Trente romans/Partie II/La Bonne

Bibliothèque-Charpentier (p. 143-153).

LA BONNE

I

Vous est-il arrivé de rester tout saisi — c’est-à-dire foudroyé d’admiration et ému — à la vue soudaine d’une de ces beautés imposantes dont on dit vulgairement qu’elles ont « un port de reine » ou « une prestance d’impératrice » ? L’autre dimanche, vers onze heures du soir, sur le quai de la gare du Point-du-Jour-Ceinture, telle fut l’espèce de secousse intérieure, d’ailleurs très agréable, qu’éprouva mon ami Frédéric, en passant à côté d’une voyageuse, debout au milieu du large trottoir, et qui attendait le train comme lui. « Quelle beauté imposante ! Et quel air de supériorité tranquille ! Pétrie évidemment d’une argile plus raffinée que celle du commun des mortels, elle n’a pas l’air de s’en douter ! » pensait-il. Et pour tout dire, un détail — peut-être une illusion — avait contribué à chauffer à blanc l’imagination du jeune homme. Pendant sa rapide contemplation de l’inconnue, est-ce que leurs yeux, quelques secondes seulement, ne s’étaient pas rencontrés ! Et là, pendant les quelques secondes, il avait bien semblé à Frédéric que le regard de cette désirable personne avait supporté le sien sans impatience, avec de l’attention, sinon avec une nuance d’intérêt. Or, son expérience amoureuse lui avait appris que l’attention en pareil cas était un « bon signe ». Avec cela, rien d’affichant ni de criard dans la toilette de l’inconnue, suffisamment élégante mais des plus simples. Une femme honnête évidemment, mais avec laquelle, averti par un secret instinct, « il y avait quelque chose à faire », espérait-il vaguement.

Maintenant, l’un à côté de l’autre dans un compartiment de deuxième classe, d’ailleurs au grand complet, elle et lui étaient emportés vers la gare Saint-Lazare.

Le train, à chaque instant, s’arrêtait et repartait. La gare Saint-Lazare n’était pas très loin, et Frédéric n’avait pas encore adressé la parole à sa voisine. Non qu’il fût timide ou sot, mais c’était la crainte d’engager la conversation à faux. Aussi, plutôt que de monter prématurément à l’assaut sans s’être ménagé des intelligences dans la place, il préférait se livrer à d’obscurs travaux d’approche. Tout en attendant une occasion, il osait profiter de la trépidation du wagon pour tenir sa jambe gauche bien contre la jambe droite de sa voisine, de façon à la presser à chaque instant, mais comme par hasard.

Et cette jambe admirable ne s’écartait pas de la sienne. Même, à un certain moment, il crut sentir, mais imperceptiblement, qu’elle lui rendait sa pression.

Aussi, quelques minutes plus tard, dans la vaste salle des Pas-Perdus de la gare Saint-Lazare, la tête en feu et décidé à ne pas en rester là, Frédéric courait presque dans le dos de l’inconnue, qui s’éloignait à grands pas. Et, s’étant mis tout à coup devant elle pour lui couper la route, il eut l’audace de lui dire, résolument, presque avec autorité :

— Pas si vite !… Ne filez pas si vite, mademoiselle…

— Mais, monsieur…

— Je vous en supplie… J’ai à vous parler…

Puis, comme la jeune femme ne se fâchait pas, en se contentant de faire une pirouette pour reprendre sa course, lui, la rattrapant, s’enhardit jusqu’à glisser son bras sous le sien, et, entraîné alors par elle, lui tint des propos passionnés mais incohérents, entrecoupés d’ailleurs par la rapidité de leur marche.

À la fin, essoufflé et agacé, sur le point de la lâcher, il lui cria dans l’oreille, presque brutalement :

— Qu’est-ce qui vous presse tant, là, voyons ?

— Mon train !

— Et où allez-vous ?

— À Poissy, par le dernier train.

— Ce n’est qu’à minuit vingt-cinq… J’en suis sûr, je l’ai pris assez souvent, je vous assure… Vous avez donc trois bons quarts d’heure à attendre.

Incrédule, elle se renseigna auprès d’un employé ; puis, ne voulut jamais accepter la consommation que Frédéric lui offrait, et alla s’asseoir dans un coin de la vaste salle d’attente, maintenant déserte.

