Trente-trois ans d’apostolat au Congo français - Mgr Augouard

Trente-trois ans d’apostolat au Congo français - Mgr Augouard
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 4 (p. 150-184).

TRENTE-TROIS ANS D’APOSTOLAT
AU CONGO FRANÇAIS

MONSEIGNEUR AUGOUARD


À l’heure actuelle où l’attention se trouve de plus en plus attirée vers les questions coloniales, on célèbre volontiers, et avec raison, la vaillance, le patriotisme et l’esprit d’entreprise de nos hardis explorateurs, mais on est trop tenté d’oublier que nos missionnaires ont été partout les meilleurs auxiliaires, souvent même les précurseurs de l’influence française dans nos lointaines possessions. Le ministre de la Marine Mackau ne l’ignorait pas quand, en 1843, il appela à son aide les Pères du Saint-Esprit pour civiliser les sauvages peuplades au milieu desquelles nous venions d’installer un poste d’observation, à l’embouchure du Gabon, dans un vaste estuaire que le prince de Joinville avait désigné comme le plus favorable pour la surveillance des côtes et la répression de l’esclavage : là se bornaient en effet nos ambitions à une époque où la France, déjà absorbée par l’entreprise algérienne qui trouvait beaucoup de détracteurs, ne songeait pas à étendre davantage ses conquêtes en Afrique. Ce poste d’observation, après avoir amené en 1849 la construction de quelques cases (la future Libreville), destinées à recevoir 46 esclaves arrachés de force à un navire négrier, devait devenir le point de départ de nos vastes colonies du Gabon et du Congo, de même que le modeste établissement de Sainte-Marie fondé à cet endroit, par quelques religieux dont la plupart furent rapidement fauchés par la mort, devait donner naissance aux nombreuses missions catholiques qui évangélisent aujourd’hui notre Afrique équatoriale. En 1870, les Pères du Saint-Esprit, sous la direction de Mgr Bessieux, avaient étendu au loin leur action et ils descendaient déjà jusqu’aux rives du Congo quand éclata la guerre franco-allemande. Au lendemain de nos désastres, la subvention accordée à la Mission fut supprimée. La France, repliée sur elle-même, obligée de panser ses blessures, ne songeait guère à se dédommager, par une extension coloniale, de la mutilation subie : l’abandon du Gabon fut même décidé en haut lieu et l’on négocia (en 1873) l’échange de cette contrée contre la Gambie anglaise. L’amiral commandant l’escadre de l’Atlantique, chargé d’annoncer la nouvelle aux religieux, leur proposa de les transporter ailleurs. Il se heurta à un refus formel : « Nous sommes ici à une porte, répondit Mgr Bessieux : d’une année à l’autre elle peut s’ouvrir sur un immense continent, nous attendrons. » « Cette fermeté, » dit Mgr Le Roy, l’éminent supérieur de la Congrégation du Saint-Esprit, « fit impression sur l’amiral ; la mesure fut ajournée et, depuis, la porte s’est ouverte. Sans nos missionnaires, nous ne posséderions peut-être pas le Congo[1]. »

Mgr Bessieux mourut en 1876. Trois ans auparavant, il avait envoyé le P. Carrie fonder une mission à Landana (Congo portugais). Cet établissement était déjà llorissant quand il reçut, en 1880, la visite de Brazza qui, venant de planter le drapeau français au nord du Stanley-Pool, sollicitait des missionnaires pour occuper ce poste. Le P. Augouard fut chargé d’aller étudier la question sur place. Ce religieux avait fait ses preuves de bonne heure, car, en 1870, à peine âgé de dix-sept ans, il s’était engagé dans le corps des zouaves de Charette pendant la guerre. Mgr de Ségur, qui le rencontra à cette époque, se rendit compte de ce qu’on pouvait attendre d’un caractère aussi généreux et, constatant la vocation ecclésiastique du jeune homme, il l’avait dirigé vers les missions. Ordonné prêtre en 1876, le P. Augouard avait été envoyé, d’abord, au Gabon, puis à Landana où il était occupé, depuis deux ans, à étudier les langues indigènes et à former des catéchistes.

Parti le 4 avril 1881 et amené à Banana (à l’embouchure du Congo) par un paquebot anglais, il se rendit, de là, à Borna aujourd’hui capitale du Congo belge, puis à Vivi (à 160 kilomètres de la côte) où la navigation fluviale se trouve interrompue par la formidable barrière de 32 cataractes qui, jusqu’à Stanley, avait arrêté tous les explorateurs venus dans ces régions. Durant quatre mois, le P. Augouard parcourut le pays en tous sens, cherchant la meilleure voie pour atteindre cette vaste expansion du Congo qui a reçu le nom de Stanley-Pool et tâchant de recruter les porteurs qui devaient se charger des marchandises indispensables pour se procurer des vivres le long de la route. Peines perdues : d’une part, les caravanes venant de l’intérieur refusaient d’emmener un blanc ; de l’autre, aucun Congolais de la côte ne se souciait d’accompagner le missionnaire dans des régions inconnues peuplées de tribus anthropophages. En effet, les nègres de la côte, qui se considéraient comme très civilisés, ne parlaient alors qu’avec terreur ou mépris des nègres de l’intérieur. Ainsi Mgr Augouard nous racontait qu’ayant vu les sauvages de l’Oubanghi manger avec plaisir du serpent, il avait voulu en goûter à son tour et avait ordonné au cuisinier de la mission de lui en servir. Ce cuisinier, un Congolais du littoral, commença par faire la grimace. Obligé d’obéir, malgré sa répugnance, il se vengea en répétant partout que son maître, mangeur de serpens, ne pouvait être qu’um blanc de l’intérieur !

De fait, non seulement les noirs du littoral étaient, dès cette époque, plus civilisés que ceux du Haut-Congo, mais on retrouvait chez eux des traces de la doctrine chrétienne prêchée à leurs ancêtres par des capucins portugais qui avaient aussi introduit dans le pays le maïs, le manioc et le bananier, c’est-à-dire les trois plantes dont les habitans tirent actuellement leur subsistance. Les Européens ayant été chassés du Congo, les indigènes revinrent peu à peu au fétichisme et à la sauvagerie. Cependant, beaucoup d’entre eux conservaient encore certains usages chrétiens, tels que le signe de la croix. Il était assez facile de leur expliquer le sens des pratiques religieuses dont ils avaient gardé la routine. Les Pères du Saint-Esprit établis depuis peu à Boma, à Saint-Antoine, à Banana s’y employaient de leur mieux et le P. Augouard put lui-même baptiser bien des enfans durant le séjour qu’il fit dans ces maisons. Ce fut pour lui une consolation au milieu de tant d’épreuves. Le passage suivant d’une lettre adressée par lui aux siens à cette époque rappelle la célèbre épître de saint Paul énumérant aux Corinthiens les dangers et les traverses de son apostolat :


J’ai fait des efforts surhumains pour me rendre à mon poste. J’ai parcouru en tous sens le Bas-Congo sur une longueur de cent dix milles ; la faim, la soif, la chaleur m’ont accablé ; j’ai couché bien des fois à la belle étoile sur la terre nue, exposé au brouillard et aux attaques des crocodiles dans les rivières, dévoré par des milliers de moustiques qui ne me laissaient pas un moment de repos. Je me suis exposé sur le fleuve où, une fois, j’ai failli périr, emporté par un courant épouvantable, j’ai gravi des montagnes élevées où, pendant des journées entières, je ne trouvais pas une goutte d’eau pour étancher ma soif…[2].


Enfin le P. Carrie étant parvenu à réunir vingt porteurs à Landana, les amena jusqu’à Vivi et, le 6 juillet 1881, le P. Augouard, après avoir pris congé de son supérieur, s’engagea avec sa petite escorte dans le chemin de 380 kilomètres, réputé impénétrable, qui devait le faire aboutir au Stanley-Pool. Dix ans plus tard, les choses étaient bien changées : quantité de porteurs venaient dans les postes français et dans les factoreries proposer leurs services pour un prix équivalent à 40 francs par tête, et des milliers d’indigènes faisaient constamment la navette entre la côte et Brazzaville. Ces « routes » de l’Afrique équatoriale sont en réalité une succession d’étroits sentiers qui serpentent tantôt au milieu de hautes herbes coupantes atteignant jusqu’à 3 mètres de hauteur, tantôt dans la sombre forêt où l’on marche, à la file indienne, courbé ou rampant à travers mille obstacles. « Souvent, a écrit le colonel Marchand, le sentier se perd complètement et les heures se passent à creuser parmi les tiges vigoureuses et les troncs vermoulus un chemin de quelques mètres dans une demi-obscurité plus énervante que l’absence complète de lumière. » Souvent aussi la voie est obstruée par un torrent, par un arbre tombé en travers du chemin. On ne pourrait se tirer d’affaire sans guides, qu’il faut renouveler de distance en distance. Le voyage fut très accidenté : dès la première étape, le P. Augouard, occupé à dresser sa tente pour la nuit, reçut la visite d’un chef qui présenta solennellement un papier prouvant qu’il s’était engagé envers Stanley à ne laisser passer « aucun intrus ; » en réalité, il ne songeait qu’à profiter de la situation pour vendre chèrement le droit de passage. Plus loin, tous les porteurs prirent la fuite, et la nuit fut employée à courir à leur recherche. Ils renouvelèrent, d’ailleurs, plus d’une fois cet exploit, quitte à revenir le lendemain fort penauds. D’autres fois, c’étaient les guides, qui s’enfuyaient, abandonnant la caravane au milieu de montagnes désertes, « de sorte qu’il fallait se diriger sur la boussole comme un marin au milieu de l’Océan. »

