Trente poésies russes/Préface




I l y a quelque temps, j’ai lu ceci : « Le comte de Vogüé a dit du russe que traduire cette langue de diamant, c’est une gageure à rendre fou de désespoir. » Pouchkine, lui-même, l’affirmait. « À mon avis, disait-il, rien n’est plus difficile que de traduire des vers russes en français, vu la concision de notre langue[1]. »

On pourrait s’expliquer par là que si peu de poésies russes aient été, jusqu’à présent, transcrites par nos poètes, quoique, à vrai dire, le nombre soit grand de ceux dont le talent n’a pas à reculer devant les difficultés. Je croirais plutôt qu’à de plus habiles que moi, l’occasion a manqué de connaître les poésies russes. Moins digne qu’eux, sans doute, mais plus heureux, j’ai rencontré cette occasion et j’essaie d’en profiter, selon mes faibles moyens, et, pour aujourd’hui, dans une mesure bien restreinte encore. Je dois cette chance — comme d’ailleurs presque toutes les bonnes fortunes littéraires qui ont pu m’advenir — à mon grand amour de la musique et à la précieuse amitié des musiciens.

Le maître russe P. Tschaïkowsky, après m’avoir fait l’honneur de mettre en musique plusieurs pièces de mes vers, a bien voulu, d’accord avec son éditeur, me confier le soin d’adapter des paroles françaises à quelques-unes de ses belles mélodies, choisies parmi celles qui sont le plus réputées en son pays. J’ai entrepris ce travail avec ardeur, dans l’espoir de contribuer à répandre en France les inspirations d’un grand artiste. J’ai partagé, je le confesse, avant même de la connaître, l’opinion de M. de Vogüé et de Pouchkine, d’autant plus que la difficulté était, pour moi, doublée par la nécessité de maintenir la phrase parlée en accord avec la phrase chantée. Plus d’une fois, j’ai été pris de « désespoir » à me trouver chargé de régler ce duel corps à corps des mots et des notes. Mais quelques-uns des textes (dont le maître prenait la peine de m’indiquer lui-même le sens) m’ont assez charmé pour soutenir mon courage. Que dis-je ? J’ai conçu la pensée de faire partager l’agrément de mes découvertes. Pour cela, à côté et en plus de l’adaptation musicale proprement dite, j’ai tenté de revêtir de la forme poétique françaises quelques-unes des idées russes qui m’avaient séduit. Telle est l’origine de ces petits essais.

Assurément, je ne me flatte pas d’avoir su triompher des périls reconnus et proclamés redoutables par les juges les plus compétents — dont la parole me vaudra, sans doute, le bénéfice des circonstances atténuantes. — D’ailleurs, j’ai plutôt voulu imiter que traduire ce qui est déclaré presque intraduisible. Sans m’écarter, je le crois, de la pensée de mes modèles, j’ai pu, dans l’expression, éprouver parfois une tentation de paraphrase, pour faire durer le plaisir, d’abord, et parce que la « concision » de la langue russe ne saurait décidément être égalée. Mais j’espère que les quelques mesures de mes variations sont trop discrètes pour avoir détruit le charme du thème, dont l’honneur revient tout entier aux poètes russes.

Un mot encore. Ce petit livre paraît au moment même où la Russie vient de rendre à la France une visite dont le retentissement sera grand et le souvenir durable. Je suis heureux, pour ma très humble part, de présenter à la nation amie, comme bouquet de bienvenue ces fleurs cueillies dans ses propres jardins et qui gardent peut-être, malgré tout, un peu de leur parfum natal.


P. C.

Octobre 1893.

  1. Figaro, 18 juin 1892.