Traité de radioactivité/Introduction

Gauthier (Tome Ip. v-xiii).




INTRODUCTION.


Cet Ouvrage représente l’ensemble des leçons qui ont constitué pendant ces dernières années le cours de Radioactivité professé à la Sorbonne. La rédaction de ces leçons a été complétée par quelques développements qui n’avaient pu trouver place dans l’enseignement.

La découverte de la radioactivité est relativement très récente puisqu’elle remonte seulement à 1896, année dans laquelle les propriétés radiantes de l’uranium ont été mises en évidence par Henri Becquerel. Cependant le développement de cette science a été extrêmement rapide, et parmi les nombreux résultats obtenus il en est dont la portée générale est si grande que la Radioactivité constitue aujourd’hui une branche importante et indépendante des sciences physico-chimiques, avec un domaine qui lui appartient en propre et se trouve défini avec une netteté particulière.

Les connaissances du chimiste et celles du physicien trouvent dans l’étude de la radioactivité des applications d’importance équivalente. Si les méthodes de la Chimie analytique sont constamment employées pour l’extraction des substances radioactives de leurs minerais, diverses méthodes de mesures physiques, et en particulier l’électrométrie, sont d’un usage courant pour l’étude de ces substances.

Il est particulièrement intéressant de remarquer la liaison étroite qui existe entre le développement rapide de la radioactivité et l’ensemble des résultats obtenus dans une série de recherches théoriques et expérimentales sur la nature des phénomènes électromagnétiques, et sur le passage du courant électrique au travers des gaz. Ces recherches, qui ont établi avec une grande netteté la conception de la structure corpusculaire de l’électricité, comprennent l’étude des rayons cathodiques et des rayons positifs, la découverte et l’étude des rayons Röntgen et l’étude des ions gazeux ; elles ont conduit à la notion de l’existence de particules qui portent des charges positives ou négatives, et qui peuvent avoir des dimensions comparables aux dimensions atomiques ou bien des dimensions considérablement plus petites.

La théorie d’ionisation qui a été établie pour rendre compte des caractères de la conductibilité électrique dans les gaz a été reconnue apte à fournir une interprétation de la conductibilité acquise par un gaz soumis à l’action d’un corps radioactif ; cette théorie a pu être appliquée à l’étude des radiations émises par les substances radioactives, et constitue à ce point de vue un instrument de recherches très précieux. De plus, les rayons des corps radioactifs présentent des analogies de nature avec les rayons cathodiques, les rayons positifs et les rayons Röntgen, et peuvent souvent être étudiés par des méthodes analogues. On peut dire que la découverte de la radioactivité s’est produite à une époque où le terrain était admirablement préparé pour tirer parti de cette découverte et pour en faire valoir la portée.

Étroitement liée à la Physique et à la Chimie, empruntant les méthodes de travail de ces deux sciences, la Radioactivité leur apporte en échange des éléments de renouvellement. À la Chimie elle apporte une nouvelle méthode pour la découverte, la séparation et l’étude des éléments chimiques, la connaissance d’un certain nombre d’éléments nouveaux de propriétés très curieuses (en premier lieu le radium) ; enfin, la notion capitale sur la possibilité de transformations atomiques dans des conditions accessibles au contrôle de l’expérience. À la Physique, et surtout aux théories corpusculaires modernes, elle apporte un monde de phénomènes nouveaux dont l’étude est une source de progrès pour ces théories ; on peut citer, par exemple, l’émission de particules portant des charges électriques et douées d’une vitesse considérable, dont le mouvement n’obéit plus aux lois de la Mécanique ordinaire, et auxquelles on peut appliquer, dans le but de les vérifier et de les développer, les théories récentes relatives à l’électricité et à la matière.

Bien que la Radioactivité soit surtout en relation avec la Physique et la Chimie, elle ne reste cependant pas étrangère à d’autres domaines scientifiques, et y acquiert une importance croissante. Les phénomènes radioactifs sont si variés, leurs manifestations sont si diverses et si répandues dans l’univers, qu’on doit les prendre en considération dans les études de sciences naturelles, et particulièrement de Physiologie et de Thérapie, dans la Météorologie, dans la Géologie. Plusieurs laboratoires scientifiques se consacrent actuellement à l’étude de la Radioactivité ; des instituts sont en création pour la centralisation de quantités relativement importantes de radium, instrument principal de recherches dans le nouveau domaine, et en raison de ces efforts l’importance du sujet doit encore s’accroître.

