Trente-six Ballades joyeuses/Histoire de la Ballade (Charles Asselineau)


Histoire de la Ballade
par
Charles Asselineau



l en est des genres littéraires comme des livres : ils ont leurs destinées.

Les uns s’épanouissent et se perpétuent sur le sol où ils sont nés. D’autres, importés de l’étranger, s’implantent et prospèrent, deviennent nationaux et populaires.

Il en est d’autres encore qui n’ont qu’une saison d’un demi-siècle ou d’un quart de siècle, et qui meurent avec la génération qui les a pris en faveur.

D’autres enfin ont, comme dit le Maître, leurs « pertes du Rhône », apparaissent et disparaissent selon des lois mystérieuses et fatales que la critique historique a mission de découvrir et d’expliquer.

En France, où la mobilité du caractère national soumet toutes choses à l’alternative, où le goût est infini dans ses variations et dans ses modes, ces vicissitudes sont plus fréquentes que partout ailleurs. Dans les arts une loi générale préside à ces évolutions, loi de compensation et d’équilibre entre les deux sources principales du génie français, l’imagination et la raison, ou, pour nous conformer au langage de la polémique actuelle, le bon sens et le sens artiste.

Toute l’histoire de notre littérature, notamment, roule entre ces deux termes : revanches perpétuelles de l’esprit de raisonnement sur le génie poétique, et de celui-ci sur celui-là.

Les époques artistes s’inquiètent de la langue et des formes, remontent l’instrument poétique, renouvellent le matériel des moyens d’expression.

Les époques de raisonnement démontrent, enseignent, discutent, propagent, grandes aussi dans leur inquiétude du vrai, dans leur amour expansif de l’humanité et du bien.

Lorsque, au commencement de ce siècle, on sentit la nécessité de rendre à la langue poétique l’énergie et l’éclat qu’elle avait perdus pendant cent cinquante ans de discussions et de luttes, on se retourna naturellement vers les époques de poésie florissante. On alla rechercher la tradition de l’art oubliée près des derniers lyriques, ceux de la Renaissance et du règne de Louis XIII. Le besoin de regagner de la souplesse et de la précision fit reprendre en goût les vieux rhythmes, exercices de la rime et de la mesure. Le Sonnet, le Rondeau abandonnés après Voiture et La Fontaine reparurent ; le Triolet même retrouva des dévots. La Ballade seule fut négligée, ou plutôt fut omise, non par dédain, j’aime à le croire, mais par mégarde, ou du moins, par malentendu. On passa près d’elle sans la reconnaître.

Délaissée dès le xviie siècle, au temps de Molière, alors que le Rondeau et le Sonnet florissaient encore, la Ballade n’était pas seulement oubliée ; elle était méconnue. Elle n’avait eu ni un Bensserade, ni un Voiture pour illustrer son déclin. Une étrangère avait pris sa place, et l’avait si bien remplacée, qu’on ne la connaissait plus.

Clairs de lune, châteaux en ruine hérissant les monts, lacs mystérieux hantés par les Elfes, chevaliers-fantômes surgissant visière baissée dans l’oratoire des châtelaines, coursiers infernaux emportant au galop les amants parjures, amoureuses Ondines tapies dans les roseaux, spectres, apparitions, vampires, échos fallacieux, couvents profanés, chasseurs aventureux trouvés morts un matin dans la clairière, Dieu sait de quelle faveur vous avez joui de 1820 à 1835 ! Dieu sait le compte des têtes que vous avez tournées, des cœurs que vous avez fait battre, et aussi avec quelle ardeur tu as été courtisée et poursuivie de roc en roc, le long de ton vieux fleuve, toi, Lorelei ! fée capricieuse et fugitive des bords du Rhin, Muse de la Ballade allemande ! Tout fut Ballade alors : la jeune fille filant son rouet, le vieux seigneur pleurant son fils mort à la bataille, le châtiment des soldats blasphémateurs emportés par le diable, le voyageur égaré par le feu follet pendant la nuit, le sabbat des moines sacrilèges dans le cloître abandonné ! Tout s’en mêla, le piano comme la lyre, et le pinceau, et le crayon. Pas de tableau sans tour féodale et sans fantôme, pas de chant qui n’eût pour accompagnement le trap-trap infernal, ou le tintement de la cloche maudite, ou le vol tourbillonnant des esprits. Et ni le poëte, ni le musicien, ni le peintre ne se doutaient qu’ils intronisaient un bâtard, et que ce genre nouveau, que cette importation étrangère qu’ils fêtaient avec enthousiasme, n’était au fond que la Romance.

