Albin Michel (p. 219-236).



V


Le premier clerc de Me Labrousse, le fidèle Arnaud, type de l’employé assidu vieilli sous le harnais, aimant son bureau comme une habitude, avait fini par suppléer son patron auprès des clients de l’étude depuis que Robert multipliait ses absences.

Il devenait peu à peu leur confident et leur conseiller. Il avait une bonne figure soigneusement rasée, aux pommettes roses et grasses de sanguin gourmand, qui lui donnait une apparence ecclésiastique, un air de confesseur laïque qui inspirait confiance aux femmes. De surcroît, Arnaud était prolixe et potinier. Or, il est à remarquer qu’à rebours de toute logique, les bavards nous incitent aux confidences : à force d’être indiscrets, ils nous entraînent à parler, malgré nous, par la force inconsciente du verbe. La parole est comme la boisson, à haute dose elle nous étourdit.

Quand Robert n’était pas là, les clients s’attardaient plus volontiers à jaser avec Arnaud.

Labrousse, lui-même, était tenu de faire confiance à son clerc : celui-ci était le seul à connaître la véritable adresse du patron, pendant ses escapades, afin de savoir où lui télégraphier en cas d’événement inopiné.

Ce matin-là, Arnaud, désœuvré, appuyé contre une des hautes fenêtres de l’étude, contemplait d’un air béat le va-et-vient des autos, des passants, les maisons d’en face. Il murmura, très intéressé :

— Tiens !… On fait le ravalement chez Chose…

Et regarda indéfiniment les échafaudages.

Soudain, au ronflement d’un moteur, il reporta ses yeux sur la rue : une voiture s’arrêtait à la porte. Un gros homme en descendit lourdement. Arnaud reconnut M. Cayenne-Duval, le fabricant de savons, un des plus importants clients de Robert après Descombes.

Le gros homme entra dans l’étude en soufflant et salua Arnaud avec une effusion vulgaire de plébéien cordial. Ce parvenu, à qui son avocat imposait par sa distinction d’homme du monde, se sentait plus à l’aise avec le principal clerc ; bavards, curieux et communs, ils se reconnaissaient de même nature et sympathisaient par attraction de race.

Tout de suite, après avoir déblayé les questions d’affaires, Cayenne-Duval attaqua avec sa familiarité goguenarde :

— Devinez où j’ai rencontré Labrousse, hier ?

Arnaud s’étonna :

— Le patron ?… ce n’est pas possible ! Il n’est pas à Paris.

L’industriel expliqua :

— J’arrive de voyage… je suis rentré ce matin. Arnaud murmura, réservé — mais son sourire démentait ses paroles :

— Alors, vous venez de Bourges où le patron est en train de plaider… officiellement ?

Cayenne-Duval plaisanta :

— Bourges, port de mer sur la Méditerranée… Labrousse nous enseigne une géographie inédite.

Le clerc interrogea, avec une curiosité avide :

— Ainsi, vous l’avez vu, à Monte-Carlo ?

— Oh ! en un éclair : je l’ai croisé, au casino, comme j’allais descendre à la gare… je ne me suis pas arrêté, de peur de rater mon train… et puis, je n’aurais pas osé l’aborder : il était en trop bonne compagnie…

— Qui cela ?

Son ami, ce député, vous savez bien… Ces messieurs avaient emmené deux jolies femmes…

Et, désignant l’étude d’un geste circulaire, il ajouta :

— Je comprends pourquoi la petite n’est plus ici !

Interloqué, Arnaud questionna :

— Quelle petite ?

— Ben, la brunette… l’autre dactylo, voyons !

Et il ricana lourdement :

— Ce n’est plus sur sa machine qu’elle tape, maintenant, c’est sur son portefeuille.

Oh ! le bonheur irrésistible, le besoin voluptueux de la médisance : cela existe comme une espèce d’appétit physique ; le plaisir, la jouissance infinie de savourer les paroles délatrices ainsi qu’un bonbon acidulé qui fond lentement dans la bouche en piquant agréablement la langue.

Sitôt le client parti, tous les employés se groupaient autour d’Arnaud, commentant l’aventure d’Adrienne Forestier, cette heureuse Adrienne qui, alors qu’ils l’avaient crue renvoyée par Robert dans un moment d’humeur, avait au contraire la chance de faire la conquête du patron. Et ils se remémoraient, avec cette abondance de détails insignifiants qui caractérise la minutie des sédentaires observateurs, les moindres incidents relatifs à la jeune fille, son zèle amoureux, sa faveur grandissante, ses sorties fréquentes, les fausses colères du patron contre elle — pour leur donner le change, sans doute…

Mlle Claire susurrait, d’une voix fielleuse :

— Vous rappelez-vous le jour où elle s’était tellement fardée…

La vieille fille eut tort d’attirer l’attention sur elle en se mêlant à la conversation.

