Trente ans de Paris/Tartarin de Tarascon

Marpon et Flammarion (p. 139-157).

Histoire de mes Livres


TARTARIN DE TARASCON


Depuis bientôt quinze ans que j’ai publié les Aventures de Tartarin, Tarascon ne me les a pas encore pardonnées, et des voyageurs dignes de foi m’affirment que, chaque matin, à l’heure où la petite ville provençale ouvre les volets de ses boutiques et secoue ses tapis au souffle du grand Rhône, de tous les seuils, de toutes les fenêtres, jaillit le même poing irrité, le même flamboiement d’yeux noirs, le même cri de rage vers Paris : « Oh ce Daudet… si un coup, il descend par ici… » comme dans l’histoire de Barbebleue : « Descends-tu… ou si je monte ! »

Et sans rire, une fois Tarascon est monté.

C’était en 1878, quand la province foisonnait dans les hôtels, sur les boulevards et ce pont gigantesque jeté entre le Champ-de-Mars et le Trocadéro. Un matin, le sculpteur Amy, Tarasconais nationalisé Parisien, voyait pointer chez lui une formidable paire de moustaches venues en train de plaisir, sous prétexte d’Exposition universelle, en réalité pour s’expliquer avec Daudet au sujet du brave commandant Bravida et de la Défense de Tarascon, un petit conte publié pendant la guerre.

Qué ?… nous y allons chez Daudet !

Ce fut leur premier mot, à ces moustaches tarasconaises, en entrant dans l’atelier ; et, quinze jours durant, le sculpteur Amy n’eut que cette phrase aux oreilles : « Et autrement, où le trouve-t-on ce Daudet ? » Le malheureux artiste ne savait plus qu’imaginer pour m’épargner cette apparition héroï-comique. Il menait les moustaches de « son pays » à l’Exposition, les perdait dans la rue des Nations, dans la galerie des machines, les arrosait de bière anglaise, vin hongrois, lait de jument, boissons exotiques et variées, les étourdissait de musique mauresque, tzigane, japonaise, les brisait, les harassait, les hissait — comme Tartarin sur son minaret — jusqu’aux tourillons du Trocadéro.

Mais la rancune du Provençal tenait ferme, et de là-haut, guettant Paris, le sourcil froncé, il demandait :

— Est-ce qu’on la voit sa maison ?

— Quelle maison ?

— Té !… de ce Daudet, pardi !

Et comme cela partout. Heureusement le train de plaisir chauffait et remportait, inassouvie, la vengeance du Tarasconais ; mais celui parti, il pouvait en venir d’autres, et de tout le temps de l’Exposition je ne dormis pas. C’est quelque chose, allez, de sentir sur soi la haine de toute une ville ! Encore aujourd’hui, quand je vais dans le Midi, Tarascon me gêne au passage ; je sais qu’il m’en veut toujours, que mes livres sont chassés de ses librairies, introuvables même à la gare, et du plus loin que j’aperçois dans l’embrasure du wagon le château du bon roi René, je me sens mal à l’aise et voudrais brûler la station. Voilà pourquoi je profite de cette édition nouvelle pour offrir publiquement aux Tarasconais, avec toutes mes excuses, l’explication que l’ancien commandant en chef de leur milice était venu me demander.

Tarascon n’a été pour moi qu’un pseudonyme ramassé sur la voie de Paris à Marseille, parce qu’il ronflait bien dans l’accent du Midi et triomphait, à l’appel des stations, comme un cri de guerrier Apache. En réalité, le pays de Tartarin et des chasseurs de casquettes est un peu plus loin, à cinq ou six lieues, « de l’autre main » du Rhône. C’est là que, tout enfant, j’ai vu languir le baobab dans son petit pot à réséda, image de mon héros à l’étroit dans sa petite ville, là que les Rebuffa chantaient le duo de Robert-le-Diable ; c’est de là, enfin, qu’un jour de novembre 1861, Tartarin et moi, armés jusqu’aux dents et coiffés de la chéchia, nous partîmes chasser le lion en Algérie.

À vrai dire, je n’y allais pas expressément pour cela, ayant surtout besoin de calfater au beau soleil mes poumons un peu délabrés. Mais ce n’est pas pour rien, mille dieux ! que je suis né au pays des chasseurs de casquettes ; et dès que j’eus mis le pied sur le pont du Zouave où l’on embarquait notre énorme caisse d’armes, plus Tartarin que Tartarin, je m’imaginai réellement que j’allais exterminer tous les fauves de l’Atlas.

