Traité sur les apparitions des esprits/II/12

CHAPITRE XII.

Suite du raiſonnement du glaneur Hollandais.

EN examinant le récit de la mort des prétendus Martyrs du Vampiriſme, je découvre les ſymptômes d’un fanatiſme épidémique, & je vois clairement que l’impreſſion que la crainte fait ſur eux, eſt la vraie cauſe de leur perte. Une nommée Stanoska fille, dit-on, du Heiduque Sovitzo, qui s’étoit couchée en parfaite ſanté, ſe réveilla au milieu de la nuit toute tremblante & faiſant des cris affreux, diſant que le fils du Heiduque Millo, mort depuis neuf ſemaines, avoit manqué de l’étrangler pendant ſon ſommeil. Dès ce moment elle ne fit que languir, & au bout de trois jours elle mourut.

Pour quiconque a des yeux tant ſoit peu philoſophiques, ce ſeul récit ne doit-il pas lui montrer, que ce prétendu vampiriſme n’eſt qu’une imagination frappée. Voilà une fille qui s’éveille, qui dit qu’on a voulu l’étrangler, & qui cependant n’a point été ſucée, puiſque ſes cris ont empêché le Vampire de faire ſon repas. Elle ne l’a pas été apparemment dans la ſuite, puiſqu’on ne la quitta pas ſans doute pendant les autres nuits, & que ſi le Vampire l’eût voulu moleſter, ſes plaintes en euſſent averti les aſſiſtans. Elle meurt pourtant trois jours après. Sa frayeur & ſon abattement, ſa triſteſſe & ſa langueur marquent évidemment combien ſon imagination étoit frappée.

Ceux qui ſe ſont trouvés dans les villes affligées de la peſte, ſavent par expérience à combien de gens la crainte coûte la vie. Dès qu’un homme ſe ſent attaqué du moindre mal, il ſe figure qu’il eſt atteint de la maladie épidémique, & il ſe ſait en lui un ſi grand mouvement, qu’il eſt preſque impoſſible qu’il réſiſte à cette révolution. Le Chevalier de Maiſin m’a aſſûré, lorſque j’étois à Paris, que ſe trouvant à Marſeille pendant la contagion qui régnoit dans cette Ville, il avoit vû mourir une femme de la peur qu’elle eut d’une maladie aſſez légére de ſa ſervante, qu’elle croyoit atteinte de la peſte ; la fille de cette femme ſut malade à la mort.

D’autres perſonnes qui étoient dans la même maiſon, ſe mirent au lit, envoyerent chercher un Médecin, & aſſuroient qu’elles avoient la peſte. Le Médecin arrivé viſita d’abord la ſervante & les autres malades, & aucun d’eux n’avoit la maladie épidémique : il tâcha de rendre le calme à leurs eſprits, & leur ordonna de ſe lever & de vivre à leur ordinaire ; mais tous ſes ſoins furent inutiles auprès de la Maîtreſſe de la maiſon, qui mourut deux jours après de la ſeule frayeur.

Conſidérez le ſecond récit de la mort d’un Vampire paſſif, & vous verrez les preuves les plus évidentes des terribles effets de la crainte & des préjugés ; voyez ci-devant Chapitre XI. Cet homme trois jours après avoir été enterré apparoît la nuit à ſon fils, demande à manger, mange & diſparoît. Le lendemain le fils raconte à ſes voiſins ce qui lui étoit arrivé. Cette nuit le Pere ne parut pas ; mais la nuit ſuivante on trouva le fils mort dans ſon lit. Qui peut ne pas voir dans ces paroles les marques les plus certaines de la prévention & de la peur ? La première fois qu’elles agiſſent ſur l’imagination du prétendu moleſté du Vampiriſme, elles ne produiſent point leur entier effet, & ne font que diſpoſer ſon eſprit à être plus ſuſceptible d’en être vivement frappé ; auſſi cela ne manqua-t’il pas d’arriver, & de produire l’effet qui naturellement devoit ſuivre. Prenez-garde que le mort ne revint point la nuit du jour que ſon fils communiqua ſon ſonge à ſes amis, parce que, ſelon toutes les apparences, ceux-ci veillerent avec lui, & l’empêcherent de ſe livrer à la crainte.

Je viens à préſent à ces cadavres pleins d’un ſang fluide, dont la barbe, les cheveux & les ongles ſe renouvellent. L’on peut rabattre les trois quarts de ces prodiges : encore a-t’on bien de la complaiſance d’en admettre une petite partie. Tous les Philoſophes connoiſſent aſſez, combien le peuple, & même certains Hiſtoriens groſſiſſent les choſes qui paroiſſent tant ſoit peu extraordinaires. Cependant il n’eſt pas impoſſible d’en expliquer phyſiquement la cauſe.

L’expérience nous apprend qu’il y a certains terrains, qui ſont propres à conſerver les corps dans toute leur fraîcheur. Les raiſons en ont été ſouvent expliquées, ſans que je me donne la peine d’en faire un récit particulier. Il ſe trouve à Toulouſe un caveau dans une Egliſe de Moines, où les corps reſtent ſi parfaitement dans leur entier, qu’il y en a qui y ſont depuis près de deux ſiécles, qui paroiſſent vivans.

On les a rangés de bout contre la muraille, & ils ont leurs habillemens ordinaires. Ce qu’il y a de plus particulier, eſt que les corps qu’on met de l’autre côté de ce même caveau, deviennent deux ou trois jours après la pâture des vers.

Quant à l’acroiſſement des ongles, des cheveux & de la barbe, on l’apperçoit très-ſouvent dans pluſieurs cadavres. Tandis qu’il reſte encore beaucoup d’humidité dans les corps, il n’y a rien de ſurprenant que pendant quelque tems on voie quelques augmentations dans des parties, qui n’exigent point les eſprits vitaux.

Le ſang fluide, coulant par les canaux du corps, ſemble former une plus grande difficulté ; mais on peut donner des raiſons phyſiques de cet écoulement. Il pourroit fort bien arriver, que la chaleur du ſoleil venant à échauffer les parties nitreuſes & ſulfureuſes, qui ſe trouvent dans les terres propres à conſerver les corps, ces parties s’étant incorporées dans les cadavres nouvellement enterrés, viennent à fermenter, décoagulent & défigent le ſang caillé, le rendent liquide, & lui donnent le moyen de s’écouler peu à peu par les canaux.

Ce ſentiment eſt d’autant plus probable, qu’il eſt confirmé par une expérience. Si l’on fait bouillir dans un vaiſſeau de verre ou de terre une partie de chile ou de lait mêlée avec deux parties d’huile de tartre faite par défaillance, la liqueur de blanche qu’elle étoit deviendra rouge, parce que le ſel de tartre aura raréfié & entiérement diſſous la partie du lait la plus huileuſe, & l’aura convertie en une eſpéce de ſang. Celui qui ſe forme dans les vaiſſeaux du corps eſt un peu plus rouge ; mais il n’eſt pas plus épais. Il n’eſt donc pas impoſſible que la chaleur cauſe une fermentation, qui produiſe à peu près les mêmes effets que cette expérience ; & l’on trouvera cela beaucoup plus aiſé, ſi l’on conſidére, que les ſucs des chairs & des os reſſemblent beaucoup à du chile, & que les graiſſes & les moëlles ſont les parties les plus huileuſes du chile. Or toutes ces parties, en fermentant, doivent par la régle de l’expérience ſe changer en une eſpéce de ſang. Ainſi outre celui qui ſeroit décoagulé & défigé, les prétendus Vampires répandroient encore celui qui ſe formeroit de la fonte des graiſſes.