Traité de métaphysique/Édition Garnier/Texte complet

Traité de métaphysique/Édition Garnier
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 22 (p. 189-230).

TRAITÉ
DE MÉTAPHYSIQUE
(1734[1])

INTRODUCTION.
doutes sur l’homme.

Peu de gens s’avisent d’avoir une notion bien entendue de ce que c’est que l’homme. Les paysans d’une partie de l’Europe n’ont guère d’autre idée de notre espèce que celle d’un animal à deux pieds, ayant une peau bise, articulant quelques paroles, cultivant la terre, payant, sans savoir pourquoi, certains tributs à un autre animal qu’ils appellent roi, vendant leurs denrées le plus cher qu’ils peuvent, et s’assemblant certains jours de l’année pour chanter des prières dans une langue qu’ils n’entendent point.

Un roi regarde assez toute l’espèce humaine comme des êtres faits pour obéir à lui et à ses semblables. Une jeune Parisienne qui entre dans le monde n’y voit que ce qui peut servir à sa vanité ; et l’idée confuse qu’elle a du bonheur, et le fracas de tout ce qui l’entoure, empêchent son âme d’entendre la voix de tout le reste de la nature. Un jeune Turc, dans le silence du sérail, regarde les hommes comme des êtres supérieurs, obligés par une certaine loi à coucher tous les vendredis avec leurs esclaves ; et son imagination ne va pas beaucoup au delà. Un prêtre distingue l’univers entier en ecclésiastiques et en laïques, et il regarde sans difficulté la portion ecclésiastique comme la plus noble, et faite pour conduire l’autre, etc., etc.

Si on croyait que les philosophes eussent des idées plus complètes de la nature humaine, on se tromperait beaucoup : car si vous en exceptez Hobbes, Locke, Descartes, Bayle, et un très-petit nombre d’esprits sages, tous les autres se font une opinion particulière sur l’homme aussi resserrée que celle du vulgaire, et seulement plus confuse. Demandez au P. Malebranche ce que c’est que l’homme : il vous répondra que c’est une substance faite à l’image de Dieu, fort gâtée depuis le péché originel, cependant plus unie à Dieu qu’à son corps, voyant tout en Dieu, pensant, sentant tout en Dieu.

Pascal regarde le monde entier comme un assemblage de méchants et de malheureux créés pour être damnés, parmi lesquels cependant Dieu a choisi de toute éternité quelques âmes, c’est-à-dire une sur cinq ou six millions, pour être sauvée.

L’un dit : L’homme est une âme unie à un corps ; et quand le corps est mort, l’âme vit toute seule pour jamais ; l’autre assure que l’homme est un corps qui pense nécessairement ; et ni l’un ni l’autre ne prouvent ce qu’ils avancent. Je voudrais, dans la recherche de l’homme, me conduire comme j’ai fait dans l’étude de l’astronomie : ma pensée se transporte quelquefois hors du globe de la terre, de dessus laquelle tous les mouvements célestes paraissent irréguliers et confus. Et après avoir observé le mouvement des planètes comme si j’étais dans le soleil, je compare les mouvements apparents que je vois sur la terre avec les mouvements véritables que je verrais si j’étais dans le soleil. De même je vais tâcher, en étudiant l’homme, de me mettre d’abord hors de sa sphère et hors d’intérêt, et de me défaire de tous les préjugés d’éducation, de patrie, et surtout des préjugés de philosophe.

Je suppose, par exemple, que, né avec la faculté de penser et de sentir que j’ai présentement, et n’ayant point la forme humaine, je descends du globe de Mars ou de Jupiter. Je peux porter une vue rapide sur tous les siècles, tous les pays, et par conséquent sur toutes les sottises de ce petit globe.

Cette supposition est aussi aisée à faire, pour le moins, que celle que je fais quand je m’imagine être dans le soleil pour considérer de là les seize planètes qui roulent régulièrement dans l’espace autour de cet astre.


CHAPITRE I.
DES DIFFÉRENTES ESPÈCES D’HOMMES.

Descendu sur ce petit amas de boue, et n’ayant pas plus de notion de l’homme que l’homme n’en a des habitants de Mars ou de Jupiter, je débarque vers les côtes de l’Océan, dans le pays de la Cafrerie, et d’abord je me mets à chercher un homme. Je vois des singes, des éléphants, des nègres, qui semblent tous avoir quelque lueur d’une raison imparfaite. Les uns et les autres ont un langage que je n’entends point, et toutes leurs actions paraissent se rapporter également à une certaine fin. Si je jugeais des choses par le premier effet qu’elles font sur moi, j’aurais du penchant à croire d’abord que de tous ces êtres c’est l’éléphant qui est l’animal raisonnable. Mais, pour ne rien décider trop légèrement, je prends des petits de ces différentes bêtes ; j’examine un enfant nègre de six mois, un petit éléphant, un petit singe, un petit lion, un petit chien : je vois, à n’en pouvoir douter, que ces jeunes animaux ont incomparablement plus de force et d’adresse ; qu’ils ont plus d’idées, plus de passions, plus de mémoire, que le petit nègre ; qu’ils expriment bien plus sensiblement tous leurs désirs ; mais, au bout de quelque temps, le petit nègre a tout autant d’idées qu’eux tous. Je m’aperçois même que ces animaux nègres ont entre eux un langage bien mieux articulé encore, et bien plus variable que celui des autres bêtes. J’ai eu le temps d’apprendre ce langage, et enfin, à force de considérer le petit degré de supériorité qu’ils ont à la longue sur les singes et sur les éléphants, j’ai hasardé de juger qu’en effet c’est là l’homme ; et je me suis fait à moi-même cette définition :

L’homme est un animal noir qui a de la laine sur la tête, marchant sur deux pattes, presque aussi adroit qu’un singe, moins fort que les autres animaux de sa taille, ayant un peu plus d’idées qu’eux, et plus de facilité pour les exprimer ; sujet d’ailleurs à toutes les mêmes nécessités ; naissant, vivant, et mourant tout comme eux.

Après avoir passé quelque temps parmi cette espèce, je passe dans les régions maritimes des Indes orientales. Je suis surpris de ce que je vois : les éléphants, les lions, les singes, les perroquets, n’y sont pas tout à fait les mêmes que dans la Cafrerie, mais l’homme y paraît absolument différent ; ils sont d’un beau jaune, n’ont point de laine ; leur tête est couverte de grands crins noirs. Ils paraissent avoir sur toutes les choses des idées contraires à celles des nègres. Je suis donc forcé de changer ma définition et de ranger la nature humaine sous deux espèces la jaune avec des crins, et la noire avec de la laine.

Mais à Batavia, Goa, et Surate, qui sont les rendez-vous de toutes les nations, je vois un grande multitude d’Européans, qui sont blancs et qui n’ont ni crins ni laine, mais des cheveux blonds fort déliés avec de la barbe au menton. On m’y montre aussi beaucoup d’Américains qui n’ont point de barbe : voilà ma définition et mes espèces d’hommes bien augmentées.

Je rencontre à Goa une espèce encore plus singulière que toutes celles-ci : c’est un homme vêtu d’une longue soutane noire, et qui se dit fait pour instruire les autres. Tous ces différents hommes, me dit-il, que vous voyez sont tous nés d’un même père ; et de là il me conte une longue histoire. Mais ce que me dit cet animal me paraît fort suspect. Je m’informe si un nègre et une négresse, à la laine noire et au nez épaté, font quelquefois des enfants blancs, portant cheveux blonds, et ayant un nez aquilin et des yeux bleus ; si des nations sans barbe sont sorties des peuples barbus, et si les blancs et les blanches n’ont jamais produit des peuples jaunes. On me répond que non ; que les nègres transplantés, par exemple en Allemagne, ne font que des nègres, à moins que les Allemands ne se chargent de changer l’espèce, et ainsi du reste. On m’ajoute que jamais homme un peu instruit n’a avancé que les espèces non mélangées dégénérassent, et qu’il n’y a guère que l’abbé Dubos qui ait dit cette sottise dans un livre intitulé Réflexions sur la peinture et sur la poésie, etc.[2].

Il me semble alors que je suis assez bien fondé à croire qu’il en est des hommes comme des arbres ; que les poiriers, les sapins, les chênes et les abricotiers, ne viennent point d’un même arbre, et que les blancs barbus, les nègres portant laine, les jaunes portant crins, et les hommes sans barbe, ne viennent pas du même homme[3].


CHAPITRE II.
S’IL Y A UN DIEU.

Nous avons à examiner ce que c’est que la faculté de penser dans ces espèces d’hommes différentes ; comment lui viennent ses idées, s’il a une âme distincte du corps, si cette âme est éternelle, si elle est libre, si elle a des vertus et des vices, etc. ; mais la plupart de ces idées ont une dépendance de l’existence ou de la non-existence d’un Dieu. Il faut, je crois, commencer par sonder l’abîme de ce grand principe. Dépouillons-nous ici plus que jamais de toute passion et de tout préjugé, et voyons de bonne foi ce que notre raison peut nous apprendre sur cette question : Y a-t-il un Dieu, n’y en a-t-il pas ?

Je remarque d’abord qu’il y a des peuples qui n’ont aucune connaissance d’un Dieu créateur : ces peuples, à la vérité, sont barbares, et en très petit nombre ; mais enfin ce sont des hommes ; et si la connaissance d’un Dieu était nécessaire à la nature humaine, les sauvages hottentots auraient une idée aussi sublime que nous d’un Être suprême. Bien plus, il n’y a aucun enfant chez les peuples policés qui ait dans sa tête la moindre idée d’un Dieu. On la leur imprime avec peine ; ils prononcent le mot de Dieu souvent toute leur vie sans y attacher aucune notion fixe ; vous voyez d’ailleurs que les idées de Dieu diffèrent autant chez les hommes que leurs religions et leurs lois ; sur quoi je ne puis m’empêcher de faire cette réflexion : Est-il possible que la connaissance d’un Dieu, notre créateur, notre conservateur, notre tout, soit moins nécessaire à l’homme qu’un nez et cinq doigts ? Tous les hommes naissent avec un nez et cinq doigts, et aucun ne naît avec la connaissance de Dieu : que cela soit déplorable ou non, telle est certainement la condition humaine.

Voyons si nous acquérons avec le temps la connaissance d’un Dieu, de même que nous parvenons aux notions mathématiques et à quelques idées métaphysiques. Que pouvons-nous mieux faire, dans une recherche si importante, que de peser ce qu’on peut dire pour et contre, et de nous décider pour ce qui nous paraîtra plus conforme à notre raison ?

SOMMAIRE DES RAISONS EN FAVEUR DE L’EXISTENCE DE DIEU.

Il y a deux manières de parvenir à la notion d’un être qui préside à l’univers. La plus naturelle et la plus parfaite pour les capacités communes est de considérer non seulement l’ordre qui est dans l’univers, mais la fin à laquelle chaque chose paraît se rapporter. On a composé sur cette seule idée beaucoup de gros livres, et tous ces gros livres ensemble ne contiennent rien de plus que cet argument-ci : Quand je vois une montre dont l’aiguille marque les heures, je conclus qu’un être intelligent a arrangé les ressorts[4] de cette machine, afin que l’aiguille marquât les heures. Ainsi, quand je vois les ressorts du corps humain, je conclus qu’un être intelligent a arrangé ces organes pour être reçus et nourris neuf mois dans la matrice ; que les yeux sont donnés pour voir, les mains pour prendre, etc. Mais de ce seul argument je ne peux conclure autre chose, sinon qu’il est probable qu’un être intelligent et supérieur a préparé et façonné la matière avec habileté ; mais je ne peux conclure de cela seul que cet être ait fait la matière avec rien, et qu’il soit infini en tout sens. J’ai beau chercher dans mon esprit la connexion de ces idées : « Il est probable que je suis l’ouvrage d’un être plus puissant que moi, donc cet être existe de toute éternité, donc il a créé tout, donc il est infini, etc. » Je ne vois pas la chaîne qui mène droit à cette conclusion ; je vois seulement qu’il y a quelque chose de plus puissant que moi, et rien de plus.