Le 4 août enfin, trente jours après son départ de Vivi, le P. Augouard parvenait sur les bords du Djoué (qui se jette dans le Congo un peu au-dessus du Pool) et il y trouvait Stanley arrivé par une autre voie avec son escorte de 80 Zanzibarites armés de fusils à tir rapide. L’explorateur, tout en faisant bon accueil au missionnaire français, ne lui cacha pas le dépit qu’il avait éprouvé le jour où, atteignant la rive Nord du Pool, il avait aperçu, flottant au vent un morceau d’étoffe bleu, blanc et rouge, sous la garde d’un sergent sénégalais « d’allure très crâne » et de deux matelots nègres du Gabon. L’initiative du « va-nu-pieds Brazza » avait seule empêché l’envoyé de Léopold de faire entrer tout le bassin du Congo dans le domaine du futur « État indépendant. » Le sergent Malamine, fidèle à son poste, témoignait naïvement au P. Augouard sa joie de revoir enfin un de ses semblables, car, disait-il, « j’étais le seul blanc dans le pays ! » Le brave Sénégalais oubliait qu’il était lui-même un nègre du plus beau noir. Le religieux lui abandonna généreusement la plus grande partie de ses marchandises. Puis il alla rendre compte de son voyage au P. Carrie (septembre 1881), et lui demanda à retourner au Pool pour y créer l’établissement projeté ; mais les ressources faisaient défaut et il dut rester pendant deux ans dans la région du Bas-Congo, se partageant entre les missions de Boma et de Saint-Antoine, situées à 160 kilomètres l’une de l’autre. Une de ses lettres, écrite durant cette période, nous le montre levé dès quatre heures du matin et, après sa messe dite, ses devoirs religieux accomplis, exerçant tour à tour dans la même journée les métiers de cultivateur, de charpentier, de forgeron, de maçon, de menuisier et enfin de tailleur, sans compter les catéchismes à faire et la correspondance à régler. Les Congolais, de même que la plupart des noirs, considèrent le travail comme une honte. Pour leur en inculquer le goût, il faut leur en donner l’exemple ; sinon, ils répondent comme naguère les Gabonais à Mgr Bessieux : « Nous prends-tu pour des esclaves ? Les blancs ne travaillent pas ; toi-même, est-ce que tu travailles ? » — « L’évêque, raconte le marquis de Compiègne, ne répondit pas, mais le lendemain, on le vit partir au lever du jour une pioche sur le dos ; il accrocha sa soutane aux broussailles, il entonna le Gloria Patri et se mit à l’œuvre. Cela dura trois ans, jusqu’à ce que les plantations fussent terminées : depuis l’aurore jusqu’à la nuit, il travaillait comme un nègre… ne travaille pas. »

Le Père Augouard fit de même :

Aussi, écrivait-il gaiement, j’ai aux mains une collection d’ampoules capable de faire envie à l’apprenti le plus courageux. Depuis trois mois, je suis seul à Saint-Antoine ; mais, cette semaine, je vais recevoir les missionnaires qui arrivent de France et je serai un peu soulagé dans mon travail… Nos aimables radicaux qui trouvent que les curés sont des fainéans n’ont qu’à venir ici.


En effet, si l’on ajoute, aux métiers manuels que nous avons énumérés, l’étude des langues, celle de la géographie locale, de l’astronomie, de l’algèbre, on aura un aperçu des connaissances pour ainsi dire universelles que doivent posséder les missionnaires. À Saint-Antoine, le P. Augouard eut de nombreuses difficultés avec la tribu des Moussorongos qui, excités par leurs féticheurs, arrivèrent un jour, au nombre de 300, armés de fusils, « tuer les blancs et brûler leur maison. » Le religieux sut apaiser ces sauvages si bien qu’ils vinrent, par la suite, implorer son pardon en lui apportant 16 grosses poules et 20 mètres de beaux tissus.

Pendant qu’il exerçait la direction de ces deux missions, — auxquelles il dut joindre celle de Landana en l’absence de son supérieur, — le P. Augouard se lia d’amitié avec le commandant de l’aviso le Sagittaire, chargé de préparer les voies à Brazza pour prendre possession > au nom de la France, des terres situées au Nord du Congo sur lesquelles plusieurs nations européennes jetaient déjà des regards de convoitise. Le P. Augouard rendit service à cet officier en lui servant d’interprète et en allant, au péril de sa vie, parlementer avec les indigènes qui avaient attaqué notre poste près de Loango. Habile diplomate, non seulement il parvint à apaiser le conflit naissant, mais il amena le chef Lomba à traiter avec le commandant et à le laisser s’installer dans la baie de la Pointe-Noire. Ce ne fut certes pas la faute du religieux, ni de notre distingué représentant à Loango, M, Dolisie, si le commandant du Sagittaire, lié par des ordres formels, ne profita pas de la circonstance pour occuper les territoires de Malembé et de Cabinda qui, abandonnés au Portugal, forment aujourd’hui une enclave dans notre Congo : toute la rive droite du fleuve aurait pu nous appartenir si notre gouvernement avait montré alors la décision et l’énergie voulues.

Aussitôt son supérieur revenu de France, le P. Augouard, étant parvenu à réunir une caravane de 120 porteurs, termina ses préparatifs pour partir avec deux autres missionnaires et arriver avant la saison des pluies au Pool, où Brazza devait le rejoindre par la voie de l’Ogoué. Le 11 août 1883, la caravane, à laquelle s’était joint M. Dolisie, s’engageait dans les étroits sentiers des Montagnes de Cristal. Durant les vingt premiers jours, le voyage se fit dans d’assez bonnes conditions ; mais, à partir de Manyanga, les difficultés se multiplièrent à l’infini : d’abord, une fièvre maligne terrassa douze porteurs en un seul jour, obligeant ainsi la caravane à s’arrêter dans un pays dénué de ressources. Six hommes succombèrent ; parmi leurs camarades, plusieurs avaient la fièvre, tous étaient démoralisés et se plaignaient qu’on les emmenât mourir loin de leur terre natale. On finit par repartir, mais, alors, les trois missionnaires et M. Dolisie lui-même tombèrent malades à leur tour et, pour comble de disgrâce, des pluies torrentielles « que seuls peuvent se figurer ceux qui ont vécu dans les climats équatoriaux » entravèrent la marche. À ce déluge venaient se joindre les souffrances causées par d’innombrables fourmis rouges qui sont un des fléaux de ces contrées.

Les noirs, habitués à de telles misères, en prenaient leur parti, tout en gémissant d’avoir à transporter, le lendemain, des fardeaux mouillés et, par conséquent plus lourds. Beaucoup aussi prétextaient des maladies imaginaires. Un des grands ennuis, pour les explorateurs, est dans les palabres à recommencer chaque jour avec les porteurs qui inventent mille prétextes pour se soustraire à leurs obligations, avec les guides qui se sauvent et avec les chefs qui réclament d’innombrables cadeaux. En pareille occurrence, souvent les voyageurs, perdant patience, finissent par envoyer du plomb aux indigènes qui les irritent par leurs folles exigences, leur manque de parole, leurs vexations, leurs lenteurs calculées. Les missionnaires, ne pouvant employer des procédés aussi… vifs, ont grand’peine à venir à bout de la mauvaise volonté qu’on leur oppose. Un jour, le P. Augouard voit ses porteurs s’arrêter après un quart d’heure de marche et jeter leurs charges à terre. Le guide leur avait persuadé que, s’ils allaient plus loin, ils rencontreraient des hommes avant la bouche sous le bras, et dont la vue seule les ferait mourir ! Mais le missionnaire, ne perdant pas son sang-froid, finit par obliger ce drôle à rassurer les poltrons et à les conduire encore pendant deux jours, au bout desquels, pouvant se passer de ses services, il lui remit un billet ainsi conçu : Le chef porteur de ce billet est le plus fieffé coquin que j’aie jamais rencontré, lui recommandant de montrer ce certificat à tous les blancs qui s’adresseraient à lui.

La caravane atteignit enfin, le 17 septembre, le village de Mfoa auquel la Société de géographie venait de donner le nom de Brazzaville. Malheureusement, Brazza manquait au rendez-vous et, le sergent Malamine ayant été très inopportunément relevé de son poste, les indigènes (Batékés) faisaient semblant de l’avoir oublié. Aucun d’eux, bien entendu, ne se rendait compte que leur pays avait été annexé à la France. Leur chef, après avoir obtenu les cadeaux auxquels il tenait le plus : un fusil à pierre, un habit brodé et un chapeau gibus, signifia aux blancs d’avoir à déguerpir et défendit, sous peine de mort, à ses sujets de leur vendre des vivres. Force fut de battre en retraite à travers des plaines marécageuses pour s’établir, à 28 kilomètres de là, sur la petite rivière Linzolo. En trois jours, une case fut construite avec le bois, les lianes et les herbes du voisinage : ce furent les premiers élémens de la mission de Saint-Joseph. La population paraissait douce et accueillante, mais il ne fallait pas s’y fier : les religieux, à peine installés, apprirent qu’un de leurs voisins étant très malade, ses amis lui avaient coupé la tête pour l’empêcher de mourir (car les Batékés font moins de cas de la chair de ceux qui meurent de mort naturelle), et l’avaient enterrée solennellement tandis que le corps était coupé en morceaux et partagé entre les familles du village pour être mangé. Les indigènes en usaient de même avec tous les moribonds. Aussi ne pouvaient-ils comprendre la répugnance des blancs pour la chair humaine. « Vous ne savez pas comme c’est bon, » déclaraient-ils en faisant claquer leur langue. Leurs goûts dépravés se manifestaient d’ailleurs par le plaisir avec lequel ils dévoraient des serpens, des chauves-souris, des rats et des chenilles grillées. Mais ils crachaient de dégoût en voyant les blancs manger des œufs et boire du lait.

Cependant les religieux s’étaient mis en devoir de défricher le sol. Tandis que le P. Krafft ramenait la caravane à la côte, le P. Augouard, aidé du frère Savinien, « rude gaillard, ancien margis-chef aux dragons, » construisait, à l’aide de briques séchées au soleil, une maison moins primitive que la première où les herbes jetées sur la toiture ne pouvaient protéger contre les formidables abats d’eau fréquens dans ces régions. L’année se termina sans que Brazza eût paru. En février 1884, M. Dolisie se décida à partir à sa recherche. Il finit par le retrouver dans l’Ogoué : l’explorateur avait complètement oublié le rendez-vous promis !

En 1884, le P. Augouard revint à Landana. Son supérieur, le voyant épuisé par un voyage de 700 kilomètres fait à pied, après tant de fatigues précédemment endurées, le renvoya en France. Ayant abordé à Lisbonne, le missionnaire, encore jeune et timide, fut, presque malgré lui, présenté à notre ministre M. de Laboulaye. Celui-ci, qui prenait à cœur la question du Congo naissant, fut heureux de pouvoir en parler avec un homme compétent. Il lui recommanda d’aller voir Jules Ferry, alors président du Conseil, et comme le P. Augouard protestait, disant qu’il n’oserait pas, l’éminent diplomate, voulant le corriger de sa timidité, lui indiqua la façon dont il devait se présenter au quai d’Orsay et le ton ferme et décidé avec lequel il devait parler : « Comment ! lui disait-il, on mène un bruit énorme autour du voyage du moindre explorateur, et les missionnaires qui servent si efficacement la cause française resteraient inconnus ! Ce n’est point pour une vaine gloire, car vous la méprisez, mais dans l’intérêt même de vos œuvres qu’il faut changer d’attitude. Ne craignez pas de faire parler de vous. » Le P. Augouard se souvint de la leçon. Arrivé à Paris, il obtint une audience de Jules Ferry qui s’intéressa aux récits du missionnaire, lui demanda de nombreux renseignemens et se plut à reconnaître l’œuvre patriotique accomplie par les Pères du Saint-Esprit. À cette date, l’anticléricalisme n’était pas encore devenu un article d’exportation, et l’auteur de l’article 7 préleva, sur les fonds secrets, une somme de vingt mille francs qu’il remit au P. Augouard. Celui-ci trouva aussi le meilleur accueil auprès de Félix Faure, alors sous-secrétaire d’État aux Colonies et, à Bruxelles, auprès de Léopold II, qui lui parla avec enthousiasme de l’avenir du Congo.

