Traité politique/De la monarchie (suite)

Traduction par Émile Saisset.
Traité politiqueCharpentierII (p. 395-417).

CHAPITRE VII. DE LA MONARCHIE (suite).


1. Après avoir exposé les conditions fondamentales du gouvernement monarchique, j’entreprends maintenant de les démontrer dans un ordre méthodique. Je commencerai par une observation importante, c’est qu’il n’y a aucune contradiction dans la pratique à ce que les lois soient constituées d’une manière si ferme que le Roi lui- même ne puisse les abolir. Aussi bien les Perses avaient coutume d’honorer leurs rois à l’égal des dieux, et pourtant ces rois n’avaient pas le pouvoir de révoquer les lois une fois établies, comme on le voit clairement par le chapitre V de Daniel ; et nulle part, que je sache, un monarque n’est élu d’une manière absolue sans certaines conditions expresses. Au surplus, il n’y a rien là qui répugne à la raison, ni qui soit contraire à l’obéissance absolue due au souverain ; car les fondements de l’État doivent être considérés comme les décrets éternels du Roi, de sorte que si le Roi vient à donner un ordre contraire aux bases de l’État, ses ministres lui obéissent encore en refusant d’exécuter ses volontés. C’est ce que montre fort bien l’exemple d’Ulysse. Les compagnons d’Ulysse, en effet, n’exécutaient-ils pas ses ordres, quand, l’ayant, attaché au mât du navire, alors que son âme était captivée par le chant des Sirènes, ils refusèrent de rompre ses liens, malgré l’ordre qu’il leur en donnait avec toute sorte de menaces ? Plus tard, il les remercia d’avoir obéi à ses premières recommandations, et tout le monde a reconnu là sa sagesse. A l’exemple d’Ulysse, les rois ont coutume d’instituer des juges pour qu’ils rendent la justice, et ne fassent aucune acception de personnes, pas même de la personne du Roi, dans le cas où le Roi viendrait à enfreindre le droit établi. Car les rois ne sont pas des dieux, mais des hommes, souvent pris au chant des Sirènes. Si donc toutes choses dépendaient de l’inconstante volonté d’un seul homme, il n’y aurait plus rien de fixe. Et par conséquent, pour constituer d’une manière stable le gouvernement monarchique, il faut que toutes choses s’y fassent en effet par le seul décret du Roi, c’est-à-dire que tout le droit soit dans la volonté expliquée du Roi, ce qui ne signifie pas que toute volonté du Roi soit le droit. (Voyez sur ce point les articles 3, 5 et 6 du précédent chapitre.)

2. Remarquez ensuite qu’au moment où on jette les fondements de l’État, il faut avoir l’œil sur les passions humaines ; car il ne suffit pas d’avoir montré ce qu’il faut faire, il s’agit d’expliquer comment les hommes, soit que la passion, soit que la raison les conduise, auront toujours des droits fixes et constants. Admettez un instant que les droits de l’État ou la liberté publique n’aient plus d’autre appui que la base débile des lois, non-seulement il n’y a plus pour les citoyens aucune sécurité, comme on l’a montré à l’article 3 du chapitre précédent, mais l’État est sur le penchant de sa ruine. Or il est certain qu’il n’y a pas de condition plus misérable que celle d’un État excellent qui commence à chanceler, à moins qu’il ne tombe d’un seul coup, d’un seul choc, et ne se précipite dans la servitude (ce qui semble impossible). Et par conséquent il serait préférable pour les sujets de transférer absolument leur droit à un seul homme que de stipuler des conditions de liberté incertaines et vaines ou parfaitement inutiles, et de préparer ainsi le chemin à leurs descendants vers la plus cruelle des servitudes. Mais si je parviens à montrer que les fondements du gouvernement monarchique, tels que je les ai décrits dans le précédent chapitre, sont des fondements solides et qui ne peuvent être détruits que par l’insurrection armée de la plus grande partie du peuple, si je fais voir qu’avec de tels fondements la paix et la sécurité sont assurées à la multitude et au Roi, ne m’appuyant d’ailleurs pour cette démonstration que sur la commune nature humaine, personne alors ne pourra douter que ces fondements ne soient vrais et excellents, comme cela résulte déjà avec évidence de l’article 9 du chapitre III et des articles 3 et 8 du chapitre précédent. Voici ma démonstration, que je tâcherai de rendre la plus courte possible.

3. Que ce soit le devoir de celui qui tient l’autorité de connaître toujours la situation et la condition de l’empire, de veiller au salut commun et de faire tout ce qui est utile au plus grand nombre, c’est un principe qui n’est contesté de personne. Mais comme un seul homme ne peut pas regarder à tout, ni avoir toujours l’esprit présent et disposé à la réflexion, comme, en outre, la maladie, la vieillesse et d’autres causes l’empêchent souvent de s’occuper des affaires publiques, il est nécessaire que le monarque ait des conseillers qui connaissent la situation des affaires, aident le Roi de leurs avis et agissent souvent à sa place, de telle sorte qu’une seule et même âme dirige toujours le corps de l’État.