Remarquons en passant que ces prétendues Ballades allemandes s’appellent proprement des Lieds (Lieder), mot qui se traduirait exactement en français par celui de Lai, d’où l’on a tiré Virelai, et qui caractérisa pendant le moyen-âge un genre de poésie particulier, analogue au conte ou au fabliau : Lai de la Dame de Faël, Lai du Rossignol, Lai d’Aristote, etc. (Voir notamment les poésies de Marie de France éditées par De Roquefort, Paris, 1832.)

Les Allemands, plus fidèles que nous à l’étymologie, ont donné le nom de Lieder à des chansons historiques ou légendaires, complaintes quelquefois, en stances et sans refrain, où l’on retrouve le ton et le genre des anciens Lais français du xiiie siècle.

Les Ballades de Gœthe sont des Lieder ; celles de Bürger s’appellent simplement Poésies (gedichte) ; celles de Schiller sont ou des Lieder, ou des Chants (gesange). Si les uns et les autres ont quelquefois donné pour sous-titre à leurs poëmes le mot : Ballade, c’est un effet de la même confusion qui a fait attribuer vulgairement ce nom à de certaines cantilènes ou complaintes populaires, par exemple à la complainte du Juif-Errant ; et c’est une fantaisie qui n’engage à rien en français.

Et voilà comment une bouffée d’air allemand poussée par les vents du Rhin est venue chez nous obscurcir une question d’étymologie et a effacé du répertoire poétique un des plus anciens genres nationaux.

Le vieux genre français protestait cependant, publiquement et en pleine lumière de lustre, chaque fois qu’au Théâtre-Français on jouait Les Femmes savantes, et que Vadius, sollicité par Philaminte de manifester son génie, toussait en déroulant son cahier : — Hum ! c’est une Ballade ; et je veux que tout net vous m’en… Pourquoi une Ballade ? L’auteur le savait ; le public ne le savait plus. Ce n’est pas sans raison que Molière, voulant présenter son Vadius comme le type accompli du pédant, en fait un rimeur de Ballades, de préférence à tout autre poëme. Le Sonnet était encore trop goûté, malgré les Cotins et les Orontes, le Rondeau trop bien en cour avec Bensserade, Voiture et Sarrazin. La Ballade seule était un genre assez archaïque, assez passé de mode et suranné, comme dit Trissotin, pour agréer à un amateur de vieilleries, à un cuistre en us, bardé de grec et de latin. Ménage, l’original présumé du personnage de Vadius, Ménage qui, en horreur du langage vulgaire, célébrait ses amours en italien et en grec, se serait peut-être permis le français dans la Ballade ; il serait même surprenant qu’il ne l’eût pas fait. Mais quel trait à ajouter à la physionomie d’un pédant, que de lui faire réciter une complainte, ou une romance ! Le public du Théâtre-Français ne se le dissimulait pas ; et, faute de le comprendre, il perdait une nuance du caractère comique.

Si Vadius n’eût pas été si rudement interloqué par son introducteur, ce n’est pas une romance qu’il eût récitée, ni une complainte, ni quoi que ce soit en stances d’un nombre indéterminé, de coupe et de mesure arbitraire. Il eût défilé de sa voix chevrotante trois strophes d’égale longueur et de même mesure, correctement composées sur les mêmes rimes, et les eût couronnées, en guise de bouquet, d’une demi-strophe adressée sous le titre d’Envoi à Philaminte ou à Bélise où il eût accumulé, marié et fondu toutes les grâces de son éloquence et toutes les finesses de son esprit. Surtout il eût fait briller son adresse en ramenant heureusement à la fin de chaque strophe et de l’Envoi un même vers, refrain de ses doléances ou de son espoir. Il se fût bien gardé en outre d’entrelacer capricieusement les rimes masculines et les féminines, sachant que leur ordre est déterminé par des principes rigoureux desquels dépend la perfection de la Ballade. Voilà ce qu’aurait fait Vadius, en poëte exact et instruit des bonnes traditions ; et ainsi il eût rectifié d’avance la définition du dictionnaire de l’Académie qui, au mot Ballade, n’indique ni le nombre des strophes, ni leur mesure, et qui ne parle pas de l’Envoi.