C’était une de ces créatures anguleuses et pointues, dont les traits révèlent une sécheresse, une aigreur, une âpreté qui rebutent le physionomiste. Sa maigreur osseuse trahissait les rancœurs inavouées d’un célibat mal supporté. Sa figure bilieuse suait l’envie ; et les paroles mordantes qu’exprimaient ses lèvres jaunes et pincées, coulaient comme le jus acide d’un citron qu’on presse.

Elle inspirait encore plus de moqueries aux clercs qu’Adrienne n’avait excité de jalousies de collègues.

Aussi, cessant de médire de l’une pour s’offrir le plaisir plus vif de railler l’autre, Arnaud insinua-t-il :

— Hé ! le patron est connu pour ses goûts volages… Mademoiselle Claire n’a qu’à bien se tenir… peut-être qu’un jour ce sera son tour !

Un rire général salua cette plaisanterie. Ulcérée, la vieille fille se recula silencieusement, telle une vipère qui rentre sous le buisson. Une haine froide, faite d’envie, de fausse pruderie, de prétentions mortifiées, l’irritait de rancune contre Labrousse et contre Adrienne, — quoiqu’elle n’eût aucun grief personnel à faire valoir, aucun tort à reprocher au patron correct ou à l’ancienne collègue.

Mais une vieille fille laide pratique la jalousie à vide : n’ayant point d’amant en propre, il lui semble qu’elle soit trompée par toutes les maîtresses heureuses. Elle ne pardonne pas à un homme de passer près d’elle au bras d’une femme. Sa solitude et son inutilité la révoltent à la vue d’un couple. Après avoir commencé par être une créature stérile au point de vue social, une vieille célibataire est incitée fatalement à devenir une créature nuisible — ainsi que tout être improductif.

Poussée à bout par les gouailleries des clercs, Mlle Claire éprouva le mauvais désir de se venger — non d’eux qui la froissaient sciemment — mais de l’innocente Adrienne et surtout du « patron », de cet homme injuste qui se contentait d’allouer mesquinement deux cents francs par mois à l’une de ses dactylographes alors qu’il promenait l’autre sur la Riviera.

Ce qui rend les actes des femmes si dangereux, c’est qu’ils sont presque toujours impulsifs, irréfléchis, et néanmoins aussi précis que s’ils résultaient d’un long calcul.

Une demi-heure après cette scène, Mlle Claire montait à la porte Maillot dans le tramway de Saint-Cloud. Elle descendait au Val-d’Or, s’orientait sur le boulevard de Versailles, cherchant, parmi les villas blotties dans la verdure, la maison de campagne de M. Labrousse.

Elle la découvrit enfin… Villa Cécile.

Une grande pelouse et un petit enfant. Assise devant le gazon, une jeune femme mélancolique et rêveuse caressant la tête blonde du garçonnet.

Ce spectacle tranquille qu’offraient ses victimes inoffensives ne désarma pas la vieille fille : au contraire, il envenima encore ses rancœurs d’isolée. Cette femme, c’était une épouse, une mère… une autre sorte d’être exécré des célibataires femelles.

Mlle Claire glissa une enveloppe dans la boîte aux lettres de la grille ; elle tira la sonnette, puis se cacha vivement. Et ce fut l’enfant, accouru au bruit, qui retira de la boîte le perfide message et retourna en gambadant le porter joyeusement à sa mère.

Cécile décacheta la lettre : papier banal, texte écrit à la machine…

Elle lut :

« Tandis que vous croyez votre mari à Bourges, il est à Monte-Carlo et pas seul. L’affaire qu’il est censé traiter se nomme Adrienne Forestier : vous l’avez connue employée chez lui. Il ne vous a sans doute pas informée des nouvelles fonctions qu’il lui a conférées depuis qu’il lui a fait quitter sa maison.

« Si vous tenez à vous renseigner, libre à vous de troubler leur voyage de noces. »

Et la sycophante avait négligé de signer : Un Ami sincère !…

Cécile restait atterrée par cette dénonciation dont, la véracité lui apparaissait indéniable. Dans sa précipitation haineuse, Mlle Claire avait omis les précautions les plus élémentaires.

