Trente ans de vie française/I. – Les Idées de Charles Maurras/Terre de France

Les Idées de Charles Maurras
Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 199-319).

LIVRE  IV

TERRE DE FRANCE

I
LE ROMANTISME

« Ceux qui sont satisfaits n’auront pas à ouvrir ce livre que je soumets à la raison de tous les Français mécontents. » Ainsi débute l’Enquête sur la Monarchie. Les premiers sujets du futur roi de France sont, comme il convient, ces sujets de mécontentement dont Rochefort voyait la France de 1869 peuplée. Ils ont en général les origines les plus diverses, et proviennent le plus souvent, ainsi qu’il est naturel et humain, de mécomptes personnels. La raison suit naturellement, comme l’ombre le corps, ces menus déboires que la République des camarades, avec la facilité et la débonnaireté de ses mœurs, multiplie autant et plus que tout autre régime. Si M. Maurras exerce un règne spirituel sur le peuple de ces sujets, personne ne pensera que son mécontentement à lui prenne sa source dans des terrains aussi communs et aussi bas. Ce mécontentement est lui-même royal et misère de roi dépossédé, il appartient à une démarche de sa raison, à tout un ordre de hauteurs, de glaciers blancs, de théorie esthétique et de pensée historique.

M. Maurras remonte loin dans le passé pour y trouver le principe de notre désordre. La grande lézarde sur notre vieille maison a ses origines dans les tremblements de terre de la Réforme et de la Révolution. Puis le temps l’a comblée d’une terre végétale qui la masquait et la faisait paraître belle et qu’au printemps et à l’été toutes les fleurs de muraille dissimulaient sous des écharpes d’or. Cette terre végétale et ces fleurs ce fut la littérature romantique. M. Maurras reporte en colère sur elle toutes les angoisses que lui inspire la maison branlante. Cet éclat qui pare les ruines depuis Châteaubriand, il le considère d’une âme d’architecte. Sa première opération de police consista à nettoyer : romantisme, campagne critique anti-romantique et cette pure faucille d’or des Trois Idées Politiques ont frayé le chemin à sa grande campagne de reconstruction française. Nous ne sommes pas en République, disait l’ancien archevêque d’Aix, mais en maçonnerie. Pour M. Maurras nous sommes en République parce que nous sommes en romantisme. Le romantisme lui-même, d’ailleurs, procédait de la Révolution qui procédait de la Réforme. À condition de faire craquer bien vite les cadres abstraits que l’on a provisoirement établis et de voir le courant des choses sous ces coupures de mots, comme un fleuve sous des ponts, ces enchaînements de la raison entre les ordres esthétique et politique ne sauraient être que féconds : « Les rapports entre peuple et gouvernement, dit finement Nietzsche, sont les rapports typiques les plus forts sur lesquels se modèlent involontairement les rapports entre professeur et élève, maître et serviteur, père et famille, chef et soldat, patron et apprenti[1] ». Ajoutez-y, comme l’avait aperçu Platon, les rapports intérieurs entre les diverses facultés de l’homme. M. Maurras, venu de la critique littéraire à la politique, a vu naturellement, d’abord, la vie politique française comme une transgression d’un flot littéraire, le romantisme, puis il a envisagé la réforme littéraire comme une conséquence de la réforme politique. Et il a déterminé, ici comme ailleurs, un sillage intéressant dont on retrouve fréquemment la ligne, avouée ou dissimulée, dans la pensée française d’aujourd’hui.

Le mouvement néo-classique né des campagnes de M. Maurras a invité l’esprit français à une révision de certaines valeurs importantes. Il a constitué dans le calme plat de la littérature la seule école doctrinale, et il a hérité, en somme, de l’influence de Brunetière que M. Maurras n’aime pas plus que Comte n’aimait « le jongleur dépravé » Saint-Simon. Le livre un peu tendu et fumeux de M. Lasserre sur le Romantisme Français fut le succès le plus retentissant de la critique depuis le XVIIIe siècle de Faguet, et Remy de Gourmont en écrivait : « J’attends M. Lasserre sur les contemporains. Il est capable d’en renouveler les valeurs et d’en corriger les hiérarchies. » L’école nouvelle réussit presque à marquer, pour le langage courant, le mot romantisme d’une signification péjorative, comme s’il s’agissait d’une maladie. Déjà en 1830, on écrivait couramment que le romantisme n’est pas une doctrine, mais une maladie, terme d’ailleurs très élastique. Une dame, qui déjeunait d’une assiette de pâtes et d’une pomme, démontrait un jour à quelqu’un que l’appétit était proprement et rigoureusement une maladie. Mais enfin, bonne ou mauvaise, cette attitude indique une critique qui juge plutôt qu’une critique qui comprend.

Une critique de jugement et de doctrine, il sembla d’abord que M. Maurras dût y prendre, avec moins de connaissances et plus de style, moins de système et plus de goût, la place de Brunetière. Il eût balancé par elle l’impressionnisme nuancé de Lemaître, l’impressionnisme tintamarresque de Faguet. Si la méditation d’un texte de Demosthène et la vieille maison de Théophraste Renaudot ne l’avaient amené à élire parmi ses buts possibles une œuvre de restauration politique, la critique certainement l’aurait mené aux palmes vertes, à la coupole et à un noble belvédère d’idées. Mais il réfléchit sans doute que, tout étant commandé par le politique, ce serait là une œuvre partielle, inefficace, et qu’avant de s’occuper de ce qui fait la beauté d’un corps, il est nécessaire, dans l’intérêt même de cette beauté, de rechercher, de découvrir et d’appliquer ce qui en fera la santé. Le Politique d’abord rendait service à la critique elle-même.

Sa conception de la critique était d’ailleurs elle-même politique et monarchique. Un des malheurs du romantisme, une raison de ses défauts, consista en ce fait qu’il n’eut pas autour de lui une critique de jugement, cette critique que M. Maurras, venu trop tard peut-être, pouvait infliger pour son bien au romantisme littéraire, et qu’il s’est décidé à infliger au romantisme politique. Il écrit de la littérature romantique : « On n’était plus tenu par le scrupule de choquer une clientèle de gens de goût, et l’on fut stimulé par le désir de ne pas déplaire à un petit monde d’originaux extravagants. Plus soucieuse d’intelligence, (c’était le mot dont on usait) que de jugement, la critique servait et favorisait ce penchant ; de sorte que, au lieu de se corriger en se rapprochant des meilleurs modèles de sa race et de sa tradition, un Gautier devenait de plus en plus Gautier et abondait fatalement dans son péché, qui était la manie de la description sans mesure ; un Balzac, un Hugo ne s’efforçaient que de se ressembler à eux-mêmes, c’est-à-dire de se distinguer par les caractères d’une excentricité qui leur fût personnelle[2]. »

Corriger les écrivains en les rapprochant des meilleurs modèles de leur race et de leur tradition, telle est la tâche que M. Maurras se serait proposée en critique, et faute de laquelle, avant lui, le romantisme a envahi librement toute la littérature. Observons cependant que le romantisme, de 1830 à 1850, accepté, soutenu par le public, a été combattu avec acharnement par la critique qui alléguait déjà contre lui une bonne part des arguments et du décri mis à la mode par ses récents adversaires. Et la critique n’a guère réussi. Est-il dans sa nature et dans ses effets ordinaires d’avoir une action sur les écrivains ? C’est au temps du romantisme que vécut le roi de la critique, Sainte-Beuve. Quelle fut son influence sur les romantiques, sur les auteurs de son temps ? Nulle. Il est vrai qu’il n’en chercha pas.

M. Maurras dira peut-être : La littérature classique, elle, impliquait une critique, un goût, une règle ; de là sa supériorité sur le romantisme. — Distinguons. Bien que la pure critique professionnelle ne date guère que du XVIIIe, c’est au XVIIe que nous rencontrons la seule œuvre critique qui chez nous ait jamais exercé sur les auteurs une action profonde et patente, les Sentiments de l’Académie sur le Cid, qui ont déterminé en partie l’évolution de Corneille, et que Racine a sûrement médités de près, comme il pratiquait assidûment les Remarques de Vaugelas. Mais les Sentiments ne sont pas une œuvre de critique professionnel, ils sont le procès-verbal d’une discussion à laquelle donne lieu chez les interprètes les plus autorisés du goût, réunis en Compagnie, un important ouvrage nouveau. Ils forment un recueil collectif d’observations, auquel collaborent des compétences diverses, ils sont un état du goût en 1636 comme les Remarques de Vaugelas sont un état de l’usage, et leur autorité leur vient de cette source collective. Or ce qui, du point de vue auquel nous amène M. Maurras, me paraît curieux et important, c’est que précisément cette œuvre de 1636, justement estimée, n’ait jamais eu de lendemain. Lorsque Richelieu demanda aux compétences littéraires, groupées par lui en Académie Française, une opinion motivée et détaillée, un rapport qui pût éclairer le public sur une pièce alors sans commune mesure et jaillie comme une merveille inattendue et inclassable, il était parfaitement dans la logique de l’État français tel que le concevait et l’accouchait son génie. Cette besogne commune d’une assemblée de notables littéraires pouvait être répétée à certaines occasions analogues, telles que celles d’Andromaque, du Tartuffe, des Caractères, de la Nouvelle Héloïse, du Génie du Christianisme, des Méditations, d’Hernani. Personne n’y songea plus jamais. Lorsqu’en 1830 une délégation de l’Académie alla trouver Charles X pour gémir sur la représentation d’Hernani, le roi se moqua d’elle. De sorte que les Sentiments sur le Cid et leur influence sur la tragédie figurent réellement le témoignage d’un pouvoir spirituel littéraire, tel que le cerveau d’État de Richelieu le concevait comme possible et désirable, mais tel que la nature des choses le révéla au contraire comme impossible et indésirable, et qui ne survécut pas à la première année de l’Académie. Ce pouvoir spirituel littéraire, seule forme sous laquelle la critique puisse exercer l’influence que M. Maurras lui propose, parait tout à fait dans la logique du positivisme monarchique. La critique de jugement réussit une fois, à l’origine de la tragédie classique. Mais en 1830 ni Charles X ni personne ne pouvaient faire sortir du nouveau Cid un Horace. Un Maurras de 1830 n’eût pu que conseiller au monarque d’exécuter contre le romantisme destructeur un mouvement tournant et de frapper d’abord à la tête politique. M. de Polignac s’en chargea cinq mois plus tard sans plus de succès. En ce temps là l’art était aisé et la critique difficile.

Mais que la critique fût d’intelligence ou de jugement, le premier soin qu’elle dût honnêtement prendre était de définir son objet. Définir le romantisme une maladie paraît un peu sommaire. Dupuis et Cotonet cherchent d’autres définitions et ils obtiennent entre elles celle-ci : « Le romantisme, c’est l’étoile qui pleure, c’est le vent qui vagit, c’est la nuit qui frissonne, la fleur qui vole et l’oiseau qui embaume… C’est l’infini et l’étoilé, le chaud, le rompu, le désenivré, et pourtant en même temps le plein et le rond, le diamétral, le pyramidal, l’oriental, le nu à vif, l’étreint, l’embrasé, le tourbillonnant, quelle science nouvelle ![3] » Musset a beau se moquer, tout ce qu’il dit là se ramène à cette seule idée, de voir dans le romantisme la forme d’art et même de pensée qui incorpore à la philosophie, à la poésie, au roman (voire même à la peinture devenue une symphonie de couleurs ) le plus possible de ce qui paraissait réservé à la musique. Un poète romantique, un enthousiaste de poésie romantique, peuvent d’ailleurs être inexperts en musique : ce qu’ils réalisent ou aiment dans leur art n’en participe pas moins de la musique, n’en est pas moins une musique. Lorsque M. Barrès, à la Chambre, dénonçait en Rousseau le musicien extravagant, il donnait une définition juste du romantique, à condition de prendre l’épithète dans son sens originel, point défavorable, de l’inquiète sortie, de l’aventure hors des limites, de tout ce qui fait « extravaguer » si délicatement M. Barrès lui-même à la pointe extrême d’Europe, à celle de Sion, à tant de pointes musicales et par tant de retombantes fusées. Si le goût de M. Maurras répugne au romantisme, c’est pour la même raison qu’il n’aime pas Jean-Christophe, c’est que

Cet homme assurément n’aime pas la musique
et qu’il est parti contre elle, sur le sentier de la guerre, pour la traquer dans tous les coins de sa forêt enchantée.

« Je demande la parole ! » s’écrie M. Barrès, et M. Maurras la demande aussi, et je sais bien ce qu’ils vont dire : qu’une tigresse d’Hyrcanie ne les a pas allaités, qu’ils honorent la musique, qu’ils estiment les musiciens, qu’ils se font, lorsqu’eux-mêmes pratiquent la musique, un plaisir et un devoir d’extravaguer, mais qu’ils entendent que la musique reste à sa place, qui est large et belle, et qu’elle n’entreprenne pas de pénétrer là où elle n’a que faire, singulièrement en politique. Le maître de M. Jourdain soutient que les malheurs des États viennent tous de ce que la musique n’y est pas suffisamment pratiquée. Et M. Jourdain l’a cru, M. Jourdain a laissé les musiciens romantiques extravaguer à cœur joie dans l’État : il a applaudi le ténor, encouragé la contrebasse, félicité les cymbales, c’est toute l’histoire du XTXe siècle, et voyez le bel ouvrage ! Le vrai romantisme, celui qu’il faut démasquer et terrasser, n’est pas celui du musicien dans sa musique, mais celui du musicien hors de sa musique, du musicien qui extravague partout, confond tout, abîme tout.

« Le romantisme, dit M. Maurras, naît à ce point où la sensibilité usurpe la fonction à laquelle elle est étrangère, et, non contente de sentir ou de fournir à l’âme ces chaleurs de la vie qui lui sont nécessaires se mêle de lui imposer sa direction. » Par une sorte de réverbération de son sujet sur lui-même, M. Maurras met sous le romantisme plus d’ardeur à en exorciser les puissances qu’il ne répand sur lui de lumière pour en distinguer les significations. Nous voyons qu’il n’aime pas le romantisme, en vertu d’un goût littéraire et d’un sentiment politique qui évidemment s’éclairent l’un l’autre, mais l’amènent aussi à transporter dans l’appréciation littéraire des considérants politiques, et à donner à sa politique sinon le fond du moins la couleur de ses antipathies littéraires.

Dans l’ordre littéraire, ce primat de la sensibilité implique un état de tension lyrique, tout ce qu’amène au jour verbal, en frémissant, dans une incessante pêche miraculeuse, un filet ruisselant de musique. Il est raisonnable, très raisonnable, de voir le lyrisme vrai dans la strophe contenue d’Horace et de Malherbe et de préférer à une branche luxuriante de fruits le sac de noisettes fraîches que sont les stances de Moréas. Mais le romantisme, lui, établit un primat du grand lyrisme sensuel, comme le classicisme établissait le primat de la tragédie. Pourtant ce primat honorifique n’enferme ni n’épuise la complexe et riche république romantique des lettres, où l’on passe, par transitions insensibles, à des formes qui paraissent fort peu romantiques. Dans quelle mesure par exemple un Balzac, un Stendhal, un Flaubert sont-ils ou non des romantiques ? Un coup d’œil suffit pour mobiliser les deux séries de raisons par lesquelles on plaiderait le pour et la contre. Mais plaidoiries que doivent suivre un exposé du ministère public et un arrêt du tribunal. Et peut-être l’exemple suivant, pris à titre de métaphore, serait-il utile pour fixer sur ce sujet délicat les idées du ministère public. Le fonctionnement du régime parlementaire anglais implique ce principe que le leader de l’opposition joue, en face du gouvernement et presque dans le gouvernement, pris au sens large, un rôle utile, indispensable. Je crois même qu’au Canada il touche un traitement du budget. C’est ainsi que l’opposition au romantisme est, dans une certaine mesure, incorporée au romantisme. Le cas de Flaubert nous montre d’une façon typique comment le romantisme et le contre-romantisme peuvent coexister chez le même homme, se rattacher au même principe, se concilier dans la vivante vigueur d’un grand tempérament littéraire. Aussi M. Maurras a-t-il bien raison quand il incorpore au romantisme les réactions contre le romantisme, mais il a tort quand il argue de là qu’elles ne sont que des réactions apparentes. Le romantisme, selon lui, a eu trois états, romantisme de 1830, Parnasse, symbolisme, « trois états d’un seul et même mal, le mal romantique. Le romantisme de 1830 ne cesse pas en 1860 ; il se transforme et se renforce comme au Consulat la Révolution[4] ». Et M. Lasserre dit à son tour : « La réaction contre-romantique de 1860 est dominée par le romantisme. Et le romantisme gouverne encore celle, si impuissante, qui s’est produite en 1890 contre le déterminisme et le pessimisme[5]. » C’est une loi que toute réaction est gouvernée par l’action contre laquelle elle réagit et sans laquelle elle ne serait pas. Si nous appelons romantisme le primat du lyrisme chez Lamartine ou Hugo, le contre-lyrisme, discrédit du lyrisme, et appliqué d’ailleurs à l’apologie de la passion italienne nue, sera chez Stendhal romantisme ou conséquence du romantisme. Et l’action et la réaction coexisteront, indiscernables, tant chez Musset que chez Flaubert. Ainsi, à mesure que notre idée du romantisme se moule sur la réalité complexe, nous la reconnaissons mieux jusque dans les colères ou l’ironie qu’elle excite. Ce serait écrire un supplément trop facile à la série d’Émile Deschanel que de traiter ici du romantisme de M. Maurras. Bornons-nous à rappeler qu’aucun être, c’est M. Maurras qui l’a dit, ne peut « rester l’éternel ennemi d’une part de lui-même ».

Passons au côté politique du romantisme, qui touche de plus près M. Maurras. « Ronsard et Malherbe, Corneille et Bossuet, défendaient en leur temps l’Etat, le roi, la patrie, la propriété, la famille et la religion. Les lettrés romantiques attaquent les lois où l’État, la discipline publique et privée, la patrie, la famille et la propriété ; une condition presque unique de leur succès paraît être de plaire à l’opposition, de travailler à l’anarchie[6] ». Voilà le leit-motiv de la lutte contre le romantisme. Il y a là une très grande part d’imagination. Lorsqu’il s’agit du bon parti et du bon temps, M. Maurras cite quatre noms, et il est certain que ces quatre écrivains ont défendu, lorsque l’occasion s’en est présentée, ce que dit M. Maurras. Mais pourquoi, lorsqu’il s’agit des lettrés romantiques, ne fournit-il ni un nom ni un exemple ? Parce que ces exemples se retourneraient en grande partie contre lui.

Pendant toute sa période ascendante, jusqu’en 1843, le romantisme fut, ou bien, avec Lamartine et Hugo, à peu près conservateur en politique, ou bien, avec Gautier et Musset, à peu près indifférent. Aucun des lettrés romantiques n’a contribué, même d’une velléité de son petit doigt, à la révolution de 1830. (Si en 1848 l’Histoire des Girondins descendit dans la rue, ce fut pour en chasser le roi des barricades : c’était le lapin monarchique qui avait commencé.) Au contraire elle est préparée par des voltairiens, des hommes de goût et d’éducation académiques et classiques, comme Thiers, Mignet, Carrel, les équipes du National et du Constitutionnel. Aucun n’a attaqué d’une façon systématique les lois et l’État. Au contraire Victor Hugo, Lamartine, ont réclamé des lois nouvelles, ce que nous appelons des lois sociales : héritiers du XVIIIe siècle ils ont péché seulement par une foi trop candide dans l’efficace suprême et toute-puissante de la loi. Cela regarde la discipline publique. Quant à la discipline privée, M. Maurras attache-t-il de l’importance à des fantaisies candides comme celles du bon Théo, Fortunio et Mademoiselle de Maupin ? Les romantiques anglais, Byron et Shelley, ont ici un autre tempérament et une autre envergure. Qu’on se souvienne de la place que tiennent le sentiment et l’apologie de la vie de famille chez Lamartine et chez Hugo. Chez Musset comme chez Baudelaire, la débauche s’accompagne presque toujours de mauvaise conscience, et l’âme la déteste quand la chair faible y cède. La patrie ? N’est-ce pas du romantisme qu’est né en France le grand lyrisme patriotique, celui de l’ode nationale à la Hugo, qui a ajouté sa quatrième corde, la plus sonore, au discours de Ronsard, au poème officiel de Malherbe, à la tragédie cornélienne ? La propriété ? Quel écrivain romantique a donc attaqué formellement le principe de la propriété individuelle ? « Cette malle doit être à lui », murmure, du romantisme, M. Maurras devant la malle barbue de 1848. Ainsi le Dauphin, fils de Louis XV, à qui son précepteur énumérait les crimes de Néron lui demanda : « Ne pensez-vous pas qu’un pareil coquin devait être janséniste ? »

N’exagérons d’ailleurs, à notre tour, rien. Il n’est pas de groupe littéraire un peu complexe où toutes les tendances de l’ordre politique et social ne soient représentées. Exclurons-nous, par exemple, du classicisme Fénelon que Louis XIV appelait le bel-esprit le plus chimérique de son royaume ? — Il y a tout de même, tant dans le romantisme que dans le contre-romantisme, son frère ennemi, des éléments de source et de tendance révolutionnaires, ou du moins nettement adverses de ceux qu’approuve et adopte la pensée de M. Maurras. Mais il semble que, parmi les romantiques et leurs voisins, M. Maurras dénonce avec le plus d’âpreté ceux-là même auxquels, peut-être, il doit le plus, et que cet enfant dru et fort réserve à sa nourrice ses plus vigoureux coups de poing.

Voici. La doctrine politique de M. Maurras est le nationalisme intégral, qui comporte d’abord un élément de raison et de volonté : tout subordonner au salut public, en définir les conditions et les réaliser par tous les moyens ; — ensuite un élément de sensibilité : se sentir Français par toutes ses racines et ses fibres, Français de son pays et de son terroir, fruit d’un arbre, d’une tradition, d’un ciel, attaché à sa grande patrie par l’intermédiaire nécessaire de sa petite patrie. Si, par le premier côté, M. Maurras procède de maîtres politiques, par le second il est un fils spirituel de Mistral et un frère de M. Barrès. Mais quelles sont les figures anciennes de cette idée et de ce sentiment, en tant qu’ils fleurissent sur un visage des lettres françaises ? L’âge classique ne les a pas connus ; nous ne voyons jamais un auteur du XVIIe siècle reprendre la belle tradition de la Pléiade, du Vendômois Ronsard ou de l’Angevin du Bellay, parler, avec quelque complaisance et quelque tendresse, de sa province. Il en est de ce sentiment comme de celui de la nature. Gautier trouvait dans toute la littérature classique, deux vers pittoresques, l’un du Cid et l’autre du Tartuffe. De même il ne me souvient pas, chez nos classiques, d’une autre trace de sentiment local qu’une ligne d’une lettre où Descartes se dit avec quelque satisfaction « un homme né dans les jardins de la Touraine ». Il semble qu’un homme du XVIIe siècle se rapetisse en se rattachant à une petite patrie, tout aussi bien qu’en aimant le souvenir de son enfance et en ne la considérant pas comme une infirmité de la condition humaine. Or l’homme qui a porté le premier avec fierté le nom de sa petite patrie, qui a tiré de là des émotions et même des idées (les idées adverses de celles de M. Maurras) c’est celui-là même par qui s’est exprimé dans toute sa musique le sentiment de la nature, c’est le citoyen de Genève, le métèque Rousseau.

Et un tel sentiment prend un peu de ses origines, de ses résonances et de sa valeur littéraires, dans ce fait qu’il est une nostalgie, qu’il est repensé du dehors et qu’il cristallise dans l’exil. Aussi bien que Rousseau, M. Maurras et M. Barrès attestent qu’il n’éclôt pas dans le terroir idéalisé par lui, mais dans le séjour, les imaginations et les langueurs de Paris. Peut-être est-ce seulement chez un enfant délicat et sensitif de Paris que pouvait se composer en une idée vivante la somme de ces nostalgies, que la France devait apparaître comme le composé et le chœur de ces provinces, le point de vue central de ces monades et la figure de leur harmonie. Et ce fut en effet l’œuvre de Michelet. Les fonds décoratifs et sentimentaux, la terre et les morts, tout cet orchestre actuel des voix traditionnelles et provinciales, tout cela sort du Tableau qui ouvre le deuxième volume de l’Histoire de France. Ce Tableau marque une date non seulement dans l’histoire de la prose française, mais aussi dans celle de l’unité et de la conscience françaises ; il formule, par son étincelante densité, comme un trésor dans un coffre, la somme pure du patriotisme français. Or Michelet est dénoncé par M. Maurras comme le plus dangereux malfaiteur, après Rousseau. Il figure dans les Trois Idées Politiques comme l’expression la plus nette de la folie romantique et révolutionnaire. « Un esprit pur et libre se décide par des raisons et, en d’autres mots, par lui-même : le sien cédait, pour l’ordinaire, à ce ramassis d’impressions et d’imaginations qui se forment sous l’influence des nerfs, du sang, du foie et des autres glandes. Ces humeurs naturelles le menaient comme un alcool. » Serait-il difficile de discerner chez M. Maurras les humeurs naturelles de Provençal blanc qui, plus peut-être que l’équitable raison, le conduisent contre Michelet et lui font méconnaître une des racines par lesquelles le traditionalisme monarchique lui-même a pu s’installer dans notre sol intellectuel ?

Mais est-il vraiment possible de marquer le moment précis où, chez un homme qui pense, « la sensibilité usurpe la fonction qui lui est étrangère », tient le rôle de guide au lieu de servir de moteur ? Existe-t-il un critère qui permette de discerner clairement, et non simplement à titre d’impression littéraire, de plaidoyer momentané, le moment où elle croit guider du moment où elle meut ? « On peut se passionner sans aucun romantisme », dit M. Maurras citant en exemple Bossuet. Pourquoi Bossuet passionné contre Luther n’est-il pas romantique, alors que Michelet passionné contre Madame de Maintenon est romantique ? Au fond tout grand art, classique ou romantique, tout beau et total rythme humain consiste dans l’ample mouvement d’une sensibilité forte qui s’ordonne ; il donne sa fleur quand la passion par lui s’épure et qu’il en lève l’image dans la paix. Un Michelet va à la Fête des Fédérations et au Tableau de la France comme Bossuet à l’Exposition de la Doctrine Catholique ou au Sermon sur l’Unité de l’Église. Jocelyn et les Contemplations se terminent sur un apaisement aussi bien qu’Horace et que Phèdre, parce que depuis l’Iliade c’est là le nombre d’or qui règle les musiques de l’art et de l’âme.

Mais M. Maurras poursuit encore ici le romantisme. Ce que le romantisme aurait détruit, ce serait un certain tragique de la vie, et peut-être même une certaine grandeur possible de la passion. « À force de tout relâcher, les romantiques ont créé ce vil Olympe de héros dissolus, d’où semblent retombées des générations toutes faites d’argile[7] ». Le romantisme n’a ployé, utilisé la passion que pour l’exhaler dans une paix découragée et ne sachant, au lieu de l’affronter, que tantôt l’aduler et tantôt la dissoudre. « Il n’est jamais question aujourd’hui que de sentiments, écrivait M. Maurras dans la préface du Chemin de Paradis. Les femmes, si brisées et humiliées par nos mœurs, se sont vengées en nous communiquant leur nature. Tout s’est efféminé, depuis l’esprit jusqu’à l’amour. Tout s’est amolli. Incapable de disposer et de promouvoir des idées en harmonieuses séries, on ne songe plus qu’à subir. » Des générations toutes faites d’argile M. Maurras verrait sans doute l’équivalent d’art dans une forme poétique trop spontanée qui ne sait que se complaire indéfiniment dans son abondance oratoire ou dans ses ressources verbales et que céder au flux et à la magie des mots.

En d’autres termes le romantisme lui est apparu comme la forme littéraire de ce que la République des camarades a installé en plein dans le centre de l’état politique, la facilité. Lamartine qui la possédait démesurément l’appelle la grâce du génie, et le classique qu’était au fond Musset se moque de lui. « Avez-vous lu Jocelyn, l’abbé ? — Oui. Il y a du génie, du talent, de la facilité. » Et dans une autre édition de Il ne faut jurer de rien, comme l’interlocuteur de M. Harpin, il efface Jocelyn pour le remplacer par Eugène Sue… Cette facilité qui coule de sa plume dans l’Histoire des Girondins comme elle coulait de la bouche même de Vergniaud, elle s’écoulera dans la rue quand l’Histoire des Girondins y descendra en 1848 ; elle est l’essence même, la pente naturelle du régime républicain et de la démocratie. Elle figure un acte de foi dans une sorte de facilité suprême qui serait à la racine de l’être, dans une disposition des choses à se faire toutes seules, idée tellement naturelle au philosophe démocratique de la Réalité du monde sensible qu’il nota comme une révélation prodigieuse (et vite oubliée) l’apophtegme contraire. Cette croyance, en relâchant les sources de résistance, les fibres combatives, les énergies de réaction, en faisant de la paix par exemple une sorte d’état naturel qui s’institue et se maintient de lui-même, représentait à M. Maurras, lorsqu’il écrivait Kiel et Tanger, « cinq cent mille jeunes Français couchés froids et sanglants sur leur terre mal défendue ».

Il n’y a pas longtemps, M. Maurras écrivant son article quotidien de l’Action Française, une nuit d’avions allemands, l’intitula tout naturellement Philosophie de l’alerte. Devant ces gens affolés qui couraient en hâte aux abris, M. Maurras songeait à l’essence de la paix et de la guerre. Il semblait que sur la capitale, fourmilière émue par le talon des puissances supérieures, cet état de trouble fût une exception, un scandale, le bouleversement de l’ordre et de l’assiette naturelle. M. Maurras invitait son lecteur à voir là au contraire un retour à l’état normal. La vie, la société sont en état de guerre et de luttes perpétuelles, la vie est une réaction, et, selon la profonde définition de Bichat, l’ensemble des forces qui luttent contre la mort (exactement la direction sur laquelle s’embranche la cosmogonie bergsonienne de l’Évolution Créatrice…). Cette définition est, selon M. Maurras, « une vue de profonde philosophie, qui rend hommage à la qualité exceptionnelle, merveilleuse, réactionnaire de la vie, au milieu des assauts acharnés qui lui sont livrés de toutes les parts. Ainsi, la notion de la paix, inspirée de son vrai amour et de sa juste estime, doit être conçue par rapport à la multitude infinie des éléments et des puissances qui conspirent tantôt à l’empêcher de naître, tantôt à la détruire à peine est-elle née ». Et il disait puissamment cette tension vigilante, cette carapace fragile et tenace de courage et de génie humains suspendues dans l’atmosphère de la nuit sous les étoiles pour entretenir sur l’humanité menacée une enveloppe légère encore et précaire de sécurité.

Idée austère et tonique, pessimisme sain comme l’amertume du sel, domination de l’ordre mâle, cet aspect à la fois viril, courageux et triste du Thésée au Parthénon et de l’Adam à la Sixtine, — la racine élémentaire et la base originelle de la virilité et de l’énergie. À des « générations toutes faites d’argile » celui qui s’agenouillait devant une colonne des Propylées doit proposer l’exemple du marbre, du bronze, de la matière dure.

L’argile elle-même y trouve son compte, et par les bronziers péloponnésiens l’art est conduit à Tanagra. « Pour bien aimer il ne faut pas aimer l’amour, il ne faut pas le rechercher, il est même important de sentir pour lui quelque haine. S’il veut garder toute la douceur de son charme et toute la force de ses vertus, l’amour doit s’imposer comme un ennemi qu’on redoute, non comme un flatteur qu’on appelle. Sans doute, quand l’objet est fort, quand il est digne, quand la passion est puissante, est-il bon que ce soit le trouble, en fin de compte, qui l’emporte ; plus l’obstacle aura été élevé, énergique la résistance, plus ce trouble victorieux aura gagné d’éclat ou de durée et pourra donner de délices. Telle est la grâce de la sagesse, tel est le prix de la raison, que leur frein serré constitue la condition dernière de tout plaisir un peu intense et pénétrant. Elles seules composent une volonté ferme, un corps pudique et un cœur vrai[8]. »

Ainsi le romantisme ne fait pas seulement déchoir le prix de l’ordre, mais le prix encore de ce qui rend belle, en tant qu’elle est redoutée et retardée, la rupture de l’ordre. Cette touche, que l’on croirait d’abord ultra-romantique et qui nous est donnée comme ultra-classique, elle tire, elle aussi et au même titre que le sentiment par elle indiqué, sa valeur de son exception, de son isolement dans la pensée de M. Maurras, de ce qui la fait scintiller comme un pic inattendu, d’ordinaire voilé sous le rideau d’une volontaire nuée. N’atteignons-nous pas là comme un hédonisme transcendant, frère plus aigu et paradoxal de celui qu’aménage savamment l’œuvre de M. Barrès ? Cette vie double, qui à une nature grossière n’apporte qu’hypocrisie, une âme bien née la connaît et la construit comme l’effort, tantôt humainement infructueux, tantôt divinement réussi d’une discipline. Et en effet là culture du XVIIe siècle, les racines de notre art classique, plongent dans ces assises. L’homme d’alors, né chrétien et français, vivait sur deux registres opposés, naïvement et puissamment, celui du monde et celui de la religion. De là, en partie, chez Descartes et chez Pascal, chez Corneille et chez Racine, un invincible dualisme, un perpétuel travail tantôt pour distribuer méthodiquement dans les deux ordres les objets de la nature humaine, tantôt pour ployer et réduire un ordre à l’autre. Ce dualisme fait du tragique le sommet même de cette culture. Dès le XVIIe siècle il est tourné en ridicule par Molière, ou plutôt Molière pose la question sur le terrain comique, tant avec le Misanthrope qu’avec Tartuffe. La franchise d’Alceste annonce si bien le philosophe de Genève que c’est tout juste si Rousseau, lorsqu’il reproche à Molière d’avoir rendu Alceste ridicule, n’estime pas, dans son délire de la persécution, que Molière l’a personnellement visé, — et Camille Desmoulins prétendra reconnaître en Philinte un feuillant, en Alceste un jacobin. Au sentiment de la vie double que la religion catholique entretient savamment, parfois dangereusement, succède une passion de simplicité, de franchise, d’unité.

Donc tandis que le secret de la culture est en partie dans une conscience qui discerne, dans une force qui hiérarchise, dans un frein qui discipline, le romantisme a simplifié tout cela à l’excès. Il a prétendu aller tout droit au bout de tout, il a mutilé la vie en ne la vivant que sur un plan. Et tout cela n’est pas faux, et il faut savoir à M. Maurras le meilleur gré de nous le dire ou de nous le suggérer. Seulement, ici encore, nous ne devons pas oublier de porter en compte au romantisme le bénéfice de nos remarques de tout à l’heure. Il nous a fait sentir plus profondément le besoin de ce qu’il méconnaissait si grandiosement. On ne peut le séparer des réactions qu’il provoque, des examens de conscience qu’il oblige à faire, des nostalgies qu’il fait éclore, des beaux enfants qu’il a nourris et qui s’exercent à le battre. Certes il est une délicatesse de culture, une riche complexité de vie en partie double, qui manque aux Lamartine et aux Hugo, même aux Vigny et aux Baudelaire. Mais peut-on séparer du romantisme ceux qui ont construit du romantisme et contre lui cela même qu’ils ont reconnu lui manquer, les Stendhal, les Sainte-Beuve, les Renan, les Flaubert, les Barrès, les Maurras ? Nous avons là non pas certes un bloc, mais une unité complexe et vivante, riche, nuancée, équilibrée. Les Français, à M. Maurras, paraissent le peuple qui « après Rome, plus que Rome, incorpora la règle à l’instinct, l’art à la nature, la pensée à la vie ». Mais précisément romantisme et contre-romantisme font surgir dramatiquement devant la critique une vivacité d’instinct, une profondeur de nature, une puissance de vie, qui ne se laissent pas incorporer à fond toute la règle, tout l’art, toute la pensée. La résistance qu’ils leur opposent, l’étoffe ou la matière dont ils les dépassent, donnent même à la règle, à l’art, à la pensée, leur tragique, leur intérêt, leur humanité. S’il y a en effet dans le romantisme quelque chose de démesuré (le mot, qui se place bellement à la rime et s’y accorde avec azuré, est pris toujours chez Hugo, Banville, Heredia avec un sens de magnificence et d’éclat), l’ombre de ce démesuré céleste s’est projetée sur la terre comme un goût plus cher et plus fervent de la mesure.

