Traité des sensations/Seconde partie



Chapitre 1 modifier

Du moindre degré de ſentiment, où l’on peut réduire un homme borné au ſens du toucher. ſentiment fondamental de la Statue. Notre Statue privée de l’odorat, de l’ouie, du goût, de la vue, & bornée au ſens du toucher, exiſte d’abord par le ſentiment qu’elle a de l’action des parties de ſon corps les unes ſur les autres, & ſur-tout des mouvemens de la reſpiration : voilà le moindre degré de ſentiment, où l’on puiſſe la réduire. Je l’appelerai ſentiment fondamental ; parce que c’eſt à ce jeu de la machine que commence la vie de l’animal : elle en dépend uniquement. Il eſt ſuſceptible de modification. étant expoſée enſuite aux impreſſions de l’air environnant, & de tout ce qui peut la heurter, ſon ſentiment fondamental eſt ſuſceptible de bien des modifications dans toutes les parties du corps. Il eſt la même choſe que le moi. Enfin, nous remarquerons qu’elle pourroit dire moi, auſſi-tôt qu’il eſt arrivé quelque changement à ſon ſentiment fondamental. Ce ſentiment & ſon moi ne ſont, par conſéquent, dans l’origine, qu’une même choſe ; & pour découvrir ce dont elle peut être capable avec le ſeul ſecours du tact, il ſuffit d’obſerver les différentes manieres, dont le ſentiment fondamental, ou le moi, peut être modifié.

Chapitre 2 modifier

Cet homme borné au moindre degré de ſentiment, n’a aucune idée d’étendue, ni de mouvement. exiſtence bornée au ſentiment fondamental. Si notre Statue n’eſt frappée par aucun corps, & ſi nous la plaçons dans un air tranquille, tempéré, & où elle ne ſente ni augmenter, ni diminuer ſa chaleur naturelle ; elle ſera bornée au ſentiment fondamental, & elle ne connoîtra ſon exiſtence que par l’impreſſion confuſe, qui réſulte du mouvement, auquel elle doit la vie.

Ce ſentiment ne donne aucune idée d’étendue. Ce ſentiment eſt uniforme & par conſéquent ſimple à ſon égard ; elle n’y ſauroit remarquer les différentes parties de ſon corps. Elle ne les ſent donc point les unes hors des autres. Elle eſt comme ſi elle n’exiſtoit que dans un point, & il ne lui eſt pas encore poſſible de découvrir qu’elle eſt étendue. Devenu plus vif, il n’en donne point encore. Rendons ce ſentiment plus vif ; mais conſervons-lui ſon uniformité ; échauffons, par exemple, l’air, ou refroidiſſons-le, elle aura de tout ſon corps une Senſation é gale de chaud, ou de froid ; & je ne vois pas qu’il en réſulte autre choſe, ſinon qu’elle ſentira plus vivement ſon exiſtence. Car une ſeule Senſation, quelque vive qu’elle ſoit, ne peut pas donner une idée d’étendue à un être, qui ne ſachant pas qu’il eſt étendu lui-même, n’a pas appris à étendre cette Senſation, en la rapportant aux différentes parties de ſon corps.

Par conſéquent, ſi notre Statue ne vivoit que par une ſuite de ſentimens uniformes, elle ſeroit auſſi bornée dans ſes opérations & dans ſes connoiſſances qu’elle l’a été avec le ſens de l’odorat. Il peut même n’en pas donner, quoique modifié. Si je la frappe ſucceſſivement à la tête & aux pieds, je modifie à diverſes repriſes ſon ſentiment fondamental : mais ces modifications ſont elles-mêmes uniformes. Aucune ne lui peut donc faire remarquer qu’elle eſt étendue. On demandera peut-être, ſi étant frappée tout-à-la-fois à la tête & aux pieds, elle ne ſentira pas que ces modifications ſont diſtantes.

Lorſque je la touche, ou la Senſation qu’elle éprouve, occupe ſi fort ſa capacité de ſentir, qu’elle attire l’attention toute entiere ; ou l’attention continue encore de ſe porter au ſentiment fondamental des autres parties. Dans le premier cas, notre Statue ne ſauroit ſe repréſenter un intervalle entre ſa tête & ſes pieds ; car elle ne remarque point ce qui les ſépare. Dans le ſecond, elle ne le peut pas davantage ; puiſque le ſentiment fondamental ne donne aucune idée d’étendue. Dans cet état, la Statue n’a point d’idée de mouvement. J’agite ſon bras, & ſon moi reçoit une nouvelle modification : acquerra-t-elle donc une idée de mouvement ? Non, ſans doute, car elle ne ſait pas encore qu’elle a un bras, qu’il occupe un lieu, ni qu’il en peut changer. Ce qui lui arrive en ce moment, c’eſt de ſentir plus particulierement ſon exiſtence dans la Senſation que je lui donne, ſans jamais pouvoir ſe rendre raiſon de ce qu’elle éprouve.

Il en ſera de même, ſi je la tranſporte dans les airs. Tout alors ſe réduit en elle à une impreſſion, qui modifie le ſentiment fondamental tout entier ; & elle ne peut encore apprendre qu’elle a un corps qui ſe meut.

=== Chapitre 3 ===

Comment cet homme demeurant immobile, commence à ſe ſentir en quelque ſorte étendu. la Statue ne démêle les Senſations qu’elle éprouve à la fois, qu’après les avoir remarquées ſucceſſivement. Que le ſentiment de notre Statue ceſſe d’être uniforme ; & modifions-le en même-tems avec la même vivacité ; mais différemment dans toutes les parties de ſon corps ; il me paroît qu’elle n’aura point encore d’idée d’étendue. Ces Senſations venant à la fois, il en réſulte un ſentiment confus, où la Statue ne les ſauroit démêler ; parce que ne les ayant pas encore remarquées l’une après l’autre, elle n’a pas appris à en remarquer pluſieurs enſemble.

Mais ſi la chaleur & le froid ſe font ſentir ſucceſſivement, elle les diſtinguera, & conſervera une idée de chacun de ces ſentimens. Qu’enſuite elle les éprouve enſemble, elle comparera l’impreſſion qu’lle ſent avec les idées que la mémoire lui rappele ; & elle reconnoîtra qu’elle eſt tout-à-la-fois de deux manieres différentes. Nous pouvons également lui donner des idées de pluſieurs autres eſpeces de plaiſir & de douleur : car à meſure qu’elle apprendra à remarquer des Senſations qui ſe ſuccedent, elle s’accoutumera à les remarquer, lorſqu’elles viennent pluſieurs enſemble ; & elle parviendra même à en démêler au même inſtant un ſi grand nombre, qu’il ne lui ſera pas poſſible de le déterminer. Suppoſons, par exemple, qu’elle ſente en même-tems de la chaleur à un bras, du froid à l’autre, une douleur à la tête, un chatouillement aux pieds, un frémiſſement dans les entrailles, etc. Je crois qu’elle remarquera ces manieres d’être ; pourvu qu’elle les ait connues ſéparément, & qu’aucune ne dominant ſur les autres, l’attention ſe partage également entre elles. Il faut appliquer ici les principes que nous avons établis en parlant de la vue. Sentiment qu’elle a de ſon étendue. Or, elle ne peut avoir enſemble toutes ces Senſations, les diſtinguer & les remarquer, qu’elle ne les apperçoive en quelque ſorte les unes hors des autres. En effet, ſi le ſentiment, tant qu’il a été uniforme, & ſi les Senſations, tant qu’elles n’ont pu ſe démêler ; l’ont privée de toute idée d’étendue, elles ne l’en privent pas abſolument, lorſque cette uniformité & cette confuſion ceſſent.

Mais cette idée, comme nous l’avons remarqué ailleurs, eſt tout-à-fait vague. La Statue n’apperçoit pas une grandeur abſolue ; car nous ne connoiſſons point de pareille grandeur : elle n’apperçoit pas non plus une grandeur relative ; car elle n’a pas fait les comparaiſons néceſſaires à cet effet. Cette idée n’eſt donc pour elle que la perception de pluſieurs manieres d’être qui coexiſtent, & qui ſe diſtinguent ; perception dans laquelle elle ne ſauroit trouver la notion d’aucun corps ; parce que n’ayant encore rien touché, elle ne ſait pas que ſes manieres d’être tiennent à une matiere ſolide.

=== Chapitre 4 ===


Comment cet homme ayant l’uſage de ſes mains, commence à découvrir ſon corps, & apprend qu’il y a quelque choſe hors de lui. Le bras de la Statue ſe meut.

Je donne l’uſage de ſes mains à notre Statue : mais quelle cauſe l’engagera à les mouvoir ? Ce ne peut pas être le deſſein de s’en ſervir. Car elle ne ſait pas encore qu’elle eſt compoſée de parties qui peuvent ſe replier les unes ſur les autres, ou ſe porter ſur les objets extérieurs. Il faudra donc qu’une impreſſion vive de plaiſir ou de douleur contractant ſes muſcles, elle agite ſes bras, ſans ſe propoſer de les agiter, ſans avoir même aucune idée de ce qu’elle fait.

Senſation à laquelle elle doit la connoiſſance des corps. Je ſuppoſe qu’obéiſſant à ce mouvement machinal, elle porte la main ſur elle-même ; il eſt évident qu’elle ne découvrira qu’elle a un corps, qu’autant qu’elle en diſtinguera les différentes parties, & qu’elle ſe reconnoîtra dans chacune pour le même être ſentant. Or, elle doit les diſtinguer à la Senſation de réſiſtance ou de ſolidité, qu’elles ſe donnent mutuellement, toutes les fois qu’elles ſe touchent. Si portant une main chaude ſur une partie froide de ſon corps, elle n’éprouvoit pas cette Senſation de ſolidité, rien ne l’avertiroit que le chaud & le froid appartiennent à des parties différentes ; elle ſe ſentiroit dans ſes manieres d’être, ſans y trouver aucune conſiſtance. Mais dès que la Senſation de ſolidité ſe joint aux deux autres, elle ſent en elle quelque choſe de ſolide & de chaud, qui réſiſte à quelque choſe de ſolide & de froid. Tant qu’elle a été immobile, elle n’a pu avoir aucune idée de cette réſiſtance : la ſolidité de ſon corps ne lui donnoit que le ſentiment uniforme, que nous nommons peſanteur. Mais dès qu’elle ſe meut, ſe touche, ou ſaiſit d’autres objets, elle ſent de la réſiſtance & de la ſolidité. Or, cette Senſation eſt propre à lui faire diſtinguer les choſes, parce qu’au lieu d’être uniforme, elle eſt modifiée différemment par le dur, le mou, le rude, le poli ; en un mot, par toutes les impreſſions, dont le tact nous rend ſuſceptibles ; & elle eſt propre encore à les lui faire diſtinguer comme étendues ; parce qu’elle les lui repréſente comme étant néceſſairement dans des lieux différens : dès que deux choſes ſont ſolides, chacune exclut l’autre du lieu qu’elle occupe. Par conſéquent, pour donner du corps aux manieres d’être, il ſuffit que des organes mobiles & flexibles ajoutent à chacune cette réſiſtance & cette ſolidité. Telle eſt ſur-tout la main : dès qu’elle touche, elle a une Senſation de ſolidité, qui enveloppe toutes les autres Senſations qu’elle éprouve, qui les renferme dans de certaines bornes, qui les meſure, qui les circonſcrit. C’eſt donc à cette Senſation que commencent pour la Statue, ſon corps, les objets & l’eſpace. à quoi elle reconnoît le ſien. Elle apprend à connoître ſon corps, & à ſe reconnoître dans toutes les parties qui le compoſent ; parce qu’auſſi-tôt qu’elle porte la main ſur une d’elles, le même être ſentant ſe répond en quelque ſorte de l’une à l’autre ; c’eſt moi. Qu’elle continue de ſe toucher, par-tout la Senſation de ſolidité mettra de la réſiſtance entre les manieres d’être, & par-tout auſſi le même être ſentant ſe répondra, c’eſt moi, c’eſt encore moi. Il ſe ſent dans toutes les parties du corps. Ainſi il ne lui arrive plus de ſe confondre avec ſes modifications, & de ſe multiplier comme elles : il n’eſt plus la chaleur & le froid, mais il ſent la chaleur dans une partie, & le froid dans une autre. Comment elle découvre qu’il y en a d’autres. Tant que la Statue ne porte les mains que ſur elle-même, elle eſt à ſon égard, comme ſi elle étoit tout ce qui exiſte. Mais ſi elle touche un corps étranger, le moi, qui ſe ſent modifié dans la main, ne ſe ſent pas modifié dans ce corps. Si la main dit moi, elle ne reçoit pas la même réponſe. La Statue juge par-là ſes manieres d’être tout-à-fait hors d’elle. Comme elle en a formé ſon corps, elle en forme tous les autres objets. La Senſation de ſolidité, qui leur a donné de la conſiſtance dans un cas, leur en donne auſſi dans l’autre ; avec cette différence, que le moi, qui ſe répondoit, ceſſe de ſe répondre.

