Traité sur les apparitions des esprits/II/04

CHAPITRE IV.

Un homme réellement mort peut-il apparoître
en ſon propre corps ?

SI ce qu’on raconte des Vampires étoit bien vrai, la queſtion que nous faiſons ici ſeroit frivole & inutile ; on répondroit tout de ſuite : on voit tous les jours en Hongrie, en Moravie & en Pologne des perſonnes mortes & enterrées depuis long-tems, revenir, apparoître, tourmenter les hommes & les animaux, leur ſucer le ſang, les faire mourir.

Ces perſonnes reviennent dans leurs propres corps ; on les voit, on les connoît, on les exhume, on leur fait leur procès, on les ampale, on leur coupe la tête, on les brûle. Il eſt donc non ſeulement poſſible, mais très-vrai & très-réel, qu’ils apparoiſſent dans leurs propres corps.

On pourroit ajoûter pour appuyer cette créance, que dans l’Ecriture même, on a des exemples de ces Apparitions : par exemple, à la Transfiguration du Sauveur, Elie & Moïſe apparurent ſur le Thabor[1], s’y entretenant avec Jeſus-Chriſt. Nous ſavons qu’Elie eſt encore en vie, je ne le cite pas pour l’exemple ; mais pour Moïſe, ſa mort n’eſt pas douteuſe, & toutefois il paroît avec Elie dans ſon propre corps parlant avec Jeſus-Chriſt. Les morts qui ſortirent de leurs tombeaux à la Réſurrection du Sauveur[2], & qui apparurent à pluſieurs perſonnes dans Jéruſalem, étoient dans leurs ſepulchres depuis pluſieurs années : leur mort n’étoit pas douteuſe ; & cependant ils apparurent, & rendirent témoignage à la Réſurrection du Sauveur.

Lorſque Jéremie apparut à Judas Machabée[3], & qu’il lui mit en main un glaive d’or, en lui diſant : recevez cette épée comme un don de Dieu, avec laquelle vous ſurmonterez les ennemis de mon peuple d’Iſraël ; ce fut apparemment ce Prophete en ſon propre corps, qui lui apparut, & lui fit ce préſent, puiſqu’on le reconnut à ſon air pour être le Prophete Jéremie.

Je ne parle point des perſonnes réellement reſſuſcitées par miracle, comme du fils de la veuve de Sunam reſſuſcité par Eliſée ; ni du mort qui ayant touché le cercueil du même Prophete, ſe leva ſur ſes pieds & reſſuſcita ; ni du Lazare, à qui Jeſus-Chriſt rendit la vie d’une maniere ſi miraculeuſe & ſi éclatante. Ces perſonnes vêcurent, bûrent, mangerent, converſerent parmi les hommes après, comme avant leur mort & leur Réſurrection.

Ce n’eſt pas de ces ſortes de perſonnes dont il eſt ici queſtion. Je parle, par exemple, de Pierre reſſuſcité par Staniſlas pour quelques heures, de ces perſonnes dont j’ai parlé dans le Traité ſur l’apparition des Eſprits, qui ont apparu, parlé & découvert des choſes cachées, & dont la Réſurrection n’a été que momentanée, & ſeulement pour manifeſter la puiſſance de Dieu, afin de rendre témoignage à la vérité & à l’innocence, ou de ſoûtenir la créance de l’Egliſe contre des hérétiques obſtinés, comme on en lit divers exemples.

Saint Martin étant nouvellement fait Archevêque de Tours, conçut quelque ſoupçon contre un Autel que les Evêques ſes Prédéceſſeurs avoient érigé à un prétendu Martyr, dont on ne connoiſſoit, ni le nom, ni l’Hiſtoire, & dont aucun des Prêtres, ni des Miniſtres de la Chapelle ne pouvoient rien dire de certain. Il s’abſtint pendant quelques tems d’aller en ce lieu, qui n’étoit pas éloigné de la ville. Un jour il s’y rendit accompagné d’un petit nombre de Religieux, & s’étant mis en prieres, il demanda à Dieu qu’il lui fit connoître qui étoit celui qui étoit enterré en ce lieu. Alors il apperçut à ſa gauche un Spectre hideux & ſale ; & lui ayant ordonné de lui dire qui il étoit, le Spectre lui déclara ſon nom, & lui confeſſa qu’il étoit un voleur mis à mort pour ſes crimes & ſes violences, & qu’il n’avoit rien de commun avec les Martyrs. Ceux qui étoient préſens entendirent fort bien ce qu’il diſoit, mais ne virent pas la perſonne. Saint Martin fit renverſer ſon tombeau, & guérit le peuple ſuperſtitieux de ſon ignorance.

