Trio d’amour/Texte entier

Albin Michel.



TRIO D’AMOUR


DU MÊME AUTEUR


À LA MÊME LIBRAIRIE




La Carrière amoureuse.

Pour le bon motif.

Pour la bagatelle.

La virginité de Mlle  Thulette (en coll. avec Willy).

La Nièce de l’oncle Sam.




La Maison Pascal. — Ollendorf.

Les Trois nuits de don Juan. — Calmann-Lévy.

Le Huitième péché. — Calmann-Lévy.

Nicole, courtisane. — Calmann-Lévy.

Amitié Allemande. — Fasquelle.

JEANNE MARAIS


TRIO D’AMOUR


ROMAN



PARIS


ALBIN MICHEL, ÉDITEUR


22, Rue Huyghens, 22

TRIO D’AMOUR


PREMIÈRE PARTIE



I


— Zut !

Adrienne avait sauté du tramway avant qu’il fût arrêté ; elle venait de poser le pied dans une flaque d’eau et contemplait d’un air navré les pastilles de boue qui avaient giclé sur sa jupe noire.

— Voilà ma chance… Comme c’est amusant de se présenter quelque part avec une robe crottée !

Courbée au bord du trottoir, elle grattait l’étoffe du bout de son gant. Un passant caressa la croupe arrondie de cette jeune femme inclinée. Adrienne se redressa vivement, haussa les épaules ; et, traversant la chaussée, se perdit dans la cohue du carrefour Châteaudun.

On la suivait toujours, lorsqu’elle sortait seule : les assiduités masculines lui avaient donné l’horreur de la rue. Adrienne possédait une beauté impeccable, de proportions parfaites.

Cette grande fille élancée était de celles qui attirent les regards : sa figure fine aux traits réguliers, à l’ovale un peu allongé, semblait éclatante de blancheur grâce à l’opposition d’une chevelure trop noire.

Elle s’engagea dans la rue de Châteaudun et s’arrêta devant un bel immeuble qui se dresse, en retrait de l’alignement des maisons voisines, au fond d’une cour où deux arbres grêles et quelques brins d’herbe jettent une note de verdure bien imprévue en plein centre du Paris des affaires ; à côté des façades industrielles couvertes d’inscriptions, depuis la firme de leurs boutiques jusqu’aux balcons chargés d’enseignes ; parmi les magasins de curiosités, les librairies anciennes et les vitrines où fleurissent les estampes et les tableaux.

Adrienne passa la grille de la cour et se dirigea vers la porte de gauche, qui était surmontée d’une longue plaque noire où se détachaient, en lettres d’or, ces mots :

Robert Labrousse.
Contentieux.

Elle entra.

Robert Labrousse était un excellent agent d’affaires, très apprécié dans une certaine société parisienne. Intelligent, actif, entreprenant, il avait compris, dès le début, quel bénéfice il pourrait tirer d’une carrière libérale transformée en commerce. Après avoir terminé ses années de droit, il acheta un cabinet d’affaires, agrandit la maison, augmenta sa clientèle, la recherchant surtout dans le monde de la fête, fertile en tracas et en protêts : les gens qui s’amusent sont ceux qui ont le plus d’ennuis. Robert Labrousse se faisait une spécialité des procès à scandale et des causes épineuses. Il était expert en l’art d’étouffer les esclandres, de conclure les arrangements à l’amiable, d’arrêter les poursuites qui menaçaient d’avoir un retentissement fâcheux. Il divorçait les belles Marneffes de la galanterie, lasses du protectorat d’un souteneur légitime ; il réduisait le dédit des actrices en escapade ; trouvait des auteurs-commanditaires pour les théâtres en mal d’argent ; débrouillait les dossiers des jeunes viveurs dans l’embarras et des journalistes endettés.

Et comme il exerçait, somme toute fort proprement, un métier où tant d’autres se fussent discrédités ; comme il affichait de très bonnes manières et quelques scrupules, Robert Labrousse s’était créé de faciles relations dans un milieu brillant ; devenant cette figure connue d’inconnu habitué du Tout-Paris, coudoyé dans les coulisses, rencontré aux vernissages ; à qui les boursiers, les gens de lettres et les acteuses ; les notabilités authentiques du Gotha et les particulés hypothétiques du Bottin ; les grandes dames et les petites femmes serrent la main avec la même cordialité indifférente.

Dès qu’Adrienne eut poussé la porte vitrée de l’étude, elle se sentit dans une ambiance insolite qui révélait la profession toute particulière de Robert Labrousse : ici, rien du décor rébarbatif où se plaisent les hommes d’affaires. Cette étude était pimpante, malgré sa gravité ; l’air s’y mélangeait d’une odeur de paperasses et de poudre de riz ; les clercs au travail étaient, pour la plupart, des jeunes gens souriants et fureteurs qui maniaient leur porte-plume avec élégance, en ayant l’air d’écrire un billet galant ; le Dalloz s’étalait sur un rayon chargé de reliures sévères ; mais des revues théâtrales et des journaux folâtres voisinaient sur une table jonchée d’illustrés, à la disposition des clientes teintes et fardées, qui attendaient l’heure de la consultation en se regardant dans la glace de leur bourse d’or, en s’époussetant le bout du nez avec la houppette, en se frottant les lèvres d’un bâton de carmin.

Adrienne, Un peu gênée, s’avança gauchement jusqu’au milieu de la pièce ; regardant tour à tour chacun des employés sans savoir à qui s’adresser. Une dactylographe, avisant cette visiteuse empruntée, la prit en pitié et, s’arrêtant de pianoter, lui demanda ce qu’elle désirait.

Adrienne fouilla dans son sac à main, en tira une enveloppe, esquissa le geste de la tendre à son interlocutrice ; puis, se ravisant, dit à voix basse, avec l’accent un peu rauque des timides :

— Je voudrais parler à Me Labrousse…

— Asseyez-vous… Il vous recevra tout à l’heure.

La dactylo lui désignait les personnes qui attendaient déjà ? Adrienne ajouta doucement :

— Je viens de la part d’Edmond Descombes.

— M. Descombes !

L’employée parut impressionnée à ce nom ; elle considéra avec plus d’attention cette visiteuse modeste, vêtue si simplement. Elle finit par proposer à Adrienne :

— Écoutez… Donnez-moi votre carte, je vais toujours vous annoncer.

La dactylographe quitta sa place et pénétra dans le bureau directorial. Adrienne regarda fixement l’entrée de ce cabinet, avec une appréhension contenue. Après quelques minutes, elle vit apparaître sur le seuil de la porte un homme d’une cinquantaine d’années, grand, svelte, bien conservé ; affichant une recherche extrême, depuis la pointe de ses souliers jusqu’à ses cheveux grisonnants, partagés en bandeaux au-dessus d’un visage fatigué où pétillait l’éclat des yeux restés jeunes, où s’esquissait le sourire un peu faunesque des lèvres ironiques. Il examina les dames qui étaient là et prononça, d’un ton interrogateur :

— Mademoiselle Adrienne Forestier ?

Adrienne s’approcha précipitamment, d’un pas saccadé. L’avocat s’effaça pour la laisser passer dans son cabinet ; au grand désappointement des autres clients qui se morfondaient, attendant leur tour.

La jeune fille se tenait debout, un peu indécise, au centre de ce grand bureau somptueux dont les meubles de style et les boiseries sombres semblaient lui imposer.

— Asseyez-vous, mademoiselle, dit Robert Labrousse.

Il avait une voix froide, posée, aux sonorités égales ; un de ces organes d’orateur travaillés en vue de fournir une parole inépuisable.

Adrienne se plaça sur le bord d’un fauteuil, sans oser s’installer carrément. L’avocat suivit son manège d’un œil railleur. Il pensa : « Comment peut-elle garder son équilibre ? » et questionna :

Vous venez de la part de Descombes, mademoiselle ?

Edmond Descombes, un compagnon d’enfance, un ami de collège, le camarade qui s’associait à ses plaisirs et à ses études. Labrousse s’attendrissait en songeant à lui : ils avaient fait tous deux leur droit ; mais tandis que Robert se tournait vers les affaires, Edmond Descombes s’inscrivait au barreau, avait la chance de plaider dans un procès politique qui passionna l’opinion publique, se présentait aux élections ; et, député, se lançait résolument dans les intrigues parlementaires. Aujourd’hui, Descombes, âgé de cinquante-trois ans, était le gros client de l’étude Labrousse : il avait fondé diverses sociétés philanthropiques utiles à ses visées, dont Robert dirigeait le contentieux ; de plus, Edmond, vieux célibataire viveur, avait, au cours de sa vie galante, semé quelques bâtards dont ses amies indiscrètes s’entêtaient à lui imputer la paternité, et c’était encore Robert qui s’était entremis pour déterminer le chiffre des pensions et désarmer les maîtresses avides d’esclandre.

Robert Labrousse étudiait du coin de l’œil la visiteuse envoyée par son ami ; il la devina irrémédiablement timide à ses manières embarrassées, sa façon de baisser les paupières, son silence persistant. Il s’énerva : allait-elle lui faire perdre son temps, alors que des clients s’impatientaient de l’autre côté ? Il interrogea, avec autorité :

— Eh bien !… Que désirez-vous, mademoiselle ?

Adrienne ravala sa salive, se pencha un peu, et balbutia d’une voix sourde, en lui remettant l’enveloppe qu’elle tenait à la main :

— Cette lettre… qui est de M. Descombes… vous expliquera mieux que moi l’objet de ma démarche, monsieur.

Elle s’enhardit à dévisager l’avocat, tandis qu’il décachetait nerveusement le pli. Robert Labrousse avait la tête inclinée. Adrienne remarqua d’abord les cheveux que divisait une raie parfaite ; le front ridé de trois sillons énergiques ; le nez aquilin, légèrement busqué ; la bouche charnue, plissée aux commissures, agitée d’un tic qui, par moments, lui faisait rentrer la lèvre inférieure sous la morsure des dents aiguës ; cette bouche avait une expression ironique et désabusée. Le teint était pâle, les joues plates, fripées par les veilles. Les yeux étaient bleus ; ils se posaient franchement sur les gens, avec un regard impérieux et narquois qui décontenançait de prime abord, et séduisait ensuite. D’ensemble, cet homme plaisait beaucoup à Adrienne ; son extérieur dénotait un caractère ferme et pondéré, une froideur et une résolution qu’elle admirait chez les autres, parce que ces sentiments étaient en antithèse avec sa propre nature. Néanmoins, il avait une multitude de petites rides qui griffaient sa peau, des tempes aux paupières ; une façon lasse et souriante, à la fois, de regarder les femmes, et une coquetterie répandue en toute sa personne, qui décelaient l’homme de plaisir sous l’homme d’affaires, le jouisseur derrière l’ambitieux.

Robert Labrousse commençait de lire la lettre de son ami :

« Mon cher vieux,

« Je te recommande Adrienne Forestier. C’est une honnête fille qui est seule au monde, qui a besoin de gagner sa vie et tient à la gagner proprement : cela suffit à te faire entendre que l’existence s’annonce fichtrement compliquée pour cette petite. D’autant que tu dois constater, en ce moment, que la mâtine est plutôt jolie. C’est la fille d’un de nos anciens condisciples de Saint-Louis, l’imprimeur Forestier qui s’est suicidé, après avoir fait faillite. Adrienne a été élevée en petite bourgeoise oisive ; elle devient désormais la déclassée navrante qui s’efforce de remonter le courant. Dans sa nouvelle situation, elle se révèle d’une endurance et d’une persévérance qui m’intéressent à elle. C’est une brave enfant.

« Adrienne sort d’une école commerciale ; elle est momentanément sans place. Je t’avouerai que je redoute de la voir entrer au service d’un inconnu. Prends-la donc chez toi, comme sténo-dactylographe. Elle te sera très utile, car elle est active et consciencieuse.

« Et tu me rendras un grand service en accueillant ma protégée.

« Mes deux mains dans tes pattes.

« Edmond Descombes.

« P.-S. — As-tu recouvré mes créances, dans l’affaire Priol ? »

Les sourcils froncés, la figure maussade, Robert Labrousse méditait cette lettre. Oh ! ce Descombes… Toujours le même ! Il était possédé par la manie de protéger les gens, depuis sa plus tendre enfance. Au collège, on l’avait surnommé le « terre-neuve » : il se faisait le sauveur des élèves souffre-douleur ; sa miséricorde s’étendait sur toutes les infortunes ; car son bonheur consistait à se voir béni par le plus d’obligés possible. Et cette tendance évangélique — très sincère — avait contribué à sa réussite auprès des électeurs.

« Il m’ennuie ! songea Robert Labrousse. Il pouvait bien la caser lui-même, sa brave enfant… À quoi lui servent les œuvres de bienfaisance qu’il a créées, alors ?… Je n’ai aucunement besoin d’une dactylographe supplémentaire. »

Il glissa un regard vers Adrienne. Jolie ? Oui : pas mal… Une longue créature aux mains effilées… Quoique, personnellement, il appréciât peu ces beautés sévères de vierges byzantines aux lèvres closes et aux yeux graves. Et puis, il n’aimait pas les silencieuses, ni les femmes d’allures réservées. Au surplus, Robert Labrousse se montrait fort indifférent — ici — aux charmes auxquels il était sensible — ailleurs. Sa présence au bureau semblait lui conférer une sorte de chasteté temporaire : de dix heures à midi et de cinq à sept, il était réfractaire aux séductions d’Ève — quitte à se rattraper ensuite. Le nombre de ses clientes — la plupart jeunes et faciles — justifiait sa prudente attitude.

Il se décida à déclarer, sans entrain :

— Mademoiselle… Je ne vous dissimule point que mon ami Descombes vous recommande si chaudement que… Néanmoins, je n’ai pas d’emploi vacant, pour l’instant… Si l’occasion se présentait, je songerais à vous… Quel âge avez-vous ?

— Vingt-cinq ans, monsieur.

— Eh bien… Voulez-vous me laisser votre adresse ? Ne vous donnez pas la peine de revenir : je vous écrirai.

— J’habite à l’hôtel des Négociants, rue d’Enghien.

L’avocat inscrivait machinalement l’adresse sur son bloc-notes. Puis, il se levait.

Adrienne se sentit congédiée. La froideur de Labrousse la blessait étrangement : ce n’était pas le malaise humiliant que procure un échec deviné, mais plutôt une espèce de souffrance vague, disproportionnée à l’objet qui la causait. Adrienne ne comprenait pas. Elle leva les yeux sur Robert Labrousse et pensa, en le considérant longuement : « Pourquoi ai-je de la peine à m’en aller ? » Elle éprouvait une impression de bien-être, au contact de cet homme sérieux qui lui inspirait une sympathie respectueuse.

Comme l’avocat paraissait irrité de son immobilité, elle se résigna à sortir.

Dans la cour, un automobile luxueux stationnait, gardé par un chauffeur morose. Les initiales : R. L. entrelacées sur la portière apprenaient à la jeune fille que c’était la voiture du patron. Le luxe de la belle limousine ; le souvenir de sa visite, de cet homme mûr, élégant et distant ; tout cela se mélangea, se brouilla dans la tête d’Adrienne, y déchaînant des sensations confuses. Elle murmura :

— Voilà une maison dans laquelle je ne retournerai probablement jamais…

Puis, avec un gros soupir, elle partit à la recherche de son autobus en pataugeant dans la boue.

Robert Labrousse revenait s’asseoir devant sa table de travail. La lettre d’Edmond Descombes tomba sous ses yeux. Il la relut négligemment. Soudain, le post-scriptum le frappa : l’affaire Priol, une cause importante, un grand procès… Il réfléchit : Descombes était son gros client. Robert se dit, rêveur :

— Il ne faudrait pourtant pas le mécontenter… J’ai peut-être eu tort d’être sec avec cette jeune fille…

Ce P.-S. insidieux continuait de l’inquiéter : Descombes ne l’avait-il point réservé à dessein, à la fin de cette lettre cordiale, pour rappeler qu’il était le client sérieux à qui l’on doit des égards ? Robert conclut avec ennui :

In cauda venenum… Au diable, ce post-scriptum !



II


À sept heures du soir, le dernier client expédié, les bureaux fermés, Robert Labrousse descendit ; et s’installa confortablement dans l’auto, en ordonnant au chauffeur :

— Rentrez.

Il demeurait à Saint-Cloud. Chaque soir, ce retour dans la nuit parfumée du bois et du parc lui était un apaisement, après sa journée d’affaires. Il se penchait à la portière, aspirant l’air nocturne ; jouissant, dans un demi-vertige, de cette course rapide à travers l’obscurité où se distinguaient à peine de mystérieuses verdures noires entrevues derrière le halo lumineux des phares électriques. De temps en temps, on longeait les jardins d’un restaurant ; on entendait une musique confuse et des rires de femmes ; puis, c’était de nouveau de l’espace sombre et du silence.

Robert Labrousse était un voluptueux ; ses moindres sensations devenaient une saveur.

Il éprouvait toujours le même plaisir à se retrouver chez lui, dans sa belle propriété calme et pimpante : une villa tranquille, cachée au fond d’un grand jardin qu’isolaient des murs imposants. Cécile l’attendait, avec le petit Paul.

Labrousse s’était marié tard, par hasard, avec une femme beaucoup plus jeune que lui. Ç’avait été, pour l’avocat, l’aventure inespérée. À quarante-deux ans, une rencontre de salon l’avait placé en face d’une jeune fille de vingt ans, Cécile Guyot, la fille d’un ancien avoué, qui s’était éprise de Robert, séduite par ce prestige énigmatique qui auréole l’âge mûr et charme les cœurs juvéniles. L’ingénue moderne choisit Arnolphe et repousse le coquebin : notre adolescence préfère les feuillets jaunis des livres trop lus au néant des pages blanches.

Cécile avait voulu épouser Robert, lui apportant, en plus d’une grosse dot, l’influence d’une parenté de choix. Gendre d’un avoué : c’était, pour l’homme d’affaires, la consécration officielle de son honorabilité professionnelle ; sa position s’en ressentait.

Robert avait à l’égard de sa femme l’affection du joueur envers son fétiche : il lui était reconnaissant de son bonheur et la chérissait tendrement ; mais il ne lui rendait guère sa passion. Cécile l’aimait trop fervemment pour qu’il fût capable de lui témoigner de l’amour. Il semble que l’homme soit refroidi par les démonstrations sentimentales et blasé des victoires faciles ; certaines comprennent cela et savent jouer le rôle de dédaigneuses : l’indifférence est le piment de l’amour. Cécile n’avait rien d’une comédienne.

De plus, Robert ne goûtait point le charme des grâces bourgeoises et des beautés vertueuses ; les jeunes filles ne l’avaient jamais attiré ; et sa femme lui paraissait aussi monotone qu’un ciel limpide. Son désir ne s’éveillait qu’au contact des attraits frelatés, des plaisirs canailles et des frimousses vicieuses. Il en est du cœur comme de l’estomac : certaines gens ont besoin de la cuisine de restaurant pour exciter leur appétit.

Cécile Labrousse avait passé les premières années de son mariage sans soupçonner les sentiments réels de son mari. La naissance de son fils ; ses joies et ses préoccupations maternelles avaient absorbé son temps. Aujourd’hui, Paul, âgé de sept ans, commençait de lui échapper : les heures de lycée le tenaient éloigné ; de retour à la maison, c’était un petit bonhomme studieux, silencieux, rédigeant ses devoirs ; auprès duquel la mère, pensive, pouvait rêver… Et puis, l’approche de la trentaine, — l’âge sensuel — affinait la sensibilité de Cécile. Elle remarquait, à présent, la légèreté indifférente, les réticences de Robert. Une jalousie sournoise la tenaillait d’inquiétude : la vie affairée que menait son mari était si propice à dissimuler ses infidélités possibles ! Il lui semblait, depuis quelque temps, qu’un parfum étranger se glissait dans leur intimité, flottant sur les vêtements de Robert, imprégnant sa moustache. Il avait changé la coupe de ses cheveux, abandonné les teintes sombres pour porter des gilets de fantaisie, même au bureau ; son vocabulaire s’enrichissait d’expressions neuves, de manières de parler inhabituelles qui décelaient l’influence récente d’une connaissance inconnue.

Et cependant, lorsqu’elle considérait son mari, dînant paisiblement en face d’elle, taquinant leur fils, savourant béatement la paix du home, Cécile eût été tentée de croire ses craintes mal fondées à l’aspect de cet homme de foyer. Mais un regard de Robert, animant ses yeux bleus qui devenaient si caressants lorsqu’ils se posaient sur une forme féminine ; un regard lointain, évoquant des choses qu’elle ne savait pas, ravivait toutes les appréhensions de Cécile.

Et ces silences prolongés où son mari s’absorbait fréquemment tourmentaient également la jeune femme. Qu’avait-il ? Où courait sa pensée, tandis qu’il restait là, immobile et muet, en face d’elle ; lui offrant l’énigme de son visage morne et de ses prunelles vagues ?

Ce soir encore, Robert reprenait cette attitude contrainte et préoccupée : son esprit fuyait du logis, tandis que sa main flattait machinalement la tête blonde du petit Paul.

Cécile avait la révélation de cette dualité du mâle qui continue d’être un père affectueux, un époux attaché : alors que ses caprices de chair lui font vivre d’autres existences parallèles, ignorées de sa famille, équivoques, secrètes et redoutables.

Étreinte d’une angoisse sourde qui lui rétractait l’estomac, Cécile finissait par interroger :

— Qu’est-ce que tu as, Robert ?… À quoi songes-tu ?

À cet instant, Labrousse ne justifiait guère les soupçons de sa femme : il était en train d’évaluer les bénéfices réalisés chaque année sur les affaires que lui confiait Descombes ; et méditait : après tout, ne ferait-il pas mieux d’employer la protégée d’Edmond ? En l’évinçant, il risquait de fâcher son ami. En la prenant, il utilisait, en somme, ses services ; et les émoluments qu’il lui offrirait seraient une sorte de prime payée à son meilleur client. Robert se disait judicieusement : « Qu’est-ce que le traitement d’une dactylographe, en regard du dossier Descombes ?… Ce cher ami représente à lui seul deux dixièmes de mon chiffre d’affaires : il mérite que je lui serve un petit intérêt de son argent. »

À la question de Cécile, Robert, interloqué, releva la tête et regarda sa femme : Cécile avait un visage de poupée blonde aux yeux candides, au menton gras, aux lèvres boudeuses ; elle conservait un air d’extrême puérilité qui la faisait paraître encore gamine à vingt-neuf ans.

Robert, amusé et trompé par cette allure « enfant », attribuait à sa femme une intelligence médiocre incapable de s’intéresser aux sujets sérieux. Il ne lui parlait jamais de ses affaires, ni de ses soucis. Il la traitait de même que Paul, la considérant avec cette condescendance attendrie qu’il témoignait au marmot de sept ans.

Aussi, répliqua-t-il d’un ton agacé :

— Ma chère amie, si les choses auxquelles je pense étaient de ton ressort, je te le dirais… Mais ce sont des histoires assommantes qui concernent le bureau… Es-tu fatigante, avec ta manie de vouloir savoir à quoi je réfléchis dès que je me tais pendant cinq minutes !

Ces impatiences fréquentes de Robert étaient encore pour Cécile un indice : autrefois, il ne l’aurait pas brusquée ainsi ; ces humeurs trahissaient la satiété conjugale.

La jeune femme répondit doucement :

— Je te sens loin de moi… Tu es ici ; et tu es absent.

— Des phrases !…

L’avocat ajoutait, d’un air excédé :

— La vérité, c’est que j’ai des obligations urgentes, qui m’ennuient… Un rendez-vous que je veux fixer pour demain à quelqu’un qui m’embête joliment… Et puis, cette soirée du ministère de l’Instruction publique à laquelle je dois assister… Descombes m’y attend.

Se levant avec un geste las, Robert Labrousse marcha vers son secrétaire et l’ouvrit : il avait résolu d’écrire immédiatement à Adrienne avant qu’elle eût le temps de revoir Descombes. Il rédigea rapidement sa lettre ; puis, quitta le salon en déclarant :

— Je vais m’habiller.

La lettre était restée sur la tablette du secrétaire. Cécile s’approcha vivement et déchiffra la suscription que portait l’enveloppe :

Mademoiselle Advienne Forestier.


Hôtel des Négociants, rue d’Enghien.


La jeune femme inspectait d’un regard soupçonneux ce pli fermé qui contenait la préoccupation de Robert. Une cliente ? Mais se pouvait-il qu’une personne logeant en meublé, rue d’Enghien, fût une cliente assez importante pour que son mari continuât de s’en soucier, en dehors des heures du bureau ? Défiante, Cécile murmura :

— Il paraît qu’il s’appelle : Adrienne Forestier, le quelqu’un qui l’embête joliment…

Sa mémoire enregistrait ce nom, comme on retient le mot d’une charade à force de subir l’obsession de la devinette.

Labrousse rentra dans la pièce, endossant son vêtement d’auto par-dessus son frac. Il se dirigea vers le secrétaire, fourra l’enveloppe dans sa poche ; puis, revenant à sa femme, il effleura les cheveux de Cécile d’un baiser rapide ; et dit d’une voix brève :

— Bonsoir, ma chérie… Dors bien… ne te couche pas trop tard.

Inquiète, vaguement irritée, Cécile regarda son mari s’élancer dans la limousine, d’un élan joyeux et fébrile à la fois.

La voiture ramena Robert à Paris. Devant le ministère, Labrousse descendit et renvoya son chauffeur :

— Vous pouvez rentrer, Germain… M. Descombes me reconduira dans son auto.

Un instant, Robert suivit des yeux la voiture qui s’éloignait, ensuite, traversant le trottoir, il héla un taxi maraudeur et cria d’une voix gaie :

— Au Théâtre-Parisien !



III


— Adrienne !

Il était midi et demi. Robert Labrousse, qui sortait de son bureau, s’apercevait que tous ses clercs étaient partis ; seule, dans l’étude désertée, la nouvelle dactylographe s’attardait, rangeant quelques papiers, avant de s’en aller.

Adrienne Forestier était au service de Labrousse depuis deux mois. L’avocat la trouvait intelligente et zélée ; il la sentait dévouée ; peu à peu, il prenait l’habitude de lui confier les copies importantes, d’encourager son initiative ; excitant la jalousie de l’autre dactylographe, Mlle  Claire, qui dénigrait sournoisement cette intruse auprès des employés. Une suspicion générale enveloppait la protégée du patron.

Robert continua, en se rapprochant de la jeune fille :

— Adrienne… Puisqu’il n’y a plus personne, ici… voulez-vous me rendre le service de passer chez Descombes, avant le déjeuner… Il faut que je lui communique immédiatement une pièce de son dossier… c’est urgent. Cela vous donnera l’occasion de revoir votre vieil ami.

— Oui, monsieur.

Adrienne remettait son canotier, sa jaquette. Et comme ses gestes les plus simples révélaient une distinction innée — si différente de l’élégance prétentieuse, du genre « demoiselle de magasin » des filles du peuple qui portent chapeau — Robert éprouva le besoin de lui manifester cette politesse embarrassée que nous inspire tout déclassé.

Il questionna, avec une familiarité un peu contrainte :

— Cela ne vous ennuie pas, au moins ?

— Au contraire, monsieur.

— D’ailleurs, c’est votre faute, Adrienne… Vous êtes toujours la première arrivée et la dernière partie : alors, on s’adresse à vous.

La jeune fille souriait, heureuse de l’éloge. Elle répondit avec feu :

— Je n’ai aucun mérite, monsieur… Je me plais ici : j’aime le bureau… Il dégage une impression apaisante et tranquille ; on s’y absorbe dans une besogne si intéressante ! J’y oublie mes propres soucis à force d’étudier les soucis des autres… J’ai même pris en affection les choses qui m’entourent : les fauteuils de moleskine et les rideaux de serge verte : ce sont des amis que je retrouve avec plaisir chaque matin, que je quitte à regret chaque soir… Voilà pourquoi je reste longtemps… J’aime le bureau, monsieur.

L’avocat souriait, d’un air de raillerie indulgente. Drôle de petite femme étrange et baroque, cette Adrienne Forestier !… Mais si travailleuse, si empressée… On pouvait lui pardonner ses bizarreries.

Il détourna les yeux, gêné par le regard ardent qu’Adrienne posait sur lui. Il songea : « Elle m’agace, par moment ! » Puis — s’occupant trop peu de sa dactylo pour analyser ce sentiment d’irritation — il se jugea nerveux et blâma son injustice.

Adrienne et Labrousse descendirent ensemble.

Dans la cour, à l’instant où l’auto allait démarrer, Robert proposa avec bienveillance :

— Voulez-vous que Germain vous dépose chez Descombes, Adrienne ?… C’est sur mon chemin.

Adrienne rougit. Certes, elle s’épargnerait une fatigue en acceptant cette offre ; mais M. Labrousse avait dit : « Voulez-vous que Germain vous dépose… » Cela signifiait que le patron, malgré sa bonté, gardait les distances ; et qu’elle devrait monter à côté du chauffeur… Une bouffée d’orgueil la raidit. Elle répliqua vivement :

— Merci, monsieur… Je préfère marcher : une course est une vraie promenade, par ce beau temps !

Et prenant un air guilleret, Adrienne s’en fut, à jeun, sous un soleil qui lui cuisait les épaules.

Quel accueil différent, dans ce coquet rez-de-chaussée de l’avenue de Messine où le député Descombes la recevait, avec une exclamation de joyeuse surprise !

Tout de suite, Edmond Descombes s’écriait :

— Nous allons déjeuner ensemble, hein, ma petite amie ?

Ici, Adrienne recouvrait l’illusion de son existence d’antan. Edmond Descombes s’agitait, galant et paternel, lui avançant un fauteuil, glissant un coussin sous ses pieds. Elle savourait ces attentions qui la laissaient indifférente au temps où chacun les lui prodiguait. Elle songea : « Si c’était Me  Labrousse qui fût ainsi envers moi !… J’aurais voulu le connaître à l’époque où j’étais son égale. »

Descombes la regardait, de ses bons yeux affectueux. C’était un quinquagénaire sympathique qui teignait ses cheveux gris en châtain foncé et soignait son visage encore frais avec la minutie d’une vieille coquette. Il se désolait à la pensée de paraître son âge, car il adorait les femmes et souhaitait de leur plaire longtemps. À rebours de son ami Robert Labrousse qui s’habillait en jeune homme et vêtait ses cinquante ans d’étoffes claires, Edmond Descombes préférait les costumes sombres qui affinaient sa taille restée souple au prix d’une gymnastique sévère. Ces deux hommes réalisaient, chacun dans son genre, deux types caractéristiques de viveurs : Robert, voluptueux au cœur sec, ne s’abandonnant qu’à sa sensualité ; Edmond, plus faible, plus câlin, adoucissant son vice d’un brin de tendresse : il y avait du père autant que de l’amant dans ses manières à l’égard de ses trop jeunes maîtresses.