4. Or la nature humaine étant ainsi faite que chaque individu recherche avec la plus grande passion son bien particulier, regarde comme les lois les plus équitables celles qui lui sont nécessaires pour conserver et accroître sa chose, et ne défend l’intérêt d’autrui qu’autant qu’il croit par là même assurer son propre intérêt, il s’ensuit qu’il faut choisir des conseillers dont les intérêts particuliers soient liés au salut commun et à la paix publique. Et par conséquent il est évident que si on choisit un certain nombre de conseillers dans chaque genre ou classe de citoyens, toutes les mesures qui dans une assemblée ainsi composée auront obtenu le plus grand nombre de suffrages seront des mesures utiles à la majorité des sujets. Et quoique cette assemblée, formée d’une si grande quantité de membres, doive en compter beaucoup d’un esprit fort peu cultivé, il est certain toutefois que tout individu est toujours assez habile et assez avisé, quand il s’agit de statuer sur des affaires qu’il a longtemps pratiquées avec une grande passion. C’est pourquoi, si l’on n’élit pas d’autres membres que ceux qui auront exercé honorablement leur industrie jusqu’à cinquante ans, ils seront suffisamment capables de donner leurs avis sur des affaires qui sont les leurs, surtout si dans les questions d’une grande importance on leur donne du temps pour réfléchir. Ajoutez à cela qu’il s’en faut de beaucoup qu’une assemblée, pour être composée d’un petit nombre de membres, n’en renferme pas d’ignorants. Au contraire, elle est formée en majorité de gens de cette espèce, par cette raison que chacun y fait effort pour avoir des collègues d’un esprit épais qui votent sous son influence, et c’est ce qui n’arrive pas dans les grandes assemblées.

5. Il est certain d’ailleurs que chacun aime mieux gouverner qu’être gouverné. Personne, en effet, comme dit Salluste, ne cède spontanément l’empire à un autre 1. Il suit de là que la multitude entière ne transférerait jamais son droit à un petit nombre de chefs ou à un seul, si elle pouvait s’accorder avec elle-même, et si des séditions ne s’élevaient pas à la suite des dissentiments qui partagent le plus souvent les grandes assemblées. Et en conséquence la multitude ne transporte librement aux mains du Roi que cette partie de son droit qu’elle ne peut absolument pas retenir en ses propres mains, c’est-à-dire la terminaison des dissentiments et l’expédition rapide des affaires. Aussi arrive-t-il souvent qu’on élit un Roi à cause de la guerre, parce qu’en effet avec un Roi la guerre se fait plus heureusement. Grande sottise assurément de se rendre esclaves pendant la paix pour avoir voulu faire plus heureusement la guerre, si toutefois la paix est possible dans un État où le pouvoir souverain a été transféré, uniquement en vue de la guerre, à un seul individu, où par conséquent ce n’est que pendant la guerre que cet individu peut montrer sa force et tout ce que gagnent les autres à se concentrer en lui. Tout au contraire le gouvernement démocratique a cela de particulier que sa vertu éclate beaucoup plus dans la paix que dans la guerre. Mais par quelque motif que l’on élise un Roi, il ne peut, comme nous l’avons dit, savoir à lui tout seul tout ce qui est utile à l’État. Et c’est pour cela qu’il est nécessaire, ainsi qu’on l’a précédemment fait voir, qu’il ait beaucoup de citoyens pour conseillers. Or comme on ne peut comprendre que dans la délibération d’une affaire il y ait quelque chose qui échappe à un si grand nombre d’esprits, il s’ensuit qu’en dehors de tous les avis donnés dans le Conseil et soumis an Roi, il ne s’en trouvera aucun de vraiment utile au salut du peuple. Par conséquent, comme le salut du peuple est la suprême loi ou le droit suprême du Roi, il s’ensuit que le droit du Roi, c’est de choisir un avis parmi ceux qu’a émis le Conseil, et non pas de rien résoudre et de s’arrêter à un avis contre le sentiment de tout le Conseil (voyez l’article 25 du chapitre précédent). Maintenant si l’on devait soumettre au Roi sans exception tous les avis proposés dans le Conseil, il pourrait arriver que le Roi favorisât toujours les petites villes qui ont le moins grand nombre de suffrages. Car, bien qu’il soit établi par une loi du Conseil que les avis sont déclarés sans désignation de leurs auteurs, ceux-ci auront beau faire, il en transpirera toujours quelque chose. Il faut donc établir que tout avis qui n’aura pas réuni cent suffrages, pour le moins, sera considéré comme nul, et les principales villes devront défendre cette loi avec la plus grande énergie.

6. Ce serait présentement le lieu, si je ne m’appliquais à être court, de montrer les autres grands avantages d’un tel Conseil. J’en montrerai du moins un qui semble de grande conséquence, c’est qu’il est impossible de donner à la vertu un aiguillon plus vif que cette espérance commune d’atteindre le plus grand honneur ; car l’amour de la gloire est un des principaux mobiles de la vie humaine, comme je l’ai amplement fait voir dans mon Éthique 2.

7. Que la majeure partie de notre Conseil n’ait jamais le désir de faire la guerre, mais qu’au contraire elle soit toujours animée d’un grand zèle et d’un grand amour de la paix, c’est ce qui paraît indubitable. Car, outre que la guerre leur fait toujours courir le risque de perdre leurs biens avec la liberté, il y a une autre raison décisive, c’est que la guerre est coûteuse et qu’il faudra y subvenir par de nouvelles dépenses ; ajoutez que voilà leurs enfants et leurs proches, lesquels en temps de paix sont tous occupés de soins domestiques, qui seront forcés pendant la guerre de s’appliquer au métier des armes et de marcher au combat, sans espoir de rien rapporter au logis que des cicatrices gratuites. Car, comme nous l’avons dit à l’article 30 du précédent chapitre, l’armée ne doit recevoir aucune solde, et puis (article 10 du même chapitre) elle doit être formée des seuls citoyens.

