Traité sur la tolérance/Édition 1763/06

s.n. (édition originale) (p. 41-42).

CHAPITRE VI.
Si l’Intolérance eſt de droit naturel & de droit humain.


LE droit naturel eſt celui que la nature indique à tous les hommes. Vous avez élevé votre enfant, il vous doit du reſpect comme à ſon père, de la reconnaiſſance comme à ſon bienfaicteur. Vous avez droit aux productions de la terre que vous avez cultivée par vos mains, vous avez donné & reçu une promeſſe, elle doit être tenue.

Le droit humain ne peut être fondé en aucun cas que ſur ce droit de nature ; & le grand principe, le principe univerſel de l’un & de l’autre, eſt dans toute la terre : Ne fais pas ce que tu ne voudrais pas qu’on te fit. Or, on ne voit pas comment, ſuivant ce principe, un homme pourrait dire à un autre : Crois ce que je crois & ce que tu ne peux croire, ou tu périras : c’eſt ce qu’on dit en Portugal, en Eſpagne, à Goa. On ſe contente à préſent dans quelques autres Pays de dire : Crois, ou je t’abhorre ; crois, ou je te ferai tout le mal que je pourrai ; monſtre, tu n’as pas ma Religion, tu n’as donc point de Religion ; il faut que tu ſois en horreur à tes voiſins, à ta Ville, à ta Province.

S’il était de droit humain de ſe conduire ainſi, il faudrait donc que le Japonois déteſtât le Chinois, qui aurait en exécration le Siamois ; celui-ci pourſuivrait les Gangarides, qui tomberaient ſur les Habitants de l’Indus ; un Mogol arracherait le cœur au premier Malabare qu’il trouverait ; le Malabare pourrait égorger le Perſan, qui pourrait maſſacrer le Turc ; & tous enſemble ſe jetteraient ſur les Chrétiens, qui ſe ſont ſi long-temps dévorés les uns les autres.

Le droit de l’Intolérance eſt donc abſurde & barbare ; c’eſt le droit des tigres ; & il eſt bien plus horrible : car les tigres ne déchirent que pour manger, & nous nous ſommes exterminés pour des paragraphes.