Albin Michel (p. 57-74).



V


Adrienne sortit de l’étude, sous l’empire de son idée fixe : « Je veux voir cette Mistiche. » Elle résolut de choisir le moyen le plus simple : se rendre le soir même au théâtre où jouait la maîtresse de Robert. Pour Adrienne, cette entreprise se compliquait de soucis dérisoires en leur importance mesquine : d’abord, le prix du spectacle ; le Théâtre-Parisien est une de ces bonbonnières des boulevards qui semblent rattraper, par leur tarif exorbitant, le défaut d’espace qui restreint le nombre de leurs places.

Ensuite, la toilette : Adrienne n’avait pas de robe de soirée ; elle rougissait de paraître, en tenue trop modeste, dans une salle exiguë où il lui serait impossible de se dissimuler : M. Labrousse pourrait, se trouver là, l’apercevoir… Quel affront !

Mais l’envie qui la dévorait balaya ces préoccupations secondaires. Adrienne conclut :

— Oh !… Et puis, zut !

Elle rentra chez elle afin de prendre de l’argent : elle voulait retenir son fauteuil en location pour le choisir au milieu du premier rang, le plus près possible de cette femme qu’elle contemplerait passionnément ; étudiant ses traits ; cherchant à découvrir sa vraie chair sous le fard, son âme de linotte à travers ses grimaces.

Puis, Adrienne redescendit en calculant quelles menues économies, réalisées péniblement les jours suivants, représentaient ces dix francs qu’elle allait dépenser d’un seul coup : les six sous de l’autobus quotidien supprimés pour plusieurs semaines ; un achat de lingerie reporté à une autre époque ; le shampooing mensuel chez le coiffeur remplacé par un lavage incommode dans sa cuvette où elle s’éclaboussait d’eau (elle avait les cheveux si longs !).

En arrivant devant le Théâtre-Parisien, Adrienne ne put réprimer un geste de dépit.

L’affiche annonçait :

Relâche, pour répétitions générales.

Elle n’avait point prévu cela : les représentations étaient interrompues. Ce contretemps exacerba son désir. Que résoudre ?… À tout hasard, elle pénétra à l’intérieur du théâtre. Le vestibule était vide, le bureau fermé. Adrienne pivota sur ses talons, indécise.

Soudain, elle eut l’idée de s’adresser au concierge.

Se glissant à demi par l’ouverture d’une porte entre-bâillée sur une loge sombre qui exhalait un relent de friture et de soupe aux choux, Adrienne interrogea :

— Pardon, monsieur… Pourriez-vous me renseigner ? Je désirerais savoir quand passe le prochain spectacle ?

Quelque chose bougea dans le fond de la pièce. Un gros homme s’avança lourdement, comme à regret ; et daigna marmonner :

— C’est une revue.

— Oui… mais quand passe-t-elle ?

— Sais pas au juste… La semaine prochaine, probablement.

Adrienne fit un effort prodigieux et parvint à bredouiller, d’une voix hésitante :

— Est-ce que mademoiselle… Mistiche… jouera, dans cette revue ?

— Bien sûr. Elle vient répéter tous les jours ; elle était là tout à l’heure… Y a pas cinq minutes qu’elle a envoyé chercher une auto pour rentrer chez elle.

— Merci.

Adrienne se retira lentement. Au dehors, elle examina les photos d’actrices réunies dans un cadre, sur la porte du théâtre ; mais Mistiche n’était point une vedette, et son portrait ne s’y trouvait pas. Ces déconvenues successives avivaient la curiosité d’Adrienne ; elle murmura avec l’impatience boudeuse d’un enfant :

— Je n’attendrai pas jusqu’à la semaine prochaine… Je veux la voir maintenant !

Elle en était à ce point d’énervement où l’on envisage sans sourciller les combinaisons les plus déraisonnables pour parvenir à ses fins. Elle ne songeait qu’au moyen de mettre son projet à exécution, coûte que coûte. Douée d’une imagination ardente qui lui avait valu tous les premiers prix de composition française, durant ses études ; qui avait adouci ses déboires en peuplant ses rêves de revanches merveilleuses ; mais qui l’incitait fréquemment à dénaturer la réalité, Adrienne faisait appel à ses facultés inventives, élaborant déjà une dizaine de plans romanesques.

Elle descendait la rue Scribe d’un pas nonchalant ; un peu alanguie ; fatiguée à force de réfléchir, d’agencer cent histoires invraisemblables. Elle tâtait, entre les mailles de sa bourse, les deux pièces de cinq francs qu’elle avait compté dépenser le soir même. De ce qu’il ne remplirait point l’usage auquel il était destiné, cet argent perdait toute sa valeur aux yeux d’Adrienne. Elle eût éprouvé une âpre satisfaction à gâcher cet argent inutile ; à le gaspiller, dans un mouvement d’horripilation passagère.