Le second argument est plus métaphysique, moins fait pour être saisi par les esprits grossiers, et conduit à des connaissances bien plus vastes ; en voici le précis :

J’existe, donc quelque chose existe. Si quelque chose existe, quelque chose a donc existé de toute éternité : car ce qui est, ou est par lui-même, ou a reçu son être d’un autre. S’il est par lui-même, il est nécessairement, il a toujours été nécessairement, et c’est Dieu ; s’il a reçu son être d’un autre, et ce second d’un troisième, celui dont ce dernier a reçu son être doit nécessairement être Dieu. Car vous ne pouvez concevoir qu’un être donne l’être à un autre s’il n’a le pouvoir de créer ; de plus, si vous dites qu’une chose reçoit, je ne dis pas la forme, mais son existence d’une autre chose, et celle-là d’une troisième, cette troisième d’une autre encore, et ainsi en remontant jusqu’à l’infini, vous dites une absurdité, car tous ces êtres alors n’auront aucune cause de leur existence. Pris tous ensemble, ils n’ont aucune cause externe de leur existence ; pris chacun en particulier, ils n’en ont aucune interne : c’est-à-dire, pris tous ensemble, ils ne doivent leur existence à rien ; pris chacun en particulier, aucun n’existe par soi-même ; donc aucun ne peut exister nécessairement.

Je suis donc réduit à avouer qu’il y a un être qui existe nécessairement par lui-même de toute éternité, et qui est l’origine de tous les autres êtres. De là il suit essentiellement que cet être est infini en durée, en immensité, en puissance : car qui peut le borner ? Mais, me direz-vous, le monde matériel est précisément cet être que nous cherchons. Examinons de bonne foi si la chose est probable.

Si ce monde matériel est existant par lui-même d’une nécessité absolue, c’est une contradiction dans les termes que de supposer que la moindre partie de cet univers puisse être autrement qu’elle est : car, si elle est en ce moment d’une nécessité absolue, ce mot seul exclut toute autre manière d’être ; or, certainement cette table sur laquelle j’écris, cette plume dont je me sers, n’ont pas toujours été ce qu’elles sont ; ces pensées que je trace sur le papier n’existaient pas même il y a un moment, donc elles n’existent pas nécessairement. Or, si chaque partie n’existe pas d’une nécessité absolue, il est donc impossible que le tout existe par lui-même. Je produis du mouvement, donc le mouvement n’existait pas auparavant ; donc le mouvement n’est pas essentiel à la matière ; donc la matière le reçoit d’ailleurs ; donc il y a un Dieu qui le lui donne. De même l’intelligence n’est pas essentielle à la matière, car un rocher ou du froment ne pensent point. De qui donc les parties de la matière qui pensent et qui sentent auront-elles reçu la sensation et la pensée ? Ce ne peut-être d’elles-mêmes, puisqu’elles sentent malgré elles ; ce ne peut être de la matière en général, puisque la pensée et la sensation ne sont point de l’essence de la matière : elles ont donc reçu ces dons de la main d’un être suprême, intelligent, infini, et la cause originaire de tous les êtres.

Voilà en peu de mots les preuves de l’existence d’un Dieu, et le précis de plusieurs volumes : précis que chaque lecteur peut étendre à son gré.

Voici avec autant de brièveté les objections qu’on peut faire à ce système.

difficultés sur l’existence de dieu.

1° Si Dieu n’est pas ce monde matériel, il l’a créé (ou bien, si vous voulez, il a donné à quelque autre être le pouvoir de le créer, ce qui revient au même); mais, en faisant ce monde, ou il l’a tiré du néant, ou il l’a tiré de son propre être divin. Il ne peut l’avoir tiré du néant, qui n’est rien ; il ne peut l’avoir tiré de soi, puisque ce monde en ce cas serait essentiellement partie de l’essence divine : donc je ne puis avoir d’idée de la création, donc je ne dois point admettre la création.

2° Dieu aurait fait ce monde ou nécessairement ou librement : s’il l’a fait par nécessité, il a dû toujours l’avoir fait, car cette nécessité est éternelle ; donc, en ce cas, le monde serait éternel, et créé, ce qui implique contradiction. Si Dieu l’a fait librement par pur choix, sans aucune raison antécédente, c’est encore une contradiction : car c’est se contredire que de supposer l’Être infiniment sage faisant tout sans aucune raison qui le détermine, et l’Être infiniment puissant ayant passé une éternité sans faire le moindre usage de sa puissance.

3° S’il paraît à la plupart des hommes qu’un être intelligent a imprimé le sceau de la sagesse sur toute la nature, et que chaque chose semble être faite pour une certaine fin, il est encore plus vrai aux yeux des philosophes que tout se fait dans la nature par les lois éternelles, indépendantes et immuables des mathématiques ; la construction et la durée du corps humain sont une suite de l’équilibre des liqueurs et de la force des leviers. Plus on fait de découvertes dans la structure de l’univers, plus on le trouve arrangé, depuis les étoiles jusqu’au ciron, selon les lois mathématiques. Il est donc permis de croire que ces lois ayant opéré par leur nature, il en résulte des effets nécessaires que l’on prend pour les déterminations arbitraires d’un pouvoir intelligent. Par exemple, un champ produit de l’herbe parce que telle est la nature de son terrain arrosé par la pluie, et non pas parce qu’il y a des chevaux qui ont besoin de foin et d’avoine ; ainsi du reste.

4° Si l’arrangement des parties de ce monde, et tout ce qui se passe parmi les êtres qui ont la vie sentante et pensante, prouvait un Créateur et un maître, il prouverait encore mieux un être barbare : car, si l’on admet des causes finales, on sera obligé de dire que Dieu, infiniment sage et infiniment bon, a donné la vie à toutes les créatures pour être dévorées les unes par les autres. En effet, si l’on considère tous les animaux, on verra que chaque espèce ci un instinct irrésistible qui le force à détruire une autre espèce. À l’égard des misères de l’homme, il y a de quoi faire des reproches à la Divinité pendant toute notre vie. On a beau nous dire que la sagesse et la bonté de Dieu ne sont point faites comme les nôtres, cet argument ne sera d’aucune force sur l’esprit de bien des gens, qui répondront qu’ils ne peuvent juger de la justice que par l’idée même qu’on suppose que Dieu leur en a donnée, que l’on ne peut mesurer qu’avec la mesure que l’on a, et qu’il est aussi impossible que nous ne croyions pas très-barbare un être qui se conduirait comme un homme barbare qu’il est impossible que nous ne pensions pas qu’un être quelconque a six pieds quand nous l’avons mesuré avec une toise, et qu’il nous paraît avoir cette grandeur.

Si on nous réplique, ajouteront-ils, que notre mesure est fautive, on nous dira une chose qui semble impliquer contradiction : car c’est Dieu lui-même qui nous aura donné cette fausse idée ; donc Dieu ne nous aura faits que pour nous tromper. Or, c’est dire qu’un être qui ne peut avoir que des perfections jette ses créatures dans l’erreur, qui est, à proprement parler, la seule imperfection ; c’est visiblement se contredire. Enfin les matérialistes finiront par dire : Nous avons moins d’absurdités à dévorer dans le système de l’athéisme que dans celui du déisme : car, d’un côté, il faut à la vérité, que nous concevions éternel et infini ce monde que nous voyons ; mais, de l’autre, il faut que nous imaginions un autre être infini et éternel, et que nous y ajoutions la création, dont nous ne pouvons avoir d’idée. Il nous est donc plus facile, concluront-ils, de ne pas croire un Dieu que de le croire.

réponse à ces objections.

Les arguments contre la création se réduisent à montrer qu’il nous est impossible de la concevoir, c’est-à-dire d’en concevoir la manière, mais non pas qu’elle soit impossible en soi : car, pour que la création fût impossible, il faudrait d’abord prouver qu’il est impossible qu’il y ait un Dieu ; mais, bien loin de prouver cette impossibilité, on est obligé de reconnaître qu’il est impossible qu’il n’existe pas. Cet argument, qu’il faut qu’il y ait hors de nous un être infini, éternel, immense, tout-puissant, libre, intelligent, et les ténèbres qui accompagnent cette lumière, ne servent qu’à montrer que cette lumière existe : car de cela même qu’un être infini nous est démontré, il nous est démontré aussi qu’il doit être impossible à un être fini de le comprendre.

Il me semble qu’on ne peut faire que des sophismes et dire djes absurdités quand on veut s’efforcer de nier la nécessité d’un être existant par lui-même, ou lorsqu’on veut soutenir que la matière est cet être. Mais, lorsqu’il s’agit d’établir et de discuter les attributs de cet être, dont l’existence est démontrée, c’est tout autre chose.

Les maîtres dans l’art de raisonner, les Locke, les Clarke, nous disent : « Cet être est un être intelligent, car celui qui a tout produit doit avoir toutes les perfections qu’il a mises dans ce qu’il a produit, sans quoi l’effet serait plus parfait que la cause » ; ou bien d’une autre manière : « Il y aurait dans l’effet une perfection qui n’aurait été produite par rien, ce qui est visiblement absurde. Donc, puisqu’il y a des êtres intelligents, et que la matière n’a pu se donner la faculté de penser, il faut que l’être existant par lui-même, que Dieu soit un être intelligent, » Mais ne pourrait-on pas rétorquer cet argument et dire : « Il faut que Dieu soit matière », puisqu’il y a des êtres matériels ; car, sans cela, la matière n’aura été produite par rien, et une cause aura produit un effet dont le principe n’était pas en elle ? On a cru éluder cet argument en glissant le mot ùa perfection : M. Clarke semble l’avoir prévenu, mais il n’a pas osé le mettre dans tout son jour ; il se fait seulement cette objection : « On dira que Dieu a bien communiqué la divisibilité et la figure à la matière, quoiqu’il ne soit ni figuré ni divisible. » Et il fait à cette objection une réponse très-solide et très-aisée, c’est que la divisibilité, la figure, sont des qualités négatives et des limitations ; et que, quoiqu’une cause ne puisse communiquer à son effet aucune perfection qu’elle n’a pas, l’effet peut cependant avoir, et doit nécessairement avoir des limitations, des imperfections que la cause n’a pas. Mais qu’eût répondu M. Clarke à celui qui lui aurait dit : « La matière n’est point un être négatif, une limitation, une imperfection ; c’est un être réel, positif, qui a ses attributs tout comme l’esprit ; or, comment Dieu aura-t-il pu produire un être matériel s’il n’est pas matériel ? » Il faut donc, ou que vous avouiez que la cause peut communiquer quelque chose de positif qu’elle n’a pas, ou que la matière n’a point de cause de son existence ; ou enfin que vous souteniez que la matière est une pure négation et une limitation ; ou bien, si ces trois parties sont absurdes, il faut que vous avouiez que l’existence des êtres intelligents ne prouve pas plus que l’être existant par lui-même est un être intelligent, que l’existence des êtres matériels ne prouve que l’être existant par lui-même est matière : car la chose est absolument semblable ; on dira la même chose du mouvement. À l’égard du mot de perfection, on en abuse ici visiblement : car, qui osera dire que la matière est une imperfection, et la pensée une perfection ? Je ne crois pas que personne ose décider ainsi de l’essence des choses. Et puis, que veut dire perfection ? Est-ce perfection par rapport à Dieu, ou par rapport il nous ?

Je sais que l’on peut dire que cette opinion ramènerait au spinosisme ; à cela je pourrais répondre que je n’y puis que faire, et que mon raisonnement, s’il est bon, ne peut devenir mauvais par les conséquences qu’on en peut tirer. Mais, de plus, rien ne serait plus faux que cette conséquence : car cela prouverait seulement que notre intelligence ne ressemble pas plus à l’intelligence de Dieu que notre manière d’être étendu ne ressemble à la manière dont Dieu remplit l’espace. Dieu n’est point dans le cas dès causes que nous connaissons : il a pu créer l’esprit et la matière, sans être ni matière ni esprit ; ni l’un ni l’autre ne dérivent de lui, mais sont créés par lui. Je ne connais pas le quomodo. il est vrai : j’aime mieux m’arrêter que de m’égarer ; son existence m’est démontrée, mais pour ses attributs et son essence, il m’est, je crois, démontré que je ne suis pas fait pour les comprendre.

Dire que Dieu n’a pu faire ce monde ni nécessairement ni librement n’est qu’un sophisme qui tombe de lui-même dès qu’on a prouvé qu’il y a un Dieu, et que le monde n’est pas Dieu ; et cette objection se réduit seulement à ceci : Je ne puis comprendre que Dieu ait créé l’univers plutôt dans un temps que dans un autre : donc il ne l’a pu créer. C’est comme si l’on disait : Je ne puis comprendre pourquoi un tel homme ou un tel cheval n’a pas existé mille ans auparavant : donc leur existence est impossible. De plus, la volonté libre de Dieu est une raison suffisante du temps dans lequel il a voulu créer le monde. Si Dieu existe, il est libre ; et il ne le serait pas s’il était toujours déterminé par une raison suffisante, et si sa volonté ne lui en servait pas. D’ailleurs, cette raison suffisante serait-elle dans lui ou hors de lui ? Si elle est hors de lui, il ne se détermine donc pas librement ; si elle est en lui, qu’est-ce autre chose que sa volonté ?