Qu’un éclate de chair humain et parfumant !
Le pied sur quelque guivre où mon amour tisonne,
Je songe plus longtemps, peut-être, éperdûment
À l’autre, au sein : brûlé d’une antique Amazone !

II
LA DÉMOCRATIE

Révolution, démocratie, république, tout l’ordre politique contre lequel s’est armé M. Maurras est associé de près au romantisme qui l’a sinon engendré, du moins légitimé et déchaîné. Il faut le louer d’avoir posé le problème politique avec cette ampleur, d’avoir placé sur une même ligne et expliqué l’un par l’autre le spirituel et le temporel du siècle. Il n’était pas le premier, et les romantiques lui avaient eux-mêmes montré le chemin. Dans la Réponse à un acte d’accusation Victor Hugo pousse jusqu’au bout, avec une verve illimitée, la comparaison de sa révolution littéraire avec la révolution politique de 1789. Il a fait pour les mots ce qu’elle avait fait pour les hommes. Mais on peut aller plus loin et parler plus sérieusement que cette imagerie d’Épinal. Le point de vue le plus général sous lequel on envisagerait ce parallélisme du politique et du littéraire serait, je crois, celui-ci : le romantisme a mis derrière l’humanité, la pensée, la poésie, une substance dont tout le reste n’est que manifestation passagère, la Nature. Romantisme, naturalisme, symbolisme, l’acceptent pareillement comme la réalité suprême qui commande l’homme, comme la mer universelle où retombent toutes les gouttes d’eau individuelles. Elle est donnée chez eux comme un élément. Au contraire l’art classique, qui était un art humain, réalisait la nature sous les espèces de l’homme. Du XVIIe siècle au XIXe s’est faite la grande transgression musicale, dont les eaux sonores ont tout envahi. Cette impression que nous verse magnifiquement la poésie romantique, je la retrouve transposée en l’ordre politique, mais toujours de même fonds et révélant les mêmes racines originelles, quand je lis les derniers chapitres de la Démocratie en Amérique où Tocqueville, avec une clairvoyance ironique, détachée, à peine teintée de mélancolie, développe, en le style élégant et nu qu’il tient de Montesquieu, en petites phrases égales et douces, le mouvement d’irrésistible marée dont la démocratie submerge peu à peu les sociétés humaines. Peu à peu cette démocratie s’anime, occupe tout, déborde tout, comme le Satyre de Hugo devant l’assemblée des dieux. Elle investit l’humanité et l’espace, pareille à la Nature romantique, avec la puissance d’un élément. On pense aux personnifications panthéistes de Flaubert dans la Tentation de Saint Antoine. C’est en effet à la tentation du vieux solitaire qu’a été soumise l’intelligence du XIXe siècle. Les puissances multiformes du nombre et de la matière se sont imposées d’abord à elle par la force, puis se sont enracinées dans son consentement, se sont fait accepter et flatter. M. Maurras les désigne d’un nom sans honneur : « Taine avait dit le crocodile. Mais, de grâce, pourquoi le crocodile plutôt que le chameau, l’âne et la vipère ? Basse méchanceté, sottise, veulerie, tout cela est républicain-démocratique. Notre ami a trouvé un sobriquet plus synthétique. Il a écrit : la Bête, et tout le monde a reconnu le funeste animal[9]. » Le vicomte de Tocqueville s’exprimait en termes plus amenés : sous les lucides périphrases de la Démocratie en Amérique il pensait parfois la même chose. C’est la même Bête que Renan a introduite dans son Caliban. Mais l’auteur de la Réforme intellectuelle et morale, dégoûté par la nullité des vieux partis, séduit par les prévenances dont la démocratie l’entourait, par la liberté complète et les complaisances aimables qu’elle ménageait à ses travaux intellectuels, montra Caliban en voie de s’humaniser, et d’établir, en succédant à Prospero, un gouvernement sortable.

M. Maurras n’a pas regardé sans effroi l’Intelligence amoureuse, comme Titania, du nouveau Bottom, et caressant, enguirlandant (de fleurs en papier, celles des estrades officielles) ses oreille d’ânes. Devant ce retour offensif des puissances que symbolise le marais de Marthe, il s’est tenu plus ferme à l’autel des divinités poliades et aux pierres du rocher d’Aristarchè. Il a vu dans le vicomte de Tocqueville le successeur direct de ce marquis de la Fayette qui

Fit à Leviathan sa première layette
comme dit, en une belle rime qui a raison, Victor Hugo. Ainsi que saint Antoine il a su résister à l’immense diablerie orientale, mystique et romantique. À une Belle Jardinière où le crayon de Forain a figuré la démocratie arrosant les lys, il crie verveusement : « Oui ! te voilà, Démocratie, épais arrière-train et croupe de bête mystique, grave accumulation de ce poids de bassesses qui te tirent, à chaque instant, un peu plus près de ton élément naturel !… La Belle Jardinière crie à première vue : Je suis bien cette juive que vous appelez République. Ne me regardez plus, si je vous fais horreur, mais, l’œil baissé, comprenez-moi. Comprenez : je suis la bêtise et je ne peux pas être moi sans préparer et confectionner mon contraire ; comme Catoblépas, qui se ronge et se dévore sans le savoir, je me tue à faire le jeu de mes ennemis déclarés[10]. »

Quand il explique le romantisme en deux importants ouvrages, les Amants de Venise et le beau morceau du Romantisme Féminin, M. Maurras ne se défend pas d’une estime éclairée pour la poésie romantique, d’une tendresse pour ceux qui furent les héros et les victimes du romantisme. Mais aucune atténuation dans ses jugements sur la démocratie : la démocratie c’est l’anarchie, c’est le mal, c’est la mort. « La cité antique est tombée en décadence quand le ver de la démocratie l’a rongée ; et les parties du monde moderne auxquelles le même animalcule immonde s’est attaqué inclinent au même destin[11]. » Défendre la société contre ses ravages, telle est l’œuvre qu’il s’est proposée, tonique par sa difficulté, escarpée par son but. Sa haine de la démocratie est fondée sur trois raisons : la démocratie est le contraire de l’organisation, — elle est la société à l’état de consommation et non de production, — elle représente dans l’intelligence politique la critique qui ne peut que détruire, mais ne sait pas édifier.

Le problème dit de l’organisation de la « démocratie » a fait le sujet de nombreux ouvrages, généralement peu substantiels. On déclare que c’est un problème vital auquel il est nécessaire d’aviser, puis après quelques tours de passe-passe, on se confie aux forces de la « vie », on constate une pagaille présente, dont on fait un tableau pittoresque, et l’on conclut que la démocratie saura probablement « se débrouiller ». Mais le système D n’est, dans l’ordre politique comme dans l’ordre militaire, qu’une rallonge que met l’esprit d’initiative à une organisation qui lui préexiste et qui lui donne sa base. Le terme d’organisation de la démocratie est simplement, d’après M. Maurras, un terme contradictoire, un fer en bois. « Une démocratie est nécessairement amorphe et atomique, ou elle cesse d’être une démocratie. Une démocratie ne s’organise pas ; car « l’idée d’organisation, à un degré quelconque, exclut, à un degré quelconque, l’idée d’égalité. Organiser, c’est diflérencier, et c’est, en conséquence, établir des degrés et des hiérarchies. Aucun ordre ne saurait être égalitaire, si ce n’est dans les types les plus humbles et les plus récents de la vie politique, en des sociétés très pauvres et dénuées de toute complexité[12] »

Logiquement, cela se tient en perfection et demeure irréfutable. Le raisonnement de M. Maurras porte, au spirituel, contre l’idée démocratique incorporée au spirituel de l’État républicain, contre la notion de démocratie intégrale. Il suit les théoriciens démocratiques sur leur terrain et leur démontre leur absurdité. C’est son droit et c’est leur faute. Mais il ressort des paroles de M. Maurras et de la saine raison qu’il n’y a pas, qu’il n’y aura jamais, de démocratie intégrale sinon dans un monde anarchique dont la Russie actuelle elle-même ne donne qu’un faible crayon.

Seulement la République ne constitue pas une démocratie intégrale. Et M. Maurras est le premier à en convenir, ou plutôt à l’établir triomphalement : l’organisme politique appelé République française ne vit que par un reste ou une imitation du vieil ordre monarchique, et par l’existence d’une aristocratie politique qui le gouverne, celle dite des quatre États. Lorsqu’il se dit démocratie il ment ; quand la loi parle d’égalité « la loi ment, et, les faits quotidiens mettant ce mensonge en lumière, ôtant aux citoyens le respect qu’ils devraient au régime politique de leur pays, ceux-ci en reçoivent un conseil permanent d’anarchie et d’insurrection »[13]. Il y a donc contradiction entre le spirituel et le temporel de l’État. Un régime qui séparerait les deux pouvoirs leur permettrait d’avoir raison chacun sur son terrain, un régime qui les confond ne peut les faire cadrer ensemble que par des sophismes ou des mensonges.

Si la République n’est pas une vraie démocratie, si ce poulet est baptisé indûment carpe, il se pourrait donc qu’elle fût un bon gouvernement… — Y pensez-vous ? s’écrie M. Maurras. Considérez sur quels fondements peut être bâti un État qui retient à sa base un pareil mensonge. Et puis, si la démocratie n’est point dans ce qui fait l’être de l’État, c’est-à-dire dans le minimum de force qui lui permet d’exister, elle est dans toutes ses causes de faiblesse et de ruine, elle est l’ensemble même de ces causes. Elle se développe incessamment, portant avec elle la maladie et la mort, grâce aux funestes institutions de l’an VIII, qui « travaillent depuis cent ans à affaiblir, faute de pouvoir les détruire complètement, la famille, l’association, la commune, la province et, en bref, tout ce qui seconde et fortifie l’individu, tout ce qui n’enferme pas le citoyen dans son maigre statut personnel. »

La démocratie pure n’existe pas. « Ce qui existe en France depuis la funeste Déclaration des droits de l’homme, c’est un état d’esprit démocratique ». Bien. Mais il existe aussi un état d’esprit aristocratique. À la page suivante M. Maurras écrit : « Il serait ridicule de dire que nos mœurs sont démocratiques. Tout observateur attentif distingue, au contraire, que les différences de classe se marquent et s’accentuent en France de jour en jour[14]. » Bien encore : des mœurs ne vont pas sans un état d’esprit. Et il existe enfin un état d’esprit monarchique. La République est l’absence du roi, mais cette absence garde l’empreinte de l’absent. Les institutions de l’an VIII, dont se plaint M. Maurras, et qui nous régissent non politiquement, mais administrativement, sont des institutions monarchiques, une mauvaise monarchie mais enfin une monarchie. Qu’est-ce à dire sinon que la France, absolument comme tous les États un peu complexes du monde, ceux du passé et ceux de l’avenir, représente un gouvernement mixte ? La théorie du gouvernement mixte, formulée par Aristote (d’après Platon) et jugée par lui le meilleur gouvernement était, comme en fait foi le De Republica de Cicéron, incorporée à l’opinion éclairée et à la sagesse des anciens. Ce n’est pas seulement le meilleur gouvernement, mais tous les gouvernements même médiocres qui sont mixtes, et qui comportent une dose plus ou moins modérée de démocratie. Dans un vigoureux chapitre de la Politique Religieuse, M. Maurras se moque beaucoup du vicomte d’Haussonville qui avait allégué que l’Église « offrait le parfait modèle d’une société démocratique où la naissance ne conférait aucun droit. » M. Maurras n’a pas de peine à montrer que l’Église, sauf en ce qui concerne l’hérédité impossible dans une hiérarchie de célibataires et dans une société spirituelle où l’on n’est introduit que par la naissance du baptême, a une constitution aristocratique et monarchique. C’est vrai. Mais enfin, dans notre langage d’aujourd’hui, le sens de démocratie ne se borne pas plus à celui de gouvernement par le peuple que le sens d’Église à celui d’assemblée : démocratie et démocratique s’entendent de tout système politique et social où les hommes sont classés par d’autres inégalités que celles de la naissance, par celle de l’intelligence ou de la vertu ou de l’argent ou de l’intrigue. Une société aristocratique comme l’Église pourra être démocratique par là. Une société démocratique par ses effets (l’émiettement individuel) comme celle créée par les institutions de l’an VIII est aristocratique par ses moyens (les familles où elle recrute son personnel) et monarchique par sa source (Bonaparte et les successeurs de Bonaparte). La monarchie de M. Maurras s’accommode d’ailleurs fort bien de cette triple formule : monarchie dans l’État, aristocratie dans le gouvernement local, qui s’organiserait autour des familles-souches, démocratie dans les corps, Instituts ou Syndicats, qui sont des sociétés d’égaux.

« Le moindre individu, dit Gœthe, peut être complet, à condition de se mouvoir dans les limites de ses aptitudes et de sa compétence. » La démocratie aussi peut se mouvoir sans usurper dans les limites de ses aptitudes et de sa compétence. Mais ces aptitudes, précisément, M. Maurras les limite à ce peu de choses : consommer ce que les régimes constructeurs ont produit.

« Mon ami Maurice Barrès s’est publiquement étonné que j’eusse rapporté d’Attique une haine aussi vive de la démocratie. Si la France moderne ne m’avait persuadé de ce sentiment, je l’aurais reçu de l’Athènes antique. La brève destinée de ce qu’on appelle la démocratie dans l’antiquité m’a fait sentir que le propre de ce régime n’est que de consommer ce que les périodes d’aristocratie ont produit. La production, l’action, demandait un ordre puissant. La consommation est moins exigeante : ni le tumulte ni la routine ne l’entrave beaucoup. Des biens que les générations ont lentement produits et capitalisés, toute démocratie fait un grand feu de joie. Mais une flamme est plus prompte à donner des cendres que le bois du bûcher ne l’avait été à mûrir, et ainsi ces plaisirs du bas peuple sont brefs[15]. »

C’est là poser avec une grande netteté le problème sur son point essentiel et sur son centre de gravité. Ces lignes d’Anthinea ont été écrites vers 1900. Je les recopie, ce mois de janvier 1918, aux lueurs d’un fameux bûcher, celui de la révolution russe. Quelques mois de démocratie, poussée à ses extrémités par la logique asiatique du cerveau slave, ont suffi pour détruire ce qu’avaient édifié en trois siècles les rassembleurs de terre russe.

Considérez tous les éléments actifs et positifs dont est faite une société, et voyez que la démocratie qui, du rang encore redoutable de Caliban, est descendue, pour M. Maurras, à celui d’« animalcule immonde » a pour fonction de les détruire. « Tradition, discipline, hiérarchie, famille, association spontanée, autorité, responsabilité et hérédité du pouvoir, — voilà ce qui crée et conserve les États, qu’ils soient anciens, qu’ils soient modernes, » Or la démocratie a coupé la tradition, énervé la hiérarchie, défait la discipline, émietté la famille, empêché l’association spontanée, puisé l’autorité à sa source la plus basse, fait de l’irresponsabilité le privilège du pouvoir et interdit à ce pouvoir, révocable après quatre ou sept ans ou selon le bon plaisir d’une foule parlementaire, d’hériter de ses propres expériences. Détruire une à une les forces dont l’acte est de construire, tel est donc l’acte de la démocratie.

Quand M. Barrès s’est étonné que cette haine de la démocratie n’ait reçu dans un voyage à Athènes aucun tempérament, sans doute songeait-il que le travail qui aux yeux de M. Maurras représente dans l’ordre du beau la production la plus parfaite de l’homme, l’Acropole, fut construit par une démocratie. — Non. Elle fut l’œuvre de Periclès, de Phidias, d’Ictinus et de Mnesiclès, et les deux premiers au moins n’eurent guère à se louer de la démocratie athénienne. Les œuvres de l’art sont filles du génie individuel, et n’ont pas grand chose à voir avec les œuvres de la politique. — M. Maurras publiera peut-être, quand des loisirs lui viendront, son Essai sur l’échec de l’aristocratie athénienne annoncé depuis longtemps et que nous aimerions bien lire. En attendant il allègue pour sauver son goût athénien et sa haine de la démocratie deux arguments dont il essaie de pallier la contradiction : d’abord que le grand nombre des esclaves faisait des république grecques, même quand leur constitution était démocratique, de véritables aristocraties ; ensuite que pendant la période démocratique Athènes a simplement usé et détruit ce qu’avait accumulé de ressources politiques l’aristocratie au second degré qui gouvernait son aristocratie d’hommes libres.

Je ne veux pas engager à ce propos un débat historique. Il sera temps de l’entamer quand aura paru le livre annoncé de M. Maurras. (Sa seconde Quiquengrogne peut-être…) Mais j’ai déjà noté, en me référant à Isocrate, tout ce qu’on rencontre d’affinités grecques dans la politique de M. Maurras. Une phrase, une page de lui nous ramène souvent à la République ou aux Lois. Cette idée de la démocratie qui à Athènes ou en France répondrait aux époques de consommation me fait songer aux pages de la République où Platon compare l’État sain et l’État gonflé d’humeurs, le premier demeurant presque mythique, le second correspondant, dans la description qu’il en fait, aux formes réelles de cités qu’il avait sous les yeux. Cet état gonflé d’humeurs a beau être déclaré malade, il ose vivre, se développer dans ce bruit, ce luxe, ces conquêtes, cette expansion qui constituent pour Platon autant de vices mortels. La Cité Antique de Fustel donne une impression analogue : quand les cités antiques entrent dans l’histoire elles sont déjà en décadence, et c’est pourtant cette période proprement historique, cette pente de leur décadence qui a fait la fécondité de leur vie et l’a rendue digne d’être vécue. Le triomphe de la démocratie à Athènes, qui passe par les trois étapes de Clisthène, de Thémistocle et de Périclès correspond à la grande période productrice et civilisatrice de l’histoire athénienne. Que cette démocratie n’ait existé à Athènes que dans la mesure où la dosait une constitution mixte, d’accord. Que cela ne prouve pas grand chose contre la critique détaillée et précise faite par M. Maurras de la démocratie française, soit. Mais enfin, puisque nous nous occupons ici du jugement général, dogmatique, qu’il porte sur la démocratie en soi, Athènes fournit un premier exemple d’un peuple qui, en démocratie, a produit en même temps qu’il a consommé. Il y en a d’autres. Il y a la Suisse. Il y a les États-Unis, que Tocqueville alla étudier à fond et sur place comme le type le plus instructif de la démocratie. Or le bon état actuel et les chances de durée de la Confédération helvétique et de la République américaine n’impliquent aucune collaboration aristocratique : la Suisse n’a pas d’aristocratie, et celle des États-Unis, toute financière et industrielle, est à peu près viagère, se refait à chaque génération. La Suisse et les États-Unis ne vivent pas évidemment dans les mêmes conditions que nous, et M. Maurras aurait beau jeu à nous montrer les différences. Mais il ne s’agit toujours que de l’idée générale de la démocratie, et de la question de savoir si la démocratie appartient au règne humain et politique où simplement à ces espèces animales, monstrueuses ou immondes, Tarasque ou ver de terre, tout juste capables de manger et de détruire, parmi lesquelles la rangent les imaginations peut-être un peu entières et précipitées de M. Maurras.

On classerait à peu près les idées sur ce sujet complexe en remarquant qu’un pouvoir peut être démocratique de trois façons qui non seulement peuvent ne pas coexister, mais dont l’une exclut assez généralement les autres. Il est démocratique dans son exercice, quand les décisions importantes sont prises par le peuple assemblé ainsi que cela se passait dans les républiques antiques et, aujourd’hui, dans les pays de référendum comme la Suisse. Il est démocratique dans sa source quand il est exercé par des mandataires élus au suffrage universel, comme c’est le cas en France pour le pouvoir politique, comme c’était le cas dans les constitutions de la fin du XVIIIe siècle, celles de nos Assemblées révolutionnaires et celle qui régit encore les États-Unis d’Amérique, pour les pouvoirs politique, administratif, judiciaire et même religieux. Il est démocratique dans son effet quand il est exercé, quelle qu’en soit la source, au bénéfice de la « classe la plus nombreuse et la plus pauvre » (le langage courant donne à cet état de démophilie le sens de démocratique lorsqu’il appelle par exemple l’abaissement des tarifs de chemin de fer une mesure démocratique). « La Monarchie, écrit M. Maurras, comme la Science, est réaliste. Elle ne se paye point de mots. Elle voit les choses et tient compte des plus infimes. Si la démocratie était, comme on le dit, un fait économique, et s’il existait, réellement, un état démocratique de la société, la Monarchie, comme la Science, en tiendrait compte avec scrupule. Mais la démocratie, on l’a bien dit, n’est qu’un mensonge[16]. » M. Maurras entend-il par monarchie la cité abstraite sur laquelle règne avec une majesté louis quatorzienne sa belle intelligence ? Les monarchies de l’Europe, à commencer par celle des Hohenzollern, ont tenu compte de l’état démocratique puisqu’elles lui ont fait sa part, puisque le Reichstag, élu au suffrage universel avec les garanties rigoureuses d’un vote secret, ses cent députés socialistes, était une pièce essentielle de leur empire. — Attributions réduites, socialistes domestiqués, impérialistes. — Peut-être. Il n’y en avait pas moins en Allemagne, que vous le limitiez ou que d’autres l’allongent, un état démocratique, une démocratie tout court, une Sozialdemocratie, toutes choses dont la monarchie impériale et royale tient autant de compte que la monarchie royale française de demain tiendrait de compte des états français analogues et dont elle savait se servir.

L’artifice de M. Maurras consiste à élire dans le sens complexe et mouvant que la vie politique a donné au mot démocratie tous les éléments négatifs et destructeurs, à dénommer aristocratiques ou monarchiques tous les éléments positifs et constructeurs. Il y a quelques années Faguet écrivant tous les jours dans le Gaulois une petite machine hachée et pressée qu’il signait « Un Désabusé » s’avisa d’y remarquer qu’au fond tout gouvernement est aristocratique, et que même la démocratie n’est autre chose que l’aristocratie du nombre. Évidemment Faguet estimait qu’un pareil raisonnement était toujours assez bon pour un quotidien, et il employait lors d’une soutenance de thèse en Sorbonne des arguments plus décents. Toujours est-il que M. Maurras, relevant ce passage dans l’Action Française, demanda pour une telle manière de ratiociner un certain nombre de coups de bâton. M. Maurras entend, plus raisonnablement, par aristocratie la domination d’une minorité sur la majorité, d’une qualité sur la quantité… mais ne reste-t-il dans la démocratie, dans la part d’autorité qui appartient à la quantité, au nombre, aucun contenu réel et « archique ».

Ce contenu, c’est le gouvernement de l’élection, l’élection du gouvernement. La démocratie, gouvernement direct dans l’antiquité, ne s’exerce dans nos États modernes que par des collèges de représentants. Dans le gouvernement direct, l’électeur vote sur un sujet réel ; dans le gouvernement par représentant il vote pour une personne. La démocratie d’Athènes était fort peu électorale, puisque les magistrats sauf les stratèges étaient désignés par le sort. Notre démocratie est au contraire toute électorale, et elle exclut le gouvernement du peuple par lui-même, puisque la loi interdit le mandat impératif. La même étiquette est donc portée par deux formes de gouvernement opposées, — ce qui continue à nous montrer la complexité de ces concepts et de ces états politiques. Notre démocratie à nous prend ses sources moins chez des citoyens que chez des électeurs. Or M. Maurras donne une formule pittoresque de l’élection politique. Elle consiste, dit-il, à « délivrer des blanc-seings à des inconnus ».

Cette définition n’est qu’une phase dans la destinée vraiment curieuse que la langue courante d’aujourd’hui ménage aux termes d’électeur et d’électoral. Sur les affiches du mois de mai, électeur signifie dépositaire de la science infuse, juge suprême des valeurs françaises, source incorrompue du beau, du vrai et du bien ; électoral se joint d’ordinaire au mot auguste de devoir : voter c’est remplir le devoir électoral. En dehors de cette époque privilégiée, l’un et l’autre mot passent par toute la gamme des sens ironiques, électeur signifie troupeau, gogo et poire, électoral appliqué à un acte de politique quelconque, le note de ridicule et d’infamie. Que signifient ces fortunes bizarres ? Tout simplement qu’il y a une disproportion immense entre la compétence attribuée à l’électeur par la loi, compétence que le premier sens étend démesurément, et la compétence réelle de l’électeur, compétence que le second sens bafoue injurieusement.

La première partie de la formule de M. Maurras est plus vraie que la seconde. L’électeur délivre bien des blanc-seings pour traiter de tout, mais il ne les délivre pas à des inconnus. En général l’électeur, tant l’électeur isolé que le gros électeur influent, sait fort bien pour qui et pourquoi il vote : il cherche avant tout un factotum débrouillard, actif, capable de faire aboutir dans les bureaux et ailleurs les affaires locales et privées. L’avoué et l’avocat qui s’enrichissent attirent la pratique et c’est très naturel : malins pour leur compte, ils le seront pour le compte de leurs clients. Il en est de même de l’avoué et de l’avocat politique, de ce procureur, de ce courrier qui tient pour l’arrondissement le rôle du defensor dans la cité gallo-romaine. Notre constitution démocratique de 1875 est superposée aux administrations, bureaucratiques et monarchiques de l’an VIII ; le Parlement et les ministres figurent comme le collège des avocats du public auprès de ces administrations. Évidemment moins les intérêts locaux auront de litiges avec les administrations, moins ils auront besoin d’avocats ; plus ils seront autonomes dans leur sphère, moins ils auront de litiges : c’est pourquoi M. Maurras a fort bien compris qu’un gouvernement ne pouvait être sainement anti-parlementaire que s’il décentralisait : « La décentralisation, lui dit un de ses interlocuteurs de l’Enquête, sera l’os à ronger du parlementarisme » puisque l’on pourra continuer à parlementer dans les assemblées locales, compétentes sur leurs intérêts. Mais tant qu’il y aura des administrations centralisées, le Français aura besoin du courrier et du défenseur parlementaires. Aucune administration n’est plus autonome, plus monarchique que celle de l’armée : si pendant les cinq années de guerre, nous autres poilus avons obtenu successivement les améliorations matérielles qui ont rendu notre vie moins primitive, nous ne le devons pas à nos grands chefs, que le bien-être du soldat n’intéresse que secondairement, mais aux réclamations de nos avocats du Palais-Bourbon, aux millions de lettres qui leur ont parlé sur tous les tons, doux ou rudes, de permissions, de portions et de quarts de vin. En 1914 un commandant du Midi criait à des territoriaux réunis dans la cour d’une caserne, à Bourges : « Vous n’êtes plus des éléqueteurs, vous êtes des soldats et vous marcherez droit. » Le poilu s’est tout de même bien trouvé d’être un « éléqueteur ». — Les électeurs rencontrent dans les hommes de loi et similaires les gens qu’il leur faut : quiconque aura bien compris l’horizon, la compétence et la psychologie de l’électeur, jugera qu’il vote fort sainement, et que ses choix, de son point de vue légitime, sont généralement bons.

Le vice réside dans le fait de déléguer à ce collège de défenseurs locaux tous les pouvoirs d’un État centralisé. Le parlementaire a joué un rôle utile — dont je lui suis reconnaissant — en enjoignant à l’intendance d’emplir mon quart, d’augmenter mon prêt et mon indemnité de tranchées. Mais lecteur de Kiel et Tanger je suis fondé à reconnaître que son ignorance en matière de politique européenne l’a mené aux fautes qu’un million et demi de Français ont payées de leur vie. Et (que les militaires ou le Parlement ou très probablement tous deux soient ici responsables) je sais que plus d’artillerie lourde au début de la guerre m’eût procuré des avantages plus appréciables que ne l’était ma chopine quotidienne de pinard. Tel député de mon département, deux fois ministre, cinq fois rapporteur du budget des affaires étrangères, pouvait être, pour nos intérêts locaux et même pour des affaires personnelles un excellent et précieux courtier, rôle appréciable, utile, et qu’il remplissait avec dévouement. Un matin de 1903, dans le petit appartement d’Asnières où, pauvre et honnête, il vivait exigüment, il me déclara du ton doctoral d’un homme dont l’essence est d’avoir raison : « On prétend que le parti radical n’a pas de politique extérieure. Le parti radical a une politique extérieure dont voici le programme : laïciser notre enseignement en Orient, et instituer l’arbitrage international. » La même semaine M. Henry Bérenger montait son escalier pour le prier de vouloir bien diriger la politique étrangère à l’Action, journal alors puissant. Ce genre d’ignorance, qui paraît bien congénital au régime, coûte cher à un pays.

Le pouvoir absolu d’un Parlement multiplie l’un par l’autre tous les périls de l’anarchie et de l’absolutisme, de l’incompétence et de l’irresponsabilité. Un parlementaire comprend mal pourquoi, grand homme vénéré dans sa circonscription, Paris se moque de lui. C’est qu’il est respecté dans le cercle des services qu’il rend, bafoué à la place où il usurpe. Mais bafoué ou non il y reste. Et comme on n’a jamais vu un corps se réformer de lui-même et par lui seul, comme le parlementaire ne sait corriger un abus qu’en s’attribuant des pouvoirs nouveaux, comme le parlementarisme n’est pas un accident du régime, mais le régime lui-même, les Français clairvoyants se trouvent rejetés sur l’oreiller de l’indifférence ou vers l’espoir d’un coup de force. De là un malaise général et des crises périodiques.

Cette omnipotence, née de l’élection, n’est bornée que par l’élection, et ses bornes mêmes deviennent aussi néfastes que son principe. M. Maurras a montré souvent, avec beaucoup de sens, comment le gouvernement électif doit dépenser sa principale force non à gouverner, mais à se maintenir, non à exercer sa fonction, mais à conserver son être, — le souverain, c’est-à-dire le Parlement, à se conserver devant l’électeur, le délégué du souverain, c’est-à-dire le ministère, à se conserver devant le Parlement.

« Amiel, dit M. Maurras, a connu et décrit la maladie d’une âme chez qui la force et la vivacité de la critique, la constance et la hardiesse du contrôle, précédant la vie et l’action, viennent diminuer le pouvoir d’agir et de vivre. La maladie libérale et parlementaire, c’est la maladie d’Amiel étendue au corps de l’État. Les Chambres critiquent les moindres résolutions et les moindres tendances du Gouvernement. Celui-ci perd son temps à contester cette critique préalable : à la longue, il ne tente plus d’opposer, comme le ferait l’être sain, à de vaines censures, une volonté positive. Ses forces vives sont absorbées par le dialogue avec l’opposition. Il confond la nécessité de se maintenir contre les assauts de cette dernière avec son office d’administrer et de gouverner le pays. Le peu d’intelligence et d’énergie pratique qui n’est point frappé d’ataxie est ainsi dépensé à de basses manœuvres de défense ministérielle. L’État languit, il se dissout[17].

Souveraineté de la critique, analogue à ce « gouvernement de l’examen » dont on parlait devant Charles Jundzill. C’est par là que l’esprit de la Révolution, de la grande « période critique » des Saint-Simoniens, incorporé au spirituel de la France, agit sur elle. Il déplaît à M. Maurras qu’on invoque à ce sujet certains travers anciens du caractère français. Pourtant, chez un peuple intelligent et logicien, porté à vivre en autrui et sur autrui, il était naturel que le sens critique, aiguisant le goût des idées et de la parole, ne pût être réfréné et maintenu à sa place que par une discipline aussi énergique que lui : une des premières pages du Testament politique de Richelieu dit à ce sujet en quelques phrases tout l’essentiel. La tendance politique de tout fait social à se tourner en institution est balancée aujourd’hui par la tendance parlementaire à discuter toute institution, par la tendance critique à la remettre sans cesse en question et en chantier. La démocratie implique un mécontentement, une inquiétude, un renouvellement perpétuels. « Les idées de la Révolution, dit fortement M. Maurras, sont proprement ce qui a empêché le mouvement révolutionnaire d’enfanter un ordre viable : l’association du Tiers-État aux privilèges du clergé et de la noblesse, la vente, le transfert, le partage des propriétés, les nouveautés agraires, la formation d’une noblesse impériale, l’avènement des grandes familles jacobines, voilà des événements naturels et, en quelque sorte physiques, qui, doux ou violents, accomplis sous l’orage ou sous le beau temps, se sont accomplis. Je les nomme des faits. Ces faits pouvaient fort bien aboutir à reconstituer la France comme fut reconstituée l’Angleterre de 1688 : il suffisait qu’on oubliât des principes mortels ; les effets de ces mouvements une fois consolidés et ces faits une fois acquis, l’œuvre de la nature eût bientôt tout concilié, raffermi et guéri. Mais les principes révolutionnaires, défendus et rafraîchis de génération en génération (n’avons-nous pas encore une Société des Droits de l’Homme et du Citoyen ?) ont toujours entravé l’œuvre naturelle de la Révolution. Ils nous tiennent tous en suspens, dans le sentiment du provisoire, la fièvre de l’attente et l’appétit du changement. Il y eut un Ancien régime : il n’y a pas encore de régime nouveau, il n’y a qu’un état d’esprit tendant à empêcher ce régime de naître[18]. »

Certainement la critique (et M. Maurras le méconnaît) sert de levain à une société. C’est une utopie comtiste que de vouloir faire coexister dans le même cerveau le sentiment de l’ordre et le sentiment du progrès : toute opinion individuelle, en matière politique ou sociale, joue sur l’un ou sur l’autre tableau, et le groupement des deux opinions en deux grands partis semble un état normal des sociétés modernes. Le malheur est que le gouvernement, de forme anglo-saxonne, du pays par un parti, fonctionne en France d’une manière bien moins ordonnée qu’en Angleterre. Depuis près de vingt ans, le radicalisme et le socialisme à forme négative, partis critiques, ont fourni le personnel du gouvernement. Le meilleur moyen d’arriver à gouverner est de faire un stage dans la critique la plus systématique et la plus âpre. On arrive ainsi à deux résultats. D’abord on se fait craindre, ensuite on bénéficie de ce raisonnement que l’on a provoqué dans le public : celui qui voit si bien que tout va mal doit voir aussi bien ce qu’il faudrait faire pour que tout cessât d’aller mal. Mais avoir des moyens pour détruire ne signifie pas du tout que l’on a des plans pour remplacer. Ainsi la marine, par les qualités de continuité et de vigilance qu’elle exige particulièrement dans ses services directeurs, fournit un excellent microcosme de l’État, la ville de bois dont parlait la Pythie fait figure de cité complète. La marine, comme toutes les choses humaines comporte des abus, des lacunes et des vices. Il appartient à une critique clairvoyante de les signaler, et c’est en particulier la tâche d’un bon rapporteur parlementaire. Certain rapport sur la marine, d’Etienne Lamy, est réputé dans le monde politique comme un modèle du genre. Lamy, en 1885, relevait d’une Assemblée, d’un milieu et d’une éducation qui ne pouvaient lui suggérer l’idée de poser, par l’excellence de son rapport, sa candidature au ministère de la marine. Pressenti, il se fût récusé. Savoir reconnaître que des vers sont mauvais ne signifie pas du tout qu’on saura en composer de bons. Mais quand Lamy eût été remplacé comme député par Trouillot et comme critique de la marine par Lockroy, les choses changèrent. Après quelques rapports budgétaires, Lockroy s’assit devant le bureau de Colbert, qui échut plus tard de la même manière à Pelletan. Le nom, la vie politique et les ministères de M. Clemenceau symboliseraient à la perfection ce passage automatique de la fonction critique à la fonction organique.

Si le régime parlementaire nous convient mal, si ce vêtement de confection nous habille lourdement, c’est, pense M. Maurras, qu’il n’est pas français. « Le parlementarisme, dit-il, est une institution née anglaise et restée anglaise en dépit des transformations : c’est le gouvernement des Chambres ou plutôt d’une Chambre[19]. » Et il écrit ailleurs : « Non, la démocratie, le libéralisme, l’esprit de la République, de la Révolution et de la Réforme n’ont rien de latin. Tout cela tire, en fait, son origine des forêts de la Germanie[20]. » C’est pourtant à Athènes que tout dépendant du peuple le peuple dépendait de la parole ; c’est à Athènes qu’Aristophane dénonce la souveraineté de la Langue comme M. Maurras dans l’Avenir de l’Intelligence a dénoncé en France la souveraineté de cette Langue omnipotente qui s’appelle l’Écrit. La puissance de l’éloquence est au moins aussi grande dans les pays latins que dans les pays anglo-saxons, et l’amour de l’argute loqui caractérisait nos pères gaulois. Or tout cela fait au parlementarisme, à l’esprit verbal et abstrait de la Révolution l’atmosphère qu’ils respirent.