à quoi ſe réduit l’idée qu’elle a des corps. Elle n’apperçoit donc pas les corps en eux-mêmes ; elle n’apperçoit que ſes propres Senſations. Quand pluſieurs Senſations diſtinctes & coexiſtantes ſont circonſcrites par le toucher dans des bornes, où le moi ſe répond à lui-même, elle prend connoiſſance de ſon corps ; quand pluſieurs Senſations diſtinctes & coexiſtantes ſont circonſcrites par le toucher dans des bornes, où le moi ne ſe répond pas, elle a l’idée d’un corps différent du ſien. Dans le premier cas, ſes Senſations continuent d’être des qualités à elle ; dans le ſecond, elles deviennent les qualités d’un objet tout différent.

Son étonnement de n’être pas tout ce qu’elle touche. Lorſqu’elle vient d’apprendre qu’elle eſt quelque choſe de ſolide, elle eſt, je m’imagine, bien étonnée de ne pas ſe trouver dans tout ce qu’elle touche. Elle étend les bras, comme pour ſe chercher hors d’elle ; & elle ne peut encore juger ſi elle ne s’y retrouvera point : l’expérience pourra ſeule l’en inſtruire.

Effet de cet étonnement. De cet étonnement, naît l’inquiétude de ſavoir où elle eſt, et, ſi j’oſe m’exprimer ainſi, juſqu’ où elle eſt. Elle prend donc, quitte & reprend tout ce qui eſt autour d’elle : elle ſe ſaiſit, elle ſe compare avec les objets qu’elle touche ; & à meſure qu’elle ſe fait des idées plus exactes, ſon corps, & les objets lui paroiſſent ſe former ſous ſes mains. à chaque choſe qu’elle touche, elle croit toucher tout. Mais je conjecture qu’elle ſera long-tems, avant d’imaginer quelque choſe, au-delà des corps, que ſa main rencontre. Il me ſemble, que lorſqu’elle commence à toucher, elle doit croire toucher tout ; & que ce ne ſera qu’après avoir paſſé d’un lieu dans un autre, & avoir manié bien des objets, qu’elle pourra ſoupçonner qu’il y a des corps au-delà de ceux qu’elle ſaiſit.

Comment elle a appris à toucher. Mais comment apprend-elle à toucher ? C’eſt que des mouvemens faits au haſard lui ayant procuré ſucceſſivement des Senſations agréables & déſagréables, elle veut jouir des unes, & écarter les autres. Sans doute que dans les commencemens elle ne connoît pas encore l’art de régler ſes mouvemens. Souvent même elle trouve ce qu’elle ne cherche pas, ou ce qu’il ſeroit de ſon intérêt de fuir. Elle ne ſait ſeulement pas comment elle doit conduire ſa main pour la porter ſur une partie de ſon corps, plutôt que ſur une autre. Elle fait des eſſais, elle ſe méprend, elle réuſſit : elle remarque les mouvemens qui l’ont trompée, & elle les évite ; elle remarque ceux qui ont répondu à ſes deſirs, & elle les répete. Enfin, ayant pluſieurs fois ſaiſi, quitté, repris le même objet, elle ſe fait une habitude des mouvemens propres à le ſaiſir encore. D’abord elle s’eſt dit ſuivant les cas je dois rapprocher, éloigner, étendre, élever, etc. Le bras ; enſuite elle le conduit par habitude, ſans paroître y donner aucune attention, ſans paroître former aucun jugement ; & c’eſt alors qu’il y a dans le corps des mouvemens, qui correſpondent aux deſirs de l’ame, c’eſt alors que la Statue ſe meut à ſa volonté.

Chapitre 5 modifier

Du plaiſir, de la douleur, des beſoins, & des deſirs dans un homme borné au ſens du toucher. la Statue a du plaiſir à démêler les différentes parties de ſon corps. Donnons à notre Statue l’uſage de tous ſes membres ; & avant de faire la recherche des connoiſſances qu’elle acquerra, voyons quels ſont ſes beſoins.

Les différentes eſpeces de plaiſir & de douleur en ſeront la ſource : car il faut raiſonner ſur le toucher, comme nous avons fait ſur les autres ſens. D’abord ſon plaiſir, ainſi que ſon exiſtence, lui a paru concentré en un point. Mais enſuite il s’eſt peu à peu étendu avec le même progrès que le ſentiment fondamental. Car elle a du plaiſir à remarquer ce ſentiment, lorſqu’il ſe démêle dans les parties de ſon corps ; pourvu qu’il ne ſoit accompagné d’aucune Senſation douloureuſe. à ſe mouvoir. Le plus grand bonheur des enfans paroît conſiſter à ſe mouvoir : les chûtes mêmes ne les dégoûtent pas. Un bandeau ſur les yeux les chagrineroit moins qu’un lien, qui leur ôteroit l’uſage des pieds & des mains. En effet, c’eſt au mouvement qu’ils doivent la conſcience la plus vive qu’ils ayent de leur exiſtence. La vue, l’ouie, le goût, l’odorat ſemblent la borner dans un organe ; mais le mouvement la répand dans toutes les parties, & fait jouir du corps dans toute ſon étendue. Si l’exercice eſt pour eux le plaiſir qui a le plus d’attrait, il en aura encore plus pour notre Statue : car non-ſeulement elle ne connoît rien qui puiſſe l’en diſtraire ; mais encore elle en é prouvera que le mouvement peut ſeul lui procurer tous les plaiſirs, dont elle eſt capable. à manier les objets. Elle aimera ſur-tout les corps, qui ne l’offenſent point : elle ſera fort ſenſible au poli & à la douceur de leur ſurface : & elle ſe plaira à y trouver au beſoin de la fraîcheur ou de la chaleur.

Tantôt les objets lui feront plus de plaiſir, à proportion qu’elle les maniera plus facilement : tels ſont ceux qui par leur grandeur & leur figure s’accommoderont mieux à l’étendue & à la forme de ſa main. D’autres fois ils lui plairont par l’étonnement où elle ſera de leur volume, & par la difficulté de les manier. La ſurpriſe, que lui donnera, par exemple, l’eſpace qu’elle découvrira autour d’elle, contribuera à lui rendre agréable le tranſport de ſon corps d’un lieu dans un autre. La ſolidité & la fluidité, la dureté & la molleſſe, le mouvement & le repos, ſeront pour elle des ſentimens agréables : car plus ils contraſtent, plus ils attirent ſon attention, & ſe font remarquer.

à s’en faire des idées. Mais ce qui deviendra pour elle une ſource de plaiſirs, c’eſt l’habitude qu’elle ſe fera de comparer & de juger. Alors elle ne touchera pas les objets pour le ſeul plaiſir de les manier ; elle en voudra connoître les rapports, & elle paſſera par autant de ſentimens agréables, qu’elle ſe formera d’idées nouvelles. En un mot, les plaiſirs naîtront ſous ſes mains, ſous ſes pas. Ils augmenteront, ils ſe multiplieront, juſqu’à ce que ſes forces ſoient excédées. Alors ils commenceront à être mêlés de fatigue ; peu à peu ils s’évanouiront ; enfin il ne lui reſtera plus que de la laſſitude, & le repos deviendra ſon plus grand plaiſir. Elle eſt plus expoſée à la douleur qu’avec les autres ſens. Quant à la douleur, elle y ſera avec le ſens du toucher plus fréquemment expoſée qu’avec les autres ; ſouvent même elle en trouvera la vivacité bien ſupérieure à celle des plaiſirs qu’elle connoît. Mais l’avantage dont elle jouit, c’eſt que le plaiſir eſt à ſa diſpoſition, & que la douleur ne ſe fait ſentir que par intervalles. En quoi conſiſtent ſes deſirs. Avec les autres ſens ſon deſir conſiſtoit principalement dans l’effort des facultés de l’ame, pour lui retracer une idée agréable le plus vivement qu’il étoit poſſible. Cette idée étoit la ſeule jouiſſance qu’elle pouvoit par elle-même ſe procurer ; puiſqu’il n’étoit pas en ſon pouvoir de ſe donner des Senſations. Mais l’eſpece de deſir dont elle eſt capable avec le toucher, embraſſe l’effort de toutes les parties du corps, qui tendent à ſe mouvoir, & qui vont, pour ainſi dire, chercher des Senſations ſur tous les objets palpables. Nous-mêmes, lorſque nous deſirons vivement, nous ſentons que nos deſirs enveloppent cette double tendance des facultés de l’ame, & des facultés du corps. Dès-lors la jouiſſance ne ſe borne plus aux idées que l’imagination repréſente, elle s’étend au-dehors ſur tous les objets qui ſont à portée ; & les deſirs, au lieu de concentrer notre Statue dans ſes manieres d’être, comme il arrivoit avec les autres ſens, l’entraîne continuellement tout autour d’elle.

Quel en eſt l’objet. Par conſéquent ſon amour, ſa haine, ſa volonté, ſon eſpérance, ſa crainte n’ont plus ſes propres manieres d’être pour ſeul objet : ce ſont les choſes palpables qu’elle aime, qu’elle hait, qu’elle eſpere, qu’elle craint, qu’elle veut. Elle n’eſt donc pas bornée à n’aimer qu’elle : mais ſon amour pour les corps, eſt un effet de celui qu’elle a pour elle-même : elle n’a d’autre deſſein en les aimant, que la recherche du plaiſir, ou la fuite de la douleur ; & c’eſt là ce qui va lui apprendre à ſe conduire dans l’eſpace qu’elle commence à découvrir.