Les lois mathématiques sont immuables, il est vrai ; mais il n’était pas nécessaire que telles lois fussent préférées à d’autres. Il n’était pas nécessaire que la terre fût placée où elle est ; aucune loi mathématique ne peut agir par elle-même ; aucune n’agit sans mouvement, le mouvement n’existe point par lui-même : donc il faut recourir à un premier moteur. J’avoue que les planètes, placées à telle distance du soleil, doivent parcourir leurs orbites selon les lois qu’elles observent, que même leur distance peut être réglée par la quantité de matière qu’elles renferment. Mais pourra-t-on dire qu’il était nécessaire qu’il y eût une telle quantité de matière dans chaque planète, qu’il y eût un certain nombre d’étoiles, que ce nombre ne peut être augmenté ni diminué, que sur la terre il est d’une nécessité absolue et inhérente dans la nature des choses qu’il y eût un certain nombre d’êtres ? Non, sans doute, puisque ce nombre change tous les jours : donc toute la nature, depuis l’étoile la plus éloignée jusqu’à un brin d’herbe, doit être soumise à un premier moteur.

Quant à ce qu’on objecte, qu’un pré n’est pas essentiellement fait pour des chevaux, etc., on ne peut conclure de là qu’il n’y ait point de cause finale, mais seulement que nous ne connaissons pas toutes les causes finales. Il faut ici surtout raisonner de bonne foi, et ne point chercher à se tromper soi-même ; quand on voit une chose qui a toujours le même effet, qui n’a uniquement que cet effet, qui est composée d’une infinité d’organes, dans lesquels il y a une infinité de mouvements qui tous concourent à la même production, il me semble qu’on ne peut, sans une secrète répugnance, nier une cause finale. Le germe de tous les végétaux, de tous les animaux, est dans ce cas : ne faut-il pas être un peu hardi pour dire que tout cela ne se rapporte à aucune fin ?

Je conviens qu’il n’y a point de démonstration proprement dite qui prouve que l’estomac est fait pour digérer, comme il n’y a point de démonstration qu’il fait jour ; mais les matérialistes sont bien loin de pouvoir démontrer aussi que l’estomac n’est pas fait pour digérer. Qu’on juge seulement avec équité, comme on juge des choses dans le cours ordinaire, quelle est l’opinion la plus probable.

À l’égard des reproches d’injustice et de cruauté qu’on fait à Dieu, je réponds d’abord que, supposé qu’il y ait un mal moral (ce qui me paraît une chimère), ce mal moral est tout aussi impossible à expliquer dans le système de la matière que dans celui d’un Dieu. Je réponds ensuite que nous n’avons d’autres idées de la justice que celles que nous nous sommes formées de toute action utile à la société, et conformes aux lois établies par nous pour le bien commun : or, cette idée n’étant qu’une idée de relation d’homme à homme, elle ne peut avoir aucune analogie avec Dieu. Il est tout aussi absurde de dire de Dieu en ce sens que Dieu est juste ou injuste, que de dire Dieu est bleu ou carré.

Il est donc insensé de reprocher à Dieu que les mouches soient mangées par les araignées, et que les hommes ne vivent que quatre-vingts ans, qu’ils abusent de leur liberté pour se détruire les uns les autres, qu’ils aient des maladies, des passions cruelles, etc. : car nous n’avons certainement aucune idée que les hommes et les mouches dussent être éternels. Pour bien assurer qu’une chose est mal, il faut voir en même temps qu’on pourrait mieux faire. Nous ne pouvons certainement juger qu’une machine est imparfaite que par l’idée de la perfection qui lui manque ; nous ne pouvons, par exemple, juger que les trois côtés d’un triangle sont inégaux, si nous n’avons l’idée d’un triangle équilatéral ; nous ne pouvons dire qu’une montre est mauvaise, si nous n’avons une idée distincte d’un certain nombre d’espaces égaux que l’aiguille de cette montre doit également parcourir. Mais qui aura une idée selon laquelle ce monde-ci déroge à la sagesse divine ?

Dans l’opinion qu’il y a un Dieu il se trouve des difficultés ; mais dans l’opinion contraire il y a des absurdités : et c’est ce qu’il faut examiner avec application en faisant un petit précis de ce qu’un matérialiste est obligé de croire.

conséquences nécessaires de l’opinion des matérialistes.

Il faut qu’ils disent que le monde existe nécessairement et par lui-même, de sorte qu’il y aurait de la contradiction dans les termes à dire qu’une partie de la matière pourrait n’exister pas, ou pourrait exister autrement qu’elle est ; il faut qu’ils disent que le monde matériel a en soi essentiellement la pensée et le sentiment, car il ne peut les acquérir, puisque en ce cas ils lui viendraient de rien ; il ne peut les avoir d’ailleurs, puisqu’il est supposé être tout ce qui est. Il faut donc que cette pensée et ce sentiment lui soient inhérents comme l’étendue, la divisibilité, la capacité du mouvement, sont inhérentes à la matière ; et il faut, avec cela, confesser qu’il n’y a qu’un petit nombre de parties qui aient ce sentiment et cette pensée essentielle au total du monde ; que ces sentiments et ces pensées, quoique inhérents dans la matière, périssent cependant à chaque instant ; ou bien il faudra avancer qu’il y a une âme du monde qui se répand dans les corps organisés, et alors il faudra que cette âme soit autre chose que le monde. Ainsi, de quelque côté qu’on se tourne, on ne trouve que des chimères qui se détruisent.

Les matérialistes doivent encore soutenir que le mouvement est essentiel à la matière. Ils sont par là réduits à dire que le mouvement n’a jamais pu ni ne pourra jamais augmenter ni diminuer ; ils seront forcés d’avancer que cent mille hommes qui marchent à la fois, et cent coups de canon que l’on tire, ne produisent aucun mouvement nouveau dans la nature. Il faudra encore qu’ils assurent qu’il n’y a aucune liberté, et, par là, qu’ils détruisent tous les liens de la société, et qu’ils croient une fatalité tout aussi difficile à comprendre que la liberté, mais qu’eux-mêmes démentent dans la pratique. Qu’un lecteur équitable, ayant mûrement pesé le pour et le contre de l’existence d’un Dieu créateur, voie à présent de quel côté est la vraisemblance.

Après nous être ainsi traînés de doute en doute, et de conclusion en conclusion, jusqu’à pouvoir regarder cette proposition Il y a un Dieu comme la chose la plus vraisemblable que les hommes puissent penser, et après avoir vu que la proposition contraire est une des plus absurdes, il semble naturel de rechercher quelle relation il y a entre Dieu et nous ; de voir si Dieu a établi des lois pour les êtres pensants, comme il y a des lois mécaniques pour les êtres matériels ; d’examiner s’il y a une morale, et ce qu’elle peut être ; s’il y a une religion établie par Dieu même. Ces questions sont sans doute d’une importance à qui tout cède, et les recherches dans lesquelles nous amusons notre vie sont bien frivoles en comparaison ; mais ces questions seront plus à leur place quand nous considérerons l’homme comme un animal sociable.

Examinons d’abord comment lui viennent ses idées, et comme il pense, avant de voir quel usage il fait ou il doit faire de ses pensées.


CHAPITRE III.
que toutes les idées viennent par les sens.

Quiconque se rendra un compte fidèle de tout ce qui s’est passé dans son entendement avouera sans peine que ses sens lui ont fourni toutes ses idées ; mais des philosophes[5] qui ont abusé de leur raison ont prétendu que nous avions des idées innées ; et ils ne l’ont assuré que sur le même fondement qu’ils ont dit que Dieu avait pris des cubes de matière, et les avait froissés l’un contre l’autre pour former ce monde visible. Ils ont forgé des systèmes avec lesquels ils se flattaient de pouvoir hasarder quelque explication apparente des phénomènes de la nature. Cette manière de philosopher est encore plus dangereuse que le jargon méprisable de l’école. Car ce jargon étant absolument vide de sens, il ne faut qu’un peu d’attention à un esprit droit pour en apercevoir tout d’un coup le ridicule, et pour chercher ailleurs la vérité ; mais une hypothèse ingénieuse et hardie, qui a d’abord quelque lueur de vraisemblance, intéresse l’orgueil humain à la croire ; l’esprit s’applaudit de ces principes subtils, et se sert de toute sa sagacité pour les défendre. Il est clair qu’il ne faut jamais faire d’hypothèse ; il ne faut point dire : Commençons par inventer des principes avec lesquels nous tâcherons de tout expliquer. Mais il faut dire : Faisons exactement l’analyse des choses, et ensuite nous tâcherons devoir avec beaucoup de défiance si elles se rapportent avec quelques principes. Ceux qui ont fait le roman des idées innées se sont flattés qu’ils rendraient raison des idées de l’infini, de l’immensité de Dieu, et de certaines notions métaphysiques qu’ils supposaient être communes à tous les hommes. Mais si, avant de s’engager dans ce système, ils avaient bien voulu faire réflexion que beaucoup d’hommes n’ont de leur vie la moindre teinture de ces notions, qu’aucun enfant ne les a que quand on les lui donne, et que, lorsque enfin on les a acquises, on n’a que des perceptions très-imparfaites, des idées purement négatives, ils auraient eu honte eux-mêmes de leur opinion. S’il y a quelque chose de démontré hors des mathématiques, c’est qu’il n’y a point d’idées innées dans l’homme ; s’il y en avait, tous les hommes en naissant auraient l’idée d’un Dieu ; et auraient tous la même idée ; ils auraient tous les mêmes notions métaphysiques ; ajoutez à cela l’absurdité ridicule où l’on se jette quand on soutient que Dieu nous donne dans le ventre de la mère des notions qu’il faut entièrement nous enseigner dans notre jeunesse.

Il est donc indubitable que nos premières idées sont nos sensations. Petit à petit nous recevons des idées composées de ce qui frappe nos organes, notre mémoire retient ces perceptions ; nous les rangeons ensuite sous des idées générales, et de cette seule faculté que nous avons de composer et d’arranger ainsi nos idées résultent toutes les vastes connaissances de l’homme.

Ceux qui objectent que les notions de l’infini en durée, en étendue, en nombre, ne peuvent venir de nos sens, n’ont qu’à rentrer un instant en eux-mêmes : premièrement, ils verront qu’ils n’ont aucune idée complète et même seulement positive de l’infini, mais que ce n’est qu’en ajoutant les choses matérielles les unes aux autres qu’ils sont parvenus à connaître qu’ils ne verront jamais la fin de leur compte ; et cette impuissance, ils l’ont appelée infini, ce qui est bien plutôt un aveu de l’ignorance humaine qu’une idée au-dessus de nos sens. Que si l’on objecte qu’il y a un infini réel en géométrie, je réponds que non : on prouve seulement que la matière sera toujours divisible ; on prouve que tous les cercles possibles passeront entre deux lignes ; on prouve qu’une infinité de surfaces n’a rien de commun avec une infinité de cubes ; mais cela ne donne pas plus l’idée de l’infini que cette proposition Il y a un Dieu ne nous donne une idée de ce que c’est que Dieu.

Mais ce n’est pas assez de nous être convaincus que nos idées nous viennent toutes par les sens ; notre curiosité nous porte jusqu’à vouloir connaître comment elles nous viennent. C’est ici que tous les philosophes ont fait de beaux romans ; il était aisé de se les épargner, en considérant avec bonne foi les bornes de la nature humaine. Quand nous ne pouvons nous aider du compas des mathématiques, ni du flambeau de l’expérience et de la physique, il est certain que nous ne pouvons faire un seul pas. Jusqu’à ce que nous ayons les yeux assez fins pour distinguer les parties constituantes de l’or d’avec les parties constituantes d’un grain de moutarde, il est bien sûr que nous ne pourrons raisonner sur leurs essences ; et, jusqu’à ce que l’homme soit d’une autre nature, et qu’il ait des organes pour apercevoir sa propre substance et l’essence de ses idées, comme il a des organes pour sentir, il est indubitable qu’il lui sera impossible de les connaître. Demander comment nous pensons et comment nous sentons, comment nos mouvements obéissent à notre volonté, c’est demander le secret du Créateur ; nos sens ne nous fournissent pas plus de voies pour arriver à cette connaissance qu’ils ne nous fournissent des ailes quand nous désirons avoir la faculté de voler ; et c’est ce qui prouve bien, à mon avis, que toutes nos idées nous viennent par les sens : puisque lorsque les sens nous manquent, les idées nous manquent : aussi nous est-il impossible de savoir comment nous pensons, par la même raison qu’il nous est impossible d’avoir l’idée d’un sixième sens ; c’est parce qu’il nous manque des organes qui enseignent ces idées. Voilà pourquoi ceux qui ont eu la hardiesse d’imaginer un système sur la nature de l’âme et de nos conceptions ont été obligés de supposer l’opinion absurde des idées innées, se flattant que, parmi les prétendues idées métaphysiques descendues du ciel dans notre esprit, il s’en trouverait quelques-unes qui découvriraient ce secret impénétrable.

