Traité théologico-politique/Chapitre 2

Traduction par Émile Saisset.
Traité théologico-politiqueCharpentierII (p. 34-53).

CHAPITRE II.

DES PROPHÈTES.

Il résulte du chapitre qui précède que des prophètes n’eurent pas en partage une âme plus parfaite que celle des autres hommes, mais seulement une puissance d’imagination plus forte. C’est aussi ce que nous enseignent les récits de l’Écriture. Il est certain, en effet, que Salomon excellait entre les hommes par sa sagesse ; il ne l’est pas qu’il eût le don de prophétie. Heman, Darda, Kalchol étaient des hommes d’une profonde érudition, et cependant ils n’étaient pas prophètes ; au lieu que des hommes grossiers, sans lettres, et même des femmes, comme Hagar, la servante d’Abraham, jouirent du don de prophétie. Tout ceci est parfaitement d’accord avec l’expérience et la raison. Ce sont, en effet, les hommes qui ont l’imagination forte qui sont les moins propres aux fonctions de l’entendement pur, et réciproquement les hommes éminents par l’intelligence ont une puissance d’imagination plus tempérée, plus maîtresse d’elle-même, et ils ont soin de la tenir en bride afin qu’elle ne se mêle pas avec les opérations de l’entendement. Ainsi, c’est s’abuser totalement que de chercher la sagesse et la connaissance des choses naturelles et spirituelles dans les livres des prophètes ; et puisque l’esprit de mon temps, la philosophie et la chose elle-même m’y invitent, j’ai dessein de démontrer ici ce principe tout à mon aise, sans m’inquiéter des cris de la superstition, cette ennemie mortelle de tous ceux qui aiment la science véritable et mènent une vie raisonnable. Hélas ! je le sais, les choses en sont venues à ce point que des hommes qui osent dire ouvertement qu’ils n’ont point l’idée de Dieu, et qu’ils ne connaissent Dieu que par les choses créées (dont les causes leur sont inconnues) ne rougissent pas d’accuser les philosophes d’athéisme. Mais quoi qu’il en soit, je poursuis, et, pour procéder avec ordre, je vais démontrer que les prophéties ont varié, non-seulement suivant l’imagination de chaque prophète et le tempérament particulier de son corps, mais aussi suivant les opinions dont les prophètes étaient imbus ; d’où je conclus que le don de prophétie ne rendit jamais les prophètes plus instruits qu’ils n’étaient ; ce que je me réserve d’expliquer plus loin avec étendue ; mais je veux traiter d’abord de la certitude des prophètes, parce que mon sujet m’impose d’abord cette question, et de plus, parce qu’une fois résolue, elle me servira à établir la conclusion dont je viens de parler.

L’imagination pure et simple n’enveloppant point en elle-même la certitude à la façon des idées claires et distinctes, il s’ensuit que pour être certain des choses que nous imaginons, il faut que quelque chose s’ajoute à l’imagination, savoir, le raisonnement. Par conséquent la prophétie, par elle-même, n’implique pas la certitude, puisque la prophétie, ainsi que nous l’avons démontré, dépend de la seule imagination ; d’où il résulte que les prophètes n’étaient pas certains de la révélation divine par la révélation elle-même, mais par quelques signes, comme on peut le voir dans la Genèse (chap. xv, vers. 8), où Abraham, après avoir entendu la promesse que Dieu lui faisait, lui demanda un signe. Assurément il croyait en Dieu et avait foi en sa promesse, mais il voulait être assuré que Dieu la lui faisait effectivement. Cela est plus évident encore pour Gédéon : « Fais-moi, dit-il à Dieu, un signe, [afin que je sache] que c’est toi qui me parles. » (Voyez Juges, chap. vi, vers. 17.) Dieu dit aussi à Moïse : « Et que ceci [te soit] un signe que c’est moi qui t’ai envoyé. » Ézéchias, qui savait depuis longtemps qu’Isaïe était prophète, lui demanda néanmoins un signe de la guérison qu’il lui prédisait. Tout cela fait donc bien voir que les prophètes ont toujours eu quelque signe qui les rendait certains des choses qu’ils imaginaient prophétiquement, et c’est pour cette raison que Moïse (voyez Deutéron., chap. xviii, dernier verset) commande aux Juifs de demander aux prophètes un signe, c’est-à-dire la prédiction de quelque événement sur le point de s’accomplir. Par cet endroit la connaissance prophétique est donc inférieure à la connaissance naturelle, qui n’a besoin d’aucun signe, et de sa nature enveloppe la certitude. Du reste, cette certitude des prophètes n’était point mathématique, mais morale, et je le dis en me fondant sur l’Écriture. Moïse, en effet, ordonne que l’on punisse de mort le prophète qui voudra enseigner de nouveaux dieux, bien qu’il confirme sa doctrine par des signes et des miracles (Deutéron., chap. xiv) ; car, dit-il, Dieu fait aussi des miracles et des signes pour tenter son peuple ; et c’est aussi ce dont Jésus-Christ a soin d’avertir ses disciples (Matthieu, chap. xxiv, vers. 24). Ézéchiel va plus loin ; il dit en propres termes (chap. xvi, vers. 8) que Dieu trompe quelquefois les hommes par de fausses révélations : « Et quand un prophète (il s’agit ici d’un faux prophète) se montre et vous adresse quelque parole, c’est moi qui envoie ce prophète. » Et ce témoignage est confirmé par celui de Michée touchant les prophètes d’Achab (Rois, liv. I, chap. xxii, vers. 21).