Chapitre 6 modifier

De la maniere dont un homme borné au ſens du toucher, commence à découvrir l’eſpace. le plaiſir regle les mouvemens de la Statue. Puiſque les deſirs conſiſtent dans l’effort que les parties du corps font de concert avec les facultés de l’ame, notre Statue ne peut deſirer une Senſation, qu’au même inſtant elle ne ſe meuve pour chercher l’objet, qui peut la lui procurer. Elle ſera donc déterminée à ſe mouvoir, toutes les fois qu’elle ſe rappelera les Senſations agréables, dont le mouvement lui a donné la jouiſſance.

D’abord elle s’agite au haſard, & cette agitation eſt elle-même un ſentiment dont elle jouit avec plaiſir ; car elle en ſent mieux ſon exiſtence. Si ſa main rencontre enſuite un objet, qui faſſe ſur elle une impreſſion agréable de chaleur ou de fraîcheur ; auſſi-tôt tous ſes mouvemens ſont ſuſpendus, & elle ſe livre toute entiere à ce nouveau ſentiment. Plus il lui paroît agréable, plus elle y fixe ſon attention ; elle voudroit même toucher de toutes les parties de ſon corps, l’objet qui l’occaſionne : & ce deſir reproduit en elle des mouvemens, qui, au lieu de ſe faire au haſard, tendent tous à lui procurer la jouiſſance la plus complette.

Cependant cet objet perd ſon degré de chaleur ou de fraîcheur ; & la jouiſſance ceſſe d’en être agréable. Alors la Statue ſe ſouvient des premiers mouvemens qui lui ont plu, elle les deſire ; & s’agitant une ſeconde fois, ſans autre deſſein que de s’agiter, elle change peu à peu de place, & touche de nouveaux corps.

Un des premiers objets de ſa ſurpriſe, c’eſt ſans doute l’eſpace qu’elle découvre à chaque inſtant autour d’elle. Il lui ſemble qu’elle le tire du ſein de ſon être, que les objets ne s’étendent ſous ſes mains qu’aux dépens de ſon propre corps ; & plus elle ſe compare avec l’eſpace qui l’environne, plus elle ſent ſes bornes ſe reſſerrer.

À chaque fois qu’elle découvre un nouvel eſpace, & touche de nouveaux objets, elle ſuſpend ſes mouvemens, ou les regle, pour mieux jouir des Senſations qui lui plaiſent ; & elle recommence à ſe mouvoir pour le ſeul plaiſir de ſe mouvoir, auſſi-tôt qu’elle ceſſe de les trouver agréables.

Lorſque par ce moyen elle a découvert un certain eſpace, & qu’elle a éprouvé un certain nombre de Senſations, elle ſe rappele au moins confuſément tout ce dont elle a joui. Se ſouvenant d’un côté qu’elle le doit à ſes mouvemens, ſentant de l’autre que ſes mouvemens ſont à ſa diſpoſition ; elle deſire de parcourir encore cet eſpace, & de ſe procurer les mêmes Senſations, qu’elle a appris à connoître. Elle ne ſe meut donc plus pour le ſeul plaiſir de ſe mouvoir.

Mais comme elle ne paſſe pas toujours par les mêmes endroits, elle éprouve de temps en temps des ſentimens qui lui étoient tout-à-fait inconnus. à meſure qu’elle en fait l’expérience, elle juge que ſes mouvemens ſont propres à lui procurer de nouveaux plaiſirs, & cet eſpoir devient le principe qui la meut.

Elle devient capable de curioſité. Elle commence donc à juger qu’il y a des découvertes à faire pour elle ; elle apprend que les mouvemens, qui ſont à ſa diſpoſition, lui donnent le moyen d’y réuſſir ; & elle devient capable de curioſité. En effet, la curioſité n’eſt que le deſir de quelque choſe de nouveau ; & ce deſir ne peut naître, que lorſqu’on a déjà fait des découvertes, & qu’on croit avoir des moyens, pour en faire encore. Il eſt vrai qu’on peut ſe tromper ſur les moyens. Devenu curieux par habitude, on s’occupe ſouvent à des recherches, où il eſt impoſſible de faire des progrès. Mais c’eſt une mépriſe, où l’on ne ſeroit pas tombé, ſi dans d’autres occaſions on n’avoit pas eu des ſuccès plus favorables.

Elle ne l’étoit pas avec les autres ſens. Il n’étoit peut-être pas impoſſible, que lorſque notre Statue recevoit ſucceſſivement les autres ſens, l’habitude de paſſer par des manieres d’être toujours différentes, ne lui en fît ſoupçonner d’autres, dont elle pourroit encore jouir : mais ne ſachant pas comment elles devoient lui arriver, & n’ayant aucun moyen, pour en obtenir la jouiſſance, elle ne pouvoit pas s’occuper à découvrir en elle une nouvelle maniere d’être. Il étoit bien plus naturel qu’elle tournât tous ſes deſirs vers les ſentimens agréables, qu’elle connoiſſoit. C’eſt pourquoi je ne lui ait point ſuppoſé de curioſité.

La curioſité eſt un des principaux motifs de ſes actions. On ſent que la curioſité devient pour elle un beſoin, qui la fera continuellement paſſer d’un lieu dans un autre. Ce ſera ſouvent l’unique mobile de ſes actions. Sur quoi il faut remarquer que je ne m’écarte point de ce que j’ai établi, lorſque j’ai dit que le plaiſir & la douleur ſont la ſeule cauſe du développement de ſes facultés. Car elle n’eſt curieuſe que dans l’eſpérance de ſe procurer les ſentimens agréables, ou d’en éviter, qui lui déplaiſent. Ainſi ce nouveau principe eſt une conſéquence du premier, & le confirme. La douleur ſuſpend le deſir qu’elle a de ſe mouvoir. Dans les commencemens, elle ne fait que ſe traîner ; elle va enſuite ſur ſes pieds & ſur ſes mains ; & rencontrant enfin une élévation, elle eſt curieuſe de découvrir ce qui eſt au-deſſus d’elle, & elle ſe trouve comme par haſard, ſur ſes pieds. Elle chancele, elle marche, en s’appuyant ſur tout ce qui eſt propre à la ſoutenir ; elle tombe, ſe heurte, & reſſent de la douleur. Elle n’oſe plus ſe ſoulever, elle n’oſe preſque plus changer de place : la crainte de la douleur balance l’eſpérance du plaiſir. Si cependant elle n’a point encore été bleſſée par les corps ſur leſquels elle a porté la main, elle continuera d’étendre les bras ſans défiance : mais à la premiere piquure, cette confiance l’abandonnera, & elle demeurera immobile. Ce deſir renaît accompagné de crainte. Peu à peu ſa douleur ſe diſſipe, & le ſouvenir, qui lui en reſte, trop foible pour contenir le deſir de ſe mouvoir, eſt aſſez fort pour la faire mouvoir avec crainte. Ainſi il ne faut que diſpoſer des objets qui l’environnent, & nous lui rendrons ſa premiere ſécurité par des plaiſirs capables d’effacer juſqu’au ſouvenir de ſa douleur, ou nous renouvellerons ſa défiance par des ſentimens douloureux.

Si nous laiſſons les choſes à leur cours naturel, les accidens pourront être ſi fréquens, que la défiance ne la quittera plus.

Circonſtances où la crainte l’auroit entierement étouffé. Si même au premier inſtant nous l’avions placée dans un lieu, où elle n’eût pu ſe mouvoir ſans s’expoſer à des douleurs vives, le mouvement auroit ceſſé d’être un plaiſir pour elle ; elle fût demeurée immobile, & ne ſe fût jamais élevée à aucune connoiſſance des objets extérieurs. Crainte qui donne occaſion à une ſorte d’induſtrie. Mais ſi nous veillons ſur elle, pour qu’elle n’éprouve que de légeres douleurs, & que ces douleurs ſoient même encore aſſez rares ; alors elle deſirera de ſe mouvoir, & ce deſir ſera ſeulement accompagné de tems en tems de quelque défiance de ſes mouvemens. Elle ne ſera donc plus dans le cas de demeurer pour toujours immobile : ſi elle craint un changement de ſituation, elle le deſire, toutes les fois qu’il peut la ſoulager, & elle obéit tour à tour à ces deux ſentimens.

De-là naîtra une ſorte d’induſtrie, c’eſt-à-dire l’art de régler ſes mouvemens avec précaution, & de faire uſage des objets, qu’elle découvrira pouvoir ſervir à prévenir les accidens auxquels elle eſt expoſée. Le même haſard, qui lui fera ſaiſir un bâton, lui apprendra peu à peu qu’il peut l’aider à ſe ſoutenir, à juger des corps, contre leſquels elle pourroit ſe heurter, & à connoître les endroits, où elle peut porter le pied en toute aſſurance.

Chapitre 7 modifier

Des idées que peut acquérir un homme borné au ſens du toucher. Le plaiſir & la douleur également néceſſaires à l’inſtruction de la Statue.

Sans le plaiſir, notre Statue n’auroit jamais la volonté de ſe mouvoir : ſans la douleur, elle ſe tranſporteroit avec ſécurité, & périroit infailliblement. Il faut donc qu’elle ſoit toujours expoſée à des Senſations agréables ou déſagréables. Voilà le principe & la regle de tous ſes mouvemens. Le plaiſir l’attache aux objets, l’engage à leur donner toute l’attention, dont elle eſt capable, & à s’en former des idées plus exactes. La douleur l’écarte de tout ce qui peut lui nuire, la rend encore plus ſenſible au plaiſir, lui fait ſaiſir les moyens d’en jouir ſans danger, & lui donne des leçons d’induſtrie. En un mot, le plaiſir & la douleur ſont ſes ſeuls maîtres. Ils déterminent ſeuls le nombre & l’étendue de ſes connoiſſances. Le nombre des idées, qui peuvent venir par le tact, eſt infini : car il comprend tous les rapports des grandeurs, c’eſt-à-dire, une ſcience que les plus grands mathématiciens n’épuiſeront jamais. Il ne s’agit donc pas d’expliquer ici la génération des idées qu’on peut devoir au toucher : il ſuffit de découvrir celles que notre Statue acquerra elle-même. Les obſervations que nous avons faites nous fourniſſent le principe qui doit nous conduire dans cette recherche : c’eſt qu’elle ne remarquera dans ſes Senſations que les idées, auxquelles le plaiſir & la douleur lui feront prendre quelque intérêt. L’étendue de cet inté rêt déterminera l’étendue de ſes connoiſſances.

Ordre dans lequel elle acquerra des idées. Quant à l’ordre, dans lequel elle acquerra, il aura deux cauſes. L’une ſera la rencontre fortuite des objets, l’autre la ſimplicité des rapports ; car elle n’aura des notions exactes de ceux qui ſuppoſent un certain nombre de comparaiſons, qu’après avoir étudié ceux qui en demandent moins.

Il eſt poſſible de ſuivre les progrès que la ſeconde de ces cauſes pourra lui faire faire ; il n’en eſt pas de même de ceux qu’elle devra à la premiere. Mais c’eſt une choſe aſſez inutile, & chacun peut faire à ce ſujet les ſuppoſitions qu’il jugera à propos.