Le 29 janvier 1885 le missionnaire regagnait Linzolo où son remplaçant, le P. Pâris, l’attendait impatiemment. Bientôt l’œuvre commençant à se développer, les deux religieux voulurent pousser plus loin leur exploration. Un agent de l’État indépendant les prit à bord de son petit vapeur à roues En Avant, remorquant une autre embarcation, pour remonter, dans la direction de l’Equateur, le fleuve qui, du Stanley-Pool aux Stanley-Falls, redevient navigable, malgré quelques rapides, pendant plus de 1 600 kilomètres. La navigation fut laborieuse, car les bateaux, très chargés, avaient grand ‘peine à doubler les courans et à franchir les rapides ; en outre, les passes étant inconnues, il fallait avancer la sonde à la main. Il y eut des échouages continuels amenés, tantôt par les rochers ou les bancs de sable, tantôt par les hippopotames qui pullulent dans ces parages. La nuit, la place manquant sur les bateaux (car on était nombreux : 7 blancs et 40 noirs), on allait camper à terre : nuits cruelles troublées par d’innombrables moustiques, par le beuglement des hippopotames, souvent aussi par le voisinage des fauves (chats-tigres, panthères ou léopards) et celui des crocodiles dont une forte odeur de musc révèle la présence.

En cours de route, les missionnaires débarquèrent plusieurs fois pour explorer le pays. Ils allèrent ainsi saluer le fameux Makoko, « un roitelet comme on en rencontre tant en Afrique ; » mais c’est en concluant un traité en règle avec ce « roitelet, » et en lui attribuant une importance exagérée, que Brazza avait pu s’installer sur la rive Nord du Congo et assurer à la France la possession d’une immense colonie. Au reste, Makoko s’entoura de tout l’appareil de la souveraineté pour recevoir ses visiteurs. Étendu sur une peau de tigre et revêtu d’un pagne à fleurs d’or, il tenait en ses mains un sceptre qu’il passa bientôt à la Reine. Le P. Augouard, ayant parlé de Brazza, vit aussitôt la figure de Makoko s’épanouir. En revanche, il suffisait de lui parler des Anglais pour le mettre en colère. À leur départ, les missionnaires furent accompagnés par les « souverains » et toute la Cour, jusqu’au sortir du village, le Roi marchant en sautillant sur la pointe des pieds, car sa dignité exige que ses talons ne posent jamais à terre !

Au bout de deux mois, les religieux parvenus à la station de l’Equateur, à 1 250 kilomètres de la côte, s’entendirent avec un chef barombé pour l’achat d’un terrain sur lequel ils élevèrent une croix qui devait marquer l’emplacement de la future mission. Ils obtinrent en outre, de l’État indépendant, la cession du poste de Kwamouth, au confluent du Kasaï et du Congo, pour y fonder la mission de Saint-Paul du Kasaï. Le P. Augouard rejoignit son supérieur le 21 novembre 1885, après avoir fait plus de 2 000 kilomètres à pied sous une chaleur écrasante et au milieu de difficultés et de dangers constans. Un jour que, suivant son habitude, il traversait une rivière à la nage, il faillit être happé par un crocodile qui le guettait au passage ; une autre fois, il affronta, dans un village, une fusillade qui blessa plusieurs de ses porteurs, tandis que lui-même recevait un coup de massue sur la mâchoire : il fallut s’arrêter pour soigner les blessés et palabrer avec les sauvages qui s’excusèrent de leur mieux en apportant une chèvre, des bananes, une poule et du manioc, pour faire oublier leur « vivacité, » et en fournissant six porteurs pour remplacer les blessés. Le religieux, au cours de ses expéditions, s’est trouvé plusieurs fois exposé à des fusillades semblables. Par bonheur, « les noirs ont de très mauvais fusils à pierre, de la poudre contenant 70 à 80 pour 100 de charbon et comme, pour faire feu, ils appuient leur fusil contre la cuisse, leur tir n’est pas précisément juste. »

Depuis quelque temps déjà, le P. Augouard était pénétré de la nécessité de substituer aux frêles pirogues dont les missionnaires se servaient une baleinière en acier, capable d’affronter tornades, crocodiles et hippopotames. Ce ne fut pas chose facile d’obtenir l’embarcation de 11 mètres de long sur 2m, 10 de large, telle qu’il la rêvait, c’est-à-dire sectionnée en plaques de 30 kilos, de façon à pouvoir être transportée à travers la région des Cataractes. De guerre lasse, voyant qu’il ne pouvait faire accepter son idée par aucun constructeur français, il dut s’adresser en Angleterre : au bout de quelques mois, la commande fut livrée, et 90 noirs la transportèrent sur leur tête jusqu’à Brazzaville. « Quelle drôle d’idée, disaient-ils, ont ces blancs d’amener du fer de si loin ! » et on devait les surveiller de près pour les empêcher d’abandonner leur charge dans les grandes herbes, d’autant plus que certaines pièces, comme la quille et les cloisons étanches, étaient fort incommodes à transporter. Avec toutes ces plaques d’acier, les PP. Augouard et Paris parvinrent à construire leur bateau, puis ils allèrent scier dans la forêt les madriers nécessaires pour les planchers, plats-bords, dunette, mâts, avirons, agrès, etc. Quelques semaines plus tard, le navire solidement peint par les nègres, et baptisé du nom de Léon XIII, voguait sur les eaux du Congo. Le P. Augouard en profita aussitôt pour remonter le fleuve jusqu’à l’embouchure de l’Oubanghi, immense rivière mesurant jusqu’à 30 et 35 kilomètres de largeur et toute parsemée d’îles. Dans la tribu des Baloïs où il s’arrêta, l’ivoire abondait à cette époque ; mais les indigènes étaient loin de se douter de la valeur de cette marchandise. Les missionnaires se trouvaient là au milieu d’une population anthropophage. Un soir qu’ils étaient campés dans une jolie crique, ils aperçoivent un être humain qui se débat dans les flots ; on l’en retire : c’est un pauvre enfant, scrofuleux, d’une maigreur effrayante, si misérable que les sauvages, ne l’ayant pas jugé comestible, l’avaient jeté à l’eau pour s’en débarrasser. Stupéfaits de voir que les blancs veulent le sauver, ils se disent que cette marchandise doit avoir cependant quelque valeur, et ils en négocient la vente pour une pièce de cotonnade. En 1887, le P. Augouard redescendit à la côte, en inaugurant une voie nouvelle de 560 kilomètres de Brazzaville à Loango de façon à ne pas quitter le territoire français, car il avait eu quelques difficultés avec les représentans de l’État indépendant. Après avoir gravi et descendu des montagnes, traversé des marécages et des fondrières, enfonçant dans l’eau et la vase jusqu’à la ceinture, avoir essuyé le feu des Basembés qui attaquèrent la caravane au milieu de la nuit, le vaillant missionnaire parvint, au bout de vingt-huit jours, au terme de son voyage. Dès le mois suivant, il se remettait en route avec le P. Carrie qui, nommé évêque du Congo, voulait, malgré son grand âge, affronter la terrible route du Pool pour visiter l’intérieur de son diocèse. À partir de Brazzaville, la baleinière, conduite par le P. Augouard, qui avait été promu à la dignité de grand vicaire, permit à Mgr Carrie de remonter le fleuve jusqu’à l’Oubanghi. Bien qu’on dût traverser ainsi plusieurs régions désertes, les vivres ne firent jamais défaut, car le P. Augouard, habile chasseur, tua neuf hippopotames, à la grande joie de l’équipage. Chacun de ces pachydermes pesant de 1 000 à 1 500 kilos, on se rend compte du formidable pot-au-feu que représentait toute cette viande d’où se dégageait une odeur nauséabonde. Les nègres étaient dans la joie et, durant plusieurs jours, il fut impossible de faire travailler les rameurs occupés à digérer : « Le comble du bonheur, avouaient-ils cyniquement, est de manger au point que la peau du ventre casse ! »

Mgr Carrie, qui avait d’abord apprécié cette nourriture, commençait à s’en dégoûter quand son grand vicaire trouva moyen de varier les menus en y joignant des oies, des canards, des pintades… mais surtout des singes dont la chair, dit-on, n’est pas à dédaigner : « il y en a par milliers, écrivait le missionnaire et parfois, la nuit, ils font un tel vacarme, qu’on se croirait à la Chambre des députés. » Le P. Augouard se livra alors aussi, pour la première fois, à la chasse émouvante de l’éléphant.

En s’arrêtant à Kwamouth, au retour, les Pères apprirent que cette station avait été définitivement attribuée à l’État indépendant par la Conférence de Berlin qui venait de régler les intérêts des nations européennes installées dans le bassin du Congo. Ce règlement dans lequel notre éminent représentant, le baron de Courcel, avait eu soin de faire insérer une clause assurant la protection du gouvernement aux missionnaires et la liberté de conscience à leurs néophytes, permit de fixer, d’une façon précise, la limite des différens vicariats (diocèses) qui furent, dès lors, desservis, dans chaque colonie par des missionnaires appartenant à la métropole. Telle est, en effet, la règle très sage posée par le Vatican, car, dans ces pays où les rivalités politiques amènent souvent des conflits, il est nécessaire que les autorités religieuses soient, le plu ? possible, en accord constant avec les autorités civiles. Dès lors, les Pères du Saint-Esprit durent abandonner la mission de Kwamouth pour se transporter à Brazzaville où ils obtinrent un terrain de 200 hectares pour y fonder un établissement agricole. Ce soin fut confié au P. Augouard qui, aidé du P. Rémy et du Fr. Savinien, se mit à creuser un énorme four à briques et entreprit la construction d’une maison et d’une église, en même temps qu’il chassait l’hippopotame pour procurer de la viande à son personnel. Mais souvent l’on en était réduit à manger du serpent ! Au mois d’avril 1889, Mgr Carrie, qui avait dû lui-même quitter Landana attribué au Portugal, pour se fixer à Loango, envoyait les Pères Allaire et Paris fonder une mission à l’embouchure de l’Oubanghi, et il était déjà question d’en fonder une autre à 700 kilomètres plus loin. Un moyen de transport plus rapide devenait indispensable pour communiquer entre ces différens établissemens. Le P. Augouard, après avoir longtemps reculé devant la dépense, se décida à faire venir de France un moteur destiné à transformer son voilier en chaloupe à vapeur : les pièces de la machine, distribuées entre 106 indigènes, furent transportées en 30 jours de Loango à Brazzaville ; le 27 septembre 1889, elles étaient remises aux missionnaires par le contremaître Makosso qui, pour la circonstance, avait sorti d’une petite caisse un antique chapeau haut de forme, un pagne neuf, une chemise blanche dont les pans flottaient au vent et un vieil uniforme de général anglais ! Les porteurs, heureux d’être arrivés au terme du voyage, faisaient le tour de la mission en gambadant et en poussant des cris sauvages qui redoublèrent encore quand ils virent la viande d’hippopotame séchée depuis trois mois à leur intention. Aussitôt les Pères Augouard, Moreau et Allaire, aidés des conseils d’un mécanicien français, se mirent à la besogne. Un mois plus tard, le Léon XIII, transformé, filait à toute vitesse vers l’Oubanghi.