Quoique ces passages semblent établir que la prophétie et la révélation sont choses fort douteuses, elles avaient pourtant beaucoup de certitude, Dieu ne trompant jamais les justes ni les élus ; mais, suivant cet ancien proverbe cité par Samuel (I, chap. xxiv, vers. 13), et comme le fait bien voir l’histoire d’Abigaïl, Dieu se sert des bons comme d’instruments de sa bonté, et des méchants comme de moyens et d’instruments de sa colère ; ce qui se confirme plus clairement par le témoignage de Michée que nous avons cité tout à l’heure ; car, bien que Dieu eût résolu de tromper Achab, il ne se servit pour cela que de faux prophètes, et découvrit la vérité au prophète pieux, sans l’empêcher nullement de la prédire. Mais avec tout cela il n’en est pas moins vrai que la certitude des prophètes était purement morale, nul ne pouvant, comme l’enseigne l’Écriture, se déclarer juste devant Dieu, ni se vanter d’être l’instrument de sa miséricorde. Et David lui-même fut poussé par la colère de Dieu au dénombrement de son peuple, bien que l’Écriture rende hommage en plusieurs endroits à sa piété. Ainsi donc toute la certitude des prophètes était fondée sur ces trois choses : 1° en ce qu’ils imaginaient les choses révélées avec une extrême vivacité, analogue à celles que nous déployons dans les songes ; 2° ils avaient un signe pour confirmer l’inspiration divine ; 3° leur âme était juste et n’avait d’inclination que pour le bien. Quoique l’Écriture ne fasse pas toujours mention du signe, il y a lieu de croire que les prophètes avaient toujours un signe ; car l’Écriture d’ordinaire, comme plusieurs l’ont déjà remarqué, ne fait pas toujours mention de toutes les conditions et circonstances des choses, les supposant suffisamment connues. Ajoutons à cela que nous pouvons parfaitement accorder que les prophètes qui n’avaient rien à prédire de nouveau et qui ne fût contenu dans la loi de Moïse n’avaient pas besoin de signes, parce que l’Écriture était là pour confirmer leurs paroles. Par exemple, la prophétie de Jérémie sur la ruine de Jérusalem, étant confirmée par celles des autres prophètes et par les menaces de la Loi, n’avait pas besoin d’un signe. Hananias, au contraire, qui prophétisait, contre le sentiment de tous les autres prophètes, la prochaine restauration de la cité, avait absolument besoin d’un signe ; autrement il aurait dû douter de sa prophétie jusqu’à ce qu’elle fût confirmée par l’événement (voyez Jérémie, chap. xxviii, vers. 8).

Puisque la certitude que les signes donnaient aux prophètes n’était pas une certitude mathématique (comme celle qui résulte de la nécessité même de la perception de la chose perçue), mais seulement morale, et que les signes n’avaient d’autre objet que de persuader le prophète, il s’ensuit que ces signes ont dû être proportionnés aux opinions et à la capacité de chacun ; de telle sorte qu’un signe qui avait rendu tel prophète parfaitement certain de sa prophétie aurait laissé dans l’incertitude tel autre prophète imbu d’opinions différentes ; et de là vient qu’il y avait pour chaque prophète un signe particulier. Il en était de même de la révélation, qui variait pour chaque prophète suivant la disposition de son tempérament, de son imagination, et suivant les opinions qu’il avait embrassées. Quant au tempérament, si le prophète était d’une humeur gaie, il ne lui était révélé que victoires, paix et tout ce qui porte les hommes à la joie, les tempéraments de cette sorte n’imaginant le plus souvent que des choses semblables. Si le prophète était triste, il prédisait des guerres, des supplices et toutes sortes de malheurs ; et de cette façon, suivant que le prophète était d’humeur douce, irritable, sévère, miséricordieuse, etc., il était plus propre à telle ou telle espèce de révélation. Les dispositions de l’imagination étaient encore une cause de variété dans les prophètes. Si le prophète avait l’imagination belle, c’est en beau style qu’il communiquait avec l’âme de Dieu ; s’il l’avait confuse, c’était en confuses paroles, et de même pour le genre d’images qui lui apparaissaient. Le prophète était-il un homme des champs, c’étaient des bœufs, des vaches, etc. ; homme de guerre, c’étaient des généraux, des armées ; homme de cour, des trônes et des objets analogues. Enfin, la prophétie variait suivant les opinions des prophètes. Aux mages, qui croyaient aux rêveries de l’astrologie (voyez Matthieu, chap. ii), la nativité du Christ fut révélée par l’image d’une étoile qui apparaissait dans l’Orient. Aux augures de Nabuchodonozor (voyez Ézéchiel, chap. xxi, vers. 26), ce fut dans les entrailles des victimes que leur fut révélée la dévastation de Jérusalem, que ce roi connut aussi par les oracles et la direction des flèches qu’il jeta en l’air au-dessus de sa tête. Quant aux prophètes qui croyaient que les hommes ont le libre choix de leurs actions et une puissance propre, Dieu se révélait à eux comme indifférent à l’avenir et ignorant les futures actions des hommes, toutes choses que nous allons démontrer l’une après l’autre par l’Écriture.