Au premier examen, Mme Labrousse reconnaissait le papier pelure du bureau à son format particulier qui révélait la suppression de l’en-tête, portant les traces d’un coup de ciseaux brusque.

Elle reconnaissait aussi — son mari lui envoyait parfois des messages dictés — un défaut spécial de la machine : les c mal indiqués, les a écrasés sous une bavure d’encre.

La lettre anonyme partait de l’étude, vengeance de clerc ou d’employée : n’était-ce pas la preuve de l’exactitude de ses assertions ?

Et Cécile, à travers son désarroi, voyait surgir tous ses soupçons passés : l’intrusion de cette dactylographe inconnue, superflue, soi-disant recommandée par Descombes ; cette fille bizarre, trop jolie, trop maquillée, qui appuyait sur Robert la caresse ardente de ses grands yeux trop insistants… Le souvenir de leur unique rencontre assaillait Mme Labrousse, précisant cruellement ses doutes.

— Ah ! c’était vrai…

Elle relisait la lettre avec une attention intense et douloureuse ; ces mots corrects et brefs, plus cruels qu’une injure grossière, accusaient strictement les coupables. Ils la brûlaient et la torturaient. Une fièvre soudaine faisait battre ses artères ; elle se sentait la tête chaude et les mains glacées.

Mais, impassible en apparence, Cécile agençait un plan.

Elle aussi, vraiment femme, avait la décision aussi rapide que violente.

Tout à coup, Mme Labrousse se leva, s’élança vers la remise en appelant :

— Eugène… Eugène !

Le chauffeur s’extrayait de dessous la voiture, sans veste ni gilet, les mains encombrées de chiffons graisseux.

Cécile ordonna d’un ton net :

— Je veux aller à Bourges, tout de suite… Soyez prêt, le plus rapidement possible…

Le chauffeur s’empressa d’obéir, sans réflexion. Il aimait son métier à la façon d’un sport. Il comprit que la patronne était agitée par une impatience folle. La perspective de parcourir deux cents kilomètres à une allure vertigineuse enchanta cet homme.

Une demi-heure plus tard, l’auto dévalait sur la route de Versailles, cornant sans trêve, dans un flot de poussière.

Mme Labrousse, assise à côté d’Eugène, semblait avoir communiqué magnétiquement sa fièvre d’impatience au chauffeur dont la tête volontaire, tendue en avant, exprimait cette seule idée : arriver au but, vite… Et la machine trépidante, roulant, virant, s’engouffrant en trombe dans les chemins de traverse, donnait l’illusion d’être pareillement actionnée par la force de volonté qui émanait de Cécile ; filant comme un éclair qui raserait le sol, toujours plus vite, avec la sûreté téméraire d’une bête mécanique asservie à une folie féminine.

La jeune femme se laissait étourdir par la vitesse de cette course accélérée qui l’emportait sur la route d’Orléans. Elle cessait de penser, s’abandonnant avec délice à cet anéantissement passager, perdant conscience de la réalité ; elle avait la sensation d’être identifiée à cette chose roulante et de sombrer dans un vertige indéfini…

Ils entrèrent dans Bourges au milieu de l’après-midi. L’auto, grise de poussière, stoppa devant la maison du client de Robert.

L’avocat obéissait à un principe de prudence dangereuse : il invoquait toujours un alibi à moitié exact pour déguiser ses fredaines. Il avait bien réellement une affaire à Bourges. Cécile connaissait même son client qui était venu dîner à Saint-Cloud durant l’un de ses séjours à Paris. Mais Robert avait négligé de venir à Bourges avant de partir pour Monaco.

Cette tactique conjugale était maladroite : un demi-mensonge se contrôle, donc se découvre, plus aisément qu’une invention forgée de toutes pièces.

La sécurité dont Labrousse avait joui jusqu’à présent l’empêchait d’apercevoir les défauts de ses naïfs prétextes ; il se reposait sur la confiance de sa femme.

Mme Labrousse fut ainsi très promptement édifiée.

À peine fut-elle introduite chez le métallurgiste, client de l’avocat, que son hôte, abrégeant les politesses d’usage, s’empressa de questionner avec sa brusquerie d’industriel pressé :

— Labrousse n’est donc pas avec vous ?… Moi qui le prie dans toutes mes lettres de venir à Bourges dès qu’il le pourra !

— Je vous enverrai bientôt mon mari ; répondit Cécile avec une ironie dissimulée. Je vais le rejoindre dans cette intention.