Premieres idées qu’elle acquiert. Ses idées ſur la ſolidité, la dureté, la chaleur, etc. Ne ſont point abſolues ; c’eſt-à-dire, qu’elle ne juge qu’un corps eſt ſolide, dur, chaud, qu’autant qu’elle le compare avec d’autres, qui ne le ſont pas au même degré, ou qui ont des qualités différentes. Si tous les objets étoient également ſolides, durs, chauds, etc. Elle auroit les Senſations de ſolidité, de dureté & de chaleur, ſans le remarquer ; elle confondroit tous les corps à cet égard. Mais parce qu’elle rencontre tour à tour de la ſolidité & de la fluidité, de la dureté & de la molleſſe, de la chaleur & du froid ; elle donne ſon attention à ces différences, elle les compare, elle en juge, & ce ſont autant d’idées, par où elle apprend à diſtinguer les corps. Plus elle exercera ſes jugemens à ce ſujet, plus ſon tact acquerra de fineſſe ; & elle ſe rendra peu à peu capable de diſcerner dans une même qualité juſqu’aux nuances les plus légeres. Voilà les idées, qui demandent le moins de comparaiſons, & par conſéquent les premieres qu’elle aura occaſion de remarquer. Sa curioſité en devient plus grande. Ces connoiſſances appliquent avec une nouvelle vivacité ſon attention ſur les objets qu’elle touche, elles les lui font conſidérer ſous tous les rapports, qui la frappent ſenſiblement. Plus elle en découvre, plus elle ſe fait une habitude de juger qu’elle en découvrira encore, & la curioſité devient pour elle un beſoin plus preſſant.

Combien elle a d’activité. Ce beſoin ſera le principal reſſort des progrès de ſon eſprit. Cependant je n’entreprendrai pas d’en ſuivre tous les effets ; parce que je craindrois de m’égarer dans trop de conjectures. J’obſerverai ſeulement que la curioſité doit être chez elle bien plus active, que chez le commun des hommes. L’éducation l’étouffe ſouvent en nous, par le peu de ſoin qu’on prend à la ſatiſfaire ; & dans l’âge où nous ſommes abandonnés à nous-mêmes, la multitude des beſoins la contraint, & ne nous permet pas de ſuivre tous les goûts qu’elle nous inſpireroit. Mais dans la Statue je ne vois rien qui ne tende à l’augmenter. Les ſentimens agréables qu’elle éprouve ſouvent, & les ſentimens déſagréables auxquels elle eſt quelquefois expoſée, doivent l’intéreſſer vivement à pouvoir reconnoître, aux plus légeres différences, les objets qui les produiſent. Elle va donc ſe livrer à l’étude des corps.

La Statue ſe fait des idées de figure. Lorſqu’elle n’avoit que le ſens de la vue, nous avons obſervé que ſon œil appercevoit des couleurs, ſans pouvoir remarquer l’enſemble d’aucune figure, ſans avoir même proprement aucune idée d’étendue. La main a au contraire cet avantage, qu’elle ne peut manier un objet, qu’elle ne remarque l’étendue & l’enſemble des parties, qui le compoſent. Il ſuffit pour cet effet, qu’elle en ſente la ſolidité. En ſerrant un caillou, notre Statue ſe fait l’idée d’un corps différent d’un bâton, qu’elle a touché dans toute ſa longueur : elle ſent dans un cube des angles, qu’elle ne peut trouver dans un globe : elle n’apperçoit pas la même direction dans un arc & dans un jonc bien droit. En un mot, elle diſtingue les choſes ſolides, ſuivant la forme que chacune fait prendre à ſa main ; & elle conſidere, comme formant un ſeul tout, les portions d’étendue, qu’elle ne peut ſéparer, ou qu’elle ſépare difficilement. Elle acquiert donc les idées de ligne droite, de ligne courbe, & de pluſieurs ſortes de figures.

En comparant les qualités contraires. Mais ſi les premiers corps, qu’elle a occaſion de toucher, faiſoient tous prendre la même forme à ſa main, ſi elle ne rencontroit, par exemple, que des globes de même volume, elle ſe borneroit à remarquer que l’un ſeroit rude, l’autre poli, l’un chaud, l’autre froid, & elle ne donneroit aucune attention à la forme, que ſa main prendroit conſtamment. Ainſi elle toucheroit des globes, ſans jamais s’en faire aucune idée. Qu’elle manie au contraire tour-à-tour des globes, des cubes, & d’autres figures de diverſes grandeurs, elle ſera frappée de la différence des formes, que prennent ſes mains. Alors elle commence à juger que toutes les figures ne ſe reſſemblent pas. Sa curioſité la porte auſſi-tôt à chercher tous les côtés, par où elle differe, & elle s’en forme peu à peu des notions exactes. Pour acquérir l’idée d’une figure, il faut donc qu’elle en remarque pluſieurs, qui au premier attouchement contraſtent par quelque endroit d’une maniere ſenſible : il faut qu’une premiere différence apperçue lui faſſe naître le deſir d’en appercevoir d’autres. Elle ne deſire, par exemple, de connoître un cube, qu’après l’avoir comparé avec un globe, & avoir trouvé dans l’un des angles qu’elle ne trouve pas dans l’autre. En un mot, elle ne cherche de nouvelles idées dans ſes Senſations, qu’autant qu’elle eſt prévenue par les premieres différences, qui s’offrent à elle, lorſqu’elle touche ſucceſſivement pluſieurs objets. Comment on peut juger des idées qu’elle ſe fait des corps. La notion d’un corps eſt plus complexe, à proportion qu’elle raſſemble en plus grand nombre les perceptions & les rapports, que le tact démêle. Pour connoître quelles idées notre Statue ſe formera des objets ſenſibles ; il faut donc obſerver dans quel ordre elle jugera de ces perceptions & de ces rapports, & comment elle en fera différentes collections.

Deux ſortes de Senſations qu’elle peut comparer. Ou les Senſations qu’elle comparera ſont ſimples à ſon égard ; parce que ce ſont des impreſſions uniformes, dans leſquelles elle ne ſauroit diſtinguer pluſieurs perceptions ; telle eſt le chaud ou le froid : ou ce ſont des Senſations compoſées de pluſieurs autres, qu’elle peut démêler ; telle eſt l’impreſſion d’un corps, où il y a tout à la fois ſolidité, chaleur, figure, etc.

Ses jugemens ſur les Senſations ſimples. Les Senſations ſimples ſont de même, ou de différente eſpece : c’eſt par exemple de la chaleur & de la chaleur, ou de la chaleur & du froid. Les jugemens qu’elle peut porter à leur occaſion, ſont bien bornés.

Si les Senſations ſont de même eſpece, elle ſent qu’elles ſont diſtinctes & ſemblables ; elle ſent encore ſi les degrés en ſont les mêmes, ou differens. Cependant elle n’a pas de moyen pour les meſurer, & elle n’en juge que par des idées vagues de plus & de moins. Elle ſent que la chaleur de ſa main droite n’eſt pas la même que la chaleur de ſa main gauche ; mais elle n’en connoît qu’imparfaitement les rapports.

Si les Senſations ſont d’eſpeces différentes, elle apperçoit ſeulement que l’une n’eſt pas l’autre ; elle juge que le chaud n’eſt pas le froid : mais dans les commencemens elle ignore que ce ſont deux Senſations contraires ; & pour le découvrir, il faut qu’elle ait occaſion de remarquer que le chaud & le froid ne peuvent pas ſe trouver en même-tems dans le même corps, & que l’un détruit toujours l’autre. Ainſi ce jugement, le chaud & le froid ſont des Senſations contraires, ne lui eſt pas auſſi naturel qu’il paroît l’être ; elle le doit à l’expérience.

Dans toutes ces occaſions il eſt évident qu’il lui ſuffit de donner ſon attention à deux Senſations, pour former tous les jugemens, qu’elle eſt capable de porter.

Ses jugemens ſur les Senſations compoſées. Quand deux objets font chacun une Senſation compoſée, elle apperçoit d’abord que l’un n’eſt pas l’autre : c’eſt là ſon premier jugement.

Mais nous avons vu que l’attention diminue, à proportion du nombre des perceptions, entre leſquelles elle ſe partage. Elle ne peut donc embraſſer toutes celles que produiſent deux corps, qu’elle ne ſoit foible à l’égard de chacune. La Statue ne ſe formera par conſéquent les notions des deux objets qu’autant que le plaiſir bornera ſucceſſivement ſon attention aux différentes perceptions qu’elle en reçoit, & les lui fera remarquer chacune en particulier. Elle juge d’abord de leur chaleur, en ne les conſidérant qu’à cet égard : elle juge enſuite de leur grandeur, en ne les conſidérant que ſous ce rapport : & parcourant de la ſorte toutes les idées qu’elle y remarque, elle forme une ſuite de jugemens, dont elle conſerve le ſouvenir. Delà réſulte le jugement total, qu’elle porte de l’un & de l’autre, & qui réunit dans chacun les perceptions, qu’elle y a ſucceſſivement obſervées.

Pour les uns & pour les autres l’opération de l’eſprit eſt la même. Les jugemens, qui lui donnent les notions compoſées de deux corps, ne ſont donc qu’une répétition de ce qu’elle a fait ſur les perceptions qu’elle regarde comme ſimples. C’eſt l’attention donnée d’abord à deux idées, enſuite à deux autres, & ainſi ſucceſſivement à toutes celles qu’elle eſt capable d’y remarquer : & s’il en reſte, dont elle n’a pas jugé, c’eſt qu’elle ne leur a point encore donné d’attention, c’eſt qu’elle ne les a pas remarquées.

Par conſéquent, lorſqu’elle compare deux objets, qu’elle en juge, & qu’elle s’en forme des notions complexes ; il n’y a point en elle d’autre opération, que lorſqu’elle juge de deux perceptions ſimples : car elle ne fait jamais que donner ſon attention.

La Statue devient capable de réflexion. Quand elle n’avoit que l’odorat, elle conduiſoit ſon attention d’une idée à une autre, elle en remarquoit la différence : mais elle ne faiſoit pas des collections, dont elle déterminât les rapports. Avec la vue elle pouvoit à la vérité diſtinguer pluſieurs couleurs qu’elle éprouvoit enſemble : mais elle ne remarquoit pas qu’elles formaſſent des tous figurés. Elle ſentoit ſeulement qu’elle étoit tout à la fois de pluſieurs manieres.

Ce n’eſt qu’avec le tact, que détachant ces modifications de ſon moi, & les jugeant hors d’elle, elle en fait des tous différemment combinés, où elle peut démêler une multitude de rapports.

L’attention dont elle eſt capable avec le toucher, produit donc des effets bien différens de l’attention, dont elle étoit capable avec les autres ſens. Or, cette attention, qui combine les Senſations, qui en fait au-dehors des tous, & qui réfléchiſſant, pour ainſi dire, d’un objet ſur un autre, les compare ſous différens rapports ; c’eſt ce que j’appele réflexion. Ainſi l’on voit pourquoi notre Statue, ſans réflexion avec les autres ſens, commence à réfléchir avec le toucher.

Ce qu’eſt un corps à ſon égard. Un corps qu’elle touche, n’eſt donc à ſon égard que les perceptions de grandeur, de ſolidité, de dureté, etc. Qu’elle juge réunies : c’eſt là tout ce que le tact lui découvre, & elle n’a pas beſoin, pour former un pareil jugement, de donner à ces qualités un ſujet, un ſoutien, ou, comme parlent les philoſophes, un ſubſtratum. Il lui ſuffit de les ſentir enſemble.