Le premier point de notre doctrine est établi par Élisé (Rois, liv. IV, chap. iii, vers. 15) qui, pour prophétiser à Jéhoram, demanda une harpe, et ne put percevoir la volonté de Dieu que lorsque la musique eut charmé ses sens ; mais après avoir entendu les sons de la harpe, il put prédire à Jéhoram et à ses alliés des événements heureux ; ce qu’il avait été incapable de faire auparavant, étant irrité contre Jéhoram. Car on sait que ceux qui sont en colère contre une personne sont plus disposés à imaginer des choses désagréables pour elle que des choses heureuses. Quelques-uns même ont bien voulu dire que Dieu ne se révèle pas aux hommes irrités et tristes ; mais cette opinion est chimérique ; car Dieu révéla à Moïse irrité contre Pharaon le massacre épouvantable des premiers-nés (voyez Exode, chap. xi, vers. 8), et cela, sans le secours d’aucun instrument de musique. Dieu révéla aussi l’avenir à Kaïn furieux. L’obstination des Juifs fut révélée à Ézéchiel, tandis qu’impatient de sa misère, son âme était pleine d’irritation (voyez Ézéchiel, chap. iii, vers. 14). Jérémie, le cœur plein de tristesse et d’un immense ennui de la vie, prophétisa les malheurs de Jérusalem, et ce fut à cause de cette tristesse que Josias ne voulut pas le consulter ; il préféra une femme de ce temps que sa constitution même de femme rendait plus propre à lui révéler la miséricorde de Dieu (Paralipom., liv. II, chap. xxxv). Michée ne prédit jamais rien de bon à Achab, quoique d’autres vrais prophètes l’aient pu faire (Rois, liv. I, chap. xx) ; mais, au contraire, il lui prédit du mal pour toute sa vie (voyez Rois, liv. I, chap. xxii, vers. 7, et plus clairement encore dans les Paralipom., liv. II, chap. xviii, vers. 7). Je conclus que les prophètes étaient par leur tempérament plus ou moins propres à telle ou telle espèce de révélation.

Le style des prophéties variait avec le degré d’éloquence de chaque prophète. Les prophéties d’Ézéchiel et d’Amos, dont le style a quelque rudesse, n’ont pas l’élégance de celles d’Isaïe et de Nachum. Il serait intéressant pour ceux qui savent l’hébreu d’examiner de près et de comparer entre eux quelques chapitres de divers prophètes aux endroits où ils parlent sur le même sujet, ce qui laisserait mieux voir la différence de leur style ; par exemple, le chapitre Ier d’Isaïe, qui était un homme de cour (du vers. 11 au vers. 20), avec le chapitre v du rustique Amos (du vers. 21 au vers. 24). On pourrait comparer aussi l’ordre et les pensées de la prophétie écrite à Edom par Jérémie (chap. xxix) avec l’ordre et les pensées d’Hobadias. Une autre comparaison à faire est celle d’Isaïe (chap.  xl, vers. 19, 20 ; chap. xliv, vers 8) avec Hosée (chap. viii, vers. 6 ; chap. xiii, vers. 2). Et de même pour tous les autres prophètes. Si l’on veut bien peser tout cela, on s’assurera aisément que Dieu n’a aucun style particulier, et que, suivant le degré d’instruction et la portée d’esprit du prophète qu’il inspire, il est tour à tour élégant et grossier, précis et prolixe, sévère et confus.

Les représentations prophétiques et les hiéroglyphes variaient également, même pour exprimer une même chose ; car la gloire de Dieu abandonnant le temple n’apparut pas à Isaïe de la même façon qu’à Ézéchiel. Les rabbins prétendent que chacune de ces représentations fut identique à l’autre ; mais qu’Ézéchiel, homme grossier, en ayant été plus frappé, l’a racontée dans toutes ses circonstances. Cette explication est à mes yeux tout artificielle ; à moins que les rabbins n’aient recueilli une tradition certaine du fait lui-même, ce que je ne crois pas. En effet, Isaïe vit des séraphins à six ailes, et Ézéchiel des bêtes à quatre ailes. Isaïe vit Dieu avec des vêtements et assis sur un trône royal ; Ézéchiel le vit semblable à une flamme. Il n’y a pas de doute que l’un et l’autre virent Dieu suivant les habitudes particulières de leur imagination. Les représentations ne variaient pas seulement de nature, mais elles avaient des degrés divers de clarté. Celles de Zacharie furent tellement obscures, d’après son propre récit, qu’il fut incapable de les comprendre sans une explication ; et Daniel, même avec une explication, ne put comprendre les siennes. Or il ne faut point attribuer cette obscurité à la difficulté inhérente à la révélation elle-même ; car il s’agissait de choses purement humaines et qui ne surpassaient les facultés de l’homme qu’à cause qu’elles étaient dans l’avenir ; mais il faut dire que l’imagination de Daniel n’avait pas une aussi grande vertu prophétique dans la veille que dans le sommeil ; ce qui devient très-visible dès le commencement de la révélation de Daniel, où il est tellement effrayé qu’il désespère presque de ses forces. Cette faiblesse d’imagination, ce défaut d’énergie rendirent ses apparitions très-obscures, et, même avec une explication, il fut incapable de les comprendre. Et il faut remarquer ici que les paroles entendues par Daniel furent, comme nous l’avons montré plus haut, des paroles tout imaginaires ; ce qui explique fort bien qu’ayant l’esprit troublé, il n’ait imaginé toutes ces paroles que d’une façon très-obscure et n’ait pu ensuite y rien comprendre. Ceux qui disent qu’il n’entrait pas dans les desseins de Dieu de révéler clairement la chose à Daniel n’ont pas lu sans doute les paroles de l’ange, qui dit expressément (voyez chap. x, vers. 14) que « il est venu pour faire comprendre à Daniel ce qui arriverait à son peuple dans la suite des jours. » Cette prophétie est donc restée obscure parce qu’il ne se rencontra personne en ce temps-là qui eût l’imagination assez forte pour qu’elle lui fût révélée plus clairement. Nous voyons enfin le prophète à qui Dieu avait révélé qu’il enlèverait Élie vouloir persuader à Élisée qu’Élie avait été transporté en un lieu où ils pourraient le retrouver, ce qui prouve bien qu’ils n’avaient pas compris la révélation que Dieu leur avait faite. Il est inutile que je m’arrête à démontrer cela avec plus d’étendue ; car si quelque chose résulte clairement de l’Écriture, c’est que Dieu n’accordait pas au même degré le don de prophétie à ses prophètes. Mais quant à ce principe que les prophéties ont varié avec les opinions du prophète, et que les prophètes avaient des opinions diverses et même contraires et une grande variété de préjugés (je ne parle ici que de ce qui regarde les choses purement spéculatives ; car pour les choses relatives à la probité et aux bonnes mœurs, il en va tout autrement), c’est ce que je vais rechercher avec plus de curiosité et établir plus au long ; car la chose est, je crois, de grande conséquence, et je prétends conclure de là que les prophéties n’ont jamais rendu les prophètes plus instruits qu’ils n’étaient auparavant, et les ont toujours laissés dans leurs préjugés antérieurs ; d’où il suit que nous ne devons nullement nous considérer comme liés par les prophéties en matière de choses purement spéculatives.