Les noirs appréciaient fort ce nouveau mode de locomotion car, au lieu de passer la journée à ramer, ils pouvaient maintenant se livrer aux douceurs de la sieste. En revanche, chaque soir, au débarquement, ils devaient aller dans la forêt scier des arbres et préparer le combustible nécessaire pour le lendemain. Arrivés ainsi en neuf jours à destination pour un voyage qui se faisait auparavant en un mois, les religieux installèrent la mission de Saint-Louis dans une région fertile, mais au milieu d’une population de cannibales.


Ici la chair humaine est un article ordinaire de boucherie et, sans honte, on nous offre une cuisse ou un bras d’homme pour dix ou quinze sous ! La plupart du temps, cette chair est mangée crue par les sauvages. qui, au demeurant, paraissent bons enfans et de joyeux caractère. Mais, à la première occasion favorable, ils vous décochent leurs sagaies et vous dépècent de la façon la plus naturelle du monde J’avais bien vu des anthropophages, mais pas aussi froidement sauvages que ceux-là Voilà mes paroissiens pour l’année prochaine ! Nous tâcherons d’en faire des hommes et des chrétiens.

Le P. Augouard avait déjà fait plusieurs voyages entre Brazzaville et Saint-Louis quand, abattu par la fatigue et la dysenterie, il dut aller chercher un peu de repos en Europe, mais la terrible route de Loango acheva de l’épuiser : quand il s’embarqua pour Marseille, les médecins désespéraient de le sauver. Son vigoureux tempérament triompha cependant du mal et, l’année suivante, il put prendre la direction du vicariat du Haut-Congo dont il était nommé évêque. La Propagande venait, en effet, de scinder en deux l’immense diocèse de Mgr Carrie, et Mgr Augouard allait avoir sous sa juridiction tout le territoire français arrosé par l’Oubanghi, le Congo et leurs affluens à partir de la rivière Djoué.

Aussitôt de retour, le nouvel évêque acheva d’installer l’établissement destiné à devenir le centre de sa mission, faisant défricher le sol, percer des routes, créer des plantations et des cultures, élevant des animaux de ferme et cherchant à acclimater quelques bestiaux. L’explorateur Dybowski s’étonnait de voir le poste administratif, dépourvu de tout, obligé de faire venir d’Europe du riz et autres produits coûteux, tandis que « la mission catholique possède un jardin potager attenant à de grands champs de culture où tous les légumes européens sont produits en abondance et poussent avec une telle vigueur que leur développement complet s’achève en moitié moins de temps qu’en Europe : c’était toujours fête, au poste, quand les missionnaires voulaient bien y envoyer quelques paniers de légumes[3]. » Il faut croire que les choses n’ont guère changé depuis lors, car, en 1909, M. Challaye, peu suspect de tendresse pour les missionnaires, écrivait dans son livre sur le Congo français : « Il est étonnant que la Mission catholique et deux ou trois maisons de commerce possèdent toutes, à Brazzaville, des jardins fruitiers ; les fonctionnaires et les colons sont trop insoucians ou trop égoïstes pour en créer à l’intention de leurs successeurs. »

Mgr Augouard occupa aussi l’année 1892 à construire une cathédrale et une maison de religieuses, ou quatre sœurs de Saint-Joseph de Cluny groupèrent bientôt une quarantaine de petites négresses soustraites par le P. Allaire à la marmite des cannibales. Cet intrépide missionnaire, dont la mort (en 1897) fut une si grande perte pour la communauté de l’Oubanghi, avait employé les mois d’absence de son supérieur à parcourir, à bord du Léon XIII, les rivières les plus reculées de la région, en quête d’enfans à soustraire à la mort ou à l’esclavage. Embarqué avec une large provision d’objets d’échange, il s’arrêtait de distance en distance le long de la côte : « Précédé de guides dans lesquels la prudence lui défendait de mettre toute sa confiance, raconte son confrère le P. Rémy[4], il partait à travers des marais pestilentiels, par des forêts et des chemins sans nom, de véritables guets-apens où il aurait pu être massacré sans que personne le sût jamais ; » il visitait les villages et cherchait à entrer en rapport avec les habitans. Reçu d’abord avec méfiance ou hostilité, il faisait connaître ses intentions qui, au premier abord, paraissaient suspectes : « N’as-tu donc pas d’enfans chez toi, que tu en viennes chercher si loin ? » lui demandait-on. Maintes fois le P. Allaire faillit être victime de son zèle : un jour, chez les Bondjos, il dut son salut à la présence d’esprit et au courage qu’il déploya en braquant son fusil (non chargé !) sur les cannibales qui le menaçaient de leurs lances. Précipité du haut d’une berge, il réussit à fuir, au milieu des sagaies pleuvant de toutes parts, et à gagner à la nage son bateau resté au large. Cependant, dans bien des localités, on avait fini par le connaître : ses cadeaux étaient appréciés, et l’on s’empressait de lui amener les enfans, généralement les plus malades ou les plus chétifs, dont on voulait se débarrasser ; aussi était-il accueilli avec joie, et à son salut : « Dieu te bénisse ! » répondait-on par d’aimables souhaits : Enivre-toi tous les jours ! Tue tous tes ennemis ! N’aie jamais la gale ! Puisses-tu avoir beaucoup de femmes ! Vole sans qu’on te voie ! » Devant de pareilles avances, comment aurait-il pu refuser au chef V « échange du sang ? »


L’opération consiste à se faire faire, de part et d’autre, une légère incision au bras droit, tout en mâchant de la noix de kola ; après quoi, les deux personnes qui veulent se jurer une amitié éternelle frottent énergiquement leur blessure l’une contre l’autre en se promettant de ne jamais se faire la guerre ; puis chacun crache la noix de kola sur la blessure de l’autre et, du coup, l’on est devenu frères de sang.


Mgr Augouard voulut à son tour faire la connaissance de ses farouches diocésains et, en janvier 1893, il s’embarquait avec L’intention d’aller fonder une mission dans le Haut-Oubanghi, à 1 850 kilomètres de la côte, non loin des territoires où, trois ans auparavant, M. Musy avait été tué et mangé avec douze de ses hommes et où, plus récemment, M. de Poumayrac et ses 40 compagnons avaient subi le même sort. Mgr Augouard venait d’héberger, durant quelques semaines, à Brazzaville le jeune duc d’Uzès qui allait se joindre à l’expédition Liotard (composée de 80 hommes dont 7 blancs), pour venger ce massacre, dont les indigènes (Boubous) tiraient une grande gloire. Peu de temps auparavant, l’expédition belge Hodister avait été anéantie, sur le Haut-Congo, par les Arabes : ceux-ci n’avaient pas seulement tué les malheureux Belges, ils en avaient martyrisé plusieurs d’une façon atroce, allant jusqu’à leur couper les bras qu’ils faisaient dévorer par les cannibales sous les yeux mêmes des victimes. Mgr Augouard, rappelant à ce sujet que les expéditions Fourneau et Crampel avaient été massacrées deux ans auparavant par des Arabes, en profitait pour réfuter l’erreur commise par tant de coloniaux (à commencer par Brazza lui-même) qui comptent sur les Arabes pour conduire peu à peu les noirs à la civilisation. Crampel avait été trahi par un musulman d’Alger, en qui il avait pleine confiance ; Brazza avait amené au Sénégal un marabout qui lui faussa compagnie dès qu’il se trouva en contact avec des congénères. L’exemple postérieur de M. de Béhagle massacré (1899) par 37 Arabes, celui tout récent du Ouadaï, prouvent assez combien les préventions de Mgr Augouard étaient justifiées !


Je ne puis concevoir, écrivait-il en 1893, l’aberration de certains esprits qui prétendent que la civilisation musulmane est un intermédiaire nécessaire entre la vie sauvage et la vie européenne… Partout où l’Arabe a passé, il est impossible d’établir l’influence française : je préfère cent fois les anthropophages à ces ignobles marchands d’esclaves qui nous anéantiront dès qu’ils y trouveront profit[5].


Au moment où il traçait ces lignes, « l’évêque des anthropophages, » ainsi qu’on l’a appelé, ne se laissant pas impressionner par de sinistres précédens, allait voir de près ces fameux Bondjos qui nous aiment tant. Le premier village qu’il visita était celui où le P. Allaire avait failli être dévoré ; c’était un gros bourg, perché à une assez grande hauteur au-dessus du fleuve et qui, défendu comme tous les villages bondjos, par des palissades et des fossés avec pont-levis que des sentinelles gardent jour et nuit, avait l’aspect d’une place forte. Tenant à leur prouver que les blancs n’ont pas peur, l’évêque était descendu seul et sans arme, avec le P. Rémy, au milieu des cannibales qui, faisant grimacer leur face hideuse, agitaient lances et boucliers d’un air menaçant. Les deux missionnaires purent néanmoins entrer sans obstacles par la porte basse qui donnait accès dans la place, mais les têtes de morts exposées de toutes parts n’avaient rien de rassurant, non plus que les gestes et les propos des indigènes qui, « sous prétexte d’examiner la croix et l’anneau de l’évêque, lui palpaient les mains en échangeant leurs réflexions sur ce que la peau d’un blanc, et surtout d’un chef blanc, devait être excellente à manger avec des bananes. »

Un jour, dans un village bondjo, Mgr Augouard remarqua un indigène qui vidait une écuelle avec une grande cuillère de bois. Il s’approche : cette écuelle était un crâne dont le cannibale absorbait la cervelle encore fumante. Dans la région de l’Oubanghi, il y a peu d’esclaves, parce que ceux-ci, sitôt achetés, sont immolés. Pourtant, quand les sujets sont trop maigres, on leur accorde un sursis pour les engraisser ; à d’autres on brise bras et jambes et on les plonge vivans, toute une nuit, dans le fleuve, la tête seule émergeant, pour rendre leur chair plus tendre. Les Bondjos se font souvent la guerre entre eux pour se procurer de la chair fraîche. Aussi ne comprennent-ils pas que les blancs se privent bénévolement d’aussi succulens festins et exhalent-ils de profonds soupirs quand on leur dit que, dans les guerres européennes, des milliers de cadavres sont enterrés : quel gaspillage ! Dans une autre tribu, — celle des Zolos, — le P. Allaire a vu des marchés d’esclaves où les acheteurs viennent marquer, avec une sorte de craie, les parties qui leur conviennent ; quand tous les membres du patient ont été marqués, on lui coupe la tête et chacun des acheteurs emporte ou dévore même sur place le morceau qui lui revient.

