Trente ans de Paris/Première pièce

Marpon et Flammarion (p. 179-192).

PREMIÈRE PIÈCE

Oh ! qu’il y a longtemps de cela. J’étais loin, bien loin de Paris, en pleine joie, en pleine lumière, tout au bout de l’Algérie, dans la vallée du Chélif, un beau jour de février 1862. Une plaine de trente lieues que borde à droite et à gauche une double ligne de montagnes, transparentes dans le brouillard d’or et violettes comme l’améthyste. Des lentisques, des palmiers nains, des torrents à sec dont le lit caillouteux est encombré de lauriers roses ; de loin en loin un caravansérail, un village arabe, sur la hauteur quelque marabout, peint à la chaux, éblouissant, pareil à un gros dé coiffé d’une moitié d’orange ; et çà et là, dans l’étendue blanche de soleil, de mouvantes taches sombres qui sont des troupeaux, et que l’on prendrait, n’était le bleu profond et immaculé du ciel, pour les ombres portées de grands nuages en marche. Nous avions chassé toute la matinée ; puis, la chaleur de l’après-midi se trouvant trop forte, mon ami le bachaga Boualem avait fait dresser la tente. Un des pans relevés portait sur des piquets et formait marquise ; tout l’horizon entrait par là. Devant, les chevaux entravés baissaient la tête, immobiles ; les grands lévriers dormaient couchés en rond ; à plat ventre dans le sable, au milieu de ses petits pots, notre cafetier préparait le moka sur un maigre feu de ramilles sèches dont la fumée mince montait droit ; et nous roulions de grosses cigarettes sans rien nous dire, Boualem-Ben-Cherifa, ses amis Si-Sliman, Sid’Omar, l’aga des Ataf et moi, étendus sur des divans, dans l’ombre de la tente blanche que le soleil extérieur faisait blonde, découpant en transparence sur la toile le croissant symbolique et l’empreinte de la main sanglante, ornements obligés de toutes les demeures arabes.

Une après-midi délicieuse et qui aurait dû ne jamais finir ! Une de ces heures d’or qui se détachent encore après vingt-quatre ans, lumineuses comme au premier jour, sur le fond grisaille de la vie. Et voyez combien illogique et perverse est notre triste nature humaine. Aujourd’hui encore, je ne saurais songer à cette sieste sous la tente, sans regret et sans nostalgie, mais, là-bas, il faut bien que je l’avoue, là-bas je regrettais Paris.

Oui ! je regrettais Paris, que ma santé fort compromise par cinq ans de noviciat littéraire m’avait obligé de quitter brusquement, je regrettais Paris pour les choses aimées que j’y laissais, pour ses brumes et pour son gaz, pour ses journaux, ses livres nouveaux, pour les discussions au café, le soir, ou sous le péristyle des théâtres, pour cette belle fièvre d’art et ce perpétuel enthousiasme, qui ne m’apparaissaient alors que par leurs côtés sincères ; je le regrettais surtout pour ma pièce, — ma première pièce ! — dont la réception au théâtre de l’Odéon m’avait été annoncée le jour même de mon départ.

Certes, le paysage que je contemplais était beau, et son cadre d’une singulière poésie ; mais j’aurais échangé volontiers l’Algérie et l’Atlas, Boualem et ses amis, le bleu du ciel, le blanc des marabouts et le rose des lauriers-roses, contre la grise colonnade de l’Odéon, et le petit couloir de l’entrée des artistes, et le cabinet de Constant, le concierge homme de goût, tout tapissé d’autographes de comédiens et de portraits de comédiennes en costumes. Eh, quoi ! j’étais là subitement en Algérie, à mener l’existence d’un grand seigneur des temps héroїques, quand j’aurais pu passer triomphant, avec l’allure hypocritement modeste de l’auteur nouveau qu’on va jouer, dans ces corridors rébarbatifs qui m’avaient vu tremblant et timide ! Je m’acoquinais à la société des chefs arabes, pittoresques sans doute, mais de conversation insuffisante, quand le souffleur, les machinistes et le directeur, et le régisseur, et toute la tribu innombrable des comédiennes trop plâtrées et des comédiens à menton bleu s’occupaient de mon œuvre !