C’est avec une merveilleuse précipitation qu’on s’est généralement persuadé que les prophètes savaient tout ce que l’entendement humain est capable de connaître. Et, bien que plusieurs endroits de l’Écriture nous fassent voir le plus clairement du monde que les prophètes ignoraient de certaines choses, on aime mieux dire qu’en ces endroits on n’entend pas soi-même l’Écriture que d’accorder que les prophètes aient ignoré quelque vérité ; ou bien on s’efforce de torturer les paroles de l’Écriture pour lui faire dire ce qu’elle ne dit pas. Avec ce système, c’en est fait de l’Écriture ; car on s’efforcerait vainement de rien en tirer, si les choses les plus claires peuvent être considérées comme obscures et inintelligibles ou interprétées d’une façon arbitraire. Quoi de plus clair, par exemple, que l’opinion de Josué, et peut-être aussi de celui qui a écrit son histoire, sur le mouvement du soleil autour de la terre, l’immobilité de la terre, et le soleil arrêté pour un temps dans sa marche ? Cependant plusieurs personnes qui ne veulent pas accorder qu’il puisse s’accomplir quelque changement dans les cieux interprètent ce passage de façon qu’il ne contient plus en effet rien de semblable ; d’autres, qui sont meilleurs philosophes, sachant que la terre se meut et que le soleil, au contraire, est immobile, c’est-à-dire ne se meut pas autour de la terre, ont employé toutes leurs forces à lire cette doctrine dans l’Écriture, en dépit de l’Écriture elle-même ; et certes, j’admire ces commentateurs ; mais je leur demanderai si nous sommes tenus de croire que le soldat Josué fut un habile astronome, et si ce miracle n’a pu lui être révélé, ou si la lumière du soleil n’a pu rester sur l’horizon plus longtemps que d’ordinaire, sans que Josué en sût la cause ? Pour moi, je trouve ces deux hypothèses également ridicules, et j’aime mieux penser, je le dis ouvertement, que Josué a ignoré la cause de cette lumière prolongée, et qu’il a cru, comme la foule qui l’environnait, que le soleil accomplissait un mouvement diurne autour de la terre, que ce jour-là il s’était arrêté pendant quelque temps, et que c’était là la cause qui avait prolongé ce jour, sans remarquer qu’à cette époque de l’année la quantité extraordinaire de glace qui se trouvait dans la région de l’air (voy. Josué, chap. x, vers. 11) pouvait produire une réfraction plus forte que de coutume, ou telle autre circonstance du phénomène qu’il n’est pas de notre sujet de déterminer. C’est ainsi que le signe de la rétrogradation de l’ombre du soleil fut révélé à Isaïe suivant la portée de son esprit, je veux dire expliqué par la rétrogradation du soleil ; car il croyait, lui aussi, que le soleil se meut et que la terre est immobile, et il n’avait jamais entendu parler, même en songe, des parhélies. Et tout ceci ne doit exciter aucun scrupule ; car le signe pouvait apparaître et être prédit au roi par Isaïe, sans que ce prophète sût la cause véritable de son apparition. J’en dirai autant de la construction de Salomon, si elle lui fut effectivement révélée par Dieu ; je veux dire que toutes les mesures du temple lui furent révélées suivant sa portée et ses opinions. Nous ne sommes nullement forcés de croire que Salomon fût mathématicien, et il nous est parfaitement permis de dire qu’il ignorait le rapport du diamètre à la circonférence du cercle, et qu’il croyait, avec le vulgaire des ouvriers, que ce rapport était de 3 à 1. Que s’il est permis de nous objecter ici que nous ne comprenons pas le texte des Rois (liv. I, chap. vii, vers. 23), je ne sais en vérité ce qu’il peut y avoir à comprendre dans l’Écriture, puisqu’en cet endroit la construction du temple est racontée le plus simplement du monde et d’une façon purement historique. Dira-t-on que l’Écriture a eu d’autres idées que celles qu’elle exprime, et qu’elle n’a pas voulu les manifester par des raisons qui nous sont inconnues ? Je déclare que c’est là le renversement complet de l’Écriture ; car chacun pourra en dire exactement autant de tous les passages de l’Écriture ; et tout ce que la perversité humaine peut imaginer d’absurde et de mauvais, il sera permis de le soutenir et de le mettre en pratique sur l’autorité de l’Écriture. Notre sentiment, au contraire, ne recèle aucune impiété ; car Salomon, Isaïe, Josué, etc., quoique prophètes, étaient hommes, et rien d’humain dès lors ne leur était étranger. La révélation qu’eut Noach de la destruction future du genre humain fut aussi proportionnée à son intelligence ; car il croyait que, hors de la Palestine, le reste du monde n’était pas habité. Et les prophètes ont pu ignorer tout cela, et même des choses de plus grande conséquence, sans dommage pour la piété ; et ils les ont effectivement ignorées, car jamais ils n’ont rien enseigné de particulier sur les attributs divins ; mais leurs opinions sur Dieu ont toujours été celles du vulgaire ; et ils ont toujours eu soin d’accommoder leurs révélations aux idées du peuple, comme je l’ai déjà démontré par un grand nombre de témoignages de l’Écriture. On voit donc que ce qui les a faits si célèbres et rendus si recommandables, ce n’est pas tant la sublimité et l’excellence de leur génie que leur force d’âme et leur piété.

