Trente romans/Partie II/L’Ami

Bibliothèque-Charpentier (p. 111-120).

L’AMI

I

Sans être complètement dans la purée, Agénor Sénéchal et Béatrix, un intéressant collage, n’étaient pas à la hauteur.

Dans le grand café du boulevard, attablés côte à côte devant une seule consommation, ils ne disaient rien. Elle, d’un œil indifférent, feuilletait les journaux illustrés, plus nerveuse que d’habitude, déchirant presque les pages quand elle les retournait. Tandis que lui, mâchonnant un « mégot » éteint, regardait dans le vide, l’air absorbé et mélancolique.

Pour une série à la noire, c’était une vraie série à la noire. Remercié depuis six semaines par sa maison de banque, il n’avait encore rien trouvé, ni même eu le temps de chercher. Des ennuis avec sa famille depuis qu’il avait fait la gaffe de la quitter pour se consacrer, jour et nuit, à Béatrix, et des dettes, toutes sortes de dettes ennuyeuses et criardes, un tas de rues où l’on pave, des créanciers indélicats venant tambouriner chez lui, à des six heures du matin. Sans compter de continuels attrapages avec la concierge de Béatrix, avec des voisines mal embouchées. Et, par là-dessus, des difficultés à son cercle, un convenable claque-dents, fréquenté par des rastaquouères et des grecs, mais bien tenu, et dont, la veille, le commissaire des jeux lui avait fait interdire l’entrée jusqu’à nouvel ordre, sous prétexte qu’il ne jouait pas assez gros. Plus de tripot et pas de position sociale : que devenir ? Comment se procurer les capitaux nécessaires ?

Et il en était là de ces lancinantes réflexions, quand tout à coup, comme une providence inespérée, « l’Ami » entra.

Qu’il était beau, et cossu, à la fois majestueux et souriant, l’Ami ! Comme il portait haut sa noble tête rabelaisienne, largement épanouie, où s’étalaient la force, le triomphe et la bonté ! Rien qu’à le voir, on devinait qu’il venait de réussir quelque brillante affaire, d’entortiller un rédacteur en chef, de convaincre un éditeur, de rouler un directeur de théâtre. Et sur son cœur, l’important portefeuille en cuir de Russie devait être bondé de billets de banque, rien qu’à la façon émue et paternelle dont il serra les mains du collage dans la purée.

— Mes bons amis, je suis heureux de vous voir !…

Puis, après s’être assis et avoir commandé trois verres de porto :

— Eh bien, ça va-t-il un peu… les amours et le reste ?

— Pourquoi voulez-vous que ça n’aille pas ? fit d’un air pincé Béatrix.

Mais Agénor Sénéchal ne desserrait pas les lèvres et l’Ami devina la situation véritable.

— Allons, mes enfants, il ne faut pas se faire de bile… Ça ne sert à rien d’abord et puis ça vous flanque la guigne pour l’avenir… Moi, le premier, est-ce que vous croyez que je n’ai pas eu mes moments difficiles ?… On les surmonte, parbleu ! et un jour vient où l’on a l’assiette au beurre à son tour…

Et en allumant une cigarette :

— Voyons, dites-moi vos soucis : je suis sûr que ça m’amusera…

Ici, ce fut au tour de Béatrix de ne pas répondre, et ébouriffée, mutine, sa petite tête se replongea dans les journaux illustrés. Lui parla, mais seulement de ses ennuis au cercle, à « leur cercle », car l’Ami y faisait quelquefois des apparitions. Il raconta tout au long, en la dramatisant, la déconvenue à lui infligée par le commissaire des jeux. Est-ce qu’un des larbins ne s’était pas presque jeté sur lui pour l’empêcher d’entrer ?

— Il fallait lui casser la gueule… là, tout simplement ! opina l’Ami en faisant saillir le biceps d’un de ses gros bras d’athlète.

— J’aurais dû le faire ! s’écria le pauvre Agénor Sénéchal en levant en l’air ses deux fuseaux.

