Trente-six Ballades joyeuses/Ballade en quittant le Havre-de-Grâce

XVIII

Ballade
en quittant le Havre-de-Grâce

Enfin je pars et voici le navire.
Adieu, Paris joyeux ! adieu, tombeau !
Vis sans savoir que Misère soupire,
Maigre, et saignant sur son vieil escabeau,
Et ses seins nus mal couverts d’un lambeau.
Vis dans ta haine et dans ton avarice ;
Moi, je m’envole au gré de mon caprice.
La voile s’enfle, éprise de l’éther,
Et, délivré, j’invoque ma nourrice,
La mer aux flots tumultueux, la mer !

Adieu, prison où pleura mon martyre !
Adieu, Gobsecks à l’âme de corbeau !
La vague est là qui me berce et m’attire ;
L’archer divin, jeune, féroce et beau,
A sur la mer secoué son flambeau.

Dans sa splendeur, comme une impératrice,
Elle sourit, la grande séductrice ;
Et je respire, ivre du gouffre amer,
Pour que son souffle odorant me guérisse,
La mer aux flots tumultueux, la mer !

J’entends passer comme un accord de lyre.
Ô lovelace en habit bleu barbeau,
Féru d’amour pour une tirelire,
Paris, adieu ! garde tes Mirabeau,
Et Ferraris et Juliette Beau !
Amuse-toi ; que ton été fleurisse.
J’ai sous mes pieds la sainte inspiratrice
Dont l’âpre haleine a pénétré ma chair,
La grande mer, la mer consolatrice,
La mer aux flots tumultueux, la mer !

Envoi.

Toi, cœur blessé, ferme ta cicatrice.
L’algue éplorée aux verts cheveux lambrisse
Le roc ; je vois briller au soleil clair
La verte plaine où le flot se hérisse,
La mer aux flots tumultueux, la mer !


Mai 1861.