Bien au contraire le gouvernement des Chambres ou plutôt d’une Chambre, l’omnipotence d’une Assemblée, aurait plutôt des racines françaises qu’anglaises, s’accorderait logiquement à la fois à notre passé monarchique et à notre goût pour la critique et pour la parole. La Révolution se montra beaucoup plus portée à succéder à la royauté par l’institution d’une Assemblée unique qu’à imiter l’Angleterre par la coexistence de deux Chambres dont l’une sert de frein à l’autre. La souveraineté illimitée d’un seul corps parlementaire n’a jamais été une idée anglaise : la question ne s’est même posée qu’une fois, après la mort de Charles Ier, et elle a été résolue immédiatement, presque sans lutte, contre le parlementarisme, au profit du pouvoir non parlementaire, celui de l’armée et de son chef. L’Angleterre est même le pays de ce qu’il y a de moins parlementaire, de plus sainement anti-parlementaire : les fondations intangibles, les corps constitués non par délégation de l’État, mais par un droit propre, égal et antérieur à celui de l’État. L’existence de ces corps, le respect de la personne et de la fonction royale, l’administration décentralisée, l’individualisme anglo-saxon constituent autant de barrages, qui durent encore, contre le parlementarisme.

Voilà pour le parlementarisme. Quant à l’organe politique qui s’appelle un Parlement, il n’est pas davantage une institution née anglaise et restée anglaise. La Déclaration de Saint-Ouen, en 1814, le rattachait un peu artificiellement, mais non tout à fait faussement, aux Assemblées de l’ancienne France. En réalité le Parlement est né du vieux droit de l’Europe féodale, celui de consentir les impôts. Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, les rois d’Angleterre peuvent ne le convoquer que s’ils ont besoin d’argent, comme nos anciens États-Généraux. La participation du Parlement à la législation, puis au gouvernement, ne s’est presque établie que contrainte et forcée, par suite d’une carence de la royauté. Cette carence, qui est chez nous un fait récent, constitue au contraire, depuis le moyen-âge, le fait capital de l’histoire d’Angleterre. N’oublions jamais que, sauf sous la dynastie nationale des Tudors (ravagée d’ailleurs de dissensions religieuses) l’Angleterre, sans jamais subir d’invasion étrangère, dut se défendre constamment contre des rois étrangers ou qui avaient un pied dans l’étranger, Écossais, papistes, Hollandais, Allemands ; les guerres napoléoniennes la trouvèrent même comme la guerre de Cent ans nous avait vus, avec un roi fou. La royauté anglaise fut donc aussi peu anglaise que la royauté française était française. De là l’obligation pour le Parlement de parer aux défaillances du pouvoir. Il en était d’autant plus capable que, formé sur une charpente d’aristocratie, il comportait comme la monarchie l’hérédité, et mieux que la monarchie la nationalité. L’aristocratie, toute anglaise, admettait pour rois le Hollandais Guillaume ou l’Allemand Georges, ainsi que la monarchie française admettait des ministres italiens comme Mazarin et des maréchaux allemands, comme Maurice de Saxe. L’histoire n’avait pas fait porter chez l’un et l’autre peuple l’accent national sur le même élément.

Le développement du régime parlementaire en Angleterre et en France nous permettrait de définir le Parlement comme une représentation d’intérêts qui, dans la carence du pouvoir monarchique, s’est trouvée investie d’attributions sans cesse plus étendues. Quand ce pouvoir, en Angleterre, est tombé en défaillance ou en sommeil, le Parlement l’a redressé ou suppléé en le conservant. En France le Parlement a pris, après les longs détours de l’histoire, la succession de la monarchie absolue ; mais son principe paraît celui du vieux droit romain, la délégation du pouvoir par le peuple. Le peuple délègue le pouvoir qu’il a, c’est-à-dire le pouvoir dans sa plénitude. Au contraire dans les pays à gouvernement héréditaire le peuple ne délègue qu’un pouvoir limité par l’institution monarchique. Aux États-Unis, dans un Nouveau-Monde qui n’a pas été touché par le droit romain, il délègue un pouvoir divisé, des pouvoirs séparés, — système que les constitutions de 1791 et de 1848 n’ont pu acclimater en pays latin.

L’état normal, sain, de l’Europe contemporaine, c’est le régime de la monarchie parlementaire, qui laisse évidemment à désirer du point de vue monarchique et du point de vue parlementaire, mais qui présente de bons gages de conservation et d’adaptation. L’exemple de la Norvège serait médité utilement par les nouvelles républiques européennes. Les deux grands hommes politiques du XIXe siècle, Cavour et Bismarck, n’ont pas hésité à lier l’un le Statuto à la dynastie nationale de Savoie, l’autre le suffrage universel à l’unité allemande. Une monarchie anti-parlementaire, telle que la veut M. Maurras, n’aurait de précédents que celui du Second Empire et de la Constitution de 1852 (qui avait d’ailleurs de fort bonnes parties). Comme l’écrivait Lionel des Rieux dans l’Enquête, le lys de M. Maurras butine sur l’abeille. — M. Maurras lui répond que, pour être « aussi peu parlementaire qu’Henri IV » son ancêtre, Monsieur le duc d’Orléans n’aura pas à se mettre à l’école d’un Bonaparte. — Mais si Charles X eut le tort de n’avoir rien appris depuis Louis XVI, Philippe VIII monterait-il sur le trône pour tout oublier depuis Henri IV ? Quand M. Maurras nous affirme que « par ses besoins et ses mœurs, la civilisation actuelle est plus près d’un régime intermédiaire entre Louis XIV et Saint Louis que des assemblées de la Restauration ou des comités de la Convention[21],  » nous reconnaissons les chimères comtistes du Système de Politique Positive plutôt qu’une vue réaliste de l’Europe moderne, et lorsqu’il fait ensuite remarquer que nous ne sommes pas au moment où l’on réclame « des constitutions et des chartes », il nous paraît qu’on ne les réclame pas, pour la simple raison qu’on les a. M. Maurras veut que la monarchie soit anti-parlementaire de tradition, et il s’écrie : « Qu’est-ce que le parlementarisme dans la tradition monarchique ? Une simple et funeste erreur du seul Louis XVIII[22]. » Et ailleurs : « Quant à la Restauration, que l’on calomnie, la vérité est que jamais l’expérience parlementaire ne fut tentée avec autant de loyauté et de talent ; qu’elle ait échoué, c’est la condamnation du système[23]. » Très bien. L’expérience parlementaire demandait de la loyauté et du talent chez le monarque comme dans le Parlement. Elle les a trouvés chez Louis XVIII. Elle a échoué avec Charles X parce que le moins qu’on en puisse dire est qu’en effet il manquait de talent, et que la violation de la Charte par les ordonnances marque un singulier aveuglement politique. Le vraie politique consistait, pour la monarchie, à suivre les conseils de Châteaubriand, car ce roussien, ce romantique et ce « perclus » est ici le vrai précurseur de Cavour et de Bismarck : identifier la monarchie et la Charte, la dynastie des Bourbons et l’ensemble des garanties, des privilèges que l’on désignait alors sous le nom de liberté politique.

Le gouvernement mixte qui s’appelle démocratie parlementaire est, en l’absence d’un autre, un compromis assez médiocre, mais sortable après tout et qui vivote. L’opinion française y est attachée sans enthousiasme comme à un moindre mal.

M. Maurras a écrit une Apologie du Syllabus. et sa raison ressort un peu au même ordre que la raison catholique promulguée par ce document. Elle porte sur les thèses beaucoup plus que sur les hypothèses. Elle comporte l’ordre de vérité générale qui appartient à un pouvoir spirituel. Elle recherche, définit et qualifie ce qui est mauvais en soi. Or, de la démocratie, de la critique politique et du régime parlementaire, on peut dire à peu près ce que Richelieu dans son Testament Politique dit de la vénalité des offices, que ce fut une grande faute de l’établir, mais qu’on ne saurait pour le moment l’abolir sans tomber dans des maux plus grands que ceux que l’habitude dissimule et que l’usage amortit. De ce que le Syllabus appelle la liberté de conscience un mal, il ne s’ensuit pas que le pape en demande aux gouvernements la suppression, puisqu’au contraire il la réclame en faveur des catholiques là où elle leur est déniée.

Plus précisément nous vivons, tant bien que mal, de ce que nous avons, et nous souffrons de ce que nous n’avons pas. Le système politique de M. Maurras paraît, comme les systèmes de philosophie, vrai par ce qu’il affirme et faux par ce qu’il nie. Evidemment la démocratie sans mesure comme tout gouvernement sans mesure, c’est le mal, c’est la mort, la critique immodérée et sans fin ne peut que dissoudre et ruiner, l’omnipotence d’un Parlement est la plus dangereuse, la plus irresponsable des tyrannies. Mais pour les ramener à une mesure, à leur fonction de bien, un seul moyen est possible, une seule condition nécessaire : les contenir et les équilibrer par d’autres forces. Il y a une démocratie anglaise, mais aussi une aristocratie anglaise. Il y avait une démocratie allemande, il y avait aussi une monarchie impériale : pouvoirs qui semblent rivaux et qui peuvent se combattre, mais dont chacun dans sa sphère travaille au bien général. Une démocratie modérée et équilibrée reste aussi bien une démocratie qu’une monarchie constitutionnelle reste une monarchie. Ce qui importe ici c’est moins le vice de ce qui existe que, pour ce qui n’existe pas, le vice de ne pas exister. En d’autres termes, le problème de la réalité de la démocratie se pose au même titre que celui de la carence de l’aristocratie, de la carence de la monarchie : les trois problèmes se traduisent l’un dans l’autre. Et comme les amours de M. Maurras — et de tout homme de goût — ont un visage plus attrayant que ses haines, comme sa pensée est mieux dans son acte propre quand elle s’installe dans l’organique que lorsqu’elle se meut dans le critique, plutôt que devant les présences qui motivent ses colères il s’éclairera, comme Dante, devant les absences qui suscitent ses désirs.

III
L’ARISTOCRATIE

Un État démocratique a, pour M. Maurras, un gouvernement dans la mesure où il cesse d’être démocratique, où il est gouverné par une minorité organisée.

M. Barrès lui objectant, dans l’Enquête, qu’il manquerait en France autour de la monarchie, une aristocratie digne de ce nom, M. Maurras répond que les deux termes ne s’impliquent nullement, ou plutôt que, si la monarchie peut et doit constituer une aristocratie dans l’intérêt du pays, son développement n’est point subordonné à l’existence d’une aristocratie. Il ajoute qu’au contraire une aristocratie solide « pourrait fournir de grandes chances de vie et de prospérité au régime républicain », vu que toutes les républiques prospères ont été aristocratiques : il cite Venise, Rome, la période organique d’Athènes. « Les républiques patriciennes se conforment à la loi des États prospères. Cette loi c’est l’hérédité. »

C’est là un problème politique extrêmement délicat. Deux points sont à noter : l’aristocratie a pu fournir un bon régime à des cités, mais il n’y a pas eu et il n’y a pas de grand État moderne à constitution toute aristocratique ; — en fait les deux réalités politiques fondées sur l’hérédité, aristocratie et monarchie, se sont toujours dans les grands États appuyées l’une sur l’autre, puisque le privilège héréditaire de l’une est exactement le privilège de l’autre : la monarchie a pu combattre et abaisser une noblesse, mais en s’appuyant sur une autre noblesse et en la créant au besoin. Richelieu dans son Testament recommande d’employer les gentilshommes, à mérite égal, de préférence aux roturiers, et il en donne des raisons pleines de sens. Les monarchies en rendant l’accès à la noblesse aussi facile que possible, en la maintenant à l’état de classe ouverte, travaillaient dans l’intérêt général et dans le leur. Le rapport de solidarité entre l’aristocratie et la monarchie est à peu près le même dans toutes les monarchies de l’Europe chrétienne : le type d’État monarchique sans aristocratie ne se rencontre que dans les civilisations musulmanes, et il n’est pas besoin de beaucoup de réflexion pour voir à quel point il est inférieur au type européen. M. Maurras et M. Barrès s’accordent d’ailleurs à peu près, puisque l’un dit qu’une aristocratie manque à la monarchie possible, et l’autre que la monarchie réalisée créerait cette aristocratie. La tâche du roi serait la même que celle de Bonaparte en 1804, et le lys continuerait à butiner sur les abeilles : une reconstruction de la France devrait en effet emprunter ses éléments à l’expérience de toutes les reconstructions précédentes.

Mais M. Maurras pose en général la question sous une forme plus pittoresque et mieux liée à sa polémique ordinaire. Son raisonnement est celui-ci. Un État ne se maintient que par des institutions héréditaires, monarchie ou aristocratie. Or l’État français actuel se maintient. Il doit donc posséder, à défaut de monarchie, une aristocratie. Il en possède une. Mais : comme tout va mal c’est qu’elle ne vaut rien, — ou : comme elle ne vaut rien, tout doit aller mal. Il faut la remplacer par une bonne aristocratie, celle que la monarchie nous referait.

L’aristocratie que nous possédons (ou qui nous possède) est, selon M. Maurras, celle des « quatre États confédérés », juif, protestant, maçon, métèque. « La République, fidèle à la loi républicaine qui implique le gouvernement d’un très petit nombre, la République en France s’appuiera sur les seuls groupes héréditaires qui aient conservé de la cohésion. » Ce sont « les familles juives, les familles protestantes, l’État métèque ou Monod, le monde maçonnique. Ces oligarchies unies fortement au milieu de la désorganisation nationale, voilà les fatales maîtresses que nous donnent les lois de la Physique politique »[24].

L’idée de M. Maurras est trop intéressante pour qu’au risque d’être taxé d’une certaine candeur je n’essaie pas de la serrer de près. Il est entendu — et M. Maurras insiste sur ce point — qu’il n’y a aristocratie que là où il y a transmission héréditaire. Le mot ne convient donc à un groupe que si ce groupe est constitué non par des sentiments ou des intérêts ou des idées solidaires dans l’espace, mais par des générations solidaires dans la durée, par un emmagasinement d’autorité, d’influence et d’éclat au sein de familles perpétuelles. De ce point de vue les oligarchies dont parle M. Maurras sont-elles des aristocraties ?

Trois d’entre elles au moins ont un caractère très nettement viager. Je laisse de côté le monde protestant, qui maintient en effet dans l’Université, l’administration, la banque et les affaires un ordre de familles d’une certaine ancienneté, honorables, incorporées comme l’étaient la personne et la pensée de Guizot à l’ensemble de la bourgeoisie française, et ne s’en distinguant pas beaucoup. — Mais l’influence et la richesse des Juifs depuis un siècle se sont-elles consolidées chez nous en une aristocratie véritable de familles ? Fort peu, et cela malgré le sens familial développé chez eux comme chez tous les Orientaux, malgré leur loi de mariage qui maintient la pureté ethnique de leur sang : le cas des Rothschild, d’ailleurs très caractéristique, est à peu près unique. Les grands Juifs de qui la place dans la vie politique a été la plus considérable n’ont nullement été des fondateurs de famille. Et surtout qu’est-ce qu’une aristocratie honteuse d’elle-même et qui n’ose s’avouer ? L’antisémitisme serait un bienfait pour les Juifs s’il les obligeait à ne plus se dénationaliser, s’il les rejetait avec force dans leur conscience ethnique. Ils ont maintenu cette conscience grâce au mépris et à la persécution qui les ont frappés : l’antisémitisme qui serait comme le virus atténué de cette persécution salutaire devrait les garantir contre la dissolution intérieure et contre ce reniement d’eux-mêmes, les en garantir avec le moins de dommage, puisque cette ombre de persécution leur maintiendrait les avantages de l’ancienne persécution réelle, tout en leur évitant ses inconvénients les plus sensibles. La persécution réduite à la tracasserie donnerait le maximum de bien pour le minimum de souffrance. En tout cas la place considérable des Juifs à la Bourse, dans la presse et sur le boulevard ne les a nullement constitués à l’état d’aristocratie ou, si l’on veut, d’oligocratie héréditaire. — Attendez ! Laissez à leurs familles le temps de se créer. — Attendons. En vérité on reconnaîtra que ce temps est venu quand le Dupont et le Martin autochtones, au lieu de se déclarer Dupont de la Tour-Prangarde ou Martin (de la Seine-Inférieure) circonviendront les employés de l’état-civil pour se faire nommer sur leurs papiers Martin-Lévy ou Blum-Dupont. Mais tant que ce seront Lévy et Blum qui se feront connaître en littérature sous les noms de Martin et de Dupont, le premier des quatre États confédérés demeurera dans le pur possible.

La maçonnerie a beaucoup moins encore le caractère d’une aristocratie. Il me souvient qu’un jour, en Sorbonne, à la conférence de M. Aulard, un de nos camarades développait une leçon sur la Congrégation au temps de Charles X. Quand M. Aulard en fit la critique, il s’étonna que l’orateur n’eût rien dit de la comparaison qui s’imposait entre la Congrégation et la Maçonnerie, dont le rôle lui semblait en somme fort analogue. M. Aulard parlant à des étudiants dépouillait ainsi complètement l’ordre d’idées et le vêtement politique dans lequel il s’enfourne pour écrire à la Dépêche et au Pays. La Maçonnerie, en effet, comme autrefois la Congrégation, est une société de nature originellement spirituelle qui, prêtant son appui à l’État, exige de lui des faveurs spirituelles pour la propagation de ses idées et des faveurs temporelles pour la fortune de ses membres. Elle n’a aucun trait d’une aristocratie héréditaire où l’on serait introduit par la naissance. Est maçon qui veut, de même qu’est de l’Action Française qui veut.

Protestants, juifs et maçons ont au moins ce caractère d’une aristocratie, qu’ils sont, par le fait de certaines idées communes, réunis entre eux. Mais ceux que M. Maurras appelle les métèques ? Allemands, Scandinaves, Italiens, Levantins, quelle est leur solidarité dans l’espace ? Et, dans le temps, s’ils subsistent et acquièrent du poids seulement pendant deux ou trois générations, ils ne se distinguent plus du Français.

Alors, les quatre États confédérés signifient, pour M. Maurras, d’abord les trois organisations spirituelles qui ont bénéficié de la neutralité ou des faveurs de la loi pendant que l’Église et l’État se combattaient, puis la présence dans l’esprit et le corps français de cet étranger qu’il dénonçait comme l’auteur responsable du romantisme. « Organisation maçonnique, colonie étrangère, société protestante, nation juive, tels sont les quatre éléments qui se sont développés de plus en plus dans la France moderne depuis 1789 »[25]. Et M. Maurras explique le peu de résistance qu’ils ont trouvée par l’état de poussière et d’individualisme où la Révolution, puis l’Empire ont, avec leurs institutions et leurs lois, réduit la société française.

On ne saurait nier que ces quatre organisations (si l’étiquette collective de colonie étrangère signifie quelque chose, car il n’a y pas plus une colonie étrangère qu’il n’y a une langue étrangère) n’aient en effet en France une place plus grande que celle qu’elles tenaient avant la Révolution. Mais d’abord c’est là un fait général dans toute l’Europe : les minorités religieuses, les étrangers, les organisations internationales ont cessé, dans les États modernes, d’être suspectés sans cesse ou interdits. Ensuite il y aurait certainement une méthode plus positive et plus paisible pour traiter ce problème des aristocraties que soulève M. Maurras. Ce serait de considérer tous les éléments héréditaires, corporatifs ou collectifs qui subsistent chez nous, de les classer selon leur utilité générale, selon leur influence croissante ou déclinante, de rechercher en un mot quelles sont dans la France actuelle les formes survivantes d’aristocratie sur lesquelles un pouvoir est susceptible de s’appuyer.

Un ami de M. Maurras, qui figure dans son Enquête, Hugues Rehell, a écrit un ouvrage appelé Union des trois aristocraties, celles de la naissance, de l’intelligence et de la fortune, dont il préconise l’accord. En réalité il n’existe qu’une aristocratie possible, la première. M. Maurras le dit fort bien : « Une aristocratie est bienfaisante non de ce qu’elle se compose de gens bienfaisants, ou bien pensants, ou bien pourvus, mais de ce qu’elle se transmet avec le sang, de ce qu’elle est liée à l’avenir de la Patrie par l’intérêt héréditaire[26]. » Or la crise d’aristocratie que nous traversons ne provient pas de ce que l’aristocratie de naissance soit morte, puisqu’elle existe, et qu’il serait injuste de la juger d’après les caricatures envieuses des gens de lettres, mais de ce qu’elle n’est plus considérée comme liée à l’avenir de la patrie. Dans un État vigoureux, l’aristocratie de naissance se nourrit et se perpétue par un contact continuel avec l’aristocratie de la fortune ; il n’y a pas union de l’une et de l’autre, mais subordination de l’une à l’autre, ascension de la seconde à la première. La fortune serait peut-être encore une aristocratie puisqu’elle se transmet, et qu’elle a une valeur généalogique. Mais c’est pour les démocraties une grave erreur et un grand danger que de penser se fonder sur une aristocratie intellectuelle. Une élite intellectuelle est aussi peu une aristocratie que la propagande pour l’arbitrage international, très utile en soi, préconisée tout à l’heure par mon député, ne constituait une politique extérieure. L’intelligence ne représente pas l’ordre des valeurs qui durent, mais, selon le point de vue, celui des valeurs individuelles et viagères, ou celui des valeurs idéales et éternelles. Je parle de l’intelligence des intellectuels, celle dont M. Maurras étudie les destinées dans l’Avenir de l’Intelligence. Elle n’a aucune qualité pour fonder une aristocratie, elle a qualité pour entretenir un pouvoir spirituel qui désigne, décore et sanctionne une aristocratie existante : M. Maurras dans les derniers paragraphes de son essai trace cette voie à l’Intelligence. Il ne l’y défera, malheureusement, qu’avec difficulté.

En tout cas il appartiendrait à l’intelligence, comme pouvoir spirituel, d’analyser et de classer ces éléments d’aristocrate anciens ou nouveaux, traditionnels ou spontanés, de même qu’il appartiendrait à un pouvoir temporel, héréditaire lui-même, de les réintégrer efficacement dans la loi d’hérédité. Mais l’Intelligence, ordre de valeur individuelle ou éternelle, a besoin, pour rendre à la notion sociale d’hérédité sa bonne conscience, de faire à la fois contre elle-même et contre son milieu démocratique un effort de résistance et de réaction extrêmement pénible. La loi d’hérédité confirmée d’un côté par la science et de l’autre côté par tout les faits de la vie politique quotidienne se heurte sans cesse à la double méfiance de l’intelligence elle-même et de la démocratie.

Si nous constatons par exemple que le Parlement, comme les Parlements de l’ancien Régime, refait de l’aristocratie héréditaire, la remarque sera ressentie par lui comme une injure et ramassée contre lui comme une critique. Il est pourtant naturel que le rôle de defensor civitatis, de courrier et de patron des intérêts locaux tende à devenir héréditaire exactement comme il l’est devenu au moyen âge, à l’origine de notre noblesse. Il est naturel et il est bon que la meilleure récompense pour un parlementaire dévoué à ces intérêts locaux soit de transmettre son mandat à son fils et de constituer dans sa circonscription une famille politique jouissant de la confiance de ses concitoyens. Il est naturel et il est inoffensif que cette fondation d’un rôle social s’accompagne d’un signe patronymique, que le trait d’union entre le nom et le prénom (que l’on a appelé la particule républicaine) signale que c’est sous Charles ou Jean et non sous Pierre ou Simon que la famille a acquis son rôle et son prestige ; il est encore plus naturel et plus inoffensif que, tels les Bouchard de Montmorency ou les Foucauld de la Roche, défenseurs de Montmorency ou de la Roche devant le voisin ou le Normand, ces défenseurs de Clagny ou du Jura devant l’administration centrale prennent le nom du lopin de terre régionale qu’ils ont protégé. La grande guerre a montré de façon très claire les avantages sociaux et moraux de cette aristocratie rudimentaire. Le choix laissé aux députés entre leur devoir militaire et leur « devoir » parlementaire a fourni une excellente pierre de touche. La masse des jeunes députés qui préférèrent le second était composée en majorité de nouveaux venus, d’hommes de café, qu’un flux électoral avait apporté et que le flux prochain remportera. Mais un parlementaire de famille, incorporé héréditairement, ne fût-ce que d’une génération, à un pays, pouvait bien difficilement se dérober ou dérober les siens. Les notions d’honneur et de déshonneur que Montesquieu fait plus proprement monarchiques apparaissent ici dans leur naissance, dans leur détail, dans tout ce qui les offre nues et vivantes à l’analyse. Même si un Rohan eût valu moralement X…, un Rohan ne pouvait guère, moralement, en 1915, rester sur son siège de député, alors qu’un X…, après tout, le pouvait, ou, comme il le disait, le devait. Mais ce qui était vrai des Rohan, aristocratie qui remonte à mille ans, était vrai pareillement des Cochin et des Aynard, aristocratie bourgeoise qui remonte à deux ou trois générations, ou des Coutant, aristocratie qui ne remonte qu’à une. Rohan, Cochin, Aynard et Coutant ont payé pareillement les traites que leurs pères avaient endossées. — Des millions d’autres, qui n’étaient fils de personne ont aussi payé. — Évidemment. Mais la loi ne vous dit pas de bien faire, ce soin appartient à votre conscience. La loi vous empêche de mal faire. Mettez que l’aristocratie de naissance soit une rallonge intérieure à la loi extérieure, un conformisme et une éducation supplémentaires, mettez même si vous voulez qu’elle diminue le mérite personnel, et que les Rohan, les Cochin, les Aynard et les Coûtant aient accompli pour choisir leur devoir militaire un effort moindre que celui auquel aurait dû se résoudre le citoyen X… pour déserter son devoir parlementaire.

Le plus instructif de ces cas est évidemment celui de Coutant, puisqu’il nous montre une aristocratie locale se formant sous nos yeux, aux portes mêmes de Paris. La carrière de défenseur et de patron local que le député Coutant d’Ivry tint pendant longtemps à la satisfaction de ses électeurs fut couronnée par les plus belles obsèques de ces dernières années et les regrets unanimes de la population. Son fils le remplaça comme par une sorte de promotion naturelle. Or le député Coutant d’Ivry avait toutes les qualités d’un fondateur de famille aristocratique : l’énergie, la combativité, le sens des réalités, la bienfaisance, une postérité nombreuse, l’attachement jaloux aux prérogatives du corps auquel il appartenait. Lorsque le vote des quinze mille francs eût fait murmurer ou crier, Coutant d’Ivry, saisissant le taureau par les cornes, se jeta au devant des détracteurs du Parlement avec le zèle corporatif des magistrats d’autrefois : il déposa une proposition de loi qui eût interdit dans la République tout traitement supérieur aux quinze mille francs des représentants du peuple… C’est exactement de la même manière et du même fonds que Saint-Simon, duc et pair tout frais, s’indignait qu’aucun état de noblesse fût placé au-dessus des duchés-pairies. La formation d’une aristocratie est un fait extrêmement simple et qui porte toujours les mêmes caractères.

Une trentaine de coups de sonde analogues jetés dans la société française contemporaine permettraient une théorie de l’aristocratie plus substantielle que ne sont les billevesées sur l’« aristocratie intellectuelle » des démocraties, plus réaliste et moins systématique que l’idée, presque toute polémique, des quatre états confédérés. Cette théorie trouverait d’ailleurs de précieux secours dans les vues si justes de M. Maurras sur les caractères d’une vraie aristocratie, sur la fonction de l’Intelligence dans la création et la reconnaissance des valeurs sociales. Elle serait amenée à proposer tant au pouvoir spirituel qu’au pouvoir temporel un choix raisonné entre ces trois attitudes possibles : ou laisser avec indifférence le phénomène aristocratique jouer spontanément et l’ignorer, — ou l’affecter d’une mauvaise conscience par les railleries de milieu et par les obstacles du code civil, — ou lui donner une bonne conscience, l’encourager par la bienveillance de l’opinion, le secours de la loi, et l’exemple de l’institution héréditaire placée au sommet du pouvoir.

IV
L’ABSENCE DU ROI

La critique de M. Maurras nous a donc donné de la France démocratique deux définitions également négatives : La démocratie c’est le mal et la mort, c’est l’inorganique et l’incohérent, — et : La République française, c’est la carence d’une vraie aristocratie que remplace grossièrement une fausse. Les deux définitions en supposent une troisième, que M. Maurras emprunte à Anatole France : La République c’est l’absence du roi.

Toutes les questions, dit M. Maurras, « sont parvenues à un degré d’acuité et de profondeur tel, vraiment, qu’aucune ne peut former un cas particulier ni isolé, et qu’il n’est plus possible de les distinguer de leur cause supérieure. Et la cause, c’est que notre pays n’a plus de roi et que cependant il aspire à en avoir un. Mot à mot, il en a besoin, il en a faim. Cette faim, si elle n’est pas absolument consciente et ne se traduit pas dans la formule d’un désir exprès, est cependant trahie par des signes extérieurs et des troubles intérieurs, qui sont, en politique, les équivalents de la fièvre ou de l’amaigrissement en physiologie. Dès lors, tous les examens de symptôme, tous les traitements de détail, ne nous dispensent pas de remonter jusqu’à la cause. Ils y obligent au contraire[27]. » C’est très exact. Cette carence de la royauté doit être étudiée en elle-même, mais elle-même n’est pas un fait irréductible et dernier. Elle a des causes. Elle est liée à un ensemble de faits qu’il importe de considérer avant de regarder l’ensemble de ses effets. M. Maurras condamne plus haut « le grand attribut libéral : l’Indépendance. Or tout est dépendant et interdépendant : voilà ce que disent ensemble la critique, l’expérience, la science[28] ». L’absence du roi, la carence de la famille royale, voilà un fait qui est lui-même dépendant.

La cause de cette carence, ou tout au moins une cause, M. Maurras l’a désignée. À la fin du XVIIIe siècle, les rois « doutaient sérieusement de la justice de leur cause et de la légitimité de cette œuvre de direction et de gouvernement qu’ils avaient en charge publique. Le sacrifice de Louis XVI représente à la perfection le genre de chute que firent alors toutes les têtes du troupeau : avant d’être tranchées, elles se retranchèrent ; on n’eut pas à les renverser, elles se laissèrent tomber. Plus tard, l’abdication de Louis-Philippe et le départ de ses deux fils, Aumale et Joinville, pourtant maîtres absolus des armées de terre et de mer, montrent d’autres types très nets du même doute de soi dans les consciences gouvernementales… Depuis que le philosophisme les avait pétris, ce n’étaient plus eux qui régnaient ; ce qui régnait sur eux, c’était la littérature du siècle. Les vrais rois, les lettrés, n’avaient eu qu’à paraître pour obtenir la pourpre et se la partager[29]. » Le chapitre est intitulé : Abdication des anciens princes. Mais si un tel événement a sa cause dans la force de ce qui attaque, il a son origine aussi dans la faiblesse de la défense et dans une ruine intérieure du pouvoir attaqué. C’est dans l’ordre politique aussi qu’est vrai ce que M. Maurras dit de l’ordre individuel : « Dans les profondeurs de l’être de chacun, la police de la nature, qui s’exerce par la disgrâce, par les échecs, par la maladie, par la mort, développe les simples conséquences de nos délits. La suite des malheurs issus d’une faute première accompagne jusqu’au tombeau[30]. »

La carence de la monarchie sous toutes ses formes et à toutes ses dates — 1789, 1830, 1848, 1873 — n’a point son origine principale dans le vice moral ou la faiblesse intellectuelle de ses princes. Le roi contemporain des philosophes et des lettrés ne mérite peut-être pas le nom de mauvais roi que l’histoire lui a donné et que M. Maurras lui-même lui laisserait volontiers. Ses mœurs n’ont pas été régulières, mais on en excuse de pareilles chez Edouard VII qui fut un vrai roi et Léopold II qui fut un grand roi. Il ne manque ni d’intelligence, ni d’humanité. Ayant eu tout le temps de son règne inscrites sur le marbre devant son lit les paroles de Louis XIV à son lit de mort : « J’ai trop aimé la guerre », — il fit la guerre avec répugnance et donna a la France les grandes périodes de paix durant lesquelles elle se refit. Timide et nonchalant il gouverna peu, mais il fit presque toujours de bons choix et la plupart de ses ministres gouvernèrent bien. Louis XVI n’avait pas de qualités brillantes, mais il eût fait le bon roi d’un grand ministre ou de bons ministres, et son règne pouvait, aurait dû être un grand règne. Charles X ne comprit rien à son temps, mais Louis-Philippe et même le comte de Chambord avaient toutes les qualités éminentes des princes. Le mystère des malheurs qui s’enchaînèrent persévéramment dans la destinée de la maison de France et par conséquent de la France paraît inexplicable. Il y faudrait une science de la mauvaise fortune analogue à cette science de la bonne fortune que M. Maurras propose a l’empirisme organisateur. Elle nous permettrait de répondre a la question que pose M. Maurras lorsqu’il écrit : « Le cadavre d’une monarchie est une idée qui ne représente rien. Comment une institution peut-elle être un cadavre ?… On cite cent exemples de restauration monarchique dans des pays républicains[31]. » Évidemment nous ne pouvons jamais savoir ce que l’avenir nous réserve. Mais le cadavre d’une monarchie dans le passé, c’est une idée qui représente quelque chose. Cela signifie, dans l’espèce, non seulement qu’un monarque est tombé une fois d’un trône, mais que des successeurs, après plusieurs essais tentés pour remonter sur ce trône, en sont tombés, ou bien n’y sont pas remontés. Un autre essai sera peut-être le bon. Mais, en ce qui concerne le passé, une carence ainsi répétée et confirmée doit provenir d’autre chose que d’accidents, — et comporter des causes profondes.

On ne l’expliquera pas en disant qu’elle est due à ce divorce du roi et de la nation, que l’on fera remonter soit aux journées des 5 et 6 octobre, soit à la fuite de Varennes. On peut obtenir une idée claire et juste, quoique complexe, de ce qu’a été l’union progressive, le mariage total et fidèle de la France et de la monarchie sous ceux que M. Maurras appelle les quarante Pères de la Patrie. Mais le divorce qui suit cette longue union et qui a lieu sous des princes nullement inférieurs, en général, aux princes sous lesquels s’était opérée l’union, reste encore, unique en Europe, un sujet d’étonnement. Trois causes, que l’on discerne lointainement plus qu’on ne les cerne précisément, pourraient être invoquées, mais en laissant encore pour résidu l’essentiel du problème.

On reconnaît d’abord une longue lézarde qui court depuis Henri IV sur toute la maison de Bourbon, celle de la mésentente intérieure, celle de l’orléanisme. La rivalité des deux fils de Henri IV faillit compromettre l’avenir de la monarchie française. Quand on voit tout ce que cette monarchie doit au génie de Richelieu, quand on assiste à ses luttes tragiques pour conserver les quelques pieds carrés du cabinet du roi, quand on songe que jusqu’à la naissance de Louis XIV la France avec un roi toujours malade peut tomber du jour au lendemain dans l’anarchie féodale avec Gaston Ier, on découvre et on mesure l’abîme qu’à ce moment la branche des Bourbons-Orléans faisait courir à la France de la branche aînée. Mes camarades de Henri IV se souviennent de la véhémence avec laquelle notre professeur d’histoire, M. Dhombres, nous dénonçait comme les fléaux de la France depuis la guerre de Cent ans « ces cadets de France, ces cadets de France… » Heureusement Gaston n’eut qu’une fille, et le mariage de Louis XIII cessa d’être stérile. Mais le remède pouvait ramener le mal, car Louis XIII n’eut pas un garçon, il eut deux garçons, — et le second allait faire un nouveau duc d’Orléans. La fortune voulut que Monsieur, flottant sur les limites incertaines de deux sexes, ne fût jamais dangereux. Mais la nouvelle maison d’Orléans fondée durablement par lui allait recommencer, les temps redevenus troubles, à constituer un péril. De Gaston à Louis-Philippe, l’orléanisme n’apparaît qu’aux moments difficiles, France de Louis XIII, Régence, France de Louis XVI et de Charles X. Il y apparaît comme le mal intérieur propre à la maison de Bourbon, et c’est de lui rigoureusement que mourra la monarchie. Le fait général, le mal que constitue l’orléanisme, est la formation d’une droite et d’une gauche dans la famille royale. La division de la France est en partie préfigurée dès l’ancien régime dans la cellule de sa maison-mère.