Il va sans dire que cette Ballade supposée n’eût eu d’autre ridicule que celui de son auteur, de même que le Sonnet du carrosse ne fait rire qu’aux dépens de Trissotin.

La Ballade est donc un genre spécial, ayant sa forme propre, ses lois fixes et inviolables. C’est de plus un genre national, né du sol, non moins que le Rondeau né gaulois, ni que le Sonnet, invention des vieux trouvères, rapporté, et non apporté, de Florence par Du Bellay. Peut-être même est-elle l’aînée de l’un et de l’autre ?

Le premier traité de poétique imprimé en français, celui de Henri de Croï, publié par Antoine Vérard, en 1493[1], en donne les règles précises qui n’ont pas varié depuis. Ces règles sont les mêmes que nous avons rappelées tout à l’heure, pour les faire appliquer au pédant Vadius. Pourtant le précepteur du xve siècle est autrement explicite et autrement minutieux que nous ne l’avons été. Il reconnaît d’abord trois espèces ou trois variétés de Ballades, Ballade commune, Ballade balladante et Ballade fratrisée. De ces trois variétés la Ballade commune est le type. C’est par celle-là qu’il commence, et c’est sous ce nom qu’il développe les règles compliquées qu’une monographie ne saurait se dispenser de citer, au moins en résumé :

« Ballade commune doict avoir refrain et trois couplets et Envoy de Prince, duquel refrain se tire toute la substance de la Ballade… Et doit chacun couplet par rigueur d’examen avoir autant de lignes que le refrain contient de syllabes. Si le refrain a huit syllabes, la Ballade doit être formée de vers huictains. Si le refrain a neuf syllabes, les couplets seront de neuf lignes, etc. » Ce n’est pas tout : de même que l’étendue du refrain gouverne l’étendue de la strophe, de même le plus ou moins de longueur de la strophe régit et modifie la correspondance et l’entrelacement des rimes : dans la strophe de huit vers, les rimes sont simplement croisées ; dans celle de neuf vers, et au delà, les quatre premiers vers seulement sont en rimes croisées, le reste, suivant le précepte de Henri de Croï, doit se régler ainsi qu’il suit : « Les cinquième, sixième et huitième vers sont de pareilles terminaisons, différentes aux premières, et le septième et le neuvième pareils et distingués à tous autres. » Dans la strophe de dix vers, « le cinquième rimera avec le quatrième ; les sixième, septième et neuvième sont de pareille terminaison ; le huitième et le dixième égaux en consonnance. » Enfin, « si le refrain a six syllabes, les couplets seront de onze lignes, les quatre premières se croisant, la cinquième et la sixième pareilles en rimes ; les septième, huitième et dixième égales en consonnance, les neuvième et onzième de pareille termination. — Et est aussi à noter que tout renvoi a son refrain pareil comme les autres couplets ; mais il ne contient que cinq lignes au plus, et prend ses terminaisons selon les dernières lignes desdits couplets. » J’omets, pour ne pas compliquer davantage cet écheveau de menus préceptes, les indications relatives aux Ballades balladantes, fratrisées et redoublées, qui toutes dérivent de la Ballade commune. Les curieux les pourront aller chercher dans le livre d’Henri de Croï, heureusement réimprimé, comme je l’ai dit en note, au commencement de ce siècle. On peut néanmoins juger de l’importance de la Ballade au xve siècle par l’étendue qui lui est accordée dans un traité de poétique où le Rondeau n’est encore que le Rondeau simple, le Rondel de Charles d’Orléans, et où le Sonnet n’est même pas nommé.