Féerie du premier voyage ! Il me semble que c’est aujourd’hui ce départ, cette mer bleue, mais bleue comme une eau de teinture, toute rebroussée par le vent, avec des étincellements de saline, et ce beaupré qui se cabrait, piquait la lame, se secouait tout blanc d’écume et repartait la pointe au large, toujours au large, et midi qui sonnait partout dans la lumière avec toutes les cloches de Marseille, et mes vingt ans qui faisaient dans ma tête aussi un retentissant carillon.

Tout cela, je le revis rien que d’en parler, je suis là-bas, je roule les bazars d’Alger dans un demi-jour qui sent le musc, l’ambre, la rose étouffée et la laine chaude ; les guzlas nasillent sur trois cordes devant les petites armoires à glace tunisiennes aux arabesques de nacre, pendant que le jet d’eau tinte sa note fraîche sur les faïences du patio. Et me voilà courant le Sahel, les bois d’orangers de Blidah, la Chiffa, le ruisseau des singes, Milianah et ses pentes vertes, ses vergers enchevêtrés de tournesols, de figuiers, de cougourdiers comme nos bastides provençales.

Voilà l’immense vallée du Chélif, des maquis de lentisques, de palmiers nains, des torrents à sec bordés de lauriers-roses ; sur l’horizon, la fumée d’un gourbi montant droite d’un fourré de cactus, l’enceinte grise d’un caravansérail, un tombeau de saint avec sa coupole blanche en turban, ses ex-voto sur le mur de chaux éblouissant, et ça et là, dans l’étendue brûlée et claire, de mouvantes taches sombres qui sont des troupeaux, et que l’on prendrait, n’était le bleu profond et immaculé du ciel, pour les ombres portées de grands nuages en marche.

Et j’entends encore, avec la sensation au creux de l’estomac, des secousses de ma selle arabe, le cliquetis de mes grands étriers, les appels des bergers dans cette atmosphère ondée et fine où la voix ricoche « Si Mohame… e… ed…i »,


les abois furieux des chiens sloughis autour des douars, les coups de feu et les hurlements des fantasias, et la sauvage musique des derboukas, le soir, devant la tente ouverte, tandis que les chacals glapissent dans la plaine, enragés comme nos cigales, et qu’un croissant de lune claire, le croissant de Mahomet, scintille sur le velours constellé de la nuit. Très nette aussi dans ma mémoire la tristesse du retour, l’impression d’exil et de froid en rentrant à Marseille, le bleu du ciel provençal me paraissant embruni et voilé à côté de ces horizons algériens, palette aux gammes intenses et variées, aurores d’un vert inouï, le vert minéral, le vert poison, courts crépuscules du soir, changeants et nacrés de pourpre et d’améthyste, puits roses où viennent boire des chameaux roses, où la corde du puits, la barbe du Bédouin, lapant à même le seau, ruissellent des gouttelettes roses… ; après plus de vingt ans, je retrouve en moi ce regret, cette nostalgie d’une lumière disparue.

Il y a dans la langue de Mistral un mot qui résume et définit bien tout un instinct de la race : galéja, railler, plaisanter. Et l’on voit l’éclair d’ironie, la pointe malicieuse qui luit au fond des yeux provençaux. Galéja revient à tout propos dans la conversation, sous forme de verbe, de substantif. « Vesés-pàs ?… Es uno galéjado… Tu ne vois donc pas ? C’est une plaisanterie… Taisoté galéjaïré… taisez-vous, vilain moqueur. » Mais d’être galéjaïré, cela n’exclut ni la bonté ni la tendresse. On s’amuse,  ! on veut rire ; et là-bas le rire va avec tous les sentiments, les plus passionnés, les plus tendres. Dans une vieille, vieille chanson de chez nous, l’histoire de la petite Fleurance, ce goût des Provençaux pour le rire apparaît d’une exquise façon. Fleurance s’est mariée presque enfant à un chevalier qui l’a prise si jeunette, la prén tan jouveneto se saup pas courdela, qu’elle ne sait pas agrafer ses cordons. Mais, sitôt le mariage, voilà le seigneur de Fleurance obligé de partir en Palestine et de laisser sa petite femme toute seule. Sept ans se sont passés, sans que le chevalier ait donné signe de vie, quand un pèlerin à coquille et longue barbe se présente au pont du château. Il revient de chez les Teurs, il apporte des nouvelles du mari de Fleurance ; et tout de suite la jeune dame le fait entrer, le met à table en face d’elle.