Je respirais l’arôme pénétrant et frais des bois d’orangers baisés par la brise, quand il ne tenait qu’à moi de délecter mes narines à l’odeur de moisi et de renfermé, particulièrement suave, qu’exhalent les murs de théâtres ! Et la cérémonie de la lecture aux acteurs, la carafe et le verre d’eau, le manuscrit brillant sous la lampe ? Et les répétitions, au foyer d’abord, autour de la haute cheminée, puis sur la scène, la scène aux profondeurs insondables, mystérieuse, tout encombrée de charpentes et de décors en face de la salle vide, sonore comme un caveau et glaciale à voir, avec son grand lustre voilé, et ses loges, et ses avant-scènes, ses fauteuils recouverts de housses en lustrine grise ? Après, ce serait la première représentation, la façade du théâtre versant sur la place l’éclat joyeux de ses cordons de gaz, les voitures qui arrivent, la foule au contrôle, l’attente anxieuse dans un café, en face, tout seul avec un fidèle ami, et le grand coup d’émotion frappant sur le cœur comme sur un timbre, à l’heure où les silhouettes en habit noir, très animées, se détachant sur la glace sans tain du foyer, annoncent que la toile tombe, et qu’au milieu des applaudissements ou des huées le nom de l’auteur vient d’être proclamé. — « Allons ! dit l’ami, du courage ; il faut maintenant voir comment les choses se sont passées, remercier les acteurs, serrer la main aux camarades qui attendent impatiemment au café Tabourey, dans la petite salle… » — Et voilà le rêve que je faisais tout éveillé, sous la tente, dans l’assoupissante chaleur d’un beau mois d’hiver africain, tandis qu’au lointain, parmi les feux obliques du soleil descendu, un puits — blanc tout à l’heure — se colorait en rose et qu’on entendait pour seul bruit, dans le grand silence de la plaine, le tintement d’une clochette et les appels mélancoliques des bergers.

Rien d’ailleurs ne venait troubler ma rêverie. Mes hôtes savaient bien, à eux quatre, vingt mots de français ; moi, à peine dix mots d’arabe. Le compagnon qui m’avait amené et qui me servait ordinairement d’interprète (un Espagnol, marchand de grains, dont j’avais fait la connaissance à Milianah) n’était pas là, s’obstinant à poursuivre la chasse ; de sorte que nous fumions nos grosses cigarettes en silence, tout en buvant des gorgées de noir café maure dans les microscopiques petites tasses que supporte un coquetier en filigrane d’argent.

Tout à coup, un grand brouhaha : les chiens aboient, les serviteurs courent, un long diable de spahi en burnous rouge arrête son cheval, net des quatre pieds, devant la tente : — « Sidi Daoudi ? »

C’était une dépêche venue de Paris, et qui me suivait ainsi à la piste de douar en douar, depuis Milianah. Elle contenait ces simples mots : — « Pièce jouée hier, grand succès, Rousseil et Tisserant magnifiques. »

