Traité sur les apparitions des esprits/II/10

CHAPITRE X.

Autres Exemples de Revenans. Continuation
du Glaneur.

DAns un certain canton de la Hongrie, nommé en Latin Oppida Heidonum, au de-là du Tibiſque, vulgò Teiſſe, c’eſt-à-dire, entre cette riviére qui arroſe le fortuné terroir de Tockay, & la Tranſilvanie, le peuple connu ſous le nom de Heiduque[1], croit que certains morts, qu’ils nomment Vampires, ſucent tout le ſang des vivans, enſorte que ceux-ci s’extenuent à vûe d’œil, au-lieu que les cadavres, comme des ſang-ſues, ſe rempliſſent de ſang en telle abondance, qu’on le voit ſortir par les conduits, & même par les porres. Cette opinion vient d’être confirmée par pluſieurs faits, dont il ſemble qu’on ne peut douter, vû la qualité des témoins qui les ont certifiés. Nous en rapporterons ici quelques-uns des plus conſidérables.

Il y a environ cinq ans, qu’un certain Heiduque habitant de Médreïga, nommé Arnold Paul, fut écraſé par la chûte d’un chariot de foin. Trente jours après ſa mort, quatre perſonnes moururent ſubitement, & de la maniére que meurent, ſuivant la tradition du pays, ceux qui ſont moleſtés des Vampires. On ſe reſſouvint alors, que cet Arnold Paul avoit ſouvent raconté, qu’aux environs de Caſſova & ſur les frontiéres de la Servie Turque, il avoit été tourmenté par un Vampire Turc : car ils croyent auſſi, que ceux qui ont été Vampires paſſifs pendant leur vie, les deviennent actifs après leur mort, c’eſt-à-dire, que ceux qui ont été ſucés, ſucent auſſi à leur tour ; mais qu’il avoit trouvé moyen de ſe guérir, en mangeant de la terre du ſépulchre du Vampire & en ſe frottant de ſon ſang : précaution qui ne l’empêcha pas cependant de le devenir après ſa mort, puiſqu’il fut exhumé quarante jours après ſon enterrement, & qu’on trouva ſur ſon cadavre toutes les marques d’un Archivampire. Son corps étoit vermeil, ſes cheveux, ſes ongles, ſa barbe s’étoient renouvellés, & ſes veines étoient toutes remplies d’un ſang fluide, & coulant de toutes les parties de ſon corps ſur le linceul dont il étoit environné. Le Hadnagi, ou le Bailli du lieu, en préſence de qui ſe fit l’exhumation, & qui étoit un homme expert dans le Vampiriſme, fit enfoncer, ſelon la coutume, dans le cœur du défunt Arnold Paul un pieu fort aigu, dont on lui traverſa le corps de part en part, ce qui lui fit, dit-on, jetter un cri effroyable, comme s’il étoit en vie. Cette expédition faite, on lui coupa la tête, & l’on brûla le tout. Après cela on fit la même expédition ſur les cadavres de ces quatre autres perſonnes mortes de Vampiriſme, crainte qu’ils n’en fiſſent mourir d’autres à leur tour.

Toutes ces expéditions n’ont cependant pû empêcher, que vers la fin de l’année derniére, c’eſt-à-dire au bout de cinq ans, ces funeſtes prodiges n’ayent recommencé, & que pluſieurs habitans du même village ne ſoient péris malheureuſement. Dans l’eſpace de trois mois, dix-ſept perſonnes de différent ſexe & de différent âge ſont mortes de Vampiriſme, quelques-unes-ſans être malades, & d’autres après deux ou trois jours de langueur. On rapporte entr’autres, qu’une nommée Stanoska, fille du Heiduque Jotuïtzo, qui s’étoit couchée en parfaite ſanté, ſe réveilla au milieu de la nuit toute tremblante, en faiſant des cris affreux, & diſant que le fils du Heiduque Millo mort depuis neuf ſemaines avoit manqué de l’étrangler pendant ſon ſommeil. Dès ce moment elle ne fit plus que languir, & au bout de trois jours elle mourut. Ce que cette fille avoit dit du fils de Millo le fit d’abord reconnoître pour un Vampire : on l’exhuma, & on le trouva tel. Les principaux du lieu, les Médecins, les Chirurgiens examinerent comment le Vampiriſme avoit pû renaître, après les précautions qu’on avoit priſes quelques années auparavant.

On découvrit enfin, aprés avoir bien cherché, que le défunt Arnold Paul avoit tué non ſeulement les quatre perſonnes dont nous avons parlé, mais auſſi pluſieurs beſtiaux, dont les nouveaux Vampires avoient mangé, & entr’autres le fils de Millo. Sur ces indices, on prit la réſolution de déterrer tous ceux qui étoient morts depuis un certain tems, &c. Parmi une quarantaine, on en trouva dix-ſept avec tous les ſignes les plus évidens de Vampiriſme : auſſi leur a-t’on tranſpercé le cœur & coupé la tête, & enſuite on les a brûlés & jetté leurs cendres dans la riviére.

Toutes les informations & exécutions dont nous venons de parler, ont été faites juridiquement, en bonne forme, & atteſtées par pluſieurs Officiers, qui ſont en garniſon dans le pays, par les Chirurgiens Majors des Régimens, & par les principaux habitans du lieu. Le procès-verbal en a été envoyé vers la fin de Janvier dernier au Conſeil de guerre Impérial à Vienne, qui avoit établi une commiſſion militaire, pour examiner la vérité de tous ces faits.

C’eſt ce qu’ont déclaré le Hadnagi Barriarar, & les anciens Heiduques, & ce qui a été ſigné par Battuer, premier Lieutenant du Régiment d’Alexandre de Wirtemberg, Clickſtenger, Chirurgien Major du Régiment de Fruſtemburch, trois autres Chirurgiens de la Compagnie, Guoichitz, Capitaine à Stallath.


  1. Cette Hiſtoire eſt apparemment la même, que nous avons rapportée ci-devant ſous le nom de Haïdamaque, arrivée en 1729. ou 1730.