8. Une autre condition de grande importance pour le maintien de la paix et de la concorde, c’est qu’aucun citoyen n’ait de biens fixes (voyez l’article 12 du chapitre précédent). Par ce moyen, tous auront à peu près le même péril à craindre de la guerre. Tous en effet se livreront au commerce en vue du gain et se prêteront mutuellement leur argent, pourvu toutefois qu’à l’exemple des anciens Athéniens on ait interdit à tout citoyen par une loi de prêter à intérêt à quiconque ne fait pas partie de l’État. Tous les citoyens auront donc à s’occuper d’affaires qui seront impliquées les unes dans les autres ou qui ne pourront réussir que par la confiance réciproque et par le crédit ; d’où il résulte que la plus grande partie du Conseil sera presque toujours animée d’un seul et même esprit touchant les affaires communes et les arts de la paix. Car, comme nous l’avons dit à l’article 4 du présent chapitre, chacun ne défend l’intérêt d’autrui qu’autant qu’il croit par là même assurer son propre intérêt.

9. Que personne ne se flatte de pouvoir corrompre le Conseil par des présents. Si, en effet, on parvenait â séduire un ou deux conseillers, cela ne servirait à rien, puisqu’il est entendu que tout avis qui n’aura pas réuni pour le moins cent suffrages sera nul.

10. Il est également certain que le Conseil une fois établi, ses membres ne pourront être réduits à un nombre moindre. Cela résulte en effet de la nature des passions humaines, tous les hommes étant sensibles au plus haut degré à l’amour de la gloire, et tous aussi espérant, quand ils ont un corps sain, pousser leur vie jusqu’à une longue vieillesse. Or, si nous faisons le calcul de ceux qui auront atteint réellement l’âge de cinquante ou soixante ans, et si nous tenons compte, en outre, du grand nombre de membres qui sont élus annuellement, nous verrons que parmi les citoyens qui portent les armes, il en est à peine un qui ne nourrisse un grand espoir de s’élever à la dignité de conseiller ; et par conséquent, tous défendront de toutes leurs forces l’intégrité du Conseil. Car il faut remarquer que la corruption est aisée à prévenir, quand elle ne s’insinue pas peu à peu. Or comme c’est une combinaison plus simple et moins sujette à exciter la jalousie, de faire élire un membre du Conseil dans chaque famille que de n’accorder ce droit qu’a un petit nombre de familles ou d’exclure celle-ci ou celle-là, il s’ensuit (par l’article 15 du chapitre précédent) que le nombre des conseillers ne pourra être diminué que si on vient à supprimer tout à coup un tiers, un quart ou un cinquième de l’assemblée, mesure exorbitante et par conséquent fort éloignée de la pratique commune. Et il n’y a pas à craindre non plus de retard ou de négligence dans l’élection ; car en pareil cas, nous avons vu que le Conseil lui-même élit à la place du Roi (article 16 du chapitre précédent).

11. Le Roi donc, soit que la crainte de la multitude le fasse agir ou qu’il veuille s’attacher la plus grande partie de la multitude armée, soit que la générosité de son cœur le porte à veiller à l’intérêt public, confirmera toujours l’avis qui aura réuni le plus de suffrages, c’est-à-dire (par l’article 5 du précédent chapitre) celui qui est le plus utile à la majeure partie de l’État. Quand des avis différents lui seront soumis, il s’efforcera de les mettre d’accord, si la chose est possible, afin de se concilier tous les citoyens ; c’est vers ce but qu’il tendra de toutes ses forces, afin qu’on fasse l’épreuve, dans la paix comme dans la guerre, de tout ce qu’on a gagné à concentrer les forces de tous dans les mains d’un seul. Ainsi donc le Roi s’appartiendra d’autant plus à lui-même et sera d’autant plus roi qu’il veillera mieux au salut commun.

12. Le Roi ne peut, en effet, à lui seul, contenir tous les citoyens par la crainte ; sa puissance, comme nous l’avons dit, s’appuie sur le nombre des soldats, et plus encore sur leur courage et leur fidélité, vertus qui ne se démentent jamais chez les hommes, tant que le besoin, honnête ou honteux, les tient réunis. D’où il arrive que les rois ont coutume d’exciter plus souvent les soldats que de les contenir, et de dissimuler plutôt leurs vices que leurs vertus ; et on les voit la plupart du temps, pour opprimer les grands, rechercher les gens oisifs et perdus de débauche, les distinguer, les combler d’argent et de faveurs, leur prendre les mains, leur jeter des baisers, en un mot, faire les dernières bassesses en vue de la domination. Afin donc que les citoyens soient les premiers objets de l’attention du Roi et qu’ils s’appartiennent à eux-mêmes autant que l’exige la condition sociale et l’équité, il est nécessaire que l’armée soit composée des seuls citoyens et que ceux-ci fassent partie des Conseils. C’est se mettre sous le joug, c’est semer les germes d’une guerre éternelle que de souffrir que l’on engage des soldats étrangers pour qui la guerre est une affaire de commerce et qui tirent leur plus grande importance de la discorde et des séditions.

13. Que les conseillers du Roi ne doivent pas être élus à vie, mais pour trois, quatre ou cinq ans au plus, c’est ce qui est évident, tant par l’article 10 que par l’article 9 du présent chapitre. Si, en effet, ils étaient élus à vie, outre que la plus grande partie des citoyens pourrait à peine espérer cet honneur, d’où résulterait une grande inégalité, et par suite l’envie, les rumeurs continuelles et finalement des séditions dont les rois ne manqueraient pas de profiter, dans l’intérêt de leur domination, il arriverait en outre que les conseillers, ne craignant plus leurs successeurs, prendraient de grandes licences en toutes choses, et cela sans aucune opposition du Roi. Car, plus ils se sentiraient odieux aux citoyens, plus ils seraient disposés à se serrer autour du Roi, et à se faire ses flatteurs. A ce compte un intervalle de cinq années paraît encore trop long, cet espace de temps pouvant suffire pour corrompre par des présents ou des faveurs la plus grande partie du Conseil, si nombreux qu’il soit, et par conséquent le mieux sera de renvoyer chaque année deux membres de chaque famille pour être remplacés par deux membres nouveaux (je suppose qu’on a pris dans chaque famille cinq conseillers), excepté l’année où le jurisconsulte d’une famille se retirera et fera place à un nouvel élu.