De quelles qualités elle compoſe les objets. Autant elle remarque de collections de cette eſpece, autant elle diſtingue d’objets ; & elle ne les compoſe pas ſeulement des idées de grandeur, de ſolidité, de dureté, elle y fait encore entrer la chaleur ou le froid, le plaiſir ou la douleur, & en général tous les ſentimens que le tact lui apprend à rapporter au-dehors. Ses propres Senſations deviennent donc les qualités des objets. Si elles ſont vives, telle qu’une chaleur violente, elle les juge en même-tems dans ſa main & dans le corps qu’elle touche. Si elles ſont foibles, telle qu’une chaleur douce, elle ne les juge que dans ces corps. Ainſi elle peut bien quelquefois ceſſer de les regarder comme à elles : mais elle ne ceſſera plus de les attribuer aux objets qui les occaſionnent. C’eſt une erreur, où les autres ſens n’ont pu la faire tomber ; puiſqu’elle n’appercevoit jamais ſes Senſations, que comme ſon moi modifié différemment.

Elle ſe fait des idées abſtraites. Nous venons de voir que, pour raſſembler dans les objets les qualités qui leur conviennent, elle a été obligée de les conſidé rer chacune à part. Elle a donc fait des abſtractions : car abſtraire, c’eſt ſéparer une idée de pluſieurs autres, qui entrent avec elle dans la compoſition d’un tout.

En ne donnant, par exemple, ſon attention qu’à la ſolidité d’un corps, elle ſépare cette qualité des autres auxquelles elle n’a point d’égard. Elle fait de la même maniere les idées abſtraites de figure, de mouvement, etc. Et auſſi-tôt chacune de ces notions ſe généraliſe, parce qu’elle remarque qu’il n’en eſt point qui ne convienne à pluſieurs objets, ou qui ne ſe retrouve dans pluſieurs collections. On voit par là, & par ce que nous avons dit en traitant des autres ſens, que les idées abſtraites naiſſent néceſſairement de l’uſage que nous voulons faire de nos organes ; que par conſéquent elles ne ſont pas auſſi éloignées de l’intelligence des hommes qu’on paroît le croire ; & que leur génération n’eſt pas aſſez difficile à comprendre, pour ſuppoſer que nous ne puiſſions les tenir que de l’auteur de la nature.

On n’en ſauroit déterminer le nombre. Lorſque la Statue étoit bornée aux autres ſens, elle ne pouvoit faire des abſtractions que ſur ſes propres manieres d’être : elle en ſéparoit certains acceſſoires, communs à pluſieurs ; elle en ſéparoit, par exemple, le contentement ou le mécontentement qui les accompagnoient, & elle faiſoit par ce moyen les notions générales de manieres d’être agréables, & de manieres d’être déſagréables.

Mais actuellement qu’elle s’eſt accoutumée à prendre ſes Senſations pour les qualités des objets ſenſibles, c’eſt-à-dire, pour des qualités, qui exiſtent hors d’elle, & pour ainſi dire, par grouppes ; elle peut les détacher chacune des collections, dont elles font partie, les conſidérer à part, & former des abſtractions ſans nombre. Mais n’ayant pas déterminé l’étendue de ſa curioſité, nous n’entreprendrons pas de la ſuivre ici dans toutes ces opérations.

Elle étend ſes idées ſur les nombres. Sa curioſité ne la bornera pas à n’étudier que les objets, qui l’environnent. Elle ſe touchera elle-même, & elle étudiera ſur-tout la forme de cet organe, avec lequel elle manie les corps. Elle examinera ſes doigts, lorſqu’ils s’écartent, ſe rapprochent, ſe plient ; frappée de la reſſemblance, qu’elle commence à découvrir entre ſes mains, elle ſera curieuſe d’en juger encore mieux ; elle obſervera ſes doigts un à un, deux à deux, etc. Par là, elle multipliera ſes notions abſtraites ſur les nombres, & pourra apprendre que ſa main droite a autant de doigts que ſa main gauche.

Qu’elle conſidere alors un corps, elle juge qu’il eſt un, comme un de ſes doigts : qu’elle en conſidere deux, elle juge qu’ils ſont deux, comme deux de ſes doigts. Voilà donc ſes doigts devenus les ſignes des nombres. Mais nous ne pouvons aſſurer, juſqu’où elle portera ces ſortes d’idées. Il me ſuffit de prouver par ces détails, qu’elles ſont toutes renfermées dans le toucher ; & que notre Statue les y remarquera, ſuivant le beſoin qu’elle aura de les acquérir.

Ses autres idées en ſont plus diſtinctes. Ayant étendu ſes idées ſur les nombres, elle ſera plus en état de ſe rendre compte de ſes notions abſtraites. Elle pourra, par exemple, remarquer qu’elle forme ſur un même objet, juſqu’à cinq ou ſix abſtractions : ou, pour parler autrement, qu’elle y peut obſerver ſéparément, juſqu’à cinq ou ſix qualités différentes. Auparavant elle en appercevoit ſeulement une multitude, qu’il ne lui étoit pas poſſible de déterminer : ce qui ne pouvoit manquer d’y répandre de la confuſion. Ses progrès ſur les nombres contribueront donc à ceux de toutes ſes autres connoiſſances.

Elle ne s’éleve pas aux notions abſtraites d’être & de ſubſtance. Mais quelle que ſoit la multitude des objets qu’elle découvre, quelque combinaiſons qu’elle en faſſe ; elle ne s’élévera jamais aux notions abſtraites d’être, de ſubſtance, d’eſſence, de nature, etc. Ces ſortes de phantômes ne ſont palpables qu’au tact des philoſophes. Dans l’habitude où elle eſt de juger que chaque corps eſt une collection de pluſieurs qualités, il lui paroîtra tout naturel qu’elles exiſtent réunies, & elle ne ſongera pas à chercher quel en peut être le lien ou le ſoutien. L’habitude nous tient ſouvent lieu de raiſon à nous-mêmes, & il faut convenir qu’elle vaut bien quelquefois les explications des philoſophes.

Les philoſophes à ce ſujet, n’en ſavent pas plus qu’elle. Mais ſuppoſé que la Statue fut curieuſe de découvrir comment ces qualités exiſtent dans chaque collection, elle ſeroit portée comme nous, à imaginer quelque choſe qui en eſt le ſujet ; & ſi elle pouvoit donner un nom à ce quelque choſe, elle auroit une réponſe toute prête aux queſtions des philoſophes. Elle en ſauroit donc autant qu’eux ; c’eſt-àdire, qu’ils n’en ſavent pas plus qu’elle. En effet leurs définitions expliquées clairement n’apprennent à un enfant même, que ce que les ſens lui ont appris. Idées qu’elle ſe fait de la durée. Parmi les notions abſtraites qu’elle acquiert, il y en a deux, qui méritent quelques conſidérations particulieres : ce ſont celles de durée & d’eſpace.

Dans le vrai, elle ne connoît la durée que par la ſucceſſion de ſes idées. Mais elle pourra ſe la repréſenter ſi ſenſiblement, en imaginant le paſſé par un eſpace qu’elle a parcouru, & l’avenir pour un eſpace à parcourir, que le tems ſera à ſon égard comme une ligne, ſuivant laquelle elle ſe meut. Cette maniere d’en juger, lui paroîtra même ſi naturelle, qu’elle pourra bien tomber dans l’erreur de croire, qu’elle ne connoît la durée, qu’autant qu’elle réfléchit ſur le mouvement d’un corps. Quand on a pluſieurs moyens pour ſe repréſenter une choſe, on eſt ordinairement porté à regarder comme le ſeul, celui qui eſt plus ſenſible. C’eſt une mépriſe, que les philoſophes mêmes ont peine à éviter. Auſſi Locke eſt-il le premier, qui ait démontré que nous ne connoiſſons la durée que par la ſucceſſion de nos idées. De l’eſpace. Comme elle connoît la durée par la ſucceſſion de ſes idées, elle connoît l’eſpace par la coexiſtence de ſes idées. Si le toucher ne lui tranſmettoit pas à la fois pluſieurs Senſations qu’il diſtingue, qu’il raſſemble, qu’il circonſcrit dans de certaines limites, & dont en un mot, il fait un corps, elle n’auroit l’idée d’aucune grandeur. Elle ne trouve donc cette idée que dans la coexiſtence de pluſieurs Senſations. Or, dès qu’elle connoît une grandeur, elle a de quoi en meſurer d’autre ; elle a de quoi meſurer l’intervalle qui les ſépare, celui qu’elles occupent ; en un mot, elle a l’idée de l’eſpace. Comme elle n’auroit donc aucune idée de durée, ſi elle ne ſe ſouvenoit pas d’avoir eu ſucceſſivement pluſieurs Senſations ; elle n’auroit aucune idée d’étendue ni d’eſpace, ſi elle n’avoit jamais pluſieurs Senſations à la fois. Par-tout où elle ne trouve point de réſiſtance, elle juge qu’il n’y a rien, & elle ſe fait l’idée d’un eſpace vuide. Cependant ce n’eſt pas une preuve pour qu’il exiſte un eſpace ſans matiere : elle n’a qu’à ſe mouvoir avec quelque vivacité, pour ſentir au moins un fluide qui lui réſiſte.

De l’immenſité. D’abord elle n’imagine rien au-delà de l’eſpace qu’elle découvre autour d’elle ; & en conſéquence elle ne croit pas qu’il y en ait d’autre. Dans la ſuite l’expérience lui apprend peu à peu qu’il s’étend plus loin. Alors l’idée de celui qu’elle parcourt devient un modele, d’après lequel elle imagine celui qu’elle n’a point encore parcouru, & lorſqu’elle a une fois imaginé un eſpace où elle ne s’eſt point tranſportée, elle en imagine pluſieurs les uns hors des autres. Enfin ne concevant point de bornes, au-delà deſquelles elle puiſſe ceſſer d’en imaginer ; elle eſt comme forcée d’en imaginer encore, & elle croit appercevoir l’immenſité même. De l’éternité. Il en eſt de même de la durée. Au premier moment de ſon exiſtence elle n’imagine rien ni avant ni après. Mais lorſqu’elle s’eſt fait une longue habitude des changemens auxquels elle eſt deſtinée, le ſouvenir d’une ſucceſſion d’idées eſt un modele d’après lequel elle imagine une durée antérieure & une durée poſtérieure ; de ſorte que ne trouvant point d’inſtant dans le paſſé ni dans l’avenir, au-delà duquel elle ne puiſſe pas en imaginer d’autres, il lui ſemble que ſa penſée embraſſe toute l’éternité. Elle ſe croit même éternelle, car elle ne ſe rappele pas qu’elle ait commencé, & elle ne ſoupçonne pas qu’elle doit finir.