Edmond Descombes avait pour Adrienne le respect exagéré que les hommes, habitués au commerce des filles, éprouvent en face d’une honnête femme qui n’est point laide, ni contrefaite. Ils se récrient d’admiration devant une beauté qui ne se tarife pas, au lieu de trouver sa vertu toute naturelle. Car, la plupart du temps, le cynisme des faux blasés n’est qu’une forme de leur naïveté.

Descombes marquait encore plus d’estime à Adrienne, depuis que la jeune fille avait fait l’épreuve de cette considération mondaine qui vous salue plus ou moins bas suivant le taux de votre fortune. Notre situation dans la société ne ressemble-t-elle pas à notre place au théâtre ? Si j’occupe une loge, le monsieur de l’orchestre vient me baiser la main, pendant l’entr’acte ; si je suis assise à la deuxième galerie, il affecte de ne m’avoir point vue. Et cependant, je suis la même femme ; j’ai le même charme, la même grâce, le même sourire, les mêmes épaules… Mais c’est au prix de mon siège que l’on rend hommage.

Adrienne était très reconnaissante à Descombes de son attitude. Elle l’appréciait d’autant plus qu’elle pouvait la comparer avec la conduite d’autrui : nous ne songerions peut-être jamais à remarquer le dévouement d’un ami, si l’indifférence du prochain ne nous en faisait sentir le mérite.

Après avoir laissé Adrienne s’acquitter de la commission dont l’avait chargée Labrousse, Descombes, abandonnant le terrain des affaires, questionna avec intérêt :

— Eh bien !… Vous plaisez-vous chez Robert ?

Sans attendre sa réponse, il demanda sur le même ton :

— Aimez-vous la selle d’agneau ?… Je crois que vous ne buvez pas de vin ?

Assise vis-à-vis d’Edmond qui la servait avec des soins délicats, Adrienne jouissait de ce repas intime, en tête-à-tête, dans cette salle à manger bien moderne dont le buffet bas, garni de marbre blanc, avait l’air d’un lavabo.

Elle dit d’une voix pensive :

— M. Labrousse est parfait pour moi ; il commande avec tant de tact que l’on a plaisir à lui obéir… C’est le patron rêvé. Et je vous remercie profondément de m’avoir valu cet emploi… que je n’aurais jamais obtenu, sans vous.

Descombes plaisanta :

— Quel accent solennel !… Vos paroles sont gaies et elles sonnent tristes : c’est donc une pièce fausse, ce bonheur-là ?

Adrienne expliqua :

— Je ne suis pas traitée fort gentiment par mes collègues : on sait que je fus reçue dans la maison, grâce à des protections… et on me le reproche — de mille manières… Mlle  Claire est mon ennemie : c’est une vieille fille perfide et menue, une mauvaise fourmi qui cherche à piquer… Les clercs me déclarent poseuse et fière. Tout cela… ce sont des riens sans importance, n’est-ce pas ?… Et Me  Labrousse est si bon pour moi… Je comprends qu’il soit votre ami : il a une nature si généreuse, si charmante… Seulement, voilà… Devant lui, je rougis un peu d’être une subalterne… Je suis bête ! Je me gâte ma chance.

Descombes la considéra, d’un regard attendri :

— Non, ma petite Adrienne… Je sens très bien ce qui se passe en vous… Vous supportiez dignement l’adversité tant qu’elle ne consistait qu’en privations, car vous êtes une vaillante… Mais vous avez moins souffert d’être transplantée hors de votre milieu que vous ne souffrez aujourd’hui d’y avoir repris votre place, sans pouvoir y reprendre votre rang. L’humilité chrétienne est la vertu des cœurs faibles : ceux qui possèdent l’orgueil d’être forts n’ont point le courage négatif de la pratiquer… Vous êtes une petite barre de fer qui s’efforce en vain de plier. Ce n’est rien d’habiter une chambrette meublée, quand on a connu la douceur d’un appartement luxueux ; c’est presque amusant de porter des robes de quatre sous, dans lesquelles on est encore plus gracieuse et plus jolie qu’au temps où l’on exhibait ses toilettes sur les plages normandes… mais c’est terriblement dur de servir ses pairs… Ah ! la rude épreuve !… Robert est d’une courtoisie extrême ; toutefois, il ne sait vous épargner certains froissements… Et ça vous blesse d’avoir pour maître un ami de votre vieil ami. L’amour-propre des femmes est une sale invention ! Pourquoi vous obstinez-vous ? Pourquoi cette volonté de vous débrouiller toute seule, sans appui ? Je vous aurais aidée si volontiers… Vous avez refusé mon assistance, au lieu de vous risquer dans quelque entreprise, commanditée par moi, où vous eussiez travaillé en toute indépendance sans éprouver les mortifications d’une salariée.

— Mais je vous assure que vous vous trompez absolument !

Adrienne protestait avec énergie. Elle ajouta :

— Vous avez discerné, à travers mes propos, cette tristesse singulière à laquelle je suis en butte depuis mon entrée à l’étude Labrousse… Vous l’attribuez à un sentiment de fierté — bien mal placée, avouez-le ! Et c’est une erreur… Je suis trop fière, justement, pour avoir de ces fiertés-là : tant que je mépriserai les conventions mesquines, je ne croirai pas déchoir. Ça m’est bien égal de recevoir des ordres, allez ! du moment que je les exécute consciencieusement… Non. C’est autre chose… Je ne me l’explique guère moi-même… Je suis satisfaite de mon sort ; et, pourtant, j’ai des mélancolies bizarres… Une remarque un peu sévère de M. Labrousse me plonge dans le désespoir… Et s’il me complimente, au contraire… j’ai envie de pleurer, nerveusement. Je deviens peut-être neurasthénique…

Elle conclut fermement :

— Tout ce que je peux vous affirmer, c’est que ma position présente me convient à merveille et que je serais horriblement malheureuse s’il me fallait quitter Me  Labrousse !

Edmond Descombes l’avait écoutée attentivement, les sourcils froncés, l’air songeur.

Il médita quelques instants, suivant des yeux les arabesques invisibles dont son ongle rayait la nappe ; puis, scrutant Adrienne d’un regard pénétrant, il dit, sur un ton détaché :

— À la bonne heure… Le contraire m’eût étonné. Robert possède une nature aimable : il gagne tous les cœurs… C’est un de ces charmeurs qui attirent et qui séduisent, exerçant cet ascendant agréable sur leurs supérieurs et leurs inférieurs ; sur leurs parents, leurs amis, leurs maîtresses… Et il en profite, le gredin !

Les regards de Descombes s’enfonçaient plus profondément dans les prunelles d’Adrienne, sondant ces deux ronds d’eau sombre où notre pensée scintille et se dérobe avant qu’on la saisisse, tel un reflet de soleil qui miroite au ras des vagues et s’éteint presque aussitôt.

Il poursuivit, avec une légèreté affectée :

— Il raffole des aventures… Je l’ai toujours connu à la recherche d’un sourire inédit, poursuivant mille conquêtes, lâchant l’une pour entreprendre l’autre… Le mariage l’avait assagi pendant quelque temps… Bah ! c’était le sommeil trompeur du lion repu. Le voilà réveillé : il repart en chasse… Ce cher Robert est un délicieux libertin.

Le député épiait Adrienne, d’une œillade oblique. La jeune fille était plus pâle que de coutume. Elle murmura :

— M. Labrousse s’amuse… même à présent ? Il me semble que le lion est tout près de devenir vieux…

— Bigre !… Et c’est moi qui reçois le coup de pied de l’âne : Robert est mon cadet, chère amie… Je me sens pourtant fort capable… Enfin, n’insistons pas. Mon Dieu ! oui : Robert s’amuse encore actuellement. Vous ne voyez que le grave Labrousse qui travaille à son bureau. Vous ignorez le Labrousse nocturne qui sable le champagne dans le monde où l’on ne s’ennuie pas.

— Il a une maîtresse ? questionna vivement Adrienne.

Descombes ne parut point remarquer le trouble de la jeune fille. Il répliqua avec bonhomie :

— Mais comment donc !… Elle est même fort jolie.

— Jeune ?

— Elle se donne dix-huit ans et doit en avoir vingt-deux.

— Brune ?

— Blonde.

— Comment s’appelle-t-elle ?

— Mistiche.

— Quel drôle de nom !

— C’est son nom de théâtre Mistiche joue en ce moment au Théâtre-Parisien. C’est une de ces petites grues de coulisses, de ces acteuses sans talent qui considèrent le tréteau comme un trottoir — de meilleur aloi et de rapport plus lucratif. Sa grâce faubourienne et ses manières cocasses ont emballé Robert… Elle le trompe, naturellement ; peut-être s’en doute-t-il… N’importe : il est subjugué ; son caprice est presque un amour ; et cette liaison de rencontre devient une douce habitude…

— Mon cher ami, je vous demande pardon : il est deux heures ; il faut que je retourne au bureau.

Adrienne interrompait Descombes, d’une voix brève et saccadée. Elle se levait et prenait congé, avec une hâte soudaine, une nervosité évidente. « Je suis fixé, » pensa le député.

Resté seul, il commença d’arpenter le salon de long en large, très préoccupé. Soudain, il jura :

— Parbleu : elle l’aime !… Ah ! sacré nom d’un chien !… Ma petite Adrienne : une enfant si méritante ; la fille de mon pauvre Forestier… Elle se prépare un fameux chagrin… Je suis navré… Que faire ?

Tout à coup, Descombes s’arrêta. Il se trouvait devant un miroir : il contempla ce monsieur teint et soigné qui avait six mois de plus que Robert Labrousse. Et changeant brusquement de physionomie, le vieux beau, redressant sa taille mince, murmura avec un sourire avantageux :

— Ah ! çà… On peut donc être encore aimé pour de bon, à notre âge ?



IV


« Il a une maîtresse, » songeait Adrienne.

Depuis sa visite à Descombes, elle ne pensait qu’à cette révélation : Robert Labrousse, l’homme sérieux, admiré par elle ; le « patron », enfin ! menait une vie déréglée…

En lui faisant ces confidences scabreuses, Edmond Descombes obéissait à deux raisons : d’abord il tenait à vérifier ses soupçons en tendant à l’amour présumé d’Adrienne le piège infaillible de la jalousie ; ensuite, il s’efforçait d’anéantir cette passionnette sentimentale grâce à son indiscrétion voulue sur la vie galante de Robert : ce portrait ressemblant d’un licencieux banal, berné par une petite gourgandine, ne risquait-il point de refroidir une créature aussi sensible et originale qu’Adrienne ?

Le député aimait trop les femmes pour bien les connaître. Il ne se disait pas que c’est rarement à la supériorité d’un homme que leurs sentiments s’adressent — alors que l’image d’une rivale, fût-elle méprisable, excite toujours leur instinct d’émulation.

Adrienne, cinglée par les propos de son vieil ami, revenait au bureau dans un état de fièvre et d’exaspération maladive qui l’éclairait subitement. Elle avait la même exclamation que Descombes :

— Parbleu : je l’aime !

Elle ajoutait avec amertume :

— Sans cela, que m’importerait son existence, en dehors du contentieux ?… C’est son droit, de s’amuser, d’avoir des maîtresses… Pourquoi sentirais-je cette douleur intolérable qui me comprime le cœur ; et cette petite boule qui m’étrangle, à la gorge… si je n’étais pas jalouse en me représentant ces choses ?… J’aime M. Labrousse… C’est un homme qui n’est plus jeune, qui n’a jamais été beau et qui ne m’honore d’aucune attention… Cependant, je l’aime. Je ne peux pas m’expliquer ça… Je ne me suis encore éprise de personne ; je me croyais sérieuse, puisque j’ai atteint mes vingt-cinq ans sans avoir commis de bêtise… Et c’est un monsieur marié, partagé entre sa famille et ses plaisirs, que je m’en vais choisir sottement !

Atterrée, consternée, elle résumait sa situation avec la lucidité des désespérés :

— Ça date de notre première entrevue… Ses yeux bleus m’intimidaient délicieusement et le petit coin mouvant de ses lèvres m’attirait, quand il parlait… Je me suis imaginé qu’il m’inspirait une affection déférente : son âge me rassurait… Étais-je folle ! Comme si les femmes ne sont pas toutes les mêmes : dès que nous éprouvons, à l’égard d’un étranger, un autre sentiment que l’indifférence, à quoi bon nous donner le change ?… Nous prononçons le mot : amitié, mais c’est le diminutif d’amour.

Adrienne ne retirait aucun regret, aucune honte de sa découverte. Elle ne murmurait pas : « Si j’avais su ! » Elle en était encore à la première période de sa passion, la période de violence et de fougue où l’on se dit : « Je veux ! » en ne considérant que l’intensité de l’amour ressenti.

Il lui semblait que l’effet de réagir eût été un demi-suicide : tâcher à oublier, c’est mourir un peu ; quand la joie de vivre ne vous apparaît que sous la forme d’une seule espérance. Jusqu’ici, l’existence d’Adrienne avait consisté en l’expérience des différentes sortes de difficultés pécuniaires et de la nécessité absolue de se donner beaucoup de peine pour gagner peu d’argent ; son ambition morose pouvait se comparer à celle d’un Sisyphe qui aurait déjà vu son rocher retomber plusieurs fois : elle ne désirait plus rien, à force de douter de tout.

Et tout à coup, sous l’effet brutal d’une conversation dangereuse, Adrienne venait d’entrevoir le véritable intérêt de son avenir : le bonheur d’aimer, la peur de souffrir. Inquiète mais résolue, elle décidait de poursuivre le seul but possible : plaire à Robert Labrousse.

C’est un homme marié ? Qu’importe ! Sa femme ?… Il la trompe déjà. D’ailleurs, un premier amour est trop impétueux pour s’embarrasser de scrupules. L’unique obstacle à considérer c’est la maîtresse : elle est assez piètre et d’une condition sociale indigne ; mais telle quelle, elle a su charmer Labrousse : c’est donc une ennemie à redouter — à combattre…

Adrienne réfléchissait, accoudée devant sa machine à écrire. Elle prit subrepticement sa petite glace de poche et s’examina minutieusement : « Moi aussi, je suis jolie… Mais Descombes dit qu’elle est blonde… Il n’aime peut-être pas les brunes ?… Et puis, elle est plus jeune que moi. »

Mordue d’angoisse, Adrienne se figurait ce que pouvaient être les avantages, la fraîcheur et les attraits d’une femme plus jeune qu’elle ; et ses vingt-cinq ans ingénus connaissaient les affres d’une quadragénaire dédaignée qui envie la jeunesse étincelante d’une rivale.

« Il faut que je la voie ! » songea impérieusement Adrienne.

Elle se leva, regardant autour d’elle comme pour chercher quelque inspiration. Ses yeux parcouraient machinalement les rayons de la bibliothèque où s’alignaient des reliures sévères. Soudain, avisant un annuaire mondain, elle le prit, l’étendit sur sa table et le feuilleta rapidement jusqu’à la lettre M.

Entre l’adresse du marquis de Miramont et celle de M. Miston, le grand distillateur (Demandez l’apéritif Miston. — Se méfier des imitations) une ligne indiquait :

« Mistiche (Mlle ). Artiste dramatique,
5, rue de Saint-Senoch. »

Artiste dramatique… Cette mention fit sourire Adrienne, avec un haussement d’épaules. Puis, elle relut l’adresse. Mistiche… le petit nom drôlatique lui produisait l’effet d’une pichenette qu’elle aurait reçue… Ces deux syllabes énigmatiques et gouailleuses la défiaient et l’irritaient d’être le paraphe qui signait l’aventure de Robert Labrousse… Mistiche… Oui, ce nom frappait bien comme une chiquenaude lancée d’un doigt sec.

— Voyons, mademoiselle Forestier : il y a une heure que le patron vous appelle !

Adrienne sursauta : en face d’elle, sa collègue, Mlle  Claire — une vieille fille anguleuse — enchantée de la surprendre en faute, lui désignait Me  Labrousse qui, visiblement impatienté, attendait sur le seuil de son cabinet qu’Adrienne lui répondît.

La jeune fille se précipita ; tandis que Mlle Claire chuchotait avec malveillance :

— Elle se dérange, l’employée modèle ; elle se reluque dans sa glace et baye aux corneilles, au lieu de travailler…

Adrienne, un peu confuse, suivait Me  Labrousse dans son bureau, attendant ses ordres. Robert reprocha négligemment :

— Qu’est-ce que vous aviez donc, tout à l’heure ?… Vous dormiez ? J’ai sonné trois fois.

Puis, il se mit à lui dicter une lettre.

Robert parlait sans regarder Adrienne ; il examinait ses mains, qu’il avait fort blanches, et polissait ses ongles enduits de vernis comme ceux d’une femme. À un moment donné, il leva la tête, d’un mouvement machinal ; et s’aperçut avec stupéfaction que sa sténographe n’avait pas encore écrit un mot et le considérait fixement, profondément, hypnotisée.

Robert gronda :

— Ah ! çà… Vous ne m’écoutez pas !

Adrienne pensait : « Voilà l’amant de Mistiche. » Elle détaillait ses traits, son teint mat, ses lèvres épaisses ; sa moustache blonde où couraient des fils d’argent ; ses yeux bleus au reflet verdâtre. Elle se demandait : « Comment est-il, lorsqu’il courtise une femme ? Quelle douceur passe dans ses prunelles et quelles phrases prononce-t-il ? »

Robert l’interpellait, moitié fâché, moitié souriant :

— Êtes-vous distraite, aujourd’hui ! Vous rêvez à vos amours ?

— Je n’ai pas d’amoureux, monsieur.

Adrienne avait répliqué d’une voix sifflante, blessée à l’idée que Labrousse pût lui soupçonner une intrigue vulgaire. Elle dardait ses yeux sombres sur le visage de l’avocat ; et criait tout bas : « C’est toi que j’aime… Et tu ne comprends rien… Et tu t’en moquerais, du reste !… Je ne suis pas une Mistiche, moi. »

Robert, déconcerté, se dit : « Pourquoi me lance-t-elle des regards farouches ? »

Les manières bizarres d’Adrienne lui inspiraient une sorte d’appréhension. La jeune fille lui paraissait d’une mentalité presque redoutable à force d’être inintelligible. Il éprouvait à son contact le malaise et l’énervement que nous procure le voisinage d’un déséquilibré, d’un innocent, d’un malade délirant ; bref, de tout être anormal dont la pensée nous échappe. Il songea : « Est-ce qu’elle ne serait pas un peu maboul, la petite amie de Descombes ? »

Et il l’interrogea, sur un ton rude :

— Qu’est-ce que vous avez, à la fin ?

Adrienne se retint de pleurer. Il ne devait pas brusquer ainsi sa maîtresse ! À l’aide de quelles séductions pouvait-on conquérir cet homme ?…

Elle répondit en balbutiant :

— J’ai une migraine très douloureuse, monsieur… J’en reste hébétée… Je vous demande pardon.

— Eh ! bien, il fallait le dire plus tôt ! Allez vous reposer, si vous êtes souffrante : je vous autorise à quitter le bureau immédiatement.

— Merci, monsieur.

Robert ressentait le besoin de se débarrasser momentanément de cette présence qui l’agaçait, sans qu’il s’expliquât pourquoi. Il ajouta :

— Envoyez-moi Mlle  Claire, à votre place… Au cas où votre indisposition persisterait, je vous donne campos pour demain.

Adrienne rentra dans l’étude et se disposa à partir, sous le regard hostile de Mlle  Claire qui remarqua aigrement qu’il est fort profitable de se relâcher dans son service lorsqu’on possède la faveur du maître : à la place de remontrances, on s’attire un congé supplémentaire. Et les clercs — blessés en leur esprit d’égalité bureaucratique par la chance de la camarade qui s’octroyait un jour de liberté qu’ils n’auraient point… répétèrent à tour de rôle :

— Décidément, Adrienne est bien avec le patron !



V


Adrienne sortit de l’étude, sous l’empire de son idée fixe : « Je veux voir cette Mistiche. » Elle résolut de choisir le moyen le plus simple : se rendre le soir même au théâtre où jouait la maîtresse de Robert. Pour Adrienne, cette entreprise se compliquait de soucis dérisoires en leur importance mesquine : d’abord, le prix du spectacle ; le Théâtre-Parisien est une de ces bonbonnières des boulevards qui semblent rattraper, par leur tarif exorbitant, le défaut d’espace qui restreint le nombre de leurs places.

Ensuite, la toilette : Adrienne n’avait pas de robe de soirée ; elle rougissait de paraître, en tenue trop modeste, dans une salle exiguë où il lui serait impossible de se dissimuler : M. Labrousse pourrait, se trouver là, l’apercevoir… Quel affront !

Mais l’envie qui la dévorait balaya ces préoccupations secondaires. Adrienne conclut :

— Oh !… Et puis, zut !

Elle rentra chez elle afin de prendre de l’argent : elle voulait retenir son fauteuil en location pour le choisir au milieu du premier rang, le plus près possible de cette femme qu’elle contemplerait passionnément ; étudiant ses traits ; cherchant à découvrir sa vraie chair sous le fard, son âme de linotte à travers ses grimaces.

Puis, Adrienne redescendit en calculant quelles menues économies, réalisées péniblement les jours suivants, représentaient ces dix francs qu’elle allait dépenser d’un seul coup : les six sous de l’autobus quotidien supprimés pour plusieurs semaines ; un achat de lingerie reporté à une autre époque ; le shampooing mensuel chez le coiffeur remplacé par un lavage incommode dans sa cuvette où elle s’éclaboussait d’eau (elle avait les cheveux si longs !).

En arrivant devant le Théâtre-Parisien, Adrienne ne put réprimer un geste de dépit.

L’affiche annonçait :

Relâche, pour répétitions générales.

Elle n’avait point prévu cela : les représentations étaient interrompues. Ce contretemps exacerba son désir. Que résoudre ?… À tout hasard, elle pénétra à l’intérieur du théâtre. Le vestibule était vide, le bureau fermé. Adrienne pivota sur ses talons, indécise.

Soudain, elle eut l’idée de s’adresser au concierge.

Se glissant à demi par l’ouverture d’une porte entre-bâillée sur une loge sombre qui exhalait un relent de friture et de soupe aux choux, Adrienne interrogea :

— Pardon, monsieur… Pourriez-vous me renseigner ? Je désirerais savoir quand passe le prochain spectacle ?

Quelque chose bougea dans le fond de la pièce. Un gros homme s’avança lourdement, comme à regret ; et daigna marmonner :

— C’est une revue.

— Oui… mais quand passe-t-elle ?

— Sais pas au juste… La semaine prochaine, probablement.

Adrienne fit un effort prodigieux et parvint à bredouiller, d’une voix hésitante :

— Est-ce que mademoiselle… Mistiche… jouera, dans cette revue ?

— Bien sûr. Elle vient répéter tous les jours ; elle était là tout à l’heure… Y a pas cinq minutes qu’elle a envoyé chercher une auto pour rentrer chez elle.

— Merci.

Adrienne se retira lentement. Au dehors, elle examina les photos d’actrices réunies dans un cadre, sur la porte du théâtre ; mais Mistiche n’était point une vedette, et son portrait ne s’y trouvait pas. Ces déconvenues successives avivaient la curiosité d’Adrienne ; elle murmura avec l’impatience boudeuse d’un enfant :

— Je n’attendrai pas jusqu’à la semaine prochaine… Je veux la voir maintenant !

Elle en était à ce point d’énervement où l’on envisage sans sourciller les combinaisons les plus déraisonnables pour parvenir à ses fins. Elle ne songeait qu’au moyen de mettre son projet à exécution, coûte que coûte. Douée d’une imagination ardente qui lui avait valu tous les premiers prix de composition française, durant ses études ; qui avait adouci ses déboires en peuplant ses rêves de revanches merveilleuses ; mais qui l’incitait fréquemment à dénaturer la réalité, Adrienne faisait appel à ses facultés inventives, élaborant déjà une dizaine de plans romanesques.

Elle descendait la rue Scribe d’un pas nonchalant ; un peu alanguie ; fatiguée à force de réfléchir, d’agencer cent histoires invraisemblables. Elle tâtait, entre les mailles de sa bourse, les deux pièces de cinq francs qu’elle avait compté dépenser le soir même. De ce qu’il ne remplirait point l’usage auquel il était destiné, cet argent perdait toute sa valeur aux yeux d’Adrienne. Elle eût éprouvé une âpre satisfaction à gâcher cet argent inutile ; à le gaspiller, dans un mouvement d’horripilation passagère.

Et tout à coup — de se sentir les jambes lasses et d’apercevoir les beaux automobiles de place rangés devant le Grand-Hôtel — Adrienne décida :

— Je vais rentrer en voiture… tant pis ! Je suis éreintée et la rue m’agace !

Elle appela un chauffeur ; et s’allongea voluptueusement sur les coussins de l’auto, égayée par cette débauche inusitée. La voiture roulait vers la rue La Fayette.

Adrienne commença par se sourire dans les petits miroirs des panneaux ; puis, elle regarda machinalement à ses pieds et vit quelque chose de noir, sur le tapis.

Elle se baissa, ramassa l’objet : c’était un petit sac de dame, très élégant, en moire brillante, que fermait un cadre d’argent ciselé. Il avait été oublié là par la voyageuse précédente, probablement, et le chauffeur avait omis de visiter l’intérieur de sa voiture avant de recharger.

Adrienne l’ouvrit : il contenait la glace traditionnelle et la houppette ; un mouchoir ; deux clés ; et un porte-carte où se trouvait une enveloppe décachetée libellée au nom de « Madame Darville, 9, rue de Miromesnil ».

Adrienne considérait pensivement sa trouvaille. Elle murmura : « La propriétaire de ce sac se nomme Mme  Darville… Il y a son adresse… Je vais le donner au chauffeur : il n’aura qu’à le lui reporter. »

Elle continua, par une association d’idées : « Ainsi, si je tenais à voir cette inconnue, qui m’est totalement indifférente, le hasard m’aurait fourni un moyen d’introduction auprès d’elle : aller lui rendre moi-même son bien… Et je ne sais comment parvenir jusqu’à cette Mistiche qui m’intrigue si douloureusement : ironie des choses ! »

Adrienne s’interrompit… sourit à quelque pensée imprévue…

Lorsque le chauffeur, l’eut ramenée à ce triste hôtel de la rue d’Enghien où elle avait pris pension pour un prix modique, la jeune fille se hâta de remonter dans sa chambre en dissimulant sous son manteau le sac trouvé à l’intérieur de l’auto.

Elle déposa sur sa table la lettre adressée à Mme  Darville ; puis, cherchant parmi ses papiers personnels, Adrienne découvrit enfin une enveloppe blanche dont elle déchira la partie supérieure et sur laquelle elle recolla un timbre déjà oblitéré. Elle le macula de petites mouchetures noires imitant le cachet de la poste. Ensuite, de sa grande écriture un peu malhabile de dactylographe, Adrienne traça ces mots sur l’enveloppe ainsi maquillée :

Mademoiselle Mistiche,
5, rue de Saint-Senoch, Paris.

Elle la glissa dans le sac de moire à la place de l’autre ; et quitta de nouveau l’hôtel. Dehors Adrienne appela un cocher auquel elle cria, d’une voix légèrement enrouée :

— 5, rue de Saint-Senoch !

Tandis que le fiacre démarrait, Adrienne se dit, avec la résignation de ceux qui assistent à leurs propres sottises et sentent qu’ils en resteront les témoins impuissants :

— Je vais commettre une folie, doublée d’une indélicatesse… Mais je suis hors d’état de pouvoir me retenir. Alors… À la grâce du diable !

Après avoir erré sur l’avenue Niel, la voiture finit par s’engager dans une suite de petites rues désertes, passa sous une arche et s’arrêta devant une coquette maison neuve dont la façade se dresse vis-à-vis d’un mur bas qui cache un grand jardin.

Adrienne examina la demeure de l’actrice : à la vue des vérandas élégantes, du joli vestibule que décoraient des plantes vertes se reflétant dans les hautes glaces des panneaux, la jeune fille éprouva un étrange malaise : elle évoqua sa chambre d’hôtel qu’empestait l’odeur nauséabonde d’une cuisine voisine ; les corridors humides et l’entrée misérable de la maison… Sa jalousie d’amoureuse se compliqua d’un sentiment moins noble. Elle songea : « Je travaille pour lui ; je l’aime ; je le sers avec dévouement… et je ne suis rien de plus que l’employée besogneuse qui touche un salaire dérisoire… Alors, que cette fille, qui le trompe, jouit à la fois de son amour et de son luxe… Ce n’est pas juste. »

Mais réagissant vite contre sa défaillance, Adrienne rit d’elle-même :

— Ah ! çà, je tourne à l’anarchiste, ma parole !… Il ne manquerait plus que cela ! Je crois que le patron est en train de me faire perdre la tête.

Non sans hésitation, elle pénétra à l’intérieur de la maison, questionna la concierge :

Mlle  Mistiche ?

— Premier, au-dessus de l’entresol.

Adrienne fut reçue par une jeune cuisinière à la physionomie obtuse qui laissa l’empreinte de sa main grasse sur le bouton de la porte d’entrée. Dans le fond de la galerie, la femme de chambre, occupée au téléphone, emplissait l’appareil de ses dénégations énergiques :

— Non, monsieur… Non !… Madame n’est pas encore rentrée !

Un petit fox blanc aux oreilles noires et un loulou marron, accourant on ne sait d’où, se précipitèrent sur Adrienne avec des jappements aigus.

Et quand la jeune fille — un peu inquiétée par la réponse faite au téléphone — demanda si Madame était visible, la cuisinière répliqua avec simplicité :

— Elle se déshabille… Qu’est-ce que vous lui voulez ?