Je la lus et la relus, cette bienheureuse dépêche, vingt fois, cent fois, comme on fait d’une lettre d’amour. Songez ! ma première pièce… Voyant mes mains trembler d’émotion, et le bonheur luire dans mes yeux, les agas me souriaient et se parlaient entre eux en arabe. Le plus savant fit même appel à toute sa science pour me dire : « France… nouvelles… famille ?… » Eh ! non, ce n’étaient pas des nouvelles de ma famille qui me faisaient battre ainsi le cœur délicieusement. Et ne pouvant m’habituer à cette idée de n’avoir personne à qui faire part de ma joie, je me mis en tête d’expliquer, avec les quatre mots d’arabe que je savais et les vingt mots de français que je les supposais savoir, ce qu’est un théâtre, et l’importance d’une première représentation parisienne, à l’aga des Ataf, à Sid’Omar, à Si-Sliman, à Boualem Ben-Cherifa. Travail ardu, comme bien l’on pense ! Je cherchais des comparaisons, je multipliais les gestes, je brandissais la pelure bleue de la dépêche en disant : Karagueuz ! Karagueuz ! comme si mon attendrissant petit acte, fait pour toucher les cœurs et tirer les larmes vertueuses, avait eu quelque rapport avec les effroyables atellanes où se complaît le monstrueux polichinelle turc ; comme si on pouvait sans blasphème comparer le classique Odéon aux repaires clandestins de la haute ville maure, dans lesquels, chaque soir, malgré les défenses de la police, les bons musulmans vont se délecter au spectacle des lubriques prouesses de leur héros favori !

Ce sont là mirages du pays d’Afrique. À Paris, la désillusion m’attendait. Car je retournai à Paris, j’y retournai tout de suite, et plus tôt que la prudence et la Faculté n’auraient voulu. Mais que m’importaient la brume et la neige que j’allais chercher, que m’importait le tiède azur que je laissais là-bas, en arrière ? Voir ma pièce, il n’y avait plus que cela… Embarqué ! débarqué ! je brûle Marseille, et me voilà en wagon, grelottant avec ivresse. J’arrivai à Paris, le soir, vers les six heures, il faisait nuit. Je ne dînai pas : « Cocher, à l’Odéon ! » Ô jeunesse !

Le rideau allait se lever quand je m’établis dans ma stalle. La salle avait un air étrange ; c’était le mardi-gras, on dansait toute la nuit à Bullier, et pas mal d’étudiants et d’étudiantes étaient venus passer deux heures au théâtre en costume de bal masqué. Il y avait des chicards, des folies, des polichinelles, des pierrettes et des pierrots. — « Dur, très dur, pensais-je dans mon coin, de faire pleurer des polichinelles ! » Ils pleurèrent pourtant, ils pleurèrent si fort, que les paillettes de leurs bosses où la lumière s’accrochait semblaient autant de larmes brillantes. J’avais à ma droite une folie dont l’émotion à toute minute faisait frémir le bonnet à grelots, et à ma gauche une pierrette, grosse dondon au cœur sensible, comique à voir dans son attendrissement, avec deux grosses sources qui jaillissaient de ses gros yeux et dégringolaient en double sillon dans la farine de ses joues. Décidément, la dépêche ne m’avait pas menti : mon petit acte obtenait un succès énorme. Pendant ce temps-là, moi, l’auteur, j’aurais voulu être à cent pieds sous terre. La pièce que ces braves gens applaudissaient, je la trouvais infâme, odieuse. Ô misère ! c’était là ce que j’avais rêvé, ce gros homme qui, pour paraître paterne et vertueux, s’était fait la tête de Béranger ! J’étais injuste, bien entendu : Tisserant et Rousseil, tous deux artistes de grande valeur, jouaient aussi bien qu’on peut jouer, et leur talent n’était pas pour peu de chose dans mon succès. Mais la désillusion était trop forte, la différence trop grande entre ce que j’avais cru écrire et ce qui se montrait maintenant, avec toutes ses rides visibles, tous ses trous éclairés au jour sans pitié de la rampe ; et je souffrais réellement de voir mon idéal ainsi empaillé. Malgré l’émotion, malgré les bravos, je me sentais pris d’un indicible sentiment de honte et de gêne. Des bouffées chaudes, d’ardentes rougeurs me passaient sur les joues. Il me semblait que tout ce public de carnaval se raillait de moi, devait me connaître. Suant, souffrant, perdant la tête, je doublais les gestes des acteurs. J’aurais voulu les faire marcher plus vite, parler plus vite, brûler phrases et planches pour que mon supplice fût plus vite fini. Quel soulagement, la toile tombée, et que je m’enfuis vite, rasant les murs, le collet relevé, honteux et furtif comme un voleur !