Les deux dernieres ne ſont qu’une illuſion de ſon imagination. Cependant elle n’a dans le vrai, ni l’idée de l’éternité, ni celle de l’immenſité. Si elle juge le contraire, c’eſt que ſon imagination lui fait illuſion en lui repréſentant comme l’éternité & l’immenſité même, une durée & un eſpace vagues, dont elle ne peut fixer les bornes. Les Senſations ſont des idées pour la Statue. à chaque découverte qu’elle fait, elle éprouve que le propre de chaque Senſation eſt de lui faire prendre connoiſſance ou de quelque ſentiment qu’elle juge en elle, ou de quelque qualité qu’elle juge au-dehors : c’eſt-à-dire, que le propre de chaque Senſation eſt pour elle ce que nous appelons idée ; car toute impreſſion qui donne une connoiſſance, eſt une idée.

En quoi elles different des idées intellectuelles. Si elle conſidere ſes Senſations comme paſſées, elle ne les apperçoit plus que dans le ſouvenir qu’elle en conſerve, & ce ſouvenir eſt encore une idée ; car il redonne ou rappele une connoiſſance. J’appelerai ces ſortes d’idées pures ou intellectuelles, ou ſimplement idées, pour les diſtinguer des autres, que je continuerai de nommer Senſations. Une idée intellectuelle eſt donc le ſouvenir d’une Senſation. L’idée intellectuelle de ſolidité, par exemple, eſt le ſouvenir d’avoir ſenti de la ſolidité dans un corps qu’on a touché ; l’idée intellectuelle de chaleur eſt le ſouvenir d’une certaine Senſation qu’on a eue ; & l’idée intellectuelle de corps eſt le ſouvenir d’avoir remarqué dans une même collection de l’étendue, de la figure, de la dureté, etc.

Différence que la Statue met entre ſes idées & ſes Senſations. Or, notre Statue ſent une différence entre éprouver actuellement des Senſations, & ſe ſouvenir de les avoir eues. Elle les diſtingue donc de ce que j’appele idée pure.

Elle remarque qu’elle a de ces ſortes d’idées, ſans rien toucher, & qu’elle n’a des Senſations qu’autant qu’elle touche. La raiſon qui lui a fait juger ſes Senſations dans les objets, ne peut lui faire porter le même jugement ſur ſes idées intellectuelles. Celles-ci lui paroiſſent donc comme ſi elle ne les avoit qu’en elle-même.

Si les Senſations ſont la ſource de ſes connoiſſances, les idées en deviennent le fond. Par les Senſations, elle ne connoît que les objets préſens au tact, & c’eſt par les idées qu’elle connoît ceux qu’elle a touchés, & qu’elle ne touche plus. Elle ne juge même bien des objets qu’elle touche, qu’autant qu’elle les compare avec ceux qu’elle a touchés : & comme les Senſations actuelles ſont la ſource de ſes connoiſſances, le ſouvenir de ſes Senſations paſſées ou les idées intellectuelles en ſont tout le fond : c’eſt par leur ſecours que les nouvelles Senſations ſe démêlent, & ſe développent toujours de plus en plus.

Sans les idées, elle jugeroit mal des objets qu’elle touche. En effet, lorſqu’elle touche un objet, elle ne jugeroit point de ſa grandeur, ni de ſes degrés de dureté, de chaleur, etc. Si elle ne ſe ſouvenoit pas d’avoir manié d’autres grandeurs, où elle a trouvé d’autres degrés de dureté & de chaleur. Mais dès qu’elle s’en ſouvient, elle juge par comparaiſon cet objet plus ou moins grand, plus ou moins dur, plus ou moins chaud. C’eſt donc au ſouvenir ou à l’idée intellectuelle, qu’elle conſerve de certaines grandeurs, de certains degrés de dureté & de chaleur, qu’elle juge des nouveaux objets qu’elle rencontre : c’eſt ce ſouvenir, qui lui faiſant faire des comparaiſons, lui fait remarquer les différentes idées ou connoiſſances, que les Senſations actuelles lui tranſmettent.

Elle ne remarque pas que dans l’origine les idées & les Senſations ſont la même choſe. Cependant, puiſque nous avons vu que le ſouvenir n’eſt qu’une maniere de ſentir, c’eſt une conſéquence que les idées intellectuelles ne different pas eſſentiellement des Senſations mêmes. Mais vraiſemblablement notre Statue n’eſt pas capable de faire cette réflexion. Tout ce qu’elle peut ſavoir, c’eſt qu’elle a des idées qui lui ſervent pour régler ſes jugemens, & qui ne ſont pas des Senſations. Suppoſez donc qu’elle eût occaſion de réfléchir ſur l’origine de ſes connoiſſances, voici, je penſe, comment elle raiſonneroit. Mauvais raiſonnemens qu’elle pourroit faire. « mes idées ſont bien différentes de mes Senſations, puiſque les unes ſont en moi, & les autres au contraire dans les objets. Or, connoître, c’eſt avoir des idées. Mes connoiſſances ne dépendent donc d’aucune Senſation. D’ailleurs je ne juge des objets qui font ſur moi des impreſſions différentes, que par la comparaiſon que j’en fais aux idées que j’ai déjà. J’ai donc des idées, avant d’avoir des Senſations. Mais ces idées, me les ſuis-je données à moi-même ? Non ſans doute : comment cela ſeroit-il poſſible ? Pour ſe donner l’idée d’un triangle, ne faudroit-il pas déjà l’avoir ? Or, ſi je l’avois, je ne me la donne pas. Je ſuis donc un être, qui par moi-même, ai naturellement des idées : elles ſont nées avec moi » . Les idées étant le fond de toutes nos connoiſſances, elles conſtituent plus particulierement ce que nous nommons l’être penſant : & quoique les Senſations ſoient le principe de la penſée, & n’appartiennent dans le vrai qu’à l’ame, elles paroiſſent s’arrêter dans le corps, & être tout-à-fait inutiles à la génération des idées. Notre Statue ne manqueroit donc pas de tomber dans l’erreur des idées innées, ſi elle étoit capable, comme nous, de ſe perdre dans de vaines ſpéculations. Mais ce n’eſt pas la peine d’en faire un philoſophe, pour lui apprendre à raiſonner ſi mal. Concluſion de ce chapitre. N’ayant pas déterminé juſqu’où elle portera ſa curioſité, principal mobile des opérations de ſon ame ; je n’entreprends pas d’entrer dans un plus grand détail des connoiſſances que la réflexion peut lui faire acquérir. Il ſuffit d’obſerver que tous les rapports des grandeurs étant renfermés dans les Senſations du tact, elle les remarquera, lorſqu’elle ſera intéreſſée à les connoître. Mon objet n’eſt pas d’expliquer la génération de toutes ſes idées : je me borne à démontrer qu’elles lui viennent par les ſens ; & que ce ſont ſes beſoins, qui lui apprennent à les démêler.

Chapitre 8 modifier

Obſervations propres à faciliter l’intelligence de ce qui ſera dit en traitant de la vue. Objet de ce chapitre.

Après les détails où nous venons d’entrer, ce chapitre paroîtra tout-à-fait inutile ; & j’avoue qu’il le ſeroit, s’il ne préparoit pas le lecteur à ſe convaincre des obſervations que nous ferons ſur la vue. La maniere, dont les mains jugent des objets par le moyen d’un bâton, de deux, ou d’un plus grand nombre, reſſemble ſi fort à la maniere, dont les yeux en jugent, par le moyen des rayons, que depuis Deſcartes on explique communément l’un de ces problêmes par l’autre. Le premier ſera l’objet de ce chapitre. Comment la Statue peut juger des diſtances & des ſituations à l’aide d’un bâton. La premiere fois que la Statue ſaiſit un bâton, elle n’a connoiſſance que de la partie qu’elle tient : c’eſt là qu’elle rapporte toutes les Senſations qu’il fait ſur elle.

Elle ne ſait donc pas qu’il eſt étendu ; & par conſéquent, elle ne peut pas juger de la diſtance des corps, ſur leſquels elle le porte. Ce bâton peut être incliné différemment, & dès-lors il fait ſur ſa main des impreſſions différentes. Mais ces impreſſions ne lui apprennent pas qu’il eſt incliné, tant qu’elle ignore qu’il eſt étendu. Elles ne ſauroient donc encore lui découvrir les différentes ſituations des objets.

Pour juger par ce moyen des diſtances, il faut qu’elle l’ait touché dans toute ſa longueur ; & pour juger des ſituations par l’impreſſion qu’elle en reçoit, il faut que pendant qu’elle le tient d’une main, elle en étudie de l’autre la direction.

Avec deux. Tant qu’elle ne ſaura pas juger de la direction de deux bâtons, dont la longueur lui eſt connue, & qu’elle tient, l’un de la main droite, l’autre de la main gauche ; elle ne pourra pas découvrir s’ils ſe croiſent quelque part, ni même ſi leurs extrémités s’éloignent, ou ſi elles ſe rapprochent. Elle croira ſouvent toucher deux corps, lorſqu’elle n’en touchera qu’un : elle croira en haut ce qui eſt en bas ; en bas ce qui eſt en haut. Mais dès qu’elle ſera capable de remarquer les différentes directions, ſuivant la différence des impreſſions ; alors elle connoîtra la ſituation des bâtons, & par-là, elle jugera de celle des corps.

Ce jugement ne ſera d’abord qu’un raiſonnement fort lent. Elle ſe dira en quelque ſorte : ces bâtons ne peuvent ſe croiſer, que l’extrémité de celui que je tiens de la main droite ne ſoit à ma gauche ; & que l’extrémité de celui que je tiens de la main gauche, ne ſoit à ma droite. Par conſéquent les corps qu’ils touchent, ſont dans une ſituation contraire à celle de mes mains ; & je dois juger à droite ce que je ſens de la main gauche, & à gauche, ce que je ſens de la main droite. Dans la ſuite ce raiſonnement lui deviendra ſi familier, & ſe fera ſi rapidement, qu’elle jugera de la ſituation des corps, ſans paroître faire la moindre attention à celle de ſes mains.

Elle rapporte ſa Senſation à l’extrémité oppoſée à celle qu’elle ſaiſit. Ce n’eſt plus à l’extrémité qui agit ſur ſa main, qu’elle rapporte les Senſations qu’un bâton lui tranſmet ; elle ſent au contraire à l’extrémité oppoſée, la dureté ou la molleſſe des corps, ſur leſquels elle le porte ; & cette habitude lui fera diſtinguer des Senſations, qu’elle ne diſtinguoit pas auparavant.

Suppoſons qu’elle appuye la paume de la main ſur trois joncs d’égale longueur, & réunis comme s’ils n’en formoient qu’un ſeul ; elle aura une Senſation confuſe, ou elle ne démêlera pas l’action de chaque jonc. écartons ces joncs ſeulement par le bas : auſſi-tôt elle apperçoit diſtinctement trois points de réſiſtance, & par-là, elle diſcerne l’impreſſion que chaque jonc fait ſur elle.

Mais il faut bien remarquer qu’elle ne fait cette différence, que parce qu’elle a appris à juger de l’inclinaiſon par la Senſation. Si elle n’avoit pas fait les expériences néceſſaires pour porter ce jugement, elle ſentiroit dans ſa main un ſeul point de réſiſtance, ſoit que les joncs fuſſent réunis par le bas, ſoit qu’ils fuſſent écartés. Cette expérience confirme le ſentiment que j’ai adopté ſur la vue. Car ne ſe peut-il pas que, comme la main, l’œil ne confonde des Senſations ſemblables, lorſqu’il ne les juge qu’en lui-même ; & qu’il ne commence à en faire la différence, qu’autant qu’il s’accoutume à les rapporter au-dehors ? Il ſuffit de conſidérer que les rayons font ſur lui l’effet, que les joncs font ſur la main.