Adam, le premier à qui Dieu se soit révélé, ignorait son omniprésence, son omniscience ; car il voulut se cacher à Dieu, et il s’efforça d’excuser son péché devant Dieu comme il aurait fait devant un homme. Aussi Dieu se révéla à lui suivant la portée de son intelligence, comme s’il n’eût pas existé partout et s’il eût ignoré le lieu où se cachait Adam et son péché. Adam entendit en effet ou crut entendre Dieu qui se promenait dans le jardin et le cherchait en l’appelant à haute voix et, témoin de sa honte, lui demandait s’il n’aurait pas mangé du fruit défendu. Tout ce qu’Adam connaissait des attributs de Dieu, c’était donc que Dieu est l’artisan de toutes choses. Dieu se mit aussi à la portée de Kaïn en se révélant à lui, comme s’il ignorait les actions des hommes ; et Kaïn, en effet, n’avait pas besoin, pour se repentir de son péché, d’une connaissance de Dieu plus sublime. Dieu se révéla aussi à Laban comme Dieu d’Abraham, parce que Laban croyait que chaque nation avait son Dieu particulier. On verra aussi dans la Genèse (chap. xxxi, vers. 29) qu’Abraham ignorait que Dieu est partout et que sa prescience s’étend à toutes choses ; car dès qu’il entendit la sentence portée contre les Sodomites, il pria Dieu, avant de l’exécuter, de rechercher s’ils étaient tous dignes de ce châtiment (voyez Genèse, chap. xxxi, vers. 29) : « Peut-être se rencontrera-t-il cinquante justes dans cette ville. » Et Dieu se révéla à lui tel qu’il en était connu ; car il parla ainsi, dans l’imagination d’Abraham : « Je descendrai maintenant pour voir si leur conduite est d’accord avec la plainte qui est venue jusqu’à moi ; et s’il n’en est pas ainsi, je le saurai. » Le témoignage de Dieu sur Abraham ne parle que de son obéissance, de son zèle à encourager ses serviteurs à la justice et au bien ; et il n’y est pas dit qu’Abraham eut des pensées plus sublimes sur Dieu que le reste des hommes (voyez Genèse, chap. xviii, vers. 19). Moïse ne comprit pas non plus très-bien que Dieu sait tout et qu’il dirige toutes les actions des hommes par un seul décret. Car quoique Dieu lui eût dit (Exode, chap. iii, vers. 18) que les Israélites lui obéiraient, il en doute cependant et pose à Dieu cette difficulté (Exode, chap. iv, vers. 1) : « Que ferai-je, s’ils ne croient pas en moi et s’ils ne m’obéissent pas ? » Dieu lui avait donc été révélé comme ne prenant point de part aux actions humaines et ne les connaissant pas à l’avance. Il donne à Moïse deux signes et lui dit (Exode, chap. iv, vers. 8) : « S’il arrive qu’ils ne croient pas en toi au premier signe, ils te croiront au second ; et si alors même ils ne veulent pas croire, prends de l’eau du fleuve, » etc. Assurément, si quelqu’un veut peser mûrement et sans préjugé ces paroles de Moïse, il reconnaîtra clairement que Moïse pensait de Dieu qu’il est un être qui a toujours existé, qui existe et qui existera toujours (et c’est pour cela qu’il le nomme Jéhovah, mot qui exprime en hébreu ces trois moments de l’existence), mais qu’il n’a rien enseigné sur sa nature, sinon qu’il est miséricordieux, bienveillant, etc., et surtout jaloux, comme on peut le voir dans plusieurs passages du Pentateuque. Il croyait aussi que cet être diffère de tous les autres êtres, de telle sorte qu’il ne peut être exprimé par aucune image, ni être vu, non pas tant par l’impossibilité même de la chose qu’à cause de la faiblesse humaine. Sous le rapport de la puissance, il enseignait que Dieu seul la possède en propre ; car quoiqu’il reconnaisse d’autres êtres qui remplissent les fonctions divines (sans aucun doute, par l’ordre de Dieu et la mission qu’ils en ont reçue), je veux dire des êtres à qui Dieu a donné l’autorité, le droit et le pouvoir pour diriger les nations, veiller sur elles et en prendre soin, toutefois cet être que tous les autres sont obligés d’honorer est le Dieu suprême, et, pour parler le langage des Hébreux, le Dieu des dieux. C’est dans ce sens qu’il dit dans l’Exode (chap. xv, vers. 11) : « Qui entre les dieux est semblable à toi, Jéhovah ? » Et de même Jétro (chap. xviii, vers. 11) : « C’est alors que j’ai connu que Jéhovah est plus grand que tous les dieux, » c’est-à-dire, je suis forcé de croire avec Moïse que Jéhovah est plus grand que tous les autres dieux, et qu’il a une puissance singulière. Maintenant, Moïse a-t-il considéré ces êtres qui remplissaient les fonctions divines comme des créatures de Dieu ? on peut en douter. Il n’a rien dit en effet, que je sache, de leur création ni de leur origine. La doctrine qu’il enseigne, la voici en quelques mots : l’Être suprême a fait passer ce monde visible (Genèse, chap. i, vers. 2) du chaos à l’ordre, et y a déposé les germes des choses naturelles. Il a sur toutes choses un droit souverain et une souveraine puissance, et c’est en vertu de cette puissance et de ce droit qu’il s’est choisi pour lui seul la nation hébraïque (Deutéron., chap. x, vers. 14-15), ainsi qu’une certaine contrée de l’univers, laissant les autres nations et les autres contrées aux soins de dieux subordonnés. C’est pourquoi il est le Dieu d’Israël, le Dieu de Jérusalem (Paralipom., liv. II, chap. xxxii, vers. 19), et les autres dieux sont les dieux des autres nations. C’est pour cette même raison que les Juifs étaient persuadés que cette région que Dieu avait choisie demandait un culte particulier, très-différent de celui des autres peuples, et même qu’elle ne pouvait souffrir le culte des dieux étrangers, exclusivement propre aux régions étrangères. Aussi croyait-on que les nations que le roi d’Assyrie conduisit sur les terres des Juifs étaient déchirées par les lions, à cause de l’ignorance où elles étaient du culte des dieux de ce pays Rois, liv. II, chap. xvii, vers. 25, 26 et suiv.). Aben Hesra pense que c’est aussi sous l’influence de cette opinion que Jacob dit à ses fils, au moment de retourner dans sa patrie, de se préparer à un nouveau culte et d’abandonner celui des dieux étrangers, c’est-à-dire des dieux du pays qu’ils habitaient encore en ce moment (Genèse, chap. xxxv, vers. 2, 3). On peut citer encore David qui, voulant dire à Saül : Vos persécutions me forcent de vivre hors de la patrie, lui dit : Vous me chassez de l’héritage de Dieu et m’exilez vers les dieux étrangers (Samuel, liv. I, chap. xxvi, vers. 19). Enfin Moïse croyait que l’Être suprême ou Dieu avait sa demeure dans les cieux (Deutéron., chap. xxxiii, vers. 27), opinion très-répandue parmi les païens.