14. Il semble qu’aucun roi ne puisse se promettre autant de sécurité qu’en aura le Roi de notre État. Car outre que les rois sont exposés à périr aussitôt que leur armée ne les défend plus, il est certain que leur plus grand péril vient toujours de ceux qui leur tiennent de plus près. A mesure donc que les conseillers seront moins nombreux, et partant plus puissants, le Roi courra un plus grand risque qu’ils ne lui ravissent le pouvoir pour le transférer à un autre. Rien n’effraya plus le roi David que de voir que son conseiller Achitophal avait embrassé le parti d’Absalon 3. Ajoutez à cela que lorsque l’autorité a été concentrée tout entière dans les mains d’un seul homme, il est beaucoup plus facile de la transporter en d’autres mains. C’est ainsi que deux simples soldats entreprirent de faire un empereur, et ils le firent 4. Je ne parle pas des artifices et des ruses que les conseillers ne manquent pas d’employer dans la crainte de devenir un objet d’envie pour le souverain naturellement jaloux des hommes trop en évidence ; et quiconque a lu l’histoire ne peut ignorer que la plupart du temps ce qui a perdu les conseillers des rois, c’est un excès de confiance, d’où il faut bien conclure qu’ils ont besoin, pour se sauver, non pas d’être fidèles, mais d’être habiles. Mais si les conseillers sont tellement nombreux qu’ils ne puissent pas se mettre d’accord pour un même crime, si d’ailleurs ils sont tous égaux et ne gardent pas leurs fonctions plus de quatre ans, ils ne peuvent plus être dangereux pour le Roi, à moins qu’il ne veuille attenter à leur liberté et qu’il n’offense par là tous les citoyens. Car, comme le remarque fort bien Perezius 5, l’usage du pouvoir absolu est fort périlleux au prince, fort odieux aux sujets, et contraire à toutes les institutions divines et humaines, comme le prouvent d’innombrables exemples.

15. Outre les principes qui viennent d’être établis, j’ai indiqué dans le chapitre précédent plusieurs autres conditions fondamentales d’où résulte pour le Roi la sécurité dans le pouvoir et pour les citoyens la sécurité dans la paix et dans la liberté. Je développerai ces conditions au lieu convenable ; mais j’ai voulu d’abord exposer tout ce qui se rapporte au Conseil suprême comme étant d’une importance supérieure. Je vais maintenant reprendre les choses dans l’ordre déjà tracé.

16. Que les citoyens soient d’autant plus puissants et par conséquent d’autant plus leurs maîtres qu’ils ont de plus grandes villes et mieux fortifiées, c’est ce qui ne peut faire l’objet d’un doute. A mesure, en effet, que le lieu de leur résidence est plus sûr, ils peuvent mieux protéger leur liberté, et avoir moins à redouter l’ennemi du dehors ou celui du dedans ; et il est certain que les hommes veillent naturellement à leur sécurité avec d’autant plus de soin qu’ils sont plus puissants par leurs richesses. Quant aux villes qui ont besoin, pour se conserver, de la puissance d’autrui, elles n’ont pas un droit égal à celui de l’autorité qui les protège ; mais en tant qu’elles ont besoin de la puissance d’autrui, elles tombent sous le droit d"autrui ; car le droit se mesure par la puissance, comme il a été expliqué au chapitre II.

17. C’est aussi pour cette raison, je veux dire afin que les citoyens restent leurs maîtres et protègent leur liberté, qu’il faut exclure de l’armée tout soldat étranger. Et, en effet, un homme armé est plus son maître qu’un homme sans armes (voyez l’article 12 du présent chapitre) ; et c’est transférer absolument son droit à un homme et s’abandonner tout entier à sa bonne foi que de lui donner des armes et de lui confier les fortifications des villes. Ajoutez à cela la puissance de l’avarice, principal mobile de la plupart des hommes. Il est impossible, en effet, d’engager des troupes étrangères sans de grandes dépenses, et les citoyens supportent impatiemment les impôts exigés pour entretenir une milice oisive. Est-il besoin maintenant de démontrer que tout citoyen qui commande l’armée entière ou une grande partie de l’armée ne doit être élu que pour un an, sauf le cas de nécessité ? C’est là un principe certain pour quiconque a lu l’histoire, tant profane que sacrée. Rien aussi de plus clair en soi. Car évidemment la force de l’empire est confiée sans réserve à celui à qui on donne assez de temps pour conquérir la gloire militaire et élever son nom au-dessus du nom du Roi, pour attacher l’armée à sa personne par des complaisances, des libéralités et autres artifices dont on a coutume de se servir pour l’asservissement des autres et sa propre domination. Enfin pour compléter la sécurité de tout l’empire, j’ai ajouté cette condition, que les chefs de l’armée doivent être choisis parmi les conseillers du Roi, ou parmi ceux qui ont rempli antérieurement cette fonction, c’est-à-dire parmi des citoyens parvenus à un âge où les hommes aiment généralement mieux les choses anciennes et sûres que les nouvelles et les périlleuses.