Instantanément, Adrienne reconquit toute son assurance. Cette réception insolite dissipait sa gêne ; et elle eut beaucoup de désinvolture en ripostant :

— Prévenez votre maîtresse qu’une dame désire lui parler… Il s’agit d’une communication urgente et confidentielle.

La domestique la fit entrer au salon, sans même songer à lui demander son nom.

Adrienne inspecta le décor avec curiosité. C’était pimpant, moderne et quelconque. Pas un indice ne trahissait les goûts de Mistiche : on devinait que l’arrangement avait été sagement confié aux soins du tapissier, sans initiative personnelle. Un beau piano à queue tenait la moitié de la pièce : « Tiens ! elle est musicienne, » pensa Adrienne. Mais elle faillit éclater de rire, lorsqu’elle se fut approchée : sur le majestueux instrument s’étalaient les dernières scies de café-concert et les couvertures multicolores des danses momentanément à la mode ; le contraste était assez piquant.

Adrienne s’était crue seule : tout à coup, elle s’aperçut que, dans la salle à manger… séparée du salon par une large baie vitrée — se trouvait un autre visiteur.

C’était un monsieur d’âge et d’embonpoint respectables. Il était assis près de la fenêtre, les jambes serrées l’une contre l’autre ; son chapeau posé sur ses genoux ; les mains à plat sur son chapeau ; et restait bien tranquille, comme un enfant sage. Il avait le regard attendri des vieux qui finiront gâteux et l’allure gauchement cossue d’un gros industriel de province. Un peu de rouge égayait sa boutonnière, récompensant le mérite de son travail quelconque dont les revenus servaient à accroître la prospérité de la France et de Mlle  Mistiche.

De temps en temps, il glissait un regard discret vers le salon ; alors, Adrienne détournait les yeux.

Enfin, le bruit d’une porte annonça la venue de Mistiche qui entra en coup de vent.

Adrienne vit un tourbillon de choses roses et vaporeuses d’où émergeait une tête blonde, ébouriffée. Mistiche était une toute petite personne menue qui n’arrivait pas à l’épaule d’Adrienne. Très bien proportionnée, néanmoins : sa poitrine grasse et ses bras ronds, que découvrait un déshabillé largement échancré, décelaient une fausse maigre passablement dodue.

« À trente ans, elle aura l’air d’une naine énorme, » pensa Adrienne, avec joie.

Mais actuellement, hélas ! Mistiche était une délicieuse gamine de vingt-deux ans qui pouvait fort aisément se prétendre encore mineure. L’ovale de son visage était d’une finesse exquise ; la fraîcheur de ses lèvres juvéniles et la candeur malicieuse de ses grands yeux couleur de noisette lui donnaient l’air d’une enfant. Avec son petit nez de chatte, minuscule et cocasse ; et ses joues rondes empourprées de fard, veloutées de poudre, Mistiche évoquait la grâce incomparable et désuète d’un pastel du xviiie siècle.

« Elle est charmante ! » constata Adrienne avec impartialité.

Son désespoir s’efforçait de découvrir les défauts de l’actrice. Adrienne examina d’abord la chevelure d’or pâle : « Elle doit se teindre… C’est une brune : ça se voit aux sourcils et au grain de la peau. » Ensuite : « Elle est sans doute peu intelligente : sa physionomie a une expression apprise, stéréotypée, d’ingénuité conventionnelle. » Mais un cri de désolation interrompait ces observations consolantes : « Qu’importe !… Elle est plus jolie que moi et il l’aime ! »

De son côté, Mistiche dévisageait cette visiteuse inconnue en faisant également ses remarques : Adrienne lui inspirait une certaine considération parce qu’elle n’était point maquillée et que plusieurs détails — la correction de son maintien ; sa coiffure ; la façon dont elle portait son tailleur noir, — révélaient sa race, l’influence de son éducation bourgeoise. Mlle  Mistiche se sentit en face d’une personne du monde et en fut intimidée. Un instant, elle appréhenda que ce ne fût la femme de l’un des maris qui fréquentaient chez elle. En ce siècle du browning, le drame passionnel est un des inconvénients de la carrière galante. Mistiche, poltronne, le redoutait presque autant que la dèche.

La jeune comédienne se décida à interroger de sa voix la plus engageante :

— Que désirez-vous, madame ?

Elle faisait une mine avenante afin de déguiser son léger trouble. À rebours, Adrienne se comporta avec un aplomb inattendu. Mistiche était trop petite pour lui imposer. Devant une femme plus grande qu’elle, Adrienne eût peut-être perdu contenance : cette poupée la rassurait.

Elle débita son conte, d’un air de franchise imperturbable, en déclarant à Mistiche :

— Voici, madame… Il y a une demi-heure, environ, j’ai pris un taxi-auto qui passait dans la rue Bayen… Pendant le trajet, j’ai découvert ce petit sac qui était tombé sur le tapis de la voiture ; j’ai examiné son contenu, afin de savoir quelle était la personne qui l’avait perdu, et j’ai trouvé une enveloppe décachetée portant votre nom et votre adresse. J’ai interrogé le chauffeur : il m’a dit que la cliente qui m’avait précédée dans sa voiture, sortait du Théâtre-Parisien et s’était fait conduire rue de Saint-Senoch… Je suppose donc que cet objet vous appartient et je vous le rapporte.

Mistiche s’écria :

— Tiens !… J’avais oublié mon sac ?… Je ne m’en suis pas aperçue.

Mais dès qu’elle eut saisi celui que lui tendait Adrienne, elle s’exclama :

— Ce n’est pas à moi, ça !

Elle poursuivit, après quelques secondes de réflexion :

— Alors, comment se fait-il qu’une lettre adressée à moi s’y trouvait ? Qui est-ce qui l’a mise dedans ? Et il était justement dans le taxi que j’ai pris pour rentrer ?

La bouche entr’ouverte, les sourcils haussés, ses grands yeux encore agrandis à force d’étonnement, la petite Mistiche avait une expression si comique en contemplant le sac et l’enveloppe, qu’Adrienne, déjà énervée par sa tristesse même, dut réprimer un ricanement.

Mistiche s’était précipitée vers la salle à manger et ouvrait la porte en appelant :

— Philippe !… Philippe !

Le monsieur qui attendait s’avança docilement, ébauchant un sourire affable.

« C’est l’ami de cinq à sept, songea Adrienne en le voyant. Oui… à ces heures-là, elle sait que le patron est toujours retenu à son bureau. »

Il salua poliment Adrienne, qui lui lança un regard d’involontaire sympathie : cet homme, qui trompait Robert Labrousse, lui inspirait une sorte de gratitude d’être le vengeur inconscient. La jalousie d’Adrienne se délectait à se représenter Robert amoindri, diminué, sous l’aspect d’un amant ridicule dont on exploite l’absence propice.

Mistiche se mit à narrer l’odyssée du sac, du chauffeur et de l’enveloppe, avec une volubilité étourdissante, embrouillant encore l’histoire d’Adrienne. Puis, elle conclut impérieusement :

— Qu’est-ce que ça signifie, à ton avis ?

M. Philippe, interloqué, eut une moue dubitative ; il avoua :

— Je ne comprends pas très bien… Il s’agit sans doute d’une coïncidence ?…

Mistiche aimait les précisions. Elle grogna entre ses dents :

— Pochetée, va !

Et déclara, d’un accent de suprême dédain :

— Tiens ! Je vais le demander à la femme de chambre : elle est plus intelligente que toi.

Elle sortait brusquement du salon, laissant ses hôtes en plan. Le monsieur hocha la tête avec indulgence, semblant prendre Adrienne à témoin de la vivacité délicieuse de sa séduisante amie. Il poussa un soupir prolongé ; taquina sa moustache ; et parut chercher péniblement quelque sujet de conversation.

Adrienne, prise d’une panique irraisonnée, eut une peur terrible qu’il ne lui parlât. La crainte de voir sa supercherie découverte ajoutait au trouble qu’elle ressentait dans ce milieu équivoque. Sournoisement, elle se rapprocha de la porte, la poussa ; aperçut l’antichambre ; s’orienta vers la sortie ; se retrouva sur l’escalier ; et, dégringolant les marches quatre à quatre se sauva comme une voleuse ; courut à travers les rues ; et ne s’arrêta, haletante, que lorsqu’elle se fut réfugiée sous la voûte du métro de l’avenue des Ternes.



VI


Les jours qui suivirent cette équipée coulèrent paisiblement pour Adrienne : l’apparition tangible de Mistiche — petite femme, jolie certes, mais quelconque : la poupée de Paris, article de luxe — avait chassé l’image de cette Mistiche inconnue que la jeune fille s’était figurée sous les traits d’une créature idéale et captivante.

Adrienne — sa curiosité assouvie — se demandait comment elle avait osé se conduire avec autant d’inconséquence et d’égarement.

Parfois, une pensée risible l’égayait : de quelle manière l’aventure s’était-elle dénouée, après son départ ? Elle s’imaginait les conjectures, les perplexités de Mistiche et de son ami lorsqu’ils avaient constaté la fuite de la visiteuse énigmatique. Alors, Adrienne éprouvait une bizarre fierté à songer que, sous l’inspiration de sa seule fantaisie, elle avait eu ce pouvoir magique de jeter du mystère dans la vie de quelqu’un.

Maintenant, chaque fois qu’elle se regardait dans la glace, Adrienne avait l’illusion d’apercevoir deux figures au fond du miroir : la sienne et l’ombre de Mistiche. Elle les comparait.

Indéniablement, la petite actrice emportait l’avantage, de prime abord : sa jeune chair satinée était adoucie, embellie, veloutée par des soins répétés ; ses cheveux teints et travaillés avaient l’éclat d’un métal blond ; ses traits puérils de fillette possédaient le charme attendrissant de l’adolescence ; et la niaiserie même de sa physionomie la parait d’une grâce naïve.

Mais lorsque Adrienne s’examinait à son tour — chassant la vision de l’autre — elle avait le sentiment de sa propre supériorité, en dépit de ses doutes et de sa modestie.

Oui, aux yeux d’une poignée de snobs, Mistiche — plus manégée, plus élégante — eût obtenu la préférence. Mais cette petite blonde insignifiante, cette joliesse de chromo, tirée à dix mille exemplaires, n’était-elle point d’une banalité navrante ?

Adrienne reprenait espoir en contemplant son originale beauté de grande fille un peu sauvage. Certes, ce n’était pas la femme à la mode : ses cheveux lourds encadraient son visage de bandeaux irréguliers : leur épaisseur et leur longueur défiaient l’ondulation la plus habile ; sa peau mate aux tons d’ivoire ignorait la fraîcheur factice des crèmes et des pâtes. La profondeur même de son regard sombre, l’amertume qu’exprimait sa figure tourmentée, le sourire crispé de ses lèvres mélancoliques eussent rebuté le vulgaire.

Cependant, quel caractère avait cette tête classique et grave dont le modelé parfait répondait aux proportions rigoureuses de l’antique !

Adrienne se rappelait les jugements portés sur elle : « Elle ne ressemble à personne, la petite Forestier ! » disaient certains, reconnaissant inconsciemment l’individualité de la jeune fille.

Un sculpteur, ami de son père, l’avait comparée à la Diane de Gabies.

De Diane, en effet, il évoquait la finesse solide, la souple robustesse, ce corps allongé et musclé qu’Adrienne, dévêtue, considérait dans son miroir avec l’orgueil mêlé de regret des vierges qui se savent bien faites et n’ont jamais dévoilé leur nudité devant un mâle.

À côté de cette académie harmonieuse, d’une minceur racée — les clavicules un peu grêles, les côtes saillantes ; mais les beaux seins en coupes et les hanches évasées — que fût-il demeuré de la mièvrerie grassouillette, des petites jambes trop courtes, des épaules déjà trop charnues de Mistiche ?

Adrienne murmurait sans pudeur : « S’il pouvait me voir ainsi !… et la voir, elle, ensuite. »

Car, elle sentait combien sa situation la plaçait en état d’infériorité. M. Labrousse ne la rencontrait qu’au bureau ; elle était à ses yeux l’employée en robe noire dont les cheveux sont tirés sur les tempes, dont le teint semble fané après une journée de besognes ingrates. Il la regardait à peine, indifférent. Et puis, il allait rejoindre Mistiche et jouissait — sans approfondir son mérite — de cette superficielle beauté faite de chiffons, de teintures, de fards et de fanfreluches. On lui servait de fausses tendresses dans des vraies dentelles. On l’amusait de gaieté feinte ; on le grisait de parfums coûteux. Il n’aurait pas quitté sa poupée luxueuse pour une amante qui portait des bas de coton. Qu’importe la beauté naturelle, quand elle est mal habillée !

Adrienne rageait et souffrait d’être privée de ces ressources de séductions. Telle quelle, elle pouvait se faire aimer d’un homme qui l’eût remarquée. Mais sans ces ruses de coquetterie, comment se faire remarquer d’un homme qui ne l’aimait pas ?

La jeune fille se disait : « Je ne puis pourtant pas me rendre à son bureau nue sous mon manteau, comme Monna Vanna ! »

Elle acheta plusieurs ingrédients de parfumerie avec la dévotion superstitieuse d’une sorcière qui prépare un philtre d’amour. Assise à sa toilette, elle étudia longuement l’effet du blanc liquide sur son cou d’ivoire et d’ambre ; de la poudre de sépia qui allonge les paupières ; du cosmétique qui épaissit les cils ; de la pâte rouge qu’on étale en couches égales sur les joues, puis que l’on saupoudre de veloutine ; de l’étui de carmin qui vous dessine les lèvres sanglantes et voluptueuses. Elle se résigna à descendre chez le coiffeur.

Et un jour, Adrienne vint au bureau discrètement maquillée, la chevelure frisée, bouffante — comme celle de Mistiche. Lorsqu’elle eut retiré sa jaquette, son corsage neuf lui valut une œillade acérée de Mlle  Claire. Adrienne avait choisi une blouse rose (elle avait vu l’actrice vêtue de cette couleur) dont l’échancrure un peu lâche découvrait la naissance de la poitrine. Elle s’était parfumée de chypre et d’œillet ; ses yeux fardés et sa bouche frottée de raisin avivaient sa beauté régulière. Elle triomphait, se sentant jolie.

Le timbre du bureau la fit tressaillir : M. Labrousse la sonnait.

Adrienne, émotionnée, toute tremblante, pénétra dans le cabinet de Robert avec l’appréhension d’une élève qui va passer un examen. La gorge serrée, la langue sèche, elle balbutia :

— Vous m’avez appelée, monsieur ?

Le patron semblait nerveux : il compulsait fébrilement des paperasses que ses mains froissaient brutalement ; l’une des pointes de sa moustache était rentrée dans sa bouche et ses dents crissaient contre les poils blonds ; il fronçait les sourcils. Mauvaise journée : l’orage grondait.

Et soudain, jetant des feuillets à la tête de la dactylographe qu’il rendait victime irresponsable de sa mauvaise humeur, Robert Labrousse s’écria :

— Votre copie d’hier est pleine de fautes, Adrienne !… Vous croyiez peut-être que je les corrigerais moi-même ?… Vous ne pouvez donc pas faire attention, nom de Dieu !…

Puis, honteux de sa grossièreté, il pallia son juron d’un reproche atténué :

— C’est vrai, ça… Depuis quelque temps, vous vous négligez : c’est insupportable !

Adrienne, la tête basse, rentra dans l’étude, découragée, désemparée…

Il ne l’avait même pas regardée !

Elle lisait parfois, pendant les moments d’inaction, les feuilles et les brochures qui traînaient sur la table de l’étude. Un jour, dans un journal théâtral, elle vit le nom du patron, cité par le courriériste des répétitions générales. Alors, elle suivit assidûment le journal et le mouvement des théâtres. Fréquemment, le nom de Robert Labrousse se trouvait mentionné dans le compte rendu des soirées, parmi d’autres personnalités parisiennes. Et invariablement, dans le même article, quelques lignes plus loin, Adrienne découvrait le nom de Mistiche, sur la liste des actrices et des acteuses présentes.

« Ils sortent ensemble… Il est fier de se montrer avec elle. »

La jalousie d’Adrienne se réveillait : elle croyait voir Mistiche — sa jolie tête bouclée ceinte d’une aigrette ; ses chairs rosées s’offrant dans un décolletage d’étoffes claires — paradant sur le devant d’une loge ; tandis que Labrousse, dissimulé derrière sa maîtresse, humait le parfum de sa nuque blonde.

Adrienne sentait son impuissance, sans pouvoir renoncer à son idée fixe : son amour devenait d’autant plus impérieux qu’elle le savait insensé.

Aux lendemains des soirées de théâtre, lorsque Robert Labrousse arrivait rue de Châteaudun vers onze heures du matin, Adrienne l’observait des fenêtres de l’étude : il repoussait la portière de l’auto d’un geste indolent ; montait pesamment l’escalier. Toute son attitude respirait l’ennui des corvées nécessaires. Il entrait ; son regard las se posait sur ses employés, qu’il saluait d’un mot bref. Puis, il s’installait dans son cabinet et travaillait avec résignation jusqu’à l’heure du déjeuner. Il ne s’intéressait même plus à ses affaires : vingt ans de carrière l’avaient blasé ; il ne lui restait que le goût de l’argent. Et il continuait à s’occuper de sa maison afin de ne point diminuer ses revenus.

« Son plaisir n’est pas ici ; pensait Adrienne. Il se moque bien de ses entreprises qui marchent toutes seules. » Elle se relâchait ; au zèle des premiers jours, succédait une mollesse distraite. À quoi bon se donner le mal d’un effort dont il ne lui saurait aucun gré ?

Adrienne préférait rêver au temps qu’il passait auprès de Mistiche. La jeune fille songeait quelquefois à cette Mme  Labrousse qui vivait quelque part, du côté de Saint-Cloud, et laissait Robert aussi libre : « Elle n’aime donc pas son mari ? Elle ignore peut-être qu’il la trompe ?… Ah ! si j’étais à sa place ! » Et la jeune dactylographe, surexcitée par ces réflexions, se mettait à pianoter furieusement, recopiant au petit bonheur.

Robert Labrousse, mécontent, la morigénait plus souvent. Il lui rappelait son activité passée. Alors, pendant une semaine, Adrienne s’appliquait consciencieusement, travaillait avec ardeur. Mais quand M. Labrousse, satisfait, la complimentait :

— À la bonne heure… C’est beaucoup mieux, Adrienne.

Rien que le ton indifférent avec lequel il prononçait cet éloge la faisait retomber dans une morne désespérance.

Le patron, ennuyé par ses sautes d’humeur, lui témoignait moins de confiance ; quoiqu’un sentiment de pitié vague (qu’il eût été bien incapable d’analyser) l’empêchât de se montrer trop sévère.



VII


— Papa… Viens jouer au jardin avec Riquet ?

— Fiche-moi la paix !

Robert Labrousse repoussait son fils d’un geste impatienté.

Tandis que l’enfant s’éloignait sans insister, tirant l’épagneul par son collier, Mme  Labrousse leva la tête et observa son mari.

En général, après le déjeuner, Robert se plaisait à ces délassements puérils, durant l’heure de repos qui précédait son retour à Paris. Il faisait sauter et courir le chien ; il organisait des parties de cache-cache à travers les massifs, des poursuites autour de la pelouse ; heureux de mêler son rire d’homme aux cris du petit Paul et aux aboiements de Riquet.

Aujourd’hui, paresseusement étendu sur le rocking-chair de la terrasse, il se balançait en fredonnant l’un des couplets de la nouvelle revue du Théâtre-Parisien. Mistiche y débitait deux petits rôles où elle soignait l’effet de son sourire plutôt que sa diction ; où elle dansait mal, montrant de jolies jambes plus potelées qu’agiles. Mais au troisième tableau, elle obtenait chaque soir un succès de beauté en mimant des scènes lascives dans le décor d’un temple hindou. Et Robert évoquait, avec un plaisir vaniteux, la blonde bayadère de fantaisie dont le jeune corps désirable, orné simplement de verroteries, tournait lentement sur lui-même avec un cliquetis de colliers.

Cécile surveillait jalousement cette rêverie. Un instinct subtil l’avertissait de cette trahison mentale. Elle considérait, d’un regard presque haineux, les yeux mi-clos et le grand front hâlé de Robert. Quel supplice !… Ne pouvoir anéantir les pensées qui s’agitaient dans cette tête d’homme ; subir, impuissante, l’affront d’une présence occulte entre elle et son mari : le souvenir de cette inconnue à laquelle il songeait, rentré au logis. Et Cécile était aussi blessée que si Robert lui avait infligé l’insulte de ramener une maîtresse à son foyer.

Une pudeur d’épouse, une timidité naturelle avaient empêché Cécile d’espionner ou de questionner son mari, jusqu’à présent. Hautaine et raffinée, la jeune femme vivait d’une existence quasi-provinciale, fréquentant quelques parents ou des voisins de sa propriété ; ces rares relations des gens qui ne veulent connaître que leurs égaux en honorabilité et surtout en fortune ; et qui finissent par vivre en marge du monde vrai, à force de vouloir être du vrai monde.

Cécile n’avait point de ces connaissances nombreuses et superficielles qui vous renseignent sur votre infortune par leurs étourderies involontaires ou leurs gaffes intentionnelles. Elle ne parlait jamais à ses domestiques, non plus qu’à ses fournisseurs. Ainsi, Cécile restait dans l’ignorance des potins parisiens qui circulent un peu partout ; qu’on chuchote à l’heure du thé, en grignotant des gaufrettes ; à l’heure des essayages, en attendant son tour chez le couturier ; à l’heure des conférences, en n’écoutant point le maître que l’on est, venu regarder.

D’ailleurs, Labrousse ne s’affichait guère, noçait discrètement et prenait ses précautions.

Aujourd’hui, Cécile eût voulu préciser ses soupçons ; mettre un nom sur son inquiétude ; n’avoir plus — chaque fois que passait devant elle une créature jeune et jolie — cette pensée : « C’est une femme semblable à celle-là qui me l’a pris ; qui l’a rendu distrait, indifférent… Ce pourrait être celle-ci… Peut-être même que c’est elle ? » Et le tourment de se demander comment sont les yeux de la voleuse ; à quel milieu elle appartient ; en quelle demeure elle attend son amant ?

Assise vis-à-vis de son mari, ressassant ses doutes passés et présents, Cécile réfléchissait.

Tout à coup, elle appela d’une voix sonore — afin d’attirer son attention :

— Robert !

L’avocat sursauta ; puis, répondit aimablement :

— Chère amie ?

Lançant à son mari un regard incisif et profond, Cécile interrogea :

— Qui est Mlle  Adrienne Forestier ?

Ébahi, Labrousse répliqua vivement :

— Tu la connais donc ?

— Qui est-ce ? insista Cécile.

Robert expliqua paisiblement :

— C’est une nouvelle dactylographe que j’ai engagée, il y a trois mois. Je ne croyais pas t’avoir dit son nom… En quoi peut-elle t’intéresser ?

Cécile scrutait le visage de Robert. Elle y cherchait un mensonge ; irritée de le voir calme, souriant, impénétrable — comme toujours. Elle reprit, d’un air sournois :

— Tu avais donc besoin d’une autre dactylographe ?

— Ah !… fichtre, non ! s’écria Robert avec humeur.

Devant la surprise de Cécile, il voulut donner des détails :

— Je l’ai accueillie pour faire plaisir à Edmond… C’est sa protégée… Mais elle ne travaille guère… C’est-à-dire qu’elle a des lubies, des manières drôles… Je serai peut-être obligé de la congédier.

Cécile ne dit plus rien. Labrousse avait, orienté les conjectures de la jeune femme dans une voie mauvaise, en parlant de Descombes… Mme  Labrousse jugeait le député viveur et complaisant. Elle l’accusait depuis longtemps d’avoir sans doute entraîné son mari ; et, maintenant, elle supposait qu’Edmond servirait volontiers de complice à Robert pour lui fournir des alibis trompeurs ; lui, le libre célibataire qu’aucun engagement n’entravait…

Cette histoire de dactylographe présentée par Edmond Descombes semblait louche… Cécile se rappelait ce sentiment de méfiance instinctive qui l’avait envahie, le soir où elle avait découvert, sur la tablette du secrétaire, la lettre adressée à Mlle  Adrienne Forestier.

Sceptique, Cécile se demanda : « Est-elle jamais allée à son bureau, seulement, cette pseudo-dactylographe ? »

Mme  Labrousse dit d’une voix sèche : son mari.

Un soir, vers six heures, elle se rendit rue de Châteaudun, à l’improviste.

Cécile venait rarement au bureau. Dès son entrée, les clercs échangèrent des regards de surprise. La jeune femme restait sur le seuil de l’étude, cherchant le coin des dactylographes. Elle reconnut immédiatement Mlle  Claire, qui la saluait avec obséquiosité ; mais, à côté de la vieille fille, Cécile vit, en effet, une employée inconnue… une brune mince, dont le visage était penché.

Mme  Labrousse dit d’une voix sèche :

Mlle  Forestier ?

Adrienne, étonnée, se leva d’un jet brusque ; et s’approcha de cette étrangère qui l’appelait.

Cécile l’examinait avec acuité, des pieds à la tête. La jeunesse et la beauté d’Adrienne la frappèrent ; le trait de khôl qui bistrait les yeux de la jeune fille, le rouge vif de ses lèvres, sa chevelure ébouriffée, son parfum violent… Autant d’accusations aux yeux de Mme  Labrousse.

Cécile pensa : « Est-ce que mon mari est fou ?… Ce n’est pas possible… Il ne risquerait pas une aventure, dans des conditions aussi dangereuses. » Elle savait Robert ennemi du scandale.

Elle reprit, à voix haute :

— Vous êtes la nouvelle dactylographe de mon mari ?… Voulez-vous lui annoncer ma visite, je vous prie, mademoiselle : je suis Mme  Labrousse.

Cécile remarqua le trouble de la jeune fille. Presque incorrecte, Adrienne la dévisageait tout à coup, avec une curiosité intense ; très émue. Devant cette jolie blonde aux yeux bleus ; si fine et si fraîche ; si distinguée dans sa sobre élégance de mondaine un peu prude, Adrienne s’exclama in petto : « Mais elle est dix fois mieux que Mistiche !… Que les hommes ont des goûts bizarres ! »

Elle admirait Cécile sans restriction, sans hostilité, songeant simplement : « A-t-elle de la chance d’être la femme du patron ! » Puis, en appréciant les qualités physiques, la tenue parfaite de cette gracieuse personne délaissée au profit d’une Mistiche, Adrienne fut traversée par un doute qui la consterna : « Ah ! çà… M. Labrousse serait-il bête, par hasard ? »

On éprouve un désappointement immense à découvrir que le dieu devant lequel on se prosternait n’est qu’un morceau de bois semblable à tous les soliveaux.

À rebours d’Adrienne, Cécile ressentait une grande antipathie au fur et à mesure qu’elle la détaillait ; elle avait le cœur pincé d’angoisse en pensant que cette brune longue et souple avait peut-être subjugué son mari, avec la grâce sinueuse de ses mouvements et de sa démarche glissante ; avec le regard passionné de ses yeux sombres.

Cependant, Cécile, prudente, dissimulait soigneusement son impression. Elle devinait, à l’attitude faussement détachée des employés, que les clercs se préoccupaient déjà de sa présence insolite. Embusquée derrière sa table, Mlle  Claire épiait sournoisement la « patronne », prévoyant — grâce à son instinct de femme — que la jalousie conjugale était en cause et que Mme  Labrousse s’inquiétait enfin de cette intrigante qui bénéficiait de la faveur directoriale.

Cécile sentait l’allégresse du personnel à la perspective d’un esclandre possible, d’une explication orageuse. Elle tint tête aux commérages muets qu’elle lisait au fond de ces yeux braqués vers elle.

Et ce fut le sourire aux lèvres qu’elle pénétra dans le bureau de Robert.

— C’est toi !… Que se passe-t-il donc ?

Sincèrement étonné à la vue de sa femme, Labrousse exagérait encore à dessein son attitude surprise afin de souligner la malséance de cette visite inusitée.

— Il ne se passe rien ; fit tranquillement Cécile. Je suis venue à Paris pour essayer des robes. J’ai été libérée de l’essayage plus tôt que je ne pensais ; alors, j’ai eu l’idée de pousser jusque chez toi.

— Tu as bien choisi ton jour, grogna Robert.

— Je te dérange ?

— Dame !… Au bureau, j’ai toujours à faire. Maussade, Robert lui désignait le courrier, les dossiers éparpillés sur sa table. Il affectait de s’absorber, choqué par l’intrusion de Cécile, qui osait violer le sanctuaire.

Très calme, la jeune femme riposta :

— Eh bien ! Travaille… Ne t’occupe pas de moi. Je t’attendrai… Nous rentrerons ensemble, si tu veux.

— Volontiers, chère amie.

Robert réprimait sa contrariété : justement, il devait aller dire bonsoir à Mistiche : une récréation de cinq minutes entre la sortie du bureau et l’heure du dîner. Pauvre petite ! Elle serait déçue de ne point le voir… Il fallait absolument l’avertir. Sous les yeux de Cécile, Robert, le visage animé d’une expression de cynisme malicieux, prit le récepteur du téléphone et appela le numéro de Mistiche :

— Allo !… mademoiselle… allo ! Donnez-moi Wagram 46-16…

À cet instant, Adrienne s’introduisait silencieusement dans le bureau, tenant des papiers à la main. Elle s’arrêta, attendant que le patron eût fini ; et glissa un regard timide vers Mme  Labrousse.

Robert obtenait la communication, il dit :

— Allo ! Je suis bien 5, rue Saint-Senoch ?… Allo… oui…. C’est maître Robert Labrousse…

Prévenez madame qu’il me sera impossible de lui envoyer tout à l’heure le dossier de son affaire.

Il raccrocha, pensant : « Elle comprendra… elle est si maligne ! » et se retourna : alors, il aperçut vis-à-vis de lui Adrienne, qui le contemplait avec des pupilles dilatées qui fonçaient encore la couleur des iris ; Adrienne, abasourdie et formalisée, regardant tour à tour M. Labrousse, si élégamment impudent ; et Mme  Labrousse, dont la figure impassible respirait l’ignorance.