Si maintenant nous examinons les révélations de Moïse, nous trouverons qu’elles furent accommodées à ses opinions. Croyant, en effet, Dieu assujetti aux conditions dont nous avons parlé, la miséricorde, la bonté, etc., Dieu se révèle à lui sous ces attributs et conformément à cette croyance (voyez Exode, chap. xxxiv, vers. 6, 7, où se trouve le récit de l’apparition de Dieu à Moïse ; et le Décalogue, vers. 4, 5). Dans le récit du chap. xxx, vers. 18, Moïse demande à Dieu qu’il lui permette de le voir. Or, comme Moïse, ainsi qu’on l’a déjà dit, n’avait dans son cerveau aucune image de Dieu, et que Dieu ne se révèle (cela est démontré ci-dessus) à ses prophètes que selon la disposition de leur imagination, Dieu n’apparut à Moïse sous aucune image ; et il en arriva ainsi, parce que Moïse était incapable d’en former aucune. Les autres prophètes, en effet, déclarent qu’ils ont vu Dieu : par exemple, Isaïe, Ézéchiel, Daniel, etc. Dieu répond donc à Moïse : « Tu ne pourras voir ma face. » Et comme Moïse était persuadé que Dieu était visible, c’est-à-dire qu’il n’y avait rien dans sa nature qui l’empêchât de l’être (autrement il n’aurait pas demandé à voir Dieu), Dieu ajouta : « Car nul mortel ne peut vivre après m’avoir vu. » La raison qu’il donne pour ne pas être vu est donc d’accord avec l’opinion que Moïse s’était formée de sa nature. Car il n’est pas dit qu’il y ait contradiction à ce que la nature divine devienne visible, mais seulement que la chose est impossible à cause de la fragilité de l’homme. On peut remarquer encore que Dieu, pour révéler à Moïse que les Israélites, en adorant un veau, s’étaient rendus semblables aux autres nations, lui dit (chap. xxxiii, vers. 2, 3) qu’il enverra un ange aux Hébreux, c’est-à-dire un être qui prenne soin d’eux à sa place, ne voulant plus, quant à lui, être au milieu d’eux ; de cette façon, en effet, Moïse n’avait plus aucune raison de croire que les Israélites fussent chéris de Dieu plus que les autres nations, que Dieu livre aussi aux soins de ses anges. C’est ce qui résulte clairement du verset 16 de ce même chapitre. Enfin, comme on croyait alors que Dieu habite dans le ciel, Dieu se révélait en descendant du ciel sur la montagne, et Moïse gravissait la montagne pour parler à Dieu ; précaution parfaitement inutile, s’il avait été capable d’imaginer Dieu en tout lieu avec une égale facilité. En général, les Israélites ne savaient presque rien de Dieu, bien qu’il se fût révélé à eux ; et ils firent bien voir leur extrême ignorance en transportant à un veau les mêmes honneurs et le même culte qu’ils avaient rendu à Dieu quelques jours auparavant, et en s’imaginant que c’étaient là les dieux qui les avaient tirés d’Égypte.