De tous les raisonneurs hardis qui se sont perdus dans la profondeur de ces recherches, le P. Malebranche est celui qui a paru s’égarer de la façon la plus sublime.

Voici à quoi se réduit son système, qui a fait tant de bruit :

Nos perceptions, qui nous viennent à l’occasion des objets, ne peuvent être causées par ces objets mêmes, qui certainement n’ont pas en eux la puissance de donner un sentiment ; elles ne viennent pas de nous-mêmes, car nous sommes, à cet égard, aussi impuissants que ces objets ; il faut donc que ce soit Dieu qui nous les donne. « Or Dieu est le lieu des esprits, et les esprits subsistent en lui ; » donc c’est en lui que nous avons nos idées, et que nous voyons toutes choses.

Or, je demande à tout homme qui n’a point d’enthousiasme dans la tête, quelle notion claire ce dernier raisonnement nous donne ?

Je demande ce que veut dire Dieu est le lieu des esprits ? et quand même ces mots sentir et voir tout en Dieu formeraient en nous une idée distincte, je demande ce que nous y gagnerions, et en quoi nous serions plus savants qu’auparavant.

Certainement, pour réduire le système du P. Malebranche à quelque chose d’intelligible, on est obligé de recourir au spinosisme, d’imaginer que le total de l’univers est Dieu, que ce Dieu agit dans tous les êtres, sent dans les bêtes, pense dans les hommes, végète dans les arbres, est pensée et caillou, a toutes les parties de lui-même détruites à tout moment, et enfin toutes les absurdités qui découlent nécessairement de ce principe.

Les égarements de tous ceux qui ont voulu approfondir ce qui est impénétrable pour nous doivent nous apprendre à ne vouloir pas franchir les limites de notre nature. La vraie philosophie est de savoir s’arrêter où il faut, et de ne jamais marcher qu’avec un guide sûr.

Il reste assez de terrain à parcourir sans voyager dans les espaces imaginaires. Contentons-nous donc de savoir, par l’expérience appuyée du raisonnement, seule source de nos connaissances, que nos sens sont les portes par lesquelles toutes les idées entrent dans notre entendement ; et ressouvenons-nous bien qu’il nous est absolument impossible de connaître le secret de cette mécanique, parce que nous n’avons point d’instruments proportionnés à ses ressorts.


CHAPITRE IV.
qu’il y a en effet des objets extérieurs.

On n’aurait point songé à traiter cette question si les philosophes n’avaient cherché à douter des choses les plus claires, comme ils se sont flattés de connaître les plus douteuses.

Nos sens nous font avoir des idées, disent-ils ; mais peut-être que notre entendement reçoit ces perceptions sans qu’il y ait aucun objet au dehors. Nous savons que, pendant le sommeil, nous voyons et nous sentons des choses qui n’existent pas : peut-être notre vie est-elle un songe continuel, et la mort sera le moment de notre réveil, ou la fin d’un songe auquel nul réveil ne succédera.

Nos sens nous trompent dans la veille même ; la moindre altération dans nos organes nous fait voir quelquefois des objets et entendre des sons dont la cause n’est que dans le dérangement de notre corps : il est donc très-possible qu’il nous arrive toujours ce qui nous arrive quelquefois.

Ils ajoutent que quand nous voyons un objet, nous apercevons une couleur, une figure ; nous entendons des sons, et il nous a plu de nommer tout cela les modes de cet objet ; mais la substance de cet objet, quelle est-elle ? C’est là en effet que l’objet échappe à notre imagination : ce que nous nommons si hardiment la substance n’est en effet que l’assemblage de ces modes. Dépouillez cet arbre de cette couleur, de cette configuration qui vous donnait l’idée d’un arbre, que lui restera-t-il ? Or, ce que j’ai appelé modes, ce n’est autre chose que mes perceptions. Je puis bien dire : J’ai idée de la couleur verte et d’un corps tellement configuré ; mais je n’ai aucune preuve que ce corps et cette couleur existent : voilà ce que dit Sextus Empiricus[6] et à quoi il ne peut trouver de réponse.

Accordons pour un moment à ces messieurs encore plus qu’ils ne demandent : ils prétendent qu’on ne peut leur prouver qu’il y a des corps ; passons-leur qu’ils prouvent eux-mêmes qu’il n’y a point de corps. Que s’ensuivra-t-il de là ? Nous conduirons-nous autrement dans notre vie ? Aurons-nous des idées différentes sur rien ? Il faudra seulement changer un mot dans ses discours. Lorsque, par exemple, ont aura donné quelque bataille, il faudra dire que dix mille hommes ont paru être tués, qu’un tel officier semble avoir la jambe cassée, et qu’un chirurgien paraîtra la lui couper. De même, quand nous aurons faim, nous demanderons l’apparence d’un morceau de pain pour faire semblant de digérer.

Mais voici ce que l’on pourrait leur répondre plus sérieusement :

1° Vous ne pouvez pas en rigueur comparer la vie à l’état des songes, parce que vous ne songez jamais en dormant qu’aux choses dont vous avez eu l’idée étant éveillés ; vous êtes sûrs que vos songes ne sont autre chose qu’une faible réminiscence. Au contraire, pendant la veille, lorsque nous avons une sensation, nous ne pouvons jamais conclure que ce soit par réminiscence. Si, par exemple, une pierre en tombant nous casse l’épaule, il paraît assez difficile que cela se fasse par un effort de mémoire.

2° Il est très-vrai que nos sens sont souvent trompés ; mais qu’entend-on par là ? Nous n’avons qu’un sens, à proprement parler, qui est celui du toucher ; la vue, le son, l’odorat, ne sont que le tact des corps intermédiaires qui partent d’un corps éloigné. Je n’ai l’idée des étoiles que par l’attouchement ; et comme cet attouchement de la lumière qui vient frapper mon œil de mille millions de lieues n’est point palpable comme l’attouchement de mes mains, et qu’il dépend du milieu que ces corps ont traversé, cet attouchement est ce qu’on nomme improprement trompeur ; il ne me fait point voir les objets à leur véritable place ; il ne me donne point d’idée de leur grosseur ; aucun même de ces attouchements, qui ne sont point palpables, ne me donne l’idée positive des corps. La première fois que je sens une odeur sans voir l’objet dont elle vient, mon esprit ne trouve aucune relation entre un corps et cette odeur ; mais l’attouchement proprement dit, l’approche de mon corps à un autre, indépendamment de mes autres sens, me donne l’idée de la matière : car, lorsque je touche un rocher, je sens bien que je ne puis me mettre à sa place, et que par conséquent il y a là quelque chose d’étendu et d’impénétrable. Ainsi, supposé (car que ne suppose-t-on pas ?) qu’un homme eût tous les sens, hors celui du toucher proprement dit, cet homme pourrait fort bien douter de l’existence des objets extérieurs, et peut-être même serait-il longtemps sans en avoir d’idée ; mais celui qui serait sourd et aveugle, et qui aurait le toucher, ne pourrait douter de l’existence des choses qui lui feraient éprouver de la dureté, et cela parce qu’il n’est point de l’essence de la matière qu’un corps soit coloré ou sonore, mais qu’il soit étendu et impénétrable. Mais que répondront les sceptiques outrés à ces deux questions-ci :

1° S’il n’y a point d’objets extérieurs, et si mon imagination fait tout, pourquoi suis-je brûlé en touchant du feu, et ne suis-je point brûlé quand, dans un rêve, je crois toucher du feu ?

2° Quand j’écris mes idées sur ce papier, et qu’un autre homme vient me lire ce que j’écris, comment puis-je entendre les propres paroles que j’ai écrites et pensées, si cet autre homme ne me les lit pas effectivement ? Comment puis-je même les retrouver, si elles n’y sont pas ? Enfin, quelque effort que je fasse pour douter, je suis plus convaincu de l’existence des corps que je ne le suis de plusieurs vérités géométriques. Ceci paraîtra étonnant, mais je n’y puis que faire ; j’ai beau manquer de démonstrations géométriques pour prouver que j’ai un père et une mère, et j’ai beau m’avoir démontré, c’est-à-dire n’avoir pu répondre à l’argument qui me prouve qu’une infinité de lignes courbes peuvent passer entre un cercle et sa tangente, je sens bien que si un être tout-puissant me venait dire de ces deux propositions : Il y a des corps, et une infinité de courbes passent entre le cercle et sa tangente, il y a une proposition qui est fausse, devinez laquelle ? je devinerais que c’est la dernière : car sachant bien que j’ai ignoré longtemps cette proposition, que j’ai eu besoin d’une attention suivie pour en entendre la démonstration, que j’ai cru y trouver des difficultés, qu’enfin les vérités géométriques n’ont de réalité que dans mon esprit, je pourrais soupçonner que mon esprit s’est trompé.

Quoi qu’il en soit, comme mon principal but est ici d’examiner l’homme sociable, et que je ne puis être sociable s’il n’y a une société, et par conséquent des objets hors de nous, les pyrrhoniens me permettront de commencer par croire fermement qu’il y a des corps, sans quoi il faudrait que je refusasse l’existence à ces messieurs[7].

CHAPITRE V.
si l’homme a une âme, et ce que ce peut être.

Nous sommes certains que nous sommes matière, que nous sentons et que nous pensons ; nous sommes persuadés de l’existence d’un Dieu duquel nous sommes l’ouvrage, par des raisons contre lesquelles notre esprit ne peut se révolter. Nous nous sommes prouvé à nous-mêmes que ce Dieu a créé ce qui existe. Nous nous sommes convaincus qu’il nous est impossible et qu’il doit nous être impossible de savoir comment il nous a donné l’être ; mais pouvons-nous savoir ce qui pense en nous ? quelle est cette faculté que Dieu nous a donnée ? est-ce la matière qui sent et qui pense, est-ce une substance immatérielle ? en un mot qu’est-ce qu’une âme ? C’est ici où il est nécessaire plus que jamais de me remettre dans l’état d’un être pensant descendu d’un autre globe, n’ayant aucun des préjugés de celui-ci, et possédant la même capacité que moi, n’étant point ce qu’on appelle homme, et jugeant de l’homme d’une manière désintéressée.

Si j’étais un être supérieur à qui le Créateur eût révélé ses secrets, je dirais bientôt, en voyant l’homme, ce que c’est que cet animal ; je définirais son âme et toutes ses facultés en connaissance de cause avec autant de hardiesse que l’ont définie tant de philosophes qui n’en savaient rien ; mais, avouant mon ignorance et essayant ma faible raison, je ne puis faire autre chose que de me servir de la voie de l’analyse, qui est le bâton que la nature a donné aux aveugles : j’examine tout partie à partie, et je vois ensuite si je puis juger du total. Je me suppose donc arrivé en Afrique, et entouré de nègres, de Hottentots, et d’autres animaux. Je remarque d’abord que les organes de la vie sont les mêmes chez eux tous ; les opérations de leurs corps partent toutes des mêmes principes de vie ; ils ont tous à mes yeux mêmes désirs, mêmes passions, mêmes besoins ; ils les expriment tous, chacun dans leurs langues. La langue que j’entends la première est celle des animaux, cela ne peut être autrement ; les sons par lesquels ils s’expriment ne semblent point arbitraires, ce sont des caractères vivants de leurs passions ; ces signes portent l’empreinte de ce qu’ils expriment : le cri d’un chien qui demande à manger, joint à toutes ses attitudes, a une relation sensible à son objet ; je le distingue incontinent des cris et des mouvements par lesquels il flatte un autre animal, de ceux avec lesquels il chasse, et de ceux par lesquels il se plaint ; je discerne encore si sa plainte exprime l’anxiété de la solitude, ou la douleur d’une blessure, ou les impatiences de l’amour. Ainsi, avec un peu d’attention, j’entends le langage de tous les animaux ; ils n’ont aucun sentiment qu’ils n’expriment : peut-être n’en est-il pas de même de leurs idées ; mais comme il paraît que la nature ne leur a donné que peu d’idées, il me semble aussi qu’il était naturel qu’ils eussent un langage borné, proportionné à leurs perceptions.