1830 marque la date tragique, le tournant décisif de cette ligne. Tout semblait désigner alors l’orléanisme comme un principe de vie pour la monarchie : il se révéla, avec une logique découverte trop tard, comme un principe de mort. Le précédent créé par l’histoire d’Angleterre paraissait saisissant. Le parallélisme Charles Ier-Louis XVI, Cromwell-Napoléon, Louis XVIII-Charles II, Charles X-Jacques II, semblait impliquer inévitablement un 1688-1830, Guillaume III-Louis-Philippe. La maison d’Orléans, la gauche de la maison de Bourbon, n’était-elle pas comme réservée providentiellement pour une telle éventualité ? La consolidation intérieure, l’expansion et la prospérité extérieures, allaient suivre 1830 comme elles avaient suivi 1688. La quasi-légitimité de la reine Marie allait se retrouver dans la quasi-légitimité de Louis-Philippe, que comblait cela qui manquait à Marie et à Guillaume, une jeune famille et une postérité magnifiques. Jamais, depuis Henri IV, un homme ne parut mieux désigné par un décret nominatif de la fortune française pour faire la soudure entre deux Frances ennemies que ce soldat de Jemmapes, qui avait le courage d’un Henri IV, les qualités procédurières et paysannes d’un Grévy et dont Renan compare le règne à celui des Antonins. Tout cela aboutit à Février. À la réflexion on put apercevoir que le triomphe de la Révolution de 1688 était lié à la vie religieuse, à l’unité anti-papiste de l’Angleterre, et que le génie heureux de cette Révolution tenait à la longue patience avec laquelle on avait enduré Jacques II. Les Anglais liguèrent non même contre le roi papiste, mais contre une lignée certaine de rois papistes, comme les Français avaient ligué contre le roi calviniste. Il n’y avait pas de ressemblance entre cette question religieuse et nationale et la question de parti qui faisait de Louis-Philippe le roi d’un parti, d’une classe, si considérable que fût cette classe. Le roi des bourgeois fut plus envié, plus haï, plus traqué d’assassins que ne l’avait été le roi des prêtres et des nobles. Le roi des barricades dut périr par les barricades. Jamais le : Pourquoi lui et pas moi ? ne suscita plus de basses haines dans l’animal populaire.

Cette maladie de l’orléanisme rentre elle-même dans un ordre plus général : la monarchie, qui a fait l’unité française, qui s’est identifiée à cette unité, s’est trouvée maladroite, désemparée, inhabituée devant une France divisée. Elle a cru — non le roi, mais le génie immanent de la monarchie — s’adapter à cette division par sa propre division. Elle n’a fait qu’y ajouter et qu’en mourir. Prisonnière de ses habitudes héréditaires d’humanité, de bienveillance et d’accueil, ne se concevant pas elle-même sans l’assentiment des cœurs et la bienvenue des yeux, gâtée par cette fidélité du long hymen qui l’avait associée à la nation, elle avait perdu ces réactions spontanées de défense grâce auxquelles le danger intérieur et les luttes des partis l’eussent rencontrée aussi prête que la trouvait le péril extérieur. De là ce manque de foi, ce découragement qui, au moment où la moindre goutte du sang de Henri IV eût dû les faire sauter à cheval, font monter Louis XVI dans la berline de Varennes, Louis XVIII dans le carrosse de Gand, Charles X dans la voiture de Cherbourg, Louis-Philippe dans le fiacre du Carrousel, Henri V dans le train de retour de Versailles à Frohsdorff et courir le Bourbon des Rois en Exil derrière l’omnibus d’où on lui crie : Complet !

Evidemment toutes ces révolutions ont été des malheurs, et aucun des monarques qu’elles ont frappés n’avait laissé péricliter entre ses mains l’essentiel des destinées nationales : « Louis XVI, dit M. Maurras, laissait à la France une armée et une marine ; la Restauration une magnifique situation en Europe ; Louis-Philippe l’organisation militaire créée par la loi de 1832, j’entends les troupes de Crimée[32]. » C’est exact. Mais aussi Louis XVI laissait la Révolution, Charles X laissait « la meilleure des Républiques » et Louis-Philippe laissait la pire. La monarchie, capable de conserver ne se montrait pas capable de réformer. « Réformer pour conserver, dit le duc d’Orléans dans l’Enquête, c’est tout mon programme. » Parfaitement, mais c’est là pour la monarchie la sagesse de l’escalier. Quand elle a réformé pour conserver, ainsi que l’ont fait Louis XVI avec Turgot et Louis XVIII tout le temps qu’a duré son règne bienfaisant, ses efforts ont rencontré un plein succès. Le malheur a voulu qu’elle n’ait pas su persévérer, et c’est là que nous saisissons la deuxième cause de l’absence du roi. La monarchie s’est trouvée désemparée devant les transformations comme elle était désemparée devant la division. Elle a succombé en 1789 devant an problème financier moins lourd à résoudre que ceux dont Colbert après 1661, Bonaparte en 1800 et le baron Louis en 1815, vinrent à bout en quelques années. Elle apparut comme un organe administratif d’entretien de la machine beaucoup plus que comme un organe politique d’initiative, d’action, de transformation. Nous n’avons pas d’État, dit un personnage d’Anatole France, cité par M. Maurras, nous n’avons que des administrations. Mais depuis le XVIIIe siècle, et même depuis la création de la bureaucratie versaillaise, l’État monarchique lui-même prit la figure solide, routinière et probe d’une bonne administration. Louis XIV était pour Saint-Simon le roi des commis. Le temps de Louis XV fut, mieux encore, le règne des commis. Evidemment l’État moderne tend de partout à prendre la forme concrète et organique d’une administration, c’est par là qu’il fait de l’ordre, qu’il emmagasine de l’habitude et du poids. Mais les grandes opérations de réforme sont venues au XVIIIe et au XIXe siècle de deux formes de pouvoir qui différaient fort, l’une et l’autre, d’une monarchie traditionnelle : des assemblées parlementaires comme en Angleterre, ou bien des dictateurs, au sens positiviste, soit rois, soit ministres, comme en Russie, en Prusse, ou en France avec les Bonaparte. La monarchie traditionnelle n’avait plus en elle la sève ni hors d’elle la matière docile et passive pour fournir des dictateurs, un nouveau Louis XI, un nouvel Henri IV, un nouveau Richelieu. Elle était gênée d’autre part pour épouser la voie que Châteaubriand traçait avec éloquence et que Louis XVIII suivait avec finesse, pour se solidariser de façon étroite avec des institutions représentatives. De là toujours cette inaptitude générale, ces réactions gauches, cette timidité devant l’action, qui contrastent si fortement avec la décision hardie d’un vrai dictateur, d’un Frédéric II, d’un Bonaparte.

Bonaparte, recevant un chouan et s’efforçant de le gagner à sa cause, lui rappelait la conduite du comte d’Artois lors de l’insurrection vendéenne, les tergiversations et la peur qui le firent renoncer à son débarquement. Le chouan, tout en sachant bien à quoi s’en tenir, tâchait d’excuser son prince, alléguait que les vaisseaux qui devaient le transporter n’étaient pas là : « Il fallait se jeter dans une barque de pêche ! » s’écria Bonaparte. La grandeur bourbonienne attachait Louis XIV au rivage du Rhin et Charles X aux côtes d’Angleterre, mais un Bonaparte pouvait se jeter dans une barque avec la même foi que Thémistocle et que César. Le mot est toujours d’actualité. La monarchie ne reviendra que dans une barque de pêche.

En troisième lieu l’absence du roi, une fois provoquée même par une cause accidentelle tend à se continuer par les mêmes forces qui tendent à perpétuer, dans la monarchie vivante, la présence du roi. Ce qui fait la vigueur de la monarchie présente fait la difficulté à renaître de la monarchie déchue : une fois à terre les puissances mêmes qui l’ont servie se retournent contre elle. C’est la prescription, qui s’applique à sa carence comme elle s’est appliquée à son existence. C’est l’hérédité, qui la fait solidaire des fautes, des abdications, des malheurs qui l’ont retranchée. C’est la personnalité, qui oblige le peuple à regarder en elle, comme en 1830 et en 1871, la personne du prétendant plutôt que le caractère de la royauté : il faut alors que la personne porte le principe, au lieu que, dans une monarchie normale, le principe porte la personne et supplée à sa faiblesse. C’est ainsi qu’une fois tombée, ses chances de retour décroissent régulièrement de même qu’une fois établie ses chances de maintien croissent automatiquement.

En même temps de longues périodes d’exil rendent à moitié étrangère la plus nationale des familles françaises. Cela diminue les chances de retour, mais peut fort bien, en cas de retour, constituer un avantage précieux. Ce fut en 1814 et en 1815 celui de Louis XVIII. Revenant d’un exil de vingt-quatre ans, il sut, comme le Corse qui l’avait précédé, se comporter naturellement, dans un pays déchiré par les factions, à la manière d’un podestat étranger, jouer comme Henri IV ce rôle d’arbitre intelligent et sans haine dont la France un jour pourra avoir besoin.

En somme, si la République est l’absence du prince, et si cette absence est fâcheuse, les premiers torts incombent à ceux qui se sont absentés ; et il faut bien convenir que les Bourbons ont eu l’absentéisme chronique. La République tire dès lors une force de n’avoir pas eu à s’imposer par la force, puisqu’elle figure le résultat automatique de l’abdication et de la carence des anciens pouvoirs. Carence de l’Empire au 4 septembre, mais aussi carence de la monarchie traditionnelle en 1873. La République est l’absence du roi, mais le comte de Chambord fut vraiment le roi de l’absence. On peut épiloguer tant qu’on voudra sur l’affaire du drapeau : toute l’histoire d’une dynastie, tout un passage de l’être au néant, — comme l’histoire de la tragédie entre le Cid et Lucrèce — tient entre le panache blanc de Henri IV et le drapeau blanc de Henri V. Et le duc de Bordeaux avait eu toute la valeur individuelle et française qui manqua au comte de Chambord. Si son cousin ne lui avait pas pris sa couronne en 1830, s’il était monté à sept ans, avec Louis-Philippe pour tuteur et régent, sur le trône que lui laissait l’abdication de Charles X, ce règne d’un demi-siècle aurait probablement épargné à la France bien des catastrophes, et on le voit fort bien nous donnant l’équivalent de ce que fut pour l’Angleterre le long règne de Victoria. Au lieu de prolonger en bienfait sur la France le sourire de la fortune qui avait rayonné sur son berceau, il parut en 1870 comme la réserve et l’achèvement de notre mauvais destin. Sa vie fut prolongée le temps nécessaire pour empêcher la monarchie, pour en éloigner le sang vivant et vigoureux des Orléans. Comme Charles II d’Espagne, il figure un de ces poids morts, qui ne peuvent rien faire qu’empêcher et que susciter sur le chemin de la France comme des blocs tristes de fatalité.

M. Maurras songe-t-il à l’histoire politique, lorsqu’au début d’Anthinea, passant, en route vers la Grèce, près des îles Éoliennes, il évoque la venue d’Ulysse chez le maître des vents ? Éole, ayant fêté Ulysse un mois dans son île lui remit, au départ, les vents enfermés dans une outre en peau de bœuf. Mais quand « par l’imprudence et le pauvre esprit de ses compagnons, Ulysse revint, fouetté de nouvelles tempêtes, éprouvé de nouveaux revers, Éole n’eut que de l’horreur : « Va-t’-en, s’écria-t-il du plus loin qu’il l’eût aperçu, fuis au plus vite de cette île, ô le plus méchant de tous les mortels. Il ne m’est pas permis ni de recevoir ni d’abriter un homme que les dieux immortels ont déclaré leur ennemi. Va, fuis, puisque tu viens dans mon palais chargé de leur haine et de leur colère. » Ulysse qui trouvait Éole inhumain ne l’accusa pas d’injustice. Le plus sage et le plus patient des hommes savait qu’il convient de ne pas être trop malheureux. C’est une espèce de devoir. Qui se sent trahi par les dieux et rejeté de la fortune n’a qu’à disparaître du monde auquel il ne s’adapte plus. Ulysse, il est vrai, persista, et le héros supérieur aux circonstances par la sagesse éleva son triomphe sur l’inimitié du destin[33]. » Ainsi la race royale, trahie par l’imprudence et le pauvre esprit de mauvais compagnons, a représenté depuis Louis XIV une série lamentable de destinées en butte à la colère des dieux. Sortis de l’outre dont elle était la gardienne, les vents ont brisé le vaisseau qu’elle menait et blessé les passagers téméraires. L’histoire devant ce grand naufrage ne peut que s’émouvoir de tristesse et de pitié. N’était-il pas naturel que des sentiments pareils à ceux d’Ulysse pénétrassent dans ces cœurs, et que l’enfant du miracle, baptisé par Chateaubriand de l’eau mystique et romantique, quand il eût senti sa maison divisée contre elle, quand il eût parcouru les routes de l’exil quatre fois les dix ans d’Ulysse, quand il eût vu sa race trahie par les dieux et son drapeau rejeté de la fortune, se soit, refusant sa dernière chance, résolu à disparaître d’un monde auquel il ne s’adaptait plus et à s’éteindre solitairement dans la Venise des rois exilés ? Mais l’homme, même découragé et vaincu, n’est qu’un moment de l’Ulysse éternel. Devant la parole de M. Maurras, je pense à la déesse qui, venant parfois sous des traits mortels ranimer le courage du héros, préparait son retour dans Ithaque, sa victoire sur les prétendants superbes, la lumière de sa sagesse sur la confusion des circonstances, et la beauté solide, l’indestructible grain serré que procurent à un triomphe, comme aux calcaires souterrains et comprimés du marbre, le poids même, la dureté, la longue inimitié du destin.

V
LE TROU PAR EN HAUT

Aux formules négatives de la République, dont M. Maurras emprunte la dernière à Anatole France, s’en est ajoutée une troisième qui eut du succès, et qui est due à M. Marcel Sembat : celle du « trou par en haut ». Renan concluait la page fameuse où il identifie la construction de la France et l’œuvre de la famille Capétienne par ces mots : « Voilà ce que ne comprirent pas les hommes ignorants et bornés qui prirent en main les destinées de la France à la fin du dernier siècle. Ils se figurèrent qu’on pouvait se passer du roi ; ils ne comprirent pas que, le roi une fois supprimé, l’édifice dont le roi était la clef de voûte croulait. » La chute de cette clef de voûte a déterminé le trou par en haut dont parle Sembat. L’édifice n’a pas plus croulé que n’a croulé sous les obus allemands la voûte de Reims, parce que les maîtres d’œuvre qui ont bâti l’un et l’autre édifices ont incorporé à des apparences de fragilité et de faiblesse une résistance, une solidité élastiques auxquelles n’atteignent pas des constructions maçonnées de plus compacte manière. Mais il est devenu plus branlant, il a déchu.

Le trou par en haut est créé par ce fait qu’il n’y a personne, que nous sommes gouvernés non par Ulysse, mais par ce nom qu’il laisse au Cyclope comme son fantôme : Personne. La République n’est pas seulement l’absence du roi, elle est l’absence de la République elle-même : « Ce sophisme du gouvernement existant peut échapper parfois à l’étourderie de quelques bons Français, inattentifs à cette vérité évidente que la bonne République, restant à établir, n’est pas plus en vie que la Monarchie[34]. » Le raisonnement vaut ce qu’il vaut : si M. Maurras veut démontrer à la République ce que le Docteur démontre au Pierrot posthume, pendu et dépendu, de Théophile Gautier, à savoir qu’elle est morte, ce diable d’homme est bien capable d’y réussir.

J’ai de semblables cas fait une longue étude,
Et les pendus jamais n’ont bien longtemps vécu.
Mais, pour que vous soyez pleinement convaincu,
Je vais vous disséquer

En 1906, avant que M. Sembat lançât sa formule, M. Maurras analysant un article idyllique et attendri où M. Henri Chantavoine chantait les louanges d’un nouvel hôte de l’Elysée, M. Armand Fallières, le citait et le commentait avec le sourire : « M. Fallières n’aura ni « saisissement » ni mouvement de « vanité » en s’éveillant à l’Elysée chaque matin. M. Fallières n’aura point d’infatuation ni de solennité. M. Fallières ne sera pas « salué par des hérauts d’armes au manteau bleu de roy fleurdelysé ». Il ne fera pas, il ne dira pas, il ne sera pas… Tant de négations, sous la plume d’un habile écrivain, sont excellemment significatives, elles nous témoignent assez que, pour M. Chantavoine qui s’en réjouit, comme pour l’abbé Lantaigne qui s’en désole, la République en France n’est qu’absence de prince : c’est quelque chose qui n’est pas ce que l’imagination et la sensibilité de la France peuvent s’attendre à voir au sommet de l’État[35]. » M. Fallières était ainsi commis par la Constitution pour figurer le rôle insubstantiel et aérien du trou par en haut. C’est là la forme la plus pittoresque de présenter la question. Ce n’est pas la plus précise. La vérité est qu’il s’est passé, depuis la Révolution, durant l’« époque critique » une sorte de transmutation des valeurs politiques, en laquelle M. Maurras reconnaît l’influence et le règne de l’Écrit. D’une manière plus générale la place des abstractions est devenue de plus en plus considérable dans l’État. Les valeurs abstraites, idées et lois, ont tendu tout au moins dans les paroles, les discours, les textes, l’atmosphère verbale du pouvoir, à remplacer les valeurs concrètes, les traditions, les intérêts, les personnes, les rois. « Un État moderne, disait M. Charles Benoist dans son rapport parlementaire sur la représentation proportionnelle, c’est un État où, rien ne se faisant que par la loi, la loi s’occupe et décide de tout. On y restreint aux dernières limites, on y pousse dans les derniers retranchements, on y coupe jusqu’aux racines la tradition, la coutume, tout ce qui n’est pas la loi écrite. Et la loi n’y est pas seulement, comme dans l’État plus ancien, un agent d’ordre et de conservation, mais un facteur de force, de mouvement et de transformation sociale. » Quelles que soient la vérité ou l’exagération de ces paroles, certains esprits réalistes verront en effet dans la substitution systématique de la loi écrite à l’élément traditionnel et coutumier des sociétés l’effacement du grain des choses devant la paille des termes, la création d’un monde d’abstraits à la place du monde solide et concret. Taine, qui avait étudié en philosophe dans l’Intelligence le mécanisme psychologique qui crée les abstractions a montré, dans les Origines, de quelle manière elles peuvent envahir, après la littérature, le monde social et politique. M. Maurras aborde cet ordre d’idées avec le même cerveau réaliste ; et, comme l’histoire dans sa complexité permet de suivre le filon que l’on veut, il fait dire à celle du XIXe siècle le contraire de ce qu’elle suggère à M. Benoist. « S’il est un échec complet, profond, enregistré par l’histoire de la France et de toute l’Europe au XIXe siècle, c’est l’échec du gouvernement abstrait fondé sur la loi, sur le droit écrit, et sur la souveraineté des citoyens libres et égaux[36] » Le contraire ? peut-être pas : peut-être reconnait-il comme un fait l’évolution signalée par l’éminent parlementaire, et constate-t-il qu’elle a partout abouti à des échecs. Je ne veux pas agiter ici une question délicate. Mais c’est précisément cet ordre d’abstractions, de droit et de morale qui pour un réaliste comme M. Maurras se traduit comme une absence, un vide, un trou.

La légende veut que lorsque Mac-Mahon apprit que l’amendement Wallon, qui faisait de la République le gouvernement de la France, avait été voté par une voix de majorité, il se soit écrié : « Et quel est donc l’imbécile qui l’a donnée, cette voix ? » Admettons que le maréchal, monarchiste dans l’âme, ait pensé au premier moment qu’une voix supposait des cordes vocales, une tête, quelqu’un. Il put se rendre compte ensuite qu’en régime républicain une voix représente un abstrait, un chiffre. Cette voix n’était celle de personne, ou était celle de tout le monde, — en réalité personne n’en était responsable, pas même M. de Witt, le dernier votant de la majorité par ordre alphabétique, à qui Mac Mahon, selon une variante de la même légende, prétendait la faire endosser. Une curieuse ironie des choses l’a mise, cette voix solitaire et anonyme, à l’origine de la République comme un souverain aussi mystérieux que le Putois de la famille Bergeret. Impondérable elle symbolise excellemment le vide, l’espace béant et circonscrit du trou par en haut.

Elle le symbolise mieux que ne le fit le pondéreux Fallières. Néanmoins le souvenir de ce gros homme ne sera pas inutile à notre examen. Un jour de sa présidence, M. Fallières s’ébattant sur l’estrade de quelque inauguration ou au mousseux de quelque repas dans l’éloquence démonstrative qui était le propre de son métier, rappela avec une pitié scandalisée le mot de ce bourgeois de Guizot : « Enrichissez-vous ! » Ce n’était pas la République qui donnait au peuple ces vils enseignements ! Élevez-vous sans cesse vers plus de vérité, de lumière et de justice, conseillait éperdûment le chef de l’État… M. Cornélis de Witt, gendre de Guizot, prit la plume, et, dans une lettre à M. Fallières, rectifia avec courtoisie la citation. Le discours de Guizot disait simplement : « Enrichissez-vous par le travail, la probité et l’économie », devenez des électeurs en payant le cens, élevez-vous de la même manière que s’élevait la bourgeoisie de l’ancien Régime, appartenez à des familles qui feront l’étape dont parlera ingénieusement M. Faut Bourget… Guizot, qui avait une vie spirituelle véritable et qui écrivit de fort belles Méditations chrétiennes, ne mêlait point ce spirituel au politique. Il donnait, dans les discours qu’il était amené à prononcer, des conseils aussi matériels que la poule au pot de Henri IV ; mais Lamartine, la Révolution du mépris et le « la France s’ennuie ! » étant passés par là, l’éloquence de M. Fallières se présentait avec un grain diaphane de sel entre ses doigts délicats, le grain que chaque auditeur était convié à aller placer sous la queue du petit oiseau bleu. Je ne sais ce que M. Fallières pensa de la rectification de M. de Witt. Peut-être, quand il eût ruminé tout le cas en sa tête, jugea-t-il que ce que disaient, coupées du reste, les deux premiers mots de Guizot pouvait être bon à faire, mais restait mauvais à dire. Et voilà exactement, toujours, notre trou en haut. L’État, obligé d’assumer un pouvoir spirituel, d’édifier dans le bleu une cité de Dieu, se croit obligé d’avoir à son sommet cet esprit, ce bleu, ce vide, pareils à ceux qui donnent sa lumière au Panthéon de Rome. M. Maurras, reprenant à destination des poilus, en un Enrichissez-les, cet Enrichissez-vous ! dans la Part du Combattant, remarque : « Nous sommes gouvernés par le plus vain et le plus sot esprit de stoïcisme et par son inévitable frère jumeau l’esprit d’hypocrisie. Mais si nous osons une fois retourner à la saine et franche nature, si nous parlons avec netteté, rondeur, cordialité, on sera stupéfait du changement qui se produira dans les choses…[37] »

En matière politique, l’auteur d’Anthinea relève de la poule au pot et non de l’oiseau bleu. Son réalisme qui sympathise si bien avec des abstractions comme la preuve de saint Anselme s’appuie d’autre part sur une large base toute naturaliste. Il prend l’homme tout simplement comme un individu qui veut son bonheur et aussi son plaisir, ainsi que ceux de ses enfants parce qu’il les aime, et ceux de ses concitoyens dans la mesure où il les voit associés et nécessaires aux siens. Il fait son deuil, ici, de l’idéal et du transcendant : « Savez-vous la réputation qui commence pour nous. ? C’est celle d’un Sarcey politique, ce sera bientôt celle d’un Sancho Pança, puis d’un M. de la Palice… Nos constructions sont d’un bon sens fort doux, même un peu gros[38]. » Je penserais plutôt au réalisme rustique des Attiques et des Latins, au nationalisme précis, étroit, d’Aristophane et de Caton.

D’une façon générale la conception réaliste, sarceyenne si l’on veut, de M. Maurras, tend à maintenir la nécessité matérielle de la force contre le concept oratoire du droit, la vérité positive de l’intérêt contre l’exigence verbale de désintéressement, la chair et les os de la personne contre la nuée abstraite de l’impersonnel.

« Le droit pour s’imposer et même pour subsister a besoin qu’on le fasse valoir, qu’on le soutienne et qu’on le publie. Il suppose l’activité, ou s’évanouit peu à peu dans le sang et les cendres des hommes massacrés et des édifices incendiés, puis dans le froid sublime de ces espaces vides où s’éteint l’éclat de voix du plus véhément des rhéteurs[39]. » La croyance mystique en une force spontanée du droit, en un messianisme de la Justice immanente, s’adresse à une idole en laquelle crut la génération de M. Maurras et qu’il a été persévérant à dénoncer. Il a montré que le droit ne se sépare pas d’une force consciente qui lutte, d’un groupe humain qui travaille pour un but, d’une idée qui croit à sa réalisation possible et probable, qui connait, comprend et veut les moyens matériels nécessaires à cette réalisation. Il a poursuivi le droit abstrait sous la forme oratoire qu’il revêt chez un Gambetta ou un Jaurès. Il l’a poursuivi sous une forme plus subtile dans le catholicisme et le royalisme de Châteaubriand : « Cet artiste mit aux concerts de ses flûtes funèbres une condition secrète, mais invariable : il exigeait que sa plainte fût soutenue, sa tristesse nourrie de solides calamités, de malheurs consommés et définitifs, et, de chutes sans espoir de relèvement. Sa sympathie, son éloquence se détournaient des infortunes incomplètes[40]. » Ainsi Jaurès conjurait avec éloquence la France de « répudier toute politique d’agression » et d’affirmer « sa foi idéaliste en la justice immanente qui s’accomplira pour les peuples violentés ». M. Maurras commentant ces mots s’écrie : « M. Jaurès pâlit à la seule pensée de voir s’envoler l’auréole et tomber en lambeaux la robe du martyre que la France avait méritée. Le voilà le « désastre ! » Puissent les lecteurs de l’Humanité n’être jamais enveloppés de cette infortune ! « L’activité morale » de la France y succomberait. Elle y perdrait la foi « sa foi idéaliste » dans les plans éternels de la Justice immanente[41] ». On reconnaît la voie idéaliste exactement divergente du réalisme de M. Maurras. Nous avons vu ailleurs son argumentation tendre de tout son poids psychologique et logique à faire de l’être avec l’idée. Il est naturel que son « impossibilité », comme dit Nietzsche, soit précisément l’ordre de pensée contraire qui pèse sur l’idée pour la maintenir dans son éther et pour l’empêcher de déchoir en se réalisant. La tentation pour celui qui épouse une grande et radieuse Idée consiste à l’aimer en elle seule et à la vouloir en elle seule, dans l’abstraction ou dans le rêve qui la maintient pure en l’empêchant d’être, comme ces plus beaux vers des poètes, qui n’ont jamais été écrits. Toute une génération a bu ce poison dans Axel

Montesquieu estimait que la vertu était le ressort des républiques. M. Maurras (nous ne sommes pas des gens moraux…) voit un danger des républiques, je ne dis pas dans la vertu, mais dans une certaine forme du désintéressement. Il y a un égoïsme intéressé qui manque dans une démocratie : « Tout le monde a su, tout le monde a vu, tout le monde a frémi par trois fois en lisant les trois informations alarmantes du journal le Temps ; puis comme ce n’était l’affaire personnelle de personne, et que nul égoïsme n’était intéressé à veiller au salut de tous, tout le monde s’est calmé, personne ne s’est souvenu, personne n’a agi, personne n’ayant de responsabilité permanente[42]. » La monarchie a le mérite de donner à l’intérêt général un organe, précisément en liant l’intérêt général à un intérêt particulier, le sort de l’État à l’égoïsme d’une famille. « La dynastie régnante ou, si elles sont en nombre convenable, les familles prépondérantes, étant unies étroitement, par leur intérêt propre, aux plus profonds intérêts de l’État, cherchent, sans doute, comme tout ce qui est humain, leur intérêt particulier, mais, en le trouvant, elles trouvent en outre et en même temps l’intérêt général. C’est une des plus grosses subtilités de la Politique naturelle. Il faut d’abord la bien saisir[43]. »

L’existence réelle de l’Etat dépend de cette existence personnelle. Un État normal est celui où quelqu’un peut dire : l’État c’est moi. « Un État où chaque intérêt particulier possède ses représentants attitrés, vivants, militants, mais où l’intérêt général et central, quoique attaqué et assiégé par tous les autres intérêts, n’est pas représenté… n’a, en fait, aucune existence distincte, n’existant qu’à l’état de fiction verbale ou de pure abstraction[44]. » Il rejoint dans le domaine du verbalisme et de l’abstraction oratoires la justice immanente, dans le domaine du verbalisme et de l’abstraction décoratives les images flottantes de Chateaubriand. Le royalisme est un réalisme.

Le trou par en haut, idéalement, fallacieusement comblé par l’abstraction et par la tendance idéaliste, témoigne simplement, pour M. Maurras, de l’absence et de l’interruption d’une réalité solide. Citant, dans une page de l’Étang de Berre, les têtes pensantes qui attestent la solidité et la profondeur de l’intelligence méridionale, injustement dépréciée, il écrit le nom de Gassendi. Nous pouvons, un moment, et malgré de grandes différences, évoquer le chanoine de Digne, de qui Descartes disait : O caro ! et qui tient à côté de lui, par son rappel aux sens, à la matière, le rôle combatif d’Antisthène auprès de Platon. Impression rapide et qui n’a d’autre raison que de réunir un moment, dans une même lumière, deux intelligences du Midi : l’ordre politique et pratique où demeure M. Maurras comporte infiniment mieux le réalisme (auquel se rallie Descartes dans le Discours de la Méthode) que l’ordre philosophique auquel l’appliquait un peu faiblement Gassendi. L’auteur de l’Enquête prend par ailleurs une place dans un cercle de penseurs, non méridionaux, mais français de partout, dont lui-même se réclame et à l’expérience desquels il rattache le fil de sa pensée. C’est par des pères spirituels qu’il est conduit et qu’il conduit à reconnaître dans les « quarante rois qui ont fait la France » les Pères de la Patrie.

Taine, Comte, Fustel, Renan, Balzac, Bonald et Le Play — « énumération homérique » qu’il déclare emprunter à M. Paul Bourget — sont appelés par lui « les Docteurs et les Pères du réalisme naturel, qui rejoignent les Docteurs et les Pères d’une doctrine théologique dont il nous est impossible de contester le réalisme surnaturel[45]. » Dans la chaîne politique ce réalisme naturel consiste à se soumettre aux réalités. Il s’oppose à un idéalisme social comme celui de Rousseau et de la Déclaration des Droits. Pareillement, le réalisme surnaturel implique des réalités surnaturelles auxquelles la vie mystique se soumet comme la vie politique se soumettait aux premières : réalités surnaturelles de Dieu, de Jésus-Christ, de la grâce, du péché, de l’Église. Il s’oppose à un idéalisme surnaturel, qui dissout toute réalité en symboles d’une vie intérieure autonome, comme celui de la théologie protestante de gauche. Un idéaliste social, M. Bougie, définit la démocratie comme une conformité croissante de la société aux vœux de l’esprit. Le réalisme social de M. Maurras et des sept Pères de ce réalisme consisterait au contraire à conformer de plus en plus l’esprit à l’observation, aux conditions d’existence, aux exigences d’ordre de la réalité sociale, à prendre, selon la formule comtiste, la soumission pour base du perfectionnement. Il est dès lors parfaitement logique que ce réalisme comporte, au lieu du trou par en haut, dans sa partie supérieure une clef de voûte faite de réalité suprême et condensée, et du même ordre que l’ens realissimum de saint Anselme ou le Grand Être de Comte, la « maison historique » des Origines de la France contemporaine, l’Humanité du Catéchisme positiviste, la gens de la Cité Antique, la maison capétienne de la Réforme intellectuelle et morale, le moteur social de la Comédie Humaine, la famille agrarienne de Bonald, la famille-souche de la Réforme Sociale, l’idée du roi chez M. Maurras.

Ces deux figures concordantes, surnaturelle et naturelle du réalisme, impliquent une essence commune, qui est à la racine de la pensée de M. Maurras, et qui, plus originelle que les mots, mériterait d’être exprimée en architecture et en musique. M. Maurras, retrouvant avec une pénétration subtile cette essence dans le Syllabus, appelle ce document « le type et le modèle de l’architecture logique. Assurément il a des murailles et il a des voûtes, des piliers et des fondements. Il n’est pas tout en portes, en fenêtres, en ouvertures, il n’est pas composé de vide aérien, ni d’espace nu. Il existe, il pose, fonde, décrit une figure déterminée : circonscrit, il exclut ce qui n’est pas à lui[46]. » Il correspond à un souci architectural de ne laisser dans l’Église aucun trou par en haut. M. Maurras, comme les bons compagnons du Tour de France a demandé au monument catholique des leçons pour sa construction politique, pour « la bonne construction d’un ordre résistant ».

Cet ordre résistant, œuvre positive de M. Maurras, comporte pour méthode de construction l’empirisme organisateur, et pour construction, comme les trois étages superposés d’une église, une théorie de la société, une théorie de la France, une théorie du roi.

VI
LA SCIENCE DE LA BONNE FORTUNE

La question capitale qui se pose pour M. Maurras est celle que Comte appelle « l’immense question de l’ordre ». Pour la résoudre Comte établit un système politique compact, d’une architecture romane un peu massive et sombre, couronné par une religion entière, le tout en rapport avec ses facultés puissantes et ses larges ambitions d’organisateur scientifique. M. Maurras n’a pas de visées aussi audacieuses. « La politique, dit-il, est formée d’une vue limpide des choses et de la connaissance d’un petit nombre de principes qui ne sont pas faits de main d’homme, mais que l’expérience humaine, devenue peu à peu la sagesse, a mises au jour lentement[47]. » Une expérience qui devient peu à peu de la sagesse : c’est ainsi que se sont formés dans l’ordre de l’art la chaîne et le goût classiques, c’est ainsi que s’est créée en France la tradition et qu’ont été conçus et accomplis les desseins et les destins de la monarchie. L’individu, avec sa durée limitée, ses courts moyens d’information et le cercle étroit de son investigation, ne saurait rien fonder contre le monument progressif de cette tradition vivante. Ces principes ont beau être en petit nombre, leur vérité hors du temps ne se révèle qu’à l’esprit qui s’est rendu compte de leur fécondité dans le temps. Observer des moments privilégiés, de belles réussites, se demander les causes de ce privilège et de cette réussite, les reconnaître, les aider, les susciter là où elles peuvent être sollicitées ou reproduites, c’est la méthode d’« empirisme organisateur » que M. Maurras met sous l’invocation de Sainte-Beuve. Le rôle d’« intercesseur spirituel » que le Barrès de l’Homme Libre attribuait dans la chapelle où se cultivait le Moi au jeune Sainte-Beuve de 1830, M. Maurras le reconnaît au « Thomas d’Aquin » des Lundis comme à un patron littéraire de la grande Église de l’institution et des intérêts français : maître de l’analyse extérieure plus encore que de l’analyse intérieure. Cette analyse « ne démembre point indistinctement tous les produits de la nature. Chez Sainte-Beuve comme ailleurs, l’analyse choisit plutôt, entre les ouvrages dont on peut observer l’arrangement et le travail, les plus heureux et les mieux faits, ceux qui témoignent d’une perfection de leur genre et pour ainsi dire appartiennent à la Nature triomphante, à la Nature qui achève et réussit. En ce cas l’analyse fait donc voir quelles sont les conditions communes et les lois empiriques de ces coups de bonheur : elle montre comment la nature s’y prend pour ne point manquer sa besogne et atteindre de bonnes fins. De l’étude de ces succès particuliers, l’analyste peut se former une espèce de Science de la bonne fortune. Il en dresse le coutumier, sinon le code. De ce qui est le mieux, il infère des types qui y soient conformes dans l’avenir. Cette élite des faits lui propose ainsi la substance des intérêts supérieurs que l’on nomme, suivant les cas, le droit ou le devoir[48]. »

Les choses ne se fondent pas par raison, mais la raison se reconnaît dans la naissance et la perpétuité de leurs conjonctures heureuses. « Lesquels de nos ouvrages ne sont point nés des semences de nos passions ?[49] » Mais s’ils en naissent ils ne s’en construisent pas, et leurs parents ne sont pas leurs éducateurs. « Si le goût de la vérité n’est, à son origine, qu’une passion comme les autres, cette passion acquiert, en s’exerçant, tous les éléments de sa règle[50]. » Elle acquiert une règle parce que, de même que l’amour divin, elle transporte l’homme hors de lui-même, parce qu’elle fait vivre l’individu mobile parmi des images réalisées, parce que le goût de la vérité est une école constante de réalisme. Ce réalisme, en nous soumettant à la nature, nous montre que le meilleur de la réalité humaine consiste dans ce qu’au long de sa durée elle a déposé comme une nature, dans ces formes plastiques, pareilles aux Parques du Parthénon, assises aux carrefours et aux reposoirs de nos routes, équivalent subtil, peut-être païen, de ce qu’est dans le théisme de Bossuet, la présence de la Providence : « Morale, religion ou politique, ce qui ne fonde que sur la volonté des mortels n’est guère plus certain que ce que l’on construit sur leurs bons sentiments. La piété des Attiques… conçoit que la part de notre mérite, dans nos victoires les plus belles, est presque nulle, que tout, en dernière analyse, dépend d’une faveur anonyme des circonstances, ou, si l’on aime mieux, d’une grâce mystérieuse. Ainsi les Athéniens, quand ils priaient Pallas, invoquaient le meilleur d’eux-mêmes, et en même temps ils invoquaient autre chose qu’eux. La déesse à laquelle ils faisaient abandon, hommage et honneur d’Athènes était bien leur propre sagesse, mais la sagesse athénienne secondée, fécondée et couronnée des approbations du destin[51]. » On songe aux personnifications bienveillantes de la Terre et de l’Espace chez Comte. Mais plus exactement ces figures de la bonne fortune, cette approbation du destin se retrouvent, autour de la famille capétienne, dans la ligne et la série de la durée française, comme, en matière esthétique, dans celles de la durée classique. Ainsi se forme, pour la politique comme pour l’art, la théorie du point.