Robert — dans un éclair — eut la sensation qu’Adrienne était au courant, qu’elle savait — (comment ?) le nom de la cliente de la rue Saint-Senoch ; et que son mutisme effaré désapprouvait la conduite effrontée du patron. Puis, il se tança : « Allons ! Je suis stupide ! J’imagine des choses… Aurait-elle pu découvrir ?… Ce serait un Asmodée en jupons, cette Adrienne ! »

C’étaient ces grands yeux gênants de fixité qui le troublaient ainsi. Robert, énervé, gronda :

— Qu’est-ce que vous voulez, vous ?

— Monsieur… Je vous rapportais la copie de l’acte Priol ; balbutia Adrienne.

— Pourquoi êtes-vous entrée sans frapper ? Je vous ai répété cent fois que je n’aime pas ces manières… Tous les employés frappent à la porte avant d’entrer. Mais vous n’écoutez aucune de mes observations… C’est intolérable, à la fin !

Adrienne, qui commençait de s’accoutumer à la nervosité du patron, s’esquiva sans répondre, fuyant l’algarade.

Tandis que Cécile, ressaisie d’incertitude et de méfiance après cette scène, se disait, dans sa crainte d’être dupée :

— Il la brutalise trop ostensiblement devant moi… Est-ce une comédie ?



VIII


Désormais, lorsque Adrienne songeait à la vie privée de Robert Labrousse, c’était le souvenir de Cécile, bien plus que celui de Mistiche, qui hantait son esprit.

La maîtresse ne représentait que le goût passager, l’existence frivole de Robert.

La femme, c’était le « toujours » dont on sabre son existence, d’un grand trait qui biffe le reste ; c’était le choix mûrement réfléchi, l’attache indissoluble.

À présent qu’Adrienne l’avait vue, elle ne considérait plus Mme  Labrousse comme quantité négligeable ; car, Cécile lui paraissait jeune et jolie. La jeune fille se rappelait que le patron passait pour avoir fait un mariage d’amour : elle ignorait que l’amour était du côté de la femme.

Robert eût été un mari Adèle, qu’Adrienne se fût dit — après la visite de Mme  Labrousse : « Soyons sérieuse… J’ai eu un moment de vertige… Maintenant, il faut devenir raisonnable et ne plus convoiter le bonheur d’une autre. »

Mais cette exquise Cécile Labrousse était trompée par une gamine vicieuse qui ne la valait point… À cette idée, la vertu d’Adrienne se retournait chancelante. Sa volonté, mauvaise conseillère, lui chuchotait le : « Pourquoi pas moi, en somme ? » qui la démoralisait.

Pourquoi n’arriverait-elle pas à séduire cet homme qu’elle aimait farouchement, en dépit des défauts, de l’infériorité qu’il accusait chaque jour dans ses faits et gestes. Bah ! elle l’aimait quand même… Elle l’aimait parce qu’il avait des yeux gris et bleus, au reflet glauque ; parce qu’il souriait finement en parlant d’une voix pénétrante ; parce que ses cheveux étaient caressés d’un reflet châtain et son teint bronzé d’un hâle doré. Parce que… Parce que : rien. Et c’est là la cause la plus grave des passions profondes : les sentiments que rien ne justifie sont les plus durables.

Adrienne discernait, sans chercher à se donner le change, la totale indifférence de Robert Labrousse. Tantôt, elle s’enfiévrait : « Je préférerais qu’il me détestât… L’antipathie, on peut lutter contre elle ; parfois même avec succès… Tandis que l’indifférence, c’est une chose terrible, écrasante, qui vous oppose la résistance invincible des forces inertes. »

Tantôt, elle s’étonnait : « Comme c’est drôle que je ne lui plaise pas !… La plupart des hommes me regardent ; me suivent ; me poursuivent… On m’a fait cent fois la cour… Et je n’existe pas, aux yeux de M. Labrousse… Je deviens donc laide, quand je suis au bureau ? »

Un jour qu’elle s’examinait dans sa glace, elle fut illuminée d’une pensée soudaine :

— Parbleu ! C’est bien ce que j’avais soupçonné… Il ne doit pas aimer les brunes. Sa femme est blonde ; et Mistiche s’est décoloré les cheveux… »

Dès lors, Adrienne fut obsédée par cette idée. Le matin, en se coiffant, elle brossait ses longues tresses sombres avec une espèce de fureur ; irritée contre cette toison noire qui lui durcissait les traits — croyait-elle ; — enfermant son visage entre les deux coques de ses bandeaux épais, enroulés autour de sa tête ainsi qu’un voile de deuil.

« Si j’étais blonde, il me remarquerait peut-être ; songeait la jeune fille. C’est surtout la teinte de la chevelure qui importe… Car, somme toute, Mistiche a les yeux noisette et les sourcils châtains — comme moi… »

Puis, la tentation se précisait enfin : « Si je me teignais en blonde ? »

Un soir, en rentrant, elle acheta un flacon d’eau oxygénée chez le pharmacien qui était au coin de sa rue. Pendant deux jours, elle laissa la bouteille sur sa toilette, n’osant même pas la déboucher.

Le troisième jour, elle sortit du bureau à sept heures passées. M. Labrousse descendait devant elle ; il n’avait point son automobile et se disposait à faire un peu d’exercice avant de prendre un taxi. Adrienne se félicitait intérieurement qu’il allât dans la même direction qu’elle. Marchant à quelques mètres en arrière de lui, elle admirait l’aisance, l’élégance de Me  Labrousse ; la coupe parfaite de son pardessus beige ; la grâce négligente avec laquelle il agitait sa canne. Le chic confortable des individus habitués à une existence luxueuse donnait à l’avocat l’apparence d’une distinction factice.

Une petite ouvrière, une arpète d’une quinzaine d’années — carton au bras, chapeau de travers — croisa Robert. Et celui-ci se retourna à demi, au passage de la gamine ; attiré par son minois de jeune griffon coiffé de cheveux fous avec une longue frange blonde qui descendait au-dessus des sourcils ; et des frisons dorés, légers, qui voltigeaient autour de son visage.

« Décidément, il aime les blondes, » pensa Adrienne.

Et le soir même, avant de se coucher, elle versa quelques gouttes d’eau oxygénée sur ses petits cheveux des tempes. Le lendemain, elle ne constata qu’une différence à peine sensible dans la tonalité des mèches séchées : un reflet plus clair, un peu roussâtre, se distinguait au grand jour. Alors, rassurée sur le résultat discret de sa tentative, Adrienne, oubliant toute prudence, s’imbiba copieusement d’eau oxygénée, la nuit suivante ; mouillant une partie de ses cheveux, de la pointe jusqu’à la racine.

Au matin, elle fut légèrement interdite en s’apercevant dans la glace : le tiers de sa chevelure brillait d’un éclat cuivré, tranchant violemment sur la masse sombre des mèches restées intactes.

Puis, elle eut plaisir à s’examiner ainsi : son changement lui agréa. La nuance nouvelle de ses cheveux faisait paraître ses yeux plus noirs et ses traits plus doux. Elle se coiffa soigneusement, dissimulant les parties demeurées brunes sous le large rouleau que la décoloration allumait d’or et de lumière.

Lorsqu’elle arriva à l’étude, ce jour-là, ses collègues la dévisagèrent avec effarement. Les clercs se mirent à chuchoter entre eux, riant sous cape ; mais sans insolence. Depuis quelque temps, l’attitude de ces messieurs se modifiait : leur froideur et leur antipathie à l’égard d’Adrienne s’abritaient sous le masque d’une obséquiosité hypocrite. Car les insinuations de Mlle  Claire avaient porté ; et tous commençaient à croire que Mlle  Forestier était bien la maîtresse du patron : alors, s’imposait pour eux la nécessité de ménager cette pimbêche.

Le timbre du cabinet directorial sonna deux fois, appelant Adrienne.

La jeune fille, qui n’attendait que ce signal, accourut avec empressement.

M. Labrousse semblait de meilleure humeur, aujourd’hui. Sa personne exhalait un parfum subtil d’iris et de muguet ; il avait arboré une cravate mordorée qui s’harmonisait avec son teint hâlé et sa moustache couleur de tabac turc. Malgré l’austérité du lieu, il avait orné son veston gris d’un œillet rose cueilli dans son jardin ; et son visage guilleret souriait à quelque projet de sortie amusante qui remplacerait, pour une fois, la fastidieuse séance au Palais.

Il commença d’une voix calme :

— Adrienne, je vais vous charger de répondre à…

Mais il s’interrompit subitement, ayant levé les yeux sur sa dactylographe. Sa physionomie exprima un ahurissement sans bornes. Il observa la jeune fille avec une telle insistance qu’Adrienne se sentit rougir, la face empourprée d’une chaleur intense. Le regard sévère de Robert la brûlait et la cinglait ; elle éprouvait — sous la torture de ce regard fixe — l’impression humiliante d’être souffletée sur les deux joues.

À la fin, Labrousse s’écria :

— Ah ! çà… Adrienne : est-ce que vous devenez folle ?… Qu’est-ce que vous vous êtes fourré sur la tête ?

Depuis qu’elle avait retiré son chapeau, les cheveux d’Adrienne s’étaient décoiffés, déplaçant ses bandeaux : et maintenant, la jeune fille évoquait, sans s’en douter, ces réclames pour teintures : « Avant, Après » où des femmes immuablement souriantes exhibent une toison bicolore. Adrienne avait conservé ses tresses noires rattachées sur sa nuque ; tandis que sa mèche teinte, dérangée, s’était aplatie sur son front : et cette chose blondie produisait un effet burlesque.

Mais M. Labrousse n’avait pas envie de rire. Il se leva ; hésita un instant ; puis, déclara sur un ton cassant :

— Mademoiselle, je regrette infiniment que vous me contraigniez de vous présenter des observations aussi pénibles et embarrassantes à faire qu’à recevoir… Voici… Il y a déjà quelque temps que vous prenez un mauvais genre : vous venez au bureau vêtue de corsages exagérément décolletés ; vous vous fardez… Je feignais de ne rien voir ; mais mon personnel, mes clients sont certainement moins indulgents que moi… On jase ; j’ai surpris certains propos. Or, pour comble, maintenant : vous vous teignez… et si maladroitement !… Il faut que ces manières cessent, entendez-vous ? Je ne veux pas de cela au bureau. Dehors, vous êtes libre de vous attifer comme il vous plaira : je ne me mêle pas de vos affaires et ne m’occupe point de votre vie privée. Mais veuillez, désormais, garder ici une tenue qui soit plus en rapport avec vos fonctions. Ou sinon…

Il s’arrêta, un peu déconcerté par la souffrance qui contractait la figure d’Adrienne. Ce n’était pas la confusion d’une employée réprimandée ; mais une sorte de désespoir excessif, disproportionné à sa cause. Robert eut l’intuition de cette douleur ; il pensa : « Elle a trop de sensibilité, vraiment… Quelle fille impressionnable ! » Et il se préparait à atténuer ses remontrances d’un encouragement quelconque — car ce n’était pas un méchant homme, — lorsque Adrienne bafouilla rapidement, d’une voix sourde et tremblante :

— S’il s’agissait de Mistiche, vous ne lui diriez rien !

Robert Labrousse bondit. Il lui fut impossible d’articuler une parole : il était suffoqué d’indignation et de stupeur. Comment : cette effrontée se permettait une impertinence aussi déplacée !… Il pâlissait, envahi par une colère grandissante. Mais soudain, il se calma : le maintien d’Adrienne venait de le frapper.

Une subalterne arrogante aurait-elle ainsi baissé les yeux, tandis que des larmes coulaient d’entre ses paupières gonflées ; aurait-elle frissonné des pieds à la tête ; oppressée, frémissante ; ses mains crispées s’agrippant nerveusement à l’étoffe de sa robe ?

Robert comprit tout d’un coup le secret de cette conduite extravagante ; et le malaise qui le gênait en présence d’Adrienne Forestier ; les inégalités d’humeur de la jeune fille ; son goût surprenant pour le bureau… (le bureau !) Sa lassitude paresseuse, succédant à des crises de zèle fiévreux ; sa contenance équivoque et ses coquetteries maladroites…

Cet amour qui l’enserrait traîtreusement depuis trois mois et demi lui était révélé avec la promptitude foudroyante des éclosions spontanées.

Robert comparait la passion d’Adrienne à ces plantes grimpantes dont les lianes presque invisibles rampent lentement, le long d’un mur : durant des semaines, leurs festons verts se confondent avec la pierre moussue ; on ne voit point que la chaîne végétale s’étend, s’attache, s’enroule et se cramponne solidement. Un beau matin, les corolles s’épanouissent toutes à la fois : et, subitement, le mur se trouve enfermé dans la prison fleurie des volubilis.

M. Labrousse se sentait extrêmement embarrassé, confus et flatté, — comme peut l’être un homme qui reçoit l’hommage inusité d’une déclaration féminine.

Son sentiment dominant était plutôt de nature désagréable. Il pensa : « C’est embêtant, cette histoire-là ! » et regarda Adrienne : « Mon Dieu, oui ; elle est très jolie… Mais ce n’est pas ma faute, à moi : ce genre de beauté ne me dit absolument rien ! »

N’étant pas épris, il pouvait envisager de sang-froid les risques d’une pareille aventure. Il s’effraya. Jusqu’ici, les femmes ne lui avaient donné que ce qu’il leur demandait ; il goûtait le plaisir des camaraderies sensuelles avec d’aimables marchandes de joie qui affectaient poliment de s’amuser en sa présence, mais l’oubliaient sitôt parti. Il songea que ce serait terrible d’avoir une maîtresse qui continuerait de penser à lui quand il serait absent. À la sensation d’être aimé pour soi-même, un sage égoïste s’effare toujours.

Robert n’était pas de complexion romanesque ni sentimentale : les exigences d’une grande passion l’eussent épouvanté. Il n’avait jamais souhaité l’aventure rare ; et Mistiche le contentait amplement : ses cajoleries étaient assez empressées pour lui procurer l’illusion d’une volupté sincère ; et sa petite âme trop cupide pour inquiéter son amant : les tendresses qui se tarifent sont aussi faciles à congédier qu’une servante ; il suffit de leur payer le mois commencé.

Robert se trouvait fort ennuyé. Néanmoins, cet amour ingénu qui s’adressait à sa cinquantaine le touchait profondément. Sa sèche nature s’amollissait, sous le coup d’une émotion très douce. Il concevait malaisément ce qui lui arrivait là, car il n’était point fat ; mais il éprouvait une reconnaissance apitoyée à l’égard d’Adrienne.

La considérant d’un air presque affectueux, il finit par murmurer :

— Oh !… Ma pauvre petite !

Sous l’affront de cette compassion humiliante, Adrienne se cabra. Elle s’efforça de traduire sa révolte, chercha une réplique violente… Elle eut cet aveu déguisé qui voulait nier :

— Ce n’est pas vrai… Ce n’est pas vrai, monsieur Labrousse : je ne vous aime pas !

Puis, elle s’affaissa sur une chaise, cachant entre ses doigts son visage meurtri ; son corps était secoué de hoquets brefs, de sursauts nerveux ; mais elle ne pleurait plus, elle ne pouvait plus pleurer : les larmes sont faites pour les petits chagrins ; les grandes douleurs semblent les tarir.

Robert se rapprocha ; il posa sa main sur la tête d’Adrienne et caressa légèrement la mèche blonde qui rutilait parmi les cheveux noirs. Il essaya de la raisonner, de la désillusionner en se montrant sous un aspect défavorable. Il dit sans vanité :

— Ma pauvre enfant, vous divaguez… Vous vous êtes monté la tête. Regardez-moi : je serai bientôt vieux. J’ai l’âge d’être votre père : cinquante-trois ans, dans deux mois… Je ne compte plus. Et vous m’auriez offert cette beauté, ce petit cœur, cette jeunesse toute fraîche que je ne mérite pas ?

Labrousse s’y prenait mal : il était trop attendri. Sa douceur bouleversa Adrienne. Et puis, elle comprenait quel sacrifice il s’imposait en avouant son âge… Elle protesta à voix basse :

— Les autres aussi sont jeunes… plus jeunes que moi !

Il sourit ; et sa réponse exprima le respect de la femme qui travaille :

— Adrienne, vous n’avez pas honte de vous mettre en parallèle avec les autres ? Est-ce la même chose ? Je vous ai souvent bousculée, houspillée — les heures de bureau sont si irritantes ! — mais je vous estime très profondément. Vous n’avez pas le droit de risquer à l’aveuglette le bonheur que vous partagerez un jour avec un compagnon approprié à vous… Vous êtes honnête, pure…

— Je m’en fiche ! cria brutalement la jeune fille.

Robert se rappela à propos qu’il était un homme marié. Il objecta :

— Je ne suis pas libre… J’ai une famille ; des affections à protéger, à ménager… Les intrigues que vous me prêtez, Adrienne, ne sont pas de ces liaisons qui compromettent la tranquillité d’un foyer. On commet bien des vétilles ; on recule devant des responsabilités plus inquiétantes…

Adrienne, vaincue, se ratatinait sur sa chaise ; sans oser lever les yeux.

Robert Labrousse tiraillait machinalement sa moustache ; ne sachant comment s’y prendre pour continuer l’entretien.

Il marchait de long en large, à travers son bureau ; préparant les phrases qu’il allait prononcer. Cette affaire sentimentale lui semblait plus difficile à débrouiller qu’un litige.

Chaque fois que ses pas le ramenaient auprès d’Adrienne, il devait résister à la tentation de se jeter sur elle et de goûter ses lèvres. Pourtant, il ne la désirait pas. Mais une bouffée de sensualité l’affolait passagèrement au contact de cet amour.

Il triompha de sa faiblesse fugace ; et songea : « Il faut en finir… Allons ! »

Il tira discrètement son portefeuille de sa poche et compta, à la dérobée, les coupures qui s’y trouvaient. Ensuite, se rapprochant d’Adrienne, il déclara avec une modération résolue où s’affirmait toute son énergie paisible :

— Vous devez comprendre, ma chère enfant, qu’après la scène qui vient de se passer… Votre présence ici est, dorénavant… impossible… n’est-ce pas ? Je suis désolé de vous causer de la peine. Mais il vaut mieux pour vous, comme pour moi…

Il lui glissa les billets de banque dans la main, en concluant :

— Je m’occuperai de vous obtenir un autre emploi… D’ailleurs, je reste à votre disposition si jamais vous avez besoin de moi… Vous n’aurez qu’à m’écrire un mot.

Adrienne se leva brusquement. Ses yeux tragiques se fixèrent une dernière fois sur M. Labrousse comme pour enregistrer son image. Et soudain, lui jetant les billets bleus à la tête, elle s’enfuit en claquant la porte.

Son geste était stupide. Ces quelques centaines de francs représentaient son travail, son salaire ; et le dédommagement d’un renvoi inattendu. C’était, en somme, son dû. Néanmoins, ç’avait été un mouvement irréfléchi, instinctif, spontané : il lui eût paru déshonorant d’accepter de l’argent d’un homme auquel elle avait laissé voir son amour, dans un instant de défaillance.

Devant l’acte de la jeune fille, Robert haussa les épaules. Il ramassa les billets, les replaça dans son portefeuille ; et revint s’asseoir à sa table de travail ; — sans se douter (lui, pour qui cette somme était infime) qu’Adrienne avait mis un certain héroïsme à repousser l’argent qui eût assuré son humble existence durant plusieurs mois et lui eût épargné les privations qui la menaçaient.

Au contraire : Labrousse, soulagé par le départ de la dactylographe, sentit son émotion se dissiper peu à peu. Il ne lui resta que l’agacement produit par la perturbation inconvenante qui avait troublé sa matinée.

Il grommela : « Que les femmes sont assommantes, avec leurs impulsions de petites bêtes écervelées ! »

Puis, comme se rencontraient sous sa main les actes à copier qu’il avait préparés pour Adrienne, il sonna son garçon de bureau ; et ordonna tranquillement :

— Appelez Mlle  Claire !



IX


Après avoir remis à la hâte son manteau et son chapeau, Adrienne Forestier s’était empressée de quitter l’étude ; soucieuse d’échapper aux curiosités environnantes.

Elle dégringolait rapidement l’escalier et, sous le vestibule, se heurtait rudement contre quelqu’un qui entrait. Elle s’excusa brièvement, sans même regarder ce client de Robert :

— Pardon, monsieur.

Et voulut poursuivre sa route. Mais deux mains l’immobilisaient, étreignant affectueusement ses épaules. Une voix bien connue l’interrogeait avec cordialité :

— Eh bien, Adrienne !… Où courez-vous donc, si vite ?

Edmond Descombes, retournant sur ses pas, attirait la jeune fille au grand jour : alors, il s’aperçut du désordre où elle était ; il remarqua sa figure contractée, ses yeux douloureux… Il s’inquiéta.

Adrienne eut d’abord un mouvement de dépit : le député venait rarement au bureau de Labrousse. Et le hasard l’amenait, juste aujourd’hui !… S’il était arrivé cinq minutes plus tard, seulement : elle évitait une rencontre embarrassante. Mais lorsqu’elle considéra le visage d’Edmond Descombes, elle éprouva un tel réconfort devant la sympathie et l’intérêt qu’exprimaient ce regard bon qui la plaignait et ces lèvres émues qui se retenaient de prononcer les questions importunes, que son chagrin se soulagea soudain dans une explosion brusque. Heureuse de pouvoir pleurer enfin ces larmes qui l’étouffaient, Adrienne, sanglotante, se jeta sur la poitrine de son vieil ami en gémissant :

— Oh ! Descombes… Mon cher Descombes… J’ai de la peine ! Je souffre beaucoup !

Descombes était un brave homme. Il ne songea pas un instant à s’offusquer des œillades intriguées des passants, qui s’ébaudissaient à la vue de ce monsieur correct consolant cette jeune femme en larmes sous une porte cochère. Serrant tendrement Adrienne contre lui, il demanda :

— Voyons, voyons… Qu’est-ce qui se passe, mon petit enfant ?

— Il m’a congédiée ; balbutia la jeune fille.

— Patatras ! s’exclama Descombes. Ça y est !…

Il devinait une partie des choses, se souvenant des soupçons qui l’avaient assailli, le mois passé, et qui s’étaient confirmés devant l’attitude d’Adrienne.

Il songea : « Bigre !… Ç’a été plus vite que je ne l’aurais cru… Dame ! Avec cette jeune exaltée… »

Puis, comme il voulait confesser Adrienne et que l’endroit où ils stationnaient était peu propice aux confidences, le député entraîna la jeune fille dans un café voisin.

Il la fit monter au premier. Ils allèrent s’asseoir au fond d’une grande salle de restaurant, entièrement déserte à cette heure. Un garçon silencieux leur apporta une bouteille de porto et s’éclipsa discrètement : Descombes était un de ces hommes compromettants qui, dès qu’ils escortent une femme, donnent l’impression d’être en bonne fortune ; même lorsqu’ils se trouvent avec la plus innocente compagne.

Adrienne s’était laissé emmener inconsciemment. Elle considérait avec une sorte de stupeur l’endroit où elle était. Les objets lui apparaissaient déformés et brumeux, à travers la buée de ses larmes. Elle était assise près d’une large fenêtre ; ses yeux se portèrent au dehors : dans le va-et-vient des autobus, le défilé incessant des piétons, la cohue des voitures, elle retrouva l’aspect familier du carrefour Châteaudun. Alors, elle se rappela ; pensa même à s’informer :

— Mais vous alliez à l’étude pour affaire… Est-ce que je vous ai empêché ?…

— Ce que je m’en moque, de mes affaires ! interrompit Descombes. Elles ne sont pas urgentes… Racontez-moi ce qui vous arrive, ma petite amie… Ne vous gênez pas : j’en sais déjà la moitié. Il y a bien des choses dont j’ai eu l’intuition… Je ne vous ai rien dit… À quoi bon ! Essayer d’enrayer le mouvement ?… J’étais impuissant ; je le sentais : je n’ai rien tenté. Et puis, des tas d’occupations m’ont tenu éloigné de vous, de Robert, depuis le mois dernier… Ah ! sacristi ! Vous avez fait de la belle besogne, vous, pendant ce temps-là. Vous voyez que je suis au courant de ce qui a dû se passer… J’avais prévu les événements, il y a belle lurette… Tenez : rien qu’au ton de votre voix, quand vous prononciez son nom : « Me  Robert Labrousse… » Ah ! vous aviez une façon d’articuler ça… c’était comme une caresse sonore. Vous pouvez tout me dire, allez, mon petit : je suis renseigné. Parlez, parlez… ça vous fera du bien. Il ne faut pas concentrer son mal : on risque de le conserver. Raconter sa douleur, c’est ouvrir un flacon : d’abord, l’odeur semble plus forte ; et puis, à la longue, tout finit par s’évaporer. Délivrez-vous de vos peines en me les confiant, mon enfant : je suis moins bavard qu’un roseau.

La bonhomie spirituelle d’Edmond apaisait peu à peu Adrienne. Elle s’efforça de sourire ; et parvint à murmurer d’une voix un peu voilée :

— Eh bien ! voilà… C’est vrai : je l’aime… Lui, ne m’aime pas. Alors, quand il s’en est aperçu, il m’a renvoyée… Je suis idiote, n’est-ce pas, mon bon Descombes ?… Mais je n’ai pas pu m’en empêcher… Si vous saviez quelle scène mortifiante il m’a faite !

Sa figure ardente était toute pétrie d’amour ; un fluide de désir émanait de sa chair pâle, de ses lèvres entr’ouvertes et de ses prunelles luisantes. Edmond Descombes s’attardait à la considérer : une impression d’art se dégageait de cette face exsangue aux maxillaires saillants, aux traits nettement dessinés ; dont l’ovale délicat se détachait sur le fond de sépia des cheveux à demi dénoués. Elle rappelait ces têtes douloureuses qui sont peintes en tonalités blafardes, avec des creux d’ombre verdâtre, dans les tableaux de certains maîtres espagnols. Et parce qu’Adrienne lui semblait belle, Descombes éprouva un sentiment bien masculin d’irritation contre Labrousse : cet animal de Robert n’était pourtant pas irrésistible… Comment avait-il pu ensorceler cette jolie fille ?

Aussi, fut-ce très sincèrement que le député essaya de désabuser Adrienne en entreprenant une critique acerbe sur son ami :

— Enfin, ma petite amie, qu’est-ce qui vous a plu, en lui ?… Il n’a plus l’âge de Lovelace !

— Il devait être beaucoup moins bien quand il était jeune ; riposta vivement Adrienne. Mon cher ami, les femmes ne vous séduisent qu’à la condition de paraître vingt ans ; alors, vous ne comprenez pas que les yeux d’un homme qui a vécu exercent sur nous une attraction spéciale, invincible…

— Mais Robert est un être quelconque, sans mérite extraordinaire, fichtre !… De plus, il ne possède aucune sensibilité… Il est sec, égoïste… Il commence d’avoir des rhumatismes et il perd ses cheveux.

— Vous m’avez dit un jour : « C’est un charmeur. » Vous m’avez vanté ses qualités…

— Comme ami, pas comme amant. Ma petite Adrienne, vous êtes stupide de vous emballer sur le compte d’un monsieur tel que Robert ; un monsieur très sage qui a su ranger son cœur, à l’instar d’un cartonnier : il y a le tiroir du devoir conjugal ; le tiroir des affections permises ; et le tiroir des… dossiers secrets. Il ouvre l’un, il ferme l’autre ; il met chaque chose à sa place. Ses aventures sont classées aussi soigneusement que ses papiers d’affaires. Et c’est ce cœur administratif, incapable de désordre, que vous rêviez de conquérir ? Ah ! ma pauvre gosse… Vous me faites l’effet d’un musicien qui voudrait jouer la Sonate pathétique sur une mandoline !…

— Je l’aime. Je me serais contentée de la place qu’il m’aurait donnée… Pourquoi se dérobe-t-il ?

— Vous possédez des yeux inquiétants, mon enfant… Des yeux terriblement expressifs que vous envierait une élève du Conservatoire, section de tragédie. Alors… Alors, on vous juge dangereuse.

— Pourtant, vous me connaissez, Descombes… Il n’y a pas moins dramatique que moi ; et vous me savez incapable de faire du mal, ou de la peine, à quelqu’un que j’aimerais !

— Il en est d’autres que vous qui pâtissent d’un physique trompeur. Vous vous êtes engagée sur une mauvaise route… Décidez-vous à rebrousser chemin.

— Non !

Adrienne hochait la tête d’un geste obstiné. Descombes objecta doucement :

— Au risque de vous sembler poncif, permettez-moi de vous rappeler que vous êtes une honnête fille…

— On commet donc une action malhonnête en se donnant par amour ?

Se levant à demi et se glissant vers le député avec des mouvements félins, Adrienne supplia, d’une voix enjôleuse :

— Mon bon Descombes, vous qui connaissez son caractère, dites-moi de quelle façon il faut que je m’y prenne, pour me faire aimer de lui ?

— Comment : ça recommence !… La scène de tout à l’heure ne vous suffit pas ?

— On n’a plus de fierté, plus de pudeur, au point où j’en suis…

Adrienne réfléchit quelques instants ; et poursuivit :

— Si je tâchais d’exciter sa jalousie en m’affichant avec quelqu’un… quelqu’un qui serait jeune ?

— Que voulez-vous que ça lui fasse, puisqu’il ne vous aime pas !… Écoutez, mon enfant… Quand un homme de notre âge se trouve en face d’une tentation féminine, il n’y a que deux solutions à envisager : s’il ne tombe pas éperdument amoureux en l’espace de huit jours, il restera invulnérable… L’automne, voyez-vous, c’est la saison de la grande sottise ou de la grande sagesse. Lorsqu’on ne nous affole pas du premier coup, notre prudence expérimentée résiste à tous les pièges… Vous avez échoué ; ne vous entêtez pas. Vous réussirez auprès d’un autre.

— C’est celui-là que je veux ! fit Adrienne en tapant du pied. Je l’aime… Descombes !

— Mon petit enfant, vous m’implorez comme s’il était en mon pouvoir de vous satisfaire… Que diable ! Un homme n’est pas un objet : je n’ai jamais refusé un cadeau à une femme ; mais, saperlipopette, je ne peux pas vous rapporter Robert dans ma poche, ainsi qu’une babiole de joaillerie !…

Il n’y aurait eu qu’une chance de vous l’attacher…

— Oh ! dites… Dites vite.