Que rencontré-je de différent dans les animaux nègres ? Que puis-je y voir, sinon quelques idées et quelques combinaisons de plus dans leur tête, exprimées par un langage différemment articulé ? Plus j’examine tous ces êtres, plus je dois soupçonner que ce sont des espèces différentes d’un même genre. Cette admirable faculté de retenir des idées leur est commune à tous ; ils ont tous des songes et des images faibles, pendant le sommeil, des idées qu’ils ont reçues en veillant ; leur faculté sentante et pensante croît avec leurs organes, et s’affaiblit avec eux, périt avec eux. Que l’on verse le sang d’un singe et d’un nègre, il y aura bientôt dans l’un et dans l’autre un degré d’épuisement qui les mettra hors d’état de me reconnaître ; bientôt après leurs sens extérieurs n’agissent plus, et enfin ils meurent.

Je demande alors ce qui leur donnait la vie, la sensation, la pensée. Ce n’était pas leur propre ouvrage, ce n’était pas celui de la matière, comme je me le suis déjà prouvé : c’est donc Dieu qui avait donné à tous ces corps la puissance de sentir et d’avoir des idées dans des degrés différents, proportionnés à leurs organes : voilà assurément ce que je soupçonnerai d’abord.

Enfin je vois des hommes qui me paraissent supérieurs à ces nègres, comme ces nègres le sont aux singes, et comme les singes le sont aux huîtres et aux autres animaux de cette espèce.

Des philosophes me disent : Ne vous y trompez pas, l’homme est entièrement différent des autres animaux ; il a une âme spirituelle et immortelle : car (remarquez bien ceci), si la pensée est un composé de la matière, elle doit être nécessairement cela même dont elle est composée ; elle doit être divisible, capable de mouvement, etc. ; or la pensée ne peut point se diviser, donc elle n’est point un composé de la matière ; elle n’a point de parties, elle est simple, elle est immortelle, elle est l’ouvrage et l’image d’un Dieu. J’écoute ces maîtres, et je leur réponds, toujours avec défiance de moi-même, mais non avec confiance en eux : Si l’homme a une âme telle que vous l’assurez, je dois croire que ce chien et cette taupe en ont une toute pareille. Ils me jurent tous que non. Je leur demande quelle différence il y a donc entre ce chien et eux. Les uns[8] me répondent : Ce chien est une forme substantielle ; les autres[9] me disent : N’en croyez rien ; les formes substantielles sont des chimères ; mais ce chien est une machine comme un tourne-broche, et rien de plus. Je demande encore aux inventeurs des formes substantielles ce qu’ils entendent par ce mot ; et comme ils ne me répondent que du galimatias, je me retourne vers les inventeurs des tourne-broches, et je leur dis : Si ces bêtes sont de pures machines, vous n’êtes certainement auprès d’elles que ce qu’une montre à répétition est en comparaison du tourne-broche dont vous parlez ; ou si vous avez l’honneur de posséder une âme spirituelle, les animaux en ont une aussi, car ils sont tout ce que vous êtes, ils ont les mêmes organes avec lesquels vous avez des sensations ; et si ces organes ne leur servent pas pour la même fin, Dieu, en leur donnant ces organes, aura fait un ouvrage inutile ; et Dieu, selon vous-mêmes, ne fait rien en vain. Choisissez donc, ou d’attribuer une âme spirituelle à une puce, à un ver, à un ciron, ou d’être automate comme eux. Tout ce que ces messieurs peuvent me répondre, c’est qu’ils conjecturent que les ressorts des animaux, qui paraissent les organes de leurs sentiments, sont nécessaires à leur vie, et ne sont chez eux que les ressorts de la vie ; mais cette réponse n’est qu’une supposition déraisonnable.

Il est certain que pour vivre on n’a besoin ni de nez, ni d’oreilles, ni d’yeux. Il y a des animaux qui n’ont point de ces sens, et qui vivent : donc ces organes de sentiment ne sont donnés que pour le sentiment ; donc les animaux sentent comme nous ; donc ce ne peut être que par un excès de vanité ridicule que les hommes s’attribuent une âme d’une espèce différente de celle qui anime les brutes. Il est donc clair jusqu’à présent que, ni les philosophes, ni moi, ne savons ce que c’est que cette âme ; il m’est seulement prouvé que c’est quelque chose de commun entre l’animal appelé homme, et celui qu’on nomme bête. Voyons si cette faculté commune à tous ces animaux est matière ou non.

Il est impossible, me dit-on, que la matière pense. Je ne vois pas cette impossibilité. Si la pensée était un composé de la matière, comme ils me le disent, j’avouerais que la pensée devrait être étendue et divisible ; mais si la pensée est un attribut de Dieu donné à la matière, je ne vois pas qu’il soit nécessaire que cet attribut soit étendu et divisible ; car je vois que Dieu a communiqué d’autres propriétés à la matière, lesquelles n’ont ni étendue ni divisibilité ; le mouvement, la gravitation, par exemple, qui agit sans corps intermédiaires, et qui agit en raison directe de la masse, et non des surfaces, et en raison doublée inverse des distances, est une qualité réelle démontrée, et dont la cause est aussi cachée que celle de la pensée.

En un mot, je ne puis juger que d’après ce que je vois, et selon ce qui me paraît le plus probable ; je vois que dans toute la nature les mêmes effets supposent une même cause. Ainsi, je juge que la même cause agit dans les bêtes et dans les hommes à proportion de leurs organes ; et je crois que ce principe commun aux hommes et aux bêtes est un attribut donné par Dieu à la matière. Car, si ce qu’on appelle âme était un être à part, de quelque nature que fût cet être, je devrais croire que la pensée est son essence, ou bien je n’aurais aucune idée de cette substance. Aussi tous ceux qui ont admis une âme immatérielle ont été obligés de dire que cette âme pense toujours ; mais j’en appelle à la conscience de tous les hommes : pensent-ils sans cesse ? pensent-ils quand ils dorment d’un sommeil plein et profond ? les bêtes ont-elles à tous moments des idées ? quelqu’un qui est évanoui a-t-il beaucoup d’idées dans cet état, qui est réellement une mort passagère ? Si l’âme ne pense pas toujours, il est donc absurde de reconnaître en l’homme une substance dont l’essence est de penser. Que pourrions-nous en conclure, sinon que Dieu a organisé les corps pour penser comme pour manger et pour digérer ? En m’informant de l’histoire du genre humain, j’apprends que les hommes ont eu longtemps la même opinion que moi sur cet article. Je lis un des plus anciens livres qui soient au monde, conservé par un peuple qui se prétend le plus ancien peuple : ce livre me dit que Dieu même semble penser comme moi ; il m’apprend que Dieu a autrefois donné aux Juifs les lois les plus détaillées que jamais nation ait reçues ; il daigne leur prescrire jusqu’à la manière dont ils doivent aller à la garde-robe[10], et il ne leur dit pas un mot de leur âme ; il ne leur parle que des peines et des récompenses temporelles : cela prouve au moins que l’auteur de ce livre ne vivait pas dans une nation qui crût la spiritualité et l’immortalité de l’âme.

On me dit bien que, deux mille ans après, Dieu est venu apprendre aux hommes que leur âme est immortelle ; mais moi, qui suis d’une autre sphère, je ne puis m’empêcher d’être étonné de cette disparate que l’on met sur le compte de Dieu. Il semble étrange à ma raison que Dieu ait fait croire aux hommes le pour et le contre ; mais si c’est un point de révélation où ma raison ne voit goutte, je me tais, et j’adore en silence. Ce n’est pas à moi d’examiner ce qui a été révélé ; je remarque seulement que ces livres révélés ne disent point que l’âme soit spirituelle : ils nous disent seulement qu’elle est immortelle. Je n’ai aucune peine à le croire ; car il paraît aussi possible à Dieu de l’avoir formée (de quelque nature qu’elle soit) pour la conserver que pour la détruire. Ce Dieu, qui peut, comme il lui plaît, conserver ou anéantir le mouvement d’un corps, peut assurément faire durer à jamais la faculté de penser dans une partie de ce corps ; s’il nous a dit en effet que cette partie est immortelle, il faut en être persuadé.

Mais de quoi cette âme est-elle faite ? C’est ce que l’Être suprême n’a pas jugé à propos d’apprendre aux hommes. N’ayant donc pour me conduire dans ces recherches que mes propres lumières, l’envie de connaître quelque chose, et la sincérité de mon cœur, je cherche avec sincérité ce que ma raison me peut découvrir par elle-même ; j’essaye ses forces, non pour la croire capable de porter tous ces poids immenses, mais pour la fortifier par cet exercice, et pour m’apprendre jusqu’où va son pouvoir. Ainsi, toujours prêt à céder dès que la révélation me présentera ses barrières, je continue mes réflexions et mes conjectures uniquement comme philosophe, jusqu’à ce que ma raison ne puisse plus avancer.


CHAPITRE VI.
si ce qu’on appelle âme est immortel.

Ce n’est pas ici le lieu d’examiner si en effet Dieu a révélé l’immortalité de l’âme. Je me suppose toujours un philosophe d’un autre monde que celui-ci, et qui ne juge que par ma raison. Cette raison m’a appris que toutes les idées des hommes et des animaux leur viennent par les sens ; et j’avoue que je ne peux m’empêcher de rire lorsqu’on me dit que les hommes auront encore des idées quand ils n’auront plus de sens. Lorsqu’un homme a perdu son nez, ce nez perdu n’est non plus une partie de lui-même que l’étoile polaire. Qu’il perde toutes ses parties et qu’il ne soit plus un homme, n’est-il pas un peu étrange alors de dire qu’il lui reste le résultat de tout ce qui a péri ? J’aimerais autant dire qu’il boit et mange après sa mort que de dire qu’il lui reste des idées après sa mort : l’un n’est pas plus inconséquent que l’autre, et certainement il a fallu bien des siècles avant qu’on ait osé faire une si étonnante supposition. Je sais bien encore une fois que, Dieu ayant attaché à une partie du cerveau la faculté d’avoir des idées, il peut conserver cette petite partie du cerveau avec sa faculté : car de conserver cette faculté sans la partie, cela est aussi impossible que de conserver le rire d’un homme ou le chant d’un oiseau après la mort de l’oiseau et de l’homme. Dieu peut aussi avoir donné aux hommes et aux animaux une âme simple, immatérielle, et la conserver indépendamment de leur corps. Cela lui est aussi possible que de créer un million de mondes de plus qu’il n’en a créé, et de donner aux hommes deux nez et quatre mains, des ailes et des griffes ; mais pour croire qu’il a fait en effet toutes ces choses possibles, il me semble qu’il faut les voir.

Ne voyant donc point que l’entendement, la sensation de l’homme soit une chose immortelle, qui me prouvera qu’elle l’est ? Quoi ! moi, qui ne sais point quelle est la nature de cette chose, j’affirmerai qu’elle est éternelle ? Moi, qui sais que l’homme n’était pas hier, j’affirmerai qu’il y a dans cet homme une partie éternelle par sa nature ! et tandis que je refuserai l’immortalité à ce qui anime ce chien, ce perroquet, cette grive, je l’accorderai à l’homme par la raison que l’homme le désire ?

Il serait bien doux en effet de survivre à soi-même, de conserver éternellement la plus excellente partie de son être dans la destruction de l’autre, de vivre à jamais avec ses amis, etc.! Cette chimère (à l’envisager en ce seul sens) serait consolante dans des misères réelles. Voilà peut-être pourquoi on inventa autrefois le système de la métempsycose ; mais ce système a-t-il plus de vraisemblance que les Mille et une Nuits ? et n’est-il pas un fruit de l’imagination vive et absurde de la plupart des philosophes orientaux ? Mais je suppose, malgré toutes les vraisemblances, que Dieu conserve après la mort de l’homme ce qu’on appelle son âme, et qu’il abandonne l’âme de la brute au train de la destruction ordinaire de toutes choses : je demande ce que l’homme y gagnera ; je demande ce que l’esprit de Jacques a de commun avec Jacques quand il est mort ?

Ce qui constitue la personne de Jacques, ce qui fait que Jacques est soi-même, et le même qu’il était hier à ses propres yeux, c’est qu’il se ressouvient des idées qu’il avait hier, et que dans son entendement il unit son existence d’hier à celle d’aujourd’hui ; car s’il avait entièrement perdu la mémoire, son existence passée lui serait aussi étrangère que celle d’un autre homme ; il ne serait pas plus le Jacques d’hier, la même personne, qu’il ne serait Socrate ou César. Or, je suppose que Jacques, dans sa dernière maladie, a perdu absolument la mémoire, et meurt par conséquent sans être ce même Jacques qui a vécu : Dieu rendra-t-il à son âme cette mémoire qu’il a perdue ? créera-t-il de nouveau ces idées qui n’existent plus ? en ce cas, ne sera-ce pas un homme tout nouveau, aussi différent du premier qu’un Indien l’est d’un Européen ?