Et tout à coup — de se sentir les jambes lasses et d’apercevoir les beaux automobiles de place rangés devant le Grand-Hôtel — Adrienne décida :

— Je vais rentrer en voiture… tant pis ! Je suis éreintée et la rue m’agace !

Elle appela un chauffeur ; et s’allongea voluptueusement sur les coussins de l’auto, égayée par cette débauche inusitée. La voiture roulait vers la rue La Fayette.

Adrienne commença par se sourire dans les petits miroirs des panneaux ; puis, elle regarda machinalement à ses pieds et vit quelque chose de noir, sur le tapis.

Elle se baissa, ramassa l’objet : c’était un petit sac de dame, très élégant, en moire brillante, que fermait un cadre d’argent ciselé. Il avait été oublié là par la voyageuse précédente, probablement, et le chauffeur avait omis de visiter l’intérieur de sa voiture avant de recharger.

Adrienne l’ouvrit : il contenait la glace traditionnelle et la houppette ; un mouchoir ; deux clés ; et un porte-carte où se trouvait une enveloppe décachetée libellée au nom de « Madame Darville, 9, rue de Miromesnil ».

Adrienne considérait pensivement sa trouvaille. Elle murmura : « La propriétaire de ce sac se nomme Mme  Darville… Il y a son adresse… Je vais le donner au chauffeur : il n’aura qu’à le lui reporter. »

Elle continua, par une association d’idées : « Ainsi, si je tenais à voir cette inconnue, qui m’est totalement indifférente, le hasard m’aurait fourni un moyen d’introduction auprès d’elle : aller lui rendre moi-même son bien… Et je ne sais comment parvenir jusqu’à cette Mistiche qui m’intrigue si douloureusement : ironie des choses ! »

Adrienne s’interrompit… sourit à quelque pensée imprévue…

Lorsque le chauffeur, l’eut ramenée à ce triste hôtel de la rue d’Enghien où elle avait pris pension pour un prix modique, la jeune fille se hâta de remonter dans sa chambre en dissimulant sous son manteau le sac trouvé à l’intérieur de l’auto.

Elle déposa sur sa table la lettre adressée à Mme  Darville ; puis, cherchant parmi ses papiers personnels, Adrienne découvrit enfin une enveloppe blanche dont elle déchira la partie supérieure et sur laquelle elle recolla un timbre déjà oblitéré. Elle le macula de petites mouchetures noires imitant le cachet de la poste. Ensuite, de sa grande écriture un peu malhabile de dactylographe, Adrienne traça ces mots sur l’enveloppe ainsi maquillée :

Mademoiselle Mistiche,
5, rue de Saint-Senoch, Paris.

Elle la glissa dans le sac de moire à la place de l’autre ; et quitta de nouveau l’hôtel. Dehors Adrienne appela un cocher auquel elle cria, d’une voix légèrement enrouée :

— 5, rue de Saint-Senoch !

Tandis que le fiacre démarrait, Adrienne se dit, avec la résignation de ceux qui assistent à leurs propres sottises et sentent qu’ils en resteront les témoins impuissants :

— Je vais commettre une folie, doublée d’une indélicatesse… Mais je suis hors d’état de pouvoir me retenir. Alors… À la grâce du diable !

Après avoir erré sur l’avenue Niel, la voiture finit par s’engager dans une suite de petites rues désertes, passa sous une arche et s’arrêta devant une coquette maison neuve dont la façade se dresse vis-à-vis d’un mur bas qui cache un grand jardin.

Adrienne examina la demeure de l’actrice : à la vue des vérandas élégantes, du joli vestibule que décoraient des plantes vertes se reflétant dans les hautes glaces des panneaux, la jeune fille éprouva un étrange malaise : elle évoqua sa chambre d’hôtel qu’empestait l’odeur nauséabonde d’une cuisine voisine ; les corridors humides et l’entrée misérable de la maison… Sa jalousie d’amoureuse se compliqua d’un sentiment moins noble. Elle songea : « Je travaille pour lui ; je l’aime ; je le sers avec dévouement… et je ne suis rien de plus que l’employée besogneuse qui touche un salaire dérisoire… Alors, que cette fille, qui le trompe, jouit à la fois de son amour et de son luxe… Ce n’est pas juste. »

Mais réagissant vite contre sa défaillance, Adrienne rit d’elle-même :

— Ah ! çà, je tourne à l’anarchiste, ma parole !… Il ne manquerait plus que cela ! Je crois que le patron est en train de me faire perdre la tête.