Ce qu’il advint entre eux alors, je puis vous le dire de deux façons ; car l’histoire de Fleurance, comme toutes les chansons populaires, a fait son tour de France dans la balle des colporteurs, et je l’ai retrouvée en Picardie avec une variante significative. Dans la chanson picarde, au milieu du repas, la dame se met à pleurer.

« Vous pleurez, belle Fleurance ? » demande le pèlerin tout tremblant.

« Je pleure parce que je vous reconnais et que vous êtes mon cher mari… »

Au contraire, la petite Fleurance provençale, à peine est-elle assise en face du pèlerin à grande barbe que, gentiment, elle se n’en rit. « Hé de quoi vous riez, Fleurance ? ―  ! Je ris parce que vous êtes mon mari. »

Et elle saute sur ses genoux en riant, et le pèlerin rit aussi dans sa barbe d’étoupe, car c’est comme elle un galéjaïré, ce qui ne les empêche pas de s’aimer tendrement à pleins bras, à pleines lèvres, de toute l’émotion de leurs cœurs fidèles.

Et moi aussi, je suis un galéjaïré. Dans les brumes de Paris, dans l’éclaboussement de sa boue, de ses tristesses, j’ai peut-être perdu le goût et la faculté de rire ; mais à lire Tartarin, on s’aperçoit qu’il restait en moi un fond de gaîté brusquement épanoui à la belle lumière de là-bas.

Certes, je conviens qu’il y avait autre chose à écrire sur la France algérienne que les Aventures de Tartarin ; par exemple une étude de mœurs cruelle et vraie, l’observation d’un pays neuf aux confins de deux races et de deux civilisations, avec leur action réflexe, le conquérant conquis à son tour par le climat, par les mœurs molles, l’incurie, la pourriture d’Orient, matraque et chapardage, l’algérien Doineau et l’algérien Bazaine, ces deux parfaits, produits du bureau arabe. Que de révélations à faire sur la misère de ces mœurs d’avant-garde, l’histoire d’un colon, la fondation d’une ville au milieu des rivalités de trois pouvoirs en présence, armée, administration, magistrature. Au lieu de tout cela je n’ai rien rapporté que Tartarin, un éclat de rire, une galéjade.

C’est vrai que nous faisions, mon compagnon et moi, un beau couple de jobards, débarquant en ceinture rouge et chéchia flamboyante dans cette brave ville d’Alger où il n’y avait guère que nous deux de Teurs. De quel air recueilli, convaincu, Tartarin quittait ses énormes bottes de chasse à la porte des mosquées et s’avançait dans le sanctuaire de Mahomet, grave, les lèvres serrées, en chaussettes de couleur. Ah ! il y croyait, celui-là à l’Orient, et aux muezzins, et aux almées, aux lions, aux panthères, aux dromadaires, à tout ce qu’avaient bien voulu lui raconter ses livres et que son imagination méridionale lui grandissait encore.

Moi, fidèle comme le chameau de mon histoire, je le suivais dans son rêve héroïque ; mais, par instants, je doutais un peu. Je me rappelle qu’un soir, à l’Oued-Fodda, partant pour un affût au lion et traversant un camp de chasseurs d’Afrique avec tout notre accoutrement de houseaux, de fusils, révolvers, couteaux de chasse, j’eus la sensation aiguë du ridicule devant la stupeur muette des bons troupiers faisant leur soupe sur le front des tentes alignées. « Et s’il n’y avait pas de lion ! »

Ce qui n’empêche qu’une heure après, la nuit venue, à genoux dans un bouquet de lauriers, fouillant l’ombre avec mes lunettes, pendant que des piaillements de grues passaient très haut dans l’air et que des chacals froissaient l’herbe autour de moi, je sentais grelotter mon fusil sur la garde du couteau de chasse fiché en terre.

J’ai prêté à Tartarin ce frisson de peur et les bouffonnes réflexions qui l’accompagnaient ; mais c’est une grande injustice. Je vous jure bien que, si le lion était venu, le bon Tartarin l’aurait reçu, le riffle au poing, la dague haute ; et si sa balle se fût perdue, son sabre faussé dans un corps à corps, il eût fini la lutte poil contre poil, étouffé le monstre entre ses bras à doubles muscles, déchiqueté de ses ongles, de ses dents, sans seulement cracher la peau ; car c’était un rude homme au demeurant que ce chasseur de casquettes, et de plus un homme d’esprit qui a été le premier à rire de ma galéjade !