Et certes on aurait grand tort de croire que des hommes accoutumés aux superstitions égyptiennes, grossiers, misérables, aient eu quelque idée saine de Dieu, ni que Moïse leur ait enseigné autre chose que la manière de bien vivre, non en philosophe et par la liberté de l’âme, mais en législateur et par la force de la loi. La règle de la vie vertueuse, c’est-à-dire la vie véritable, le culte et l’amour de Dieu, furent donc pour eux une servitude, bien plutôt qu’une vraie liberté, une grâce et un don de Dieu. Il leur ordonne en effet d’aimer Dieu et d’observer la loi, afin de rendre ainsi grâce à Dieu des biens qu’il leur a rendus (la liberté, que les Égyptiens leur avaient ravie), les effrayant par des menaces terribles, s’ils transgressaient ses ordres, et leur promettant, s’ils y étaient dociles, une foule de biens. C’était, comme on voit, leur enseigner la vertu comme les pères font aux enfants encore privés de raison. Il est donc parfaitement certain qu’ils ignoraient l’excellence de la vertu et la véritable béatitude. Jonas crut échapper à la présence de Dieu, ce qui fait croire qu’il pensait aussi que Dieu avait laissé le soin de toutes les contrées placées hors de la Judée à d’autres puissances déléguées par lui. Certes personne, dans l’Ancien Testament, n’a mieux parlé de Dieu selon la raison que Salomon, dont les lumières naturelles surpassaient celles de tous les hommes de son temps ; aussi se crut-il supérieur à la Loi (qui n’était faite effectivement que pour des hommes privés de raison et des lumières naturelles de l’entendement) ; et il fit peu de cas des lois qui concernaient les rois, lesquelles se réduisaient principalement à trois principales (voyez Deutéron., chap. xvii, vers. 16, 17) ; il viola même ces lois ouvertement (en quoi il fit une faute, et montra un attachement à la volupté peu digne d’un philosophe), et enseigna que tous les biens de la fortune ne sont que vanité (voyez l’Ecclésiaste), que rien dans l’homme n’a plus de prix que l’entendement, et que la plus grande des punitions, c’est d’en être privé (Proverbes, chap. xvi, vers. 23). Mais revenons aux prophètes, et continuons de marquer les contrariétés qui se rencontrent dans leurs opinions. La différence des pensées d’Ézéchiel et de celles de Moïse a tellement frappé les rabbins, de qui nous tenons ceux des livres des prophètes qui nous sont restés (voyez le traité Du Sabbat, chap. Ier, feuille 13, page 2), qu’ils ont balancé s’ils ne retrancheraient pas le livre d’Ézéchiel d’entre les canoniques ; et ils l’auraient même entièrement supprimé, si un certain Hananias ne s’était chargé de l’expliquer, ce qu’il fit avec un grand zèle et des peines infinies (ainsi qu’on le raconte dans le livre cité plus haut). De quelle façon s’y prit-il ? c’est ce qu’on ne sait pas bien. Fit-il un simple commentaire, qui s’est perdu depuis ; ou bien eut-il la hardiesse de changer les propres paroles d’Ézéchiel et d’orner ses discours ? Quoi qu’il en soit, le chap. xviii ne semble pas bien d’accord avec le vers. 7 du chap. xxxiv de l’Exode, ni avec les vers. 18 du chap. xxxii de Jérémie, etc. — Samuel croyait que Dieu, après avoir pris une résolution, ne s’en repentait jamais (voyez Samuel, liv. Ier, chap. XV, vers. 29) ; car il dit à Saül, qui se repentait de sa faute et voulait supplier Dieu de lui accorder son pardon, que Dieu ne changerait pas le décret porté contre lui. Au contraire, il fut révélé à Jérémie (chap. xviii, vers. 8, 10) que Dieu, quand il avait pris un dessein favorable ou contraire à quelque nation, s’en repentait ensuite, si, avant l’accomplissement de son décret, les hommes de cette nation changeaient pour dégénérer ou devenir meilleurs. Mais la doctrine de Joël, c’est que Dieu ne se repent que du tort qu’il a fait (chap. ii, vers. 13). — Enfin il suit clairement du chap. iv de la Genèse, vers. 7, que l’homme peut dompter les tentations de pécher, et bien agir. Dieu lui-même le déclare à Kaïn, qui cependant, suivant l’Écriture elle-même et le témoignage de Josèphe, ne dompta jamais ses tentations. On trouve la même doctrine dans Jérémie au chapitre cité plus haut ; car il dit que Dieu se repent d’avoir porté un décret favorable ou contraire aux hommes, quand ils veulent changer leurs mœurs et leur manière de vivre. Or, c’est le principe ouvertement professé par Paul que les hommes n’ont d’empire sur les tentations de la chair que par l’élection de Dieu et par sa grâce. Voyez Épître aux Romains, chap. ix, vers. 10 et suivant Puis dans les chap. iii, vers. 5, vi, vers. 19, où il attribue à Dieu la justice, il se reprend, et avertit qu’il ne parle ainsi qu’en homme et à cause de la fragilité de la chair.