Elle ſe fait une eſpece de géométrie. Pour déterminer l’intervalle que laiſſent entr’ elles les extrémités de deux bâtons qui ſe croiſent, il ſuffit à un géomêtre de déterminer la grandeur des angles, & celle des côtés.

La Statue ne peut pas ſuivre une méthode, où il y ait autant de préciſion. Mais elle ſait à peu près quelle eſt la grandeur des bâtons, combien ils ſont inclinés, le point où ils ſe croiſent ; & elle juge que les extrémités qui portent ſur les objets, s’écartent, ou ſe rapprochent dans la même proportion que les extrémités qu’elle ſaiſit. On imagine donc comment à force de tâtonner, elle ſe fera une eſpece de géométrie, & jugera de la grandeur des corps à l’aide de deux bâtons.

Si elle avoit quatre mains, elle pourroit par le même artifice, juger tout-à-la fois de la hauteur & de la largeur d’un objet ; & ſi elle en avoit un plus grand nombre, elle pourroit l’appercevoir ſous une plus grande quantité de rapports. Il ſuffiroit qu’elle contractât l’habitude de porter des jugemens ſur les impreſſions que lui tranſmettroient dix bâtons ou davantage.

C’eſt ainſi, que ſans aucune connoiſſance de la géométrie, elle ſe conduiroit, en tâtonnant, d’après les principes de cette ſcience ; et, pour dire encore plus, c’eſt ainſi que dans le développement de nos facultés, il y a des principes qui nous échappent, au moment même qu’ils nous guident. Nous ne les remarquons pas, & cependant, nous ne faiſons rien que par leur influence.

Auſſi la connoiſſance des principes de la géométrie ſeroit-elle tout-à-fait inutile à notre Statue. Ce ne ſeroit jamais qu’en tâtonnant, qu’elle en pourroit faire l’application aux bâtons, dont elle ſe ſert. Or, dès qu’elle tâtonne, elle porte néceſſairement les mêmes jugemens, que ſi elle raiſonnoit d’après ces principes. Il auroit donc été ſuperflu de lui ſuppoſer des idées innées ſur les grandeurs & ſur les ſituations : c’eſt aſſez qu’elle ait des mains.

Chapitre IX.

Du repos, du ſommeil, & du réveil dans un homme borné au ſens du toucher.

Le repos de la Statue.


Le mouvement paroît à notre Statue un état ſi naturel, & elle a une ſi grande curioſité de ſe tranſporter partout, & de tout manier, qu’elle ne prévoit pas ſans doute l’inaction, où elle ne peut manquer de tomber. Mais peu-à-peu ſes forces l’abandonnent ; & commençant à ſentir de la laſſitude, elle la combat quelque tems par le deſir qu’elle a encore de ſe mouvoir ; enfin, le repos devient le plus preſſant de ſes beſoins, elle ſent que malgré elle, ſa curioſité cede ; elle étend les bras, & reſte immobile.

Son ſommeil. Cependant, l’activité de ſa mémoire ſe conſerve encore ; il lui ſemble qu’elle ne vit plus que par le ſouvenir de ce qu’elle a été : mais la mémoire ſe repoſe à ſon tour ; les idées qu’elle retrace, s’affoibliſſent inſenſiblement, & paroiſſent ſe perdre dans un éloignement, d’où elles jettent à peine une lueur qui va s’éteindre. Enfin, toutes les facultés ſont aſſoupies : & c’eſt pour la Statue l’état de ſommeil. Son réveil. Au bout de quelques heures le repos commence à lui rendre ſes forces. Ses idées reviennent lentement, paſſent rapidement ; & ſon ame ſuſpendue entre le ſommeil & la veille, ſe ſent comme une vapeur légere, qui, d’un moment à l’autre, ſe diſſipe & ſe reproduit. Cependant le mouvement renaît peu-à-peu dans toutes les parties de ſon corps, ſes idées ſe fixent, ſes habitudes ſe renouvellent, ſon ame lui eſt rendue toute entiere, elle croit vivre pour la ſeconde fois.

Ce réveil lui paroît délicieux. Elle porte les mains ſur elle avec étonnement, elle les porte ſur tout ce qui l’environne : charmée de ſe retrouver & de retrouver encore les objets, qui lui ſont familiers ; ſa curioſité & tous ſes deſirs renaiſſent avec plus de vivacité. Elle s’y livre toute entiere, ſe tranſporte de côté & d’autre, reconnoît ce qu’elle a déjà connu, & acquiert de nouvelles connoiſſances. Elle ſe fatigue donc pour la ſeconde fois ; & cédant à la laſſitude, elle s’abandonne encore au ſommeil. Elle prévoit qu’elle repaſſera par ces états. En paſſant à pluſieurs repriſes par ces différens états, elle ſe fera une habitude de les prévoir ; & ils lui deviendront ſi naturels, qu’elle s’endormira & ſe réveillera ſans être étonnée. à quoi elle les diſtingue. C’eſt au ſouvenir d’avoir paſſé de l’un à l’autre, qu’elle les diſtingue. Elle a d’abord ſenti ſes forces l’abandonner inſenſiblement : elle les a ſenties enſuite ſe renouveller tout-à-coup. Ce paſſage bruſque d’une inaction totale à l’exercice de toutes ſes facultés la frappe, la ſurprend, & par-là, lui paroît une ſeconde vie. Il ſuffit donc de l’oppoſition qui eſt entre l’inſtant de foibleſſe, qui a immédiatement précédé le ſommeil, & l’inſtant de force où elle ſe réveille, pour qu’elle ſe ſente, comme ſi elle avoit ceſſé d’être. Si elle avoit repris l’uſage de ſes facultés par des degrés inſenſibles, elle n’eût rien pu remarquer de ſemblable.

Elle ne ſe fait pas d’idée de l’état du ſommeil. Cependant, elle ne ſe repréſente pas ce que ce peut être que l’état d’où elle ſort au réveil. Elle ne juge point quelle en a été la durée, elle ne ſait ſait pas même s’il a duré. Car rien ne peut lui faire ſoupçonner qu’il y ait eu en elle ni au dehors quelque ſucceſſion. Elle n’a donc aucune notion de l’état de ſommeil, & elle n’en diſtingue l’état de veille, que par la ſecouſſe que lui donnent toutes ſes facultés, au moment que les forces lui ſont rendues.

Chapitre 10

De la Mémoire, de l’Imagination & des Songes dans un homme borné au Sens du Toucher.


Comment les idées ſe lient dans la mémoire de la Statue.
Les Senſations qui viennent par le tact ſont de deux eſpeces : les unes ſont l’étendue, la figure, l’eſpace, la ſolidité, la fluidité, la dureté, la molleſſe, le mouvement, le repos ; les autres ſont la chaleur & le froid, & différentes eſpeces de plaiſirs & de douleurs. Les rapports de celles-ci ſont naturellement indéterminés. Elles ne ſe conſervent donc dans la mémoire, que parce que les organes les ont tranſmiſes à pluſieurs repriſes. Mais celles-là ont des rapports, qui ſe connoiſſent avec plus d’exactitude. Notre Statue meſure le volume des corps avec ſes mains ; elle meſure l’eſpace en ſe tranſportant d’un lieu dans un autre ; elle détermine les figures, lorſqu’elle en compte les côtés, & qu’elle en ſuit le contour ; elle juge à la réſiſtance de la ſolidité, ou de la fluidité, de la dureté, ou de la molleſſe ; enfin, elle ſaiſit une différence ſenſible entre le mouvement & le repos, lorſqu’elle conſidere ſ i un corps change ou ne change pas de ſituation par rapport à d’autres. Voilà donc de toutes les idées, celles qui ſe lient le plus fortement, & le plus facilement dans ſa mémoire. Elles ſe lient toutes à celles de l’étendue. D’un côté, elle s’eſt fait une habitude de rapporter toutes ſes Senſations à l’étendue ; puiſqu’elle les regarde comme les qualités des objets, qu’elle touche. Toutes ſes idées ne ſont que de l’étendue chaude ou froide, ſolide ou fluide, etc. Par-là celles dont les rapports ſont les plus vagues, comme celles dont les rapports ſe déterminent le mieux, ſont toutes liées à une même idé e. En un mot, toutes ſes Senſations ne ſont à ſon égard, que des modifications de l’étendue. Le ſouvenir en eſt plus fort & plus durable. D’un autre côté, la Senſation de l’étendue eſt telle, que notre Statue ne la peut perdre que dans un ſommeil profond. Lorſqu’elle eſt éveillée, elle ſent toujours qu’elle eſt étendue ; car elle ſent toutes les parties de ſon corps, qui peſent ſur le lieu où elles repoſent, & qui le meſurent. Tant qu’elle eſt éveillée, elle ne peut donc pas avec le tact, comme avec les autres ſens, être entiérement privée de toute eſpece de Senſations. Il lui en reſte toujours une à laquelle toutes les autres ſont liées ; & que je regarde, par cette raiſon, comme la baſe de toutes les idées dont elle conſerve le ſouvenir. Tout prouve donc que la mémoire des idées qui viennent par le tact, doit être plus forte & durer beaucoup plus, que celle des idées qui viennent par les autres ſens.

En quoi conſiſte l’imagination de la Statue. Les idées peuvent ſe retracer avec plus ou moins de vivacité. Lorſqu’elles ſe réveillent foiblement, la Statue ſe ſouvient ſeulement d’avoir touché tel ou tel objet : mais lorſqu’elles ſe réveillent avec force, elle ſe ſouvient des objets, comme ſi elle les touchoit encore. Or, j’ai appelé imagination cette mémoire vive, qui fait paroître préſent ce qui eſt abſent.

La réflexion ſe joint à l’imagination. Si nous joignons à cette faculté la réflexion, ou cette opération qui combine les idées ; nous verrons comment la Statue pourra ſe repréſenter dans un objet les qualités, qu’elle aura remarquées dans d’autres. Suppoſons qu’elle deſire de jouir tout-à-la-fois de pluſieurs qualités, qu’elle n’a point encore rencontrées enſemble ; elle les imaginera réunies, & ſon imagination lui procurera une jouiſſance, qu’elle ne pourroit pas obtenir par le tact.

Sens le plus étendu, dans lequel on peut prendre le mot imagination. Voilà la ſignification la plus étendue qu’on donne au mot imagination : c’eſt de le conſidérer comme le nom d’une faculté, qui combine les qualités des objets, pour en faire des enſembles, dont la nature n’offre point de modeles. Par-là, elle procure des jouiſſances, qui à certains égards l’emportent ſur la réalité même : car elle ne manque pas de ſuppoſer dans les objets dont elle fait jouir, toutes les qualités qu’on deſire y trouver.

