Traité sur les apparitions des esprits/II/08

CHAPITRE VIII.

Morts de Hongrie, qui ſucent le ſang des
Vivans.

IL y a environ quinze ans qu’un ſoldat étant en garniſon chez un payſan Haïdamaque, frontiére de Hongrie, vit entrer dans la maiſon, comme il étoit à table auprès du maître de la maiſon ſon hôte, un inconnu, qui ſe mit auſſi à table avec eux. Le maître du logis en fut étrangement effrayé, de même que le reſte de la compagnie. Le ſoldat ne ſavoit qu’en juger, ignorant de quoi il étoit queſtion. Mais le maître de la maiſon étant mort dès le lendemain, le ſoldat s’informa de ce que c’étoit. On lui dit que c’étoit le pere de ſon hôte, mort & enterré depuis plus de dix ans, qui s’étoit ainſi venu aſſeoir auprès de lui, & lui avoit annoncé & cauſé la mort.

Le ſoldat en informa d’abord le Régiment, & le Régiment en donna avis aux Officiers Généraux, qui donnerent commiſſion au Comte de Cabreras Capitaine du Régiment d’Alandetti Infanterie, de faire information de ce fait. S’étant tranſporté ſur les lieux avec d’autres Officiers, un Chirurgien & un Auditeur, ils ouirent les dépoſitions de tous les gens de la maiſon, qui atteſterent d’une maniére uniforme, que le Revenant étoit pere du maître du logis, & que tout ce que le ſoldat avoit dit & rapporté étoit dans l’exacte vérité ; ce qui fut auſſi atteſté par tous les habitans du village.

En conſéquence on fit tirer de terre le corps de ce ſpectre, & on le trouva comme un homme qui vient d’expirer, & ſon ſang comme d’un homme vivant. Le Comte de Cabreras lui fit couper la tête, puis le fit remettre dans ſon tombeau. Il fit encore information d’autres pareils Revenans, entr’autres d’un homme mort depuis plus de trente ans, qui étoit revenu par trois fois dans ſa maiſon à l’heure du repas, avoit ſucé le ſang au col, la premiére fois à ſon propre frere, la ſeconde à un de ſes fils, & la troiſiéme à un valet de la maiſon ; & tous trois en moururent ſur le champ. Sur cette dépoſition le Commiſſaire fit tirer de terre cet homme, & le trouvant comme le premier, ayant le ſang fluide, comme l’auroit un homme en vie, il ordonna qu’on lui paſſât un grand clou dans la temple, & enſuite qu’on le remît dans le tombeau.

Il en fit brûler un troiſiéme, qui étoit enterré depuis plus de ſeize ans, & avoit ſucé le ſang, & cauſé la mort à deux de ſes fils. Le Commiſſaire ayant ſait ſon rapport aux Officiers Généraux, on le députa à la Cour de l’Empereur, qui ordonna qu’on envoyât des Officiers de Guerre, de Juſtice, des Médecins & des Chirurgiens, & quelques Sçavans pour examiner les cauſes de ces évenemens ſi extraordinaires. Celui qui nous a raconté ces particularités, les avoit appriſes de Monſieur le Comte de Cabreras à Fribourg en Briſgau en 1730.