— À quoi bon ! C’est irréalisable… Vous étiez en trop mauvaise posture : Robert est occupé ailleurs ; et, par-dessus tout, il n’eût jamais flirté avec une femme faisant partie de son personnel.

— Dites quand même…

— Eh bien !… Voici : il fallait, coûte que coûte, avoir la ruse et l’adresse de provoquer l’accident scabreux qu’il eût peut-être accepté, le croyant unique. Alors, vous remportiez la victoire. L’homme qui a possédé une vierge, la garde. Oh ! non par amour, mais par vanité ; et surtout, par perversité… L’empreinte de nos vices, c’est notre ex-libris : nous conservons à la manière d’une édition rare la maîtresse ignorante dont la science est notre œuvre.

— Je n’aurais pas mieux demandé ! s’écria naïvement Adrienne. Seulement… Le moyen d’y parvenir ?

— Impossible, avec Labrousse… Robert n’accorde point une importance démesurée aux choses de l’amour ; et sa corruption n’est guère celle d’un « initiateur », bien au contraire… C’est un homme sain, peu compliqué ; qui estime, qu’en toute carrière, le travail professionnel est toujours supérieur à celui des amateurs… Or donc, il s’adresse… aux professionnelles. Je ne vous avais pas représenté mon ami comme un héros de roman, ma chère Adrienne. Aussi, ne vous butez pas… À quoi bon adorer un homme qui, l’année dernière entretenait une dancing girl de Marigny, lâchée cet hiver au profit d’une blonde pensionnaire de l’Apollo, à laquelle vient de succéder enfin la petite Mistiche ?… L’été prochain, Robert délaissera probablement celle-ci en faveur de quelque grue coudoyée dans les salles de baccara d’un casino. Pour le moment, il aime sa maîtresse : elle répond si parfaitement à son idéal de plaisir facile… Elle est jolie, d’une de ces beautés banales qui conquièrent les suffrages de la foule. Elle est connue : la protection d’un grand acteur mit la petite Mistiche à la mode, voici quelque cinq ans, alors que, toute jeunette, elle débuta dans une féerie du Châtelet. Elle sait rire ; elle amuse ; elle possède cette tournure d’esprit « gavroche » qui tient lieu d’esprit véritable aux filles qui ont traîné dans le ruisseau avant de grimper sur les planches… Bref, elle flatte l’homme qui la commandite ; en outre, étant assez coûteuse, elle sert de réclame à la réputation financière de ses amants. N’oubliez pas que Robert est l’avocat du demi-monde : les perles de Mistiche assurent à ces dames que l’étude Labrousse est achalandée… Allons, ma petite Adrienne : chassez vos lubies malsaines. Pour parler crûment : vous voyez bien « qu’il n’y a rien à faire » !

Après un long silence, Adrienne répondit lentement :

— Mon Dieu !… Que je vais avoir du mal à vivre !

Son accent frappa Descombes. La détresse morne qu’il trahissait inquiéta plus profondément Edmond que les protestations d’une douleur violente. Il sentit qu’Adrienne était sérieusement touchée : elle ne se lamentait pas à la façon des exubérantes qui se soulagent en criant ; avec elle, point de drame à craindre, point de menaces de suicide. Mais c’était une de ces silencieuses qui se laissent miner par une souffrance intérieure, sans lutter, sans réagir. Quel que fût l’homme qu’elle aimait, elle s’enfonçait dans son amour — comme on s’enlise. Les propos du député avaient glissé à côté d’elle, sans même l’effleurer : peu lui importait la véritable personnalité de Robert Labrousse ; elle l’aimait, elle ne se reprendrait pas : c’était un fait accompli.

Edmond Descombes perçut tout cela. Il changea de tactique : il était superflu de raisonner avec Adrienne ; mieux valait créer une diversion.

Du reste, l’heure s’avançait ; des clients envahissaient la salle du restaurant. Descombes décida brusquement :

— Partons, mon petit… Je vais vous emmener déjeuner à la campagne… ça vous distraira.

À présent, ils étaient installés sous l’une des tonnelles du Select, à Billancourt. Accoudée au bord de la table, les poings au menton, Adrienne fixait ses yeux sur la verdure environnante ; aspirant l’odeur pénétrante de l’herbe mêlée à la tiédeur de l’air.

En auto, Adrienne n’avait pas desserré les dents ; maintenant, elle refusait de manger, se bornant à rafraîchir son palais brûlant, sa langue sèche, en buvant de pleins verres de chablis ; et l’action du vin congestionnait ses joues fiévreuses.

Edmond, embarrassé par cette attitude, ne savait que dire ; devenait maussade… Il était piqué — involontairement — que la pensée d’un autre absorbât autant une femme, en sa présence. De lui avoir avoué aussi brutalement sa passion pour Robert, Adrienne lui apparaissait sous un jour nouveau : c’était une inconnue toute différente de la fillette docile, songeuse, réservée, qu’il avait vue grandir chez son ami Forestier ; et protégée d’une affection apitoyée et déférente, lorsqu’elle était devenue malheureuse. Il la contemplait avec moins de respect et plus de curiosité. Il ne parvenait pas à retrouver sa petite Adrienne, dans cette fille ardente au visage ravagé d’amour. Et, dépité de la sentir si lointaine, Descombes avait la coquetterie de vouloir attirer l’attention de cette dame étrangère qu’il découvrait en sa jeune amie.

Il finit par déclarer banalement :

— Quelle chaleur oppressante !… Nous allons avoir de l’orage.

Adrienne ne répondit rien. Mais un coup de tonnerre, éclatant soudainement, sembla ponctuer la phrase du député. Et une averse formidable se mit à tomber avec fracas ; fouettant les arbustes ; traversant le frôle rideau de feuilles qui protégeait la tonnelle ; inondant le gazon. Adrienne et Descombes s’étaient levés vivement, cherchant un abri. Le garçon se précipita de leur côté, tout en s’escrimant à ouvrir un immense parapluie récalcitrant, et les conduisit à l’intérieur de l’établissement.

Edmond Descombes sourit en reconnaissant la pièce où ils se trouvaient : un salon galant au fond duquel se dissimulait le lit, rencogné dans une sorte d’alcôve drapée de tentures vieux rose.

Le député était un habitué de l’endroit : il se remémora ses promenades amoureuses ; et l’entrée furtive dans cet asile discret ; le garçon empressé qui referme soigneusement la porte, tandis que la femme ôte sa voilette d’un geste machinal — ou d’un air gêné.

Oubliant momentanément Adrienne — qui se tenait devant la fenêtre ; regardant tomber la pluie ; écoutant l’eau crépiter contre les vitres avec son bruit agaçant de sable remué — Edmond Descombes prit plaisir à se rappeler les circonstances de sa dernière halte en ce lieu… C’était une petite modiste de la rue Saint-Honoré ; elle l’avait aguiché avec sa frimousse de brune piquante, son teint ambré, ses longs yeux ibériens ; elle avait accepté facilement d’accompagner le député ici. Et, maintenant, il se souvenait — avec une gratitude mitigée de clairvoyance — de l’élan voluptueux qui avait jeté cette gamine dans ses bras : elle était toute frémissante de joie, de désir et d’espoir naïf ; enivrée à la pensée qu’elle avait subjugué un monsieur chic qui la retirerait peut-être des modes, lui payerait son terme et lui achèterait des meubles ; émue aussi — au contact de cet homme caressant — par de vagues aspirations, de nature plus sentimentale. Edmond — bientôt las — l’avait congédiée à la troisième entrevue. Néanmoins, le rappel de cette aventure le troublait… Ç’avait été un agréable régal des sens… Elle vibrait, sous ses doigts, comme une lyre amoureuse… Il revoyait le jeune corps gracile, étendu en travers du lit…

Edmond chassa la réminiscence perverse. Quelle idée, de venir ici avec Adrienne ! Mais quoi… Tout à l’heure, lorsqu’il avait dit au chauffeur qu’ils déjeuneraient hors de Paris, celui-ci avait jaugé le couple d’un coup d’œil ; puis, sans demander d’ordres, il avait stoppé de lui-même en face du Select.

Descombes reporta son attention vers Adrienne ; la jeune fille lui tournait le dos et ses épaules étaient secouées d’un petit tremblement significatif : il devina qu’elle pleurait.

— Voyons, ma chère amie…

Edmond s’efforçait de la distraire de son idée fixe. Il la ramenait au milieu de la pièce ; et, s’asseyant sur un divan, prenait la jeune fille sur ses genoux, d’un geste paternel. Il la serrait dans ses bras et l’embrassait affectueusement ; car il comprenait, qu’à cette minute, les paroles devenaient inutiles et qu’il fallait câliner cette amoureuse absurde et touchante, comme on berce un marmot déraisonnable qui ne veut pas dormir.

Les lèvres d’Edmond se posaient sur les joues chaudes ; puis, s’appuyaient un peu plus fort ; sur la tempe, sur l’oreille ; et glissaient jusqu’au cou parfumé, baisant la naissance de la nuque où frisottaient des petits cheveux noirs. L’odeur de cette chair de brune le grisait insidieusement. Il voulut se ressaisir, s’écarter… Mais Adrienne l’étreignait à son tour ; et, remuée par la tendresse de cet ami dévoué, lui rendait ingénument ses baisers.

Et, soudain, l’émotion qu’il ressentait frappa Descombes en coup de foudre : au contact de cette passion délirante, de ce désespoir d’amoureuse, son propre cœur débordait, lui révélant soudain le désir insoupçonné, l’amour inavoué qui se cachaient sous l’affection toute paternelle qu’il croyait éprouver à l’égard d’Adrienne.

La passion qu’elle avait pour Robert touchait Descombes par ricochet : il s’analysait lucidement sous l’influence de ce carambolage sentimental.

Des réflexions tumultueuses s’entrechoquaient dans sa cervelle : « Moi qui me croyais trop vieux !… Robert a cinquante-trois ans… et elle l’adore ! »

Un grand besoin de dévouement lui inspirait le désir de sauver Adrienne, de l’arracher à cette sotte aventure où sa jeunesse se perdait.

Une idée paradoxale s’imposa : « Je suis seul ; je vieillis tristement… Quelle créature de tendresse que cette Adrienne !… Ce serait une femme exquise… Pourquoi pas ? Je la sais trop loyale pour me décevoir ou tromper ma confiance. »

La révélation de sa verte maturité — cette impression qu’un homme de cinquante ans peut encore exciter des attachements sincères — bouleversait le député d’une espérance lointaine : rien n’est durable, mais tout se recommence… Elle a aimé Robert malgré son âge, donc elle est capable de m’aimer un jour…

Et Descombes commença d’une voix hésitante :

— Adrienne, je vais vous faire une proposition singulière… Mon enfant, je vous aime depuis longtemps sans avoir jamais osé vous le dire, pensant qu’un vieil amoureux provoque la risée d’une jeune femme… Vous allez trouver que je choisis mal mon heure pour risquer cet aveu, alors que vous avez l’âme encore tout emplie de l’obsession d’un autre… Eh bien ! non, Adrienne… Mon geste semble bizarre ; au fond, il est logique… Ma chère petite amie, voulez-vous m’épouser ? Je connais votre esprit, votre cœur, toutes vos qualités charmantes… Je saurai vous consoler : Je vous prends, sans me dissimuler que vous aimez ailleurs : ne vous en étonnez pas… Voyez-vous, un vieillard qui décide de se marier doit avoir la sagesse de sa folie et ne demander à l’union que ce qu’elle peut lui donner. Il doit se faire pardonner son amour comme un autre se ferait pardonner ses torts… Un jeune époux s’impose et triomphe. Un vieux mari prie et désarme. Sa tendresse est toute d’indulgence et de bonté… Vous venez de me prouver, ma chère enfant, que votre jeunesse est capable d’aimer sincèrement un homme de mon âge… Mais c’est magnifique, cela ! Je n’en espérais pas tant. Il est vrai que cet homme n’est pas moi… Je reconnais que j’aurais dirigé votre préférence de mon côté s’il m’avait été accordé de régir le hasard… Tant pis. Tel quel, le résultat me suffit. Puisque les cheveux gris ne vous effrayent pas Adrienne, acceptez mon offre… Donnez-moi ce petit cœur meurtri… Confiez-moi le soin de réparer ce demi-malheur : j’essayerai de m’en faire un demi-bonheur… Je vais vous emmener loin d’ici… Nous voyagerons… Vous oublierez : tout finit par là, mon amie.

Adrienne sanglotait, en balbutiant :

— Oh ! Descombes !… Descombes !… C’est par pitié que vous faites cela… vous ne serez pas heureux !

Edmond eut un fin sourire devant cette ingénuité. Il prit la jeune fille dans ses bras ; et conclut, en l’embrassant doucement :

— Mais non… mais non. Seulement, je suis à l’âge où il faut savoir sacrifier la moitié de son bonheur, pour sauver le reste… Le mariage d’un quinquagénaire peut se comparer à un navire qui fait eau : en jetant la moitié de la cargaison par-dessus bord, le capitaine a encore chance d’arriver à bon port !



DEUXIÈME PARTIE




I


— Quel décor !

Adrienne, accoudée à la terrasse du casino de Monte-Carlo, s’emplissait les yeux de lumière. Le bleu de la mer miroitait et chatoyait, reflétant le bleu scintillant du ciel pur. La clarté baignait ce panorama d’une gloire d’apothéose, ennoblissant les jardins factices d’alentour, les fausses grottes, les marbres en stuc, le désordre travaillé d’un paysage exotique dont les cactus, les arbres de Judée, les bosquets d’arbustes rares, les corbeilles d’iris, d’œillets, de capucines, dégringolaient, dans une avalanche savante, de la corniche jusqu’à la grève.

Descombes observa en souriant, embrassant cette nature artificielle d’un grand geste circulaire :

— On croirait avoir retrouvé le paradis terrestre si ça ne vous rappelait pas l’Opéra-Comique… C’est l’œuvre de Notre-Seigneur retouchée par Amable et Jambon.

Adrienne approuva, d’un regard amusé, la réflexion de son mari.

Edmond l’avait emmenée dans le Midi, — après la cérémonie nuptiale, célébrée strictement.

Honteux de son bonheur comme un larron d’amour, Descombes s’était gardé d’annoncer bruyamment son mariage ; et sa naturelle sagacité l’incitant à préserver sa jeune femme des mécomptes qu’entraîne un changement trop brusque de situation, il se réservait de la produire dans son cercle habituel lorsque nul ne songerait à reconnaître la dactylographe de Robert Labrousse.

À celui-ci, surtout, Edmond avait négligé d’apprendre l’événement : le député cherchait à se leurrer lui-même en attribuant sa détermination à des motifs de convenances, alors qu’il obéissait une sourde jalousie. Sans rompre ouvertement avec son meilleur ami, il souhaitait d’espacer peu à peu les relations qu’ils avaient ensemble en dehors des affaires. Adrienne et Robert ne pouvaient plus se rencontrer désormais. Descombes s’imaginait ce que serait une entrevue, dans ces conditions : quel malaise pèserait sur les trois personnages… Adrienne au supplice, Labrousse gêné ; et lui-même horriblement contraint, obligé de feindre l’ignorance par correction et de passer pour dupe par respect humain ; — avec l’angoisse intime de voir l’amour de la jeune femme se raviver au contact de Robert.

Le désir de l’éloigner de l’avocat avait poussé Descombes à quitter Paris comme on fuit un danger.

Et par un sentiment de gratitude envers ce pays qui possédait l’immense avantage d’être situé à trois cents lieues de la rue de Châteaudun, il ajouta avec conviction :

— N’importe, ç’a beau être truqué, préparé, disposé comme une toile de fond, ce panorama de Riviera… On ne peut empêcher les mimosas et les œillets d’exhaler leur parfum de vraies fleurs, le soleil de nous dispenser sa lumière naturelle, l’air de nous griser comme un vin généreux… et c’est rudement bon de s’aimer ici.

Il passa tendrement son bras sous celui d’Adrienne qui lui rendit sa pression avec une docilité machinale de jeune épouse résignée. Elle regardait au loin, l’œil vague, indifférente, absorbée, l’esprit ailleurs, si visiblement absente qu’Edmond plaisanta affectueusement :

— Madame est sortie ?

Elle s’excusa doucement :

— Je vous demande pardon, mon ami, que me disiez-vous ?… Je n’ai pas écouté.

Dès qu’il lui parlait d’amour, elle n’écoutait plus. Elle était charmante avec lui, facile, serviable, empressée. Elle lui témoignait l’obéissance morne et souriante avec laquelle une jeune mariée consciencieuse accepte la corvée conjugale. Et cette passivité de bête soumise qui se laisse tirer par son collier chagrinait plus profondément Descombes qu’une révolte haineuse devant le geste d’amour.

Edmond questionna, d’un ton de reproche :

— Quand te décideras-tu à me tutoyer, Adrienne ?

Elle rougit et balbutia :

— Mais je vous assure… je ne demande pas mieux… C’est malgré moi, je n’ai pas l’habitude… C’est très difficile, dans les premiers temps.

Edmond pensait : « Ce n’est pas difficile, quand un aime. » Une brève colère le souleva contre ce cœur irrémédiablement rebelle. Son action méritante d’homme riche qui épouse loyalement une fille pauvre valait la récompense de voir Adrienne se détourner de Robert pour s’attacher à lui. « L’ingrate ! »

Il lui lança un regard irrité : mais elle avait un pauvre petit visage si malheureux ; on sentait qu’elle faisait un effort si louable pour lui plaire, que l’énervement d’Edmond se fondit en pitié.

Il songea : « C’est ma faute. Je suis vieux. Je l’ai prise, la sachant amoureuse d’un autre. »

Il murmura, avec son indulgence désarmante :

— Tu ne pourras donc jamais t’habituer à mes caresses ?

Adrienne protesta :

— Je vous aime… J’ai tant de reconnaissance !…

D’un geste, il arrêta les paroles inutiles, le mensonge charitable ; et dit, en l’enveloppant de son regard pénétrant :

— Tu m’estimes… alors, prouve-le en m’honorant de ta sincérité. Un mari âgé doit être un père et un ami avant d’être un amoureux… c’est le confident bienveillant qu’on trouve en lui qui aide à tolérer l’amant.

Touchée, Adrienne baissa les yeux, afin de dissimuler les larmes qui brouillaient sa vue ; sa main crispée, appuyée sur le bras de Descombes, griffait l’étoffe du vêtement. Soudain, elle questionna avec une cruelle naïveté :

— Comment se fait-il que ce ne soit pas en aimant qu’on parvienne à se faire aimer ?

Edmond se domina, réprimant ses sentiments d’homme faible et affligé ; sentant qu’il fallait la conquérir par son esprit et qu’il lui restait la chance de séduire l’intelligence de la femme.

Il répliqua avec une légèreté apparente :

— Qu’est-ce qui charme, dans la mer ?… C’est qu’elle se retire sous nos pas. Pourquoi préfères-tu l’océan à la Méditerranée ? Pourquoi disais-tu, hier : « Ce n’est pas amusant de la regarder : elle est toujours là ! » Pourquoi Galatée fuit-elle sous les saules ?… Parce que la grande loi humaine nous porte à poursuivre tout ce qui s’éloigne, à tendre les bras vers ce qui nous repousse. Racine a écrit la définition de l’amour et nous passons notre vie sentimentale à jouer des variations sur le thème d’Andromaque. Ta question, Ninon l’a posée à Saint-Evremond, et cet homme subtil lui répond : « Pour fixer un amant, ce n’est pas assez (c’est peut-être même de trop) de l’aimer éperdument. Se livrer à l’impétuosité de son penchant, s’anéantir dans l’objet aimé, c’est la recette d’une amante sans discernement. Le cœur est un coursier fougueux dont il faut ménager la vivacité. Le peu d’intelligence avec laquelle on ménage ses sentiments, la possession trop entière, trop facile, trop continue, voilà la véritable source des dégoûts… Nous ne voyons pas qu’un bonheur plus égal et plus durable aurait été le fruit de notre modération. »

Il conclut avec une ironie triste, se moquant de lui-même :

— Et voilà pourquoi tu peux être certaine de ne jamais lasser ton mari, ma chère.

— Méchant !

Elle lui donnait une tape sur le bras, avec un air de fâcherie courtoise. Edmond proposa :

— Veux-tu entrer au casino ?

— Volontiers.

Ils se dirigeaient vers les salons toujours peuplés de leur foule cosmopolite, toujours luxueux, toujours pareils, sauf qu’on n’y entend plus parler allemand. Nombre de femmes poudrées, maquillées, vêtues à la dernière mode, circulaient dans l’atrium, y promenant leur beauté tapageuse dans un sillage de parfums violents.

Tout à coup, l’appel de son nom fit sursauter Descombes :

— Edmond… Quelle bonne surprise !

Fendant la foule, Robert Labrousse s’avançait vers son ami, les mains tendues.

Souriant, fringant, comme rajeuni au contact de cette vitalité méridionale qui rayonne sur la côte d’Azur, l’avocat — veston d’homespun gris, pompon de bluets à la boutonnière — escortait triomphalement les perles et les dentelles rares de Mlle  Mistiche, parée comme un joujou de luxe.

Descombes, atterré, s’était figé sur place. Aérienne avait pâli et se mordait nerveusement les lèvres.

Arrivé auprès d’Edmond, Robert reconnut soudain Adrienne. Réprimant un haussement de sourcils étonné, il s’inclina silencieusement devant la jeune femme ; puis, s’adressant au député :

— Je suis bien content de te rencontrer… Il y a une éternité que nous ne nous sommes vus… Pourquoi ne m’avais-tu pas parlé de ce voyage, cachottier ?

Et son regard intrigué, coulant une œillade oblique vers Adrienne, s’expliquait le mystère : Edmond dissimulait sa récente liaison, peu soucieux sans doute de braver le ridicule aux yeux d’un ami à qui il avait si chaleureusement prôné la vertu et la vaillante pauvreté de la jeune fille. Et, ressentant ce vague et traditionnel dépit du mâle en face de la conquête d’un autre, même lorsqu’il ne l’envie pas, Robert songea : « Elle s’est rapidement consolée. »

Adrienne, muette et roidie, ne pouvait se défendre de jeter un coup d’œil du côté de Mistiche ; un coup d’œil féminin détaillant, enregistrant une robe avec la promptitude d’un kodak : aujourd’hui, la jeune Mme  Descombes, initiée, assouplie aux règles des colifichets, ne se laissait plus imposer par l’élégance cabotine de la théâtreuse ; devant l’actrice vêtue d’une délicieuse toilette de soie molle, Adrienne, relevant toutes les fautes de goût — col trop échancré, étoffe trop riche, bijoux trop voyants pour le matin — sentait sa propre supériorité dans son simple tailleur bleu, de bonne coupe, qu’égayaient sobrement la blancheur éclatante du col de lingerie et le ton fauve des bottines de cuir assorties aux gants de Suède.

Labrousse continua, sans attendre de réponse à sa question :

— Ce n’est pas chic, de la part d’un véritable ami… Nous aurions pu partir ensemble.

Inconscience ou bien, au contraire, cruauté calculée, il sourit franchement en regardant Adrienne :

— Voyons, mon cher Edmond… Ça n’aurait pas été la première fois qu’échappant aux affaires, aux tracas de la vie courante, nous nous serions octroyé de concert quelques semaines de libres vacances en compagnie de nos amies. Ne suis-je donc plus ton vieux camarade que tu te sauves de moi pour être heureux ?

Étonné du mutisme persistant de Descombes, Robert brusqua :

— Nous allons rattraper le temps perdu, hein ?… Veux-tu que nous déjeunions ensemble ? Puis, après, nous organiserons quelque excursion pour distraire ces dames… J’ai encore plusieurs jours de liberté : Cécile me croit en affaires avec mon client de Bourges. Je reste jusqu’au 15, avant de rejoindre ma femme… Profitons-en…

Alors, se décidant à parler, Edmond répliqua froidement :

— Impossible… parce que moi, justement, je suis ici avec la mienne.

Labrousse murmura, d’un ton interrogateur :

— Adrienne… ?

Mme  Descombes ; rectifia le député.

Malgré son aplomb, l’avocat demeura interdit. Il voulut balbutier :

— Mon cher, excuse-moi… j’ignorais… je…

Ce fut Mistiche qui sauva la situation. Avec la désinvolture méprisante que cette jeune personne employait devers ses amis, elle saisit Robert par le bras en chuchotant impérieusement :

— Allons, viens… gaffeur !

Resté seul avec Adrienne, Edmond n’osait parler : quoique déplorant tout autant qu’elle cette rencontre, quoique innocent et désolé, il n’ignorait point que l’homme qu’on n’aime pas est rendu responsable de toute malencontre ; et il craignait que sa première parole n’irritât la jeune femme.

Adrienne soupira enfin :

— Quel goujat !

Son regard enveloppa son mari avec une satisfaction mêlée de gratitude : grâce à cet honnête homme, elle avait pu, tout à l’heure, paraître devant Robert Labrousse dans tout son prestige de femme honorable, respectable, à laquelle on devait épargner les promiscuités demi-mondaines. Quel triomphe !

À cet instant, elle aimait, elle croyait aimer véritablement Edmond qui lui valait cette victoire d’amour-propre. Et elle ne discernait pas que cet élan de gratitude n’était qu’une forme de la passion haineuse que lui inspirait désormais Robert Labrousse.

Elle murmura tendrement :

— Quelle différence entre lui et… toi !

Pénétré de joie, Descombes songea : « Elle ne l’aime donc plus : elle m’a tutoyé. »

Et tous deux, dupes sans le savoir, se réjouirent de ce rapprochement sentimental où leurs âmes meurtries croyaient s’unir grâce à celui qui les séparait.



II


Il est rare que le mépris de l’amour n’engendre pas le culte de l’amitié. Don Juan — amoureux de l’amour, s’il méprise la femme — reste superbement isolé au milieu des hommes. Vautrin pleure la mort de Rubempré comme celle d’un enfant.

Ayant toujours traité les femmes avec une condescendance défiante, incapable de leur accorder plus que son désir de sensuel indifférent, Robert Labrousse sentait fondre toute sa sécheresse en face d’Edmond Descombes. Il lui vouait une de ces amitiés comme en noue le collège : ces amitiés-là résistent au temps, à la connaissance approfondie des caractères même opposés ; car elles sont faites de la communion des premières joies, des premières impressions, des premières déceptions ; et l’égoïste les éprouve au même degré que le sensitif : ce que nous chérissons si tendrement dans un ami d’enfance, c’est le souvenir ému de notre propre jeunesse.

Après la rencontre du casino, Robert avait d’abord cédé aux instigations de Mistiche qui voulait quitter Monte-Carlo. Obéissant à la susceptibilité spéciale des créatures de sa classe, la jeune actrice se souciait peu d’affronter de nouvelles rencontres où le ménage Descombes, affligé d’une soudaine myopie, affecterait de ne point voir Robert pour éviter de saluer sa compagne.

Labrousse songeait : « Quelle aventure stupide !… Comment Edmond a-t-il pu commettre la sottise d’épouser brusquement, secrètement, Adrienne ? Par quelle ruse l’a-t-elle capté ? »

Ce mariage soudain, dénouant d’une manière aussi imprévue son propre roman avec la dactylographe, l’incitait à juger Adrienne ainsi qu’une intrigante habile : déçue dans son espoir de liaison brillante, la fine mouche avait su tourner aussitôt ses roueries d’un autre côté et prenait Edmond au piège de l’union légitime.

« Elle est plus forte que je ne pensais ! »

Ce jugement de Parisien averti, rompu à tous les manèges féminins, était bien combattu par ce doute de l’amour-propre blessé — et lucide :

« Cependant, elle semblait sincère en m’avouant son amour… et je ne suis pas un naïf comme Descombes ! »

Mais Robert était condamné à la méfiance éternelle par son caractère d’homme expérimenté : empoisonné de scepticisme, il devenait inaccessible à certains sentiments. La conduite de Descombes, l’eût-il connue tout entière, lui eût inspiré une pitié dédaigneuse. Le désarroi d’Adrienne n’était plus qu’un calcul adroit à ses yeux. Au demeurant, les apparences justifiaient pleinement les conjectures de l’avocat.

Il en concluait : « Je ne peux pas les revoir, dans ces conditions… En effet, mieux vaut partir. »

Mais sitôt ce souci écarté, voici qu’il réfléchissait : « Si je m’en vais ainsi, je froisse la vanité de la petite Forestier… (je ne m’imagine pas qu’elle est Mme  Descombes)… et si je blesse Adrienne, c’est la rupture avec Edmond… Allons, cela, c’est impossible ! Après vingt ans d’affection, nous serions séparés par la faute de cette femme qui est la plus dangereuse détraquée si elle n’est pas la plus intelligente calculatrice ? »

Il finissait par accepter le fait accompli :

« Après tout, qu’est-ce que cela peut me faire qu’Edmond ait conclu un sot mariage, s’il en est content ? Et puisque Adrienne a su se débrouiller sans me causer de préjudice personnel, pourquoi lui en tiendrais-je rigueur ? Parce qu’elle a cherché auparavant à me « monter le coup » ? Mais elle a échoué ; ma rancune serait dénuée de fondement. Et je serais donc le seul à me plaindre dans cette aventure dont Descombes est l’heureuse victime ? »

Il avait un geste résolu :

« Non. Edmond ignore sans nul doute la préface du roman où la jeune personne voulait me réserver le personnage de héros : il n’éprouvera aucune gêne à me voir en présence de sa femme. Quant à elle, elle doit mourir d’envie de s’exhiber dans son rôle de Dame. Eh bien ! puisque Mme  Descombes il y a, traitons Mme  Descombes suivant son rang ; et tout sera pour le mieux aux yeux du meilleur monde. »

Il résulta de ses méditations qu’il laissa Mistiche repartir seule pour Paris. Il savait qu’Edmond descendait ordinairement à l’hôtel Thulette, pendant ses séjours à Monte-Carlo. Il s’y présenta, à tout hasard. Au moment de demander le député, il songea : « Peut-être ont-ils décidé de partir, eux, pour ne plus me rencontrer ? »

Un léger frémissement l’agita, dans le bureau de l’hôtel, en regardant l’employée préposée au téléphone appeler le voyageur réclamé. Mais le disque lumineux correspondant au numéro de la chambre s’éclairait ; et Robert entendit qu’on lui disait :

— M. Descombes est dans son appartement et prie monsieur Labrousse de monter.