Et, après un silence, d’un ton navré et piteux :

— Être mis à la porte d’un cercle honnête, encore, soit ! Mais d’un pareil tripot… Avouez que c’est dur…

— Vous avez raison.

Et la large main de l’Ami se posa sur la frêle épaule d’Agénor, attendrie, protectrice.

— N’ayez crainte ! J’arrangerai tout ça… J’en fais mon affaire : je parlerai au patron du tripot, je le tutoie !… Nous irons ce soir ensemble !… et, avec moi, vous entrerez, soyez-en sûr !… Non seulement vous entrerez, mais vous serez assis à mon côté au chemin de fer ; et, si vous êtes décavé, je vous donnerai tout le temps de quoi partir de moitié… Et, en attendant votre réhabilitation, pour vous remonter le moral… et vous donner de la veine aussi… vous allez me permettre… tous les deux… Oui, j’ai déjà invité à dîner mon camarade Gaspard Le Rozay, et Mme Rendoublée, son amie de cœur : vous me ferez le plaisir d’être des nôtres, vous et cette aimable enfant…

Décolérée par l’invitation, l’aimable enfant referma les journaux illustrés, daigna prendre part à la conversation. Puis tout à coup :

— Huit heures !… Moi, ça me fait mal à l’estomac d’attendre. Est-ce que Le Rozay va nous faire poser longtemps ?

Elle n’avait pas achevé, que Gaspard Le Rozay et Mme Rendoublée parurent. Le temps d’avaler sur le pouce un apéritif général, puis l’Ami régla, et ils partirent tous les cinq pour le restaurant.

II

Dans un petit salon particulier, à l’entresol, dont l’unique fenêtre s’ouvrait sur le faubourg Montmartre, au-dessus d’une marquise en verre, le dîner fut charmant, intime et gai, se prolongea fort tard. Très large lorsqu’il avait conclu une bonne affaire, l’Ami était un amphitryon sérieux et connaisseur. Il prodigua les huîtres, les truffes et le champagne. Parfait gentleman avec cela, adorant le joli sexe, il s’était placé entre les deux femmes, et pendant qu’en face de lui, Gaspard Le Rozay et Agénor Sénéchal causaient littérature, anarchie, tirage à cinq, il ne s’occupait que de ses voisines et remplissait à chaque instant leurs verres, les traitant en grandes dames, aussi empressé et correct que si, là-bas, à deux cents lieues de Paris, il les eût reçues dans sa gentilhommière.

— Tu sais, mon colon, t’es rien chic ! répétait à chaque instant Mme Rendoublée, la bouche pleine.

Et Béatrix le tutoyait aussi, ayant quitté son air renfrogné, surexcitée par le champagne, mais attendrie par la bonne chère. Ses yeux brillaient, sa frimousse de caniche hérissé, aux traits mignons et fins, devenait amusante ; par malheur, elle voulait faire des mots. Et, quand ses mots ne portaient pas, ses petits pieds trépignaient ; ou bien elle se levait afin de se voir dans la glace, se remettait de la poudre de riz ; ensuite, satisfaite de son œuvre, elle appuyait sur la large face de l’Ami son délicat minois aux joues brûlantes et finissait par l’embrasser. Content et flatté, celui-ci se laissait faire. Mais, s’apercevant à la fin que le collet de son veston était tout blanc.

— Dis donc, toi… tu sais que tu déteins… Faudrait tâcher de ne pas se mettre tant de plâtre !

Béatrix trépigna de nouveau. Elle le trouvait inconvenant et malhonnête, ce mot « plâtre » ; il lui restait là comme en travers, elle ne le digérait pas. Alors, s’apercevant de l’effet de sa phrase, et un peu surexcité lui-même par le champagne, l’Ami eut l’imprudence d’insister sur la taquinerie, de s’y complaire et de la recommencer. De plus en plus vexée, Béatrix rougissait sous son blanc.