Le point, qui implique pour la raison le choix. La bonne fortune devient comme une synthèse idéale du fait et du droit. L’art de l’Acropole, la monarchie française, représentent deux faits heureux, — de ces faits dont l’idée, portée à sa plus haute puissance, fournit la notion de miracle — des faits que des chances heureuses ont consolidés hors du précaire et de l’imparfait, — mais des faits qui une fois constitués impliquent un droit, forment un type, imposent un modèle. Ce droit, ce type, ce modèle, permettent de classer, de hiérarchiser et aussi d’exclure. Ils se placent à l’antipode de cette acceptation universelle, de cette largeur illimitée d’esprit qui tolèrent tout, concilient tout, embrassent tout dans un panthéisme passif ou un évolutionnisme général : « Un Dieu immanent sacre la force des choses et divinise l’évolution des sociétés. Il sacre et divinise de la même manière tels arrêts fantaisistes des consciences isolées. Et il enseigne aussi à ne rien distinguer afin de tout confondre[52]. »

Ce panthéisme, cet évolutionnisme énervent l’action, éveillent le : Tout est bien, — le : À quoi bon ? — La science de la bonne fortune au contraire est orientée rigoureusement vers la pratique, le réalisme de la connaissance ne va pas sans un réalisme de l’action. La τύχη (tuchê) dans notre intelligence des choses implique le ϰαιρός (kairos) dans notre action sur les choses. « Le réalisme ne consiste pas à former ses idées du salut public sur la pâle supputation de chances constamment déjouées, décomposées et démenties, mais à préparer énergiquement, par tous les moyens successifs qui se présentent, ce que l’on considère comme bon, comme utile, comme nécessaire au pays. Nous ignorons profondément quels moyens se présenteront. Mais il dépend de nous d’être fixés sur notre but, de manière à saisir sans hésiter tout ce qui nous rapproche de lui[53]. »

L’Avenir de l’Intelligence, qui est dans l’œuvre de M. Maurras comme son Acropole choisie, se termine par Mademoiselle Monk ou la Génération des Événements, — sa Tribune des Cariatides. Les Mémoires d’Aimée de Coigny « nous racontent comment la Restauration de la monarchie très chrétienne fut conspirée entre une dame très païenne et un ancien évêque assermenté et marié. L’un de ces sages Grecs, réalistes subtils, qui prenaient leur plaisir à exprimer le sens secret des réalités de la vie, y aurait trouvé la matière de réflexions bien instructives ». M. Maurras, qui incarne sans doute l’un de ces anciens Grecs, se complaît à ces réflexions. Il a rencontré sous une forme mortelle la déesse de la bonne fortune. Il a saisi la destinée dans sa courbe vivante, comme Apollon Daphné au moment où la nymphe s’enracine et se mue en arbre. Et il conclut :

« Il est permis de préférer à l’amusant détail de cette intrigue de château et de salon la poétique aventure de Jeanne d’Arc. Ainsi notre XVe siècle apparaît-il comme supérieur au XIXe. Mais, à peu près comme chevauchées de la Pucelle, les allées et venues de Mme de Coigny laissent voir le jeu naturel de l’histoire du monde. Il ne s’agit pas d’être en nombre, mais de choisir un poste d’où attendre les occasions de créer le nombre et le fait… Un moment vient toujours où le problème du succès est une question de lumières et se réduit à rechercher ce que nos Anciens appelaient junctura rerum, le point où fléchit l’ossature, qui partout ailleurs est rigide, la place où le ressort de l’action va jouer[54]. »

Ce sont les dernières lignes de l’Avenir de l’Intelligence, et les derniers mots marquent le tournant qui au cours d’une vie humaine, au milieu de son chemin, engage l’homme dans l’action délimitée et stricte dont l’épure, comme le cylindre d’Archimède, s’inscrira seule sur son tombeau. Point, et place, et ligne étroite comme le sillon dans un champ ou le sillage sous la proue, mais toute l’histoire humaine est faite de ces courbes, les unes géométriques, les autres inorganiques et d’autres vivantes, parmi lesquelles quelques privilégiées dessinent ou circonscrivent la figure d’une destinée immortelle. C’est en suivant ces pistes et en approfondissant ces traces que la science de la bonne fortune, l’εὐτυχία (eutuchia) dont Socrate a déjà formulé le concept, s’est ramassée, est devenue vivante et plastique en trois théories sociale, française et royale.

VII
LA SOCIÉTÉ

La haine tenace par laquelle M. Maurras poursuit le nom et la réalité de l’individualisme ne s’expliquerait guère sans une sorte de rancune personnelle, — et très personnelle, très individualiste. L’individualisme semble bien sa mauvaise conscience, celle contre laquelle il se défend et dont il se débarrasse par une tension et par une crise. Son antipathie naturelle contre le romantisme, ses luttes politiques pendant l’affaire Dreyfus lui ont montré la nécessité d’un Contr’un, lui ont fait mieux sentir ce que M. Barrès a reconnu de plus en plus après les Déracinés, le primat du social, ou, au sens complet, du politique. Tout son combat est mené contre cette insurrection de l’individu que dénonçait Auguste Comte. « L’État français d’avant 1789 était monarchique, hiérarchique, syndicaliste et communautaire ; tout individu y vivait soutenu et discipliné. Châteaubriand fut des premiers après Jean-Jacques qui firent admettre et aimer un personnage isolé et comme perclus dans l’orgueil et l’ennui de sa liberté[55]. » Un homme de lettres, une sensibilité ardente et brillante impliquent toujours, à l’heure actuelle, un Châteaubriand en puissance que M. Maurras se soucie de ne pas laisser en lui-même passer à l’acte. Il suscitera donc pour le refouler toutes les représentations et toutes les idées antagonistes. Tout ce que perdra l’individu la chose sociale le gagnera, le réalisme social l’incorporera en des êtres. M. Maurras, qui s’en tient au point de vue de l’empirisme organisateur, n’a point formulé de thèses sociologiques, ne s’est pas mêlè au débat sur la nature du fait social et de l’être social. Mais, de son point de vue limité, il a apporté sur le problème de l’association politique, sur la vie du ξῶον πολιτιϰόν (xôon politikon) des lumières précises et précieuses.

M. Maurras professe une grande admiration pour l’œuvre de Fustel de Coulanges, pour sa contribution à l’histoire de France. Je suis surpris qu’il ne se soit jamais référé à la Cité Antique, qui développe une sorte de synthèse abstraite et mythique de l’antiquité très analogue à celle que M. Maurras présente de l’ancienne société française et propose comme idéal à celle de demain. Le schème de Fustel, — institution des familles sur le culte des morts et du foyer, constitution, autour, d’un culte commun, des tribus ou associations de famille, des cités ou associations de tribus, identité de la fonction du roi, chef religieux de la cité, avec celle du pater familias, chef religieux de la gens, — se retrouve dans le traditionalisme de Bonald et de Le Play, dans leurs constructions de la famille agrarienne et de la famille-souche, et apparaît à l’état de mythe directeur dans la pensée de M. Maurras.

Auguste Comte définit l’individu une abstraction sociale, définition qui est exactement à l’antipode de Contrat social et de la Déclaration des Droits. L’individu, de même qu’il n’est pensable que par le jeu de concepts sociaux, est produit en tant qu’homme civilisé par l’action de réalités sociales. Or « si la société humaine produit l’individu humain, dit M. Maurras, elle ne peut être composée de ce qu’elle produit, d’individus. La société est composée de sociétés, c’est-à-dire de groupements d’êtres humains qui pourront être hommes un jour à la faveur de la Société, mais auxquels il est naturel, en attendant, de vivre groupés, soit pour continuer la vie, comme c’est le cas des familles, soit pour la fortifier, l’accroître et l’embellir, c’est le cas des communes et des syndicats, des nations et des religions, des corps, des compagnies littéraires, scientifiques ou artistiques de toute sorte, M. Ferdinand Buisson et ses pareils se figurent que ces Associations sont des groupes fictifs auxquels l’État veut bien concéder l’existence et la vie ; mais il est dupe des formalités administratives. Dans la réalité, l’État est de beaucoup postérieur à ces groupements. Il les reconnaît, il en tient registre. Il ne les crée pas. Comme elle est supérieure à l’individu, la société est supérieure à l’État. Il est aussi naturel à l’homme d’être d’un corps de métier que d’une famille et de tirer à l’arc ou de jouer aux boules que de se marier. Quand l’État se forme, non seulement les familles, mais des associations de toute sorte sont ou formées ou ébauchées depuis longtemps. Il est bien une pièce centrale de la société, mais ajustée pour la défendre et l’organiser, non pour la détruire[56]. »

La page est très forte, très belle, et je veux bien le dire très vraie, à condition qu’on s’entende sur son espèce de vérité. Ce n’est pas manquer de déférence à M. Maurras que de mettre sa construction sur le même plan que la Cité Antique, et de demander de Fustel de Coulanges et de lui où ils ont vu jouer toute cette pièce. Est-ce sur le terrain du droit ? Est-ce sur le terrain du fait ? Si c’est sur le terrain du droit, nous considérerons cette doctrine comme un ensemble de directives pour un Code civil et un Code administratif de demain, qui porteront non plus sur des individus, mais le premier sur des familles et le second sur des associations, nous y verrons le plan de la réforme politique et sociale que propose M. Maurras. Si c’est sur le terrain du fait, nous comprendrons que pour M. Maurras les choses se passaient à peu près ainsi sous l’ancien Régime, avant le cyclone de l’individualisme révolutionnaire. Si c’est enfin sur l’un et sur l’autre, nous entendrons que M. Maurras nous décrit un état ancien, qui était le bon, et auquel il nous faut revenir le plus vite possible : réaction d’abord ! Exactement, cette vérité demeure flottante au-dessus des deux sens : elle a la figure de la Cité de Fustel ou de ce pays des familles-souches pastorales que Le Play avait placé moitié mythiquement, moitié réellement, dans les grandes mers d’herbes de l’Asie centrale. Nous avons le sentiment que cela n’a jamais correspondu à une existence solide, consciente, entière, n’a jamais été réalisé totalement dans un état social donné. L’historien réunit arbitrairement du temporel et du spirituel, de la réalité qui vécut, dura, et de la vérité idéale qui même à l’époque dont il traite flottait déjà comme la vapeur et les lignes d’un âge d’or idéalisé. Quand Louis XIV, dans les Mémoires qu’il écrit pour le Dauphin, parle de la nécessité malheureuse où se trouve aujourd’hui l’État d’exiger les impôts, alors que dans l’innocence du bon vieux temps c’était un tribut spontané que les sujets accordaient avec bonheur, nous discernons là un élément de vérité historique, à savoir qu’il n’y avait pas d’impôt direct permanent avant Charles VII, mais nous apercevons également par quelle pente d’idéalisation naturelle on applique au passé d’une manière instinctive en matière de politique le mythe de l’âge d’or. L’époque même de Louis XIV paraît à M. Maurras non un âge d’or — ne chargeons pas — mais un âge normal durant lequel l’État tenait registre de ces groupements, les respectait, parlementait avec eux. En réalité je crois bien que si, au sujet de ces corps, de ces associations, on leur eût proposé le texte de M. Maurras et celui-ci, de M. Hanotaux, les ministres de Louis XIV eussent préféré le sens, l’esprit, les directions politiques de ce dernier. Des difficultés compliquées naissent, écrit l’historien de Richelieu dans son Histoire de France contemporaine : « quand, dans la masse du corps social, se sont introduits, soit par le temps, soit par l’usage, des groupements particuliers, qui tendent à se développer, à se fortifier sans cesse : les aristocraties, les associations, les Églises ; l’existence de ces corps peut devenir générale et même douloureuse quand ils exagèrent leur prétention à une vie indépendante, au maintien ou à l’accroissement de certains privilèges. C’est alors que se pose un autre problème, qui a occupé toute l’histoire de France, le problème des États dans l’État. Classe, caste, commune, province, noblesse, magistrature, tous construisent à l’abri de la société leur forteresse contre la société, et, au point précis où commencent leurs revendications propres, ils plantent hardiment un écriteau avec ce mot, toujours le même, liberté[57]. »

La plupart de nos difficultés, observait Montaigne, sont grammairiennes. M. Maurras, défenseur des associations, et M. Hanotaux, procureur de l’État, disent au fond la même chose, s’expriment en mots idéaux qui ont les mêmes racines, les mêmes groupes de consonnes, mais qui se manifestent avec des voyelles, des attitudes, un vent oratoire opposés. En réalité il n’y a pas d’État sans associations avec lesquelles il entretient des rapports amicaux, indifférents ou hostiles. Les associations se considèrent comme antérieures à lui, de droit au moins égal à lui, et l’État estime au contraire qu’elles n’existent que par sa permission et sa tolérance. Mais cet échange de points de vue entre les deux côtés fait partie de l’existence, de la nature, des rapports nécessaires entre l’un et l’autre. — Oui, mais enfin laquelle des deux théories est vraie ? — L’œuf est-il né de la poule ou la poule de l’œuf ? L’individu est-il un produit des sociétés ou les sociétés sont-elles composées d’individus ? L’État se forme-t-il de sociétés ou les sociétés existent-t-elles par délégation de l’État ? Est-ce ou non l’existence et le primat de l’État qui distinguent les sociétés supérieures, anciennes ou modernes, des tribus inorganiques ? Ces questions de droit, qu’on les résolve dans un sens ou dans l’autre, apparaissent comme des abstractions de légistes, nous font mieux sentir la courbe et le mouvement de la vie qui les traverse et les dépasse.

Si de ces généralités on passe à des questions d’espèce, les seules qui soient susceptibles de sortir de la dispute grammairienne, on jugera, je crois, qu’appliquée à l’État français la page de M. Maurras est historiquement forte, et politiquement faible, et celle de M. Hanotaux historiquement faible et politiquement forte. La France, comme tous les États modernes, est formée d’une construction coutumière et féodale et d’une construction romaine et politique, la première antérieure chronologiquement (dans la France d’oïl au moins) à la seconde. Le droit a d’abord été une coutume, la royauté a d’abord été une constitution féodale, qui a acquis peu à peu la suprématie sur les autres institutions féodales, les a ployées et pétries selon les directives qui ont, consciemment ou inconsciemment, présidé à la formation de tous les États modernes. Les « sociétés » ont d’abord été ce que dit M. Maurras, puis l’État les a qualifiées à peu près dans les termes qu’emploie M. Hanotaux. Ces groupements, aristocraties, associations, Églises, sont accusés de s’être introduits abusivement et malicieusement dans le corps de l’État, qui se promet bien de prendre médecine. — Mais, répondent-elles timidement ou font-elles répondre par leur syndic M. Maurras, il y avait une noblesse, des associations communales, une Église avant qu’il y eût un État : que pouvions-nous lui faire quand il n’était pas né ? C’est l’État qui s’est formé, agrandi, avec notre secours et aussi à nos dépens. Vous gémissez sur le problème des États dans l’État. Cette expression prend depuis Richelieu le sens de maladie grave qui appelle des remèdes énergiques. Mais l’État a d’abord été un État d’États. Il s’en trouvait bien. Pourquoi ne le serait-il pas encore ? — C’est de l’histoire et du passé, ce n’est pas de la politique et du présent. Les États ont existé avant l’État comme les coches ont existé avant les chemins de fer. Reviendrons-nous pour cela aux coches ? On vous l’a dit, à propos d’un texte de M. Charles Benoist, qui descend, aussi bien que M. Hanotaux, des légistes de Philippe le Bel, l’État moderne est un État où tout se fait par la loi, où tous les rouages sociaux sont mus par cette électricité invisible. Ce n’est pas le moment de venir nous proposer vos lourdes machines. — Mais êtes-vous légistes et centralisateurs avec une conscience aussi bonne que vous le dites ? Si cette pente de l’État moderne était si nécessaire qu’il vous semble, comment se fait-il que tous les partis chez nous soupirent après la décentralisation ? — C’est une question de mesure. Nous songeons en effet à de bonnes lois de décentralisation. Elles sont à l’étude. Une commission… — C’est ici que je vous tiens. Ce que vous appelez l’État moderne est une machine pléthorique et mal agencée. Votre peur des États dans l’État dénote la faiblesse d’un vieil État catarrheux et rhumatisant. Un État fort, c’est-à-dire l’État monarchique, n’aura pas peur des États, des corps, des associations, de l’Église. Pour qu’il décentralise il faut qu’il n’en ait pas peur, pour qu’il n’en ait pas peur il faut qu’il soit fort, pour qu’il soit fort il faut qu’il ait un roi. Vous m’avez donné raison pour le passé, sur le terrain historique. Quand les corps, les sociétés, seront soustraits à la centralisation qui les empêche de se développer ou d’être, notre idée se vérifiera sur le champ du présent, dans l’ordre pratique et politique.

Un décentralisateur doit être monarchiste, parce qu’un pouvoir héréditaire seul peut décentraliser et qu’un pouvoir électif ne le peut pas : en diminuant ses prises sur l’électeur, celui-ci scierait la branche sur laquelle il est assis. — En théorie c’est vrai. En fait que voyons-nous ? La monarchie française jusqu’à Louis XVI a toujours accompli œuvre d’État, œuvre centralisatrice. Louis XVI le premier fait machine en arrière, avec le rétablissement des Parlements et les Assemblées provinciales ; mais d’abord les résultats sont des plus médiocres, ensuite Louis XVI décentralise non en tant que pouvoir fort, mais en tant que pouvoir faible et sous la pression de l’opinion, des idées révolutionnaires. Car les idées révolutionnaires sont des idées décentralisatrices, follement décentralisatrices comme en témoignent les constitutions de 1791 et de 1793. C’est contre ces idées que le gouvernement révolutionnaire dut être, sous la pression de l’état de siège, impitoyablement centralisateur. Depuis la Révolution, aucun gouvernement héréditaire n’a décentralisé, et les mesures décentralisatrices, parfois exagérés ou maladroites, sont dues à des gouvernements électifs (loi Falloux, lois sur les conseils généraux, sur l’élection des maires, sur les Universités, sur les associations).

J’avance l’objection pour la prévenir dans l’esprit du lecteur. Elle ne porte pas beaucoup contre M. Maurras. Toutes ces mesures en apparence décentralisatrices ou bien étendent à tout, à tort et à travers, le principe électif et le suffrage universel, ou bien retiennent la réalité pour donner l’ombre, ou bien sont des instruments de lutte contre un parti. La Révolution et les régimes issus d’elle ont détruit les corps : voilà le mal. Un État décentralisé, c’est l’État qui garantit l’existence et le développement des corps. « La monarchie n’apporte aucunement aux bons citoyens, aux associations nationales, aux groupements religieux, une besogne toute faite, mais simplement la faculté d’exister librement, de se développer sans contrainte, de vivre en paix sous des lois justes[58]  » En droit ces corps, ces républiques, existent avant l’État, sont souverains dans leur domaine comme l’État est souverain ou doit être souverain dans le sien. « L’État, quand il est bien institué, n’a presque pas affaire aux individus, mais à de petites organisations spontanées, collectivités autonomes, qui étaient avant lui, et qui ont chance de lui survivre, véritable substance immortelle de la nation[59]. » En tant seulement qu’il est encadré et défendu par ces organisations, le citoyen possède des libertés véritables. Favoriser le développement de celles qui sont, la naissance de celles qui tendent à être, le juste équilibre des unes et des autres, voilà la véritable décentralisation. Avec elle « la puissance de chaque citoyen serait augmentée de l’importance des corps et compagnies dont il serait participant… Le citoyen recouvrerait enfin sa liberté politique. Du vague administré sortirait enfin le citoyen véritable. L’État central serait tout aussi éloigné de lui qu’il peut l’être d’un citoyen américain. »

C’est le contre-pied exact du droit révolutionnaire républicain et français, tel que M. Poincaré l’exposait lumineusement dans sa plaidoirie pour l’Académie Goncourt : « Dans notre droit moderne, deux grands principes ont été posés. Premier principe : aucun être moral, aucune personnalité juridique ne peut exister sans une délégation générale ou sans une délégation particulière des pouvoirs publics… Second principe : tout établissement public, tout établissement d’utilité publique, ne pourra recevoir aucune libéralité, soit donation, soit legs, autrement qu’avec une autorisation spéciale des pouvoirs publics… Tout au contraire, en Allemagne et en Angleterre, les fondations directes non seulement sont autorisées mais sont encouragées, et d’un usage chaque jour plus fréquent. Ce sont en Allemagne les Stilflugen et en Angleterre les trustees. » Les fondations directes sont encouragées pour le présent et l’avenir dans les pays où les fondations du passé ne sont pas tenues en suspicion et en méfiance.

Le principe de ce droit révolutionnaire, républicain et français consiste en ce que l’individu et non la famille, le viager et non le perpétuel, figure le type de réalité sociale.

La monarchie héréditaire représentait une continuité naturelle par ce fait qu’elle était une famille, comme la monarchie traditionnelle représentait une continuité nationale par ce fait qu’elle recevait et transmettait une tradition. Dans une France sans dynastie, c’est-à-dire sans famille centrale, toute réalité familiale se trouve automatiquement déclassée. La France a perdu sa famille régnante non autrement qu’elle a dissous ou senti dissoudre les liens naturels qui formaient ses familles particulières. M. Maurras pense que cela est la cause et ceci l’effet : politique d’abord. Comme là est l’hypothèse qui permet son action, il n’y a pas à le chicaner. Toujours est-il que le progrès des idées démocratiques dans l’État et le progrès de l’individualisme dans la famille vont de pair. Cet individualisme se manifeste de deux façons, en apparence contraires, en réalité concordantes : liberté en droit personnel (divorce), servitude en droit réel (incapacité de tester librement). La liberté en droit personnel fait disparaître peu à peu l’hérédité professionnelle, dont M. Maurras montre la clef de voûte dans l’hérédité du métier royal. En de fortes pages de l’Enquête[60], il nous fait voir l’État républicain encourageant « ces migrations à l’intérieur, qui, de classe en classe, détruisent les familles professionnelles, et, par là même, affaiblissent notre diplomatie comme notre armée et notre marine, notre agriculture comme nos arts, notre commerce comme notre industrie. »

Ainsi la France devient le pays du viager : « Le républicain, écrivait Babeuf, n’est pas l’homme de l’éternité, il est l’homme du temps ; son paradis est sur cette terre ; il veut y jouir de la liberté, du bonheur, et en jouir, durant qu’il y est, sans attendre ou toutefois, le moins possible ; tout le temps qu’il passe hors de cet état est perdu pour lui ; il ne le retrouvera jamais[61]. » Et Renan a écrit une page célèbre sur le code issu de la Révolution, « un code qui rend tout viager, où les enfants sont un inconvénient pour le père, où toute œuvre collective et perpétuelle est interdite, où les unités morales, qui sont les vraies, sont dissoutes à chaque décès, où l’homme avisé est l’égoïste qui s’arrange pour avoir le moins de devoirs possible, où la propriété est conçue non comme une chose morale, mais comme l’équivalent d’une jouissance toujours appréciable en argent. » Le Play, avec son Morale d’abord, en fait remonter la cause à la perte des croyances en l’immortalité de l’âme, et Bonald remarquait que « nous voyons les mêmes systèmes philosophiques nier à la fois la vérité et l’immortalité de l’âme et la nécessité de l’hérédité du pouvoir.[62] » Quoiqu’il en soit, cet ébranlement de l’hérédité est l’œuvre propre du Code Napoléon, et il me souvient d’avoir éprouvé à Notre-Dame une singulière impression de justice immanente : le clergé de cette église y affichait naguère la liste des fondations de messe confisquées par l’État après la Séparation. Or plusieurs sont indiquées comme établies par le testament de Napoléon pour le repos de son âme. La logique du Code révolutionnaire et consulaire, développée par MM. Briand et Grunebaum-Ballin, est venu couper à ces fondations leur insolente perpétuité.

Le principe de l’État peut devenir, comme nous le voyons ici, l’antagoniste du principe de la famille. Mais le type d’existence qui appartient aux corps est le même que celui de la famille, et un État affaiblira les corps du même fonds dont il diminue les familles. Dans l’ancienne monarchie française, l’existence des corps donnait au pouvoir du roi la solidité de la pointe d’une pyramide. Les corps étaient pour le roi une garantie de son être. Pour que l’autorité soit en haut, dit M. Maurras, il faut que la liberté soit en bas. Or dans l’autorité du roi la liberté des corps respectait une liberté, et dans la liberté des corps l’autorité du roi respectant une autorité. Certes cette liberté des corps avait tendance à diminuer, cette autorité du roi à s’imposer de plus en plus par le jeu de la centralisation administrative. Mais la centralisation respectait deux limites. D’abord elle s’exerçait sans supprimer les corps. Elle se superposait simplement à eux, les rendait inutiles, créait seulement une atmosphère et des habitudes qui empêchaient à peu près d’en former d’autres : à la fin de l’ancien régime, les corps anciens étaient gauches et rouillés, et la monarchie ne voulut ou ne sut pas amener le pays à en constituer d’autres où à rajeunir les premiers ; elle se fut probablement sauvée en se solidarisant avec des assemblées représentatives d’intérêts, États Généraux ou autres, comme Chateaubriand le comprit en 1815, et comme M. Maurras le promet en un autre sens de sa Monarchie anti-parlementaire. — Ensuite la plupart des pouvoirs étaient sous l’ancien régime constitués à l’état de propriété, d’offices, souvent héréditaires : ce qui explique qu’une institution aussi scandaleusement immorale que la vénalité des charges fût acceptée volontiers par l’opinion, sanctionnée par la bonne conscience de la bourgeoisie, féconde en résultats heureux.

Évidemment toute société prospère compte, selon sa nature et selon son époque, des modes de centralisation et de décentralisation différents, et si M. Maurras poussait en matière esthétique et sentimentale l’archaïsme jusqu’à rêver sérieusement d’un sacre à Reims (quand Reims vivait) pour Philippe VIII, il ne songe nullement à emprunter à l’ancien régime ses formes corporatives et locales. Son système politique consiste, ainsi qu’il est naturel dans un vieux pays comme la France, à redistribuer la centralisation, à desserrer par en bas la centralisation réelle dans la mesure où par en haut la centralisation personnelle s’établira. Tocqueville avait déjà expliqué lumineusement la différence entre la centralisation politique, nécessaire et la centralisation administrative, néfaste. M. Maurras définit ainsi les mesures utiles de décentralisation réelle : « Reconstitution des provinces, autonomie des Universités, suppression du partage égal des héritages, reformation de puissants patrimoines industriels et fonciers, autonomie syndicale, autonomie confessionnelle, voilà exactement ce que notre passé conseille, ce qui manque à notre présent, ce que notre avenir réclame[63]. » On reconnaît le programme, adapté aux temps actuels, de l’ancien parti agrarien qui, à l’époque la plus favorable, de 1815 à 1830, lutta avec insuccès pour l’imposer. La décentralisation réelle que réclame M. Maurras est celle qui enracine des familles-souches, crée ou favorise des corps, ayant pour matière physique, comme les familles, la propriété. La démocratie, qui a une tendance à détruire ou à limiter ces fondations, n’a d’ailleurs pas les mêmes antipathies contre les associations personnelles, dont elle limite plutôt le droit de posséder que le droit d’agir. Les associations que M. Maurras a contribué à fonder, Institut d’Action Française ou Camelots du Roi, jouissent d’une liberté assez complète pour tout ce qui est action politique ou spirituelle. Je ne sais si la monarchie restaurée selon ses vœux laisserait les mêmes libertés aux associations républicaines. Mais, d’après son programme, elle réserverait ses faveurs, comme les ultras de la Restauration, aux sociétés et aux corps dont l’organisation cadrerait avec ses principes. Je ne veux pas amorcer un débat sur la décentralisation, question en laquelle je suis incompétent, et qui nécessiterait une connaissance approfondie de l’administration française et du Bottin des départements. Il y a, me semble-t-il, d’excellentes choses dans les mesures que M. Maurras nous annonce comme devant être mises immédiatement à l’étude par le pouvoir monarchique fort dont il prépare l’avènement. Il est plus difficile de l’avoir fort que de l’avoir simplement, et s’il attend d’être fort et incontesté pour décentraliser il attendra peut-être un peu longtemps.

L’idée de décentralisation est séduisante, et, de même que Tocqueville, dans la plus pénétrante des analyses politiques, nous a montré comment la démocratie immatérialise le despotisme, M. Maurras nous fait voir comment les corps matérialisent en quelque sorte la liberté. « Les Républiques françaises sous le roi de France », c’est une formule magnifique. La beauté de l’idée nous y ferait rallier avec enthousiasme si nous ne songions à cette installation automatique, presque nécessaire, de tous les pouvoirs depuis 1815 dans le mobilier Empire et dans le lit de l’an VIII. Avec le système de M. Maurras, « l’État actuel serait tout aussi éloigné » du citoyen français « qu’il peut l’être d’un citoyen américain ». Mais les États-Unis sont des états véritables, qui existaient avant de s’unir et qui existent encore après s’être unis : si bien que, sans les chemins de fer, il se seraient probablement, comme Tocqueville le prévoyait vers 1840, désunis. Quel fiat royal fera naître les républiques françaises ?

« La vraie France, dit M. Maurras, la France réelle, celle dont les rhéteurs et les astrologues n’auront jamais le sentiment, forme un plexus riche et subtil d’organisations locales et d’organisations professionnelles. Le groupe local (province et commune) demeurera bien faible, s’il n’est composé de groupes professionnels (corporations, syndicats, etc…) : là est sa vigueur, là sa résistance, sa fermeté. Mais, s’il ne s’appuie pas sur quelque vigoureuse et précise réalité géographique, s’il manque de profondes racines urbaines et rurales, le groupe professionnel détermine un terrible péril pour la patrie ; il constitue une menace permanente de révolution internationale et d’anarchie cosmopolite. Les deux formes se complètent donc l’une l’autre. Elles offrent le même degré de nécessité. Les deux décentralisations, l’économique et la géographique, s’impliquent, s’appellent. Philippe VIII, organisant des Républiques professionnelles et des Républiques locales, sera le Protecteur des Associations Syndiquées aussi bien que le Roi des Provinces-Unies. Le roi des Provinces-Unies ! Cette trouvaille de poète[64] » est d’Arnavielle, le bon royaliste languedocien, qui fut capoulié du félibrige. Vraie trouvaille de poète en effet, mais tout ce qui précède ne vous parait-il pas aussi belle imagination et belle fresque idéale de poète ? Je pense à de nobles pages ondoyantes et prophétiques dans les discours de Lamartine. Et ses lignes m’évoquent aussi la butte de Troie où l’archéologue retrouve jusqu’à six villes superposées et où il est très difficile que les tranchées et les fouilles ne mèlent pas les vestiges des unes et des autres. Dans cette « vraie France, cette France réelle » qu’évoque M. Maurras, dans ce « plexus riche et subtil », voici du passé, de toute date, du présent de toute venue, de l’avenir de toute figure, et voici de cet idéal et de cet intemporel qui flotte sur les limites et sur l’horizon de tous trois. Évidemment l’analyste, l’historien strict sont déroutés et devant ce mariage de la vieille province historique et du syndicat ouvrier ils songent à l’hymen de la République de Venise et du Grand Turc. Mais le capoulié Arnavielle, en les vers charmants que traduit ici M. Maurras, écrit à la suite de la Comtesse mistralienne. Si nous sommes en poésie, nous sommes encore à même une vérité. L’art plastique et définiteur de M. Maurras, ici visible, anime et vivifie toute une dialectique, toute une doctrine politique. C’est son honneur d’avoir mêlé sur son Acropole provençale, comme son dorique et son ionique encore, la raison positiviste et l’imagination félibréenne.

VIII
THÉORIE DE LA FRANCE

C’est un honneur, c’est aussi un peu une peine et une déchéance. M. Maurras est venu à son œuvre politique pour des raisons qu’il déplore. Fontenelle, recevant à l’Académie Fleury, alors précepteur de Louis XV, lui adressait cette louange : « En initiant notre jeune prince à tout le détail de son métier, vous vous rendez inutile autant que vous pouvez. » Ce que des éditeurs, plutôt béotiens, croyant à une faute, rectifient en la platitude d’un : « utile autant que vous pouvez ». M. Maurras se résigne à se rendre utile, avec l’espoir de devenir un jour inutile, avec le regret d’un bel âge d’or, qu’il effleura, et où son esprit amoureux des idées et des formes se fût livré aux jeux de la haute culture et de l’inutilité supérieure. Sa pensée et son action, mêlées à un état de crise, sont adaptées aux nécessités d’un siècle de fer. S’il se plaisait encore aux mythes, comme au temps du Chemin de Paradis, il en écrirait un transparent et beau.