Jouiſſance à laquelle le toucher & l’imagination concourent. Mais la jouiſſance, par le toucher, peut ſe réunir à celle qui ſe fait par l’imagination ; & ce ſera alors pour la Statue, les plus grands plaiſirs, dont elle puiſſe avoir connoiſſance. Lorſqu’elle touche un objet, rien n’empêche que l’imagination ne le lui repréſente quelquefois avec des qualités agréables qu’il n’a pas, & ne faſſe diſparoître celles par où il pourroit lui déplaire. Il ſuffira pour cela d’un deſir vif d’y rencontrer les unes, & de n’y pas trouver les autres. Excès où l’imagination fait tomber la Statue. L’imagination ne peut lui offrir tant d’attraits de la part des objets, qu’elle ne lui faſſe ſouvent trouver du plaiſir à ſe mouvoir, lors même que ſes membres fatigués commencent à ſe refuſer à ſes deſirs : elle lui retrace même quelquefois ce plaiſir avec tant de vivacité, qu’elle la diſtrait de la laſſitude de ſes organes. Alors, il n’y a qu’un excès de fatigue, qui puiſſe lui faire goûter le repos. Un état de peine & de douleur ſera le fruit d’un deſir, auquel elle s’eſt livrée avec trop peu de modération ; & lorſqu’elle en aura ſouvent fait l’épreuve, elle apprendra à ſe méfier des attraits du plaiſir, & ſera plus attentive à conſulter ſes forces.

état de ſonge. Entre la veille & le ſommeil profond, nous pouvons diſtinguer deux états mitoyens : l’un où la mémoire ne rappele les idées que d’une maniere fort légere ; l’autre où l’imagination les rappele avec tant de vivacité, & en fait des combinaiſons ſi ſenſibles, qu’on croit toucher les objets qu’on ne fait qu’imaginer. Lorſque la Statue s’eſt endormie dans un lieu, où elle a appris à ſe conduire ſans danger ; elle peut imaginer qu’il eſt ſemé d’épines, de cailloux, qu’elle marche, & qu’à chaque pas, elle ſe déchire, tombe, ſe heurte, & reſſent de la douleur. Quoi qu’é tonnée de ce changement, elle n’en peut douter ; & ſon état eſt le même pour elle, que ſi elle étoit éveillée, & que ce lieu fût en effet tel qu’il lui paroît.

Cauſe des ſonges & du déſordre dans lequel ils retracent les idées. Pour découvrir la cauſe de ce ſonge, il ſuffit de conſidérer, qu’avant le ſommeil, elle avoit les idées d’un lieu où elle pouvoit ſe promener ſans crainte ; celles d’épines, de cailloux, de déchiremens, de chûte, de douleur ; enfin, celles d’un lieu, où elle avoit fait l’épreuve de toutes ces choſes. Or, qu’arrive-t-il dans le ſommeil ? C’eſt que cette derniere idée ne ſe réveille point du tout. Celles d’épines, de cailloux, de déchiremens, de chûte, de douleur, & du lieu où elle n’a rien connu de ſemblable, ſe retracent avec la même vivacité, que ſi les objets étoient préſens ; & ſe réuniſſant, il faut que la Statue croye que ce lieu eſt devenu tel, que ſon imagination le lui repréſente. Si elle ſe fût rappelé le lieu, où elle s’eſt déchirée, où elle a fait des chûtes, elle ne fût pas tombée dans cette erreur. Il ne ſe fait donc dans les ſonges des aſſociations ſi biſarres & ſi contraires à la vérité, que parce que les idées qui rétabliroient l’ordre, ſe trouvent interceptées.

Il n’eſt pas étonnant, qu’alors les idées ſe reproduiſent dans un déſordre, qui rapproche & réunit celles qui ſont les plus étrangeres. Ainſi que le ſommeil eſt le repos du corps, il eſt celui de la mémoire, de l’imagination & de toutes les facultés de l’ame ; & ce repos a différens degrés. Si ces facultés ſont entiérement aſſoupies, le ſommeil eſt profond. Si elle ne le ſont que juſqu’à un certain point, la mémoire & l’imagination aſſez éveillées, pour rappeler certaines idées, ne le ſont pas aſſez pour en rappeler d’autres : dès lors celles qui ſe préſentent, forment les enſembles les plus extraordinaires.

Sentiment de la Statue au réveil. Je frappe la Statue au milieu de ſon rêve, & je l’arrache au ſommeil. Son premier ſentiment eſt la crainte ; oſant à peine ſe mouvoir, elle étend les bras avec méfiance ; & toute étonnée de ne point retrouver les objets, dont elle a cru recevoir des bleſſures, elle ſe ſouleve & haſarde de marcher. Peu à peu elle ſe raſſure ; elle ne ſait pas ſi elle ſe trompe actuellement, ou ſi elle s’eſt trompée le moment précédent. Sa confiance augmente, & elle oublie l’état où elle s’eſt trouvée en ſonge, pour jouir uniquement de celui où elle eſt au réveil.

Son embarras ſur l’état de ſonge & ſur celui de veille. Cependant le ſommeil lui devient encore néceſſaire. Elle s’y livre, elle a de nouveaux ſonges, & au réveil ils ſont ſuivis du même étonnement.

En effet, ces illuſions doivent lui paroître bien étranges. Elle ne ſauroit ſoupçonner qu’elles ſe ſont offertes à elle dans le tems qu’elle dormoit, puiſqu’elle n’a aucune idée de la durée de ſon ſommeil. Au contraire elle ne doute pas qu’elle ne fut éveillée : car veiller pour elle, c’eſt toucher & réfléchir ſur ce qu’elle touche. Ses ſonges ne lui paroiſſent donc pas des ſonges, & elle n’en doit avoir que plus d’inquiétude. Elle ne comprend pas pourquoi elle porte ſur les mêmes objets des jugemens ſi différens ; elle ne ſait où eſt l’erreur, & elle paſſe tour-à-tour de la défiance que lui donnent ſes ſonges, à la confiance que lui rend l’état de veille. Pourquoi elle a des ſonges dont elle ſe ſouvient, & d’autres qu’elle a oubliés. Il n’eſt pas poſſible qu’elle ſe ſouvienne de toutes les idées, qu’elle a eues, étant éveillée ; il doit en être de même de celles qu’elle a eues dans le ſommeil. Quant à la cauſe qui lui rappele quelques uns de ſes ſonges, voici mes conjectures.

Si l’impreſſion en a été vive, & s’ils ont offert les idées dans un déſordre, qui contrediſe d’une maniere frappante les jugemens qui ont précédé le tems où elle s’eſt endormie, ſon étonnement en ce cas lie ces idées à la chaîne de ſes connoiſſances. Au réveil le même étonnement qui ſubſiſte encore, lui fait faire des efforts pour ſe les rappeler en détail, & elle ſe les rappele. Elle n’en aura au contraire aucun ſouvenir, ſi l’intervalle du ſonge au réveil a été aſſez long, & rempli par un ſommeil aſſez profond, pour effacer toute l’impreſſion de l’étonnement où elle a été. Enfin, s’il ne lui reſte que peu de ſurpriſe, quelquefois elle ne ſe rappelera qu’une partie de ſon rêve, d’autres fois elle ſe ſouviendra ſeulement d’avoir eu des idées fort extraordinaires.

Ses ſonges ne ſe gravent donc dans ſa mémoire, que parce qu’ils ſe lient à des jugemens d’habitude qu’ils contrediſent ; & c’eſt la ſurpriſe où elle eſt encore à ſon réveil, qui l’engage à ſe les rappeler.

Chapitre 11 modifier

Du principal organe du toucher. la mobilité & la flexibilité des organes eſt néceſſaire pour acquérir des idées par le tact. Les détails des chapitres précédens démontrent aſſez que la main eſt le principal organe du tact. C’eſt en effet celui qui s’accommode le mieux à toutes ſortes de ſurfaces. La facilité d’étendre, de racourcir, de plier, de ſéparer, de joindre les doigts, fait prendre à la main bien des formes différentes. Si cet organe n’étoit pas auſſi mobile & auſſi flexible, il faudroit beaucoup plus de tems à notre Statue pour acquérir les idées des figures : & combien ne ſeroit-elle pas bornée dans ſes connoiſſances, ſi elle en étoit privée !

Si ſes bras étoient, par exemple, terminés au poignet, elle pourroit découvrir qu’elle a un corps, & qu’il y en a d’autres hors d’elle : elle pourroit, en les embraſſant, ſe faire quelque idée de leur grandeur & de leur forme ; mais elle ne jugeroit qu’imparfaitement de la régularité ou de l’irrégularité de leurs figures.

Elle ſera encore plus bornée, ſi nous ne laiſſons aucune articulation dans ſes membres. Ré duite au ſentiment fondamental, elle ſe ſentira comme dans un point, s’il eſt uniforme ; & s’il eſt varié, elle ſe ſentira ſeulement de pluſieurs manieres à la fois. Mais plus de mobilité & de flexibilité que nous n’en avons, y ſeroit inutile, ou même contraire. Les organes du toucher étant moins parfaits, moins propres à tranſmettre des idées, à proportion qu’ils ſont moins mobiles & moins flexibles, n’en pourroit-on pas conclure que la main ſeroit d’un plus grand ſecours, ſi elle étoit compoſée de vingt doigts, qui euſſent chacun un grand nombre d’articulations ? Et ſi elle étoit diviſée en une infinité de parties toutes également mobiles & flexibles, un pareil organe ne ſeroit-il pas une eſpece de géométrie univerſelle ? Ce n’eſt pas aſſez que les parties de la main ſoient flexibles & mobiles, il faut encore que la Statue puiſſe les remarquer les unes après les autres, & s’en faire des idées exactes. Quelle connoiſſance auroit-elle des corps par le tact, ſi elle ne pouvoit connoître qu’imparfaitement l’organe avec lequel elle les touche ? Et quelle idée ſe formeroit-elle de cet organe, ſi le nombre des parties en étoit infini ? Elle appliqueroit la main ſur une infinité de petites ſurfaces. Mais qu’en réſulteroit-il ? Une Senſation ſi compoſée, qu’elle n’y pourroit rien démêler. L’étude de ſes mains ſeroit trop étendue pour elle ; elle s’en ſerviroit ſans pouvoir jamais bien les connoître ; & elle n’acquerroit que des notions confuſes.

Je dis plus : vingt doigts ne lui ſeroient peut-être pas ſi commodes que cinq. Il falloit que l’organe, qui devoit lui donner la connoiſſance des figures les plus compoſées, fût peu compoſé lui-même ; ſans quoi, il lui eût été difficile de s’en former une notion diſtincte ; & par conſéquent, ç’eût été un obſtacle aux progrès de ſes connoiſſances : en pareil cas, elle auroit eu beſoin d’un organe plus ſimple, qui étant connu plus facilement, l’eût mis en état de ſe faire une idée du plus compoſé. Il ne manque donc rien à la Statue à cet égard. Je crois donc qu’elle n’a rien à deſirer à cet égard. En effet, que manque-t-il à ſes mains ? S’il y a des idées qu’elles ne lui donnent pas immédiatement, elles la mettent ſur la voie pour les acquérir. Quand on ſuppoſeroit, ce qui n’eſt pas poſſible, qu’ayant un grand nombre de doigts très-fins & très-déliés, elle démêleroit toutes les impreſſions qu’ils lui tranſmettroient à la fois, elle n’en connoîtroit pas mieux les grandeurs, qui ſont l’objet des mathématiques. Elle remarqueroit ſeulement ſur la ſurface des corps des inégalités, qui lui échappent aujourd’hui ; mais qui ne lui échapperont plus, lorſqu’elle jouira du ſens de la vue.