Traité sur la tolérance/Édition 1763/24

s.n. (édition originale) (p. 168-175).
CHAPITRE XXIV.
Poſtſcriptum.


TAndis qu’on travaillait à cet Ouvrage, dans l’unique deſſein de rendre les hommes plus compatiſſants & plus doux, un autre homme écrivait dans un deſſein tout contraire ; car chacun a ſon opinion. Cet homme faiſait imprimer un petit Code de perſécution, intitulé : l’Accord de la Religion & de l’Humanité : (c’eſt une faute de l’Imprimeur, liſez de l’Inhumanité).

L’Auteur de ce ſaint Libelle s’appuye ſur St. Auguſtin, qui, après avoir prêché la douceur, prêcha enfin la perſécution, attendu qu’il était alors le plus fort, & qu’il changeait ſouvent d’avis. Il cite auſſi l’Évêque de Meaux, Boſſuet, qui perſécuta le célèbre Fénelon, Archevêque de Cambrai, coupable d’avoir imprimé que Dieu vaut bien la peine qu’on l’aime pour lui-même.

Boſſuet était éloquent, je l’avoue ; l’Évêque d’Hippone, quelquefois inconſéquent, était plus diſert que ne ſont les autres Africains ; je l’avoue encore : mais je prendrais la liberté de leur dire avec Armande, dans les Femmes ſavantes :


Quand ſur une perſonne on prétend ſe régler,
C’eſt par les beaux côtés qu’il faut lui reſſembler.


Je dirais à l’Évêque d’Hippone : Monſeigneur, vous avez changé d’avis, permettez-moi de m’en tenir à votre première opinion ; en vérité, je la crois meilleure.

Je dirais à l’Évêque de Meaux : Monſeigneur, vous êtes un grand homme ; je vous trouve auſſi ſavant, pour le moins, que St. Auguſtin, & beaucoup plus éloquent ; mais pourquoi tant tourmenter votre Confrère, qui était auſſi éloquent que vous dans un autre genre, & qui était plus aimable ?

L’Auteur du ſaint Libelle ſur l’inhumanité n’eſt ni un Boſſuet, ni un Auguſtin ; il me paraît tout propre à faire un excellent Inquiſiteur ; je voudrais qu’il fût à Goa à la tête de ce beau Tribunal. Il eſt de plus homme d’État, & il étale de grands principes de politique. S’il y a chez vous, dit-il, beaucoup d’hétérodoxes, ménagez-les, perſuadez-les ; s’il n’y en a qu’un petit nombre, mettez en uſage la potence & les galères, & vous vous en trouverez fort bien. C’eſt ce qu’il conſeille, à la page 89 & 90.

Dieu merci, je ſuis bon Catholique ; je n’ai point à craindre ce que les Huguenots appellent le martyre : mais ſi cet homme eſt jamais premier Miniſtre, comme il paraît s’en flatter dans ſon Libelle, je l’avertis que je pars pour l’Angleterre, le jour qu’il aura ſes Lettres patentes.

En attendant, je ne puis que remercier la Providence de ce qu’elle permet que les gens de ſon eſpèce ſoient toujours de mauvais raiſonneurs. Il va juſqu’à citer Bayle parmi les partiſans de l’Intolérance ; cela eſt ſenſé & adroit : & de ce que Bayle accorde qu’il faut punir les factieux & les fripons, notre homme en conclut qu’il faut perſécuter à feu & à ſang les gens de bonne foi qui ſont paiſibles, page 98.

Preſque tout ſon livre eſt une imitation de l’Apologie de la St. Barthélémi. C’eſt cet Apologiſte ou ſon écho. Dans l’un ou dans l’autre cas, il faut eſpérer que ni le Maître ni le Diſciple ne gouverneront l’État.

Mais s’il arrive qu’ils en ſoient les Maîtres, je leur préſente de loin cette Requête, au ſujet de deux lignes de la page 93 du ſaint Libelle :

Faut-il ſacrifier au bonheur du vingtième de la Nation, le bonheur de la Nation entière ?

Suppoſez qu’en effet il y ait vingt Catholiques Romains en France contre un Huguenot, je ne prétends point que le Huguenot mange les vingt Catholiques ; mais auſſi, pourquoi ces vingt Catholiques mangeraient-ils ce Huguenot ? & pourquoi empêcher ce Huguenot de ſe marier ? N’y a-t-il pas des Évêques, des Abbés, des Moines qui ont des Terres en Dauphiné, dans le Gévaudan, devers Agde, devers Carcaſſonne ? Ces Évêques, ces Abbés, ces Moines, n’ont-ils pas des Fermiers qui ont le malheur de ne pas croire à la tranſſubſtantiation ? N’eſt-il pas de l’intérêt des Évêques, des Abbés, des Moines, & du Public, que ces Fermiers ayent de nombreuſes familles ? N’y aura-t-il que ceux qui communieront ſous une ſeule eſpèce, à qui il ſera permis de faire des enfants ? En vérité, cela n’eſt ni juſte, ni honnête.

La révocation de l’Édit de Nantes n’a point autant produit d’inconvénients qu’on lui en attribue, dit l’Auteur.