II

Assis tout contre elle, il insistait au sujet de la consommation. Pourquoi pas au café Terminus, là, tout à côté, avec le cadran de l’horloge de la gare devant les yeux ? « Ça me ferait un si grand plaisir que vous acceptiez de moi quelque chose… n’importe quoi ! » — Mais elle se butait dans son refus, s’en tenant à un mauvais prétexte. « Pour vingt-cinq louis, je ne voudrais pas manquer le train de Poissy. »

— On vous y attend ? s’écria-t-il sans s’arrêter à la bizarrerie de cette expression : « pour vingt-cinq louis », qui détonnait dans cette bouche.

— Certainement, qu’on m’attend.

— Votre mari ?

— Je ne suis pas mariée.

— Votre famille, alors ?

— Peut-être… Probablement… fit-elle, gênée, comme si les mots avaient peine à sortir.

Puis, après un silence :

— Je ne veux pas mentir… non pas pour vous, au moins… À vous, qu’est-ce que ça peut faire ?… mais pour moi !… Rien que pour moi !… dit-elle en relevant son admirable tête virginale, fière.

Et, avec une certaine âpreté cachée sous un voile de mélancolie, elle ajouta :

— Non ! je ne suis nullement ce que vous vous imaginez… Je ne suis qu’une pauvre fille du peuple, une ouvrière obligée de travailler pour vivre. Mes parents sont morts depuis plusieurs années, sans me laisser de fortune, et j’ai dû me placer… Oui, monsieur, je suis bonne… Et bonne chez qui, encore ?… chez une grande demi-mondaine moitié actrice, moitié cocotte, en villégiature depuis le commencement de l’été à Poissy… Et là, je suis à bonne école, allez !… J’en vois de toutes les couleurs, comme vous pouvez l’imaginer, et j’en ai appris long sur le compte des hommes…, des femmes aussi… et de l’amour, ou de ce qu’on appelle de ce nom… Pouah ! tout cela me dégoûte ; et je vous assure que vous perdez votre temps, car je ne suis guère disposée… Voyons, je vous plais, dites-vous, et vous sentez que vous m’aimez déjà, mais pas au point de m’épouser, dites ! Marié peut-être vous-même… D’ailleurs vous ne verriez jamais en moi une de celles qu’on épouse ; alors, à quoi bon ?… Ayez pitié d’une jeune fille pour qui vous ne pouvez rien être d’avouable. Disons-nous adieu, et allons chacun de notre côté…

Seulement, à mesure qu’elle parlait, les seaux d’eau froide qu’elle s’imaginait naïvement jeter sur l’exaltation de Frédéric ne faisaient qu’attiser, au contraire, les désirs de celui-ci.

Ah ! ce n’était qu’une bonne ! Tant mieux ! Loin de le désenchanter, cette découverte le remplit de joie, comme s’il eût senti tomber tout à coup une des barrières qui l’empêchaient d’atteindre sa conquête. « Une bonne de cocotte. » Ici, un rire silencieux. Il tenait maintenant l’explication de ces mots : « Je ne voudrais pas pour vingt-cinq louis… » qui, tantôt, lui avaient paru surprenants. Les cocottes, parbleu ! ne parlent que par louis. Cette locution devait lui venir de sa maîtresse. Mais comment faire pour vaincre les dernières résistances ? Le temps pressait, d’ailleurs. Déjà minuit dix. Encore quelques minutes, et elle allait lui glisser entre les doigts.

— Poissy ! dit-il d’un air détaché, presque hypocrite à force d’indifférence voulue, — oh ! je connais bien… C’est très pittoresque… Le long de la Seine, il y a une magnifique promenade ombragée…

— J’y passe deux fois par jour, répondit-elle… d’abord, tous les matins, en allant chercher mon lait à la laiterie… Puis, l’après-midi, quand nous n’allons pas pêcher en bateau, nous nous y asseyons, madame et moi, sur nos pliants…

Alors Frédéric, en lui pressant le bras :

— Dites, si vous n’y retourniez pas, ce soir, à Poissy ?…

Mais elle, dégageant son bras :

— Madame m’a donné mon dimanche parce que j’ai voulu aller voir ma nourrice à Grenelle : mais Madame m’attend ce soir, et je ne veux pas la faire repentir de sa complaisance… J’irais à pied plutôt que de manquer à ma parole.