Durant le séjour de Mgr Augouard au poste français de Banghi, il y eut plusieurs alertes : les cannibales venaient, la nuit, surprendre les dormeurs, tâcher de s’emparer des sentinelles. Chaque fois qu’ils soupçonnaient un décès au poste, ils cherchaient à déterrer le cadavre pour le manger et, malgré toutes les précautions, ils y réussissaient parfois, n’hésitant pas à dévorer des corps dans un état de putréfaction avancée. On comprend que, pour transformer de pareilles brutes en êtres consciens du bien et du mal, la tâche soit rude. On y parvient cependant à force de patience et de courage, et « le plus spirituel des évêques africains, » comme l’appelle un auteur peu clérical, nous racontait que les cannibales baptisés se montrent très offusqués quand on se permet de faire allusion à leurs anciennes coutumes : Ça pas bon genre, ça pas grand monde (sic), disent-ils d’un air gêné.

C’est surtout en s’adressant à la jeune génération que les missionnaires réussissent à transformer ces natures farouches. Aussi vont-ils, au péril de leur vie, arracher des enfans à la marmite des indigènes. En général, la rançon s’obtient moyennant quelques brassées de perles, des étoffes, du sel, de vieux couteaux, de petits miroirs et aussi des fourchettes. Mgr Augouard s’étonnait de voir cet ustensile si recherché dans une tribu, quand il apprit que les négresses s’en servaient comme de démêloirs ! Ailleurs la barrette de laiton appelée mitako et valant environ 12 centimes, sert d’unité monétaire, système peu pratique, car 100 francs de cette monnaie pèsent au moins 50 kilos. Chaque achat nécessite d’interminables palabres. Parfois cependant, le marché se conclut promptement. Un jour le P. Allaire obtint un enfant de quatre ans en échange d’une bouteille vide : il est vrai que l’enfant, malade et d’une maigreur effrayante, ne valait rien au point de vue alimentaire ! Ce qui coûte cher, ce n’est pas le rachat des enfans, mais bien leur nourriture et leur éducation jusqu’au jour où ils sont en âge de se suffire à eux-mêmes. On tâche alors de les marier avec quelque jeune chrétienne élevée chez les sœurs. À Liranga, le P. Allaire avait réussi à établir 18 ménages chrétiens.

Dès sa première visite aux Bondjos, Mgr Augouard eut la joie de pouvoir ramener à Brazzaville plusieurs enfans. Ceux-ci se montrèrent d’abord fort inquiets en se voyant emmenés par des blancs à grande barbe dont les intentions leur paraissaient suspectes : à peine osaient-ils toucher à la nourriture abondante qu’on leur offrait ; mais peu à peu ils prirent confiance et, après avoir accepté des pagnes avec joie, ils accablèrent leurs sauveurs de questions baroques. Le sifflet de la machine, le mouvement du bateau, l’absence de pagayeurs, tout était sujet d’étonnement pour eux et, voyant que, malgré la rapidité de la marche, on mettait si longtemps pour arriver à destination, ils déclaraient que jamais ils n’auraient cru la terre si grande.

Des chefs bondjos n’avaient pas craint de confier leurs fils à l’évêque ; il les ramena, l’année suivante, dans leur pays où ces enfans firent une active propagande en faveur de la nouvelle mission (Saint-Paul des Rapides) établie à Banghi. Une fois celle-ci installée et placée sous la direction du P. Rémy, Mgr Augouard voulut aller plus loin encore, à 2 200 kilomètres de la côte fonder une autre mission : la Sainte-Famille des Banziris. Le P. Moreau allait occuper, onze années durant, ce poste avancé au cœur de l’Afrique. À partir de Saint-Paul, l’Oubanghi est barré par de nombreux rapides : force est d’abandonner le bateau pour recourir aux pirogues, immenses troncs d’arbres creusés par les Banziris et que font avancer dix à vingt pagayeurs assis à l’arrière tandis qu’à l’avant deux ou trois de leurs camarades manœuvrent une grande perche. Ce mode de locomotion est aussi pittoresque que dangereux ; si, à la montée, il faut d’incroyables efforts pour hisser les embarcations au milieu des rochers, la descente, en revanche, s’opère de façon vertigineuse. Souvent les pagayeurs voulant lutter de vitesse, les pirogues chavirent ; tout le monde tombe à l’eau ; l’une des pirogues s’est-elle brisée contre les rochers, les naufragés sont recueillis dans les autres ; quelques minutes après, la navigation reprend de plus belle et les incorrigibles rameurs recommencent insoucieusement leurs exploits, tout en énumérant les accidens mortels qui sont déjà survenus en pareille circonstance et en chantant les louanges et la gloire du chef blanc « qui ne manquera pas de récompenser généreusement d’aussi bons serviteurs. »

Les Banziris, sont aussi dépravés mais de mœurs plus douces que les Bondjos. S’ils ne mangent pas la chair humaine, ils ne se font pas scrupule d’en procurer aux cannibales. L’intérieur du pays est habité par les Ouaddas, qui se distinguent de leurs voisins par l’étrange manie qu’ils ont de se déformer les lèvres et les narines pour y introduire des morceaux de quartz, d’ivoire ou même de simples cartouches ; les femmes ont pour ornement une longue pointe de cristal suspendue à la lèvre inférieure. Le P. Moreau, placé au milieu de ces sauvages, se mit, à son tour, à parcourir le pays à pied ou en pirogue pour racheter des esclaves. Chaque fois, il revenait à la mission avec de nouveaux pupilles qu’il instruisait, baptisait et auxquels il s’efforçait d’inculquer le goût du travail.

En 1896, Mgr Augouard étant allé passer quelques mois en France, reçut du gouvernement la croix de la Légion d’honneur ; en même temps, la Société d’encouragement au bien, présidée par Jules Simon, lui décernait une couronne civique. De retour à Brazzaville, le prélat trouva la ville en fêle pour le recevoir ; un nombreux cortège l’accompagna jusqu’à la construction décorée du nom de « palais, » que les religieux avaient élevée en son absence pour remplacer la vieille case où il s’était abrité durant huit ans. Ayant repris ses courses apostoliques, il tomba gravement malade de la terrible fièvre hématurique qui emporte tant d’Européens dans ces climats. À peine rétabli, il se remit en route pour aller fonder sur les bords de l’Alima, une mission nouvelle (Notre-Dame de Lékéti) et déterminer l’emplacement de la future Sainte-Radegonde.

Pour assurer des communications rapides entre tant de missions, le Léon-XIII devenait insuffisant et Mgr Augouard adressa en France un pressant appel, afin d’obtenir les fonds nécessaires à l’acquisition d’un autre bateau. Cet appel fut entendu et, en 1897, arrivaient à Loango toutes les pièces destinées au nouveau steamer ; c’était 18 000 kilos à faire transporter par 600 noirs jusqu’à Brazzaville. L’opération semblait marcher à souhait quand une bande d’indigènes ayant attaqué les porteurs, ceux-ci prirent la fuite en abandonnant leurs charges. La majeure partie des pièces furent heureusement sauvées ; confiées au chemin de fer belge qui venait d’inaugurer son premier tronçon de Matadi à Tumba, elles furent apportées, de là, par une caravane jusqu’à Brazzaville. Quand enfin « toute cette ferraille » se trouva l’assemblée, il fallut monter le bateau. Besogne malaisée, car il s’agissait, cette fois, d’un grand steamer, et l’on n’avait pas d’ingénieur sous la main. Mgr Augouard se mit courageusement à l’œuvre avec le P. Rémy et trois frères, mais il fallut attendre trois mois pour faire revenir de France les pièces égarées dans les montagnes. Enfin, en mars 1898, le nouveau Léon-XIII était terminé, tandis que l’ancien bateau continuait son service sous le nom de Diata-Diata (« Vite, vite ! »). Cette appellation avait été donnée à l’évêque par les indigènes émerveillés de son activité et toujours ingénieux à trouver le surnom expressif qui convient à chacun.

Depuis lors, le Léon-XIII et le Diata-Diata, bientôt renforcés par le Pie-X, sont constamment employés non seulement par les missionnaires, mais aussi par nos colons, par nos explorateurs et même par nos fonctionnaires dont quelques-uns, tel M. de Lamothe, après avoir décliné les offres compromettantes d’un évêque, ont été trop heureux de pouvoir utiliser ses bateaux pour suppléer au service insuffisant des navires de l’État.

Revenu de l’Oubanghi, Mgr Augouard se préparait à partir pour la région de l’Alima quand il reçut un câblogramme du ministre des Colonies lui demandant de prêter le Léon-XlII afin de porter au capitaine Marchand les renforts dont cet officier avait besoin pour continuer sa route de l’Atlantique au Nil. Rien, en effet, n’avait été prévu par le gouvernement qui, après avoir formé un rêve grandiose, n’avait donné à Marchand aucune facilité pour le réaliser. Depuis de longs mois les troupes destinées à renforcer l’expédition se morfondaient à Brazzaville sans pouvoir obtenir de la colonie un moyen de transport. À cette nouvelle, l’évêque, bien qu’il eût à se plaindre des procédés de l’administration à son égard, n’hésita pas, du moment que les intérêts de la France étaient en jeu et il prit lui-même la conduite de son bateau pour amener en toute hâte jusqu’à Banghi les renforts impatiemment attendus.

Au mois de mai 1899, Mgr Augouard mettait encore son steamer au service du gouvernement pour conduire dans le Haut-Oubanghi M. Gentil, « un modeste autant que courageux explorateur, » et ses compagnons qui se dirigeaient vers le Chari et le Tchad. L’évêque s’arrêta à Saint-Paul des Rapides (Banghi) où, l’année précédente, le P. Savinien avait été massacré par les Bondjos. Les religieux devaient se tenir constamment en garde contre les attaques des indigènes. Ceux-ci s’embusquaient dans les grandes herbes pour lancer leurs sagaies sur la viande qui parle représentée par le personnel de la mission ; souvent aussi, cachés dans les gros arbres, ils jetaient sur les toitures de chaume des flèches garnies d’étoupe enflammée et, pour se mettre à l’abri de pareilles surprises, on avait été obligé de remplacer le chaume par des toitures métalliques. On n’est jamais en sûreté avec de tels voisins !

À partir de Banghi, embarqué dans une mauvaise pirogue où, assis sur une petite caisse, il avait « les pieds dans l’eau et la tête sous un soleil de feu, » Mgr Augouard recommença la route dangereuse, à travers les rapides, jusqu’à la Sainte-Famille. Vainement aurait-il voulu ménager la surprise de son arrivée à ses religieux, ceux-ci étaient prévenus par les tamtams et les trompes d’ivoire « qui, chez les noirs, tiennent lieu de télégraphes et de téléphones et qui les mettent au courant de la chronique de la rivière. »


La mission ressemblait alors à un camp militaire, car il y avait là cent cinquante tirailleurs avec leurs officiers et sous-officiers, qui allaient se diriger vers le Chari et le Tchad. C’est le renfort pour Marchand que j’avais monté d’urgence huit mois auparavant… Comme nous avons fraternisé avec ces braves ! Les cœurs se sentaient à l’aise ; les uns et les autres se considéraient comme des frères. S’il en était ainsi entre tous les Français, dans la même patrie ! disions-nous.