Mais on peut dire aussi que, Jacques ayant entièrement perdu la mémoire avant de mourir, son âme pourra la recouvrer de même qu’on la recouvre après l’évanouissement ou après un transport au cerveau : car un homme qui a entièrement perdu la mémoire dans une grande maladie ne cesse pas d’être le même homme lorsqu’il a recouvré la mémoire ; donc l’âme de Jacques, s’il en a une, et qu’elle soit immortelle par la volonté du Créateur, comme on le suppose, pourra recouvrer la mémoire après sa mort, tout comme elle la recouvre après l’évanouissement pendant la vie ; donc Jacques sera le même homme.

Ces difficultés valent bien la peine d’être proposées : et celui qui trouvera une manière sûre de résoudre l’équation de cette inconnue sera, je pense, un habile homme.

Je n’avance pas davantage dans ces ténèbres ; je m’arrête où la lumière de mon flambeau me manque : c’est assez pour moi que je voie jusqu’où je peux aller. Je n’assure point que j’aie des démonstrations contre la spiritualité et l’immortalité de l’âme ; mais toutes les vraisemblances sont contre elles, et il est également injuste et déraisonnable de vouloir une démonstration dans une recherche qui n’est susceptible que de conjectures.

Seulement il faut prévenir l’esprit de ceux qui croiraient la mortalité de l’âme contraire au bien de la société, et les faire souvenir que les anciens Juifs, dont ils admirent les lois, croyaient l’âme matérielle et mortelle, sans compter de grandes sectes de philosophes qui valaient bien les Juifs, et qui étaient de fort honnêtes gens.


CHAPITRE VII.
si l’homme est libre.

Peut-être n’y a-t-il pas de question plus simple que celle de la liberté ; mais il n’y en a point que les hommes aient plus embrouillée. Les difficultés dont les philosophes ont hérissé cette matière, et la témérité qu’on a toujours eue de vouloir arracher de Dieu son secret, et de concilier sa prescience avec le libre arbitre, sont cause que l’idée de la liberté s’est obscurcie à force de prétendre l’éclaircir. On s’est si bien accoutumé à ne plus prononcer ce mot liberté, sans se ressouvenir de toutes les difficultés qui marchent à sa suite, qu’on ne s’entend presque plus à présent quand on demande si l’homme est libre.

Ce n’est plus ici le lieu de feindre un être doué de raison, lequel n’est point homme, et qui examine avec indifférence ce que c’est que l’homme ; c’est ici au contraire qu’il faut que chaque homme rentre dans soi-même, et qu’il se rende témoignage de son propre sentiment.

Dépouillons d’abord la question de toutes les chimères dont on a coutume de l’embarrasser, et définissons ce que nous entendons par ce mot liberté. La liberté est uniquement le pouvoir d’agir. Si une pierre se mouvait par son choix, elle serait libre ; les animaux et les hommes ont ce pouvoir : donc ils sont libres. Je puis à toute force contester cette faculté aux animaux ; je puis me figurer, si je veux abuser de ma raison, que les bêtes qui me ressemblent en tout le reste diffèrent de moi en ce seul point. Je puis les concevoir comme des machines qui n’ont ni sensations, ni désirs, ni volonté, quoiqu’elles en aient toutes les apparences. Je forgerai des systèmes, c’est-à-dire des erreurs, pour expliquer leur nature ; mais enfin, quand il s’agira de m’interroger moi-même, il faudra bien que j’avoue que j’ai une volonté, et que j’ai en moi le pouvoir d’agir, de remuer mon corps, d’appliquer ma pensée à telle ou telle considération, etc.

Si quelqu’un vient me dire : Vous croyez avoir cette volonté, mais vous ne l’avez pas : vous avez un sentiment qui vous trompe, comme vous croyez voir le soleil large de deux pieds, quoiqu’il soit en grosseur, par rapport à la terre, à peu près comme un million à l’unité ; je répondrai à ce quelqu’un : Le cas est différent. Dieu ne m’a point trompé en me faisant voir ce qui est éloigné de moi d’une grosseur proportionnée à sa distance : telles sont les lois mathématiques de l’optique que je ne puis et ne dois apercevoir les objets qu’en raison directe de leur grosseur et de leur éloignement ; et telle est la nature de mes organes que si ma vue pouvait apercevoir la grandeur réelle d’une étoile je ne pourrais voir aucun objet sur la terre. Il en est de même du sens de l’ouïe et de celui de l’odorat. Je n’ai les sensations plus ou moins fortes, toutes choses égales, que selon que les corps sonores et odoriférants sont plus ou moins loin de moi. Il n’y a en cela aucune erreur ; mais si je n’avais point de volonté, croyant en avoir une, Dieu m’aurait créé exprès pour me tromper, de même que s’il me faisait croire qu’il y a des corps hors de moi, quoiqu’il n’y en eût pas ; et il ne résulterait rien de cette tromperie, sinon une absurdité dans la manière d’agir d’un Être suprême infiniment sage.

Et qu’on ne dise pas qu’il est indigne d’un philosophe de recourir ici à Dieu. Car, premièrement, ce Dieu étant prouvé, il est démontré que c’est lui qui est la cause de ma liberté en cas que je sois libre, et qu’il est l’auteur absurde de mon erreur si, m’ayant fait un être purement patient sans volonté, il me fait accroire que je suis agent et que je suis libre.

Secondement, s’il n’y avait point de Dieu, qui est-ce qui m’aurait jeté dans l’erreur ? qui m’aurait donné ce sentiment de liberté en me mettant dans l’esclavage ? serait-ce une matière qui d’elle-même ne peut avoir l’intelligence ? Je ne puis être instruit ni trompé par la matière, ni recevoir d’elle la faculté de vouloir ; je ne puis avoir reçu de Dieu le sentiment de ma volonté sans en avoir une : donc j’ai réellement une volonté ; donc je suis un agent.

Vouloir et agir, c’est précisément la même chose qu’être libre. Dieu lui-même ne peut être libre que dans ce sens. Il a voulu et il a agi selon sa volonté. Si on supposait sa volonté déterminée nécessairement ; si on disait : Il a été nécessité à vouloir ce qu’il a fait, on tomberait dans une aussi grande absurdité que si on disait : Il y a un Dieu, et il n’y a point de Dieu ; car si Dieu était nécessité, il ne serait plus agent, il serait patient, et il ne serait plus Dieu.

Il ne faut jamais perdre de vue ces vérités fondamentales enchaînées les unes aux autres. Il y a quelque chose qui existe, donc quelque être est de toute éternité, donc cet être existe par lui-même d’une nécessité absolue, donc il est infini, donc tous les autres êtres viennent de lui sans qu’on sache comment, donc il a pu leur communiquer la liberté comme il leur a communiqué le mouvement et la vie, donc il nous a donné cette liberté que nous sentons en nous, comme il nous a donné la vie que nous sentons en nous.

La liberté dans Dieu est le pouvoir de penser toujours tout ce qu’il veut, et d’opérer toujours tout ce qu’il veut.

La liberté donnée de Dieu à l’homme est le pouvoir faible, limité et passager, de s’appliquer à quelques pensées, et d’opérer certains mouvements. La liberté des enfants qui ne réfléchissent point encore, et des espèces d’animaux qui ne réfléchissent jamais, consiste à vouloir et à opérer des mouvements seulement. Sur quel fondement a-t-on pu imaginer qu’il n’y a point de liberté ? Voici les causes de cette erreur : on a d’abord remarqué que nous avons souvent des passions violentes qui nous entraînent malgré nous. Un homme voudrait ne pas aimer une maîtresse infidèle, et ses désirs, plus forts que sa raison, le ramènent vers elle ; on s’emporte à des actions violentes dans des mouvements de colère qu’on ne peut maîtriser ; on souhaite de mener une vie tranquille, et l’ambition nous rejette dans le tumulte des affaires.

Tant de chaînes visibles, dont nous sommes accablés presque toute notre vie, ont fait croire que nous sommes liés de même dans tout le reste ; et on a dit : L’homme est tantôt emporté avec une rapidité et des secousses violentes dont il sent l’agitation ; tantôt il est mené par un mouvement paisible dont il n’est pas plus le maître : c’est un esclave qui ne sent pas toujours le poids et la flétrissure de ses fers, mais il est toujours esclave.

Ce raisonnement, qui n’est que la logique de la faiblesse humaine, est tout semblable à celui-ci : Les hommes sont malades quelquefois, donc ils n’ont jamais de santé.

Or, qui ne voit l’impertinence de cette conclusion ? qui ne voit au contraire que de sentir sa maladie est une preuve indubitable qu’on a eu de la santé, et que sentir son esclavage et son impuissance prouve invinciblement qu’on a eu de la puissance et de la liberté ?

Lorsque vous aviez cette passion furieuse, votre volonté n’était plus obéie par vos sens : alors vous n’étiez pas plus libre que lorsqu’une paralysie vous empêche de mouvoir ce bras que vous voulez remuer. Si un homme était toute sa vie dominé par des passions violentes, ou par des images qui occupassent sans cesse son cerveau, il lui manquerait cette partie de l’humanité qui consiste à pouvoir penser quelquefois ce qu’on veut ; et c’est le cas où sont plusieurs fous qu’on renferme, et même bien d’autres qu’on n’enferme pas.

Il est bien certain qu’il y a des hommes plus libres les uns que les autres, par la même raison que nous ne sommes pas tous également éclairés, également robustes, etc. La liberté est la santé de l’âme ; peu de gens ont cette santé entière et inaltérable. Notre liberté est faible et bornée, comme toutes nos autres facultés. Nous la fortifions en nous accoutumant à faire des réflexions, et cet exercice de l’âme la rend un peu plus vigoureuse. Mais quelques efforts que nous fassions, nous ne pourrons jamais parvenir à rendre notre raison souveraine de tous nos désirs ; il y aura toujours dans notre âme comme dans notre corps des mouvements involontaires. Nous ne sommes ni libres, ni sages, ni forts, ni sains, ni spirituels, que dans un très-petit degré. Si nous étions toujours libres, nous serions ce que Dieu est. Contentons-nous d’un partage convenable au rang que nous tenons dans la nature. Mais ne nous figurons pas que nous manquons des choses mêmes dont nous sentons la jouissance, et parce que nous n’avons pas les attributs d’un Dieu ne renonçons pas aux facultés d’un homme.

Au milieu d’un bal ou d’une conversation vive, ou dans les douleurs d’une maladie qui appesantira ma tête, j’aurai beau vouloir chercher combien fait la trente-cinquième partie de quatre-vingt-quinze tiers et demi multipliés par vingt-cinq dix-neuvièmes et trois quarts, je n’aurai pas la liberté de faire une combinaison pareille. Mais un peu de recueillement me rendra cette puissance, que j’avais perdue dans le tumulte. Les ennemis les plus déterminés de la liberté sont donc forcés d’avouer que nous avons une volonté qui est obéie quelquefois par nos sens. « Mais cette volonté, disent-ils, est nécessairement déterminée comme une balance toujours emportée par le plus grand poids ; l’homme ne veut que ce qu’il juge le meilleur ; son entendement n’est pas le maître de ne pas juger bon ce qui lui parait bon. L’entendement agit nécessairement ; la volonté est déterminée par une volonté absolue : donc l’homme n’est pas libre. »

Cet argument, qui est très-éblouissant, mais qui dans le fond n’est qu’un sophisme, a séduit beaucoup de monde, parce que les hommes ne font presque jamais qu’entrevoir ce qu’ils examinent.

Voici en quoi consiste le défaut de ce raisonnement. L’homme ne peut certainement vouloir que les choses dont l’idée lui est présente. Il ne pourrait avoir envie d’aller à l’Opéra s’il n’avait l’idée de l’Opéra ; et il ne souhaiterait point d’y aller et ne se déterminerait point à y aller si son entendement ne lui représentait point ce spectacle comme une chose agréable. Or, c’est en cela même que consiste sa liberté : c’est dans le pouvoir de se déterminer soi-même à faire ce qui lui paraît bon ; vouloir ce qui ne lui ferait pas plaisir est une contradiction formelle et une impossibilité. L’homme se détermine à ce qui lui semble le meilleur, et cela est incontestable ; mais le point de la question est de savoir s’il a en soi cette force mouvante, ce pouvoir primitif de se déterminer ou non. Ceux qui disent : « L’assentiment de l’esprit est nécessaire et détermine nécessairement la volonté, » supposent que l’esprit agit physiquement sur la volonté. Ils disent une absurdité visible, car ils supposent qu’une pensée est un petit être réel qui agit réellement sur un autre être nommé la volonté ; et ils ne font pas réflexion que ces mots la volonté, l’entendement, etc., ne sont que des idées abstraites, inventées pour mettre de la clarté et de l’ordre dans nos discours, et qui ne signifient autre chose sinon l’homme pensant et l’homme voulant. L’entendement et la volonté n’existent donc pas réellement comme des êtres différents, et il est impertinent de dire que l’un agit sur l’autre.