Alors, affolé par l’heure qui passait et rendu éloquent par le désir, Frédéric eut beau revenir désespérément à la charge, supplier à mains jointes, invoquer les droits de la passion, promettre de la constance, jurer de l’éternité, même parler de son désintéressement, de la pureté de ses intentions, en continuant les paroles par des soupirs et de douces pressions, rien n’y fit. Tous ses efforts se heurtaient à l’intention immuable de la jeune personne de rentrer le soir même, s’y brisaient comme sur un roc. Si bien que, au moment où l’on allait donner le signal du départ, il se trouva sur la voie, — se demandant comment on l’avait laissé passer sans billet — luttant toujours, ne pouvant se résigner à la perdre, et cramponné encore au bras d’Hélène — dans un des remous de l’entretien, elle s’était laissé arracher la confidence de son prénom. — Tout à coup, devant la portière ouverte d’un compartiment de première désert et faiblement éclairé, une inspiration subite : « Puisqu’elle ne peut décidément pas rester à Paris, pourquoi n’irais-je pas, moi, à Poissy ? » Et, la poussant là-dedans, il monta à sa suite. Aussitôt la portière refermée sur eux par un employé, le coup de sifflet du départ.

III

Le reste alla tout seul, fut très simple, ne mérite pas d’être raconté.

Ils ne parlaient plus, s’en étant assez dit. Leurs soupirs et leurs baisers suffisaient pour qu’ils se comprissent.

Cependant, après l’arrêt de Maisons-Laffitte, lorsque Hélène, un moment debout devant la portière, pour remettre son chapeau et ajuster sa voilette, fut revenue s’asseoir bien près de Frédéric, elle lui passa un bras autour du cou, et, très chatte, lui murmura à l’oreille :

— Ce chéri, à qui l’on fait croire ce que l’on veut, et qui vient de me prendre pour une bonne… Une bonne, moi ?… Tiens, regarde donc mes mains… et mon front… et mon maintien… Rien que ma façon de regarder les gens et de m’exprimer… Pas plus servante que tu n’es, toi, cocher ou valet de chambre, je t’assure… Rien de vrai, dans tout ce que je t’ai raconté…

Descendus tous deux à Poissy, ils arrivèrent devant une luxueuse villa, voisine de la gare. Hélène, avant de le quitter, ajouta du ton le plus naturel :

— Tiens ! ces trois fenêtres, où tu vois de la lumière, au premier étage, c’est ma chambre… On doit m’attendre, et je me sauve bien vite… Toi, écoute, voici ce que tu vas faire : au bout de la promenade ombragée, dont tu m’as parlé, continue à marcher, suis un peu la route ; la troisième ou quatrième maison que tu trouveras sur la gauche, est une grande laiterie, généralement ouverte toute la nuit. Entre et tu demanderas un lit de ma part… Oui, de la part de la dame de la « villa des Marguerites… », tu y seras beaucoup mieux qu’à l’auberge. Et n’oublie pas de choisir la chambre du rez-de-chaussée… tu te souviendras… Il n’y en a d’abord que deux, de chambres : pas celle du premier, non ! celle du rez-de-chaussée… Tu auras même soin de ne pas fermer hermétiquement les volets, car, demain matin, en envoyant la bonne chercher mon lait, je te ferai porter de mes nouvelles…

Heureux de l’aventure, et de la tournure romanesque qu’elle prenait, harassé après tant d’émotion et de surprises, Frédéric, le lendemain matin, dormait encore lorsqu’on frappa plusieurs petits coups contre la fenêtre. Et comme il ne se réveillait pas tout de suite, Hélène — car c’était elle — ouvrit le contrevent, enjamba la fenêtre, et sauta sans façon dans la chambre, son pot de lait à la main, légèrement vêtue, en bonne, ravissante avec son tablier blanc de tous les jours. Enchantée de sa supercherie de la veille, mais rougissant un peu, elle vint embrasser le dormeur en pouffant de rire.