J’ai publié en 1903 un petit Ouvrage intitulé : Recherches sur les substances radioactives, dans lequel l’état de la question à cette époque se trouvait résumé. En 1900 parut l’excellent Traité du professeur Rutherford, qui a eu une édition plus récente et plus complète et qui a rendu de très grands services. Dans le présent Ouvrage j’ai essayé de donner un exposé aussi complet que possible des phénomènes de radioactivité dans l’état actuel de nos connaissances. Le plan de mon premier Livre a en partie été conservé, mais l’Ouvrage actuel comporte un développement beaucoup plus ample, conformément au développement subi par la radioactivité.

La radioactivité est une propriété nouvelle de la matière qui a été observée sur certaines substances. Rien ne permet d’affirmer actuellement que ce soit une propriété générale de la matière, bien que cette opinion n’ait a priori rien d’invraisemblable et doive même paraître naturelle. Les corps radioactifs sont des sources d’énergie dont le dégagement se manifeste par des effets variés : émission de radiations, de chaleur, de lumière, d’électricité. Ce dégagement d’énergie est essentiellement lié à l’atome de la substance ; il constitue un phénomène atomique ; il est de plus spontané. Ces deux caractères sont tout à fait essentiels.

Nous connaissons actuellement des corps faiblement radioactifs : l’uranium et le thorium, et plusieurs corps fortement radioactifs : le radium, le polonium, l’actinium, le radiothorium, l’ionium. Ces corps se trouvent dans la nature à l’état de dilution extrême, et ce n’est pas là l’effet du hasard. Parmi les corps fortement radioactifs, le radium seul a été isolé à l’état de sel pur ; dans les minerais les plus riches, ce corps se trouve en proportion de quelques décigrammes par tonne de minerai.

Les substances radioactives émettent des rayons qui ont la faculté d’impressionner les plaques sensibles, d’exciter la phosphorescence et de rendre les gaz conducteurs de l’électricité, mais qui n’éprouvent ni réflexion régulière, ni réfraction, ni polarisation. Ces rayons offrent donc des analogies avec les rayons cathodiques, les rayons positifs et les rayons Röntgen. Un examen attentif a prouvé que le rayonnement des corps radioactifs peut se diviser en trois groupes β, α, γ, respectivement analogues aux trois groupes de rayons qui viennent d’être nommés et qui prennent naissance dans une ampoule de Crookes. Les rayons β sont constitués par une émission d’électrons négatifs, et les rayons α par une émission de particules chargées positivement, tandis que les rayons γ ne sont pas chargés. L’émission de rayons α et de rayons β correspond à un dégagement spontané d’électricité par les corps radioactifs. Les rayons de ces corps produisent de nombreux effets de diverse nature : effets chimiques, dont le plus important est la décomposition de l’eau ; effets physiologiques tels que l’action sur l’épiderme et sur d’autres tissus, action qui est couramment utilisée pour des applications médicales. Certaines substances radioactives sont spontanément lumineuses.

Les corps radioactifs sont des sources de chaleur. Le radium donne lieu à un dégagement de chaleur de 118cal par gramme et par heure, et cela sans que l’état de la substance se modifie d’une manière appréciable pendant plusieurs années. Ce fait extrêmement remarquable établit une distinction fondamentale entre le radium et les éléments ordinaires, et se trouve en accord avec la conception actuelle qui attribue la radioactivité à une transformation de l’atome.

