais vous présenter mon fiancé.

LA BARONNE.

Vous ?

YVONNE, présentant le vicomte qui l’est avancé près d’elle.

M. Robert de Houdan.

LA BARONNE, de haut.

Monsieur !

YVONNE.
Mon fiancé… et mon ami.
LA BARONNE, tendant cordialement la main au vicomte.

… Et le mien !

MADAME HERBELIER, entrant avec le Maire qui porte une valise. À Yvonne, sans avoir vu le vicomte.

Yvonne ! Sais-tu avec qui j’ai fait le voyage ? Reconnais-tu M. Massé, le maire du VIe arrondissement ? (Apercevant le vicomte, suffoquée.). Comment ! Comment ! M. de Houdan avec ma fille !

YVONNE.

Pour toujours, maman !

MADAME HERBELIER.

Qu’est-ce que ça veut dire ?

LA BARONNE, à madame Herbelier.

Ça veut dire que nous y sommes arrivés tout de même !

MADAME HERBELIER, attendrie.

Robert !

Le Vicomte la regarde avec un sourire forcé ; il se retourne du côté d’Yvonne.

YVONNE, gentiment.

Robert !

LE VICOMTE, au Maire.

Monsieur le Maire, vous m’avez posé, il y a quinze jours, une question très importante… Je vous ai demandé du temps pour y répondre : c’est oui, Monsieur le Maire.

YVONNE.

Moi, c’est oui aussi !

HERBELIER.

Alors je dis oui !

MADAME HERBELIER.

Oui !

LA BARONNE.

Oui !

LE MAIRE.

C’est très bien. Mais ici, je n’ai pas qualité pour recevoir tous ces oui ; êtes-vous prêts à me les répéter ailleurs ?

TOUS.

Oui ! Oui ! Oui ! Oui !


Rideau.


FIN