Une effusion subite de Gaspard Le Rozay qui, s’étant mis à cheval sur Mme Rendoublée, faisait mine de l’étrangler sous prétexte qu’elle aurait fait de l’œil à l’Ami, causa une heureuse diversion dont profita Agénor, forcé de s’absenter une minute. Mais, quand il ne fut plus là :

— Petite, recommença l’Ami, crois-moi, tu as bien tort de te maquiller comme une vieille garde !

— Je fais ce que je veux… ça ne regarde personne !

— Moi, je te dis que tu as tort… demande à Le Rozay… tu abîmes ta jolie frimousse…

— Vous me rasez, mon cher… je n’ai rien à demander à personne.

— Mais si… vois Rendoublée, elle ne se maquille pas.

— Qu’est-ce que ça peut me fiche à moi, ce que fait madame !

— Mais vous seriez plus jolie… dix fois plus jolie.

— Sénéchal m’aime ainsi !… Et puis, zut !

— Je vous réponds que si vous aviez affaire à moi…

— Zut !… zut !… zut !…

— Allons, vous n’êtes qu’une petite dinde…

Et le mot « dinde » n’était pas achevé que pif ! paf ! la plus belle paire de gifles, appliquée par une menotte nerveuse, retentit sur la bonne large face de l’Ami. Son lorgnon en tomba.

Ici, un temps d’arrêt dans le drame, et un froid général, un significatif silence. Si bien qu’Agénor Sénéchal, remonté sur ces entrefaites, eut aussitôt la sensation qu’il venait de se passer quelque chose. Mais quoi ? Plus ahuri encore qu’indigné, comme aveuglé, l’Ami n’en finissait plus de rajuster son lorgnon. Debout, plus hérissée que d’habitude, mais raide comme si elle avait avalé une tringle, Béatrix semblait attendre quelque chose, tandis que Mme Rendoublée ne la quittait pas du regard. Et Gaspard Le Rozay n’en finissait plus de se verser une nouvelle fine. Puis, avant qu’Agénor eût ouvert la bouche pour demander une explication, sans une autre parole prononcée, le drame rebondit de lui-même et, logiquement, atteignit au summum de l’intensité tragique.

D’abord, la puissante main de l’Ami toucha l’épaule de Béatrix, et sans brutalité ni effort, par la simple pression de deux doigts, voulut clouer au mur la gracieuse chatte en furie. Une façon comme une autre, en somme, et modérée, de lui dire tacitement : « Vous voyez, ma petite… si je voulais ?… Mais, malgré vos voies de fait, étant un homme, je ne veux pas recourir à ma force… » Seulement, enragée de se sentir clouée au mur et n’ayant pas compris sans doute la modération de l’Ami, prise de panique et oubliant qu’elle n’avait pas affaire à une escarpe de barrière, la gracieuse chatte, de sa main restée libre, put saisir un verre à bordeaux, et, à bout portant, le cassa sur le visage de l’amphitryon. Un cri de douleur. Une simple égratignure sous l’œil droit, mais deux trous, deux trous profonds, à la paupière de l’œil gauche. Et du sang, toute une pluie de sang sur la rabelaisienne figure du pauvre Ami, qui, d’une voix gutturale, murmurait : « Malheureuse… Voyez ce que vous avez fait… »

III

L’Ami, par bonheur, conserva ses deux yeux. Il en fut quitte pour garder d’abord quarante-huit heures le lit, avec la fièvre ; puis il dut porter quelque temps des lunettes bleues.

Quant à Béatrix, elle est de plus en plus avec Agénor Sénéchal. Elle le console d’avoir perdu son emploi, lui remplace sa famille et même son tripot. Il y tient, comme à la prunelle de ses yeux.

Dernièrement, quelqu’un lui demandait :

— Et ce collage ?… J’espère que vous en voilà enfin débarrassé !

— Eh ! pourquoi donc ?… Vraiment, vous m’étonnez !

— Dame ! Après le drame du faubourg Montmartre ?…

— Exagération…

— Mais l’Ami a manqué y perdre la vue, le pauvre garçon !

— Peuh !… une éraflure !…