Les substances radioactives peuvent posséder une activité constante, au moins en apparence, dans les limites de nos observations : tels sont l’uranium, le thorium, le radium, l’actinium. Pour d’autres substances, par exemple pour le polonium, une diminution lente d’activité avec le temps a été observée. Enfin on observe des phénomènes radioactifs de durée beaucoup plus courte encore. Ainsi le radium, le thorium, l’actinium dégagent d’une manière continue des gaz radioactifs nommés émanations, dont l’activité disparaît avec le temps, assez lentement pour l’émanation du radium, très rapidement pour les émanations du thorium et de l’actinium. Ces émanations elles-mêmes produisent sur les parois qu’elles baignent des dépôts actifs qui disparaissent aussi en quelques heures ou quelques jours ; c’est là le phénomène de radioactivité induite. Enfin on peut, au moyen de réactions chimiques convenables, séparer de l’uranium ou du thorium des substances radioactives qui sont produites par ces corps d’une manière continue et dont l’activité disparaît progressivement en quelques mois.

Tous ces phénomènes peuvent être expliqués d’une manière satisfaisante en admettant la production et la destruction de matières radioactives suivant des lois parfaitement déterminées.

Les propriétés radioactives sont, en effet, très variées ; les diverses formes de la radioactivité éphémère se distinguent entre elles par la nature des rayons émis et par la vitesse de la disparition. On peut admettre que la production ou la destruction d’une forme distincte de radioactivité correspond à la production ou à la destruction d’une substance chimiquement distincte, et puisque la radioactivité est un phénomène atomique, il s’agit de production et de destruction d’atomes. Cette manière de voir constitue une extension des idées sur le caractère atomique de la radioactivité, idées qui ont conduit à la découverte du radium. La théorie des transformations des éléments radioactifs qui a été développée par MM. Rutherford et Soddy est maintenant généralement adoptée.

D’après cette théorie il n’existe pas de substances radioactives invariables, mais chacune d’entre elles subit au cours du temps une destruction progressive plus ou moins rapide. Une substance radioactive chimiquement simple se détruit de telle manière que la vitesse de destruction est proportionnelle à la quantité présente ; par suite, cette quantité décroît suivant une loi exponentielle simple, caractérisée par un coefficient invariable qui dépend de la nature de la substance et peut servir à la définir. Ces coefficients, ou constantes radioactives, semblent indépendants des conditions expérimentales et susceptibles de constituer des étalons de temps. La destruction des atomes est assimilée à une explosion lors de laquelle des fragments d’atome peuvent être projetés avec ou sans charge électrique. Les produits résultants peuvent être soit inactifs, soit doués de radioactivité, et dans ce dernier cas l’atome nouvellement formé n’est pas lui-même stable, mais doit subir une nouvelle désintégration au bout d’un temps plus ou moins long.

Quand la destruction d’une forme de radioactivité éphémère a lieu suivant une loi complexe, cette loi peut toujours être représentée par une somme algébrique de termes exponentiels, qui s’interprète comme une succession de transformations simples en nombre limité. L’expérience a montré qu’en ce cas les divers termes de la série peuvent être considérés comme représentant des substances radioactives simples dont certaines ont pu être séparées.

En poursuivant l’analyse des phénomènes radioactifs, on arrive à établir, à partir d’une substance primaire, une suite de termes qui se succèdent l’un à l’autre dans la série des transformations radioactives. On obtient ainsi des familles d’éléments reliés entre eux par une parenté qui les rattache à une origine commune, mais parfaitement distincts ; telles sont : la famille du radium qui comprend aussi le polonium ; la famille de l’uranium, celle du thorium, celle de l’actinium. Le radium lui-même n’est pas une substance primaire, mais dérive probablement de l’uranium. On est amené à envisager actuellement l’existence d’environ 30 éléments radioactifs dont plusieurs, à la vérité, ne seront probablement jamais caractérisés comme tels, parce qu’ils ont une durée de vie trop brève. Seuls peuvent en effet s’accumuler en quantité appréciable les éléments radioactifs, dont il y a production continue, et dont la vitesse de destruction à quantité donnée n’est pas trop grande. D’autre part, l’intensité des phénomènes radioactifs est proportionnelle à la vitesse de destruction, et si l’on compare des corps à rayonnement analogue, et en quantité semblable, les corps les plus fortement radioactifs sont ceux qui se détruisent le plus vite. Par conséquent, les substances les plus fortement radioactives sont celles qui doivent se rencontrer dans la nature en proportion particulièrement faible, et c’est bien cela qu’indique l’expérience.