18. J’ai dit que les citoyens doivent être distingués entre eux par familles et qu’il faut élire dans chacune un nombre égal de conseillers, de sorte que les plus grandes villes aient plus de conseillers, à proportion de la quantité de leurs habitants, et qu’elles puissent, comme il est juste, apporter plus de suffrages. En effet, la puissance de l’État et par conséquent son droit se mesurent sur le nombre des citoyens. Et je ne vois pas de moyen plus convenable de conserver l’égalité ; car tous les hommes sont ainsi faits que chacun aime à être rattaché à sa famille et distingué des autres par sa race.

19. Dans l’état de nature, il n’y a rien que chacun puisse moins revendiquer pour soi et faire sien que le sol et tout ce qui adhère tellement au sol qu’on ne peut ni le cacher, ni le transporter. Le sol donc et ce qui tient au sol appartient essentiellement à la communauté, c’est-à-dire à tous ceux qui ont uni leurs forces, ou à celui à qui tous ont donné la puissance de revendiquer leurs droits. D’où il suit que la valeur du sol et de tout ce qui tient au sol doit se mesurer pour les citoyens sur la nécessite où ils sont d’avoir une résidence fixe et de défendre leur droit commun et leur liberté. Au surplus, nous avons montré à l’article 8 de ce chapitre les avantages que l’État doit retirer de notre système de propriété.

20. Il est nécessaire, pour que les citoyens soient égaux autant que possible, et c’est là un des premiers besoins de l’État, que nuls ne soient considérés comme nobles que les enfants du Roi ; mais si tous ces enfants étaient autorisés à se marier et à devenir pères de famille, le nombre des nobles prendrait peu à peu de grands accroissements, et non-seulement ils seraient un fardeau pour le Roi et pour les citoyens, mais ils deviendraient extrêmement redoutables. Car les hommes qui vivent dans l’oisiveté pensent généralement au mal. Et c’est pourquoi les nobles sont très-souvent cause que les rois inclinent à la guerre, le repos et la sécurité du roi parmi un grand nombre de nobles étant mieux assurés pendant la guerre que pendant la paix. Mais je laisse de côté ces détails, comme assez connus, de même que ce que j’ai dit dans le précédent chapitre depuis l’article 15 jusqu’à l’article 27 ; car les points principaux traités dans ces articles sont démontrés, et le reste est évident de soi.

21. Que les juges doivent être assez nombreux pour que la plus grande partie d’entre eux ne puisse être corrompue par les présents d’un particulier, que leur vote se fasse, non pas d’une manière ostensible, mais secrètement, enfin qu’ils aient un droit de vacation, voilà encore des principes suffisamment connus. L’usage universel est que les juges reçoivent des émoluments annuels ; d’où il arrive qu’ils ne se hâtent pas de terminer les procès, de sorte que les différends n’ont pas de fin. Dans les pays où la confiscation des biens se fait au profit du Roi, il arrive souvent que dans l’instruction des affaires, ce n’est pas le droit et la vérité que l’on considère, mais la grandeur des richesses ; de toutes parts des délations et les citoyens les plus riches saisis comme une proie ; abus pesants et intolérables, excusés par la nécessité de la guerre, mais qui sont maintenus pendant la paix. Du moins, quand les juges sont institués pour deux ou trois ans au plus, leur avarice est modérée par la crainte de leurs successeurs. Et je n’insiste pas sur cette autre condition que les juges ne peuvent avoir aucuns biens fixes, mais qu’ils doivent prêter leurs fonds à leurs concitoyens, pour en tirer un bénéfice, d’où résulte pour eux la nécessité de veiller aux intérêts de leurs justiciables et de ne leur faire aucun tort, ce qui arrivera plus sûrement quand le nombre des juges sera très-grand.

22. Nous avons dit que l’armée ne doit avoir aucune solde. En effet, la première récompense de l’armée, c’est la liberté. Dans l’état de nature, c’est uniquement en vue de la liberté que chacun s’efforce autant qu’il le peut de se défendre soi-même, et il n’attend pas d’autre récompense de sa vertu guerrière que l’avantage d’être son maître. Or tous les citoyens ensemble dans l’état de société sont comme l’homme dans l’état de nature, de sorte qu’en portant les armes pour maintenir la société, c’est pour eux-mêmes qu’ils travaillent et pour l’intérêt particulier de chacun. Au contraire, les conseillers, les juges, les préteurs, s’occupent des autres plus que d’eux-mêmes, et c’est pourquoi il est équitable de leur donner un droit de vacation. Ajoutez à cette différence que dans la guerre il ne peut y avoir de plus puissant et de plus glorieux aiguillon de victoire que l’image de la liberté. Que si l’on repousse cette organisation de l’armée pour la recruter dans une classe particulière de citoyens, il est nécessaire alors de leur allouer une solde. Une autre conséquence inévitable, c’est que le Roi placera les citoyens qui portent les armes fort au-dessus de tous les autres (comme nous l’avons montré à l’article 12 du présent chapitre), d’où il résulte que vous donnez le premier rang dans l’État à des hommes qui ne savent autre chose que la guerre, qui pendant la paix tombent dans la débauche par oisiveté, et qui enfin, à cause du mauvais état de leurs affaires domestiques, ne méditent rien que guerre, rapines et discordes civiles. Nous pouvons donc affirmer qu’un gouvernement monarchique ainsi institué est en réalité un état de guerre, où l’armée seule est libre et tout le reste esclave.