La maison de la Sainte-Famille avait eu des débuts difficiles : le premier emplacement choisi était malsain et les trois missionnaires qui l’occupaient tombèrent malades ainsi que plusieurs de leurs élèves. Le P. Moreau ne se laissa pas décourager : ayant transporté la mission à 50 kilomètres plus loin (en amont d’Ouadda), il construisit rapidement des cases provisoires, puis il installa une basse-cour, acheta moutons, bœufs, vaches, chevaux, ânes et autres animaux jusqu’alors inconnus dans ces régions et, ayant fait venir de France une charrue légère à laquelle succédèrent plus tard des charrues « Brabant, » il arriva ainsi, au bout de quelques années, à subvenir aux besoins de 4 à 500 personnes. Dès sa seconde visite, Mgr Augouard fut émerveillé de tout ce qui avait été fait en si peu de temps : belles maisons d’habitation, champs bien cultivés, fermes abritant des troupeaux qui donnent du lait, du fromage et du beurre en abondance ; l’évêque se croyait transporté dans une bourgade normande[6]. Ce qui réjouissait encore plus son cœur de missionnaire, c’est que les progrès de l’évangélisation avaient marché de pair avec les progrès matériels ; il put donner la confirmation à 32 chrétiens.

Le P. Moreau avait complété son œuvre en fondant, près de la mission et avec l’aide de la Société anti-esclavagiste, un « village de liberté » appelé Saint-Henri (en l’honneur du vénéré M. Wallon, alors président de la Société) où se groupèrent un certain nombre de ménages chrétiens ayant chacun leur maisonnette, leurs plantations, leur basse-cour et possédant ainsi un bien-être que jusqu’alors les noirs ne soupçonnaient pas[7]. De tels résultats ne furent pas obtenus sans peines ni sans sacrifices : en peu d’années cinq missionnaires succombèrent à leurs fatigues ; un autre, à peine débarqué, fut happé par un caïman.

À peine rentré à Brazzaville, Mgr Augouard repartit sur le Diata-Diata (qui, grâce à ses faibles dimensions, peut naviguer au milieu des écueils de l’Alima) et alla visiter les établissemens de Sainte-Radegonde et de Notre-Dame de Lékété. Les missionnaires avaient obtenu de nombreuses conversions dans ce pays ; malheureusement les féticheurs, auxquels les indigènes attribuent un pouvoir redoutable, y conservaient encore une influence redoutable. Entre autres traits, on raconta à l’évêque qu’un de ces sorciers venait de rappeler à la vie un homme enterré depuis plusieurs années !

Au mois de juillet 1899, le vicariat du Gabon se trouvant dans l’impossibilité de ravitailler et de desservir la mission de Franceville (à 1 100 kilomètres de la côte par le fleuve Ogoué), demande à Mgr Augouard de rattacher provisoirement cet établissement à son vicariat. L’évêque de Brazzaville accepte cette nouvelle charge ajoutée à tant d’autres : ayant organisé sa caravane avec le P. Leray, il part à pied, traverse les immenses plaines dénudées, les sables brûlans des Batékés. La marche est plusieurs fois interrompue par des cours d’eau ; alors, on abat des arbres dont les troncs sont jetés au-dessus de l’obstacle. Chaque fois ce travail cause un retard de deux heures ; on se console en songeant que le retour sera plus facile. Il faut faire des prodiges d’équilibre pour passer ainsi les rivières, et les missionnaires, peu habitués à ces tours d’acrobatie, prennent quelques bains forcés, mais rien n’altère leur belle humeur. Après plusieurs jours de marche, ils arrivent à Franceville où leurs confrères les accueillent avec une joie d’autant plus grande que, depuis longtemps, ils se trouvaient privés de communications avec le monde civilisé. Le poste ayant été abandonné par la colonie, six Pères du Saint-Esprit y maintenaient le prestige et le pavillon national, justifiant une fois de plus le mot de Léon XIII : « Les missionnaires resteront le paratonnerre de la France. » Les indigènes (Olambas) étaient de nature douce. Trois cents d’entre eux avaient déjà reçu le baptême et beaucoup, se faisant apôtres à leur tour, répandaient la bonne parole, si bien que, dans des villages où les Pères n’avaient jamais pénétré, l’on récitait couramment les prières chrétiennes. Mgr Augouard ressentit une douce émotion certain jour où, campé dans un hameau olamba, il vit un catéchiste nègre réunir autour de lui une soixantaine d’auditeurs et leur faire chanter des cantiques qui rappelaient au prélat les souvenirs de son enfance et de sa lointaine patrie. Il était « non moins édifié de voir la religion enseignée sur une place publique, chose qu’on ne permettait plus, en France, au nom de la liberté. »

De retour à Brazzaville, après un voyage encore fertile en péripéties, l’évêque tomba malade ; mais, désireux d’épargner des frais à sa communauté, il résista aux prescriptions du médecin qui voulait l’envoyer en France par le chemin de fer belge récemment inauguré entre Matadi et Kinchassa (station en face de Brazzaville). En effet, si cette ligne, construite au prix de tant d’efforts, d’argent et de vies sacrifiées, remplaçait avantageusement l’ancienne route des caravanes que Mgr Augouard avait parcourue dix-huit fois, elle n’en rendait pas moins le voyage fort coûteux. Les blancs payaient alors 500 francs, les noirs 50 francs seulement, pour une distance de 400 kilomètres.

En 1900, l’évêque alla fonder, sur les bords de l’Alima, la mission de Saint-François-Xavier, dirigée par trois religieux. Ceux-ci, peu de temps après, eurent à subir l’assaut des sauvages qui les blessèrent assez grièvement avec leurs sagaies. Il se manifestait, à ce moment, parmi les indigènes, un mécontentement général contre les blancs. Ce mécontentement tenait à diverses causes, dont plusieurs subsistent encore à l’heure actuelle. Au lendemain de Fachoda, le gouvernement français, déçu dans ses aspirations, avait résolu de se consacrer exclusivement à l’exploitation commerciale et agricole de notre colonie et, encouragé par l’exemple du roi Léopold, il avait partagé les 19 vingtièmes du Congo, encore à peine exploré. entre 42 sociétés[8]. Les indigènes se montraient exaspérés de l’irruption de tous ces Européens qui allaient s’emparer des richesses du pays, richesses que le noir avait longtemps ignorées lui-même, mais dont il commençait à se rendre compte au moment où il allait en être dépouillé. On lui refusait le droit de vendre librement ce qu’il récoltait sur ses propres réserves, et ces réserves elles-mêmes restaient indéterminées.

Mgr Augouard se plaignait, pour son propre compte, des exigences de l’administration qui prétendait imposer des redevances excessives pour chaque parcelle de terrain accordée aux missionnaires. Il protestait aussi contre la décision de la Conférence de Bruxelles qui, contrairement aux stipulations de l’Acte de Berlin, avait permis, dès 1890, de prélever des droits sur les marchandises importées ou exportées dans le bassin conventionnel du Congo.

Tombé gravement malade en 1902, le prélat dut, cette fois, obéir au médecin et aller, durant une année entière, refaire sa santé et ses forces dans l’air natal du Poitou. Aussi quel enthousiasme parmi les chrétiens indigènes quand il revint à Brazzaville en juillet 1903 ! Quelques-uns lui exprimaient leur joie en termes d’une naïveté charmante, telle cette fillette déclarant que « sa bouche était trop petite pour dire le bonheur qu’elle éprouvait à revoir son bienfaiteur et son père. » Et, à ce propos, l’évêque de Brazzaville a souvent protesté, avec de nombreux exemples à l’appui, contre le reproche adressé aux noirs par des personnes qui ne les connaissent pas, de n’être pas accessibles à la gratitude ni à aucun sentiment élevé. Combien de blancs mériteraient mieux ce reproche !

Souffrant de la goutte et de cruels rhumatismes, Mgr Augouard n’en avait pas moins repris ses courses apostoliques. En 1904, tandis qu’il parcourait l’Alima, il eut la douleur d’apprendre la mort du vénérable Mgr Carrie qui évangélisait l’Afrique équatoriale depuis trente-deux ans et qui, malgré sa santé ébranlée, n’avait pas voulu abandonner son poste de Loango. L’année 1905 fut marquée dans les annales de la Colonie par la visite de Brazza, venu faire sur les lieux une enquête qui est restée fameuse et au cours de laquelle le grand explorateur succomba à ses fatigues ; mais il avait eu le temps de dénoncer les abus et les excès abominables dont plusieurs compagnies concessionnaires s’étaient rendues coupables.

Depuis cette date, à laquelle s’arrête la publication de sa correspondance, l’évêque missionnaire a continué à explorer son vaste diocèse, tantôt à pied, tantôt en pirogue ou à bord des bateaux sur lesquels, la mort lui enlevant tour à tour ses collaborateurs, il a fait bien des fois le métier de chauffeur. Souvent on l’a vu rentrer à Brazzaville, épuisé, miné par la fièvre ; toujours soutenu par sa vaillance et sa gaîté vraiment françaises, il trouvait encore moyen de mettre ordre à une correspondance écrasante, de palabrer avec les indigènes ou avec l’administration, de diriger des constructions et de publier avec ses confrères d’utiles travaux tels que des catéchismes, des grammaires, des lexiques, car il n’y a pas moins de vingt langues très différentes employées au Congo, et c’est une des nombreuses difficultés dont les missionnaires ont à triompher en arrivant dans ces régions. L’évêque de Brazzaville a publié aussi deux beaux atlas de navigation fluviale mentionnant tous les écueils de nature à entraver la marche des bateaux sur le Congo et l’Oubanghi, et il dresse actuellement la carte de l’Alima.

Après trente-deux ans d’apostolat, Mgr Augouard, craignant de voir ses forces le trahir, a été autorisé par le Saint-Siège à détacher de son diocèse les missions de Saint-Paul des Rapides et de la Sainte-Famille : celles-ci forment aujourd’hui la nouvelle préfecture apostolique de l’Oubanghi-Chari sous la direction du P. Cotel. En revanche, les missions de Linzolo et de Kialou ont été rattachées au vicariat de Mgr Augouard, et lui-même vient d’installer une école de sœurs franciscaines dans l’Alima et de fonder une mission à Bétou (à 1 400 kilomètres de Brazzaville).