Après avoir revu Me  Labrousse, Adrienne ne fut pas longtemps dans l’erreur des véritables sentiments qu’elle éprouvait : cette secousse violente, cette haine passionnée, cette souffrance aiguë, tout cela c’était encore de l’amour sous une autre forme. Tant qu’il fait battre notre cœur — même d’une émotion vindicative — l’homme que nous avons aimé reste redoutable.

Adrienne traduisait d’instinct cet état d’âme par une expression juste :

« Il m’impressionne toujours ! »

Que ce fût en bien ou en mal, elle était impressionnée : ses nerfs vibraient trop douloureusement ; et l’aversion qu’elle croyait ressentir la troublait comme du désir.

Foncièrement loyale envers son mari, Adrienne comprit que l’éloignement seul vaincrait son inconcevable faiblesse vis-à-vis de Robert. Comme elle pénétrait à cette minute l’exactitude de ce terme : « avoir un faible pour quelqu’un » ! Elle voulut suivre le sage conseil de Napoléon et fuir courageusement le danger tentateur.

Elle aussi murmura : « Il faut partir. »

Une pensée soudaine la jeta dans une perplexité poignante :

— Mais si je demande à quitter brusquement Monte-Carlo, Edmond devinera que j’ai peur de Robert !

Ne sachant que résoudre, elle jugea préférable d’attendre en silence, de s’abandonner au hasard ; espérant que Descombes, jaloux, serait le premier à souhaiter un départ opportun et qu’ainsi elle se verrait exaucée sans avoir excité les soupçons de son mari.

Ç’avait bien été, en effet, l’intention d’Edmond : sous le coup de cette rencontre imprévue, il envisageait le départ comme une délivrance. Cependant, le député était d’un caractère trop pondéré pour céder à une impulsion irréfléchie. En pesant les conséquences de cette décision, il avait craint qu’Adrienne n’interprétât son geste ainsi qu’une suspicion fondée sur le passé. Avec un tact infini, Descombes sentait que plus un mari est instruit de l’amour que réprime sa femme, plus il doit lui faire confiance. La liberté qu’il laisserait à Adrienne ne pourrait que la fortifier davantage contre Robert Labrousse. C’était à elle de prendre l’initiative d’une détermination.

Chacun, par un même sentiment de fausse honte, abandonnait à l’autre le soin d’assumer la responsabilité du lendemain. Sans s’en douter, Edmond et Adrienne songeaient comme Labrousse, mais avec une arrière-pensée de soulagement : « Peut-être a-t-il pris les devants et s’en est-il allé pour nous éviter ? »

Descombes était seul, lorsqu’on lui annonça la visite de Robert Labrousse ; Adrienne passait maintenant une partie de ses journées autour du tapis vert — le jeu n’est-il pas le dérivatif même de l’amour ; le désir cupide, l’antidote du désir sensuel ? Le jeu, dont l’émotion enlaidit le masque de la femme et annihile l’intelligence de l’homme… Adrienne le percevait obscurément et tâchait à s’enfiévrer devant une masse de billets, appelant le secours d’une passion malsaine pour chasser l’amour morbide.

Au nom de Robert, Edmond Descombes avait l’abord froncé les sourcils ; puis, son visage s’éclaira ; il eut un geste de décision brusque, et répondit avec empressement :

— Faites monter tout de suite M. Labrousse !

Il voulait mettre à profit l’absence de sa femme. Une inspiration soudaine, basée sur le caractère de Labrousse, lui dictait sa conduite ; il entrevoyait la solution du triple dilemme. Comme toutes les natures nettes, courageuses et créées pour la lutte, Edmond Descombes n’évitait point l’obstacle ; le danger, qui énerve les caractères faibles, calmait au contraire ce combattif et lui donnait une lucidité plus aiguisée.

Labrousse, également énergique, avait compris qu’il était nécessaire de préciser la situation du premier coup ; d’ailleurs, l’arme qu’il fallait employer ne lui était-elle pas familière ? L’avocat — du temps qu’il appartenait encore au barreau — avait gagné de plus mauvais procès par ses arguments oratoires.

Ce fut donc avec assurance, sans rien témoigner de sa gêne intime, que Robert entra vivement dans le petit salon où l’attendait son ami. Tout de suite, un léger détail, lui sautant aux yeux, le fit murmurer en lui-même : « Diable !… Il l’aime avec passion. » On n’avait rien modifié au décor impersonnel de cette pièce d’hôtel : seul, un portrait d’Adrienne, posé sur la cheminée, tranchait sur la banalité du reste. Et ce soin significatif, ce besoin d’avoir constamment l’image de sa femme sous son regard, révélait à l’observateur sagace la profondeur de cet attachement.

Robert commença d’une voix persuasive, en serrant affectueusement les mains de Descombes :

— Mon cher ami, je viens m’excuser d’une étourderie bien involontaire que je déplore plus que tu ne peux l’imaginer… En te revoyant brusquement, avant-hier, en reconnaissant Adrienne, ignorant ton mariage, j’ai commis une erreur dont j’ai un regret infini… Je ne te demande point de pardon, car tu es un peu fautif : pourquoi m’avoir caché cela, à moi : ton meilleur ami ?… Mais je serais absolument navré d’avoir offensé Mme  Descombes… Inutile de te dire que j’ai expédié Mistiche par le train rapide…

— Tais-toi, vieux ! interrompit doucement Edmond.

Le ton de bonhomie, l’interpellation familière soulageaient Robert de son appréhension : mais pourquoi se sentait-il inquiet sous le regard scrutateur dont l’enveloppait le député ?

Descombes reprenait, avec sa bonne grâce quelque peu goguenarde :

— Mon cher ami, tu ne touches pas là ma corde sensible : je n’ai que faire de ton acte de contrition, car je me soucie fort peu que tu aies froissé ma femme… Que son humeur ne t’importe point… Ce n’est pas ici le sujet qui nous intéresse. Tu es venu, parce que tu as craint que notre amitié ne fût en péril, que le choc d’avant-hier ne l’eût ébréchée, hein ? Tu m’aimes bien, Robert, et ta démarche signifie clairement que tu redouterais une rupture entre nous…

— Mon cher, tu exprimes mon exacte pensée.

— Moi aussi, Robert, je tiens à ton affection ; mais je tiens également à ce que tu ne me prennes pas pour un imbécile.

— Que veux-tu dire ?

— Que ce n’est pas en t’aliénant le cœur de Mme  Descombes que tu risques de compromettre notre vieille camaraderie… au contraire… et tu le sais bien.

Robert le regardait d’un air incertain. Edmond appuya :

— Tu es capable de me tromper charitablement pour m’épargner la révélation inutile d’un fait susceptible de me peiner ; mais tu es incapable de me tromper déloyalement, n’est-ce pas ?

Labrousse crut deviner ; prudemment, il se tut, résolu au silence tant qu’Edmond n’ajouterait rien de décisif.

Descombes constata, avec une subtilité pénétrante :

— En effet, tu en es incapable… puisque tu ne me réponds pas : « Je ne t’ai jamais trompé ! »…

Robert éprouva une émotion qui rosit légèrement ses joues mates. Il se contenta de dire simplement :

— Étant donnée notre situation, c’est à toi à parler d’abord.

— Tu as raison.

Descombes poursuivit flegmatiquement :

— Mon ami, j’ai eu l’idée d’épouser Adrienne Forestier le jour où je l’ai rencontrée sortant de chez toi qui venais de la congédier pour des motifs que j’avais prévus depuis plusieurs mois alors que vous ne les soupçonniez ni l’un ni l’autre… Ne t’étonne pas de ma perspicacité, Robert : j’aimais secrètement Adrienne, d’un amour timide d’homme âgé qui ne peut qu’être paternel s’il possède assez de bon sens pour n’être pas grotesque… L’effondrement d’Adrienne, après sa déception amoureuse, devait la conduire au suicide si elle restait assez forte pour ne point sombrer dans la débauche — cet écueil des passions aigries… J’ai jugé qu’en donnant mon nom à cette enfant, je la sauvais par cette diversion salutaire : un titre honoré, une vie honorable — se résumant en ces mots : devenir une femme mariée. Et je payais ainsi, d’une bonne action, le droit de jouir d’un bonheur qui n’est plus de mon âge.

L’ironie de Robert Labrousse s’émoussa, vaincue par cette simplicité touchante. Franchement attendri, l’avocat murmura d’une voix émue :

— Tu es un brave homme.

Edmond riposta avec une nuance de gouaillerie.

— Ce qui ne veut pas toujours dire qu’on soit une bonne bête.

Il ajouta d’un air sérieux :

— Je suppose que la suite de notre entretien te le prouvera.

Et continua tranquillement :

— Adrienne n’a pas cessé de t’aimer…

Robert eut un sursaut ; son attitude signifiait : « C’est toi qui me dis cela ! » mais ses lèvres prononcèrent :

— Elle n’a donc pas su t’apprécier ?

Descombes répliqua brusquement :

— Mon cher, puisque nous avons résolu d’être francs, renonce à ces phrases de politesse… Adrienne est très douce, très bonne, très reconnaissante. Elle s’efforce sincèrement d’être une épouse parfaite ; et je ne doute pas plus de sa fidélité, le cas échéant, que je ne doute de ta loyauté d’ami… mais ce sont toujours des phrases, des phrases inutiles et bêtes. Faut-il donc être trompé dans sa chair pour avoir le droit d’être jaloux ? Est-ce que la félonie d’une pensée rebelle à elle-même qui, sous vos yeux, malgré vous et malgré elle, subit la hantise d’une autre possession, ne vous fait pas autant souffrir ? Adrienne me trahit sans être coupable, parce qu’elle m’a donné sa personne sans me donner son cœur. Depuis que nous vivons ensemble, je la vois à toute minute lutter contre le mauvais souvenir, tressaillir, s’engourdir, rêver ; puis, se réveiller avec un sursaut brusque et des yeux vagues… Son âme se rejette en arrière, obéissant à une attraction inconsciente. Et je ne puis lui en vouloir !… Comprends-tu : il y a des moments où cela me soulagerait d’avoir un grief effectif contre elle, de lui adresser des reproches, de la quereller… Mais je suis juste. Elle ne m’a pas pris en traître : c’est moi qui l’ai prise avec ses chagrins, sa déraisonnable imagination, ses chers défauts que je chéris… Où puiserais-je la force de lui en vouloir ?… Seulement, je commençais à me décourager. Je recouvre un peu d’espoir en te revoyant.

Robert questionna d’un air interloqué :

— Je ne comprends pas… Qu’attends-tu de moi ?

Il ajouta d’un ton hésitant :

— Je supposais que ton désir était de m’éloigner de ta vie.

— Pas du tout… au contraire.

Descombes déclara lentement :

— Je compte sur ta présence pour effacer ton souvenir.

Il expliqua :

— J’avais d’abord songé à espacer nos relations… et puis, j’ai réfléchi : ton absence ne modifierait rien. Adrienne a été attirée vers toi parce que tu lui plaisais, évidemment ; mais aussi, mais surtout parce que tu étais distant, étranger, inaccessible, dans tout ton prestige d’homme indifférent et de supérieur… Je viens te demander, au nom de notre amitié, de dissiper cette impression. Éloignée de toi, Adrienne t’évoque tel que tu fus à ses yeux. Si, à la faveur de ce rapprochement imprévu, elle te revoit sous un autre jour, si tu deviens pour elle un autre homme, si tu parviens à la désenchanter, n’est-ce pas le secret de sa guérison ?

Amusé par cette idée, Robert Labrousse s’écria gaiement :

— Ah ! j’ai compris… J’ai déjà vu la même chose au cinéma : tu désires que je joue le rôle du héros qui, dans le but de déplaire à son admiratrice romanesque, feint successivement tous les vices pour la plus grande joie du spectateur ? Faut-il que j’affecte un penchant immodéré à l’égard de la fine champagne et que je vous donne le spectacle d’une ivresse drôlatique ? Je me griserai même pour de bon, si ça peut t’être agréable. Préfères-tu que j’aie des manières grossières aux repas — elle ne m’a jamais vu à table et ne pourra comparer ; — que j’essuie les assiettes avec mon pain ou que je noue ma serviette derrière l’oreille ?… Les femmes n’ont pas de pitié, devant le ridicule. Parle… Je suis prêt à me rendre odieux… Mon cher Edmond, j’ai l’air de blaguer, mais au fond je souhaite très sérieusement de te délivrer du mal que tu souffres, même aux dépens de ma dignité et de mon amour-propre. Tu connais mieux que moi le caractère d’Adrienne. Décide… Que dois-je faire ?

— Fais-lui la cour.

— Hein ?

Robert considérait son ami avec stupeur. Edmond reprit :

— Tes procédés seraient enfantins : on ne se rend pas odieux en le faisant exprès ; on n’apprend pas plus la vulgarité que la distinction ; et seul, un acteur professionnel peut nous donner la comédie… Tu n’as pas l’air de te douter qu’Adrienne est une femme très intelligente ; pour qu’elle ne soupçonne point notre connivence, il faut employer une tactique autrement raffinée. Tu dois arriver à exciter son antipathie sans paraître agir à dessein… Après notre entrevue, elle a eu un mot qui m’a fait plaisir en parlant de toi ; elle s’est écriée : « Quel goujat ! »

— Merci bien !

— Mon cher ami, pardonne-moi : j’étale mes sentiments avec la naïveté d’une vraie douleur et cela est très comique en apparence.

— Mais le moyen que tu me proposes me semble aléatoire, peut-être périlleux… et à coup sûr fort embarrassant pour moi. Je veux bien m’efforcer d’être désagréable à l’égard de Mme  Descombes…

— Tu étais bien peu aimable avec elle : cela atténuait-il son sentiment ?… Tandis que je sais Adrienne probe, fière, droite ; et c’est sur sa droiture que je table en te priant d’être cynique et perfide.

— Comment ?

— En simulant ce sentiment très humain de corruption un peu complexe qui porte un homme à désirer la femme qu’il a dédaignée lorsqu’elle l’aimait ; s’il la rencontre un jour au bras d’un autre ; et si, de surcroît, il trompe ainsi son meilleur ami…

Robert ne put s’empêcher de sourire, tant la remarque était juste à ses yeux de désabusé sceptique. Descombes continua :

— Je ne doute pas de ton honnêteté, je te le répète ; ensuite, je te sais trop léger, trop sain, trop bien équilibré pour être dépravé… Mais Adrienne ne te connaît pas foncièrement. Si elle te suppose capable d’éprouver un revirement galant dû à des mobiles aussi bas, de traiter avec le même mépris pervers ma confiance d’ami et son honneur de femme, je crois qu’elle aura un élan d’indignation qui primera toute autre passion… Je te prie de jouer un assez vilain rôle, mon pauvre Robert, et j’ai une façon bizarre de faire appel à ton dévouement…

Labrousse objecta :

— Ce n’est pas cela qui m’importe… Ce qui me rend perplexe, c’est l’audace du stratagème : tu traites la vie comme un vaudeville à ficelles… En théorie, tout peut se plaider. Dans la pratique, je me méfie d’une ruse inédite comme d’un explosif nouveau : serait-ce la plus belle invention du monde, le premier qui l’expérimente risque de tout faire éclater… Écoute-moi, mon cher… La solution la plus simple consiste à m’éloigner… J’étais entré ici avec des intentions très différentes : mais j’ignorais le degré de sincérité d’Adrienne à mon égard tant que tu ne m’avais pas éclairé sur les circonstances de votre mariage… Je ne suis guère fat et je rougis stupidement à l’idée de te dire : prends garde… ne joue pas avec ses sentiments. Personnellement, je ne crains aucune défaillance : je n’étais pas amoureux de Mlle  Forestier et il me serait impossible de manquer de respect à Mme  Descombes. Pour cette raison même, je ne saurais pas feindre avec habileté… Et elle ? Es-tu certain du résultat qu’on obtiendrait auprès d’elle, par cette imprudente comédie ?

— Quand un être est atteint d’un mal tenace, peut-on certifier l’efficacité d’un remède héroïque ? Néanmoins, on l’essaie quand même.

— Mon cher Edmond, je me sens profondément ridicule : je ne puis m’expliquer encore par quelle aberration cette enfant un peu folle a pu ressentir un caprice aussi persistant pour un homme sans jeunesse et sans attrait particulier ?

— Chez la femme qu’on aime, un caprice persistant se nomme constance ; chez celle qu’on n’aime pas, il se nomme démence.

Edmond Descombes ajouta d’un air réfléchi :

— Jusqu’à présent, je n’ai paru songer qu’à influencer la noblesse, la dignité de ma femme… Mais c’était également avec l’arrière-pensée d’atteindre du même coup les régions moins élevées de son âme… Tu t’étonnes, sans vanité, d’avoir excité un intérêt aussi prolongé… Qui sait si ce n’est ton indifférence qui l’a provoqué involontairement ? C’est la femme qu’on n’a jamais eue qui vous laisse l’illusion inassouvie de la maîtresse rêvée. Transpose cette sensation masculine dans un cœur féminin… L’effet est analogue. En amour l’inconnu est une séduction : on est toujours irrésistible — avant. Il y a peut-être autant de dépit déçu que d’amour vrai au fond de l’attachement instinctif d’Adrienne. Si elle voyait fondre la glace de ton insensibilité irritante, si tu devenais le banal solliciteur de galanterie qu’une jolie femme traite en mendiant, peut-être perdrais-tu une partie de ton prestige à ses yeux dessillés. Fière et satisfaite, l’orgueil apaisé, elle murmurerait avec un secret désappointement : « Lui aussi, il était comme les autres ! » Vois-tu, nous avons une certaine manière bébête, brutale et maladroite d’exprimer notre désir à une femme qui la dégoûte instantanément de nous. C’est cela, comprends-tu, que je souhaite…

Le député gronda sourdement, avec une bouffée de passion inattendue :

— Il y a des moments où je me demande si je n’aurais pas préféré qu’elle eût été ta maîtresse et qu’elle ne t’aimât plus !

— Tu dis cela parce que justement cela n’est pas. L’irréparable fait, c’est la possession physique…

— Elle compte si peu pour certaines ! Nous n’avons la conviction d’être aimés que lorsqu’une créature met toute son âme à nous livrer son corps.

— Sentimental !

Cessant de discuter, Robert reprit brusquement :

— Puisque tu y tiens absolument, je veux bien tenter cette démarche absurde… à la condition que cette tentative soit unique, brève, et que tu t’en rapportes à mon opinion si je sens, dès l’abord, que nous faisons fausse route…

— Entendu… Le plus tôt sera le mieux, n’est-ce pas ? ajouta Descombes, un peu nerveux.

Il donna ces indications d’une voix rapide, légèrement saccadée :

— Adrienne est au casino. Tu peux l’y retrouver facilement et la raccompagner… ici. Va !

Et son geste fébrile semblait le renvoyer plutôt que l’envoyer.



III


« Étrange phénomène, songeait Robert Labrousse en se dirigeant vers les salons de jeu, que cette empreinte ineffaçable dont un être aimé marque celui qui l’aime, l’imprégnant de sa substance, le moulant à son image, sans le faire exprès, par une sorte de fatalité physiologique qui crée un lien charnel et moral entre deux amants, l’un tenant l’autre en esclavage de sa personnalité. »

L’avocat répétait pensivement : « Sans le faire exprès… car, enfin, Adrienne ne s’est guère souciée de modeler ce brave Edmond à sa ressemblance. Ce penchant à l’imitation qui donne aux époux, au bout d’un certain temps de mariage, une parenté de manières, de façons d’être, jusqu’aux inflexions de voix et à la mimique, Edmond l’a subi avec une promptitude exceptionnelle par la force même de son amour ; et cet homme que j’ai connu si raisonnable et si pondéré, le voilà qui se déséquilibre à son insu au contact de cette charmante déséquilibrée. Est-ce bien lui qui a pu concevoir sérieusement un projet aussi extravagant ? »

L’égoïsme reprenait ses droits : « Mes relations avec eux vont devenir amusantes, dans ces conditions-là ! »

Tenté de s’en aller, il hésitait à l’idée de renoncer du même coup à sa longue intimité avec Edmond Descombes, son camarade, son frère, ce miroir complaisant où il pouvait se regarder vivre : et voir le reflet de son propre passé. Pourquoi cette femme était-elle venue les séparer ?

Labrousse comprenait qu’il était impossible de sortir d’une situation fausse par des demi-mesures. Qu’il continuât de fréquenter Descombes en évitant Adrienne : l’influence sournoise de la jeune femme détacherait peu à peu le député de son ami, effriterait cette vieille affection d’un coup d’ongle. Qu’il s’imposât à Mme  Descombes sans explication préalable ; et le souvenir de la scène humiliante où elle s’était laissée aller à confesser ses sentiments rongerait cruellement Adrienne, lui rendant la présence de Robert intolérable ; et, dans ce cas aussi, elle inciterait son mari à rompre.

Il fallait perdre l’ami ou parvenir à une entente avec la femme.

Si Robert se rangeait à ce second parti — et tout l’y incitait — il était indispensable, en effet, qu’il eût une conversation avec Mme  Descombes. Que devait être cette conversation ?

Labrousse ralentissait le pas, réfléchissant, préparant cet entretien comme un dossier, tendant ses facultés professionnelles ; cherchant l’une de ces inspirations ingénieuses par lesquelles il avait si souvent réduit une volonté adverse, domptant un esprit hostile grâce à ce charme d’éloquence qui participe autant du magnétisme que de la persuasion.

Le moyen suggéré par Descombes, il le repoussait comme inepte, illogique, anormal. Le député jugeait les femmes en leur prêtant ses sentiments d’homme, oubliant que c’est l’instinct qui domine toujours leur raison. L’honnêteté amoureuse de la femme consiste dans la sincérité de ses sensations beaucoup plus que dans sa fidélité au même homme.

Robert songeait : « Elles n’ont pas la même sorte de scrupules que nous. Serais-je épris d’Adrienne, que la pensée de Descombes me retiendrait fatalement. Tandis qu’elle — si j’avais l’imprudence de la solliciter — elle aurait plutôt l’impression de me tromper avec Edmond que de tromper Edmond avec moi, puisque c’est moi qu’elle aime… Il ne peut s’imaginer cela. Il a l’ingénuité de tabler sur la dignité et la droiture de ces êtres émotifs qui obéissent à leurs nerfs plus qu’à leur cerveau. »

Et puis, sourdement ému par cet amour insensé qui venait flatter son déclin d’homme mûr, pouvait-il certifier — en dépit de son indifférence et de sa volonté — qu’il résisterait à un entraînement sensuel, affolé passagèrement au contact d’une tentation presque offerte ?

— Non… non : pas de supercherie sentimentale… ce genre de plaisanterie aboutit toujours au même dénouement.

Quel est le moyen d’action le plus efficace auprès d’une femme — en dehors du domaine de l’amour ? L’avocat réfléchissait. L’inspiration fut rapide : « Il faut toucher sa vanité. »

Raffermi, Robert Labrousse entra dans les salons de jeu, cherchant Adrienne dans la foule des pontes.

Il était sûr à présent de vaincre, et de convaincre. Dépistant le danger de la crédulité de Descombes, il ne se demandait pas si son propre scepticisme envers les femmes ne comportait point sa naïveté.

Les raisonnements de Labrousse, à la fois subtils et rudimentaires, répondaient à cette définition de Willy : « Pour le scepticisme parisien, qui est la forme la plus commune de la candeur, tout sauvage est né forcément au fond des Batignolles. »

Pour Robert Labrousse, toute femme était forcément le même être impulsif, ingénu, parfois détraqué, obéissant aux mêmes mobiles et aux mêmes caprices.

Il aperçut Adrienne, assise à une table de trente-et-quarante. La jeune femme, le teint animé, regardait fixement le croupier qui retournait les cartes. Elle tripotait, d’une main énervée, le tas de billets en masse devant elle ; son gant de suède clair était terni au bout des doigts par ce frottement continu.

Robert éprouva une singulière impression à la contempler ainsi sans qu’elle soupçonnât sa présence, enfiévrée par une passion qu’il n’inspirait pas, lointaine, distante, reprise… Il remarquait plus volontiers cette beauté qui ne s’offrait plus. La délicatesse des traits d’Adrienne, ses grands yeux vifs, l’attitude gracieuse de sa tête penchée frappaient Robert : sans s’en rendre compte, il subissait le prestige du chiffon, ce libertin qui n’aimait à fourrager que des vraies dentelles, à ne respirer l’arome de la femme qu’à travers l’odeur factice des parfums rares. Rehaussée d’un luxe nouveau, Adrienne lui paraissait embellie, affinée, plus séduisante. Il appréciait en connaisseur cette chair plus blanche et plus lymphatique de la femme oisive amollie par une existence nonchalante ; ces cheveux plus brillants que lustraient de fréquents lavages suivis d’ondulations savantes.

Il se plaisait à détailler le chapeau chic, drôlement cabossé, et la coupe originale d’un gilet de satin blanc qui égayait la sévérité du costume tailleur.

Ses sensations confuses lui inspirèrent cette réflexion : « Un homme jaloux se comporte toujours à la façon de Gribouille… Comment Descombes a-t-il pu envisager de sang-froid que, même pour rire, je fasse la cour à sa femme ? »

Celui qu’il évoquait ainsi éprouvait justement à la même minute un revirement de sensation : resté seul, Edmond Descombes subissait les suggestions de la solitude ; Robert parti, Adrienne absente, il se représentait leur entrevue avec toutes les exagérations de l’imagination.

Lui aussi se demandait : « Comment ai-je pu consentir à cela ? Que va-t-il lui dire ? »

Sa confiance en Labrousse restait inébranlable ; mais il était trop amoureux d’Adrienne pour ne pas redouter le désir des hommes ; il se figurait que chaque passant convoitait la jeune femme.

À la pensée qu’il avait ménagé sciemment un rendez-vous entre ces deux être qu’il eût voulu pouvoir séparer à jamais, il murmurait : « Mais j’ai été fou ! »

Le démon de la jalousie le mordait brusquement : qu’allait éprouver sa femme au contact de l’homme qu’elle avait aimé, qu’elle aimait encore ?

À présent, il traitait ses raisonnements de sophismes. Le simple instinct du mâle reprenait toute sa force. Machinalement, Edmond saisissait son chapeau et descendait à son tour vers le casino.

Sous le soleil couchant, Monte-Carlo, ce soir-là, avait son aspect convenu d’affiche artistique pour réclame de salle de gare : la blancheur étincelante de ses palais se détachait sur un fond trop bleu, ce bleu irréel du ciel et de la mer, ce bleu oriental qui évoque la magie d’un décor de rêve. Les jardins étalaient leurs verdures luxuriantes, leurs odorantes d’où montait la griserie d’un printemps trop fougueux pour la sensualité des hommes. Enivré de ce malaise voluptueux, Descombes murmurait :

— Comment garder sa raison dans cette atmosphère qui nous monte à la tête comme un vin trop puissant !

Il entra dans les salons de jeu, aperçut presque aussitôt ceux qu’il cherchait.

Il s’approcha de Robert Labrousse ; il allait saisir son ami par le bras, lorsque, soudain, un sentiment de fausse honte le retint. Il pensa : « Je ne peux pas… Je ne peux pas me raviser à présent. Robert se moquerait de moi et me mépriserait de le soupçonner. »

Lentement, Descombes s’éloigna, se perdit dans la foule : il se contenterait de les suivre et de les observer, de loin…

Robert Labrousse s’était penché sur le dossier de la chaise qu’occupait Adrienne. Il murmura :

— Madame…

Absorbée par son jeu, la jeune femme ne l’entendit pas. Il répéta, plus haut :

— Madame… madame Descombes !

Adrienne leva brusquement la tête. Leurs visages, rapprochés, se touchaient presque. Une émotion violente empourpra les joues d’Adrienne, fit palpiter ses paupières et frémir imperceptiblement sa chair, aux commissures des lèvres. Robert souriait avec embarras.

Elle, sans pouvoir analyser ce sentiment, éprouvait une sorte de stupeur à entendre la voix métallique du « patron » l’appeler respectueusement : « Mme  Descombes ! »

Quiconque a porté un harnais en sent toujours le poids sur ses membres. Instinctivement, Adrienne s’était levée docilement, soumise à la servitude ancienne, à la double servitude de son emploi et de son amour.

Ces mots : « Mme  Descombes » et le ton sur lequel ils étaient prononcés lui donnèrent, mieux qu’un fait évident, le sens de sa nouvelle situation. Pour Robert Labrousse, elle avait cessé d’être, elle ne serait jamais plus « Adrienne Forestier », la simple dactylo.

Cela lui rendit le sentiment de sa dignité. L’avocat lui disait à demi-voix :

— Voulez-vous m’accorder quelques instants… je désire vous parler.

Elle acquiesça, d’un signe de tête, et le suivit en se roidissant pour dissimuler son trouble.

Robert Labrousse souriait toujours, du même sourire gêné, ne sachant comment entamer le périlleux entretien, assailli de sensations diverses à côté de cette jolie femme, qui l’avait aimé si passionnément, et que les passants qu’ils croisaient lui enviaient sans doute comme une conquête. Adrienne faisait sensation parmi les promeneurs des Boulingrins. Robert, vaniteux, en ressentait de l’orgueil, flatté qu’on les supposât amants. Il n’aimait pas la jeune femme, cependant : mais le désir des autres éveillait dans son cœur sec une sorte de sympathie galante.

Tout à coup, en tournant machinalement la tête, il reconnut Edmond Descombes qui les suivait à distance, tâchant de s’effacer derrière les groupes de gens, l’air inquiet, malheureux, honteux.

Toutes les aspirations équivoques et confuses de Robert furent balayées par le sentiment de générosité apitoyée et condescendante qui l’envahit à la vue de son ami.

Il songea : « Pauvre Edmond !… » et son exclamation intime signifiait : « Comment un homme peut-il se laisser aller à une telle faiblesse, souffrir aussi sincèrement en l’honneur d’une de ces petites bêtes charmantes qui ne devraient exister que pour la joie de nos yeux. »

La satisfaction de se sentir invulnérable et supérieur, le désir sincère d’apaiser le tourment de son ami, décidèrent Labrousse.