L’histoire de Tartarin ne fut écrite que longtemps après mon voyage en Algérie. Le voyage est de 1861-62, le livre de 1869. Je commençai à le publier en variétés au Petit Moniteur universel avec d’amusants croquis d’Émile Benassit. L’insuccès fut absolu. Le Petit Moniteur était un journal populaire, et le peuple n’entend rien à l’ironie imprimée qui le déroute, lui fait croire qu’on veut se moquer de lui. Rien ne saurait rendre le désappointement des abonnés du journal à un sou, si friands de Rocambole et de Ponson du Terrail, en lisant ces premiers chapitres de la vie de Tartarin, les romances, le baobab, désappointement qui allait jusqu’aux menaces de désabonnement, jusqu’aux injures personnelles. On m’écrivait : « Eh ! bien, oui… et puis après ? Qu’est-ce que ça prouve ? Imbécile ! » et l’on signait violemment. Le plus malheureux était Paul Dalloz qui avait fait de grands frais de publicité, de dessins, et payait cher une expérience. Après une dizaine de feuilletons, j’eus pitié de lui et portai Tartarin au Figaro où il fut mieux compris des lecteurs, mais se buta à d’autres mauvais vouloirs. Le secrétaire de la rédaction du Figaro, à cette époque, était Alexandre Duvernois, le frère de Clément Duvernois, ancien journaliste et ministre. Par grand hasard j’avais, neuf ans auparavant, au courant de ma joyeuse expédition, rencontré Alexandre Duvernois, alors modeste employé au bureau civil de Milianah, et gardant de cette époque un vrai culte pour la colonie. Irrité, révolté par la façon légère dont je parlais de sa chère Algérie, il ne pouvait empêcher la publication de Tartarin, mais il s’arrangea pour la morceler en lambeaux intermittents, prétextant l’horrible cliché de « l’abondance des matières », si bien que ce tout petit roman s’éternisa dans le journal presque autant que le Juif-Errant ou les Trois Mousquetaires, « Ça tire, ça tire… » grondait le faux-bourdon de Villemessant, et j’avais grand’peur d’être obligé d’interrompre encore une fois.

Puis, nouvelles tribulations. Le personnage de mon livre s’appelait alors Barbarin de Tarascon.

Or, il y avait justement à Tarascon une vieille famille de Barbarin qui me menaça de papier timbré, si je n’enlevais son nom au plus vite de cette outrageante bouffonnerie. Ayant des tribunaux et de la justice une sainte épouvante, je consentis à remplacer Barbarin par Tartarin sur les épreuves déjà tirées qu’il fallut reprendre ligne à ligne dans une minutieuse chasse aux B. Quelques-uns ont dû m’échapper à travers ces trois cents pages ; et l’on trouve dans la première édition des Bartarin, Tarbarin, et même tonsoir pour bonsoir. Enfin le livre parut, et réussit assez bien en librairie, malgré l’arôme très local et que tout le monde ne goûte pas. Il faut être du Midi ou le connaître beaucoup pour savoir combien ce type de Tartarin est fréquent chez nous, et que sous le grand soleil tarasconais qui les chauffe et les électrise, la cocasserie des crânes et des imaginations s’exagère en des développements monstrueux aussi variés de forme et de dimension que les cougourdes.

Jugé librement, à des années de distance, Tartarin, avec son allure débridée et folle, me semble avoir des qualités de jeunesse, de vie et de vérité ; une vérité d’outre-Loire qui enfle, exagère, ne ment jamais, et tarasconne tout le temps. Le grain de l’écriture n’est pas très fin ni très serré. C’est ce que j’appelle de la « littérature debout », parlée, gesticulée, avec les allures débordantes de mon héros. Mais je dois avouer, quel que soit mon amour du style, de la belle prose harmonieuse et colorée, qu’à mon avis tout n’est pas là pour le romancier. Sa vraie joie restera de créer des êtres, de mettre sur pied à force de vraisemblance des types d’humanité qui circulent désormais par le monde avec le nom, le geste, la grimace qu’il leur a donnés et qui font parler d’eux, — qu’on les déteste ou qu’on les aime, — en-dehors de leur créateur et sans que son nom soit prononcé. Pour ma part, mon émotion est toujours la même, quand à propos d’un passant de la vie, d’un des mille fantoches de la comédie politique, artistique ou mondaine, j’entends dire : « C’est un Tartarin… un Monpavon… un Delobelle. » Un frisson me passe alors, le frisson d’orgueil d’un père, caché dans la foule tandis qu’on applaudit son fils, et qui, tout le temps, a l’envie de crier : « C’est mon garçon ! »