Le Sonnet en effet n’a eu tout son lustre qu’au siècle suivant ; et ce n’est guère qu’à la fin du xve siècle que le Rondeau a reçu sa forme définitive. La Ballade les a précédés l’un et l’autre de deux cents ans dans la gloire. Le xive siècle fut sa période d’éclat et d’honneur. Elle est alors le genre préféré et adopté, le genre des genres, le patron classique et populaire de l’inspiration poétique. On faisait des rimes sous le titre de Livre des cent ballades, signées de noms divers et quelquefois illustres. L’un de ces recueils, signalé par M. Paulin Paris[2], porte les noms de Jean de Werchin, sénéchal de Hainaut, Philippe d’Artois, Jean Boucicaut, Duc d’Orléans, Duc de Berry, La Trémouille, Bucy, le bâtard de Coucy, etc. Au moment où Antoine Vérard imprimait l’Art et Science de rhétorique, la Ballade avait déjà ses illustrateurs, Jean de Lescurel, Guillaume de Machault, Jean Froissart l’historien, Eustache Deschamps, Christine de Pisani, Alain Chartier, Charles d’Orléans, Villon, Henri Baude, Guillaume Crétin, Roger de Collerye, auxquels devaient se joindre au siècle suivant Clément Marot, et plus tard Voiture, Sarrazin et La Fontaine.

Henri de Croï, il est vrai, ne dit rien de l’origine de la Ballade, et n’en nomme point l’inventeur. Mais en ces temps anciens, on le sait, il n’y a point d’inventeurs ; le poëte et l’artiste s’appelaient multitude. Poëmes et cathédrales étaient l’œuvre de tous et du temps.

L’opinion commune des érudits[3] est que ces anciens rhythmes français, Sonnet, Rondeau, Ballade, etc., ont été mesurés, calqués sur des airs notés, airs à chanter ou à danser. Sonnets, rondes, ballets ont effectivement le même sens, de chant ou de danse. Il y a eu là quelque chose d’analogue au système poétique des Grecs et des Arabes, dont les rhythmes poétiques se ramènent tous à un certain nombre de types et de patrons, de « timbres », comme auraient dit les anciens vaudevillistes du Caveau.

C’est au reste le sentiment exprimé par Estienne Pasquier, dans ses Recherches, à propos du Sonnet, mot que les Italiens, dit-il, ont repris de notre ancien estoc : — « Ode grec et Sonnet italien ne signifient autre chose que chanson. »

Il n’est pas jusqu’à « mot » lui-même qui n’ait eu temporairement, il est vrai, le même sens, au témoignage d’Huet, évêque d’Avranches, dans ses Dissertations : — « Mot et son, dit-il, signifiaient autrefois la parole et le chant dont était composée la chanson ; mot a depuis passé au chant, témoin motet… »

On sait par trop d’exemples que les anciens rhythmes, devenus plus tard purement littéraires, se chantaient primitivement. Gérard de Nerval a déjà relevé le passage du Roman comique, où une servante d’auberge chante en lavant sa vaisselle une Ode du « vieux Ronsard ». Colletet, dans son Art poétique, cite un Sonnet d’Ollivier de Magny dont « toute la cour du roy Henry second fist tant d’estime, que tous les musiciens de son tems, jusqu’à Rolland de Lassus, travaillèrent à le mettre en musique, et le chantèrent mille fois avec un grand applaudissement du Roy et des princes. »

Saint-Amand, dans le petit traité historique qui précède les Nobles Triolets, opine que ce nom leur a été donné autant parce qu’ils se chantaient à trois (en trio), selon la vieille mode du théâtre, qu’à cause du vers qui s’y répète trois fois.

Y eût-il de l’équivoque sur ce point au sujet du Triolet, ou du Sonnet même, il ne saurait y en avoir pour la Ballade dont le nom dénonce trop clairement l’origine : ballets, danses.

C’est donc sur un air noté, connu, populaire, sur un air à danser qu’aura été réglé cet entrelacement de rimes que Boileau déclare capricieuses, lui qui pourtant trouvait de la naïveté dans la complication du Rondeau.