S’ils ne supposent pas que l’esprit agisse physiquement sur la volonté, il faut qu’ils disent, ou que l’homme est libre, ou que Dieu agit pour l’homme, détermine l’homme, et est éternellement occupé à tromper l’homme ; auquel cas ils avouent au moins que Dieu est libre. Si Dieu est libre, la liberté est donc possible, l’homme peut donc l’avoir. Ils n’ont donc aucune raison pour dire que l’homme ne l’est pas.

Ils ont beau dire, l’homme est déterminé par le plaisir : c’est confesser, sans qu’ils y pensent, la liberté ; puisque faire ce qui fait plaisir c’est être libre.

Dieu, encore une fois, ne peut être libre que de cette façon. Il ne peut opérer que selon son plaisir. Tous les sophismes contre la liberté de l’homme attaquent également la liberté de Dieu.

Le dernier refuge des ennemis de la liberté est cet argument-ci :

« Dieu sait certainement qu’une chose arrivera : il n’est donc pas au pouvoir de l’homme de ne la pas faire. »

Premièrement, remarquez que cet argument attaquerait encore cette liberté qu’on est obligé de reconnaître dans Dieu. On peut dire : Dieu sait ce qui arrivera ; il n’est pas en son pouvoir de ne pas faire ce qui arrivera. Que prouve donc ce raisonnement tant rebattu ? Rien autre chose, sinon que nous ne savons et ne pouvons savoir ce que c’est que la prescience de Dieu, et que tous ses attributs sont pour nous des abîmes impénétrables.

Nous savons démonstrativement que si Dieu existe, Dieu est libre ; nous savons en même temps qu’il sait tout ; mais cette prescience et cette omniscience sont aussi incompréhensibles pour nous que son immensité, sa durée infinie déjà passée, sa durée infinie à venir, la création, la conservation de l’univers, et tant d’autres choses que nous ne pouvons ni nier ni connaître.

Cette dispute sur la prescience de Dieu n’a causé tant de querelles que parce qu’on est ignorant et présomptueux. Que coûtait-il de dire : Je ne sais point ce que sont les attributs de Dieu, et je ne suis point fait pour embrasser son essence ? Mais c’est ce qu’un bachelier ou licencié se gardera bien d’avouer : c’est ce qui les a rendus les plus absurdes des hommes, et fait d’une science sacrée un misérable charlatanisme[11].

CHAPITRE VIII.
de l’homme considéré comme un être sociable[12].

Le grand dessein de l’Auteur de la nature semble être de conserver chaque individu un certain temps, et de perpétuer son espèce. Tout animal est toujours entraîné par un instinct invincible à tout ce qui peut tendre à sa conservation ; et il y a des moments où il est emporté par un instinct presque aussi fort à l’accouplement et à la propagation, sans que nous puissions jamais dire comment tout cela se fait.

Les animaux les plus sauvages et les plus solitaires sortent de leurs tanières quand l’amour les appelle, et se sentent liés pour quelques mois par des chaînes invisibles à des femelles et à des petits qui en naissent ; après quoi ils oublient cette famille passagère, et retournent à la férocité de leur solitude, jusqu’à ce que l’aiguillon de l’amour les force de nouveau à en sortir. D’autres espèces sont formées par la nature pour vivre toujours ensemble, les unes dans une société réellement policée, comme les abeilles, les fourmis, les castors, et quelques espèces d’oiseaux ; les autres sont seulement rassemblées par un instinct plus aveugle qui les unit sans objet et sans dessein apparent, comme les troupeaux sur la terre et les harengs dans la mer.

L’homme n’est pas certainement poussé par son instinct à former une société policée telle que les fourmis et les abeilles ; mais à considérer ses besoins, ses passions et sa raison, on voit bien qu’il n’a pas dû rester longtemps dans un état entièrement sauvage.

Il suffit, pour que l’univers soit ce qu’il est aujourd’hui, qu’un homme ait été amoureux d’une femme. Le soin mutuel qu’ils auront eu l’un de l’autre, et leur amour naturel pour leurs enfants, auront bientôt éveillé leur industrie, et donné naissance au commencement grossier des arts. Deux familles auront eu besoin l’une de l’autre sitôt qu’elles auront été formées, et de ces besoins seront nées de nouvelles commodités.

L’homme n’est pas comme les autres animaux qui n’ont que l’instinct de l’amour-propre et celui de l’accouplement ; non-seulement il a cet amour-propre nécessaire pour sa conservation, mais il a aussi, pour son espèce, une bienveillance naturelle qui ne se remarque point dans les bêtes.

Qu’une chienne voie en passant un chien de la même mère déchiré en mille pièces et tout sanglant, elle en prendra un morceau sans concevoir la moindre pitié, et continuera son chemin ; et cependant cette même chienne défendra son petit, et mourra en combattant plutôt que de souffrir qu’on le lui enlève.

Au contraire, que l’homme le plus sauvage voie un joli enfant prêt d’être dévoré par quelque animal, il sentira malgré lui une inquiétude, une anxiété que la pitié fait naître, et un désir d’aller à son secours. Il est vrai que ce sentiment de pitié et de bienveillance est souvent étouffé par la fureur de l’amour-propre : aussi la nature sage ne devait pas nous donner plus d’amour pour les autres que pour nous-mêmes ; c’est déjà beaucoup que nous ayons cette bienveillance qui nous dispose à l’union avec les hommes.

Mais cette bienveillance serait encore un faible secours pour nous faire vivre en société ; elle n’aurait jamais pu servir à fonder de grands empires et des villes florissantes, si nous n’avions pas eu de grandes passions.

Ces passions, dont l’abus fait à la vérité tant de mal, sont en effet la principale cause de l’ordre que nous voyons aujourd’hui sur la terre. L’orgueil est surtout le principal instrument avec lequel on a bâti ce bel édifice de la société. À peine les besoins eurent rassemblé quelques hommes que les plus adroits d’entre eux s’aperçurent que tous ces hommes étaient nés avec un orgueil indomptable aussi bien qu’avec un penchant invincible pour le bien-être.

Il ne fut pas difficile de leur persuader que, s’ils faisaient pour le bien commun de la société quelque chose qui leur coûtât un peu de leur bien-être, leur orgueil en serait amplement dédommagé.

On distingua donc de bonne heure les hommes en deux classes : la première, des hommes divins qui sacrifient leur amour-propre au bien public ; la seconde, des misérables qui n’aiment qu’eux-mêmes : tout le monde voulut et veut être encore de la première classe, quoique tout le monde soit dans le fond du cœur de la seconde ; et les hommes les plus lâches et les plus abandonnés à leurs propres désirs crièrent plus haut que les autres qu’il fallait tout immoler au bien public. L’envie de commander, qui est une des branches de l’orgueil, et qui se remarque aussi visiblement dans un pédant de collège et dans un bailli de village que dans un pape et dans un empereur, excita encore puissamment l’industrie humaine pour amener les hommes à obéir à d’autres hommes : il fallut leur faire connaître clairement qu’on en savait plus qu’eux, et qu’on leur serait utile.

Il fallut surtout se servir de leur avarice pour acheter leur obéissance. On ne pouvait leur donner beaucoup sans avoir beaucoup, et cette fureur d’acquérir les biens de la terre ajoutait tous les jours de nouveaux progrès à tous les arts.

Cette machine n’eût pas encore été loin sans le secours de l’envie, passion très-naturelle que les hommes déguisent toujours sous le nom d’émulation. Cette envie réveilla la paresse et aiguisa le génie de quiconque vit son voisin puissant et heureux. ainsi, de proche en proche, les passions seules réunirent les hommes, et tirèrent du sein de la terre tous les arts et tous les plaisirs. C’est avec ce ressort que Dieu, appelé par Platon l’éternel géomètre, et que j’appelle ici l’éternel machiniste, a animé et embelli la nature : les passions sont les roues qui font aller toutes les machines.

Les raisonneurs de nos jours[13], qui veulent établir la chimère que l’homme était né sans passions, et qu’il n’en a eu que pour avoir désobéi à Dieu, auraient aussi bien fait de dire que l’homme était d’abord une belle statue que Dieu avait formée, et que cette statue fut depuis animée par le diable.

L’amour-propre et toutes ses branches sont aussi nécessaires à l’homme que le sang qui coule dans ses veines ; et ceux qui veulent lui ôter ses passions, parce qu’elles sont dangereuses, ressemblent à celui qui voudrait ôter à un homme tout son sang, parce qu’il peut tomber en apoplexie.

Que dirions-nous de celui qui prétendrait que les vents sont une invention du diable, parce qu’ils submergent quelques vaisseaux, et qui ne songerait pas que c’est un bienfait de Dieu par lequel le commerce réunit tous les endroits de la terre que des mers immenses divisent ? Il est donc très-clair que c’est à nos passions et à nos besoins que nous devons cet ordre et ces inventions utiles dont nous avons enrichi l’univers ; et il est très-vraisemblable que Dieu ne nous a donné ces besoins, ces passions, qu’afin que notre industrie les tournât à notre avantage. Que si beaucoup d’hommes en ont abusé, ce n’est pas à nous à nous plaindre d’un bienfait dont on a fait un mauvais usage. Dieu a daigné mettre sur la terre mille nourritures délicieuses pour l’homme : la gourmandise de ceux qui ont tourné cette nourriture en poison mortel pour eux ne peut servir de reproche contre la Providence.

CHAPITRE IX.
de la vertu et du vice.

Pour qu’une société subsistât, il fallait des lois, comme il faut des règles à chaque jeu. La plupart de ces lois semblent arbitraires : elles dépendent des intérêts, des passions, et des opinions de ceux qui les ont inventées, et de la nature du climat où les hommes se sont assemblés en société. Dans un pays chaud, où le vin rendrait furieux, on a jugé à propos de faire un crime d’en boire ; en d’autres climats plus froids, il y a de l’honneur à s’enivrer. Ici un homme doit se contenter d’une femme ; là il lui est permis d’en avoir autant qu’il peut en nourrir. Dans un autre pays, les pères et les mères supplient les étrangers de vouloir bien coucher avec leurs filles ; partout ailleurs, une fille qui s’est livrée à un homme est déshonorée. À Sparte on encourageait l’adultère ; à Athènes il était puni de mort. Chez les Romains, les pères eurent droit de vie et de mort sur leurs enfants. En Normandie, un père ne peut ôter seulement une obole de son bien au fils le plus désobéissant. Le nom de roi est sacré chez beaucoup de nations, et en abomination dans d’autres.

Mais tous ces peuples, qui se conduisent si différemment, se réunissent tous en ce point, qu’ils appellent vertueux ; ce qui est conforme aux lois qu’ils ont établies, et criminel ce qui leur est contraire. Ainsi, un homme qui s’opposera en Hollande au pouvoir arbitraire sera un homme très-vertueux, et celui qui voudra établir en France un gouvernement républicain sera condamné au dernier supplice. Le même juif qui à Metz[14] serait envoyé aux galères s’il avait deux femmes, en aura quatre à Constantinople, et en sera plus estimé des musulmans,

La plupart des lois se contrarient si visiblement qu’il importe assez peu par quelles lois un État se gouverne ; mais, ce qui importe beaucoup, c’est que les lois une fois établies soient exécutées, Ainsi, il n’est d’aucune conséquence qu’il y ait telles ou telles règles pour les jeux de dés et de cartes ; mais on ne pourra jouer un seul moment si l’on ne suit pas à la rigueur ces règles arbitraires dont on sera convenu[15].

La vertu et le vice, le bien et le mal moral, est donc en tout pays ce qui est utile ou nuisible à la société ; et dans tous les lieux et dans tous les temps, celui qui sacrifie le plus au public est celui qu’on appellera le plus vertueux. Il paraît donc que les bonnes actions ne sont autre chose que les actions dont nous retirons de l’avantage, et les crimes les actions qui nous sont contraires. La vertu est l’habitude de faire de ces choses qui plaisent aux hommes, et le vice l’habitude de faire des choses qui leur déplaisent.