S’inclinant familièrement vers Adrienne, il commença d’une voix paternelle et persuasive :

— Je tenais vivement à vous dire quelques mots… non inutiles, je l’espère… pour le bon accord de nos relations futures. Je veux tout d’abord m’excuser auprès de vous de la maladresse que j’ai commise involontairement avant-hier… Et vous déclarer ensuite combien je suis heureux de vous voir à la place qui vous convient. J’ai toujours eu infiniment d’estime à votre égard et soyez sûre que j’exprime un réel intérêt dans cette formule banale en vous félicitant du bonheur mérité qui vous échoit.

Considérant fixement Adrienne, Robert ajouta :

— Nous sommes trop francs et trop intelligents pour avoir peur d’une explication brève et loyale : je crois, qu’entre nous, une comédie d’hypocrite oubli serait offensante… Je ne peux pas ne pas conserver certain souvenir ému… J’ai un grand contentement de moi-même, de plus, à penser que l’amitié respectueuse que je vous porte a peut-être influé sur votre avenir. Je pourrais avoir une fille de votre âge ; c’est ce sentiment de vague paternité qui me pousse à me réjouir de n’avoir pas cédé à la tentation de gâcher une vie innocente… On a toujours du mérite à se comporter en honnête homme. Aujourd’hui que vous êtes femme, que certaines vérités vous apparaissent plus exactement, je suppose que vous commencez à comprendre que ma conduite passée fut la meilleure preuve d’affection que je pusse vous témoigner… en agissant contre l’instinct de mon égoïsme… Et c’est précisément au nom de ce souvenir que je vous demande de m’accorder votre amitié — à laquelle j’estime avoir un droit.

Dans ce discours dont il avait mesuré tous les termes, Robert pensait s’être conformé au programme qu’il se traçait : chacune de ses paroles s’adressait à la vanité de la femme ; il lui laissait entendre qu’il l’avait désirée, mais respectée par probité ; puis, en abordant hardiment la difficulté, sans feintise, il contraignait l’amour-propre d’Adrienne à conclure ce pacte d’entente.

En effet, la jeune femme répliquait avec douceur :

— Je n’ai que de la sympathie pour vous, monsieur Labrousse… Je comprends fort bien les sous-entendus de votre demande : soyez persuadé que je n’estime pas que ma présence au foyer d’Edmond Descombes doive troubler l’amitié qui vous unit à mon mari ; et, pour ma part, je ne ferai rien qui soit de nature à diminuer la sienne.

« Elle m’a trop bien compris, » songea Robert, touché par cette réponse clairvoyante.

Tout d’abord stupéfaite par l’attaque directe de Labrousse, si opposée aux manières habituelles de l’avocat, Adrienne l’avait cru sincère et s’était émue ; puis, avec une promptitude intuitive, les doutes surgissaient : la nouvelle attitude de Robert contredisait trop brusquement celle de la veille.

Adrienne songeait, lucide : « S’il était vraiment heureux de me voir la femme de Descombes, il eût paru peiné hier qu’il me supposait sa maîtresse. Aurait-il eu ce maintien désinvolte et cynique ? Non. Je lui suis bien indifférente, mais il craint de rompre avec Edmond et me ménage à cet effet. »

Étant donnée cette constatation, la jeune femme décidait d’adopter le parti le plus honorable : considérer Robert Labrousse ainsi qu’un étranger ; et, sans mesquinerie, laisser subsister les relations des deux amis. Sa fierté de femme l’y obligeait.

Elle lui répondit donc avec le plus d’aménité possible, refoulant l’immense tristesse, l’inexplicable apeurement qui bouleversaient son être au contact de cet homme redouté, aimé, détesté ? elle ne savait plus…

Dans le désarroi où se noyaient toutes ses sensations, un seul sentiment surnageait : le désir éperdu de sauver son orgueil, d’éviter l’affront d’une seconde humiliation en face de cet homme.

La jeune femme se contraignait héroïquement à sourire d’un air paisible, alors qu’intérieurement elle se sentait ravagée par une haine ou un amour insensé, souhaitant tour à tour l’anéantissement de Labrousse et résistant à l’envie de se jeter follement contre sa poitrine.

Dans son exaspération passionnée, elle se rappelait la vraie légende de Salomé et en pénétrait la psychologie profonde. Ah ! quelle est l’amoureuse dédaignée qui — si ce fût en son pouvoir — ne ferait point trancher la tête de Jean pour se donner la volupté vengeresse de prendre enfin cette bouche rebelle… Admirable symbole, traduisant expressément cette forme d’amour exacerbé où se rencontrent et se fondent les deux pôles de la passion suprême : le désir de possession et le désir de destruction.

Et tandis qu’elle se domptait, conservant son masque d’indifférence, Labrousse, ravi de la trouver si changée, si sérieuse, si raisonnable, prouvait le besoin de lui marquer sa gratitude pour ce dénouement simple et pacifique de leur triple aventure.

Il déclara, avec spontanéité cette fois :

— Comme je vais être content de vous revoir souvent, à notre rentrée à Paris… Mon intimité avec Descombes va se resserrer encore… Ma femme, ainsi que la plupart des femmes, n’accordait qu’une confiance mitigée à un ami célibataire : elle l’accueillera avec une sympathie bien plus cordiale du jour où elle le saura marié, rangé…

Il souriait, sans achever sa phrase, se rappelant la défiance que Cécile témoignait au député, à l’ami complice qui couvrait l’adultère du mari.

Adrienne l’écoutait pensivement, et ses idées prenaient un autre cours ; elle évoquait cette existence de demain qu’elle avait si ardemment souhaitée, aux premiers temps qu’elle connaissait Labrousse : vivre en égale devant lui, recouvrer le prestige de la riche bourgeoise qu’elle avait été durant son enfance heureuse… L’espoir est une mémoire qui désire, le souvenir est une mémoire qui a joui, a dit Balzac.

La satisfaction lénitive de sa vanité flattée apaisait sa fièvre, incitait peu à peu sa volonté à chasser le mauvais désir et à se résigner sagement au bonheur vulgaire que tant d’autres lui eussent envié. Une curiosité intense la saisissait d’entrer dans l’intérieur des Labrousse, de se familiariser avec le décor où vivait Robert ; — sans qu’elle se rendît compte que cette curiosité n’était qu’une nouvelle manifestation de cet amour qu’elle croyait mater en ce moment. Elle sentait naître le désir impatient de fréquenter sa femme et d’embrasser son fils. Sa femme… Adrienne évoquait la silhouette élégante et fine de Cécile Labrousse, sa jeune figure un peu hautaine de poupée boudeuse.

La force de suggestion lui fit découvrir une ressemblance avec Mme  Labrousse dans une passante qui les croisait : une voyageuse emmitouflée dont le voile dissimulait les traits, aidant à l’illusion d’Adrienne qui dessinait mentalement le visage gracieux de Cécile derrière le mystère du tulle opaque.

Elle dit machinalement :

— Voilà une dame, justement, qui ressemble à Mme  Labrousse.

— Oui ; approuva Robert en jetant un regard distrait sur la passante qui s’éloignait.

Il ajouta :

— Vous connaissez donc ma femme ?

Adrienne répondit :

— Mais je l’ai vue une fois, au bureau.

— Ah ! c’est vrai…

Ils se turent, gênés soudain par le mot imprudent d’Adrienne ; ce terme évocateur, troublant, défendu : le bureau

Adrienne se ressaisit en songeant à la distance qui la séparait de ce temps-là. Un retour de gratitude la fit penser à son mari avec une affection attendrie. Que fût-elle devenue, sans le secours providentiel de cet excellent homme dont l’amour désintéressé lui avait apporté la fortune, la considération, le tremplin d’une situation mondaine comme baume à ses déceptions ! La conduite chevaleresque d’Edmond Descombes valait bien qu’elle réprimât son dégoût du devoir conjugal. Hors cette exigence, il se montrait si discret.

Elle réfléchit profondément : « Combien je dois me féliciter d’avoir rencontré quelqu’un qui fût à même de savoir respecter mon chagrin et de le comprendre comme si c’était sa propre peine qu’il soignât : dévouement rare ! »

Elle se jura de le rendre heureux ; de surveiller, en sa présence, ces rêveries perfides qui la prostraient des heures entières. Elle lutterait contre ses tristesses ; elle chasserait les pensées que devinait Edmond.

Afin de réaliser aussitôt son programme, Adrienne s’adressa à Labrousse sur un ton dégagé :

— Vous dînez avec nous ce soir, n’est-ce pas ?

Elle voulait qu’Edmond pût l’observer en face de Robert et la crût guérie de lui.

L’avocat fut entièrement dupe de cette attitude. Il pensa avec soulagement : « Allons ! le mariage lui a réussi. Le sens de ce qu’elle vaut aujourd’hui lui enseigne la prudence de ceux qui ont quelque chose à perdre. L’instinct de propriété est le commencement de la sagesse. Où ma dactylographe eût piétiné toutes convenances, Mme  Descombes tient à conserver son décorum. »

Et lorsque Descombes, les rejoignant, prit Robert à part pour lui demander :

— Que lui as-tu dit ?

Labrousse répliqua avec désinvolture :

— Rien du tout… Je n’ai pas eu à jouer ta comédie… J’ai constaté tout de suite ton erreur en ce qui me concerne…

Et il conclut franchement :

— Je ne puis affirmer qu’Adrienne t’aime, mais je suis bien certain qu’elle ne m’aime plus.



IV


— Si nous dînions ici ? proposa Edmond Descombes.

Ils étaient remontés tous trois dans l’appartement qu’occupaient les Descombes au second étage de l’hôtel.

Le député poursuivit :

— Je ne sais si vous partagez ce dégoût, mais j’ai l’horreur des restaurants de palace, ces salles trop dorées, trop illuminées ; glaciales malgré leur fausse animation ; les femmes ne pensent qu’à faire scintiller les diamants de leurs bagues en tripotant les couverts ; les hommes ont l’air gêné de ressembler aux maîtres d’hôtel. J’ai l’impression d’être mêlé à une figuration : il me semble toujours qu’on va me servir une langouste en carton rouge. Alors, je donne l’ordre qu’on nous monte le dîner ?

Robert acquiesça, indifférent.

Adrienne épiait malicieusement son mari sans se laisser abuser par son prétexte. Depuis leur arrivée à Monte-Carlo, ils avaient pris tous leurs repas dans la salle du restaurant ; et Descombes ne s’en était pas encore plaint. Si, ce soir, il exprimait ce souhait, c’est qu’il voulait tendre le piège de l’intimité à sa femme et à son ami ; les observer à son aise alors qu’ils n’auraient point, pour dissimuler leur contrainte à se trouver face à face, la diversion d’un décor animé d’endroit public ; les multiples incidents qui permettent à deux convives de détourner à chaque instant la tête pour se fuir du regard et d’échanger à peine quelques monosyllabes dans le brouhaha des conversations environnantes.

Adrienne n’éprouvait aucune susceptibilité de ce sentiment deviné : elle le comprenait si bien !

Edmond avait senti un soupçon s’éveiller en lui, à l’étrange réponse de Robert. Comment Labrousse pouvait-il supposer sincèrement qu’Adrienne ne l’aimât plus ? Incapable de se rendre compte que l’indifférence réelle de Robert avait un intérêt égoïste à s’accommoder sans contrôle de l’indifférence simulée d’Adrienne, Descombes s’imaginait que Labrousse n’avait point voulu lui dire la vérité.

Loin de se douter de l’examen dont il était l’objet, Robert déclara très naturellement :

— Ton idée est excellente… nous aurons une vue superbe, d’ici ; et quelle nuit admirable !

Il s’approchait de la fenêtre, une large baie qui s’ouvrait sur le parc de l’hôtel, laissant deviner, derrière les ombres profondes d’un enchevêtrement de palmiers, de massifs, de plantes grasses, le fond dentelé des montagnes dont la masse sombre se confondait avec le bleu épais du ciel sans étoiles. La nuit chaude et lourde, annonçant un orage de printemps, charriait des effluves voluptueux, des odeurs fleuries qui envahissaient lentement la pièce.

En vrai sensuel pris par la poésie d’une émotion purement physique, Robert murmura :

— … Ce parfum ! Tous les bois sont entrés
Avec lui, dans la chambre…

Il continua, provoquant la stupeur d’Edmond et d’Adrienne :

— Chaque bouffée apporte une branche, et prodige
Bien plus beau que celui dont Macbeth s’effarait,
Ce n’est plus seulement, ma mère, la forêt
Qui marche, la forêt qui marche comme folle :
Ce parfum dans le soir, c’est la forêt qui vole.

Comme il s’aperçut de l’étonnement qu’il produisait en récitant d’une voix chaude aux inflexions prenantes, Robert rougit légèrement et dit, un peu confus :

— C’est d’Edmond Rostand.

Il ajouta avec naïveté :

— Moi, je n’ai jamais pu comprendre que les vers de théâtre. On a beau blaguer les « tirades à effets », au moins ce sont des rimes qui signifient quelque chose et ce sont les seules que je sois capable de retenir par cœur…

— C’est peut-être parce que tu te souviens du temps où une comédienne de l’Odéon t’en récitait dans l’intimité ; plaisanta aigrement Descombes.

Le ton âpre du député choqua Labrousse qui pensa : « Qu’est-ce qui lui prend ? »

Edmond subissait les appréhensions d’une jalousie irraisonnée. Malgré la logique de sa confiance, il considérait Robert en rival ; il le trouvait, ce soir, trop souriant, trop bien mis, trop à son avantage.

Devant ces insignifiantes prévenances d’un homme bien élevé envers sa voisine de table, quand Robert se penchait galamment pour servir Adrienne, Descombes se sentait mordu d’angoisse, la chair hérissée d’une colère de mâle, instinctive, absurde, que son intelligence refusait d’admettre mais que tout son être ressentait inconsciemment.

Cet homme qui était là, en face de lui, elle l’avait aimé… Le fait incontestable écrasait Descombes.

Labrousse sentit le malaise qui s’infiltrait peu à peu entre eux, les séparant, les glaçant, les paralysant graduellement. Il voulut faire diversion et s’efforça de ranimer la conversation.

Une feuille locale traînait sur un fauteuil. Il la saisit machinalement en disant :

— Qu’est-ce qu’on joue, ce soir, au casino ?

Et, tout bas, continuait : « Au fait, si je proposais de finir la soirée au théâtre ?… C’est une idée. Il faudrait qu’Adrienne s’habillât. Un quart d’heure, une demi-heure à rester seul avec Descombes que je saurais bien remettre en train. Pourquoi me fait-il cette tête ? »

Puis, à voix haute, il cherchait le courrier des théâtres :

— Palais des Beaux-Arts… concert symphonique… tournée de la Comédie-Française… Sorel dans le Marquis de Priola

Il rejeta le journal sur le fauteuil, découragé : non, il ne pouvait pas, lui, vieux Parisien, proposer à des Parisiens d’aller revoir la comédienne la plus connue de Paris dans une pièce du répertoire moderne qui reparaissait régulièrement sur l’affiche entre Primerose et Poliche !

Ses pensées prenaient une autre direction, aiguillées sur ce titre : le Marquis de Priola. Elles accaparaient son attention au point qu’il éprouva le besoin de les communiquer ; puis, ce serait une manière, en somme, de détourner cette gêne pénible qui pesait sur eux. Et il déclara rêveusement :

— Je m’étonnais déjà que ce sujet si faux : le Châtiment de don Juan, eût tenté ce grand psychologue : Molière. Mais ce que je ne comprends plus du tout, c’est qu’un homme d’esprit comme Henri Lavedan ait eu la fantaisie de redoubler l’erreur de Molière.

Descombes remarqua :

— Tu es paradoxal.

Labrousse rétorqua vivement :

— En quoi ? Où as-tu jamais vu que le destin, le hasard, la Providence — bref, ce grand inconnu auquel chacun de nous donne le nom de sa croyance — nous châtiât dans notre propre faute ? Ce n’est que dans les manuels d’éducation à l’usage des adolescents qu’on peut lire que le coupable est puni par son péché. La vie courante, au contraire, semble un immoral démenti du proverbe. Tu n’ignores pas que certains individus naissent prédisposés à l’alcoolisme comme d’autres à la tuberculose. Alors que l’ivrogne, pour peu que son tempérament soit résistant, absorbera le poison sans accident notable, l’homme sobre sera intoxiqué par une dose infime : les menus verres de liqueurs acceptés de temps en temps à la fin d’un repas ; et c’est lui qui connaîtra — ironie — les ravages de l’alcoolisme et son cortège de maux : diabète, névrose, albuminurie… Il en est de même de l’amour. Un bon petit notaire de province vient à Paris pour affaires. Il n’a jamais trompé sa femme, trop pusillanime pour risquer l’aléa d’une intrigue dans sa sous-préfecture de neuf mille habitants. Il est timoré, raisonneur et prudent. Mais Paris l’émancipe. Un soir, il suit la femme frôlée dans un promenoir de music-hall ; et, pour cinq minutes d’oubli, il tombe dans le piège qu’un viveur esquive impunément durant trente années de plaisir ; atteint dans sa santé, il se voit menacé par répercussion dans la sécurité de son foyer où sa froideur forcée éveille les soupçons conjugaux. Le châtiment de l’amour ? Question de chance individuelle. Et comme la chance a des goûts de fille, c’est don Juan qu’elle favorise. Dans ma carrière d’avocat, je n’ai pas rencontré d’épouse qui demandât le divorce contre un être de séduction ; ou bien, c’était pour le plaisir de se réconcilier devant le président. Combien de femmes pratiquent par tactique la politique des yeux fermés ! Combien d’autres se laissent aveugler facilement ; car le goût de jouir développe notre humeur sociable et ce sont les pires libertins qui font les meilleurs compagnons. Non, les bonnes mœurs dussent-elles en souffrir au nom de la vérité, avoue que les Priolas rencontrés dans la vie réelle sont rarement frappés par l’opportune hémiplégie de dernier acte ; qu’ils jouissent au contraire d’une santé insolente alors que les petits bourgeois vertueux geignent sous leurs accès de rhumatisme ; et que tous les heureux exemples de leur existence semblent justifier cet axiome : le cynisme est la science de vivre.

Grisé par ses propres paroles, le flegmatique Labrousse s’animait ; et ses propos trahissaient la joie de son succès récent. Est-ce que tout ne s’arrangeait pas, en somme, avec les femmes, pour les privilégiés dont l’ascendant savait s’imposer à leur esprit de créatures impressionnables ? Il éprouvait autant de plaisir d’avoir obtenu enfin l’indifférence d’Adrienne qu’il en eût ressenti à obtenir les faveurs d’une maîtresse désirée ; car, sous une apparence contradictoire, c’était le même sentiment qui l’enivrait : le triomphe d’être plus fort que la volonté adverse.

Edmond Descombes, cédant instinctivement au besoin de désapprouver toute opinion émise par Robert, objecta :

— Et le drame passionnel ?… son danger effectif… ta théorie le supprime ?

— Certes…

Labrousse poursuivit avec assurance :

— Le drame n’est jamais passionnel…

Descombes interrompit :

— Mais tu nies l’évidence… ouvre, au hasard, la Chronique des tribunaux et le premier fait divers te donnera tort : tout crime de femme est un drame passionnel.

Robert répliqua posément :

— Pardon… J’admets le drame, mais je nie la passion. Tu me cites le fait : j’en discute la cause. La femme qui assassine son amant ou son mari obéit rarement à une impulsion passionnelle. Je suis même persuadé qu’elle est incapable physiquement de tuer l’homme qu’elle aime. Elle peut, dans un élan de jalousie violente, souhaiter sa mort ; mais elle ne pourra pas faire le geste meurtrier. Au fond d’un crime dit passionnel, il y a toujours des raisons obscures, louches, secrètes, qui partent du cerveau et non point du cœur : parfois, c’est un calcul d’intérêt dont la flamme cupide s’abrite derrière l’écran hypocrite d’une vengeance amoureuse : combien d’épouses trompées, en armant le revolver, songeaient à leur avenir de veuve libérée plus qu’à la trahison conjugale ! Parfois, c’est le prestige de l’auréole rouge : une linotte détraquée tirera sur son amant afin de ressembler à l’héroïne d’un feuilleton malsain. Et parfois, c’est aussi une manifestation désespérée de la misère humaine où, dans un geste d’envoûteuse, la femme, lasse de souffrir, poignarde le symbole de la vie en frappant l’homme qui la lui révéla.

Labrousse conclut en souriant :

— Mais le véritable amour est-il si tragique ? Le carquois d’Eros est noué de faveur rose et ses flèches n’ont jamais blessé à mort. Une tendresse sincère ne sait point haïr. Elvire se sentira toujours désarmée en présence de l’infidèle.

Edmond Descombes dit en regardant sa femme, :

— Quel est l’avis des dames sur ce chapitre ? Adrienne va nous exposer son point de vue.

La jeune femme s’était assombrie tandis que Labrousse parlait. Chaque phrase de Robert l’atteignait en plein cœur : certes, en face de lui, elle restait désarmée, sans force pour haïr, sans courage pour nuire, incapable physiquement de n’être pas émue amoureusement par le premier homme qui l’avait subjuguée… Ah ! qu’il connaissait bien les femmes !

Et d’autre part, la sourde satisfaction de délivrance qu’exprimait l’avocat en proclamant l’impunité qui préserve l’homme de plaisir la froissait au plus profond de sa sensibilité.

Ce fut ce dernier sentiment qui prédomina. En répondant à la question de son mari, elle s’efforça de répliquer à l’attitude de Labrousse, froideur pour froideur, orgueil contre orgueil.

Et Adrienne déclara nonchalamment, voilant l’éclat de son regard sous ses paupières mi-closes :

— Je pense absolument comme M. Labrousse, qu’on accorde beaucoup trop d’importance aux choses de l’amour… Et surtout, qu’on attribue par erreur à ce sentiment des actions qui dépendent presque toujours d’un autre ordre d’idées… La femme est une grande imaginative : elle se figure éprouver ce que son esprit lui suggère. Souvent, son existence sentimentale reste purement fictive ; à travers la réalisation d’aventures vulgaires, c’est le spectre de ses rêves qu’elle poursuit…

Elle ajouta d’un air réfléchi :

— Et puis, il n’y a que deux catégories de femmes qui soient capables de véritable passion : celles qui n’ont jamais manqué de rien ou celles qui n’ont rien ; les unes, parce, que leur oisiveté leur laisse toute liberté de cœur ; les autres, parce que l’amour est le luxe de la misère. Le sentiment ne règne en maître que sur la grande fortune ou l’absolue détresse. Mais la moyenne des femmes, celles qui bénéficient d’une position tout en luttant contre les difficultés quotidiennes ; celles qui connaissent les soucis de l’ambition, du travail, de l’attente ; celles qui roulent leur rocher avec la fièvre d’atteindre le but et l’appréhension de retomber sous le poids d’une charge trop lourde, comment pourraient-elles faire, de l’amour, leur univers ?… s’absorber dans un sentiment unique ?… Leur tête est trop prise, leur vie trop active… Oui, nous devenons peu à peu insensibles à force d’être talonnées par les exigences de l’existence matérielle, quand nous ne sommes ni assez riches pour nous blaser de ses satisfactions ni assez pauvres pour savoir les mépriser. Nous ne rêvons plus au Prince Charmant, mais à la stabilité de nos désirs pratiques… Et nous cessons d’aimer l’amour du jour où nous aimons la jouissance.

Adrienne s’adressa directement à son mari :

— Tu demandais l’opinion des femmes sur ce chapitre, Edmond : la voilà, franche et entière ; mais elles ne la confessent jamais, parce qu’elles ont rarement l’aveu cynique et préfèrent continuer de jouer leur petite comédie romanesque d’aspirations poétiques par pure coquetterie : le bleu d’azur est une couleur qui sied également aux brunes et aux blondes. En résumé, l’amour de la femme s’appelle sentimentalité ; celui de l’homme libertinage ; mais l’amour tout court est un mot dénué de sens.

Edmond Descombes était trop profondément épris de sa femme pour ne point discerner le désespoir orgueilleux qui grondait sous cette amertume dédaigneuse ; mais Robert ne douta pas un instant de la sincérité de ces propos que s’assimilait si bien sa propre mentalité. Le langage d’Adrienne lui parut l’expression même d’une raison probante, la définition d’une vérité humaine.

Par un revirement inexplicable chez cet être de tempérament rassis, simple sensuel au cœur sec, Robert Labrousse ressentit une étrange mélancolie, subitement attristé par ce néant de l’amour ; envahi d’un regret instinctif à se représenter la lamentable idole, le squelette qui se révèle à nous dès que nous l’avons dépouillé des parures d’illusions sous lesquelles nous l’adorons dieu.

Il l’exprima tout haut, d’une voix songeuse :

— Le réel et l’insoupçonné châtiment des libertins, Mme  Descombes ne vient-elle pas de nous l’exposer sans le savoir ?… Le remords, non d’avoir mal vécu, mais d’avoir mal aimé !… Le vide affreux que laisse en notre âme le souvenir de ces intrigues perpétuelles qui nous blasent sans nous assouvir… La déception cuisante d’avoir été, peut-être, dupe de soi-même… Et la sensation encore plus cruelle d’ignorer s’il eût mieux valu suivre une voie différente… L’éternel mythe du faible Hercule entre Tryphê et Arélê, du héros hésitant vaincu par son doute… car la fable le montre triomphant de la tentation et nous le retrouvons pourtant, plus tard, aux pieds d’Omphale…

Adrien ne le considéra d’un air troublé ; Edmond lui lança un regard étonné ; mais l’avocat poursuivait, sans y prendre garde :

— Quel est l’homme qui n’ait pas médité cette pensée de Marcel Prévost : « L’amour, la volupté, comme toutes les notions essentielles, sont, au fond, contradictoires. Et lorsqu’un esprit humain est assez pénétrant pour percevoir ces contradictions, il suffit qu’il ait irréparablement choisi l’une des deux formes opposées de l’amour pour que l’autre forme se précise, se fasse désirable, et vienne le tenter en lui suggérant : « Tu t’es trompé… C’est moi qui étais l’amour… C’est moi qui étais la volupté… »

Adrienne regardait Labrousse avec inquiétude, cherchant une allusion dans ses paroles ; et Descombes, de même, avait peine à dissimuler sa surprise irritée. Robert, qui s’était exprimé sans la moindre arrière-pensée, s’aperçut enfin de leur malaise et comprit sa maladresse. Alors, pour effacer la mauvaise impression causée par son étourderie, il quitta brusquement le ton grave et conclut avec enjouement :

— Quant à moi, je nierai toujours, obstinément, l’influence d’une Providence vengeresse sur la fin de don Juan ou de Priola… Et pour me faire changer de conviction, il faudrait rien moins que l’apparition du commandeur : or, je n’ai jamais rencontré ce mauvais soupeur… Une cigarette ?

Labrousse tendait son étui vers le député. Les deux hommes firent machinalement tous les menus gestes des fumeurs, tandis qu’Adrienne chipotait rêveusement une grappe de raisin. Le dîner s’achevait en silence. Robert s’efforça encore une fois de ranimer la conversation ; à propos d’une cigarette éteinte, il commençait une dissertation laborieuse sur la qualité des briquets à essence, lorsque la porte de la salle s’ouvrit avec fracas. Descombes, croyant à l’incorrection du garçon qui venait desservir, s’apprêtait à gronder contre cette intrusion bruyante. Il s’arrêta, médusé : c’était Mme  Labrousse qui entrait.

Robert, ahuri à la vue de sa femme, éprouva plus de stupeur que d’appréhension, rassuré par la présence de ses amis qui lui serviraient à justifier son alibi. Adrienne, moins étonnée que les deux hommes, constatait qu’elle ne s’était point méprise en croyant reconnaître Cécile sur la place du casino, une heure auparavant.

Et Descombes, prêt à seconder Robert mais amusé néanmoins par la scène inattendue qu’allait subir son ami, pensa avec un sourire gouailleur : « Eh bien ! mais la voilà, la statue du Commandeur ! »



V


Le premier clerc de Me  Labrousse, le fidèle Arnaud, type de l’employé assidu vieilli sous le harnais, aimant son bureau comme une habitude, avait fini par suppléer son patron auprès des clients de l’étude depuis que Robert multipliait ses absences.

Il devenait peu à peu leur confident et leur conseiller. Il avait une bonne figure soigneusement rasée, aux pommettes roses et grasses de sanguin gourmand, qui lui donnait une apparence ecclésiastique, un air de confesseur laïque qui inspirait confiance aux femmes. De surcroît, Arnaud était prolixe et potinier. Or, il est à remarquer qu’à rebours de toute logique, les bavards nous incitent aux confidences : à force d’être indiscrets, ils nous entraînent à parler, malgré nous, par la force inconsciente du verbe. La parole est comme la boisson, à haute dose elle nous étourdit.

Quand Robert n’était pas là, les clients s’attardaient plus volontiers à jaser avec Arnaud.

Labrousse, lui-même, était tenu de faire confiance à son clerc : celui-ci était le seul à connaître la véritable adresse du patron, pendant ses escapades, afin de savoir où lui télégraphier en cas d’événement inopiné.

Ce matin-là, Arnaud, désœuvré, appuyé contre une des hautes fenêtres de l’étude, contemplait d’un air béat le va-et-vient des autos, des passants, les maisons d’en face. Il murmura, très intéressé :

— Tiens !… On fait le ravalement chez Chose…

Et regarda indéfiniment les échafaudages.

Soudain, au ronflement d’un moteur, il reporta ses yeux sur la rue : une voiture s’arrêtait à la porte. Un gros homme en descendit lourdement. Arnaud reconnut M. Cayenne-Duval, le fabricant de savons, un des plus importants clients de Robert après Descombes.

Le gros homme entra dans l’étude en soufflant et salua Arnaud avec une effusion vulgaire de plébéien cordial. Ce parvenu, à qui son avocat imposait par sa distinction d’homme du monde, se sentait plus à l’aise avec le principal clerc ; bavards, curieux et communs, ils se reconnaissaient de même nature et sympathisaient par attraction de race.

Tout de suite, après avoir déblayé les questions d’affaires, Cayenne-Duval attaqua avec sa familiarité goguenarde :

— Devinez où j’ai rencontré Labrousse, hier ?

Arnaud s’étonna :

— Le patron ?… ce n’est pas possible ! Il n’est pas à Paris.