Si en effet on lui en attribue plus qu’elle n’en a produit, on exagère ; & le tort de preſque tous les Hiſtoriens eſt d’exagérer ; mais c’eſt auſſi le tort de tous les Controverſiſtes de réduire à rien le mal qu’on leur reproche. N’en croyons ni les Docteurs de Paris, ni les Prédicants d’Amſterdam.

Prenons pour Juge Mr. le Comte d’Avaux, ambaſſadeur en Hollande depuis 1685 juſqu’en 1688. Il dit, page 181, tom. 5, qu’un ſeul homme avait offert de découvrir plus de vingt millions, que les perſécutés faiſaient ſortir de France. Louis XIV répond à M. d’Avaux : Les avis que je reçois tous les jours d’un nombre infini de converſions, ne me laiſſent plus douter que les plus opiniâtres ne ſuivent l’exemple des autres.

On voit, par cette Lettre de Louis XIV, qu’il était de très-bonne foi ſur l’étendue de ſon pouvoir. On lui diſait tous les matins, Sire, vous êtes le plus grand Roi de l’Univers ; tout l’Univers fera gloire de penſer comme vous, dès que vous aurez parlé. Pélliſſon, qui s’était enrichi dans la place de premier Commis des finances ; Pélliſſon qui avait été trois ans à la Baſtille, comme complice de Fouquet ; Pélliſſon, qui de Calviniſte était devenu Diacre & Bénéficier, qui faiſait imprimer des Prières pour la Meſſe, & des Bouquets à Iris, qui avait obtenu la place des Économats, & de Convertiſſeur ; Pélliſſon, dis-je, apportait tous les trois mois une grande liſte d’abjurations, à ſept ou huit écus la pièce ; & faiſait accroire à ſon Roi, que quand il voudrait, il convertirait tous les Turcs au même prix. On ſe relayait pour le tromper : pouvait-il réſiſter à la ſéduction ?

Cependant, le même Mr. d’Avaux mande au Roi qu’un nommé Vincent maintient plus de cinq cents Ouvriers auprès d’Angoulême, & que ſa ſortie cauſera du préjudice, page 194, tom. 5.

Le même Mr. d’Avaux parle de deux Régiments que le Prince d’Orange fait déjà lever par les Officiers Français réfugiés : il parle de Matelots qui déſertèrent de trois vaiſſeaux pour ſervir ſur ceux du Prince d’Orange. Outre ces deux Régiments, le Prince d’Orange forme encore une Compagnie de Cadets réfugiés, commandés par deux Capitaines, page 240. Cet Ambaſſadeur écrit encore le 9 Mai 1686, à Mr. de Seignelay, qu’il ne peut lui diſſimuler la peine qu’il a de voir les Manufactures de France s’établir en Hollande, d’où elles ne ſortiront jamais.

Joignez à tous ces témoignages ceux de tous les Intendants du Royaume, en 1698, & jugez ſi la révocation de l’Édit de Nantes n’a pas produit plus de mal que de bien, malgré l’opinion du reſpectable Auteur de l’Accord de la Religion & de l’inhumanité.

Un Maréchal de France, connu par ſon eſprit ſupérieur, diſait, il y a quelques années : Je ne ſais pas ſi la dragonnade a été néceſſaire, mais il eſt néceſſaire de n’en plus faire.

J’avoue que j’ai cru aller un peu trop loin, quand j’ai rendu publique la Lettre du Correſpondant du Père Le Tellier, dans laquelle ce Congréganiſte propoſe des tonneaux de poudre. Je me diſais à moi-même : On ne m’en croira pas, on regardera cette Lettre comme une pièce ſuppoſée : mes ſcrupules heureuſement ont été levés, quand j’ai lu dans l’Accord de la Religion & de l’inhumanité, page 149, ces douces paroles :

L’extinction totale des Proteſtants en France, n’affaiblirait pas plus la France, qu’une ſaignée n’affaiblit un malade bien conſtitué.

Ce Chrétien compatiſſant, qui a dit tout-à-l’heure que les Proteſtants compoſent le vingtième de la Nation, veut donc qu’on répande le ſang de cette vingtième partie, & ne regarde cette opération que comme une ſaignée d’une palette ! Dieu nous préſerve avec lui des trois vingtièmes !

Si donc cet honnête-homme propoſe de tuer le vingtième de la Nation, pourquoi l’Ami du Père Le Tellier n’aurait-il pas propoſé de faire ſauter en l’air, d’égorger & d’empoiſonner le tiers ? Il eſt donc très-vraiſemblable que la Lettre au Père Le Tellier a été réellement écrite.

Le ſaint Auteur finit enfin par conclurre que l’intolérance eſt une choſe excellente, parce qu’elle n’a pas été, dit-il, condamnée expreſſément par Jésus-Christ. Mais Jésus-Christ n’a pas condamné non plus ceux qui mettraient le feu aux quatre coins de Paris ; eſt-ce une raiſon pour canoniſer les incendiaires ?

Ainſi donc, quand la nature fait entendre d’un côté ſa voix douce & bienfaiſante, le fanatiſme, cet ennemi de la nature, pouſſe des hurlements ; & lorſque la paix ſe préſente aux hommes, l’intolérance forge ſes armes. O vous, Arbitre des Nations, qui avez donné la paix à l’Europe, décidez entre l’eſprit pacifique, & l’eſprit meurtrier.