Non sans hésitation, elle pénétra à l’intérieur de la maison, questionna la concierge :

Mlle  Mistiche ?

— Premier, au-dessus de l’entresol.

Adrienne fut reçue par une jeune cuisinière à la physionomie obtuse qui laissa l’empreinte de sa main grasse sur le bouton de la porte d’entrée. Dans le fond de la galerie, la femme de chambre, occupée au téléphone, emplissait l’appareil de ses dénégations énergiques :

— Non, monsieur… Non !… Madame n’est pas encore rentrée !

Un petit fox blanc aux oreilles noires et un loulou marron, accourant on ne sait d’où, se précipitèrent sur Adrienne avec des jappements aigus.

Et quand la jeune fille — un peu inquiétée par la réponse faite au téléphone — demanda si Madame était visible, la cuisinière répliqua avec simplicité :

— Elle se déshabille… Qu’est-ce que vous lui voulez ?

Instantanément, Adrienne reconquit toute son assurance. Cette réception insolite dissipait sa gêne ; et elle eut beaucoup de désinvolture en ripostant :

— Prévenez votre maîtresse qu’une dame désire lui parler… Il s’agit d’une communication urgente et confidentielle.

La domestique la fit entrer au salon, sans même songer à lui demander son nom.

Adrienne inspecta le décor avec curiosité. C’était pimpant, moderne et quelconque. Pas un indice ne trahissait les goûts de Mistiche : on devinait que l’arrangement avait été sagement confié aux soins du tapissier, sans initiative personnelle. Un beau piano à queue tenait la moitié de la pièce : « Tiens ! elle est musicienne, » pensa Adrienne. Mais elle faillit éclater de rire, lorsqu’elle se fut approchée : sur le majestueux instrument s’étalaient les dernières scies de café-concert et les couvertures multicolores des danses momentanément à la mode ; le contraste était assez piquant.

Adrienne s’était crue seule : tout à coup, elle s’aperçut que, dans la salle à manger… séparée du salon par une large baie vitrée — se trouvait un autre visiteur.

C’était un monsieur d’âge et d’embonpoint respectables. Il était assis près de la fenêtre, les jambes serrées l’une contre l’autre ; son chapeau posé sur ses genoux ; les mains à plat sur son chapeau ; et restait bien tranquille, comme un enfant sage. Il avait le regard attendri des vieux qui finiront gâteux et l’allure gauchement cossue d’un gros industriel de province. Un peu de rouge égayait sa boutonnière, récompensant le mérite de son travail quelconque dont les revenus servaient à accroître la prospérité de la France et de Mlle  Mistiche.

De temps en temps, il glissait un regard discret vers le salon ; alors, Adrienne détournait les yeux.

Enfin, le bruit d’une porte annonça la venue de Mistiche qui entra en coup de vent.

Adrienne vit un tourbillon de choses roses et vaporeuses d’où émergeait une tête blonde, ébouriffée. Mistiche était une toute petite personne menue qui n’arrivait pas à l’épaule d’Adrienne. Très bien proportionnée, néanmoins : sa poitrine grasse et ses bras ronds, que découvrait un déshabillé largement échancré, décelaient une fausse maigre passablement dodue.

« À trente ans, elle aura l’air d’une naine énorme, » pensa Adrienne, avec joie.

Mais actuellement, hélas ! Mistiche était une délicieuse gamine de vingt-deux ans qui pouvait fort aisément se prétendre encore mineure. L’ovale de son visage était d’une finesse exquise ; la fraîcheur de ses lèvres juvéniles et la candeur malicieuse de ses grands yeux couleur de noisette lui donnaient l’air d’une enfant. Avec son petit nez de chatte, minuscule et cocasse ; et ses joues rondes empourprées de fard, veloutées de poudre, Mistiche évoquait la grâce incomparable et désuète d’un pastel du xviiie siècle.

« Elle est charmante ! » constata Adrienne avec impartialité.

Son désespoir s’efforçait de découvrir les défauts de l’actrice. Adrienne examina d’abord la chevelure d’or pâle : « Elle doit se teindre… C’est une brune : ça se voit aux sourcils et au grain de la peau. » Ensuite : « Elle est sans doute peu intelligente : sa physionomie a une expression apprise, stéréotypée, d’ingénuité conventionnelle. » Mais un cri de désolation interrompait ces observations consolantes : « Qu’importe !… Elle est plus jolie que moi et il l’aime ! »

De son côté, Mistiche dévisageait cette visiteuse inconnue en faisant également ses remarques : Adrienne lui inspirait une certaine considération parce qu’elle n’était point maquillée et que plusieurs détails — la correction de son maintien ; sa coiffure ; la façon dont elle portait son tailleur noir, — révélaient sa race, l’influence de son éducation bourgeoise. Mlle  Mistiche se sentit en face d’une personne du monde et en fut intimidée. Un instant, elle appréhenda que ce ne fût la femme de l’un des maris qui fréquentaient chez elle. En ce siècle du browning, le drame passionnel est un des inconvénients de la carrière galante. Mistiche, poltronne, le redoutait presque autant que la dèche.

