Traité sur la tolérance/Édition 1763/18

s.n. (édition originale) (p. 146-149).
CHAPITRE XVIII.
Seuls cas où l’Intolérance eſt de droit humain


POur qu’un Gouvernement ne ſoit pas en droit de punir les erreurs des hommes, il eſt néceſſaire que ces erreurs ne ſoient pas des crimes ; elles ne ſont des crimes que quand elles troublent la Société ; elles troublent cette Société, dès qu’elles inſpirent le fanatiſme ; il faut donc que les hommes commencent par n’être pas fanatiques, pour mériter la Tolérance.

Si quelques jeunes Jéſuites, ſachant que l’Égliſe a les Réprouvés en horreur, que les Janſéniſtes ſont condamnés par une Bulle, qu’ainſi les Janſéniſtes ſont réprouvés, s’en vont brûler une maiſon des Pères de l’Oratoire parce que Queſnel l’Oratorien était Janſéniſte, il eſt clair qu’on ſera bien obligé de punir ces Jéſuites.

De même, s’ils ont débité des maximes coupables, ſi leur inſtitut eſt contraire aux Loix du Royaume, on ne peut s’empêcher de diſſoudre leur Compagnie, & d’abolir les Jéſuites pour en faire des Citoyens ; ce qui au fond eſt un mal imaginaire, & un bien réel pour eux : car où eſt le mal de porter un habit court au-lieu d’une ſoutane, & d’être libre au-lieu d’être eſclave ? On réforme à la paix des Régiments entiers, qui ne ſe plaignent pas : pourquoi les Jéſuites pouſſent-ils de ſi hauts cris, quand on les réforme pour avoir la paix ?

Que les Cordeliers, tranſportés d’un ſaint zèle pour la Vierge Marie, aillent démolir l’Égliſe des Jacobins, qui penſent que Marie eſt née dans le péché originel ; on ſera obligé alors de traiter les Cordeliers à peu près comme les Jéſuites.

On en dira autant des Luthériens & des Calviniſtes : ils auront beau dire, nous ſuivons les mouvements de notre conſcience, il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes ; nous ſommes le vrai troupeau, nous devons exterminer les loups. Il eſt évident qu’alors ils ſont loups eux-mêmes.

Un des plus étonnants exemples de fanatiſme, a été une petite ſecte en Dannemark, dont le principe était le meilleur du monde. Ces gens-là voulaient procurer le ſalut éternel à leurs frères ; mais les conſéquences de ce principe étaient ſingulières. Ils ſavaient que tous les petits enfants qui meurent ſans Baptême ſont damnés, & que ceux qui ont le bonheur de mourir immédiatement après avoir reçu le Baptême, jouiſſent de la gloire éternelle : ils allaient égorgeant les garçons & les filles nouvellement baptiſés, qu’ils pouvaient rencontrer ; c’était ſans doute leur faire le plus grand bien qu’on pût leur procurer : on les préſervait à la fois du péché, des miſères de cette vie, & de l’Enfer ; on les envoyait infailliblement au Ciel. Mais ces gens charitables ne conſidéraient pas qu’il n’eſt pas permis de faire un petit mal pour un grand bien ; qu’ils n’avaient aucun droit ſur la vie de ces petits enfants ; que la plupart des pères & mères ſont aſſez charnels pour aimer mieux avoir auprès d’eux leurs fils & leurs filles que de les voir égorger pour aller en Paradis ; & qu’en un mot, le Magiſtrat doit punir l’homicide, quoiqu’il ſoit fait à bonne intention.

Les Juifs ſembleraient avoir plus de droit que perſonne, de nous voler & de nous tuer. Car bien qu’il y ait cent exemples de tolérance dans l’ancien Teſtament, cependant il y a auſſi quelques exemples & quelques Loix de rigueur. Dieu leur a ordonné quelquefois de tuer les idolâtres, & de ne réſerver que les filles nubiles : ils nous regardent comme idolâtres ; & quoique nous les tolérions aujourd’hui, ils pourraient bien, s’ils étaient les Maîtres, ne laiſſer au monde que nos filles.

Ils ſeraient ſur-tout dans l’obligation indiſpenſable d’aſſaſſiner tous les Turcs ; cela va ſans difficulté : car les Turcs poſſèdent le Pays des Héthéens, des Jébuſéens, des Amorrhéens, Jerſénéens, Hévéens, Aracéens, Cinéens, Hamatéens, Samaréens ; tous ces Peuples furent dévoués à l’anathême ; leur Pays, qui était de plus de vingt-cinq lieues de long, fut donné aux Juifs par pluſieurs pactes conſécutifs ; ils doivent rentrer dans leur bien : les Mahométans en ſont les uſurpateurs depuis plus de mille ans.

Si les Juifs raiſonnaient ainſi aujourd’hui, il eſt clair qu’il n’y aurait d’autre réponſe à leur faire que de les empaler.

Ce ſont à peu près les ſeuls cas où l’intolérance paraît raiſonnable.