23. Ce qui a été dit, article 32 du précédent chapitre, au sujet des étrangers à recevoir au nombre des citoyens, est assez évident de soi, j’imagine. Personne aussi ne met en doute, à ce que je crois, que les plus proches parents du Roi ne doivent être tenus à distance de sa personne, par où je n’entends pas qu’on les charge de missions de guerre, mais au contraire d’affaires de paix qui puissent donner à l’État du repos et à eux de l’honneur. Encore a-t-il paru aux tyrans turcs que ces mesures étaient insuffisantes, et ils se sont fait une religion de mettre à mort tous leurs frères. On ne doit pas s’en étonner ; car plus le droit de l’État est concentré absolument dans les mains d’un seul, plus il est aisé (comme nous l’avons montré par un exemple à l’article 14 du présent chapitre) de transférer ce droit à un autre. Au contraire le gouvernement monarchique, tel que nous le concevons ici, n’admettant aucun soldat mercenaire, donnera indubitablement au Roi toutes les garanties possibles de sécurité.

24. Il ne peut y avoir non plus aucun doute touchant ce qui a été dit aux articles 34 et 35 du chapitre précédent. Quant à ce principe, que le Roi ne doit pas prendre une épouse étrangère, il est facile de le démontrer. En effet, outre que deux États, bien qu’unis par un traité d’alliance, sont toujours en état d’hostilité (par l’article 14 du chapitre III), il faut prendre garde sur toutes choses que la guerre ne soit allumée à cause des affaires domestiques du Roi. Et comme les différends et les discordes naissent de préférence dans une société telle que le mariage, comme en outre les différends entre deux États se vident presque toujours par la guerre, il s’ensuit que c’est une chose pernicieuse pour un État que de se lier à un autre par une étroite société. Nous en trouvons dans l’Écriture un fatal exemple. A la mort de Salomon, qui avait épousé une fille du roi d’Égypte, son fils Rehoboam fit une guerre très-malheureuse à Susacus 6, roi d’Égypte, qui le soumit complètement. Le mariage de Louis XIV, roi de France, avec la fille de Philippe IV fut aussi le germe d’une nouvelle guerre, et on trouverait dans l’histoire bien d’autres exemples.

25. La forme de l’État, comme nous l’avons dit plus haut, devant rester une et toujours la même, il ne faut qu’un seul Roi, toujours du même sexe, et l’empire doit être indivisible. Il a été dit aussi que le Roi a de droit pour successeur son fils aîné, ou, s’il n’a pas d’enfants, son parent le plus proche. Si l’on demande la raison de cette loi, je renverrai à l’article 13 du précédent chapitre, en ajoutant que l’élection du Roi, faite par la multitude, doit avoir un caractère d’éternité ; autrement il arriverait que le pouvoir suprême reviendrait dans les mains de la multitude, révolution décisive et partant très-périlleuse. Quant à ceux qui prétendent que le Roi, par cela seul qu’il est le maître de l’empire et le possède avec un droit absolu, peut le transmettre à qui il lui plait et choisir à son gré son successeur, et qui concluent de là que le fils du Roi est de droit héritier de l’empire, ceux-là sont assurément dans l’erreur. En effet, la volonté du Roi n’a force de droit qu’aussi longtemps qu’il tient le glaive de l’État ; car le droit se mesure sur la seule puissance. Le Roi donc peut, il est vrai, quitter le trône, mais il ne peut le transmettre à un autre qu’avec l’assentiment de la multitude, ou du moins de la partie la plus forte de la multitude. Et pour que ceci soit mieux compris, il faut remarquer que les enfants sont héritiers de leurs parents, non pas en vertu du droit naturel, mais en vertu du droit civil ; car si chaque citoyen est maître de certains biens, c’est par la seule force de l’État. Voilà pourquoi la même puissance et le même droit qui fait que l’acte volontaire par lequel un individu a disposé de ses biens est reconnu valable, ce même droit fait que l’acte du testateur, même après sa mort, demeure valable tant que l’État dure ; et en général chacun, dans l’ordre civil, conserve après sa mort le même droit qu’il possédait de son vivant, par cette raison déjà indiquée que c’est par la puissance de l’État, laquelle est éternelle, et non par sa puissance propre, que chacun est maître de ses biens. Mais pour le Roi, il en est tout autrement. La volonté du Roi, en effet, est le droit civil lui-même, et l’État, c’est le Roi. Quand le Roi meurt, l’État meurt en quelque sorte ; l’état social revient à l’état de nature et par conséquent le souverain pouvoir retourne à la multitude qui, dès lors, peut à bon droit faire des lois nouvelles et abroger les anciennes. Il est donc évident que nul ne succède de droit au Roi que celui que veut la multitude, ou bien, si l’État est une théocratie semblable à celle des Hébreux, celui que Dieu a choisi par l’organe d’un prophète. Nous pourrions encore aboutir aux mêmes conséquences en nous appuyant sur ce principe que le glaive du Roi ou son droit n’est en réalité que la volonté de la multitude ou du moins de la partie la plus forte de la multitude, ou sur cet autre principe que des hommes doués de raison ne renoncent jamais à leur droit au point de perdre le caractère d’hommes et d’être traités comme des troupeaux. Mais il est inutile d’insister plus longtemps.