C’est sans doute aussi un air noté qui aura servi de modèle au Chant-Royal, contemporain de la Ballade, et qui peut-être lui a fourni l’Envoi qu’elle n’a pas à l’origine.

Lequel est l’ainé, du Chant-Royal ou de la Ballade ? On serait tenté de croire que c’est le premier, si l’on ne considérait que l’Envoi. L’Envoi, — l’Envoy de Prince, comme dit de Croï, — ce gentil appendice, cette adresse respectueuse et gracieuse, semble bien en effet appartenir en propre au Chant-Royal. C’était un hommage, un renvoi au poëte couronné du précédent concours, qui prenait le titre de Roi, et donnait la matière, le sujet du concours suivant, et non, comme on pourrait le croire d’abord, une dédicace au prince régnant, au souverain du pays.

Pourtant cette formule courtoise et galante ne pouvait-elle exister d’ailleurs ? Je crois qu’on en pourrait trouver des exemples dans les chansons du XIIIe siècle. Il est notamment une chanson du roi Thibaut commençant ainsi :

Chanter m’es tuet, que ne m’en puis tenir,
chanson en strophes de huit vers, sans refrain, et qui se termine par une demi-strophe, dont voici le premier vers :
Dame, mercy, qui toz les biens avès.
N’est-ce pas là une forme d’envoi ?

Henri de Croï parle du Chant-Royal, mais brièvement et comme pour mémoire, après s’être longuement étendu et complu dans son analyse de la Ballade : — « Champt Royal, dit-il, se recorde aux Puys où se donnent couronnes et chapaulx à ceux qui mieulx le sçavent le faire ; et se faict à refrain, comme Ballades ; mais y a cinq couplets et envoy. »

« Comme Ballades, » notez cela : c’est peut-être là la marque de postériorité. Mais ne semble-t-il pas que, dans cette brève mention, Croï parle un peu ironiquement de la royauté des Puys, des couronnes et des chapeaux qu’elle confère ?

Le Chant-Royal pourrait donc n’être que la Ballade développée, et l’envoi de la pièce de concours ne serait qu’une application académique d’un usage déjà admis en poésie.

Estienne Pasquier, qui ne se prononce pas sur la question de priorité, dit seulement que le Chant-Royal convient mieux aux sujets graves et pompeux, et que la Ballade a « plus de liberté. »

Eh ! sans doute, la Ballade est libre. Elle n’est assujettie à aucun ton, ni à aucune inspiration spéciale, ni à la majesté, ni à la pompe, ni à la tristesse, ni à la gaieté. Elle n’est point condamnée, comme la plaintive Élégie, à s’habiller de deuil et à aller pleurer les cheveux épars dans les cimetières. Rien ne l’oblige à se parer de fleurs des champs, comme l’Idylle, ni à secouer les grelots, comme la Chanson. Son caractère est dans le rhythme, et nullement dans le sentiment, ni dans le sujet. Aussi n’est-il point de ton qu’elle n’ait pris, de sentiment ou d’idée qu’elle s’interdise : tour à tour pompeuse avec Marot, guerrière avec Eustache Morel, amoureuse et mélancolique avec Charles d’Orléans, mignarde avec Froissart, ironique et badine avec Voiture et Sarrazin. Villon l’a faite à son gré, cynique dans sa peinture du logis de la Grosse Margot, pieuse et séraphique dans ce cantique à la Vierge, écrit pour sa mère, que Théophile Gautier compare aux peintures primitives des vitraux et des missels, à un lys immaculé s’élançant du cœur d’un bourbier.