Le sentiment vivant de la patrie et de l’intérêt français, il le porte avec une grande ferveur, et une ardeur militante, mais aussi avec une mauvaise conscience. Il envie une société où ce sentiment demeurait plus latent que patent. Au temps de nos rois « la solidité des frontières permettait à leur méditation (celle de nos pères) de se porter sur de tout autres problèmes, plus haut dans l’espace idéal, plus profond dans le cœur humain… Mais réserve n’est pas absence, et dès qu’on y regarde de près chez nos maîtres l’essentiel des plus sûrs principes est aperçu comme à fleur de sol, prêt à fructifier en conseils et règles de vie civique. Une politique française est sous-entendue parmi eux[65] ». C’est quelques-unes de ces idées élémentaires et de ces racines qu’il aperçoit dans quelques phrases de Bossuet qui servent d’épigraphes à chaque chapitre de son livre. Aujourd’hui « les principes de la politique classique débrouillent les motifs pour lesquels ce robuste et sage pays a mérité de vivre, de s’étendre et de prospérer… L’ordre logique de cette théorie de la France pourra être considéré plus tard. »

M. Maurras eût aimé sans doute considérer longuement cet ordre logique et cette théorie, n’apporter sur l’autel de la patrie que des libations, les fleurs et le miel de la pure pensée. Malheureusement le patriotisme a dû s’extérioriser, devenir lui aussi force et tumulte, à mesure que l’idée de la patrie descendait de l’Acropole sur l’Agora, et que le souci de l’intérêt national dépourvu de son organe propre se répandait, coulait comme une eau sur tous les membres du corps social. « Un mauvais gouvernement, un gouvernement extra-national, un gouvernement qui a d’autres guides que l’intérêt de la nation, et qui se montre ainsi trop bon pour l’étranger, laisse par la force des choses à ses particuliers le soin de défendre les intérêts communs : alors le patriotisme s’éparpille ; il s’exhibe à tout propos, à nul propos dans les manifestations des citoyens ; il est distribué au hasard, et avant l’heure, en sorte que ce précieux sentiment, d’abord devient fort indiscret et déplaisant, puis se trouve dilapidé, presque sans emploi utile[66]. » C’est une position de salut public que M. Maurras a dû prendre : il lui eût mieux convenu de faire son propre salut, au sens d’Un Homme Libre. Cela, M. Maurras l’écrit dans un chapitre sur la Joyeuse Angleterre, sur les beaux yeux calmes et reposés des Anglais et des Anglaises et cette lumière intérieure que conserve aux visages un gouvernement fort, vigilant, même hargneux qui les défend. Il pense à toute la lumière solide et paisible, à toutes les sœurs d’Anthinea qu’aurait laissées librement grandir un État sur lequel l’homme eût pu se reposer, insoucieux et tranquille, de ses destinées. Païen, il a bien été amené à écrire la Politique Religieuse, et ceci dans la préface : « Le catholique royaliste qui se demandera ce que je viens faire chez lui comprendra que la faute en est à notre siècle qui s’est mis à l’envers. Si le siècle était à l’endroit, ce n’est pas de la politique religieuse que j’écrirais. Il n’y aurait pas lieu d’en écrire. Mes idées, mes efforts constants, ces pages même sont le signe de mon regret[67]. » Ainsi la théorie de la France intégrale sera faite, si M. Maurras la formule, du point de vue de la France blessée et diminuée. Mais la sincérité et la vie de cette théorie seront prouvées et nourries par l’effort qui aura été tenté pour panser cette blessure et compenser cette diminution.

D’autre part la clairvoyance qu’impliquera une telle théorie sera faite aussi du regret avec lequel elle aura été formulée, du lointain dans lequel elle sera apparue et de l’absence sur laquelle sa présence idéale se sera détachée. Il se passe dans le temps un phénomène analogue à celui que M. Maurras constate justement dans l’espace. Parlant de la Flandre, de la Bretagne, de l’Alsace, il écrit : « Tout peuple prospère occupe, outre sa zone propre, une zone prochaine où son génie pénètre et rayonne, où son esprit s’épand par un effort, parfois inconscient, de prosélytisme moral… Par un étrange phénomène, c’est souvent dans ces Marches, peuplées de races hétérogènes, que le sentiment de l’union morale à la patrie se trouve être le plus puissant. Ainsi les races alliées, à qui Rome conférait son droit de cité, devenaient romaines de cœur.[68] » Cela tient à ce que précisément cette position permet de voir, jusqu’à un certain point, la France d’un point de vue étranger tout en restant Français. « Nous sommes déjà quelques-uns, n’est-il pas vrai ? mon cher Barrès, à élever, vous sur les Vosges, moi au bord des étangs, ce que vous nommeriez les premiers bastions du nationalisme intellectuel. » écrivait M. Maurras en 1895. Je parlais plus haut d’une littérature de génies. Il existe aussi une littérature de bastions, que M. Barrès a heureusement pourvue d’un vocabulaire et d’une conscience. J’entends par bastion la défense spontanée du génie français contre un danger extérieur d’envahissement intellectuel, la conscience qu’il prend de lui-même et la réaction qu’il produit à l’une de ses extrémités particulièrement délicates et menacées. Les Bastions de l’Est dont M. Barrès a élevé le monument sont les plus actuels, les plus typiques, et l’histoire fait d’eux, au moment où j’écris ces lignes, les foyers de la planète embrasée. Les bastions du Midi, que M. Maurras avant l’affaire Dreyfus se proposait d’élever au bord de ses étangs plus paisiblement qu’il ne le fit depuis, sont dressés au nom de la lumière, au nom des idées plastiques et solides, au nom du patrimoine classique contre tout ce qui les menace, par l’Orient et par le Nord, d’immense, de puissant et de confusément mystique : défense de ce patrimoine méditerranéen dont la musique de Carmen apportait au rêve de Nietzsche la présence sensible et sensuelle, et dont l’Hymne à la Race latine, de Mistral, sera un jour la Marseillaise, « la Marseillaise commune de l’Occident et du Midi européens, si jamais notre civilisation menacée peut réunir tous ses pupilles autour de la force et de l’intelligence française contre la barbare anarchie germaine »[69]. Il y eut au XVIe siècle de véritables marches du Sud-Est, et le couple de Henri IV et de Montaigne fut une sorte de bastion, bastion du bon sens complet et harmonieux contre le « quichottisme » espagnol. Du côté du Nord, jusqu’à ce que Richelieu, Louis XIV et Vauban aient augmenté la carapace nationale, le vrai bastion c’est Paris : la Satyre Menippée forme un beau morceau de la littérature de bastions. La Bretagne littérairement un peu endormie au temps de l’ancienne France s’éveille avec Châteaubriand pour constituer encore une littérature de bastions : bastion de la vieille terre celtique et fidèle contre des nouveautés auxquelles elle s’adapte mal. Châteaubriand, Lamennais, Renan, Villiers de l’Isle Adam, forment comme les quatre talus tourmentés d’une âme et d’une terre où se pose tragiquement le problème du passé qui s’en va. Michelet dans son Tableau a vu ce caractère de bastions symétriques à nos deux pôles littoraux, le breton et le provençal. Contre-épreuve : ni la vallée de la Loire, ni la Bourgogne, les pays du liant et des routes ouvertes, ne vous présenteront dans leur littérature et leur pensée cette figure de bastions. À trois siècles successifs, la Bourgogne offre avec Bossuet, Buffon, Lamartine, l’image harmonieuse, l’union amicale et forte de toutes nos puissances vivantes, la figure même de la grande route royale et française. C’est à elle peut-être que s’appliqueraient des lignes comme celles-ci : « Les Français modernes, dont les pères ont été trop heureux et qui ont besoin d’être avertis de la gravité d’une épreuve que tout prépare, ne trouveraient nulle part ailleurs (que dans la Divine Comédie) d’avertissement plus complet ni aussi pressant. Cette leçon de Dante pourra suffire à leur inspirer de la vigilance. Par ce grand personnage de la plus haute élite humaine de tous les temps, ils pourront éprouver par le cœur et les yeux ce qu’est une terre conquise et ce que vaut un noble peuple s’il a eu le malheur de se laisser recouvrir par la barbarie[70]. » Il convient que l’altissimo poeta figure la pointe extrême, la flèche de lumière d’un bastion élevé sur les bords de la mer latine.

Les alpinistes estiment que le panorama du Cervin serait le plus beau des Alpes s’il n’y manquait précisément le Cervin. La littérature de bastions, en considérant la France d’une lisière, d’une frontière, intègre, par un détour, autant que possible le point de vue français dans le tableau même de la France. Ce tableau depuis Michelet nous apparaît comme un morceau de géographie humaine, comme un ordre dans l’espace. M. Maurras, plus sensible à l’œuvre de formation historique de la France, le conçoit comme un ordre dans le temps, comme une tradition organique et choisie : « Par delà la Révolution, par delà Jean-Jacques et Genève, qui nous embrouillèrent de germanisme et de bibliomanie, par delà l’anarchisme hystérique soufflé de l’Orient, il existe une noble et pure tradition de la France, bien reconnaissable à ce qu’elle est heureuse pour les Français, que les œuvres inspirées d’elle réussissent complètement et que hors d’elle nous ne réalisons rien de pur. » Tradition, analogue à une conscience, et qui se développe harmonieusement d’un intérieur ; bonheur et pureté c’est-à-dire santé ; qualité d’un beau corps et d’une belle vie, — tout ce qui fait que nous pouvons adresser à un être, à une chose, les paroles d’Ulysse à Nausicaa, à cette figure de palmier délien vers laquelle l’âme naufragée marche nue et boueuse. Cette tradition on ne L’incarnera pas dans une idée préconçue, messianique et raide, on ne l’étalera pas sur le lit de Procuste d’un concept auquel elle devra s’ajuster. On la verra fleurir spontanément comme une bonne fortune, comme une conquête heureuse sur un destin indifférent ou hostile, comme un mélange de chance et d’expérience qui se sont fondus et consolidés peu à peu. La science de la bonne fortune analyse précisément pour les favoriser et pour les reproduire ces coups d’une destinée privilégiée.

D’abord elle constate sans grande difficulté la vérité de cet apophtegme que Jaurès écrivait avec enthousiasme sur une belle pancarte : « Les choses ne se font pas toutes seules. » Il faut convenir que Michelet, dans son Tableau, — qu’il est pressé de conduire à la Fête des Fédérations — laisse aller pour expliquer la France le jeu des actions géographiques et anonymes. De là d’ailleurs les colères de M. Maurras, qui voit en lui le théoricien d’une France décapitée et lui garde à peu près les sentiments et le geste du garde du corps Pâris pour Lepelletier de Saint-Fargeau. Vapeurs confuses et mortelles des marais de Marthe ! « Les Orientaux ne voient pas ce que nous voyons, nous autres vieux Français, soutenus de substance grecque et romaine, ils ignorent que l’homme est un facteur, une énergie artiste, un pouvoir modificateur. Le cerveau humain décompose l’univers pour le recomposer selon ses desseins. Dans l’histoire de la formation de la France, nos forces ethniques tiraient à hue, nos forces géographiques tiraient à dia, et nos forces économiques en un troisième sens peut-être. Comme le Dieu d’Anaxagore, la pensée capétienne fit converger ces trois forces en un même plan, et chacune trouva son expansion heureuse[71]. » La pensée capétienne n’a d’ailleurs rien d’une grande pensée individuelle et d’un coup de génie : M. Maurras reconnaît que presque tous ses rois ont été des gens assez honnêtes et appliqués, dont aucun n’eut de qualités extraordinaires, ne tint la place d’un César, d’un Charlemagne, d’un Pierre le Grand, d’un Frédéric II, d’un Napoléon. Leur valeur est une valeur de famille, de suite et de série. J’ajouterais que les vrais fondateurs de la famille, la grande série directe qui va de Louis VI à Philippe le Bel présentent même un aspect fort caractéristique : un grand roi (Louis VI, Philippe-Auguste, Saint Louis, Philippe le Bel) alterne avec un roi effacé, fautif ou médiocre (Louis VII, Louis VIII, Philippe III, les fils de Philippe IV) et la série ressemble à ces cordées d’alpinistes où celui qui tombe est retenu par les deux hommes solides auxquels il est attaché. Avec moins de régularité, les mêmes traits se retrouvent dans les branches suivantes de la race.

Ces rois présentent le type pur de l’homme appuyé sur une famille. Mais la famille elle-même ne se conçoit qu’appuyée sur le pays et par le pays. Cette multiplicité de l’action anonyme dans l’espace et dans le temps, ce nombre indéfini, ces lignes entrecroisées réintègrent un peu dans l’idée de la construction capétienne les puissances de vie obscure et de complexité fuyante contre lesquelles la définissait M. Maurras. Certes l’histoire ne va pas toute seule, mais il est inévitable que l’homme voie sous l’aspect d’une nature, considère comme équivalent d’une nature spontanée le nombre illimité et pratiquement inconnaissable des actions individuelles qui s’y enchevêtrent. Une action individuelle privilégiée, que l’esprit isole et abstrait comme le νοῦς (noûs) d’Anaxagore, sert ici pour la pensée, comme elle en a servi pour la nation, de mythe constructeur et bienfaisant. Mais M. Maurras rappelle que dans une conférence contradictoire où il prit la parole, un opinant « ayant répondu à un exposé des grandes actions de nos rois que les rois n’avaient pas été seuls à les faire et qu’ils avaient eu avec eux toute la nation », il eut « le plaisir extrême de donner le signal des applaudissements »[72]. L’idée qui réunit ici nation et roi, qui ne permet de les dissocier qu’abstraitement et artificiellement, c’est l’idée de l’intérêt français. Parlant du dernier livre du duc de Broglie, M. Maurras écrit : « C’est le grand charme de ce livre. On y est avec un esprit qui se meut du centre des choses, qui y revient toujours. Le centre des choses, en politique française n’est autre que l’intérêt français[73]. » De cette Acropole intellectuelle M. Maurras, pour construire sa théorie de la France, retrouve en quelque sorte le mouvement par lequel la France s’est formée ; c’est exactement le système de critique qui nous installe par le centre dans une œuvre d’art, qu’il s’agisse d’une statue, d’un édifice ou d’un poème, nous amène à la suivre du dedans, à en épouser l’ondulation et le rythme. « Celui qui a le sens historique, dit Amouretti dans l’Enquête, et qui contemple dans son ensemble l’admirable développement harmonique de la France et des Capétiens, sent des frémissements de plaisir au plus profond de son cerveau[74]. » M. Maurras apporte à son belvédère français, au bastion qu’il a construit sur le bord des étangs, une sensibilité et une raison pareilles à celles qui l’agenouillaient sur l’Acropole devant une colonne des Propylées. On conçoit dès lors la manière dont il a reconnu dans la discipline d’Auguste Comte et dans l’institution positiviste les sœurs exactes et fidèles de la discipline française et de l’institution monarchique. De la « déesse France » il pourrait écrire intégralement ce qu’il écrit dans son essai sur Comte du Grand Être positiviste : « Du jour où s’établit cette Religion Positive, l’ordre, devenu la condition du progrès, impose le respect spontané de la tradition, bien mieux, l’amour de ce noble joug du passé, et, d’une façon plus générale, le sentiment de la supériorité de l’obéissance et de la soumission sur la révolte. Tout le monde subit la loi, le sage la connaît, mais l’homme pieux l’affectionne. Si donc le culte du Grand Être humain se propageait et s’imposait, les relations de dépendance universelle et d’universelle hiérarchie seraient précisément l’objet de ces exaltations, de ces enthousiasmes et de toutes les agitations sensitives, qui s’exercent aujourd’hui en sens opposé : ce grand facteur révolutionnaire, l’humeur individuelle, le sentiment, l’Amour serait l’auxiliaire de la paix générale[75]. »

De ce point central, de cet autel domestique et national, M. Maurras lui aussi, prenant pour colline de Sion ses hauteurs d’Aristarchè, nous donnera sans doute un jour ces Bastions du Midi, cette théorie de la France, cette Anthinea française. Nous savons quels éléments esthétiques et quels éléments religieux elle comporterait, quelle idée de la beauté classique, quelle idée de tout catholique y seraient incorporées. Du point de vue politique, du point de vue national et nationaliste, l’être de la France, comme celui de toute nation européenne, impliquerait trois idées originelles : celle d’un ennemi, celle d’un chef, celle d’une continuité. Un ennemi contre lequel nous avons dû nous ramasser et nous constituer, un chef autour duquel nous avons dû nous grouper et nous organiser, une continuité par laquelle nous avons dû nous perpétuer et nous accroître.

IX
L’ANTI-FRANCE

L’ennemi c’est l’Allemagne, et M. Maurras est de ceux qui n’ont pas attendu 1914 pour lui ménager leur persévérante antipathie : tout le monde a présente à l’esprit la campagne clairvoyante d’avant-guerre menée près de lui, dans l’Action Française, par M. Léon Daudet. M. Maurras s’est réservé le spirituel de la défense anti-allemande, et les articles sur le Service de l’Allemagne, écrits en 1895 et recueillis dans Quand les Français ne s’aimaient pas, le montrent dès cette époque en communauté de pensée avec M. Maurice Barrès, pourvu de ce que M. Louis Bertrand appelle le sens de l’ennemi, armé de toutes ses méfiances et de toutes ses haines contre le germanisme. En opposition à sa théorie de la France, il a donné en des pages éparses une théorie de l’Anti-France, écrit son chapitre des Inimitiés Françaises.

M. Maurras a dit un jour, je ne sais plus où, que lorsqu’il était enfant le plus bel exploit militaire lui paraissait être de s’emparer des canons de l’ennemi et de les retourner contre lui. C’est un peu la manière qu’il emploie dans son offensive intellectuelle contre l’ennemi héréditaire. Vers 1895 on traduisit en français les Discours à la nation allemande, de Fichte, et ce fut une des lectures qui frappèrent le plus M. Maurras. Il se proposait déjà et il se proposa davantage encore par la suite, l’affaire Dreyfus aidant, de consacrer sa vie à adresser des Discours analogues à la nation française. Évidemment la France de 1895 n’était pas dans la position de l’Allemagne de 1806, mais M. Maurras la voyait sur la pente qui devait l’y conduire. Il la voyait conquise et minée par des infiltrations, avant d’être recouverte et ruinée par le torrent. Il pensait discerner les causes du mal et ses remèdes. Il se proposait de déterminer, comme le philosophe de l’Université de Berlin, une réforme intellectuelle, condition de la réforme nationale.

« Ce n’est point notre genre humain, mais son Allemagne que Fichte a renouvelée. Regardons comme il s’y est pris. Il a suivi l’instinct, cet instinct des peuples vivaces, vaincus sans qu’on les ait domptés. Il s’est décerné à lui-même et aux siens d’énormes éloges. Il a violemment injurié le vainqueur. Une apologie enflammée de sa race, une critique amère du Français, c’est tout l’intéressant de ces oraisons ampoulées. Mais la critique est belle de furie et de cécité volontaire. Quel mépris des langues latines ! Quelle horreur de l’esprit latin ! Quelle force à marquer l’esprit des deux races ! L’une est la mort, l’autre la vie[76]. »

Ainsi M. Maurras s’est proposé de renouveler non le genre humain, mais la France, en la ramenant à ses racines traditionnelles. Il a fait appel à l’instinct en l’éclairant par la raison. Il a construit une apologétique de l’esprit classique, de la France monarchique. Il a violemment injurié l’ennemi extérieur et l’ennemi intérieur, dont il a placé les deux têtes sous le même bonnet rouge. Sa critique compte entre ses beautés un masque furieux, et sa lumière ne se concentre qu’au prix de certaines cécités volontaires. Quel mépris du germanisme ! Quelle horreur de l’esprit allemand ! Quelle force à marquer l’esprit des deux races ! L’une est le mal, l’autre le bien !

La théorie du germanisme esquissée par M. Maurras est simple, et l’on trouvait certainement plus de subtilité dans les écrits des légistes que Richelieu faisait travailler contre l’Empire et l’Empereur. « Depuis le début de la guerre, nous ne cessons de dire que nous avons affaire au Germain éternel, tel que l’a vu César, tel qu’il apparaît tout le long du moyen âge, sous Charles-Quint et pendant la guerre de Trente ans[77]. » Ainsi M. Victor Bérard écrivait au lendemain de la déclaration de guerre son Allemagne éternelle. Il paraissait appartenir aux publicistes et aux historiens de brosser des tableaux sommaires dans le genre du Rêve de Detaille, et de mobiliser, sous les drapeaux de quelques idées générales, derrière l’ennemi en armes tout son passé, sa tradition, sa légende.

L’Allemand, selon M. Maurras, appartient à une espèce inférieure. C’est « un simple candidat à la qualité de Français ». et M. Maurras n’hésite pas à le faire asseoir devant son bureau. Ce mauvais candidat voudrait en remontrer à l’examinateur, et la vérité, selon M. Maurras, est qu’il a mal profité de certaines leçons et bien de certaines autres, qu’il mérite une mauvaise note de moralité, mais une bonne note de gouvernement. De là les boules noires et la boule rouge que M. Maurras, faute de balles et de grenades, laisse tomber dans l’urne.

Côté des boules noires, un vrai buisson de mûres ! L’Allemagne ou les Allemagnes représentent, vues de haut, un déchaînement d’individualisme ; elles portent à sa plus haute puissance cette souveraineté du moi, dont M. Maurras, après l’auteur de l’Évolution de la poésie lyrique au XIXe siècle, fait la marque essentielle du romantisme, — ce cri de la bête : Moi, moi, — qui croasse sur toutes les branches de l’arbre électoral Ce n’est pas un hasard si ce Fichte, qui apparut à M. Maurras comme un révélateur de l’âme allemande, fut, dans sa doctrine théorique, le philosophe du Moi, et si le moi ethnique de l’Allemagne déborda sur la terre en même temps que se construisait son moi éthique en l’empyrée des idées pures. « Tant qu’une doctrine supérieure telle que le catholicisme, telle encore que la civilisation française au XVIIe siècle, lui était juxtaposée et proposée en exemple, il y avait espoir de progrès et de correction pour l’Allemagne. Mais quand la seule doctrine constante qui lui fût offerte de haut fut le conseil d’être de plus en plus conforme au caractère et au génie allemand, quand fut vécue et pratiquée cette formule du jacobinisme historique et philosophique, régulièrement dérivée de la Réforme et du Libéralisme encyclopédique : « Soyons nous-mêmes, ne soyons que nous-mêmes, élevons tous les traits de notre nature au-dessus de tout. » la régression la plus barbare était inévitable pour la Germanie[78]. »

Le maître de musique de M. Jourdain explique par des fautes de musique tous les malheurs des peuples. Tous les vices de l’Allemagne sont expliqués par M. Maurras comme sortis de l’erreur fondamentale commise sur la nature humaine par quatre ou cinq philosophes. « Nous avons beaucoup insisté pour faire recevoir de l’esprit public français l’explication de la barbarie scientifique allemande par cette apothéose systématique de son moi national émanée directement et logiquement inspirée de l’individualisme religieux institué par Luther, de l’individualisme moral établi par Rousseau et Kant, de l’individualisme ethnique et politique construit par Fichte. Cette série Luther-Rousseau-Kant-Fichte avec un débouché vers Nietzsche rend raison du pangermanisme qui n’est expliqué que par là. On peut tourner subtilement autour de la question, comme M. Boutroux, disserter à côté comme M. Bergson : si l’on veut une clef, il y a celle-ci, il n’y en a pas d’autre[79] ». Cet ennemi de l’individualisme reprend avec une superbe bien tranchante les plus considérables de nos philosophes. M. Bergson, au temps de l’union sacrée, avait pensé bien faire en jetant sur la culture allemande quelques grenades intellectuelles : il voyait en elle, si mes souvenirs sont fidèles, le front même du matérialisme, et il n’avait aucune peine dès lors à l’identifier tout comme M. Maurras avec la forme de philosophie qui n’a point son agrément. Tant de bonne volonté chez ce philosophe n’a point fléchi M. Maurras qui lui reproche avec amertume de combattre l’ennemi avec des armes incorrectes, et constate chez lui « une négation aussi effrontée que sournoise de la série Luther-Rousseau-Kant-Fichte[80]. » — Un poilu de Dijon, à son créneau, tua un Allemand qui rampait dans les fils de fer. L’adjudant était derrière lui et le poilu en espérait un compliment. Mais le sous-officier supérieur, natif de Beaune, avait encore sur le cœur les sarcasmes de Piron au sujet des Beaunois : « Vous aurez quatre jours pour avoir tué un Boche avec un fusil dont la plaque de couche n’est pas nettoyée. »

C’est par ces quatre Évangélistes du mal, — ces Kakangélistes — que la barbarie germanique, qui auparavant était une nature, devient un système, une morale, une religion. Ils lui ont fournis une conscience, un langage. Le Suisse Rousseau est le Gothard duquel s’écoulent dans toutes les directions, France, Allemagne, Midi, les fleuves empestés d’erreur.

La théorie du pangermanisme telle que l’expose M. Maurras est une théorie de guerre, et il ne sied pas de le chicaner à ce sujet. Lui ferons-nous observer que l’individualisme religieux né de Luther est moins ardent encore que l’individualisme religieux anglo-saxon ? que ce qui rend raison du pangermanisme ce sont surtout des circonstances historiques et ethniques, l’état de l’Europe centrale avec ses luttes de peuples et de races, sa mosaïque de nationalités et de langues ? Quand M. Maurras écrit qu’« au lieu de trouver ses modèles dans les enseignements du catholicisme romain, dans les mœurs et le goût de la France, dans les types de la civilisation helléno-latine, la nature allemande se prit elle-même pour règle et pour canon », rappellerons-nous que l’évolution de l’Allemagne comporte une succession d’époques de grande docilité à l’égard de modèles extérieurs et d’époques de réaction violente, causée en partie par les abus auxquels a donné lieu cette docilité ? Luther ne s’explique point sans la main-mise du clergé romain, italien sur l’Allemagne. La réaction allemande de la fin du XVIIIe siècle ne s’explique pas sans le siècle de souveraineté intellectuelle française qui s’était établi sur le monde germanique. Le christianisme, le goût classique et l’hellénisme ont eu sur l’Allemagne une autre influence que sur la France, mais ils en ont eu une. Il y a une série Leibnitz-Gœthe-Schopenhauer-Nietzsche, caractérisée par l’ouverture aux inspirations du dehors que repense et que réforme une mentalité germanique. Il y a là en somme les traits généraux de toute civilisation développée, qu’elle soit grecque, française, allemande ou chinoise : l’existence de courants endogamiques et de courants exogamiques qui alternent, se combattent, se fécondent. Tout génie ethnique un peu compliqué a son mode individualiste et son mode conformiste : le Français d’aujourd’hui est individualiste pour tout ce qui concerne la vie publique, conformiste pour ce qui regarde la mode et les mœurs ; l’Anglais est individualiste dans sa vie religieuse et familiale, conformiste dans sa vie extérieure ; l’Allemand est individualiste dans ses pensées et conformiste au regard de l’État. Ces nuances et ces combinaisons, ce fil et cette trame de toute vie nationale donnent bien des étoffes différentes.

D’autre part, le politique d’autorité et de continuité qu’est M. Maurras ne peut pas ne pas admirer ni envier la solidité de la construction politique prussienne et allemande. La boule rouge (à défaut de la blanche réservée aux rois des fleurs de lys) tombe spontanément de sa main. M. Maurras estime que l’Allemagne est aussi indigne de sa bonne constitution politique que la mauvaise politique républicaine est indigne de la France. Mais d’où peut venir ce qu’il y a de bon en Allemagne, sinon de France ? Les Hohenzollern, selon M. Maurras, ont été tout bonnement les plagiaires des Capétiens, ils les ont copiés comme un élève faible copie sa composition, et c’est pourquoi ils ont fait de bonne besogne. La persévérance avec laquelle ils ont accompli cette besogne cadre en tout cas assez mal avec l’individualisme dont M. Maurras fait le trait principal du caractère allemand. « Le sujet allemand, dit M. Maurras, peut supporter une règle, mais l’Allemand souverain n’en a d’autre que sa fantaisie ou son intérêt. Par rapport à l’Europe et au monde, c’est un anarchiste[81]  » Evidemment l’Allemand souverain n’est pas le souverain allemand : n’empêche que les Hohenzollern se sont élevés parce que chaque prince s’y considérait comme « le premier ministre du roi de Prusse ». Et ils ont comme nos rois à nous travaillé non pour l’Europe et le monde, mais pour leur patrimoine et leur État.

M. Maurras estime dans l’Allemagne des qualités extérieures qui sont des moyens et qui eussent mérité par leur mécanisme parfait d’être employées à des fins françaises. Les sorties contre le « militarisme allemand » ne lui plaisent pas. « Il s’agit de nous faire mépriser dans l’Allemagne ce qui en fait la force, il s’agit de faire croire aux Français que ces merveille de préparation et d’organisation militaire représentent quelque chose d’inférieur et même de corrupteur[82]. » Ce qui est inférieur et corrupteur ce sont les fins au service desquelles elles ont été mises, c’est l’esprit des quatre anabaptistes, de Luther à Fichte. M. Maurras sépare de l’âme allemande le matériel de l’Allemagne. Autant il déteste l’une, autant il envie l’autre. Il dénonce particulièrement le danger de l’attitude contraire, celle qui consiste à comprendre le genre allemand, à sympathiser avec lui, à goûter ses formes d’intelligence et de beauté, mais à dénigrer et à mépriser la carapace extérieure, la force défensive et agressive, le militaire de l’Allemagne. C’est le moyen qui nous mène fatalement à déclasser et à désapprendre la nécessité et l’usage de la force, à nous éteindre misérablement devant des idéaux artificiels.

Ainsi l’existence d’une Anti-France rend au nationalisme français de M. Maurras certains services. L’Allemagne lui a montré comment un peuple conquis par l’étranger peut se relever si la tête est sauve, s’il a gardé un pouvoir spirituel capable de lui désigner ses valeurs nationales. Elle lui a montré le besoin de force matérielle, première condition pour qu’un idéal soit réalisé, pour qu’un droit sorte du néant. Tous ces traits accompagnés, comme dirait Spinoza, de tristesse, il les a transportés dans le monde lumineux où ils sont accompagnés de joie. Il a conçu la pensée d’une œuvre de réforme intellectuelle et de Discours à la nation française sur ses intérêts et ses destinées. Il a compris, de 1895 à 1918, la leçon que donnait à ses rivaux l’Allemagne impériale et militaire : Soyez forts, ou subissez-moi. « Au temps de l’Union d’autrefois où nous allions et nous avancions dans le monde, nos fronts étaient laurés et nos bras chargés de butin[83]. » Il s’est tenu des deux mains à ces deux bouts de la chaîne, le spirituel et le matériel : qu’importe si les chaînons intermédiaires traînent parfois dans des ténèbres un peu confuses ?

X
L’IDÉE DU ROI

Une préoccupation doit primer aujourd’hui, pour une pensée politique, toutes les autres : le maintien de la société, le salut public, les conditions nécessaires pour que le laurier décore à nouveau la pensée sur les fronts, pour qu’un riche butin comble encore des bras intrépides. Mais cet ordre d’intérêts, dans sa suite et sa solidité, n’est possible que s’il est soutenu par un ordre plus vivant et plus profond, un ordre de sentiment qui est la patrie, faite de notre terre et de nos morts. C’est à cet ordre que s’en tient M. Barrès. M. Maurras, lui, remarque qu’au temps de notre prospérité monarchique ce sentiment demeurait implicite, à fleur de terre, s’exprimait peu. Je ne sais même si au fond le sentiment pur et nu de la patrie ne paraîtrait pas à M. Maurras un sentiment dangereux, si par exemple le déroulédisme et le barrésisme ne lui ont pas inspiré une méfiance rentrée, qu’il lui était impossible de professer ouvertement. Je m’explique.

Si par exemple le Tableau de la France de Michelet ne trouve pas grâce devant ce traditionaliste, c’est, disions-nous, qu’il correspond dans l’Histoire de France, à ce qu’est dans l’Histoire de la Révolution la Fête des Fédérations. Les Fédérations, comme la France du Tableau, c’est pour M. Maurras une France factice, précaire, décapitée, une France qui se reconnaît ou se constitue sans le roi. L’Angleterre, a dit Michelet, est un empire, l’Allemagne une race, la France une personne. Cela, pour M. Maurras, ne signifierait rien. Ce qui est une personne, c’est le roi ; ce qui est une personne continuée, perpétuée, c’est une famille, la famille des rois capétiens. Et si Michelet a pu appeler la France une personne, c’est qu’il apercevait dans le miroir français le reflet de la personne royale, c’est que la Fête des Fédérations ressemble sur la terre de France à cette illumination crépusculaire des Alpes qui se développe sur leur couronne lorsque le soleil est tombé derrière l’horizon. La Révolution met le Français en face de la France comme le protestantisme met le fidèle en face de la Bible : sans médiateur, sans régulateur, sans Tradition qui interprète cette Écriture. Entre l’individu qui passe et le pays qui demeure, il faut un délégué à la durée, qui participe de l’un et de l’autre, qui adapte l’un à l’autre : ici le corps perpétuel de l’Église romaine, là le corps perpétuel d’une famille.

M. Barrès qui incarne les formes les plus hautes, les plus complètes et les plus délicates du nationalisme sans le roi signifierait assez bien, ici, la filiation de Michelet et de Rousseau. Il a donné en sa pleine richesse la formule du patriotisme direct et sentimental tel qu’il éclate dans la Fête des Fédérations : l’homme en face de la terre écoute la source et l’horizon, la colline et la prairie exhaler leur musique et lui composer une âme. La Colline Inspirée dénonce le péril de cette attitude en matière religieuse ; un maurrasien en écrirait le pendant politique. Les Amitiés Françaises rappellent par bien des traits l’Émile de Rousseau, mais c’est un Émile où l’enfant comme un jeune héritier comblé est mis en présence de tous les sourires et de toute la tendresse de la nature et de l’histoire. Élément de plaisir qui entre d’ailleurs dans tout nationalisme, et que M. Maurras serait évidemment le dernier à exclure. Dépouillé de son caractère sensible et sensuel, présenté simplement à la raison et au bon sens, il deviendra la connaissance de l’intérêt général, telle que le nationalisme de M. Maurras aussi bien que celui de M. Barrès s’efforce de la répandre. Que la notion de l’intérêt général puisse ainsi descendre dans l’opinion et régner sur elle, on le jugera possible ou non selon que l’on présumera beaucoup ou que l’on se méfiera beaucoup de la nature humaine, que l’on aura sur elle une vue optimiste ou pessimiste. La morale de Spencer qui se propose de faire coïncider chez tous l’intérêt général avec l’intérêt particulier fut présentée en 1882 par Gambetta et son entourage comme devant fournir la vraie morale d’une démocratie. Mais écoutez un philosophe qui juge la nature humaine à sa vraie valeur.

« Pour fonder un État parfait, dit Schopenhauer, il faudrait commencer par faire des êtres à qui leur nature permettrait de sacrifier absolument leur bien particulier au bien public. En attendant, on approche déjà du but là où il existe une famille dont la fortune est inséparablement unie à celle du pays ; de la sorte elle ne peut, au moins dans les affaires d’importance, chercher son bien en dehors du bien public. C’est de là que viennent la force et la supériorité de la monarchie héréditaire[84]. » Et bien des années après, écrivant les suppléments à son grand ouvrage, il ajoutait : « La grande valeur, l’idée maîtresse même de la royauté, me paraît consister en ceci, que, l’homme demeurant toujours l’homme, il faut en placer un assez haut, lui donner assez de pouvoir, de richesse, de sécurité et d’inviolabilité absolue, pour qu’il ne lui reste plus rien à souhaiter, à espérer et à craindre pour lui-même ; par ce moyen l’égoïsme existant en lui comme en chacun de nous est en quelque sorte annulé par neutralisation, et il devient alors capable, comme s’il n’était pas homme, de pratiquer la justice et d’avoir en vue non plus son propre bien, mais uniquement le bien public. C’est là l’origine de cette considération pour ainsi dire surhumaine qui entoure partout la dignité royale et creuse un si profond abîme entre elle et la simple présidence. Aussi doit-elle être héréditaire et non élective : en partie pour qu’aucun individu ne voie dans le roi un égal, en partie pour que le roi ne puisse veiller aux intérêts de sa postérité qu’en veillant aussi à ceux de l’État, dont le bonheur est alors confondu avec celui de sa famille[85]. » C’est exactement à cette « institution d’un régime de chair et d’os animé d’un cœur d’homme[86] » que M. Maurras oppose un État « ou l’intérêt général et central, quoiqu’attaqué et assiégé par tous les autres intérêts, n’est pas représenté, n’est donc pas défendu par personne, sinon par hasard ou par héroïsme ou par charité, et n’a, en fait, aucune existence distincte, n’existant qu’à l’état de fiction verbale ou de pure abstraction[87]. » Quand Montesquieu disait que la vertu est le principe des Républiques, il indiquait jusqu’à un certain point la nécessité de cet héroïsme ou de cette charité nécessaires à la sauvegarde de l’intérêt général.