Après avoir dit cela, par exemple, elle ne se souvenait plus du tout de ce qui s’était passé. Un trou dans sa mémoire. La force obscure de sa volonté, agissant tandis que sa raison demeurait paralysée — phénomène que déterminent les grandes émotions — l’avait poussée à se faire conduire par Eugène à la plus proche station bifurquant sur le P.-L.-M. Puis, après avoir ordonné au chauffeur de retourner à Saint-Cloud, elle prenait un train déplorablement lent qui l’amenait à Nice par le Bourbonnais.

Elle arrivait à Monte-Carlo le lendemain soir. En sortant de la gare, les premières personnes qu’elle apercevait, c’étaient Adrienne et Robert sortant ensemble du casino !…

Elle les suivait, machinalement, sans but, sans force, intimidée à présent à l’instant d’agir. Elle voyait Descombes se joindre à eux ; ils entraient tous trois au Thulette palace.

Cécile pénétrait à leur suite dans le hall de l’hôtel ; s’informant au bureau :

— Le numéro de la chambre de M. Labrousse ?

— Nous n’avons pas de voyageur de ce nom.

Cécile insista :

— Je viens de le voir passer avec M. Descombes.

— C’est M. Descombes qui habite ici. Il a l’appartement 132.

Cécile craignit d’éveiller la méfiance de ces gens d’hôtel. Elle était couverte de poussière dans sa tenue de voyageuse, ne s’étant pas brossée depuis la veille.

Le secrétaire de l’hôtel interrogea :

— Madame désire parler à M. Descombes ?

Il était devenu obséquieux tout à coup. Ce changement de manières était dû au rapide coup d’œil averti, ce regard de limier et de policier, dont il avait inspecté la voyageuse : son attention était requise par deux détails favorables : les chaussures qui, sous leur couche poudreuse, s’avéraient de bonne coupe et de fin chevreau ; — et, surtout, la riche mallette de voyage que Cécile tenait à la main, son nécessaire coquet qu’on devinait garni de précieux flacons de cristal, d’étuis de cuir, de menus objets inutiles absolument indispensables à la femme qui voyage.

Cette inconnue décelait, par ces détails d’élégance, un luxe de bonne compagnie.

Le secrétaire, humanisé, répéta :

— Madame veut-elle qu’on prévienne M. Descombes ?

Une odeur chaude de viande rôtie s’exhalant par l’entre-bâillement d’une porte fit presque défaillir Cécile : elle songea seulement qu’elle était à jeun depuis vingt-quatre heures. Un vertige l’étourdissait.

Elle glissa une œillade d’envie vers la salle à manger et répliqua :

— Non, merci, tout à l’heure… Je vais dîner d’abord ; je meurs de faim.

Cette attitude rasséréna complètement le gérant : une cliente affamée et cossue n’est jamais suspecte.

Cécile s’installa dans un coin de l’immense salle. Elle choisit n’importe quel plat sur le menu ; le garçon prit la commande et disparut, sans espoir de retour. Mais le sommelier se montra plus prompt : il apporta aussitôt la demi-bouteille de Bourgogne et la déboucha. Cécile but avidement, tout en mâchant des bouchées de pain : dans l’état de faiblesse où elle se trouvait, l’effet du vin se manifesta immédiatement. Une chaleur intense circula dans ses veines ; sa colère se ranima en même temps que son énergie. Elle éprouva le besoin ardent d’une explication immédiate avec son mari, outrée de le savoir si près et auprès de celle qu’elle croyait sa maîtresse.

Personne ne s’occupait de Cécile, inaperçue dans son coin. Elle se leva doucement et quitta la salle.

Dans l’escalier, elle s’orienta, monta un étage. Sur le palier, elle fut croisée par un garçon de service qui ne la regarda même pas, la prenant pour une locataire de l’hôtel.

Au second étage, en face d’un immense couloir dont on n’apercevait pas le fond, une plaque indiquait : Du numéro 80 au numéro 150. Et c’était une enfilade d’appartements fermés.

Cécile suivit le couloir en regardant aux portes. Arrivée au numéro 132, elle aperçut un garçon qui sortait, portant des plats vides. Elle comprit qu’ils avaient dîné chez eux.

Une fureur grandissait en elle, à la pensée de ce tendre et galant souper d’amoureux, presque en tête à tête ; car, pouvait-on compter pour tiers le paternel et complice Descombes ?

Brutalement, Cécile poussa la porte, s’élança…