Ce village immense, nous écrit-il, était autrefois le centre du plus féroce cannibalisme : c’est là que le Léon-XIII avaient été attaqué, il y a vingt ans, et que le P. Allaire avait failli passer à la marmite. Quel changement depuis lors ! Nous avons été reçus avec enthousiasme par toute la population et, dès le premier dimanche, plus de 500 catéchumènes s’étaient fait inscrire. Mais le plus consolant, c’est que tout ce monde (enfans, jeunes gens, jeunes filles) savait admirablement les prières et le catéchisme en langue indigène. C’était l’œuvre d’un catéchiste volontaire qui, depuis deux ans, instruisait, à notre insu, ces pauvres païens : ils n’attendent plus aujourd’hui que la grâce du baptême. Jamais mission ne commença sous de plus heureux auspices.


En dehors de la question religieuse, on a pu juger, par les pages qui précèdent, des services que rendent nos missionnaires, non seulement à la cause de la civilisation chrétienne, mais à la cause française elle-même. Nous nous en rendrons mieux compte encore en examinant les principales difficultés auxquelles se heurte l’administration dans notre Afrique équatoriale. Il y a, d’abord, la question de l’impôt qui, au Congo français comme au Congo belge, « a déjà fait couler des flots d’encre et aussi, hélas ! des flots de sang. » Naguère, l’administration exigeait l’impôt en nature, mais alors elle s’attirait les réclamations des concessionnaires auxquels elle avait accordé un véritable monopole. Depuis quelques années, l’argent étant plus répandu, l’impôt a été fixé à cinq francs par an et les agens du gouvernement ne sont plus appelés que Mundété impata, « Blancs de la pièce de cent sous. » Cet impôt n’est pas excessif : si la perception se faisait avec équité et douceur, il n’y aurait rien à dire, mais les représentans du pouvoir, ne sont pas tous très délicats ; on fait payer deux ou trois fois le même individu, ou bien on majore fortement la somme due. Les noirs les plus soumis sont les plus rançonnés, car les administrateurs ont peur des villages récalcitrans dont les habitans se réfugient dans la brousse où il est impossible de les atteindre. Affolés par les exigences de certains agens, des chefs vendent leurs enfans ou livrent leurs filles à la prostitution pour se procurer du numéraire. On a vu des administrateurs exiger, outre l’impôt, telle femme ou telle fille à leur choix. Quoi d’étonnant si, en pareil cas, les noirs protestent les armes à la main ? La plupart des révoltes, au Congo, n’ont pas d’autres motifs.

À Banghi, contrairement aux arrêtés, on faisait payer l’impôt aux femmes[9] et aux enfans, et un noir tua ses deux enfans pour ne pas avoir dix francs à payer pour eux chaque année. En janvier 1919, les habitans des deux villages d’Irébou et de Lukoléla ont passé sur la rive belge pour échapper aux persécutions dont ils étaient l’objet. Tel agent se vantait naguère « d’entamer les pourparlers avec les indigènes à 1 200 mètres de distance, » c’est-à-dire que, de loin, il tiraillait sur les villages ; alors, les habitans prenant la fuite, il faisait main basse sur l’ivoire, le caoutchouc, les poules, les cabris, comme aussi sur les femmes et les enfans qu’il pouvait saisir. L’ivoire et le caoutchouc étaient versés à la colonie pour payer l’impôt ; les poules et les cabris étaient retenus par l’Administrateur pour lui-même ; enfin les femmes et les enfans étaient parqués dans des camps de concentration jusqu’à ce que le village eût payé l’amende assez élevée qu’on exigeait de lui. Les trois quarts de ces malheureuses succombèrent de misères et de privations. Mgr Augouard vit un jour trois cadavres de femmes qu’on allait jeter à la rivière pour s’en débarrasser plus vite. C’est le même administrateur qui, dans une seule tournée, se vantait d’avoir brûlé 14 000 cartouches. Mis à la disposition de la justice à la suite du rapport de Brazza, il sut se tirer d’affaire et, à l’heure actuelle, il est toujours employé du gouvernement.

Il y a encore bien des régions du Congo où les noirs sont astreints à payer l’impôt en ivoire ou en caoutchouc, et l’administration cède ces produits aux concessionnaires pour un prix minime, ce qui explique les énormes bénéfices réalisés par certaines sociétés. D’ailleurs, l’administration elle-même estime à des prix dérisoires le caoutchouc apporté par les noirs, tandis qu’elle les paie en marchandises évaluées à des prix exorbitans. De là souvent des révoltes !

Les noirs ne comprennent pas ce que représente l’impôt ; ils l’appellent une amende et, ne se sentant point coupables, ils refusent de payer. « Comment ! s’écrient-ils, le commandant Bazar (Brazza) nous a déjà pris nos terres et, comme il était le plus fort avec ses bons fusils, nous avons dû céder. Voilà que, maintenant, les blancs veulent nous condamner à payer tous les ans une amende. Nous refusons. » Aux réclamations du collecteur d’impôts, beaucoup répondent donc par des coups de fusil ou de sagaie. L’agent du fisc riposte en brûlant des villages, en massacrant les habitans avec le concours d’auxiliaires bondjos qui se livrent aux pires excès. L’emploi de pareils auxiliaires devrait être absolument interdit, comme il a fini par l’être au Congo belge après de nombreuses réclamations. Ces cannibales ne s’attachent aux troupes régulières que pour avoir l’occasion de se repaître de chair humaine. « Actuellement, écrivait-on en novembre 1909 au Nouvelliste de Bordeaux, le capitaine Prokos opère dans l’Oubanghi, avec une dizaine d’officiers et sous-officiers blancs commandant 200 tirailleurs et 400 auxiliaires indigènes. Ces derniers ne sont que d’affreux pirates bondjos auxquels on confie des fusils qu’ils oublient de rendre et qui, n’ayant pas de vivres en quantité suffisante, mangent chaque jour les cadavres des indigènes qui sont traqués comme des bêtes féroces. Le jour, les officiers essaient bien de s’opposer à ces horribles festins ; mais, la nuit, ils ont ordre de ne voir dans les marmites que de la viande de cabri ! » Dans les rapports, ces tueries sont qualifiées d’opérations de police. Il faut reconnaître aussi que les répressions se font souvent « au petit bonheur » et ne tombent pas toujours sur les coupables. Ainsi, en 1909 dans le bassin de llbenga, on a vengé d’une façon terrible la mort de 4 blancs qui avaient été mangés en 1904. Cette répression aurait dû s’exercer au lendemain du crime : cinq ans après, les noirs n’y comprenaient rien, d’autant plus que les auteurs avaient, depuis longtemps, pris la fuite.

En pays civilisé, le contribuable se soumet à l’impôt parce qu’il sait que le produit doit en être employé pour le bien général. Il faudrait de même arriver à faire comprendre aux noirs cette nécessité en s’efforçant d’améliorer leur sort. « Or les 4 à 5 millions (actuellement 8 millions) du budget du Congo sont absorbés uniquement par les fonctionnaires. Il n’y a rien, absolument rien de prévu pour les colons et pour les indigènes ; pas de chemins, pas de balises sur les fleuves, pas d’écoles, pas d’hôpitaux, sauf celui tout récent de Brazzaville. Est-ce juste, demanderons-nous avec Mgr Augouard, et le malheureux noir dépossédé n’a-t-il pas le droit de réclamer sa part dans ce gros budget[10] ?)) En ce moment, de magnifiques projets sont inscrits sur le papier pour l’amélioration de la colonie. Une loi du 12 juillet 1909 a autorisé le gouverneur général de l’Afrique équatoriale française à contracter un emprunt de 21 millions. Mais comment les 21 millions seront-ils employés ? Le passé rend un peu sceptique à cet égard. Trop souvent, comme l’a déclaré M. Gentil lui-même, en matière de réformes aux colonies, l’administration se contente de brosser le décor. C’est ainsi que, s’apercevant des ravages causés par l’alcool parmi les noirs, ce gouverneur en avait sagement interdit la vente ; mais, comme cette prohibition avait fait notablement fléchir les recettes de la Douane, un nouvel arrêté est intervenu confirmant le premier en apparence seulement, car il déclare interdite la vente de toute boisson alcoolique… au-dessus de 60°. On en a aussitôt profité pour faire entrer des milliers de barriques d’absinthe qui empoisonnent les noirs, mais le décor est brossé et les apparences sont sauves.

Les indigènes sont aussi astreints à des travaux (percement déroutes, constructions, portages) non rétribués. Ainsi l’année dernière (janvier 1910), on a forcé des enfans entre 8 et 15 ans à faire cent kilomètres aller et retour pour apporter à Brazzaville des herbes destinées à recouvrir des toitures, et voilà comment à la redoutable question de l’impôt vient s’adjoindre celle des porteurs. L’administrateur se trouve, en effet, placé dans une situation extrêmement difficile. Il est tenu de ravitailler les blancs et les noirs de l’intérieur. Pour cela, il doit faire passer 3 000 charges par mois à tête d’homme. S’il n’y parvient pas, les troupes occupant le Tchad mourront de faim ; il sera déclaré responsable et menacé de révocation. S’il emploie la coercition, — et comment faire autrement avec ces indigènes qui n’ont ni envie ni besoin de travailler ? — il risque d’être blâmé de sa violence. On se rappelle l’émotion soulevée, il y a quelques années (1905) par le scandale de l’affaire Gaud-Toqué. Ces administrateurs étaient accusés de plusieurs meurtres accomplis dans des conditions atroces. Traduits devant la Cour criminelle de Brazzaville, les deux « complices, » après s’être accusés réciproquement, adoptent bientôt une attitude toute différente ; ils s’étonnent qu’on ose les poursuivre, eux, « alors que tant d’autres fonctionnaires ont fait pire. » Gaud, entre autres charges à son actif, est convaincu de s’être débarrassé sommairement d’un noir à l’aide d’une cartouche « bien placée ; » mais il répond, avec calme, qu’il croit avoir agi tout à la fois politiquement et humainement ; ce noir l’avait trahi et mené à un guet-apens. Il méritait la mort. Gaud a voulu lui éviter les affres du supplice, et, en même temps (c’était jour de fête nationale, les spectateurs étaient nombreux), il espérait méduser les indigènes en leur faisant croire que le coupable avait été frappé par le feu du ciel pour n’avoir pas voulu contracter amitié avec les blancs ! Le procureur général Cougoul, en requérant contre les accusés, a reconnu qu’ils étaient « victimes des idées dont tous les Congolais sont imprégnés ; il y a eu au Congo tant de crimes impunis, tant d’acquittemens scandaleux ! Ces hommes s’étonnent presque d’être accusés et, dans leur âme et conscience, ils s’absolvent. »

En effet, comme, suivant Toqué, on ne peut recruter les porteurs que par la violence, il faut bien massacrer ceux qui résistent ; aussi les mots : à fusiller, reviennent-ils constamment sur son registre.

