Traité sur les apparitions des esprits/II/28

CHAPITRE XXVIII.

Raiſonnement ſur les Excommuniés qui ſortent
des Egliſes.

TOut ce que nous venons de rapporter des corps de perſonnes excommuniées qu’on voyoit ſortir de leurs tombeaux pendant la Meſſe, & y rentrer après le Sacrifice, mérite une attention particuliere. Il ſemble qu’on ne peut nier ni conteſter une choſe, qui ſe paſſoit aux yeux de tout un peuple, en plein jour, au milieu des plus redoutables Myſteres. Cependant on peut demander comment ces corps ſortoient ? Etoient-ils entiers ou en pourriture, nuds ou vêtus, avec leurs propres habits, ou avec les linges qui les avoient enveloppés dans le tombeau ? Où alloient-ils ?

La cauſe de leur ſortie eſt bien marquée ; c’étoit l’Excommunication majeure. Cette peine ne ſe décerne que pour le péché mortel[1] ; ces perſonnes étoient donc mortes en péché mortel, par conſéquent damnées & en Enfer : car s’il n’eſt queſtion que d’une Excommunication mineure & réguliere, pourquoi ſortir de l’Egliſe après la mort avec des circonſtances ſi terribles & ſi extraordinaires, puiſque cette Excommunication Eccléſiaſtique ne prive pas abſolument de la communion des Fideles, ni de l’entrée de l’Egliſe ?

Si l’on dit que la coulpe étoit remiſe ; mais non pas la peine d’Excommunication, & que les perſonnes demeuroient exclues de la communion de l’Egliſe juſqu’après leur abſolution donnée par le Juge Eccléſiaſtique ; on demande ſi l’on peut abſoudre un mort & lui rendre la communion de l’Egliſe, à moins que l’on n’ait des preuves non équivoques de ſa pénitence & de ſa converſion, qui ayent précédé ſa mort ?

Deplus les perſonnes dont nous venons de rapporter les exemples, ne paroiſſent pas avoir été déliées de la coulpe, comme on pourroit le ſuppoſer. Les textes que nous avons cités, marquent aſſez, qu’elles étoient mortes dans leurs péchés ; & ce que dit ſaint Grégoire le Grand dans l’endroit cité de ſes Dialogues, répondant à Pierre ſon Interlocuteur, ſuppoſe que ces Religieuſes étoient décédées ſans avoir fait pénitence.

D’ailleurs c’eſt une regle conſtante de l’Egliſe, qu’on ne peut communiquer, ou avoir de communion avec un mort, quand on n’a point eu de communion avec lui pendant ſa vie. Quibus viventibus non communicavimus, mortuis communicare non poſſumus, dit le Pape ſaint Leon[2]. On convient toutefois qu’une perſonne excommuniée, qui a donné des marques d’une ſincere pénitence, quoiqu’elle n’ait pas eu le tems de ſe confeſſer, peut être réconciliée à l’Egliſe[3], & recevoir la ſépulture eccléſiaſtique après ſa mort. Mais en général avant de recevoir l’abſolution des péchés, il faut avoir reçu l’abſolution des cenſures & de l’excommunication, ſi on l’a encourue : abſolutio ab excommunicatione debet præcedere excommunicationem à peccatis ; quia quandiu aliquis eſt excommunicatus, non poteſt recipere aliquod Ecclefiæ Sacramentum, dit S. Thomas[4].

Suivant cette déciſion, il auroit donc fallu abſoudre de l’Excommunication ces perſonnes, avant qu’elles puſſent recevoir l’abſolution de la coulpe de leurs péchés. Ici au contraire on les ſuppoſe abſoutes de leurs péchés quant à la coulpe, pour pouvoir recevoir l’abſolution des Cenſures.