Parmi les produits de la destruction des corps radioactifs, il en est un particulièrement intéressant : c’est le gaz hélium qui est produit constamment par le radium, l’actinium, le polonium, l’uranium, le thorium. L’expérience a prouvé que les atomes d’hélium émis doivent être considérés comme des particules α qui ont perdu leur charge électrique. D’autre part, les rayons α des divers corps radioactifs semblent constitués par les mêmes particules matérielles.

Il en résulte que l’atome d’hélium forme, suivant toute probabilité, l’un des constituants de tous ou presque tous les atomes radioactifs, et peut être, en général, un constituant des édifices atomiques. La découverte de la production d’hélium par le radium est due à Ramsay et Soddy et constitue l’un des faits les plus importants dans l’histoire de la Radioactivité.

Certaines transformations radioactives sont très lentes : telle est, par exemple, la destruction de l’uranium et du thorium. Les effets de la transformation sont en ce cas insignifiants, même après plusieurs années. Mais dans les minéraux radioactifs ces mêmes transformations ont pu se produire pendant des temps de l’ordre des époques géologiques, et pour cette raison l’étude des minéraux permet de préciser les liaisons entre les corps radioactifs. Inversement, si une telle liaison est connue, on peut en déduire l’ordre de grandeur du temps pendant lequel la transformation a eu lieu dans un minerai non altéré. Ainsi, par l’accumulation d’hélium occlus dans les minéraux, on peut essayer de se rendre compte de l’âge de ces derniers. S’il était prouvé que toute matière est plus ou moins radioactive, les proportions relatives des éléments dans les minéraux pourraient être étudiées en vue de mettre en évidence des relations de genèse entre ces éléments.

Pour terminer ce bref aperçu du domaine de la radioactivité, j’indiquerai combien grand est le dégagement d’énergie par les corps radioactifs. Ainsi, pour le radium dont la vitesse de destruction est connue avec une certaine approximation (cette vitesse est telle que la quantité de radium diminue de moitié en 2000 ans environ), la destruction d’un gramme de matière entraîne le dégagement d’une quantité de chaleur égale à celle qui résulte de la combustion de 500 kilogrammes de charbon ou de 70 kilogrammes d’hydrogène. On doit en conclure que l’énergie interne d’un atome est très grande par rapport à celle qui est mise en jeu lors de la combinaison des atomes en une molécule, et ce fait est probablement de nature à expliquer l’indépendance des phénomènes radioactifs des conditions expérimentales. Parmi les essais qui ont été faits en vue d’influencer ces phénomènes, aucun n’a encore donné un résultat positif.

La radioactivité résulte de la destruction de certains atomes, et cette destruction nous apparaît comme un phénomène spontané. L’expérience montre aussi que tout se passe comme si la probabilité de la destruction était, au même instant, la même pour tous les atomes d’une même matière ; c’est ainsi que s’interprète la loi exponentielle de la destruction et les écarts à partir de cette loi. Néanmoins, il paraît inévitable d’admettre que la destruction d’un atome individuel à un moment donné résulte de circonstances particulières qui peuvent faire intervenir l’état de cet atome et l’influence d’agents extérieurs. Ainsi la cause déterminante des phénomènes radioactifs reste encore inconnue.


Dans ce Livre l’exposé des phénomènes de la radioactivité proprement dits a été précédé par un exposé de la théorie des ions gazeux, et par un résumé des connaissances les plus importantes sur les rayons cathodiques, les rayons positifs, les rayons Röntgen et les propriétés des particules électrisées en mouvement. Ces connaissances sont indispensables pour l’étude du sujet qui nous occupe. Un Chapitre a ensuite été consacré à la description des méthodes de mesures. Après la description détaillée de la découverte et de la préparation des substances radioactives, vient l’étude des émanations radioactives et de la radioactivité induite et des radiations émises par les corps radioactifs. Les substances radioactives sont ensuite classées par familles, avec l’étude, pour chacune d’elles, de l’ensemble des propriétés et de la nature des transformations radioactives.


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