L’industriel expliqua :

— J’arrive de voyage… je suis rentré ce matin. Arnaud murmura, réservé — mais son sourire démentait ses paroles :

— Alors, vous venez de Bourges où le patron est en train de plaider… officiellement ?

Cayenne-Duval plaisanta :

— Bourges, port de mer sur la Méditerranée… Labrousse nous enseigne une géographie inédite.

Le clerc interrogea, avec une curiosité avide :

— Ainsi, vous l’avez vu, à Monte-Carlo ?

— Oh ! en un éclair : je l’ai croisé, au casino, comme j’allais descendre à la gare… je ne me suis pas arrêté, de peur de rater mon train… et puis, je n’aurais pas osé l’aborder : il était en trop bonne compagnie…

— Qui cela ?

Son ami, ce député, vous savez bien… Ces messieurs avaient emmené deux jolies femmes…

Et, désignant l’étude d’un geste circulaire, il ajouta :

— Je comprends pourquoi la petite n’est plus ici !

Interloqué, Arnaud questionna :

— Quelle petite ?

— Ben, la brunette… l’autre dactylo, voyons !

Et il ricana lourdement :

— Ce n’est plus sur sa machine qu’elle tape, maintenant, c’est sur son portefeuille.

Oh ! le bonheur irrésistible, le besoin voluptueux de la médisance : cela existe comme une espèce d’appétit physique ; le plaisir, la jouissance infinie de savourer les paroles délatrices ainsi qu’un bonbon acidulé qui fond lentement dans la bouche en piquant agréablement la langue.

Sitôt le client parti, tous les employés se groupaient autour d’Arnaud, commentant l’aventure d’Adrienne Forestier, cette heureuse Adrienne qui, alors qu’ils l’avaient crue renvoyée par Robert dans un moment d’humeur, avait au contraire la chance de faire la conquête du patron. Et ils se remémoraient, avec cette abondance de détails insignifiants qui caractérise la minutie des sédentaires observateurs, les moindres incidents relatifs à la jeune fille, son zèle amoureux, sa faveur grandissante, ses sorties fréquentes, les fausses colères du patron contre elle — pour leur donner le change, sans doute…

Mlle  Claire susurrait, d’une voix fielleuse :

— Vous rappelez-vous le jour où elle s’était tellement fardée…

La vieille fille eut tort d’attirer l’attention sur elle en se mêlant à la conversation.

C’était une de ces créatures anguleuses et pointues, dont les traits révèlent une sécheresse, une aigreur, une âpreté qui rebutent le physionomiste. Sa maigreur osseuse trahissait les rancœurs inavouées d’un célibat mal supporté. Sa figure bilieuse suait l’envie ; et les paroles mordantes qu’exprimaient ses lèvres jaunes et pincées, coulaient comme le jus acide d’un citron qu’on presse.

Elle inspirait encore plus de moqueries aux clercs qu’Adrienne n’avait excité de jalousies de collègues.

Aussi, cessant de médire de l’une pour s’offrir le plaisir plus vif de railler l’autre, Arnaud insinua-t-il :

— Hé ! le patron est connu pour ses goûts volages… Mademoiselle Claire n’a qu’à bien se tenir… peut-être qu’un jour ce sera son tour !

Un rire général salua cette plaisanterie. Ulcérée, la vieille fille se recula silencieusement, telle une vipère qui rentre sous le buisson. Une haine froide, faite d’envie, de fausse pruderie, de prétentions mortifiées, l’irritait de rancune contre Labrousse et contre Adrienne, — quoiqu’elle n’eût aucun grief personnel à faire valoir, aucun tort à reprocher au patron correct ou à l’ancienne collègue.

Mais une vieille fille laide pratique la jalousie à vide : n’ayant point d’amant en propre, il lui semble qu’elle soit trompée par toutes les maîtresses heureuses. Elle ne pardonne pas à un homme de passer près d’elle au bras d’une femme. Sa solitude et son inutilité la révoltent à la vue d’un couple. Après avoir commencé par être une créature stérile au point de vue social, une vieille célibataire est incitée fatalement à devenir une créature nuisible — ainsi que tout être improductif.

Poussée à bout par les gouailleries des clercs, Mlle  Claire éprouva le mauvais désir de se venger — non d’eux qui la froissaient sciemment — mais de l’innocente Adrienne et surtout du « patron », de cet homme injuste qui se contentait d’allouer mesquinement deux cents francs par mois à l’une de ses dactylographes alors qu’il promenait l’autre sur la Riviera.

Ce qui rend les actes des femmes si dangereux, c’est qu’ils sont presque toujours impulsifs, irréfléchis, et néanmoins aussi précis que s’ils résultaient d’un long calcul.

Une demi-heure après cette scène, Mlle  Claire montait à la porte Maillot dans le tramway de Saint-Cloud. Elle descendait au Val-d’Or, s’orientait sur le boulevard de Versailles, cherchant, parmi les villas blotties dans la verdure, la maison de campagne de M. Labrousse.

Elle la découvrit enfin… Villa Cécile.

Une grande pelouse et un petit enfant. Assise devant le gazon, une jeune femme mélancolique et rêveuse caressant la tête blonde du garçonnet.

Ce spectacle tranquille qu’offraient ses victimes inoffensives ne désarma pas la vieille fille : au contraire, il envenima encore ses rancœurs d’isolée. Cette femme, c’était une épouse, une mère… une autre sorte d’être exécré des célibataires femelles.

Mlle  Claire glissa une enveloppe dans la boîte aux lettres de la grille ; elle tira la sonnette, puis se cacha vivement. Et ce fut l’enfant, accouru au bruit, qui retira de la boîte le perfide message et retourna en gambadant le porter joyeusement à sa mère.

Cécile décacheta la lettre : papier banal, texte écrit à la machine…

Elle lut :

« Tandis que vous croyez votre mari à Bourges, il est à Monte-Carlo et pas seul. L’affaire qu’il est censé traiter se nomme Adrienne Forestier : vous l’avez connue employée chez lui. Il ne vous a sans doute pas informée des nouvelles fonctions qu’il lui a conférées depuis qu’il lui a fait quitter sa maison.

« Si vous tenez à vous renseigner, libre à vous de troubler leur voyage de noces. »

Et la sycophante avait négligé de signer : Un Ami sincère !…

Cécile restait atterrée par cette dénonciation dont, la véracité lui apparaissait indéniable. Dans sa précipitation haineuse, Mlle  Claire avait omis les précautions les plus élémentaires.

Au premier examen, Mme  Labrousse reconnaissait le papier pelure du bureau à son format particulier qui révélait la suppression de l’en-tête, portant les traces d’un coup de ciseaux brusque.

Elle reconnaissait aussi — son mari lui envoyait parfois des messages dictés — un défaut spécial de la machine : les c mal indiqués, les a écrasés sous une bavure d’encre.

La lettre anonyme partait de l’étude, vengeance de clerc ou d’employée : n’était-ce pas la preuve de l’exactitude de ses assertions ?

Et Cécile, à travers son désarroi, voyait surgir tous ses soupçons passés : l’intrusion de cette dactylographe inconnue, superflue, soi-disant recommandée par Descombes ; cette fille bizarre, trop jolie, trop maquillée, qui appuyait sur Robert la caresse ardente de ses grands yeux trop insistants… Le souvenir de leur unique rencontre assaillait Mme  Labrousse, précisant cruellement ses doutes.

— Ah ! c’était vrai…

Elle relisait la lettre avec une attention intense et douloureuse ; ces mots corrects et brefs, plus cruels qu’une injure grossière, accusaient strictement les coupables. Ils la brûlaient et la torturaient. Une fièvre soudaine faisait battre ses artères ; elle se sentait la tête chaude et les mains glacées.

Mais, impassible en apparence, Cécile agençait un plan.

Elle aussi, vraiment femme, avait la décision aussi rapide que violente.

Tout à coup, Mme  Labrousse se leva, s’élança vers la remise en appelant :

— Eugène… Eugène !

Le chauffeur s’extrayait de dessous la voiture, sans veste ni gilet, les mains encombrées de chiffons graisseux.

Cécile ordonna d’un ton net :

— Je veux aller à Bourges, tout de suite… Soyez prêt, le plus rapidement possible…

Le chauffeur s’empressa d’obéir, sans réflexion. Il aimait son métier à la façon d’un sport. Il comprit que la patronne était agitée par une impatience folle. La perspective de parcourir deux cents kilomètres à une allure vertigineuse enchanta cet homme.

Une demi-heure plus tard, l’auto dévalait sur la route de Versailles, cornant sans trêve, dans un flot de poussière.

Mme  Labrousse, assise à côté d’Eugène, semblait avoir communiqué magnétiquement sa fièvre d’impatience au chauffeur dont la tête volontaire, tendue en avant, exprimait cette seule idée : arriver au but, vite… Et la machine trépidante, roulant, virant, s’engouffrant en trombe dans les chemins de traverse, donnait l’illusion d’être pareillement actionnée par la force de volonté qui émanait de Cécile ; filant comme un éclair qui raserait le sol, toujours plus vite, avec la sûreté téméraire d’une bête mécanique asservie à une folie féminine.

La jeune femme se laissait étourdir par la vitesse de cette course accélérée qui l’emportait sur la route d’Orléans. Elle cessait de penser, s’abandonnant avec délice à cet anéantissement passager, perdant conscience de la réalité ; elle avait la sensation d’être identifiée à cette chose roulante et de sombrer dans un vertige indéfini…

Ils entrèrent dans Bourges au milieu de l’après-midi. L’auto, grise de poussière, stoppa devant la maison du client de Robert.

L’avocat obéissait à un principe de prudence dangereuse : il invoquait toujours un alibi à moitié exact pour déguiser ses fredaines. Il avait bien réellement une affaire à Bourges. Cécile connaissait même son client qui était venu dîner à Saint-Cloud durant l’un de ses séjours à Paris. Mais Robert avait négligé de venir à Bourges avant de partir pour Monaco.

Cette tactique conjugale était maladroite : un demi-mensonge se contrôle, donc se découvre, plus aisément qu’une invention forgée de toutes pièces.

La sécurité dont Labrousse avait joui jusqu’à présent l’empêchait d’apercevoir les défauts de ses naïfs prétextes ; il se reposait sur la confiance de sa femme.

Mme  Labrousse fut ainsi très promptement édifiée.

À peine fut-elle introduite chez le métallurgiste, client de l’avocat, que son hôte, abrégeant les politesses d’usage, s’empressa de questionner avec sa brusquerie d’industriel pressé :

— Labrousse n’est donc pas avec vous ?… Moi qui le prie dans toutes mes lettres de venir à Bourges dès qu’il le pourra !

— Je vous enverrai bientôt mon mari ; répondit Cécile avec une ironie dissimulée. Je vais le rejoindre dans cette intention.

Après avoir dit cela, par exemple, elle ne se souvenait plus du tout de ce qui s’était passé. Un trou dans sa mémoire. La force obscure de sa volonté, agissant tandis que sa raison demeurait paralysée — phénomène que déterminent les grandes émotions — l’avait poussée à se faire conduire par Eugène à la plus proche station bifurquant sur le P.-L.-M. Puis, après avoir ordonné au chauffeur de retourner à Saint-Cloud, elle prenait un train déplorablement lent qui l’amenait à Nice par le Bourbonnais.

Elle arrivait à Monte-Carlo le lendemain soir. En sortant de la gare, les premières personnes qu’elle apercevait, c’étaient Adrienne et Robert sortant ensemble du casino !…

Elle les suivait, machinalement, sans but, sans force, intimidée à présent à l’instant d’agir. Elle voyait Descombes se joindre à eux ; ils entraient tous trois au Thulette palace.

Cécile pénétrait à leur suite dans le hall de l’hôtel ; s’informant au bureau :

— Le numéro de la chambre de M. Labrousse ?

— Nous n’avons pas de voyageur de ce nom.

Cécile insista :

— Je viens de le voir passer avec M. Descombes.

— C’est M. Descombes qui habite ici. Il a l’appartement 132.

Cécile craignit d’éveiller la méfiance de ces gens d’hôtel. Elle était couverte de poussière dans sa tenue de voyageuse, ne s’étant pas brossée depuis la veille.

Le secrétaire de l’hôtel interrogea :

— Madame désire parler à M. Descombes ?

Il était devenu obséquieux tout à coup. Ce changement de manières était dû au rapide coup d’œil averti, ce regard de limier et de policier, dont il avait inspecté la voyageuse : son attention était requise par deux détails favorables : les chaussures qui, sous leur couche poudreuse, s’avéraient de bonne coupe et de fin chevreau ; — et, surtout, la riche mallette de voyage que Cécile tenait à la main, son nécessaire coquet qu’on devinait garni de précieux flacons de cristal, d’étuis de cuir, de menus objets inutiles absolument indispensables à la femme qui voyage.

Cette inconnue décelait, par ces détails d’élégance, un luxe de bonne compagnie.

Le secrétaire, humanisé, répéta :

— Madame veut-elle qu’on prévienne M. Descombes ?

Une odeur chaude de viande rôtie s’exhalant par l’entre-bâillement d’une porte fit presque défaillir Cécile : elle songea seulement qu’elle était à jeun depuis vingt-quatre heures. Un vertige l’étourdissait.

Elle glissa une œillade d’envie vers la salle à manger et répliqua :

— Non, merci, tout à l’heure… Je vais dîner d’abord ; je meurs de faim.

Cette attitude rasséréna complètement le gérant : une cliente affamée et cossue n’est jamais suspecte.

Cécile s’installa dans un coin de l’immense salle. Elle choisit n’importe quel plat sur le menu ; le garçon prit la commande et disparut, sans espoir de retour. Mais le sommelier se montra plus prompt : il apporta aussitôt la demi-bouteille de Bourgogne et la déboucha. Cécile but avidement, tout en mâchant des bouchées de pain : dans l’état de faiblesse où elle se trouvait, l’effet du vin se manifesta immédiatement. Une chaleur intense circula dans ses veines ; sa colère se ranima en même temps que son énergie. Elle éprouva le besoin ardent d’une explication immédiate avec son mari, outrée de le savoir si près et auprès de celle qu’elle croyait sa maîtresse.

Personne ne s’occupait de Cécile, inaperçue dans son coin. Elle se leva doucement et quitta la salle.

Dans l’escalier, elle s’orienta, monta un étage. Sur le palier, elle fut croisée par un garçon de service qui ne la regarda même pas, la prenant pour une locataire de l’hôtel.

Au second étage, en face d’un immense couloir dont on n’apercevait pas le fond, une plaque indiquait : Du numéro 80 au numéro 150. Et c’était une enfilade d’appartements fermés.

Cécile suivit le couloir en regardant aux portes. Arrivée au numéro 132, elle aperçut un garçon qui sortait, portant des plats vides. Elle comprit qu’ils avaient dîné chez eux.

Une fureur grandissait en elle, à la pensée de ce tendre et galant souper d’amoureux, presque en tête à tête ; car, pouvait-on compter pour tiers le paternel et complice Descombes ?

Brutalement, Cécile poussa la porte, s’élança…



VI


Robert Labrousse restait stupide d’étonnement en face de sa femme ; l’arrivée inopinée de Cécile le plongeait dans un monde de conjectures : que s’était-il passé ? Comment le savait-elle ici ?

Adrienne, étreinte d’une frayeur vague s’était rapprochée instinctivement de son mari. Descombes arborait la mine ennuyée, pacificatrice et goguenarde d’un ami intime qui va se trouver forcé d’intervenir dans une querelle de ménage. Et Cécile, incertaine, troublée, trop bouleversée pour parler, ne savait comment exprimer la tempête qui se déchaînait en elle, tout interdite dans ce rôle nouveau d’épouse outragée.

Que faire ? que dire ?

Tous quatre éprouvaient le même sentiment de désarroi. Ils se regardaient en silence, gênés, désorientés par cette situation anormale et pénible.

Robert reprit, le premier, son sang-froid. Incapable de s’imaginer qu’il avait été rencontré l’avant-veille, dénoncé la veille et qu’en trente-trois heures, sa femme, sa frêle et timide Cécile avait pu recevoir ce choc, réagir au point de vérifier les preuves de la trahison et venir aussitôt confondre le trompeur, il s’égara dans des suppositions beaucoup plus vraisemblables que la vérité.

Procédant par déduction, il réfléchit : « Par qui a-t-elle pu apprendre que je suis à Monte-Carlo ?… Par la seule personne qui sût mon adresse ici : Arnaud… C’est une gaffe d’Arnaud. »

Irrité contre son employé, il se calmait à cette pensée : « Non, Arnaud est trop fin pour commettre de ces bévues… S’il a livré le secret de mon séjour à Cécile, c’est qu’un motif grave l’y a déterminé… Il s’est produit certainement un fait nécessitant cette révélation… Par conséquent, il aura inventé en même temps quelque prétexte qui justifie ce mystère aux yeux de ma femme : à moi de le deviner en interrogeant adroitement Cécile. »

Il s’écria, jouant l’assurance et feignant une spontanéité tardive :

— Que se passe-t-il, chère amie ?… Je suis horriblement inquiet en te voyant, car je prévois quelque événement fâcheux… Il a fallu une raison bien puissante pour qu’Arnaud oubliât la discrétion professionnelle qui nous était imposée…

Agacé qu’aucune interruption de Cécile ne le mît sur la voie, Robert insista :

— Car c’est Arnaud qui t’a prévenue ?

— Oui ; balbutia Cécile, d’une voix indistincte.

Elle considérait d’un œil hagard Adrienne qui semblait figée par une peur muette, Edmond qui souriait avec gaucherie ; et son regard de suppliciée se reportait sur son mari, avec une expression d’orgueil blessé et d’amer reproche.

« Quelle chance, pensa Robert, que j’aie fait partir Mistiche ! »

Il avait besoin de se répéter qu’il était fort innocent, — ici, servi par son étoile, — pour oser s’aventurer davantage dans cette enquête malaisée.

Il poursuivit, à tout hasard :

— Arnaud t’a expliqué pourquoi j’avais été obligé de quitter Bourges, laissant tout à cause de… cette chose urgente ?

— Oui ; murmura Cécile, en continuant de le dévisager fixement.

Labrousse songeait : « Qu’est-ce qu’Arnaud a pu lui raconter, sapristi !… Je donnerais beaucoup pour l’apprendre. »

Il lançait des œillades d’appel du côté de Descombes. Le député s’efforça d’intervenir. Il eut cette pauvre inspiration :

— Avez-vous dîné, chère madame ?

Et, se tournant vers Robert :

— Ta femme semble exténuée de fatigue…

Mais il s’arrêta, foudroyé par le regard méprisant que lui jeta Cécile.

Labrousse reprit :

— Enfin, quel est le motif de ton voyage ? Est-ce une catastrophe, une mauvaise nouvelle ?

Il eut l’audace d’ajouter :

— Tu as une attitude bien singulière…

Cécile se redressa, indignée, et déclara d’une voix coupante :

— J’ai que… j’arrive de Bourges.

« Patatras ! pensa Descombes. Il s’est enferré ! »

Trop combattif pour se laisser démonter, Robert s’écria :

— Eh bien, oui, là !… je t’ai menti… Il s’agit d’une obligation d’honneur… J’avais juré de taire ce voyage, cette affaire… seul, Arnaud était dans la confidence… Tu comprends qu’il m’a fallu des raisons toutes-puissantes…

— Pour rejoindre Mlle  Adrienne Forestier ; acheva Cécile, d’un ton sarcastique.

Robert fut interloqué. Mais, illuminé d’une inspiration soudaine au nom d’Adrienne, voici qu’Edmond Descombes ripostait avec bonhomie :

— Évidemment !… Alors, vous comprenez qu’il ne pouvait pas vous en parler.

Défiante, Cécile toisait le député.

Comprenant l’intention d’Edmond Descombes, Labrousse saisit la balle au bond.

Il commença :

— Tu ignorais, ma chère Cécile, qu’Edmond a épousé Mlle  Forestier il y a quelques mois…

Edmond continua :

— Nous avions, ma femme et moi, des raisons d’ordre personnel pour ne donner aucune publicité à notre mariage… vous me permettrez de n’ajouter rien de plus : cela entre dans le domaine intime.

Robert reprit vivement :

— Toujours est-il que lorsque Descombes m’a appelé ici par dépêche, comme je ne savais s’il continuait de garder le secret de son mariage, j’ai observé — dans le doute — une discrétion absolue et j’ai prétendu que j’allais à Bourges afin d’éviter toute question embarrassante.

Cécile Labrousse examinait profondément Mme  Descombes.

Adrienne, d’abord inquiète puis décontenancée, avait mal réprimé un sourire furtif en se voyant choisie pour fournir l’alibi de Robert. L’ironie des choses lui inspirait à la fois une envie de ricaner et de pleurer. Elle qui, à cette minute vibrait d’un émoi, d’une jalousie presque semblable à celle de Mme  Labrousse — c’était elle qui allait servir à justifier Robert. À l’aide de quel prétexte : le mystère de son mariage ! De cette union cachée aux Labrousse — et pour quelle raison !… Non ; la vie est trop sinistrement comique, par moments !… Adrienne ébauchait un rictus amer.

L’avocat, ennuyé du silence persistant de sa femme, appuyait :

— Tu vois qu’il n’y a, dans toute cette histoire, qu’un simple malentendu… auquel je dois une apparence bien ridicule de mari coupable… quand, au contraire, ton arrivée à l’improviste me surprend dans la compagnie très innocente de nos amis.

Descombes jugeait bon de remarquer :

— C’est donc moi qui suis fautif : je vous ai alarmée sans le vouloir, chère madame.

Cécile se contraignait, retenant ses mouvements nerveux, comprimant l’émotion qui l’étranglait. Sa figure blême, ses lèvres pâles, son teint décomposé la vieillissaient subitement et l’ennoblissaient de beauté douloureuse.

Soudain, son indignation éclata. S’adressant aux deux hommes interdits, Cécile, désignant Adrienne d’un doigt insolent, s’exclama avec véhémence :

— Cette femme… Tenez ! cette femme que je devrais détester pourtant, eh ! bien, je la méprise moins que vous… Au moins, elle n’est pas assez vile pour mentir, elle !

Avant que ses interlocuteurs fussent revenus de leur surprise, effarés par cette sortie, elle continuait d’un accent passionné :

— Tandis que vous parliez, je l’observais… Mais toute son attitude vous accuse, malgré elle… Vos inventions sonnent faux, quand son regard dit vrai… Elle a commencé par trembler pour Robert, à mon entrée… Elle a souri devant vos misérables défenses, vos erreurs, vos contradictions… À présent, elle rougit de se sentir devinée. Et vous voudriez m’abuser, lorsque je n’ai qu’à regarder cette femme pour voir qu’elle est amoureuse de mon mari !

— Cécile !

Mme  Labrousse se taisait, domptée par l’intonation impérieuse de Robert, étonnée de la sensation que causait sa dernière phrase. Adrienne avait caché son visage dans ses mains ; et Descombes prenait un air dur, ce qui est l’expression de souffrance des hommes.

Edmond dit avec dignité :

— Je ne puis supporter qu’on traite ma femme…

Cécile coupa :

— Oh ! je vous en prie, Descombes, cessez votre comédie ! Vous êtes un paravent qui a trop servi… on voit à travers.

Le député protesta, en se forçant à rire :

— Ah ! çà, ma chère amie, vous croyez donc qu’on vous monte le coup ? Faut-il que j’exhibe des pièces légales, comme pour un passeport ? Je vais vous prouver que nous sommes légitimement unis.

Joignant le geste aux paroles, il passa dans la pièce voisine afin d’y prendre ses papiers.

Robert Labrousse fut horriblement gêné de rester seul entre ces deux femmes. Il ne savait quelle contenance adopter. Cécile l’impressionnait, l’intimidait, de se révéler soudain si différente. Où était sa blonde poupée insignifiante, docile, monotone et minutieuse ? Il contemplait avec une sorte d’anxiété cette créature échevelée, aux yeux cernés, au visage tiré, sali, fatigué, enlaidi, tragique…

Puis, il regardait sournoisement du côté d’Adrienne, très sincèrement peiné que, dans le but de couvrir sa conduite, Descombes et sa femme se fussent attiré une telle avanie. Il se disait : « Comme ils doivent m’en vouloir. »

Il ne put s’empêcher de murmurer à voix basse :

— Je vous demande pardon, Adrienne…

Cécile s’était dressée, d’un jet brusque. Elle balbutia, outrée :

— Comment, tu oses… c’est à elle que tu fais des excuses… devant moi, à ta maîtresse !

Robert s’emporta ; il eut un cri de rage naïve :

— Mais sacré nom d’un chien, puisque je te jure que c’est faux !… Naturellement, je dis la vérité, alors tu ne me croiras pas… Oui, j’ai eu des maîtresses ; oui, je t’ai trompée, c’est encore vrai… Mais pas avec Adrienne… c’est la femme de Descombes… Me croiras-tu, maintenant !

Exaspéré d’être incriminé d’adultère juste à propos de cette Adrienne qu’il n’avait jamais désirée, il eût voulu crier à sa femme le nom de ses vraies maîtresses, de celles, au moins, qu’on avait le droit de lui reprocher.

Cécile prit ses dénégations pour un excès d’amour.

— Ah ! tu la défends bien !

Ivre de jalousie, les yeux fous, les mouvements désordonnés, elle ébaucha un geste de menace.

Adrienne avait suivi cette scène avec une émotion grandissante. Elle ne savait plus où elle était ni ce qu’elle était. Quelqu’un l’accusait, la traitait ainsi que la maîtresse de Labrousse : et cette accusation faisait passer en son être une volupté ineffable, la calomnie lui apparaissait comme une espèce de réalisation de son impossible amour. Elle était reprise, à cet instant, par toutes ses folies passées, électrisée au contact de la passion de Cécile.

À l’instant où Mme  Labrousse se précipita vers son mari, Adrienne, bouleversée de terreur, subit un phénomène étrange : elle douta de la réalité ; elle douta d’elle-même, de son passé, de sa mémoire. Suggestionnée par la conviction de Cécile, elle eut l’illusion qu’elle était bien la maîtresse de Labrousse et que sa femme venait de les surprendre, ensemble ; et qu’ils étaient coupables…

Elle eut le cri instinctif, le geste d’effroi d’une amante qui a peur du drame :

— Robert !

Et, d’un élan, elle se dressait entre eux, les bras tendus, offrant son corps comme un rempart contre l’agression possible de Cécile ; sans réfléchir, sans raisonner, sous l’empire d’une sorte de délire hystérique.

Son acte fut une preuve écrasante de la duplicité de Robert aux yeux de Mme  Labrousse. Comment suspecter de fausseté cette démence qui prenait l’apparence d’un aveu ?

Furieux, l’avocat saisissait les poignets d’Adrienne, écartait rudement la jeune femme en grondant :

— Taisez-vous donc, malheureuse… est-ce que vous divaguez ?… ou le faites-vous exprès ?

Il allait jusqu’à soupçonner Adrienne d’avoir inventé contre lui cette vengeance raffinée.

Il voulut s’approcher de Cécile.

— Ne me touche pas ! cria la jeune femme, hors d’elle.

Robert haussa les épaules, agacé par cette scène, et chercha à lui prendre la main.

Cécile, physiquement horrifiée, à cette minute, par le contact de son mari, s’efforça de le repousser, de le frapper. Sa main tâtonnait sur la table, s’empara d’un objet de défense, et, armée involontairement — savait-elle ce qu’était cette chose froide posée sur la nappe ? — fit le geste de lutte, atteignit l’adversaire au cou.

Quelle argile molle et fragile protège nos muscles, nos nerfs, nos veines, notre vie : c’est une matière sans résistance où la lame s’enfonce d’un jet…

Robert, étouffé par le sang qui jaillit de la carotide, s’affaissa sans un cri.

Dans le train qui les emportait — Descombes avait voulu soustraire sa femme, le plus tôt possible, à l’obsession du décor où le drame s’était déroulé — Adrienne et Edmond réfléchissaient, profondément absorbés.

Le député songeait, avec un vague respect superstitieux envers la « volonté inconnue », à ce hasard qui s’était abattu sur Labrousse au moment même où il ne fut point fautif. Et malgré toute l’affliction qu’il voulait éprouver de la fin brutale de son ami, Descombes était obligé de combattre en lui-même une indécente sensation de soulagement.

Pour comprendre la raison de ce sentiment férocement humain, il n’avait qu’à jeter les yeux sur Adrienne.

La jeune femme songeait : « Est-ce que l’amour ne serait vraiment qu’un phénomène hypnotique dont les manifestations cesseraient dès que cesse d’agir l’énergie qui l’a suscité ? En dépit de tous mes efforts et de toute son indifférence, j’étais irrémédiablement possédée par cet homme, attachée, aimantée à lui. Et je sentais que mon âme serait toujours imbue de lui, quoi qu’il arrivât. Et voilà qu’il est mort. Si je l’avais aimé au sens strict du mot, je devrais éprouver une douleur atroce. Au contraire. Pour la première fois depuis près d’un an, je me sens l’esprit libre. Je puis regarder Edmond sans dégoût, avec affection. Mon immense, mon inguérissable désir de Robert, il me semble qu’il fut tué du même coup qui a tué l’homme. J’ai l’impression d’être exorcisée. Est-ce réellement cela, qu’on peut appeler l’amour ? Et cependant, j’ai souffert d’une passion d’amante ; j’étais sincère… Ou bien, n’est-ce qu’une cruelle loi naturelle : l’instinct d’exister qui nous pousse inconsciemment à rejeter de notre être, à oublier — avec une promptitude effrayante qui n’est peut-être qu’une forme de la sagesse sacrée — ceux qui nous ont précédés dans le néant, et dont le souvenir nous attirerait vers leur nuit… »

Edmond Descombes suivait ces pensées sur le visage d’Adrienne ; il assistait à cette résurrection sentimentale, il prévoyait un avenir de joie — oubliant vingt ans d’amitié pour rêver à la prochaine heure d’amour.

Alors, exprimant sincèrement, cyniquement ce qu’ils constataient l’un et l’autre en eux-mêmes, le député murmura d’un air de regret et de résignation :

— Dire que c’est la mort qui nous fait aimer à vivre !


Fin.




Paris. — imp. Paul Dupont (Cl.). — 211.3.19.