La jeune comédienne se décida à interroger de sa voix la plus engageante :

— Que désirez-vous, madame ?

Elle faisait une mine avenante afin de déguiser son léger trouble. À rebours, Adrienne se comporta avec un aplomb inattendu. Mistiche était trop petite pour lui imposer. Devant une femme plus grande qu’elle, Adrienne eût peut-être perdu contenance : cette poupée la rassurait.

Elle débita son conte, d’un air de franchise imperturbable, en déclarant à Mistiche :

— Voici, madame… Il y a une demi-heure, environ, j’ai pris un taxi-auto qui passait dans la rue Bayen… Pendant le trajet, j’ai découvert ce petit sac qui était tombé sur le tapis de la voiture ; j’ai examiné son contenu, afin de savoir quelle était la personne qui l’avait perdu, et j’ai trouvé une enveloppe décachetée portant votre nom et votre adresse. J’ai interrogé le chauffeur : il m’a dit que la cliente qui m’avait précédée dans sa voiture, sortait du Théâtre-Parisien et s’était fait conduire rue de Saint-Senoch… Je suppose donc que cet objet vous appartient et je vous le rapporte.

Mistiche s’écria :

— Tiens !… J’avais oublié mon sac ?… Je ne m’en suis pas aperçue.

Mais dès qu’elle eut saisi celui que lui tendait Adrienne, elle s’exclama :

— Ce n’est pas à moi, ça !

Elle poursuivit, après quelques secondes de réflexion :

— Alors, comment se fait-il qu’une lettre adressée à moi s’y trouvait ? Qui est-ce qui l’a mise dedans ? Et il était justement dans le taxi que j’ai pris pour rentrer ?

La bouche entr’ouverte, les sourcils haussés, ses grands yeux encore agrandis à force d’étonnement, la petite Mistiche avait une expression si comique en contemplant le sac et l’enveloppe, qu’Adrienne, déjà énervée par sa tristesse même, dut réprimer un ricanement.

Mistiche s’était précipitée vers la salle à manger et ouvrait la porte en appelant :

— Philippe !… Philippe !

Le monsieur qui attendait s’avança docilement, ébauchant un sourire affable.

« C’est l’ami de cinq à sept, songea Adrienne en le voyant. Oui… à ces heures-là, elle sait que le patron est toujours retenu à son bureau. »

Il salua poliment Adrienne, qui lui lança un regard d’involontaire sympathie : cet homme, qui trompait Robert Labrousse, lui inspirait une sorte de gratitude d’être le vengeur inconscient. La jalousie d’Adrienne se délectait à se représenter Robert amoindri, diminué, sous l’aspect d’un amant ridicule dont on exploite l’absence propice.

Mistiche se mit à narrer l’odyssée du sac, du chauffeur et de l’enveloppe, avec une volubilité étourdissante, embrouillant encore l’histoire d’Adrienne. Puis, elle conclut impérieusement :

— Qu’est-ce que ça signifie, à ton avis ?

M. Philippe, interloqué, eut une moue dubitative ; il avoua :

— Je ne comprends pas très bien… Il s’agit sans doute d’une coïncidence ?…

Mistiche aimait les précisions. Elle grogna entre ses dents :

— Pochetée, va !

Et déclara, d’un accent de suprême dédain :

— Tiens ! Je vais le demander à la femme de chambre : elle est plus intelligente que toi.

Elle sortait brusquement du salon, laissant ses hôtes en plan. Le monsieur hocha la tête avec indulgence, semblant prendre Adrienne à témoin de la vivacité délicieuse de sa séduisante amie. Il poussa un soupir prolongé ; taquina sa moustache ; et parut chercher péniblement quelque sujet de conversation.

Adrienne, prise d’une panique irraisonnée, eut une peur terrible qu’il ne lui parlât. La crainte de voir sa supercherie découverte ajoutait au trouble qu’elle ressentait dans ce milieu équivoque. Sournoisement, elle se rapprocha de la porte, la poussa ; aperçut l’antichambre ; s’orienta vers la sortie ; se retrouva sur l’escalier ; et, dégringolant les marches quatre à quatre se sauva comme une voleuse ; courut à travers les rues ; et ne s’arrêta, haletante, que lorsqu’elle se fut réfugiée sous la voûte du métro de l’avenue des Ternes.