Mais cette distinction d’Estienne Pasquier ne tranche-t-elle pas les deux rôles ? D’un côté le genre académique, solennel, formaliste ; de l’autre un produit spontané, œuvre de tous, invention populaire ou nationale, un rhythme simple et obéissant, se prêtant à tout, parlant de tout sans préjugé et sans restriction, et devenant à un moment donné la forme préférée, courante, adoptée partout, en haut et en bas, à la cour comme à la halle. Et, je le demande, lequel des deux sera le type ? Lequel aura hérité de l’autre, ou se sera modelé sur lui ? À la question ainsi posée il y a, ce me semble, une réponse facile : les académies adoptent, elles réglementent, elles consacrent, elles couronnent, mais elles n’inventent pas. L’invention nait de la multitude et de la liberté ; elle n’est jamais sortie d’un concours. Et c’est pourquoi, pour donner la priorité à la Ballade sur le Chant-Royal, et pour reconnaître en elle la création primitive, le genre-mère, le type, il me suffit de ces couronnes et de ces « chapaulx » dont Henri de Croï parle, à ce qu’il me semble, un peu du bout des lèvres.

J’ai dit que le xive siècle avait été pour la Ballade ce que le xvie fut pour le Sonnet, l’heure de l’apothéose et de la popularité.

Le xive siècle est une de ces époques artistes dont nous parlions en commençant, où le génie poétique progresse et se dégage en s’appuyant sur des règles précises. La poésie cesse alors d’être impersonnelle : les noms abondent. On voit des genres se créer accusant la variété des talents et la diversité de l’esprit national. En un mot, la Poésie se fait art : elle renonce à servir de forme vulgarisante, de truchement, à l’histoire, à la théologie, aux sciences naturelles ; elle vit par elle-même. C’est alors que, suivant l’expression d’un historien, fleurissent ces rhythmes gracieux et bientôt populaires, le Virelai, le Rondeau, la Ballade.

Ils poussent en effet comme fleurs après que s’est éteint le grand vent des épopées guerrières, des chansons de gestes aux longues laisses.

M. Victor Le Clerc a signalé cette évolution de la Poésie française, en parlant d’un des derniers auteurs de chroniques rimées, de Creton, qui, en 1399, racontant en vers les luttes des maisons d’York et de Lancastre, s’arrête tout à coup, saisi d’un scrupule d’historien véridique, et continue en prose le récit commencé, de peur d’altérer dans une traduction poétique le langage de ses héros :

Or vous veuil dire, sans plus ryme quérir,
Du roi la prinse ; et, pour mieux accomplir
Les paroles qu’ils dirent au venir
Tous deux ensemble,
(Car retenus les ay bien, ce me semble)
Sy les diray en prose ; car il semble
Aucune fois qu’on adjoute ou assemble
Trop de langage
À sa matière de quoi on faict ouvrage.
Or veuille Dieu, qui nous faict à s’ymage,
Pugnir tous ceulx qui fierent tel outrage !

« C’était faire preuve de bon sens, ajoute M. Victor Le Clerc ; le règne de la prose était venu pour l’histoire. » Et aussi, ajouterons-nous, l’ère de l’émancipation pour la poésie.

Qui le croirait ? Le xvie siècle, ce siècle artiste par excellence et le grand siècle de la poésie lyrique en France, méconnut la Ballade, ou plutôt la sacrifia. Ce fut sa première perte du Rhône.

Les poëtes d’alors, enthousiastes de l’antiquité retrouvée, modelèrent leurs œuvres sur les mètres d’Horace, d’Anacréon et de Sappho. Ce fut le triomphe de l’Ode et de l’Odelette, de l’Élégie, de l’Épître et même du Poëme Épique.

Les vieux genres français furent repoussés comme gothiques ; le Sonnet seul trouva grâce, à titre d’importation étrangère et par la protection de Du Bellay.

Vauquelin de la Fresnaye sonne le glas dans son Art poétique :

De ces vieux Chants Royaux décharge le fardeau ;
Ôte-moi la Ballade, ôte-moi le Rondeau !
Que ta Muse jamais ne soit embesognée
Qu’aux vers dont la façon à toi s’est enseignée …

Qu’entendait-il cependant par cet enseignement spontané ?

C’est, à la violence près, l’arrêt plus tard édicté par Des Préaux dans son code. Ce fut l’épitaphe après la sonnerie funèbre.