Je ne vois pas comment on peut réſoudre ces difficultés, I. Comment abſoudre un mort ? 2. Comment l’abſoudre de l’Excommunication, avant qu’il ait reçû l’abſolution du péché ? 3. Comment l’abſoudre ſans qu’il demande l’abſolution, ni qu’il paroiſſe qu’il l’a demandée ? 4. Comment abſoudre des perſonnes qui meurent en péché mortel, & ſans avoir fait pénitence ? 5. Pourquoi ces perſonnes excommuniées retournent-elles en leur tombeaux après la Meſſe ? 6. Si elles n’oſoient reſter dans l’Egliſe pendant la Meſſe, en étoient-elles plus dignes avant qu’après le Sacrifice ?

Il paroît certain que les Religieuſes & le jeune Religieux dont parle ſaint Gregoire Pape, étoient mortes dans leurs péchés, & ſans en avoir reçû l’abſolution. Saint Benoît probablement n’étoit pas Prêtre, & ne les avoit pas abſous quant à la coulpe.

On pourra dire que l’excommunication dont parle ſaint Grégoire, n’étoit pas majeure, & en ce cas le ſaint Abbé pouvoit les abſoudre ; mais cette excommunication mineure & réguliere méritoit-elle qu’ils ſortiſſent ainſi d’une maniere ſi miraculeuſe & ſi éclatante de l’Egliſe ? Les excommuniés par ſaint Gothard & le Gentilhomme mentionné au Concile de Limoges en 1031. étoient morts dans l’impénitence & dans l’excommunication, par conſéquent dans le péché mortel, & cependant on leur accorde la paix & l’abſolution, même après leur mort, à la ſimple priere de leurs amis.

Le jeune Solitaire dont parlent les Menées des Grecs, qui après avoir quitté ſa cellule par inconſtance & par déſobéiſſance, avoit encouru l’excommunication, a-t-il pû recevoir la couronne du Martyre en cet état ? & s’il l’a reçûe, n’a-t-il pas été en même tems réconcilié à l’Egliſe ? n’a-t-il pas lavé ſa faute dans ſon ſang ? & ſi ſon excommunication n’étoit que réguliere & mineure, méritoit-il nonobſtant ſon Martyre, d’être encore exclus après ſa mort de la préſence des ſaints myſteres ?

Je ne vois point d’autre moyen, ſi ces faits ſont tels qu’on les raconte, de les expliquer, qu’en diſant que l’hiſtoire ne nous a pas conſervé les circonſtances qui ont pû mériter l’abſolution à ces perſonnes, & l’on doit préſumer que les Saints, ſur-tout les Evêques qui les avoient abſous, connoiſſoient les regles de l’Egliſe, & n’ont rien fait en cela que de juſte & de conforme aux Canons.

Mais il réſulte de tout ce qu’on vient de dire, que comme les corps des méchans ſe retirent de la compagnie des Saints par un principe de vénération, & par le ſentiment de leur indignité : auſſi les corps des Saints ſe ſéparent de ceux des méchans par des motifs oppoſés, pour ne paroître pas avoir de liaiſon avec eux, même après la mort, ni approuver leur mauvaiſe vie. Enfin ſi ce qu’on vient de raconter eſt vrai, les juſtes mêmes & les Saints ont des déférences les uns pour les autres & ſe font honneur dans l’autre vie, ce qui eſt aſſez probable.

Nous allons voir des exemples qui ſemblent rendre équivoque & incertaine la preuve que l’on tire de l’incorruption du corps d’un homme de bien pour juger de la ſainteté, puiſqu’on ſoutient que les corps des Excommuniés ne pourriſſent point dans la terre, juſqu’à ce qu’on ait levé l’excommunication portée contre eux.


  1. Concil. Meld. in Ca. nemo. 41. n. 43. D. Thom. iv. diſtinct. 18. q. 2. art. 1. quœlliunculâ in corpore, &c.
  2. S. Leo Canone Commun. I. a. 4. q. 2. Et Clemens III. in Capit. ſacris. 12. de ſepult. Eccl.
  3. Eveillon, traité des excommunicat. & monitoires, c. 4.
  4. D Thom. in 4. ſentent. diſt. I. qu. I. art. 3. quæſtiunc. 2. ad 2.