26. Quant à la religion ou au droit de rendre un culte à Dieu, personne ne peut le transférer à autrui. Mais nous avons discuté cette question dans les deux derniers chapitres de notre Traité théologico-politique, et il est superflu d’y revenir. Je crois, dans les pages qui précèdent, avoir démontré assez clairement, quoiqu’en peu de mots, les conditions fondamentales du meilleur gouvernement monarchique. Et quiconque voudra les embrasser d’un seul coup d’œil avec attention, reconnaîtra qu’elles forment un étroit enchaînement et constituent un État parfaitement homogène. Il me reste seulement à avertir que j’ai eu constamment dans la pensée un gouvernement monarchique institué par une multitude libre, la seule à qui de telles institutions puissent servir. Car une multitude accoutumée à une autre forme de gouvernement ne pourra pas, sans un grand péril, briser les fondements établis et changer toute la structure de l’État.

27. Ces vues seront peut-être accueillies avec un sourire de dédain par ceux qui restreignent à la plèbe les vices qui se rencontrent chez tous les hommes. On m’opposera ces adages anciens : que le vulgaire est incapable de modération, qu’il devient terrible dès qu’il cesse de craindre, que la plèbe ne sait que servir avec bassesse ou dominer avec insolence, qu’elle est étrangère à la vérité, qu’elle manque de jugement, etc. Je réponds que tous les hommes ont une seule et même nature. Ce qui nous trompe à ce sujet, c’est la puissance et le degré de culture. Aussi arrive-t-il que lorsque deux individus font la même action, nous disons souvent : il est permis à celui-ci et défendu à celui-là d’agir de la sorte impunément ; la différence n’est pas dans l’action, mais dans ceux qui l’accomplissent. La superbe est le propre des dominateurs. Les hommes s’enorgueillissent d’une distinction accordée pour un an ; quel doit être l’orgueil des nobles qui visent à des honneurs éternels ! Mais leur arrogance est revêtue de faste, de luxe, de prodigalité, de vices qui forment un certain accord ; elle se pare d’une sorte d’ignorance savante et d’élégante turpitude, si bien que des vices qui sont honteux et laids, quand on les regarde en particulier, deviennent chez eux bienséants et honorables au jugement des ignorants et des sots. Que le vulgaire soit incapable de modération, qu’il devienne terrible dès qu’il cesse d’avoir peur, j’en conviens ; car il n’est pas facile de mêler ensemble la servitude et la liberté. Et enfin ce n’est pas une chose surprenante que le vulgaire reste étranger à la vérité et qu’il manque de jugement, puisque les principales affaires de l’État se font à son insu, et qu’il est réduit à des conjectures sur le petit nombre de celles qu’on ne peut lui cacher entièrement. Aussi bien suspendre son jugement est une vertu rare. Vouloir donc faire toutes choses à l’insu des citoyens, et ne vouloir pas qu’ils en portent de faux jugements et qu’ils interprètent tout en mal, c’est le comble de la sottise. Si la plèbe, en effet, pouvait se modérer, si elle était capable de suspendre son jugement sur ce qu’elle connaît peu et d’apprécier sainement une affaire sur un petit nombre d’éléments connus, la plèbe alors serait faite pour gouverner et non pour être gouvernée. Mais, comme nous l’avons dit, la nature est la même chez tous les hommes, tous s’enorgueillissent par la domination ; tous deviennent terribles, dès qu’ils cessent d’avoir peur, et partout la vérité vient se briser contre des cœurs rebelles ou timides, là surtout où le pouvoir étant entre les mains d’un seul ou d’un petit nombre, on ne vise qu’à entasser de grandes richesses au lieu de se proposer pour but la vérité et le droit.

28. Quant aux soldats stipendiés, on sait qu’accoutumés à la discipline militaire, endurcis au froid et aux privations, ils méprisent d’ordinaire la foule des citoyens, comme incapable de les égaler à beaucoup près dans les attaques de vigueur et en rase campagne. C’est là aux yeux de tout esprit sain une cause de ruine et de fragilité. Au contraire, tout appréciateur équitable reconnaîtra que l’État le plus ferme de tous, c’est celui qui ne peut que défendre ses possessions acquises sans convoiter les territoires étrangers, et qui dès lors s’efforce par tous les moyens d’éviter la guerre et de maintenir la paix.

29. Au surplus, j’avoue que les desseins d’un tel État peuvent difficilement être cachés. Mais tout le monde conviendra aussi avec moi qu’il vaut mieux voir les desseins honnêtes d’un gouvernement connus des ennemis, que les machinations perverses d’un tyran tramées à l’insu des citoyens. Quand les gouvernants sont en mesure d’envelopper dans le secret les affaires de l’État, c’est que le pouvoir absolu est dans leurs mains, et alors ils ne se bornent pas à tendre des embûches à l’ennemi en temps de guerre ; ils en dressent aussi aux citoyens en temps de paix. Au surplus, il est impossible de nier que le secret ne soit souvent nécessaire dans un gouvernement ; mais que l’État ne puisse subsister sans étendre le secret à tout, c’est ce que personne ne soutiendra. Confier l’État à un seul homme et en même temps garder la liberté, c’est chose évidemment impossible, et par conséquent il y a de la sottise, pour éviter un petit dommage, à s’exposer à un grand mal. Mais voilà bien l’éternelle chanson de ceux qui convoitent le pouvoir absolu : qu’il importe hautement à l’État que ses affaires se fassent dans le secret, et autres beaux discours qui, sous le voile de l’utilité publique, mènent tout droit à la servitude.