Le Philoſophe Celſe écrivant contre les Chrétiens, ſoûtenoit que les Apparitions de Jeſus-Chriſt à ſes Apôtres n’étoient pas réelles, mais que c’étoient de ſimples ombres qui apparoiſſoient. Origenes rétorquant ſon raiſonnement[4] lui dit, que les Payens racontent diverſes Apparitions d’Eſculappe & d’Apollon, à qui ils attribuent le pouvoir de prédire l’avenir. Si l’on admet ces Apparitions comme réelles, parce qu’elles ſont atteſtées par quelques perſonnes, pourquoi ne pas reconnoître pour vraies celles de Jeſus-Chriſt, qui ſont racontées par des témoins oculaires, & qui ſont crûes par tant de millions de perſonnes ?

Il raconte enſuite cette Hiſtoire. Ariſtée qui eſt d’une des meilleures maiſons de Proconèſe, étant un jour entré dans la boutique d’un foulon, y mourut ſubitement. Le foulon ayant bien fermé ſa porte, courut incontinent avertir les parens du mort ; mais comme le bruit s’en fut auſſi-tôt répandu par la Ville, un homme de Cyzique, qui venoit d’Aſtace, aſſûra que cela ne pouvoit être, parce qu’il avoit rencontré Ariſtée ſur le chemin de Cyzique, & lui avoir parlé ; ce qu’il ſoûtint hautement devant tout le peuple de Proconèſe.

Là-deſſus les parens arrivent chez le foulon avec tout l’appareil néceſſaire pour enlever le corps ; mais étant entrés dans la maiſon, ils n’y trouverent Ariſtée ni mort ni vivant. Sept ans après il ſe fit voir dans Proconèſe même : il y fit ces vers que l’on nomme arimaſpées, & il diſparut enſuite pour la ſeconde fois. C’eſt ce qu’on en dit dans ces Villes-là.

Trois cens quarante ans après cet événement, le même Ariſtée ſe fit voir à Métaponte en Italie, & ordonna aux Métapontins de bâtir un Autel à Apollon, & d’élever tout auprès une ſtatuë à l’honneur d’Ariſtée de Proconèſe, ajoûtant qu’ils étoient les ſeuls des peuples d’Italie, qu’Apollon eût honorés de ſa préſence ; que pour lui qui leur parloit, il avoit accompagné ce Dieu ſous la figure d’un corbeau ; & leur ayant ainſi parlé, il diſparut.

Les Métapontins envoyèrent conſulter ſur cette Apparition l’Oracle de Delphes, qui leur dit de ſuivre le conſeil qu’Ariſtée leur avoit donné, & qu’ils s’en trouveroient bien. En effet ils éleverent une ſtatue à Appollon, que l’on y voyoit encore du tems d’Hérodote[5], & en même tems une autre ſtatue à Ariſtée, qui ſe voyoit dans un petit bois de lauriers, qui étoit au milieu de la place publique de Métaponte. Celſe ne faiſoit aucune difficulté de croire tout cela ſur la foi d’Hérodote & de Pindare ; & il refuſoit de croire ce que les Chrétiens enſeignoient des miracles de J C. rapportés dans l’Evangile, & ſcellés par le ſang des Martyrs. Origenes ajoûte : qu’el auroit pû être le deſſein de la Providence, en faiſant pour ce Proconéſien les miracles dont on vient de parler ? Quel fruit auroit-elle voulu que les hommes en tiraſſent ? Au lieu que ce que les Chrétiens racontent de Jeſus-Chriſt, s’eſt fait pour confirmer une doctrine ſalutaire au genre humain. Il ſaut donc ou rejetter comme fabuleux cette Hiſtoire d’Ariſtée, ou attribuer tout ce qu’on en dit à l’opération du mauvais Efprit.

  1. Matth. ix. 34.
  2. Matth. xxvij. 53.
  3. II. Mach. xiv. 14. 15.
  4. Origen. contra Celſum, lib. I. pag. 123. 124.
  5. Herodot. lib. 4.