L’idée du roi, ou plutôt l’idée dynastique, n’est donc, comme l’indiquait déjà le Nicoclès d’Isocrate, que l’idée de l’intérêt général, réalisée sous une forme plus personnelle, Idée de l’intérêt général dans l’espace en tant qu’il constitue une nation, et dans la durée en tant qu’il institue une tradition « soit que, à petites journées, le bâton de touriste à la main, on hume délicieusement le parfum de chaque fleur de France, soit que, dans une course brusque, on respire en un seul coup le composé français essentiel, il faudrait être dénué de tout cœur et de tout esprit pour ne pas élever sa reconnaissance sensible et intellectuelle vers ceux qui nous ont procuré ces joies[88]. » Ces lignes d’Amouretti dessinent la pente qui conduirait des Amitiés Françaises à un sentiment et à une raison monarchiques. L’idée du roi s’impose à l’intelligence de M. Maurras avec le caractère plastique, réel et vivant des formes sculpturales qu’il analyse dans la Naissance de la Raison. La reconnaissance du cœur se fond ici avec une connaissance de l’esprit. La Théorie de la France impliquera, comme son noyau une théorie de la dynastie capétienne, et cette théorie de la dynastie impliquera une action pour la restauration capétienne. Cette théorie et cette action, cette image nette du délégué à la durée ne sont autre chose que le sentiment et l’exigence de la vraie durée française. M. Maurras ferait siens le suc et la sève du discours de d’Aubray dans la Satyre Menippée : « Nous demandons un roi et chef naturel, non artificiel ; un roi déjà fait et non à faire… Le roi que nous demandons est déjà fait par la nature, né au vrai parterre des fleurs de lis de France, jetton droit et verdoyant du tige de saint Louis. Ceux qui parlent d’en faire un autre se trompent et ne sauraient en venir à bout… On peut faire une maison, mais non pas un arbre ou un rameau vert ; il faut que la nature le produise, par espace de temps, du suc et de la moelle de la terre, qui entretient la tige en sa sève et vigueur. »

Il ne s’agit donc pas, pour M. Maurras, de l’idée monarchique abstraite, comme il y a une République abstraite, il ne s’agit pas d’un prince quelconque, il ne s’agit pas, surtout, de la dynastie commençante et usurpatrice des Bonaparte. La science de la bonne fortune intervient pour nous en faire rejeter la pensée. La monarchie capétienne, en huit cents ans a fait progressivement la France ; la monarchie corse l’a laissée défaite à Waterloo et à Sedan. « On a beau dire que ce ne serait pas le même empereur, ni la même constitution impériale ! Ce serait toujours la maison de Corse, la maison d’un parti, d’un clan, d’un plébiscite, non la maison de France visitée par l’ombre de tous nos morts, habitée de leurs cendres, pleine de leurs autels, possédée de la mâle et vigilante inquiétude le notre avenir[89]. »

La mâle vigilante inquiétude de notre avenir.. Les mots ont ici leur poids juste et beau. L’ordre politique monarchique représente dans notre histoire un ordre mâle, dorique, — qui s’abâtardit au XVIIIe siècle dans la sensibilité, dans ce règne féminin, parure et danger de notre culture française. Règne féminin qu’il ne faut pas enfermer dans la seule catégorie du sexe. « Les pires maîtresses du pire des princes, dit l’auteur du Romantisme Féminin, ont toujours été moins funestes que les caprices parlementaires ou dictatoriaux de la souveraineté nationale[90] ». Ces courants d’opinion qui traversent une foule parlementaire ou une foule plébiscitaire, cette nervosité qui afflue sans cesse dans tous leurs mouvements et dans toutes leurs décisions, cette instabilité de leur humeur les relient assez exactement à cet ordre féminin que le politique, en M. Maurras, a poursuivi obstinément chez les romantiques. Il semble que la loi salique garde à la royauté française son sel, son style, analogue à celui que notre littérature classique reçoit de Malherbe, analogue au style que le XVIIe siècle maintient contre l’imagination. La politique révolutionnaire fut un débordement de cette imagination romantique, que la raison française savait auparavant endiguer, canaliser, utiliser. « Politique d’agrandissements inconsidérés et brutaux ou politique des nationalistes en Europe, les deux régimes se valent. Romantisme pur. C’est la force classique, c’est une sorte de politique romaine, imitée du sénat de la ville éternelle, que les souverains de la famille Capétienne ont employée à la formation de la France : ce n’est pas autrement qu’ils sauront travailler à sa rénovation[91]. » On trouvera peut-être que je force ici les rapprochements entre des ordres différents et que je sollicite artificiellement quelques phrases éparses de M. Maurras. Mais M. Lavisse, dans une préface qu’il écrivait il y a une trentaine d’années pour le Saint Empire Romain de Bryce définissait l’œuvre de la monarchie française par les normes mêmes du classicisme français : « La royauté capétienne a une politique transmise de père en fils. Si grande que soit son ambition, si haute l’idée qu’elle a de sa dignité, elle applique ses efforts à des objets peu nombreux et déterminés. Son horizon est étroit : elle se place bien au centre et l’embrasse tout entier. Le roi allemand ne voit pas l’horizon : toujours par voies et par chemins, il chevauche dans le vague à la recherche de l’indéterminé[92]. »

La réussite sinon continuée du moins générale de la politique capétienne implique comme la condition de sa bonne fortune une vigilance sans cesse en haleine sur tout un détail d’intérêts délicats. Aux questions qui intéressent une continuité nationale, la vie même d’un peuple, il faut cette attention perpétuelle qui a pour organe, avec une famille qui les incarne et les représente, un personnel stable, parfois héréditaire, comme l’étaient autrefois les incomparables commis des affaires étrangères, comme le fut, sous des rois médiocres, le Foreign-Office anglais. La politique étrangère, objet capital de l’activité politique, vit de continuité et meurt de discontinuité et d’incohérence. Sur cette idée capitale de la continuité monarchique opposée à la discontinuité d’une démocratie, M. Maurras a écrit son livre de Kiel et Tanger, et, plutôt que d’examiner ses idées dans leurs principes généraux qui énoncent fortement quelques vérités de sens commun, je préfère les suivre dans leur application aux événements de la politique extérieure républicaine, là où ces principes devraient s’assouplir, se colorer, permettre à toutes les nuances du jugement d’épouser la complexité des faits et la mobilité de la durée.

XI
DE LA CONTINUITÉ POLITIQUE

Kiel et Tanger porte pour sous-titre : la République Française devant l’Europe, C’est un essai de démonstration que la politique extérieure est interdite à un état républicain et que le plus sage pour lui sera de n’en pas faire du tout. Une république radicale, pour qui la « politique extérieure » consiste à passer, en Asie-Mineure, les subventions des instituteurs congréganistes aux instituteurs laïques et à aligner à la Haye les clauses de traités d’arbitrage, sera moins dangereuse qu’une République opportuniste et modérée qui aura l’illusion de pouvoir faire quelque chose, s’essaiera aux longs espoirs et aux vastes pensées, et s’allongera nécessairement par terre comme un Sancho Pança monté sur un pur-sang. « J’apporte, quant à moi, une démonstration précise de cette vérité que : sept ans de politique d’extrême-gauche, les sept ans de révolution qui coururent de 1898 à 1905, firent à la patrie française un tort beaucoup moins décisif que les trois années de République conservatrice qui allèrent de 1895 à 1898. En se donnant à elle-même l’illusion d’un certain ordre public au dedans, d’une certaine liberté d’action au dehors, la République conservatrice nous a perdus : c’est elle qui nous a placés entre l’Angleterre et l’Allemagne, comprenez entre les menaces de ruine coloniale et maritime ou le risque du démembrement de la métropole[93]. » Je m’empresse de signaler la légère inexactitude avec laquelle je cite ce texte. M. Maurras a souligné comme capitale la seconde partie de la première phrase, depuis « sept ans », jusqu’à « 1898 ». J’ai fait passer les italiques à d’autres lignes, on verra tout à l’heure pourquoi.

Kiel et Tanger développe et illustre en cinq cents pages ce syllogisme : Il n’y a pas de politique extérieure sans continuité. Or un gouvernement électif et parlementaire manque, par définition, de continuité. Donc il ne peut faire de politique extérieure. Kiel et Tanger est l’histoire de deux politiques extérieures successives, celle de deux ministres qui disposèrent d’un grande mortalis œvi spatium — quelques années — unique dans les annales parlementaires. La politique de M. Hanotaux, celle de Kiel, fut une politique coloniale qui devait nous heurter à l’Angleterre, et qui sombra à Fachoda. La politique de M. Delcassé fut une politique continentale qui, dirigée contre l’Allemagne, nous mena à Tanger, à « l’humiliation sans précédent » (et plus loin… Le livre est arrêté à 1913). Les deux systèmes échouèrent faute de la double continuité nécessaire : continuité dans le temps (manque d’une tradition, d’une suite, politique personnelle des deux ministres responsables devant des ignorants simples comme les parlementaires ou des ignorants doubles comme les présidents Faure, Loubet et Fallières), — continuité dans l’espace (manque de liaison et de coordination de la diplomatie, organe de ruse, avec les services de l’armée et de la marine, organes de force, la politique anti-anglaise de M. Hanotaux coïncidant avec l’incurie maritime de l’amiral Besnard et la politique anti-allemande de M. Delcassé avec les ruines militaires de l’affaire Dreyfus). La première édition du livre est de 1905 — après Tanger. — La deuxième édition est augmentée d’une longue préface qui montre que les essais de réforme de 1905 à 1913, l’expérience Poincaré, ont abouti aux mêmes résultats, — et l’année qui suivit cette deuxième édition s’appelle 1914…

Cette apologie de la continuité politique et monarchique est certainement ce qu’il y a dans l’œuvre de M. Maurras de plus continu, de plus suivi, de mieux composé (comparez-le au décousu fatiguant des Amants de Venise). C’est un beau « discours » (au sens ancien du mot), avec des pages admirables, dans une manière qui rappelle parfois Tocqueville et Prévost-Paradol. Cette opposition de deux versants aide au dramatique. On songe à l’Entretien avec M. de Saci, la monarchie y jouant le rôle du Christus ex machina entre Épictète et Montaigne et faisant souplement le tour de la matière politique comme le christianisme suit le contour complet de la matière humaine. Le livre mérite d’être présenté à des jeunes gens comme une des meilleures lectures qui puissent ordonner l’intelligence et former le jugement, et de voisiner sur un rayon de bibliothèque avec la Démocratie en Amérique et la Réforme Sociale.

C’est également l’un de ceux qui nous permettent de mieux discerner ce qu’il y a de solide dans les thèses de M. Maurras et ce qu’il y a de fragile et d’artificiel dans le ciment qui les attache à la réalité. Le syllogisme de M. Maurras est irréprochable, mais ces concepts exclusifs de monarchie, de continuité, de démocratie, sont susceptibles de tels tempéraments et de telles demi-mesures qu’il faut compléter la pensée vivante avec toutes sortes de dégradations, de nuances, de tons atténués, toute une atmosphère humide qui diffracte et décompose la lumière blanche des concepts.

J’ai souligné ces mots, qui ont sans doute déjà frappé le lecteur : « la République conservatrice nous a placés entre l’Angleterre et l’Allemagne ». Cette situation est fort antérieure au ministère de M. Méline, puisqu’elle a commandé toute notre histoire. Oui dira M. Maurras, mais entre l’Allemagne et l’Angleterre la monarchie a su tailler une France, tandis que la République… En réalité la République s’est trouvée dans une situation difficile d’où elle ne s’est pas tirée beaucoup plus mal que n’ont fait en de telles circonstances les monarchies européennes entre lesquelles elle vivait. Si nous cherchons nos termes de comparaison dans l’espace au lieu de les chercher dans le temps, nous verrons République et monarchies suivre les mêmes traverses, commettre les mêmes erreurs, aboutir, l’année qui suivit Kiel et Tanger, aux mêmes tragédies.

Je crois, contre M. Maurras, que ce n’est pas la continuité et l’intelligence du but, mais la continuité des efforts et l’intelligence des moyens qui ont fait défaut à la politique républicaine. Selon lui la troisième République n’a connu que deux systèmes politiques contraires, le système Hanotaux-Fachoda, le système Delcassé-Tanger. En réalité il n’y eut qu’un système, mené avec une continuité relativement louable, le même sous M. Hanotaux et sous M. Delcassé, mais avec les moyens du moment, — et bien antérieur à M. Hanotaux, puisqu’il a sa double origine dans deux événements à peu près contemporains : le congrès de Berlin et la fondation de la République opportuniste.

Le congrès de Berlin constituait, dans la pensée de Bismarck, une première tentative pour appliquer d’une façon large et décisive, en vue d’une longue paix dont l’Allemagne industrielle avait besoin, le principe politique né au XVIIIe siècle, celui des compensations, principe qui depuis le premier partage de la Pologne fait partie du droit public européen, et que les traités de Versailles et de Saint-Germain ont maintenu en l’enrobant de phraséologie calviniste et révolutionnaire, assure aux dépens des faibles la paix entre les forts. Convoqué par le chancelier pour prévenir une guerre de l’Angleterre et de l’Autriche contre la Russie, le congrès devait servir, en outre, à diriger vers le Sud, par des compensations ottomanes, la politique des vaincus de 1866 et des vaincus de 1871 : d’où l’occupation de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche-Hongrie, la permission donnée à la France par l’Angleterre et l’Allemagne d’entrer en Tunisie quand elle le voudrait.

C’est l’époque précisément où les partis monarchistes sont écrasés, où la République opportuniste et anticléricale s’établit. Elle trouve une situation intérieure délicate. L’idée de la revanche française est considérée par l’Europe, en même temps que la forme républicaine elle-même, comme un élément de menace. 1870, 1873, 1875 ont montré que dans un conflit entre la France et l’Allemagne l’Europe, opinion et gouvernements, serait contre l’agresseur présumé. Si la France concentrait toute sa politique dans la préparation visible de la revanche, elle resserrait d’autant les ententes nouées par Bismarck tant avec la Russie qu’avec l’Autriche. Gambetta avait compris que le moyen de compromettre toute possibilité de revanche était d’en étaler le dessein.

Ce qui détourne alors la politique française de la ligne bleue des Vosges vers la muraille d’or de l’Afrique, ce ne sont pas seulement les suggestions de Bismarck (analogues à celles de Leibnitz en 1672) ce sont les exemples mêmes et la tradition de la monarchie.

Au XVIIIe siècle, la monarchie se trouva placée, à peu près comme la République du XIXe, à un carrefour délicat de nos deux destinées, continentale et coloniale. La question continentale qui se posait pour la France était celle des Pays-Bas. Le renversement des alliances, de 1756, œuvre personnelle de Louis XV qui dut le négocier d’abord comme un « secret » et auquel les bureaux ne se rallièrent qu’assez longtemps après, visait à constituer les Pays-Bas autrichiens en une autre Lorraine. D’après le traité de Versailles, dès que la Silésie aurait été, avec l’aide de la France, reprise sur Frédéric II, la France devait recevoir d’abord, avec Ostende, Tournai et d’autres places, une frontière rectifiée, puis le reste des Pays-Bas autrichiens devait-être constitué en principauté indépendante pour le gendre de Louis XV, l’infant de Panne. La diplomatie française aurait dès lors eu tout son temps pour que la nouvelle Lorraine suivît le destin naturel de l’ancienne, le domaine du gendre de Louis XV la fortune que l’on venait de ménager au beau-père de Louis XV, et pour que l’arbre bien planté donnât son fruit au moment juste. Ce savant instrument diplomatique échoua devant le génie de Frédéric : la tragique fatalité voulut non seulement que la grande partie continentale et la grande partie coloniale se jouassent en même temps, mais aussi qu’un Louis XV, type du roi-héritier, se heurtât au génie d’un Frédéric, type du roi-fondateur, doublé en le fils du roi-sergent par les bénéfices du roi-héritier.

Quand la guerre de Sept ans, mauvaise opération conduite en vertu de bons principes, eût été liquidée, le gouvernement de Louis XV se préoccupa de réparer ce qu’elle avait comporté de désastreux et de consolider ce qu’elle avait produit de favorable. L’alliance autrichienne avait mal réussi à conduire la guerre, elle allait devenir le « système » qui permit à la France de connaître, pour la première fois depuis Charles VII et Louis XI trente belles années de paix continentale pendant lesquelles elle accumula le riche capital humain que gaspillèrent les guerres de la Révolution et de l’Empire. La période des agrandissements continentaux fut considérée comme close pour un long temps : les traités de Westphalie empêchaient tout empiétement sur le corps germanique, où un quieta non movere franco-autrichien paraissait à de sages politiques, comme la guerre de la ligue d’Augsbourg l’avait montré, la ligne de conduite la plus sûre ; les Pays-Bas ne pouvaient être occupés et gardés qu’au prix d’une longue guerre européenne et Vergennes montra une grande clairvoyance en refusant toutes les offres astucieuses de troc faites par Joseph II.

La France de l’ancien Régime comme celle de la troisième République, tourna alors son expansion du côté de la mer, engagea contre sa rivale coloniale la guerre d’Amérique, se refit avec le Sénégal, les Antilles et Saint-Domingue, un domaine d’exploitation fort honorable, et s’appliqua du côté de la Méditerranée à des desseins à longue échéance. Choiseul acheta la Corse, les bureaux mirent à l’étude la question d’Égypte, et Charles X, en 1830, ne fit que continuer la politique bourbonienne : ce n’est point un hasard si Alger fut la dernière conquête sur laquelle aient flotté les fleurs de lis.

M. Maurras admire sans doute comme moi cette solidité politique, mais contre quelqu’un. Quand des circonstances semblables, et trente nouvelles années de paix continentale, conduisent les hommes d’État de la troisième République à une politique analogue, il écrit : « Nos expéditions coloniales doivent être comprises comme des dérivatifs allemands, acceptés par notre gouvernement en vue d’entreprises financières favorables à ses amis. Nul plan d’ensemble[94]. » — Il est exact que jusqu’en 1904 notre expansion n’a pas été gênée par l’Allemagne, pour des raisons évidentes ; il est non moins exact qu’en un temps et en un pays quelconque il n’y a pas de mise en valeur sans entreprises financières, et qu’il n’a jamais été, qu’il ne sera jamais mauvais pour un financier d’être l’ami du gouvernement. Quant à la question d’un plan d’ensemble, elle est complexe. La conquête coloniale, telle surtout que l’a déterminée depuis 1880 la carrière ouverte en Afrique, n’a comporté pour aucun pays un plan d’ensemble préconçu. La logique coloniale est une logique a parte post. Chaque puissance commence par se garnir les mains le plus possible et de tous côtés ; puis, lorsqu’il faut unifier cette diversité, consolider et mettre en valeur ces acquisitions, naissent les plans d’ensemble. Ainsi un plan d’ensemble impérieux commande à l’Angleterre l’acquisition de Malte en 1814, de Chypre en 1877, de l’Égypte en 1882-1904, mais ce plan d’ensemble est déterminé par la possession des Indes et par le problème de leur route. Dans le continent africain lui-même, les plans d’ensemble, pour la France, l’Angleterre et l’Allemagne, sont venus après des conquêtes sporadiques, au jour le jour, faites sans dessein général préconçu, à la suite de voyages d’exploration, de raids militaires ou d’entreprises commerciales privées. Ainsi la dorsale du Cap à Alexandrie, la jonction du bloc africain par le lac Tchad, la réunion des possessions allemandes en un grand empire équatorial obtenu si possible sur le Congo français et belge et l’Afrique portugaise. Là où existe déjà un empire consolidé, où les éléments du problème sont posés, un plan d’ensemble peut et doit être conçu : c’était le cas pour notre Afrique du Nord qu’il s’agissait de mettre en valeur, de compléter et de défendre, ce dont la République s’est acquittée fort convenablement en complétant l’Algérie par ses deux ailes.

Cette analogie entre la politique royale et la politique républicaine, on ne saurait évidemment la conduire jusqu’au bout. Il faut tenir compte de deux grandes différences qui légitiment en partie Kiel et Tanger.

D’abord la République n’a point coordonné sa politique d’après l’état des forces qu’elle pouvait mettre en jeu pour l’appuyer. Après la guerre de Sept ans, Choiseul qui veut rendre à la France sa puissance coloniale, relève la marine, noue le Pacte de famille, achète la Corse. Mais le jour où la hâte de ses préparatifs et la hardiesse de sa politique vont nous conduire à une guerre contre l’Angleterre, guerre prématurée et qui risquera de tourner mal, Louis XV le congédie sans attendre de mise en demeure étrangère et sans se laisser surprendre par un pavé comme celui de Tanger. Vergennes cueillera le fruit qui sous Choiseul n’était pas mûr. Si lassé, découragé et insoucieux que Louis XV fût devenu à cette époque, si dommageables que fussent les rivalités et les concurrences des départements ministériels où, faute de chef présent à tout, les services — guerre, marine, affaires étrangères, — tiraient déjà dans les jambes les uns des autres, on n’approchait pas, alors, de ce que signale M. Maurras : M. Hanotaux conduisant la reprise de la question égyptienne dans le même ministère où l’amiral Besnard inaugurait les quinze années de notre décadence maritime, et M. Delcassé se hissant, pour regarder l’Allemagne en face, sur les épaules du général André et de M. Pelletan. Mais la guerre de 1914 allait montrer de grandes monarchies, Allemagne, Angleterre, Russie, Italie, Roumanie, aussi mal en point que la République pour proportionner leurs desseins politiques à leurs forces militaires. La politique anglaise d’encerclement de l’Allemagne était appuyée sur une armée inexistante, et l’Angleterre ne sut pas mieux que la France voir la guerre mondiale possible au bout de la route où l’avait engagée la politique d’Edouard VII.

Ensuite, ce qui a donné à la politique française ce caractère de malaise et de porte-à-faux dont Kiel et Tanger fait la pénétrante psychologie, c’est un divorce du spirituel et du temporel, assez analogue, en notre politique extérieure à celui que laisse voir notre état intérieur. Intérieurement, le mot République est pris tantôt dans le sens idéal et spirituel, celui de justice, de solidarité, de fraternité sociale, et tantôt dans le sens très matériel de régime parlementaire, de surveillance préfectorale, de comités électoraux, de tout un état temporel à maintenir et à défendre, souvent contre les impatiences même et les critiques de l’état spirituel. Dans notre politique extérieure, le spirituel et le temporel furent pareillement contraires : le spirituel figuré par l’idée de la revanche, le temporel consistant dans la paix garantie par des alliances, dans l’expansion dérivée loin du Rhin par la politique coloniale.

Quand je parle ici de spirituel, de pouvoir spirituel, je ne fais que paraphraser une belle et profonde page de Kiel et Tanger : « La passion de la Revanche tenait chez nous un rôle particulier… C’est une belle chose, mais rare, courte et d’autant plus précieuse que le gouvernement d’un peuple par une idée. Cette idée fut vraiment une reine de France… Un office public aurait dû être préposé à la garde de cette idée-force. École, presse, État, famille, tout le monde aurait dû rivaliser d’attention et de vigilance pour conspirer à ce maintien. En l’absence du Prince, la Revanche faisait briller un reflet, une image de son autorité. Politique du Rhin, retour vers le Rhin, sur les pas de César et de Louis XIV ! Un peu des volontés et des traditions capétiennes subsistait au fond de nos désirs et de nos regrets[95]. » Mais déjà, au temps de Gambetta, l’idée de revanche par les armes avait fait place, même dans le langage patriotique, à celle de justice immanente : terme hybride vrai peut-être dans l’ordre moral, dépourvu de toute signification dans l’ordre politique, et qui voulait dire simplement que l’on ne devait pas renoncer à recevoir les provinces perdues d’on ne sait quel cours naturel des choses. Comment M. Maurras peut-il accuser M. Hanotaux d’avoir « détruit sans pitié l’idée de la revanche ? » M. Hanotaux a hérité d’une politique et d’une situation où l’idée de revanche n’avait plus qu’une situation décorative, spirituelle et morale, dans un pays de suffrage universel et de petits propriétaires qui voulaient la paix, avec une France qui, selon le mot de M. André Tardieu, « avait signifié sa volonté de ne pas demander à une guerre de revanche la réparation du traité de Francfort. » M. Maurras estime que c’est en 1895, lors de l’envoi de la flotte à Kiel, « que toute la fraction avancée, réfléchie et bruyante du gros public français avait compris que son gouvernement lui conseillait l’oubli de la grande idée[96]. » On ferait plus justement remonter cet état au dénouement pacifique de l’affaire Schnœbelé, dix ans plus tôt. Mais le pouvoir spirituel de l’idée ne décrut que lentement. C’est ce pouvoir spirituel qui s’exerçait à la Chambre, tant sur les radicaux que sur les conservateurs, pour les lancer contre la politique coloniale de Ferry, — qui en 1882 détournait de l’intervention en Égypte la presque unanimité de la Chambre, — qui en 1885 déterminait des élections moins conservatrices qu’antitonkinoises, — qui au sortir de l’affaire Schnœbelé désignait Boulanger, comme le pouvoir spirituel du VIIIe siècle avait désigné Pépin. Et, puisque M. Maurras attribue une telle importance à 1895 et à Kiel il aurait pu rappeler un fait très significatif. L’envoi de la flotte à Kiel par le cabinet Ribot avait suscité une grande émotion nationale et parlementaire. Le jour même où M. Ribot défendit, en une grande séance, sa décision devant la Chambre, il déposa un projet de loi pour élever à Paris un immense monument national aux morts de 1870. La loi fut votée, elle n’a jamais été suivie d’exécution. Mais le spirituel et le temporel recevaient en même temps, dans la mesure du possible et dans le plus bel esprit opportuniste, satisfaction. C’était comme la reconnaissance officielle des deux pouvoirs, des deux politiques nationales coexistantes.

Cette politique de défensive et de résignation sur la frontière, d’offensive et d’expansion hors d’Europe, sera très diversement appréciée selon les points de vue auxquels on se placera. On ne peut nier qu’elle ait été suivie avec persévérance, avec un esprit réel de continuité, et d’abord par Jules Ferry qui en fut l’initiateur décisif dans des conditions difficiles, contre une opinion publique méfiante et une opposition parlementaire acharnée. Il plaît à M. Maurras de la briser en deux systèmes opposés, le système anti-anglais de M. Hanotaux, le système anti-allemand de M. Delcassé. Mais de l’un à l’autre, comme avant l’un et l’autre, la même logique et les mêmes principes apparaissent dans leur continuité. Tanger (et pourquoi pas Fez et Casablanca ?) n’est point le contraire de Kiel, mais la suite de Kiel.

Le canal Empereur-Guillaume, inauguré devant toutes les flottes du monde, signifiait que l’Allemagne devenait puissance maritime en même temps que coloniale, qu’une partie de son avenir était sur l’eau, — et bientôt elle figurait, au lieu de la France, la deuxième puissance maritime du monde. Rigoureusement, c’est de Kiel et non de Metz qu’elle est partie en 1914 pour l’aventure où elle s’est brisé les reins. Elle prenait donc automatiquement, en face de l’Angleterre, la place de rivale que nous occupions depuis Colbert. L’échiquier européen se compliquait, et les rapports franco-allemands, entraînés dans les rapports anglo-allemands, cessant d’avoir pour axe l’Alsace Lorraine, tournaient autour de la question qui nous mettait jusqu’alors aux prises avec la seule Angleterre, celle du partage de l’Afrique. L’Angleterre, devant cette nouvelle rivalité, devait liquider naturellement avec son ancienne adversaire, comme la France le fit avec l’Autriche en 1756, les questions jusqu’alors litigieuses ; de là les accords de 1904. La politique de M. Delcassé restait, comme celle de M. Hanotaux, africaine et coloniale. Ni l’un ni l’autre ne disait Alsace-Lorraine. L’un disait Égypte, et l’autre Maroc, mais jusqu’à la guerre, comme Rabelais disait jusqu’au feu, — exclusive. Les deux questions étaient du même ordre, mais d’importance différente : la « réouverture » de la question d’Égypte ne pouvait nous intéresser au même degré que la possibilité de compléter par le Maroc la France africaine du Nord. En tout cas ni l’un ni l’autre, pour personne, ne valait une guerre : la France ne fit pas plus la guerre pour le Soudan en 1898 ou pour le portefeuille de M. Delcassé en 1905 que l’Allemagne elle-même n’était alors disposée à faire la guerre pour le Maroc. Les accords Caillaux liquidèrent la question marocaine avec l’Allemagne, comme les accords Delcassé avaient liquidé la question égyptienne avec l’Angleterre. Ce qui sortait de tout cela c’était un bloc français de Casablanca à Tunis comment peut-on dire que le gouvernement qui l’a constitué n’a pas fait fructifier la graine tombée à Alger, en 1830, des dernières fleurs de lys ?

Il est vrai que, d’une façon générale, cet empire colonial sans doute parce qu’il nous vient en grande partie de la République — timeo Danaos — est considéré avec beaucoup de froideur par M. Maurras. Il cite avec complaisance une ligne de Lockroy, selon qui notre empire colonial « ne recèle pas les richesses qu’on lui attribue ». La belle autorité ! Mais son principal grief est celui que nous avons déjà mentionné, que cet empire colonial est la chose la plus fragile et la plus vulnérable du monde, faute de marine capable de le défendre. On trouve ici à l’état typique tout l’avantage oratoire, tout l’élément de vérité et tous les signes locaux de fragilité qui accompagnent souvent, dans Kiel et Tanger, les démonstrations de M. Maurras.

Remarquons d’abord qu’il n’y a pas de politique coloniale et même de politique quelconque sans risque. L’Allemagne s’était créé un empire colonial relativement important. Elle savait parfaitement que sa marine n’était pas de taille à le défendre contre l’empire britannique, et de fait elle l’a perdu entièrement pendant la guerre. Était-ce une raison pour ne rien faire ?

« Nos actions d’Asie et d’Afrique, dit M. Maurras, toutes déterminées par des affaires financières, demeurent exposées à finir comme de mauvaises affaires. Pour expliquer un tel procédé, l’inconscience de la République, son absence de mémoire et de prévision doit rentrer en ligne de compte : aucun régime, si médiocre et si nonchalant qu’on veuille le supposer, n’eût conçu ni même supporté, en les connaissant, ces incohérences. Il faudrait reculer les frontières de l’ineptie pour imaginer le gouvernement qui se dirait : « Partons coloniser sans nous assurer d’une flotte ! » Un petit État sûr de sa neutralité, la Belgique, ne l’a pas osé, et c’est le roi Léopold II appuyé sur l’adhésion de l’Europe entière qui a tenté le Congo à titre personnel ; la création d’une marine belge aura été l’idée fixe de ses derniers jours, elle est reprise et continuée par le jeune roi qui l’avait soutenue comme prince héritier[97]. » M. Maurras trouve Fichte, dans ses Discours, beau de « cécité volontaire ». Ne participe-t-il pas ici à ce genre de beauté ? Il va de soi qu’un empire colonial implique l’existence d’une flotte marchande, et l’état de la nôtre ne passait point, à la veille de la guerre, pour brillant, mais l’appât des échanges coloniaux était la meilleure façon de l’améliorer. Cependant M. Maurras ne veut parler ici que de marine militaire. Or voit-on la Belgique défendant sa colonie avec des vaisseaux de guerre ? Contre qui ? Contre l’Allemagne, l’Angleterre, la France ? La vérité est que tous les empires coloniaux du monde, belge, hollandais, français, allemand, italien, américain, — avaient ou ont la certitude, en cas de guerre contre l’Angleterre, de voir leurs communications avec la métropole coupées. L’Angleterre, en cas de guerre contre ses voisins, court, on l’a vu depuis, d’autres dangers. Un État comme un particulier compte pour bâtir sur une certaine faveur des circonstances, sur une certaine stabilité, sur la possibilité pour ses intérêts de se concilier avec ceux de ses voisins. Puisqu’en cas de guerre contre l’Angleterre nous aurions perdu notre empire colonial, le mieux était de lier dans la mesure du possible les intérêts de cet empire avec les intérêts britanniques, ou tout au moins de ne pas heurter violemment ces intérêts. C’est à quoi la République se décida après avoir risqué deux fois, au moment du conflit avec le Siam et au temps de Fachoda, la guerre contre l’Angleterre. Il y a là, comme en toute ligne politique, des hésitations et des flottements qui aboutissent à de l’expérience et à un dessein stable.

Mais voilà où nous attend M. Maurras. Si notre empire colonial a besoin, pour vivre, de la tolérance de l’Angleterre (et il oublie que tous les autres empires coloniaux sont dans ce cas) c’est une preuve de plus que nous sommes gouvernés et manœuvrés par l’étranger. « Le pouvoir du roi d’Angleterre sur les affaires de la France s’est prodigieusement étendu au XIXe siècle et dans les premières années du XXe ; il grandira encore, à moins d’un changement de régime chez nous. Même indépendamment de son personnel et de sa politique, notre régime est déjà, quant à son essence, du choix de l’Angleterre. Elle nous a donné la démocratie et la République. C’est à la suite de la guerre d’Amérique, des victoires et des armements de Louis XVI, qui avaient fait perdre le commandement de la mer à l’Angleterre, que celle-ci fomenta la Révolution. C’est à la suite de l’expédition d’Alger qu’elle provoqua les journées de 1830. C’est après sa rupture avec Louis-Philippe qu’elle détermina les journées de février et l’établissement de la seconde république. Enfin la troisième République naquit de la série des intrigues et des conflits européens que l’Angleterre avait subventionnés partout, notamment en Italie, depuis cinquante ans. » Quant à nos expéditions coloniales, elles « donnaient à l’Angleterre une large prise sur nous, prise qui devenait de plus en plus importante et sérieuse que se multipliaient nos succès au-delà des mers[98] ». Le génie monarchique de M. Maurras est ami des explications simples. De même que tout ce qui se fait de bien dans l’État émane d’un principe bienfaisant, le roi, tout ce qui nous est advenu de mal doit émaner d’un mauvais principe, qui est ici l’action de l’Angleterre. Je ne suis pas de ceux qui évoqueront jamais, au sujet du salutaire gouvernement de Louis XVIII, les « fourgons de l’étranger », mais l’auteur de l’Étang de Marthe n’abuse-t-il pas ici du vaisseau de l’étranger ? En pareil cas un homme admiré de M. Maurras, Fustel de Coulanges, avait coutume de demander, et la chanson elle-même le dit : « Avez-vous des textes précis ? » Où sont les textes de M. Maurras ? Ou quel Sherlock Holmes a retrouvé pour lui dans l’histoire du XIXe siècle les traces innombrables de l’or anglais ?

M. Maurras ne nourrissait d’ailleurs nulle haine de principe contre l’Angleterre, mais bien contre le principe républicain. L’essentiel pour lui était de montrer que la République se définit comme le gouvernement de l’étranger, — et de tout l’étranger. Le quai d’Orsay n’abandonne dans Kiel et Tanger la paire de bottines anglaises qu’il nettoie que pour se jeter sur des brodequins allemands à faire reluire et sur des bottes russes à graisser. « La République affranchie de nos Capétiens est en fait la sujette docile du Hohenzollern. Sous la main de l’empereur-roi, notre République ressemble à ces ludions qui montent ou descendent dans le bocal selon les coups de pouce imprimés par le caprice du physicien sur la membrane supérieure[99]. » Les voyageurs pour Berlin mis en voiture, M. Maurras aiguille un train vers Pétersbourg : « Telle quelle, la Russie peut avoir une politique. Telle quelle, en proie au gouvernement des partis, déséquilibrée, anarchique, la démocratie française ne le peut pas. Elle en était donc condamnée à remplir l’office indigne de satellite du tzar ! La pure ineptie de son statut politique plaçait la fille aînée de la civilisation sous la protection d’un empire à demi inculte[100]. » La devise de la fille aînée de la civilisation est devenue celle de Kundry : Servir. Évidemment il ne tenait qu’à nous de laisser se renouer l’alliance bismarckienne des trois empereurs, l’Angleterre et l’Allemagne s’entendre au sujet du Maroc comme elles s’étaient entendues, en un temps d’amitié, au sujet de Zanzibar et d’Héligoland. La République nous a procuré des alliances qui nous ont conduit a la guerre de 1914 avec pas mal de monarchies, — et toute alliance implique un marché, des concessions mutuelles, où l’opposition professionnelle de chaque pays à pour fonction de montrer que ce pays a été sacrifié, et la diplomatie le devoir de jouer de cette opposition pour améliorer ses marchés, comme le paysan qui ne demanderait pas mieux de vous vendre son veau un prix de… mais sa femme qui a mauvaise tête serait malade s’il le cédait à moins de…

L’histoire des origines de la guerre de 1914, lorsqu’elle pourra être tentée, éclaircira ces questions. M. Maurras, après avoir montré que la France républicaine était toujours manœuvrée par une main anglaise, allemande ou russe, écrit un chapitre positif dans lequel il montre comment une politique prévoyante, normale, française et par conséquent royale, eût trouvé dans l’état de l’Europe de sérieux éléments de réussite. Le dernier chapitre du livre, Que la France pourrait manœuvrer et réussir, propose à une France monarchique future le programme dicté par les conditions de l’ancienne Europe à la France de l’ancien Régime. — Mais la France, dira-t-on, avec sa population stationnaire, a infiniment baissé en puissance relative. — Par la faute, répond M. Maurras, de la démocratie et de la Révolution, dont les lois au dedans ont dissous et stérilisé la famille, dont l’action au dehors a provoqué au lieu de l’empêcher la formation des grands États rivaux. Ici encore on peut et on doit, selon le mot de M. Bourget, défaire systématiquement l’œuvre de la Révolution « Un certain ( ?) ensemble de réformes profondes doublées d’exemples venus de haut ( ??) » peut relever notre natalité. Le programme rural du vieux parti agrarien se substituerait au programme colonial qui est devenu celui du vieux parti républicain. « Une politique favorable à nos dix-huit millions de ruraux, dont beaucoup sont propriétaires, nous concentrerait fortement dans le domaine de nos rois… Tout fâcheux abus de politique impériale et coloniale nous serait interdit par cette heureuse constitution » (celle d’un État agricole et décentralisé).