30. Enfin, bien qu’aucun État, à ma connaissance, n’ait été institué avec les conditions que je viens de dire, je pourrais cependant invoquer aussi l’expérience et établir par des faits qu’à considérer les causes qui conservent un État civilisé et celles qui le détruisent, la forme de gouvernement monarchique décrite plus haut est la meilleure qui se puisse concevoir. Mais je craindrais, en développant cette preuve expérimentale, de causer un grand ennui au lecteur. Je ne veux pas du moins passer sous silence un exemple qui me paraît digne de mémoire ; c’est celui de ces Aragonais, qui, pleins d’une fidélité singulière envers leurs rois, surent avec une égale constance conserver intactes leurs institutions nationales. Quand ils eurent secoué le joug des Maures, ils résolurent de se choisir un roi. Mais ne se trouvant pas d’accord sur les conditions de ce choix, ils résolurent de consulter le souverain Pontife romain. Celui-ci, se montrant en cette occasion un véritable vicaire du Christ, les gourmanda de profiter si peu de l’exemple des Hébreux et de s’obstiner si fort à demander un roi ; puis il leur conseilla, au cas où ils ne changeraient pas de résolution, de n’élire un roi qu’après avoir préalablement établi des institutions équitables et bien appropriées au caractère de la nation, mais surtout il leur recommanda de créer un conseil suprême pour servir de contre-poids à la royauté (comme étaient les éphores à Lacédémone) et pour vider souverainement les différends qui s’élèveraient entre le Roi et les citoyens. Les Aragonais, se conformant à l’avis du Pontife, instituèrent les lois qui leur parurent les plus équitables et leur donnèrent pour interprète, c’est-à-dire pour juge suprême, non pas le Roi, mais un conseil appelé Conseil des Dix-sept, dont le président porte le nom de Justice (el Justiza). Ainsi donc c’est el Justiza et les Dix-sept, élus à vie non par voie de suffrage, mais par le sort, qui ont le droit absolu de révoquer ou de casser tous les arrêts rendus contre un citoyen quel qu’il soit par les autres conseils, tant politiques qu’ecclésiastiques, et même par le Roi, de sorte que tout citoyen aurait le droit de citer le Roi lui-même devant ce tribunal. Les Dix-sept eurent, en outre, autrefois le droit d’élire le Roi et le droit de le déposer ; mais après de longues années, le roi don Pèdre, surnommé Poignard, à force d’intrigues, de largesses, de promesses et de toutes sortes de faveurs, parvint enfin à faire abolir ce droit (on dit qu’aussitôt après avoir obtenu ce qu’il demandait, il se coupa la main avec son poignard en présence de la foule, ou du moins, ce que j’ai moins de peine à croire, qu’il se blessa la main en disant qu’il fallait que le sang royal coulât pour que des sujets eussent le droit d’élire le Roi). Les Aragonais toutefois ne cédèrent pas sans condition : ils se réservèrent le droit de prendre les armes contre toute violence de quiconque voudrait s’emparer du pouvoir à leur dam, même contre le Roi et contre le prince héritier présomptif de la couronne, s’il faisait un usage pernicieux de l’autorité. Certes, par cette condition ils abolirent moins le droit antérieur qu’ils ne le corrigèrent ; car, comme nous l’avons montré aux articles 5 et 6 du chapitre IV, ce n’est pas au nom du droit civil, mais au nom du droit de la guerre que le roi peut être privé du pouvoir et que les sujets ont le droit de repousser la force par la force. Outre les conditions que je viens d’indiquer, les Aragonais en stipulèrent d’autres qui n’ont point de rapport à notre sujet. Toutes ces institutions établies du consentement de tous se maintinrent pendant un espace de temps incroyable, toujours observées avec une fidélité réciproque par les rois envers les sujets et par les sujets envers les rois. Mais après que le trône eut passé par héritage à Ferdinand de Castille, qui prit le premier le nom de roi catholique, cette liberté des Aragonais commença d’être odieuse aux Castillans qui ne cessèrent de presser Ferdinand de l’abolir. Mais lui, encore mal accoutumé au pouvoir absolu et n’osant rien tenter, leur fit cette réponse : J’ai reçu le royaume d’Aragon aux conditions que vous savez, en jurant de les observer religieusement, et il est contraire à l’humanité de violer la parole donnée ; mais, outre cela, je me suis mis dans l’esprit que mon trône ne serait stable qu’autant qu’il y aurait sécurité égale pour le Roi et pour ses sujets, de telle sorte que ni le Roi ne fût prépondérant par rapport aux sujets, ni les sujets par rapport au Roi ; car si l’une de ces deux parties de l’État devient plus puissante, la plus faible ne manquera pas non-seulement de faire effort pour recouvrer l’ancienne égalité, mais encore, par ressentiment du dommage subi, de se retourner contre l’autre, d’où résultera la ruine de l’une ou de l’autre, et peut-être celle de toutes les deux. Sages paroles, et dont je ne pourrais m’étonner assez, si elles avaient été prononcées par un roi accoutumé à commander à des esclaves et non pas à des hommes libres. Après Ferdinand, les Aragonais conservèrent leur liberté, non plus, il est vrai, en vertu du droit, mais par le bon plaisir de rois plus puissants, jusqu’à Philippe II qui les opprima non moins cruellement et avec plus de succès que les Provinces-Unies. Et bien qu’il semble que Philippe III ait rétabli toutes choses dans leur premier état, la vérité est que les Aragonais, le plus grand nombre par complaisance pour le pouvoir (car, comme dit le proverbe, c’est une folie de ruer contre l’éperon), les autres par crainte, ne conservèrent plus de la liberté que des mots spécieux et de vains usages.

31. Concluons que la multitude peut garder sous un roi une liberté assez large, pourvu qu’elle fasse en sorte que la puissance du roi soit déterminée par la seule puissance de la multitude et maintenue à l’aide de la multitude elle-même. Ç’a été là l’unique règle que j’ai suivie en établissant les conditions fondamentales du gouvernement monarchique.