Or, tel est l’état d’esprit des coloniaux que la condamnation de ces deux hommes à cinq ans de prison (peine qui fut commuée plus tard en deux ans) a paru d’une sévérité scandaleuse ! « À la sortie de l’audience, raconte M, Challaye, plusieurs ont manifesté leur indignation étonnée. Le soir et le lendemain, des discussions vives ont éclaté dans tous les milieux. On cite le cas d’amis de Toqué refusant de serrer la main non seulement aux juges et aux assesseurs, mais à ceux-là mêmes qui prennent leurs repas (font popote) avec eux[11]. »

C’est qu’aux yeux de ces coloniaux, les crimes commis sur les indigènes sont sans gravité. Tout semble permis vis-à-vis de « ces sales nègres[12]. » Le mal vient, d’abord, de ce que les agens de l’administration sont placés dans une position très difficile : « Il faut être indulgent, dit Mgr Augouard, pour les individus qui se trouvent dans l’alternative constante de perdre leur situation ou d’agir par violence. » En outre, les exactions aux dépens des nègres sont fatales, parce que l’avancement ne s’obtient qu’en raison directe de l’importance des recettes que chaque agent fait entrer dans les caisses de la Colonie. Enfin, beaucoup de ces agens sont des adolescens sans expérience qui se voient tout à coup confier des pouvoirs très étendus loin de tout contrôle, ou bien des hommes sans moralité, obligés de s’éloigner d’Europe et ayant un passé fâcheux derrière eux ; les uns et les autres sont grisés par la situation quasi indépendante qu’ils occupent au cœur de l’Afrique ; ils jouent au potentat et, ainsi qu’on l’a souvent constaté, des individus, même de mœurs douces, vivant au milieu des sauvages, finissent par adopter leurs mœurs et leur mentalité, et cette transformation s’opère même rapidement chez les blancs qui s’unissent à des femmes indigènes. Enfin, le soleil tropical, le climat déprimant, chaud et humide, exercent une influence désastreuse sur la nervosité de beaucoup d’Européens. « Il y a ici, constatait Stanley, comme une atmosphère d’irritabilité générale et l’on a vu souvent des explorateurs qui, partis de chez eux bons amis, se sont brouillés en Afrique pour de mesquines questions de préséance. »

Pour remédier à cette situation, il faudrait se montrer plus difficile dans le choix des administrateurs. Mais comment faire ? Un personnage de la Cour se plaignant devant Léopold II des fonctionnaires envoyés dans l’État indépendant, le Roi lui demanda : « Voulez-vous me donner vos fils pour le Congo ? — Votre Majesté veut rire ? — Eh bien ! quand on ne peut pas choisir, on prend ce qu’on a. » Que répondre à cela ?

Mais il est une question primant toutes les autres : c’est celle de la main-d’œuvre qu’il s’agit de créer dans ce terrible climat où l’Européen a grand’peine à travailler et où l’indigène, qui pourrait mieux supporter cette fatigue, a horreur du travail. D’ailleurs, il a peu de besoins ; le labeur est, à ses yeux, non seulement une peine, un ennui, mais un déshonneur ; il se rend compte qu’on veut l’exploiter et il aime mieux rester oisif que de servir des blancs qui lui donneront plus de coups que de salaire. Comment donc inspirer le goût du travail à une race qui s’y montre aussi rebelle ? Mieux que l’administration, les missionnaires y sont parvenus, d’abord, comme nous l’avons dit, en donnant eux-mêmes l’exemple, en prenant la peine d’instruire les noirs, en élevant leur niveau moral, en leur témoignant une sympathie et un dévouement alliés à une sage fermeté, ensuite en ouvrant des écoles primaires où, avec le français et le catéchisme, on apprend aux enfans à aimer la France. Ils ont établi aussi, partout où ils l’ont pu, des écoles professionnelles où ils forment des charpentiers, des menuisiers, des maçons, des briquetiers, des cordonniers, des télégraphistes, des téléphonistes, (voire des chefs de gare pour le chemin de fer du Congo belge). Depuis dix-huit ans, c’est la mission d’Oubanghi qui fournit à notre colonie tous les travailleurs dont elle a besoin. Dans le Haut-Congo seulement, Mgr Augouard a fondé 10 centres de mission, 10 écoles professionnelles, 22 écoles primaires et une école secondaire fréquentées par environ 1 600 élèves, sur lesquels 600, arrachés à l’esclavage ou à la marmite des Bondjos, sont à la charge des missionnaires qui les ont rachetés. C’est grâce à nos religieux que le français est parlé maintenant presque partout au Congo. Jusqu’à ces dernières années, le gouvernement ne possédait pas d’hôpital. Celui des Pères du Saint-Esprit fonctionne depuis seize ans. Les sœurs de Saint-Joseph de Cluny, qui le desservent, ont ouvert aussi un lazaret pour les noirs atteints de la maladie du sommeil, mal très contagieux et faisant chaque année des milliers de victimes.

Au mois de juin 1909, le sultan Ethmann, du Haut-Oubanghi, étant descendu à Brazzaville, fut promené partout par un officier supérieur qui voulait lui montrer la force de notre pays. Le gouverneur, M. Merlin, l’ayant reçu solennellement, entouré de tout son état-major, lui demanda ce qui l’avait le plus vivement frappé à Brazzaville : « C’est la mission, » répondit Ethmann. Le même sultan disait aux Pères du Saint-Esprit : « Vous devez être bien payés, plus cher que les autres blancs. » Quand il apprit que les missionnaires travaillaient gratuitement pour Dieu, pour la France et pour le salut des nègres, son admiration ne connut plus de bornes.

Nous avons dit les services rendus à la colonie et aux explorateurs par les bateaux de Mgr Augouard. Ceux-ci sont d’ailleurs constamment employés à transporter gratuitement les lourds sacs de la poste. Une machine appartenant à l’administration est-elle avariée ? C’est encore à la mission que l’on s’adresse pour les réparations. Or, comment tant de services sont-ils récompensés ? Autrefois, nous l’avons vu, Jules Ferry reconnaissant l’œuvre patriotique accomplie par nos religieux au Congo, avait donné une somme de 20 000 francs à celui que Jules Simon appelait « un grand Français. » Depuis les idées ont marché et le gouvernement, après avoir diminué chaque année la faible subvention accordée jadis, non aux Pères du Saint-Esprit, mais à leurs écoles, l’a radicalement supprimée en 1909, malgré tous les engagemens antérieurs. Faute de ressources, l’évêque de Brazzaville a dû réduire l’importance des écoles professionnelles et la colonie est la première à en souffrir. Les agens du gouvernement, tout en recourant sans cesse aux missionnaires, se gardent bien d’en faire mention dans leurs rapports. Bien plus, il n’est pas de vexations qu’ils ne leur suscitent. Un jour, on réclame à l’évêque une somme de 30 000 francs pour un éléphant tué sur le terrain de la mission ; un autre, on envoie aux Pères une feuille d’imposition pour des cases qui ne leur appartiennent pas et qui sont la propriété des indigènes. Ce sont sans cesse des réclamations injustifiées contre lesquelles les religieux ont à se défendre. Quand comprendra-t-on qu’une telle attitude est aussi impolitique que mesquine, que les passions anticléricales, si violentes soient-elles à l’heure actuelle, doivent céder au moins devant la raison patriotique et que non seulement le devoir, mais l’intérêt même de la colonie, serait de venir en aide à nos missionnaires au lieu de les combattre ?

« Pour civiliser l’Afrique, écrivait naguère Gordon Pacha, le héros de Khartoum, il faut des apôtres, des hommes qui ont abandonné toutes choses ; comprenez-moi bien : toutes choses ; des hommes qui soient morts au monde. »

Ce bel hommage rendu par un illustre protestant aux « missionnaires romains » devrait servir de leçon à nos gouvernans.


BARON JEHAN DE WITTE.

  1. Voyez les Missions catholiques françaises, publiées sous la direction du P. Piolet, S. J., tome V, p. 227.
  2. Les passages imprimés en petits caractères sont empruntés à la correspondance de Mgr Augouard, publiée sous ce titre : Vingt-huit années au Congo, 2 vol., Poitiers, 1905.
  3. J. Dybowski, la Route du Tchad (1893).
  4. Le Catholicisme et la Vapeur au centre de l’Afrique, Poitiers, 1901.
  5. En 1902, Mgr Augouard a signalé à l’attention du commissaire général une école clandestine de marabouts que des musulmans avaient fondée à Brazzaville et où l’on était loin d’enseigner l’amour de la France. « D’où venait l’argent et qui payait ces agens pour démolir l’influence de la France en faveur de l’Islam ? »
  6. Malheureusement la plupart de ces animaux, ayant été piqués par les tsés-tsés, succombèrent à la maladie. Le climat du Congo n’est pas favorable à la reproduction des grands bestiaux. Les chevaux et les ânes ne vivent qu’à la condition de ne pas travailler ! En revanche, les porcs, introduits par les Missionnaires du Saint-Esprit dans le Haut-Oubanghi, y réussissent bien, mais dans les pays équatoriaux, cette viande paraît plutôt malsaine.
  7. Plusieurs autres villages de liberté ont été fondés depuis au Congo.
  8. Aujourd’hui, plusieurs de ces sociétés ont sombré ; d’autres ont conclu des accords avec le Gouvernement. De 42, le nombre des sociétés concessionnaires est tombé à 17 ; on annonce que bientôt il n’y en aura plus que 12. Petit à petit, l’État arrivera à exploiter directement la majeure partie du territoire ; mais ce qui reste toujours indéterminé, ce sont les réserves indigènes, ce sont les droits des noirs sur les produits du sol, car, tout appartenant à l’État ou aux sociétés concessionnaires, les payemens faits aux noirs sont censés rémunérer non les produits récoltés, mais seulement la main-d’œuvre. Cependant, en théorie, le commerce est libre. Comment s’y reconnaître ?
  9. Depuis cette année les femmes qui, par le fait, travaillent, chez les noirs, beaucoup plus que les hommes, sont aussi assujetties à l’impôt.
  10. Revue Congolaise, de Bruxelles, no 2 (1910), article de Mgr Augouard sur la situation politique et religieuse du Congo français.
  11. Toqué lui-même s’est expliqué à ce sujet dans un livre (les Massacres du Congo) qu’il a publié à sa sortie de prison et qui jette un jour extraordinaire sur la mentalité de certains fonctionnaires de notre colonie.
  12.  » Quant à la façon de traiter les nègres, écrivait naguère (janvier 1897) le major allemand Boshart dans une lettre adressée à la Neue Deutsche Rundschau, voici à quel point de vue je dois me placer pour m’expliquer à ce sujet : nous n’allons pas en Afrique pour faire des grimaces philanthropiques, nous y allons uniquement pour créer de nouveaux débouchés à notre commerce et à notre industrie… Le nègre est un carnassier féroce et sanguinaire qui ne peut être tenu en respect que par l’œil et le fouet du dompteur. »