Il résulte donc avec une pleine évidence de l’ensemble des passages que nous avons cités que Dieu a proportionné ses révélations à l’intelligence et aux opinions des prophètes, que les prophètes ont pu ignorer les choses qui touchent la spéculation et n’ont point rapport à la charité et à la pratique de la vie, qu’ils les ont effectivement ignorées, et ont eu sur ces objets des opinions contraires. Il ne faut donc point leur demander la connaissance des choses naturelles et spirituelles. Il faut conclure au contraire que nous ne sommes tenus de croire aux prophètes que dans les choses qui sont l’objet et le fond de la révélation ; en tout le reste, libre à chacun de croire ce qu’il lui plaît. Pour prendre encore un exemple, la révélation faite à Kaïn nous apprend seulement que Dieu rappela Kaïn à la vie véritable. C’est là en effet l’objet et le fond de cette révélation, et non pas de nous faire connaître la liberté de la volonté, et de toucher aux questions philosophiques. Ainsi donc, bien que le libre arbitre soit impliqué dans les paroles et dans les raisons de l’avertissement donné à Kaïn, il nous est permis d’admettre la doctrine contraire[1], Dieu ayant seulement voulu dans ses paroles et dans ses raisons se proportionner à l’intelligence de Kaïn. C’est ainsi que l’objet de la révélation faite à Michée, c’est seulement d’apprendre à Michée le succès du combat d’Achab contre Aram ; voilà ce que nous sommes obligés de croire ; mais hormis cela, tout ce que contient la révélation de Michée ne touche en rien à la foi, comme ce qui est dit de l’esprit de vérité et de l’esprit de mensonge, de l’armée céleste rangée de chaque côté de Dieu, et des autres circonstances de cette prophétie ; et chacun peut croire là-dessus ce qui est plus ou moins d’accord avec sa raison. De même, les raisons par lesquelles Dieu explique à Job sa puissance sur toutes choses, s’il est vrai qu’il les lui ait révélées et que l’auteur du livre de Job, au lieu de nous faire un récit, ne s’amuse point (comme plusieurs l’ont cru) à orner ses propres idées, ces raisons, dis-je, doivent être considérées comme proportionnées à l’intelligence de Job, et non comme des raisons universelles destinées à convaincre tous les hommes. C’est encore ainsi qu’il faut prendre les raisons dont se sert le Christ pour convaincre les pharisiens d’ignorance et d’entêtement, et pour exhorter ses disciples à la vie véritable. Il est clair que le Christ accommode ici son discours aux opinions et aux principes de ceux qui l’écoutent. Ainsi, il dit aux pharisiens (voyez Matthieu, chap. xi, vers 26) : « Et si Satan chasse Satan, le voilà divisé contre soi-même. Comment donc son règne pourra-t-il se maintenir ? » Le Christ veut ici convaincre les pharisiens par leurs propres principes, et non pas nous apprendre qu’il y a des démons et un règne des démons. De même il dit à ses disciples (Matthieu, chap. xviii, vers. 10) : « Prenez garde de ne pas mépriser un seul de ces petits, car je vous dis que leurs anges sont dans le ciel. » Le Christ n’a ici d’autre objet que d’apprendre à ses disciples à ne pas être superbes, à ne mépriser personne, et non pas à leur enseigner aucune des choses qu’il ajoute à ce conseil, afin de les mieux persuader. J’entends absolument de la même façon la doctrine et les signes des apôtres, et je ne crois pas nécessaire d’insister davantage sur ce point ; car, si je voulais citer tous les endroits de l’Écriture qui n’ont été écrits qu’en vue de l’homme et pour se mettre à sa portée, et qui ne peuvent être considérés comme des points de doctrine divine sans grand dommage pour la philosophie, je m’écarterais beaucoup de la règle de brièveté que je m’efforce de suivre. Qu’il me suffise donc d’avoir cité quelques passages et d’avoir touché les points les plus généraux ; la curiosité du lecteur fera le reste.

Les deux précédents chapitres sur les prophètes et les prophéties se rapportent étroitement à l’objet fondamental de ce traité, qui est de séparer la philosophie de la théologie ; mais n’ayant traité cette question jusqu’à présent que d’une manière très-générale, je veux me demander encore si le don de prophétie a été exclusivement propre aux Hébreux, on s’il leur a été commun avec les autres nations, et en même temps ce qu’il faut penser de la vocation des Hébreux. C’est l’objet du chapitre suivant.

  1. Voyez Éthique, part. 1, Propos. 32 ; et l’Appendice, part. 2, Propos. 48.