La vraie, traditionnelle et utile politique française consisterait dès lors, disait M. Maurras en 1905, à manœuvrer souplement entre les quatre colosses de l’impérialisme, Allemagne, Russie, Angleterre, Amérique, comme la France d’autrefois entre les moitiés réunies ou séparées de l’empire de Charles-Quint, à grouper dans sa clientèle et dans son alliance, comme François Ier, Richelieu, Mazarin, Vergennes, tous les petits États. De là une ligue de « menus peuples » qui « pourrait nous déférer son commandement militaire, et la politique éternelle des rois de France, volonté d’empêcher la monarchie universelle ou l’accroissement excessif de telle ou telle coalition, recommencerait à rayonner efficacement de Paris. » Pourvus ainsi du maximum de notre force intérieure et extérieure, il deviendra possible d’en venir à l’action », l’action « pour la reprise de notre bien, et l’action en vue d’une paix européenne et planétaire qui, mettant fin à l’anarchie barbare de nos races supérieures, mérite enfin d’être appelée la paix française, seule digne du genre humain ».

On trouve dans cette solution une combinaison élégante et juste de plusieurs éléments qui cadrent fort bien. D’abord l’idée de la politique traditionnelle d’autrefois, telle qu’elle se définit clairement, lucidement au temps de Vergennes ; puis les plans d’Auguste Comte pour la régénération de l’Occident tels que les exposent la Politique Positive et le Catéchisme positiviste ; enfin un ordre de distribution politique qui semble bien être impliqué dans la destinée actuelle du monde, puisqu’il tend à se réaliser par la Société des nations, l’idéal encore brumeux qui apparaît au-delà des champs de carnage d’hier et du tapis vert d’aujourd’hui. M. Maurras estimait qu’avec le roi, on pourrait « réorganiser une armée » et « nouer une intime et sérieuse entente autrichienne ». Quand M. Maurras écrivait cela, ses songes étaient faits de sympathies catholiques et de souvenirs tant de 1756 que de Sadowa : c’était retarder un peu à une époque où le bloc central des deux Empires était inévitable, soudé par tant d’intérêts communs. N’empêche que la monarchie des Habsbourg, par sa souplesse et sa durée historique, par son caractère fédératif, aurait pu figurer légitimement dans l’Europe centrale une idée de paix analogue à l’idée de paix française et, comme le disait le comte Czernin, à l’idée de paix américaine. Le « système » qui dura de 1756 à 1792, assoupli et élargi selon un rythme germanique et politique, général et planétaire, eût été au XXe siècle le salut de l’Europe : mais n’était-il pas inévitable qu’on le vît trop tard ?

L’utopie qui termine Kiel et Tanger vise à rétablir l’esprit des traités de Westphalie, — et pendant la guerre c’est un morcellement de l’Allemagne analogue à celui des mêmes traités que M. Maurras préconisait ardemment. « Cette ligue de menus peuples pourrait nous déférer son commandement militaire, et la politique éternelle des rois de France, volonté d’empêcher la Monarchie universelle ou l’accroissement excessif de telle ou telle coalition, recommencerait à rayonner efficacement de Paris… La chrétienté unie n’existant plus depuis la Réforme, il n’en subsiste pas moins une civilisation commune à sauvegarder. La France peut en être le soldat et le gendarme, comme le Siège catholique romain peut en redevenir le docteur et le promoteur. » Tout cela suppose le problème résolu, méthode plus commode en géométrie qu’en politique. M. Maurras reproche à la politique républicaine de n’avoir pas eu de plan d’ensemble. Il se transporte à l’extrémité opposée, et nous apporte, pour plan d’ensemble, une épure idéale. Retenons que la politique des traités de Westphalie donnera des fruits superbes à l’époque où le Siège catholique romain sera redevenu le docteur et le promoteur de la civilisation. N’y aurait-il pas dès lors quelque ombre d’archaïsme dans la politique extérieure de M. Maurras, et des ombres analogues ne flotteraient-elles pas en les coins de ce beau paysage à la Poussin où les divers massifs, les divers ordres de son œuvre s’engendrent et s’équilibrent.

Peut-être ai-je tort, ici, de parler d’ombres. C’est précisément le vaporeux et le fluide qui manquent à sa construction et qu’elle exclut. M. Maurras bâtit toujours fortement. Et je n’aurai pas l’injustice d’écrire que son aqueduc romain s’est écroulé sur lui. Il demeure solide comme le pont du Gard lui-même, doré comme lui, mais, comme lui toujours, il ne porte pas d’eau. Il se veut si romain qu’il exclut la nature de l’eau, comme le philosophe italique d’Elée excluait toute mobilité ionienne.

Il nous apparaît, en cette année 1919, que notre République valétudinaire a vécu, a duré comme aurait fait la monarchie brillante de santé qu’imagine M. Maurras. La grande guerre a montré tous les gouvernements, tous les États, débordés comme l’apprenti sorcier de Gœthe par les forces qu’ils avaient mises en mouvement. Je m’étonne que M. Maurras n’ait pas largement noté ce trait favorable à sa thèse : la politique de M. Delcassé, sous les ministères Waldeck-Rousseau et Combes, ne trouva une telle faveur dans le monde parlementaire, républicain et socialiste que parce que ses traités, ses accords, paraissaient autant de jalons plantés sur la route de la paix. Le député qui voyait dans l’arbitrage international le fin du fin de la politique extérieure radicale-socialiste pouvait se présumer à bon droit delcassisant. Les accords franco-anglais de M. Delcassé et de lord Grey étaient pourtant, sous leur apparence pacifiste et leur style Cour de La Haye, le cheval de Troie qui portait la guerre. Pareillement le prince de Bulow disait sincèrement à l’époque de Tanger : « Nous ne ferons pas la guerre pour le Maroc. » Et pourtant l’Allemagne aussi, et le monde entier, ont été gagnés par l’incendie venu des Colonnes d’Hercule. L’importance de l’empire colonial français, qui devait dans la pensée de Ferry et de Bismarck écarter la possibilité d’une nouvelle guerre franco-allemande, détermina précisément cette guerre. Les affaires de Tanger et d’Agadir ranimèrent entre la France et l’Allemagne des haines qui s’étaient peu à peu assoupies. L’occupation du Moghreb mit le feu à une traînée de poudre que l’on ne voyait pas, que l’on reconnut seulement au moment de la conflagration et qui allait de Casablanca à Belgrade par Constantinople. La France prenant le Maroc, l’Italie prit la Tripolitaine, l’Autriche la Bosnie, les puissances chrétiennes balkaniques le reste de la Turquie d’Europe, et la guerre balkanique engendra la guerre mondiale.

Voilà ce qui me faisait voir dans le livre et dans la thèse de M. Maurras ce solide aqueduc romain profilé superbement sur un paysage sans eau. L’eau, — la part de l’insaisissable, de l’imprévisible et du mystère, la subtilité immanente qui déroute la sagesse, à moins que cette sagesse ne se fasse fluide et serpentine comme elle. Kiel et Tanger — symbole de toute l’œuvre de M. Maurras, — est un livre vrai d’une vérité idéale. « Un principe général, écrit-il dans sa préface, représente le plus grand nombre de vérités particulières à leur plus haut degré de simplification : l’expérience historique et géographique s’y trouve concentrée dans une formule suprême, comme un or qui figure toutes les parcelles de sa monnaie. On peut avoir raison sans principe en un cas sur cent ; avec les principes, on a raison dans cent cas contre un. Plus quelque principe établi est général, moins il est éloigné de nous : plus c’est un être familier avec qui nous aurons des chances d’avoir affaire[101]. » C’est trancher là avec rapidité un des problèmes les plus délicats de la raison. L’expérience historique comporte, comme toute expérience, des principes généraux, mais d’une généralité précaire, sans cesse remise en discussion, et qui s’évanouit au moment où l’on croit la saisir. Plus exactement, il y a des principes, — des idées. Les concevoir constitue le plus haut privilège de l’intelligence et les rendre vivantes le jeu le plus délicat de la sensibilité. Mais tout esprit qui s’est efforcé de vivre dans leur familiarité éprouve plus ou moins ce qu’avait vu profondément le héros œkiste de leur cité humaine, Platon, ce qui a subsisté sous toutes les rectifications, qu’elles fussent d’Aristote ou des autres… que l’Un existe, que le multiple existe, mais que malgré tous les artifices de notre pensée ils ne se rejoignent pas. Le multiple ne rentre dans l’un que lorsque sont en jeu des faits et des lois physiques : dès que l’on approche du règne humain, social et moral, les puissances de souplesse, de liquidité et de fuite répandent partout leurs voiles d’incertitude et leur mobilité. Dans cet ordre les explications ne peuvent être simples. La pensée qui veut arriver à la plus juste approximation des faits doit passer par deux moments successifs : d’abord chercher les principes par lesquels s’expliquent vraisemblablement les choses, ensuite faire sa propre critique, apercevoir l’abstraction nue et l’arbitraire verbal de ces principes, la complexité et la fluidité du réel qu’ils commandent. Dans une monarchie tout s’explique théoriquement par la présence, l’action et la certaine science du roi, tout est censé émaner de lui, de sa volonté expresse et de son ordre formel. C’est là une fiction politique commode et utile dont personne n’est dupe. Pareillement l’absence du roi est pour M. Maurras un principe d’explication avantageux, d’une grande généralité, d’une unité nue, qui peut s’adapter à l’explication de tout ce qui va mal, poser comme raison de toutes les absences l’absence royale, de même que la fiction politique donne comme raison de toute présence réelle, de toute activité dans l’ordre du législatif et de l’exécutif la décision du chef. « Personnalité, responsabilité, volonté, conscience, le Roi c’est l’Un. La nation ce n’est pas l’Un, puisque c’est le nombre. On ne peut pas raisonner sur le singulier comme sur le pluriel[102]. » C’est juste. On peut mobiliser comme deux ordres parallèles le raisonnement par le roi et le raisonnement par la nation, le raisonnement par le singulier et le raisonnement par le pluriel. Le raisonnement par le singulier est le plus facile, le plus conforme à la tendance oratoire, au besoin de simplification et de décision. Kiel et Tanger en donne un bon modèle. Le raisonnement par le multiple, celui d’un Sainte-Beuve, d’un Albert Sorel s’en va par des chemins un peu délicats, tente moins que la route royale un génie impatient ; peut-être fait-il mieux connaître le détail géographique, la structure et le visage familier du pays qu’il traverse. Evaluez le temps qu’il faudra à l’histoire, à la pensée pour esquisser au sujet de la grande guerre ce raisonnement par le multiple, cette convocation de causes jamais épuisées, entre lesquelles chacun sera tenté d’en isoler une, de l’exposer en pleine lumière, de ménager une de ces hypothèses provisoires et simples qui marquent un pas, un belvédère ou une route.

CONCLUSION

Cette pensée de M. Maurras, qui sent le pin et l’olivier, la cigale et le soleil, sanatorium parfait pour la cure d’un esprit ou d’une génération surmenés, il faut la louer de son influence, et il faut nous en louer nous-mêmes. Elle fait honneur à lui, honneur à une jeunesse qui a reconnu en elle quelques-unes de ses propres, de ses fraîches puissances ; mais aussi on peut en dire ce que lui-même, qui n’est pas catholique, dit de la place, du rayonnement et de l’action de l’Église catholique : qu’« organe autonome de l’esprit pur » elle doit intéresser fortement ceux qui vivent de l’esprit, leur fournir, quelles que soient les directions et le résultat de leur vie spirituelle, un motif de fierté et de foi. Une pensée pure, éprise de belles formes, soucieuse de solidité, animée par une idée claire de la patrie, a pu agir par ses parties hautes, créer un public, former une opinion, devenir un corps lumineux et vivant, tirer de sa valeur spéculative l’être et le mouvement. On songerait l’Avenir de 1831 si l’Avenir ne s’était au bout de quelques mois arrêté dans une impasse. L’Avenir s’arrêta dans une impasse ; mais il inspira en somme la politique et les victoires du parti catholique pendant la monarchie de Juillet et la deuxième République. Pareillement il est probable que, selon le rythme ordinaire des affaires humaines, le mouvement d’idées créé par M. Maurras se retrouvera en des valeurs et en des résultats futurs, sous des formes peut-être fort différentes de celles qu’il arrête en termes exclusifs, définis et durs.

Exclusifs, définis et durs parce qu’exclure, définir, solidifier constituent pour M. Maurras les actes supérieurs de l’esprit. Il vit dans un monde réel de « vérités », de principes, de maximes, de tout ce qui est nécessaire pour fonder et maçonner une cité politique et religieuse. Montaigne pensait peut-être un peu étroitement, le jour où il écrivait : « On me fait haïr les choses vraisemblables quand on me les plante pour infaillibles. » Certes la beauté de la forêt pensante où une intelligence se promène est faite de mystère et de lointain, de vapeurs et de fragilité, de feuilles qui naissent et de feuilles qui tombent, d’une lumière rompue sous une chevelure agitée. Mais il a fallu, pour qu’existât la forêt, que ses arbres fussent plantés comme infaillibles, pussent croître et s’établir comme des réalités dogmatiques et solides. De la forêt à l’arbre, on pourra toujours supposer un dialogue indéfini comme celui de la Chapelle et de la Prairie dans la Colline Inspirée. La pensée en mouvement et la pensée en repos s’opposent sans cesse. Il faudra toujours, quelle que soit la souplesse de l’intelligence, choisir entre elles, et le refus de choix ne sera, comme dans le pari de Pascal, qu’une manière de choix.

M. Maurras ayant choisi et fait choisir nettement, son privilège aura été de poser à son époque, de poser pour son époque « l’immense question de l’ordre ». Il l’a posée comme Auguste Comte, d’un point de vue méridional et roman, sur un triple terrain : l’ordre dans l’homme, l’ordre dans la pensée, l’ordre dans l’État, et il l’a cernée d’autant plus rigoureusement qu’il s’est plus avancé de ce premier vers ce troisième sens de l’ordre. Les deux premiers ont été modelés et définis par l’attirance du troisième. L’ordre de l’État rayonne sur l’ordre de l’intelligence et sur l’ordre de l’homme, remonte jusqu’aux principes esthétiques, religieux, philosophiques, comme dans la hiérarchie positiviste des sciences l’ordre de la sociologie reflue, pour les accorder au Grand Être, jusque sur les mathématiques. Le Politique d’abord, appliqué par M. Maurras à la série de problèmes que rencontre aujourd’hui devant elle une intelligence française, les pense, les range, les circonscrit du point de vue d’un cerveau d’État.

Cerveau d’État qui, dans la carence actuelle des pouvoirs authentiques, s’est trouvé amené à jouer sur un plan réduit le rôle de ce corps d’État, de cette raison organique d’État, que l’ancienne France incarnait dans le souverain. Pour quiconque a le sens de la nature, de l’histoire, de la chose françaises et se trouve porté à considérer la réussite de la France comme celle de l’œuvre d’art, la place de M. Maurras était dessinée d’avance et il fallait qu’elle fût occupée. Il n’est pas étonnent qu’un observateur de la société française aussi fin que l’était Alphonse Daudet en ait esquissé d’avance le portrait dans l’Élysée Méraut des Rois en Exil. Mais au lieu de devenir le précepteur d’un roi qui pût gouverner un peuple, Élysée Méraut, journaliste, est devenu le précepteur d’un peuple qui apprît à retrouver son roi ; et la destinée intelligente a voulu qu’il prît son bras droit, ou, pouvoir spirituel, son bras séculier dans la maison d’Alphonse Daudet. Si la France s’est, à la suite d’événements complexes et difficiles à apprécier, séparée de sa maison royale, cette maison royale n’en est pas moins liée de façon indissoluble à l’être de la France, comme tels parent, maître, femme, ami que nous avons perdus ou dont nous sommes séparés restent partie intégrante de notre être spirituel. Ce que Comte appelait leur existence subjective n’est pas fonction stricte de leur existence objective. La littérature des Génies, le style décoratif de Chateaubriand ont pour mission d’élever à l’existence subjective, ordre distinct, avec son atmosphère et ses lois propres, ces réalités mortes. Mais pour se conserver dans cet alcool ces réalités doivent au moins être imaginées comme mortes. Et c’est cette présence de la mort que veulent ardemment éluder l’imagination et la raison de M. Maurras. La vieille monarchie lui a jeté, comme la Vera des Contes cruels, la clef de son tombeau, il sait qu’une église animée de vie religieuse matérielle nous parle mieux qu’une église désaffectée où ne subsistent que la beauté de l’architecture et les jeux de l’imagination. L’état de la France entre 1889 et 1900 nous montre qu’elle avait besoin d’un homme et d’un parti qui assumassent le rôle de délégués à sa durée, de conservateurs de son espèce permanente, et qui le fussent non dans le royaume des ombres et des Génies, Araucanie où le vicomte de Vogüé exerçait une domination décorative, mais dans un monde de chair et d’os et dans une pleine réalité : délégation à la durée française, quand elle menace de se détendre et de se diluer, analogue à cette délégation à la durée juive qu’assume le sionisme pour une race qui, dispersée de corps, tend encore à se disperser d’âme. Les esprits attentifs qui se rassemblèrent en 1898 autour de Trois Idées Politiques pouvaient se sentir comme les Grecs d’Alexandre devant Pharos ou les Phocéens au Lacydon sur un emplacement désigné par la nature des choses pour servir de lieu à une cité nécessaire.

Cette cité aujourd’hui existe, pas plus grande, mais aussi complète qu’une de ces cités antiques dont les rites et l’esprit ont présidé à sa fondation. Elle a son Acropole sereine, où nous nous sommes tout le long de ce volume largement promenés, où nous avons médité dans le temple de Minerve Erganè, dans le sanctuaire d’Aristarchè. Elle a sa Pnyx et son Agora où nous sommes descendus parfois quand on ne risquait point d’y être assourdi ou bousculé. Elle a son port, si animé d’échanges avec les cités amies ou adversaires, de vaisseaux de commerce intellectuel, et de ces vaisseaux de guerre que commandent des chefs illustres. Mais toute cité est faite de deux éléments réunis, qu’ils s’appellent partis, régions ou tendances, et leurs accords ou leurs désaccords sont la vie même de cette cité. Et on peut même le penser de la cité réduite à la simple expression qu’est un cerveau humain : Renan aimait à instituer des dialogues entre les lobes du sien, et dans le cerveau de Tartarin il y avait un parti de droite, l’hémisphère Sancho, et un parti de gauche, l’hémisphère Quichotte. Le cerveau d’État qu’est dans la France d’aujourd’hui M. Maurras n’échappe pas à cette loi.

Le dualisme, chez M. Maurras, est celui de deux idées, poussées l’une à l’autre à leur plénitude, celle de l’ordre spirituel et celle de l’intérêt français. Toutes deux, jouant sur leurs plans séparés, tantôt se vivifient et tantôt se contrarient l’une l’autre, mais ces contradictions elles-mêmes sont fécondes, et M. Maurras institue par là sinon une solution, du moins une position juste du problème de demain.

D’une part, pour M. Maurras, l’ordre spirituel existe, la cité des idées est construite. Il croit à un ensemble de vérités, fruit non d’une révélation subite, mais d’une expérience continue qui est aujourd’hui à peu près terminée. En esthétique, en politique, nous avons des modèles dont nous devons toujours nous inspirer pour bien faire. Le monde est petit. Un moment il a tenu dans l’Attique. Aujourd’hui il tient, comme au temps du déluge, dans l’arche d’une Contre-Révolution. Entendons, évidemment, le monde spirituel, celui des idées justes, hors duquel le monde matériel se résoud en un indigne chaos. « Il croit comme une brute à la réalité des choses », dit de saint Antoine Apollonius. M. Maurras croit avec une obstination matérielle à la réalité de ses idées, à la circonscription dure de son monde spirituel. La conséquence est tirée en ces termes par M. Daniel Halévy : « Maurras est un méditerranéen, un tragique : son esprit conçoit des formes nettes, terminées par la mort ; Maurras c’est Cassandre, Démosthène ou Machiavel, le cœur ardent et l’esprit dur qui ose voir et prédire la mort de son peuple.[103] »

La conséquence est tirée par M. Halévy, mais non pas par M. Maurras. On doit discerner là avec M. Halévy une des limites logiques de sa pensée, mais aussi un refus d’aller à cette limite ; car cette idée de l’ordre spirituel, nourri de formes grecques, romaines, catholiques, coexiste chez lui avec l’idée non moins vive de l’intérêt français.

Ce serait abuser étrangement de deux ou trois phrases — relevées plus haut dans certains monologues lyriques de M. Maurras et qui marquent l’utima Thule de ses méditations solitaires — que de le croire hanté par l’idée de la mort possible de la France. J’entends bien que pour M. Halévy cette idée de la mort, chez Démosthène ou M. Maurras, n’est que le côté pile de la face royale, celle de la vie, et qu’ils prédisent la mort, ou plutôt la laissent entrevoir, par prétérition, en posant les conditions de la vie. Mais précisément ces idées de vie et de mort, prises en elles-mêmes, restent abstraites et inopérantes. La forme de nationalisme fondée par M. Maurras consistait à tout envisager, dans l’ordre politique, du point de vue de l’intérêt français. Et la guerre a renforcé chez M. Maurras le caractère exclusif de ce point de vue. Personne n’a eu moins de chemin à faire que cette Cassandre pour se trouver, dans Troie assiégée, presque sans bouger de place, en pleine union sacrée.

Aujourd’hui encore, avec son centre de perspective sur le passé et sur le présent de la France, avec le patriotisme qui l’inspire, avec l’instinct de divination intérieure qui lui fait épouser souvent l’être même de la France politique, la pensée de M. Maurras peut être considérée comme une place où l’on vient utilement se renseigner sur l’intérêt français, ainsi qu’on va demander à M. Angot des indications sur l’état de l’atmosphère. Le zèle et la compétence de l’un et de l’autre sont indiscutables. La différence est que M. Angot insiste surtout auprès d’un public candide sur ce que sa science ne sait et ne prédit pas, et M. Maurras, comme il est naturel en politique, sur ce qu’elle sait et prédit.

Or l’idée de l’intérêt français n’est pas nécessairement une idée claire ; elle peut devenir aussi dangereuse et aussi trompeuse que celle de l’intérêt individuel. L’idée fixe de l’intérêt national constitue pour un individu cultivé une école admirable, elle satisfait chez lui en les équilibrant le besoin de développement, le besoin de domination, le besoin de discipline, le besoin de sacrifice. Un égotisme intelligent la trouvera fort bien sur sa route, s’y apaisera et s’y ordonnera. C est surtout en suivant ce fil qu’on s’expliquera l’influence de M. Maurras aussi bien que de M. Barrès sur une génération intellectuelle.

Mais de ce qu’on a trouvé de telles satisfactions personnelles dans l’idée de l’intérêt national, s’ensuit-il nécessairement qu’il soit absolument bon que l’idée de l’intérêt national descende pour l’animer dans toute la substance d’un peuple ? Il ne le semble pas. L’idée de l’intérêt national montée à l’excès et trop ardente chez une nation entière la conduit à un nationalisme impérialiste, entretient en elle une virtualité de guerre. ! L’idée de l’intérêt national, poussée, exaspérée ici ou là, a produit les guerres de la Révolution et de l’Empire et celle de 1914. Le mal qu’elle a fait n’est sans doute pas épuisé : laissée à elle-même elle empoisonnera l’Europe balkanisée, puis le monde de demain. Elle n’est donc pas plus un but dernier que la recherche de l’intérêt individuel. Il n’y aurait pas de civilisation sans la tension constante de l’intérêt individuel. Il n’y en aurait pas davantage sans l’ardeur de l’intérêt national. Mais ni l’un ni l’autre ne saurait être élevé à l’état de valeur suprême : un benthamisme nationaliste trouve aussi vite qu’un benthamisme égoïste sa pierre d’achoppement. Il n’y a de valeur suprême que dans la sagesse, la modération, l’intelligence mûries par la vie. C’est aux heures les plus troubles que nous devons tenir les yeux obstinément fixés sur ces puissances directrices.

L’intérêt individuel est un corps soumis à bien des nécessités humiliantes ou ridicules, et qui fait figure présentable et charmante lorsqu’il est nettoyé, habillé, aéré par une atmosphère civile. Il apparaît nécessaire et sain quand il se montre dans l’acte même de fournir à la vie sociale, et surtout à une famille, du brillant, de la santé et de la joie. C’est à sa façon de comprendre l’intérêt individuel, à égale distance de l’avidité sordide et de la philosophie cynique, qu’on reconnaît le gentlemen et l’honnête homme. L’intérêt général doit comporter une modération et une culture analogues. Il est naturel que le nationalisme étranger nous repousse et nous aigrisse comme l’égoïsme d’autrui : celui de l’Allemagne nous a fait horreur, celui de l’Angleterre et celui de l’Italie n’ont pas cette année dans nos propos publics une bonne presse et certains de leurs traits un peu grimaçants nous égayent comme au théâtre. Mais si c’est un théâtre, que du moins il nous conduise à un retour sur nous-mêmes et nous corrige. Les nationalistes de tous les pays s’indignent, de bonne foi, que leur programme d’intérêt national, leur souci d’intérêt national ne rallient pas toutes les adhésions, ils murmurent les mots de trahison, d’ennemi intérieur, et ils augmentent encore par là le nombre des gens de goût qui aimeront davantage la mesure en l’aimant, comme c’est bien humain, contre quelqu’un, ou, comme c’est bien français, contre d’autres Français. M. Maurras lorsqu’il se proclame « Français forcené », Victor Hugo lorsqu’il déclare admirer Shakespeare comme une brute ne satisfont peut-être ni tous les vrais Français ni tous les bons shakespeariens.

Mais on ne revient pas d’Athènes sans profit. Ne croyons pas que la divine mesure soit étrangère à M. Maurras. Ne croyons pas que ce nationaliste intégral porte l’idée exclusive de l’intérêt français avec une bonne conscience. Il ne demande qu’à la réintégrer, à la subordonner dans un ordre spirituel et matériel, à recomposer l’harmonie entre les deux hémisphères de son cerveau. Il reconnaîtrait sans doute facilement que cette idée, lorsqu’elle est déchaînée dans un peuple, risque d’y tout bousculer et d’y tout compromettre, comme celle de l’intérêt individuel lorsqu’elle s’installe libre et vorace dans une conscience. L’expérience quotidienne nous montre que le sentiment de l’intérêt est, chez l’individu, décanté, rendu sain et bienfaisant par la fondation d’une famille. C’est pareillement l’intermédiaire d’une famille qui pour M. Maurras donne à l’intérêt national ses puissances de mesure, de sagesse, d’humanité. L’idée de l’intérêt français a sa place normale dans la vie, la personne el surtout la famille d’un individu de chair et d’os, que neutralise une fiction bienfaisante née de la même source que ces fictions de l’intelligence abstraite par lesquelles l’homme établit de l’ordre dans les phénomènes et se rend capable d’agir sur la nature. Le nationalisme intégral, le parti exclusif des intérêts français sont des formes aussi hors nature et aussi désordonnées que les formes ennemies qui les ont forcées de se lever et de prendre pour les combattre leur figure et leurs armes. M. Maurras a mené pendant la guerre une campagne dans son journal pour montrer que l’ancienne monarchie ne pratiquait pas un nationalisme immodéré, — que Louis XV, Louis XVI, Louis XVIII, Louis-Philippe, princes pacifiques, ont été affaiblis ou renversés par une opposition mangeuse d’Autrichiens ou d’Anglais, enragée de guerres qui auraient tourné ou qui tournèrent réellement très mal, — que Louis XIV qui avait accepté les guerres d’un cœur trop léger en fit au moins à son lit de mort son acte de contrition, et qu’on attend encore cet acte des régimes qui nous conduisirent à Moscou pour en ramener l’invasion. Peut-être retrouve-t-on dans les canons de l’Action Française pas mal de boulets tels que les Belle-Isle, les Girondins, les anti-pritchardistes en employaient autrefois contre cette politique royale. Mais reste ceci, l’essentiel, qu’il n’y a pour M. Maurras qu’une idée souveraine, celle du souverain, et qu’une idée qui occupe la place royale, l’idée du roi.

L’œuvre essentielle et solide de M. Maurras dans ces trente années de notre temps aura été, en fin de compte, la restauration, en France, de l’idée du roi. S’il a posé l’« immense question de l’ordre » il ne l’a pas posée stérilement, en théoricien pur, mais en constructeur artiste, comme Auguste Comte d’ailleurs qui ne la séparait pas du Grand Être. Dans le corps français, construit en dix siècles sur une ossature de quarante rois, il était juste que cette idée fût retrouvée. Je veux, sur ces terrasses de pure spéculation, laisser de côté la question de politique pratique et actuelle. Si la rupture de la France et de sa famille royale fut incontestablement un grand malheur, ce n’est pas une raison suffisante pour que leur réunion soit recherchée par tous les moyens comme un bien actuel évident. Beaucoup d’autres facteurs interviennent, que c’est l’affaire des praticiens de discuter, et j’en ai touché légèrement quelques mots au cours de ce livre. Mais la restauration de l’idée royale doit être envisagée en elle-même comme un bien, pour la lumière et la force qu’elle projette dans notre passé, pour le sens intérieur avec lequel elle nous permet de vivre notre histoire, pour l’air humanisé et intelligent dont elle enveloppe à la façon de Poussin le paysage français. Devant la statue qu’est la France, la critique de M. Maurras, fleur suprême de la critique littéraire par laquelle il débuta, fut vraiment une critique créatrice de valeurs : elle nous a fait sentir bien des dessous, bien des muscles, bien des raisons d’équilibre et d’expression dans ce marbre autour duquel nous tournons et où nous reconnaissons les puissances épurées de notre propre vie. L’œuvre n’est pas finie, — soit que M. Maurras en complète un jour les parties hautes par cette Théorie de la France qu’il nous annonçait il y a vingt ans comme une des tâches de son âge mûr, — soit que le cours du temps et la vie naturelle de l’esprit la reprennent, comme il semble inévitable, pour la mêler aux éléments qu’elle paraissait d’abord impliquer le moins — soit que l’idée française du roi, l’idée politique, se retire et se cristallise dans l’idée royale de l’intelligence, devienne pareille au diamant le plus pur de tous qui reste seul au Louvre des trésors de la couronne, et pareille à cet homme royal qui est, et non pas l’État, la fin de la République de Platon.

  1. Humain, trop humain, t. I, tr. fr., p. 385.
  2. L’Avenir de l’Intelligence, p. 46.
  3. Dans la même lettre se trouve cette phrase qui contient déjà tous les griefs de M. Maurras contre le romantisme : « Madame de Staël, ce Blücher littéraire, venait d’achever son invasion, et de même que le passage des Cosaques en France avait introduit dans les familles quelques types de physionomie expressive, la littérature portait dans son sein une bâtardise encore sommeillante. »
  4. L’Avenir de l’Intelligence, p. 181.
  5. Le Romantisme Français, p. 542.
  6. L’Avenir de l’Intelligence, p. 47.
  7. Les Amants de Venise, p. 287.
  8. Les Amants de Venise, p. 267.
  9. Enquête, p. 155.
  10. Enquête, p. 386.
  11. L’Action Française et la Religion Catholique, p. 316.
  12. Enquête, p. 117.
  13. Id., p. 117.
  14. Enquête, p. 119.
  15. Anthinea, p. VI.
  16. Enquête, p. 117.
  17. L’Action Française et la Religion Catholique, p. 174.
  18. Trois Idées Politiques, p. 64.
  19. Enquête, p. 316.
  20. La Politique Religieuse, p. 202.
  21. Kiel et Tanger, p. CVII.
  22. Enquête, p. 265.
  23. Une Campagne Royaliste, p. 70.
  24. Enquête, p. 229.
  25. Quand les Français ne s’aimaient pas, p. 217.
  26. Enquête, p. 229.
  27. La Politique Religieuse, p. 174.
  28. ld., p. 130.
  29. L’Avenir de l’Intelligence, p. 38.
  30. Les Amants de Venise, p. 259.
  31. Kiel et Tanger, p. 363.
  32. Une Campagne Royaliste, p. 32.
  33. Anthinea, p. 7.
  34. La Politique Religieuse, p. L.
  35. Id., p. 278.
  36. Le Parlement se réunit, p. 89.
  37. La Part du Combattant. p. 36.
  38. Le Dilemme de Marc Sangnier, p. 38.
  39. Le Pape, p. 26.
  40. Trois Idées Politiques, p. 12.
  41. Kiel et Tanger, p. 268.
  42. La France se sauve elle-même, p. 402.
  43. Enquête, p. 141.
  44. Kiel et Tanger, p. XLIX.
  45. La Politique Religieuse, p. 134.
  46. Id., p. 148.
  47. La Politique Religieuse, p. 291.
  48. Trois Idées Politiques, p. 36.
  49. Anthinea, p. 57.
  50. Trois Idées Politiques, p. 39.
  51. Anthinea, p. 84.
  52. La Politique Religieuse, p. 150.
  53. L’Avenir de l’Intelligence, p. 278.
  54. Id., p. 285.
  55. Trois Idées Politiques, p. 9.
  56. La Politique Religieuse, p. 223.
  57. Histoire de la France contemporaine, t. III, p. 124.
  58. Le Dilemme de Marc Sangnier.
  59. Enquête, p. 323.
  60. Enquête, p. 369-371.
  61. Journal de ta Liberté de la presse, n° 5.
  62. Recherches philosophiques, ch. v.
  63. Enquête, p. XXXIII.
  64. Enquête, p. 380.
  65. Quand les Français ne s’aimaient pas, p. XIX.
  66. Id., p. 388.
  67. La Politique Religieuse, p. IX.
  68. Quand les Français ne s’aimaient pas, p. 19.
  69. L’Étang de Berne, p. 156
  70. Intr. à l’Enfer, p. XLV.
  71. Une Campagne Royaliste, p. 31.
  72. L’Action Française et la Religion Catholique, p. 262.
  73. Quand les Français ne s’aimaient pas, p. 286.
  74. Enquête, p. 398.
  75. L’Avenir de l’Intelligence, p. 135.
  76. Quand les Français ne s’aimaient pas, p. 31.
  77. Le Parlement se réunit, p. 39.
  78. La France se sauve elle-même, p. 331.
  79. Le Parlement se réunit, p. 41.
  80. Id., p. 44.
  81. La France se sauve elle-même, p. 445.
  82. Le Parlement se réunit, p. 45.
  83. Quand les Français ne s’aimaient pas, p. 222.
  84. Le Monde comme Volonté et comme Représentation, tr. Burdeau, t. I, p. 359.
  85. Id., III, p. 408.
  86. Kiel et Tanger, p. XLIX.
  87. Id., p. XLIX.
  88. Enquête, p. 398.
  89. Quand les Français ne s’aimaient pas, p. 286.
  90. Enquête, p. 127.
  91. Id., p. 264.
  92. Bryce, Le Saint Empire, p. xxxiv.
  93. Kiel et Tanger, p. CXIII.
  94. Kiel et Tanger, p. II.
  95. Kiel et Tanger, p. 35.
  96. Kiel et Tanger, p. 38.
  97. Kiel et Tanger, p. 128.
  98. Id., p. 124.
  99. Id., p. XLII.
  100. Id., p. 17.
  101. Kiel et Tanger, p. CXVIII.
  102. La Blessure Intérieure, p. 140.
  103. Charles Péguy, p. 146.