Dans l’intervalle cependant la Ballade avait rejailli avec éclat, à l’hôtel de Rambouillet, cette académie de grâce, d’esprit et de fin langage. Les Ballades de Voiture sont nombreuses et connues. Celles de Sarrazin, plus rares, la Ballade sur la mort de Voiture, celle du Pays de Caux, celle de l’Enlèvement en amour, sont de purs modèles du genre en même temps que des chefs-d’œuvre d’élégance et de badinage délicat.

La Fontaine enfin, le dernier des poètes artistes au xviie siècle, protestait en faveur de ces genres rebutés ; et, pour mieux faire comprendre l’art de ses Fables, il prouvait sa souplesse et son agilité rhythmique en triomphant dans la Ballade, dans le Chant-Royal et le Rondeau.

Après lui, c’en est fait. C’en est fait de nos gracieuses escrimes : l’art est tout au théâtre. La poésie tombe au didactique, à la thèse philosophique et religieuse, aux petits vers en prose galante et spirituelle de Voltaire et de son école. Elle retourna, par une inconséquence, par une aberration inconcevable de l’esprit, confondant les temps et les fonctions, oubliant que l’imprimerie, en mettant à la disposition de tous un moyen direct de communiquer ses pensées et ses travaux, a émancipé tous les arts ; elle retourna à l’enseignement des sciences naturelles et physiques ; on « chanta » les Trois Règnes, l’Inoculation, le Jardinage, le Système de Kopernick ; on mit en vers des traités de tactique et d’arboriculture !

Oh ! comme après tout un siècle de ces non-sens, de ces erreurs pédantesques, de ces paradoxes, de ces fadeurs, on dut saluer avec enthousiasme le premier coup de clairon sonné par l’art ressuscité ! Avec quelle joie dut-on fêter les premiers chants qui annoncèrent que la Poésie rentrait dans son vrai domaine, et ouvrait la voie libre et lumineuse de la tradition et des maîtres ! On avait tant besoin, après ces déclamations, ces démonstrations, ces pamphlets rimes, ces leçons en vers, après ces faux délires, ces exclamations banales, ces invocations à froid, ces

… Descriptions sans vie et sans chaleur,
tout ce fatras d’un art qui se trompe et fait fausse route, on avait tant besoin de se reprendre à une inspiration désintéressée et sincère !

Ce fut une Renaissance encore, où l’âme poétique de la France se reconnut, s’écouta et vibra spontanément de sentiments intimes et humains. Elle parla ; mais le langage de la poésie, faussé, corrompu et comme hydropisé par l’abus du lieu commun et des analogies, résistait à l’expansion de ces mouvements libres. Il fallut remettre sur le chevalet cette langue appauvrie, nouée, enkylosée. Pour lui rendre sa souplesse et sa vigueur, on la remit au régime du gymnase et de l’orthopédie. On la jeta dans tous les moules, depuis la spirale des Djinns jusqu’à la strophe en triolet de La Captive. On multiplia les rimes dans Le Pas d’armes du roi Jean. Le passé, vers lequel on se tourna par sympathie de foi et d’études, livra ses exemples et ses secrets. On reprit à Remy Belleau le rhythme charmant de son Avril. Un nouveau Du Bellay rapporta, non plus d’Italie, mais d’Angleterre, le Sonnet recueilli par Woodsworth et de Kirke White.

La Ballade fut négligée, méconnue. Pourquoi ? j’en ai donné des raisons que l’on jugera.

Pourtant il était juste que ce gentil poëme, si français dans sa grâce malicieuse, que cette fleur de nos anciens jardins de rhétorique et de plaisance eût à son tour sa restauration.

Honneur au poëte qui nous la rend et qui, sur cet air dansé par nos aïeux, fait chanter sans contrainte la muse des temps nouveaux !


Charles Asselineau.


Septembre 1869.


  1. L’Art et Science de Rhétorique pour faire Rigmes et Ballades. Paris, imp. par Antoine Vérard, in-4o gothique. Réimprimé par Crapelet en 1832.
  2. Manuscrits de la Bibliothèque du Roi, t. VI.
  3. En particulier celle de M. Anatole de Montaiglon, un des jeunes savants qui ont pénétré le plus profondément dans l’étude de notre ancienne poésie française, et dont les conseils nous ont été précieux dans le cours de ce petit travail.