Quoique ce qu’on appelle vertu dans un climat soit précisément ce qu’on appelle vice dans un autre, et que la plupart des règles du bien et du mal diffèrent comme les langages et les habillements, cependant il me paraît certain qu’il y a des lois naturelles dont les hommes sont obligés de convenir par tout l’univers, malgré qu’ils en aient. Dieu n’a pas dit à la vérité aux hommes : Voici des lois que je vous donne de ma bouche, par lesquelles je veux que vous vous gouverniez ; mais il a fait dans l’homme ce qu’il a fait dans beaucoup d’autres animaux : il a donné aux abeilles un instinct puissant par lequel elles travaillent et se nourrissent ensemble, et il a donné à l’homme certains sentiments dont il ne peut jamais se défaire, et qui sont les liens éternels et les premières lois de la société dans laquelle il a prévu que les hommes vivraient. La bienveillance pour notre espèce est née, par exemple, avec nous, et agit toujours en nous, à moins qu’elle ne soit combattue par l’amour-propre, qui doit toujours l’emporter sur elle. Ainsi un homme est toujours porté à assister un autre homme quand il ne lui en coûte rien. Le sauvage le plus barbare, revenant du carnage et dégouttant du sang des ennemis qu’il a mangés, s’attendrira à la vue des souffrances de son camarade, et lui donnera tous les secours qui dépendront de lui.

L’adultère et l’amour des garçons seront permis chez beaucoup de nations ; mais vous n’en trouverez aucune dans laquelle il soit permis de manquer à sa parole, parce que la société peut bien subsister entre des adultères et des garçons qui s’aiment, mais non entre des gens qui se feraient gloire de se tromper les uns les autres.

Le larcin était en honneur à Sparte, parce que tous les biens étaient communs ; mais, dès que vous avez établi le tien et le mien, il vous sera alors impossible de ne pas regarder le vol comme contraire à la société, et par conséquent comme injuste.

Il est si vrai que le bien de la société est la seule mesure du bien et du mal moral que nous sommes forcés de changer, selon le besoin, toutes les idées que nous nous sommes formées du juste et de l’injuste.

Nous avons de l’horreur pour un père qui couche avec sa fille, et nous flétrissons aussi du nom d’incestueux le frère qui abuse de sa sœur ; mais, dans une colonie naissante où il ne restera qu’un père avec un fils et deux filles, nous regarderons comme une très-bonne action le soin que prendra cette famille de ne pas laisser périr l’espèce.

Un frère qui tue son frère est un monstre ; mais un frère qui n’aurait eu d’autres moyens de sauver sa patrie que de sacrifier son frère serait un homme divin.

Nous aimons tous la vérité, et nous en faisons une vertu parce qu’il est de notre intérêt de n’être pas trompés. Nous avons attaché d’autant plus d’infamie au mensonge que, de toutes les mauvaises actions, c’est la plus facile à cacher, et celle qui coûte le moins à commettre ; mais dans combien d’occasions le mensonge ne devient-il pas une vertu héroïque ! Quand il s’agit, par exemple, de sauver un ami, celui qui en ce cas dirait la vérité serait couvert d’opprobre : et nous ne mettons guère de différence entre un homme qui calomnierait un innocent et un frère qui, pouvant conserver la vie à son frère par un mensonge, aimerait mieux l’abandonner en disant vrai. La mémoire de M. de Thou, qui eut le cou coupé pour n’avoir pas révélé la conspiration de Cinq-Mars, est en bénédiction chez les Français ; s’il n’avait point menti, elle aurait été en horreur[16].

Mais, me dira-t-on, ce ne sera donc que par rapport à nous qu’il y aura du crime et de la vertu, du bien et du mal moral : il n’y aura donc point de bien en soi et indépendant de l’homme ? Je demanderai à ceux qui font cette question s’il y a du froid et du chaud, du doux et de l’amer, de la bonne et de la mauvaise odeur autrement que par rapport à nous ? N’est-il pas vrai qu’un homme qui prétendrait que la chaleur existe toute seule serait un raisonneur très-ridicule ? Pourquoi donc celui qui prétend que le bien moral existe indépendamment de nous raisonnerait-il mieux ? Notre bien et notre mal physique n’ont d’existence que par rapport à nous : pourquoi notre bien et notre mal moral seraient-ils dans un autre cas ?

Les vues du Créateur, qui voulait que l’homme vécût en société, ne sont-elles pas suffisamment remplies ? S’il y avait quelque loi tombée du ciel, qui eût enseigné aux humains la volonté de Dieu bien clairement, alors le bien moral ne serait autre chose que la conformité à cette loi. Quand Dieu aura dit aux hommes : « Je veux qu’il y ait tant de royaumes sur la terre, et pas une république. Je veux que les cadets aient tout le bien des pères, et qu’on punisse de mort quiconque mangera des dindons ou du cochon » ; alors ces lois deviendront certainement la règle immuable du bien et du mal. Mais comme Dieu n’a pas daigné, que je sache, se mêler ainsi de notre conduite, il faut nous en tenir aux présents qu’il nous a faits. Ces présents sont la raison, l’amour-propre, la bienveillance pour notre espèce, les besoins, les passions, tous moyens par lesquels nous avons établi la société.

Bien des gens sont prêts ici à me dire : Si je trouve mon bien-être à déranger votre société, à tuer, à voler, à calomnier, je ne serai donc retenu par rien, et je pourrai m’abandonner sans scrupule à toutes mes passions ! Je n’ai autre chose à dire à ces gens-là, sinon que probablement ils seront pendus, ainsi que je ferai tuer les loups qui voudront enlever mes moutons ; c’est précisément pour eux que les lois sont faites, comme les tuiles ont été inventées contre la grêle et contre la pluie.

À l’égard des princes qui ont la force en main, et qui en abusent pour désoler le monde, qui envoient à la mort une partie des hommes et réduisent l’autre à la misère, c’est la faute des hommes s’ils souffrent ces ravages abominables, que souvent même ils honorent du nom de vertu : ils n’ont à s’en prendre qu’à eux-mêmes, aux mauvaises lois qu’ils ont faites, ou au peu de courage qui les empêche de faire exécuter de bonnes lois.

Tous ces princes qui ont fait tant de mal aux hommes sont les premiers à crier que Dieu a donné des règles du bien et du mal. Il n’y a aucun de ces fléaux de la terre qui ne fasse des actes solennels de religion ; et je ne vois pas qu’on gagne beaucoup à avoir de pareilles règles. C’est un malheur attaché à l’humanité que, malgré toute l’envie que nous avons de nous conserver, nous nous détruisons mutuellement avec fureur et avec folie. Presque tous les animaux se mangent les uns les autres, et dans l’espèce humaine les mâles s’exterminent par la guerre. Il semble encore que Dieu ait prévu cette calamité en faisant naître parmi nous plus de mâles que de femelles : en effet, les peuples qui semblent avoir songé de plus près aux intérêts de l’humanité, et qui tiennent des registres exacts des naissances et des morts, se sont aperçus que, l’un portant l’autre, il naît tous les ans un douzième de mâles plus que de femelles.

De tout ceci il sera aisé de voir qu’il est très-vraisemblable que tous ces meurtres et ces brigandages sont funestes à la société, sans intéresser en rien la Divinité. Dieu a mis les hommes et les animaux sur la terre : c’est à eux de s’y conduire de leur mieux. Malheur aux mouches qui tombent dans les filets de l’araignée ; malheur au taureau qui sera attaqué par un lion, et aux moutons qui seront rencontrés par les loups ! Mais si un mouton allait dire à un loup : Tu manques au bien moral, et Dieu te punira ; le loup lui répondrait : Je fais mon bien physique, et il y a apparence que Dieu ne se soucie pas trop que je te mange ou non. Tout ce que le mouton avait de mieux à faire, c’était de ne pas s’écarter du berger et du chien qui pouvait le défendre.

Plût au ciel qu’en effet un Être suprême nous eût donné des lois, et nous eût proposé des peines et des récompenses ! qu’il nous eût dit : Ceci est vice en soi, ceci est vertu en soi. Mais nous sommes si loin d’avoir des règles du bien et du mal que, de tous ceux qui ont osé donner des lois aux hommes de la part de Dieu, il n’y en a pas un qui ait donné la dix millième partie des règles dont nous avons besoin dans la conduite de la vie.

Si quelqu’un infère de tout ceci qu’il n’y a plus qu’à s’abandonner sans réserve à toutes les fureurs de ses désirs effrénés, et que, n’y ayant en soi ni vertu ni vice, il peut tout faire impunément, il faut d’abord que cet homme voie s’il a une armée de cent mille soldats bien affectionnés à son service ; encore risquera-t-il beaucoup en se déclarant ainsi l’ennemi du genre humain. Mais si cet homme n’est qu’un simple particulier, pour peu qu’il ait de raison il verra qu’il a choisi un très-mauvais parti, et qu’il sera puni infailliblement, soit par les châtiments si sagement inventés par les hommes contre les ennemis de la société, soit par la seule crainte du châtiment, laquelle est un supplice assez cruel par elle-même. Il verra que la vie de ceux qui bravent les lois est d’ordinaire la plus misérable. Il est moralement impossible qu’un méchant homme ne soit pas reconnu ; et dès qu’il est seulement soupçonné, il doit s’apercevoir qu’il est l’objet du mépris et de l’horreur. Or, Dieu nous a sagement doués d’un orgueil qui ne peut jamais souffrir que les autres hommes nous haïssent et nous méprisent ; être méprisé de ceux avec qui l’on vit est une chose que personne n’a jamais pu et ne pourra jamais supporter. C’est peut-être le plus grand frein que la nature ait mis aux injustices des hommes ; c’est par cette crainte mutuelle que Dieu a jugé à propos de les lier. Ainsi tout homme raisonnable conclura qu’il est visiblement de son intérêt d’être honnête homme. La connaissance qu’il aura du cœur humain, et la persuasion où il sera qu’il n’y a en soi ni vertu ni vice ne l’empêchera jamais d’être bon citoyen, et de remplir tous les devoirs de la vie. Aussi remarque-t-on que les philosophes (qu’on baptise du nom d’incrédules et de libertins) ont été dans tous les temps les plus honnêtes gens du monde. Sans faire ici une liste de tous les grands hommes de l’antiquité, on sait que La Mothe Le Vayer, précepteur du frère de Louis XIII, Bayle, Locke, Spinosa, milord Shaftesbury, Collins, etc., étaient des hommes d’une vertu rigide ; et ce n’est pas seulement la crainte du mépris des hommes qui a fait leurs vertus, c’était le goût de la vertu même. Un esprit droit est honnête homme par la même raison que celui qui n’a point le goût dépravé préfère d’excellent vin de Nuits à du vin de Brie, et des perdrix du Mans à de la chair de cheval. Une saine éducation perpétue ces sentiments chez tous les hommes, et de là est venu ce sentiment universel qu’on appelle honneur, dont les plus corrompus ne peuvent se défaire, et qui est le pivot de la société. Ceux qui auraient besoin du secours de la religion pour être honnêtes gens seraient bien à plaindre ; et il faudrait que ce fussent des monstres de la société s’ils ne trouvaient pas en eux-mêmes les sentiments nécessaires à cette société, et s’ils étaient obligés d’emprunter d’ailleurs ce qui doit se trouver dans notre nature.

fin du traité de métaphysique.
  1. Longchamp, dans le chapitre xxv de ses Mémoires publiés en 1826, raconte que, chargé d’attiser le feu dans lequel on avait jeté des papiers que Mme du Châtelet avait recommandé de brûler après sa mort, il parvint à soustraire un cahier de papier à lettres, d’une écriture fort menue. Ce cahier contenait le Traité de métaphysique, qui fut imprimé pour la première fois dans les éditions de Kehl. « Cet ouvrage est d’autant plus précieux, disaient alors les éditeurs, que n’ayant point été destiné à l’impression, l’auteur a pu dire sa pensée tout entière. Il renferme ses véritables opinions, et non pas seulement celles de ses opinions qu’il croyait pouvoir développer sans se compromettre. On y voit qu’il était fortement persuadé de l’existence d’un Être suprême, et même de l’immortalité de l’âme, mais sans se dissimuler les difficultés qui s’élèvent contre ces deux opinions, et qu’aucun philosophe n’a encore complètement résolues. »
    Voltaire, en l’offrant à Mme du Châtelet, pour qui il l’avait composé, y joignit le quatrain suivant :
    L’auteur de la métaphysique
    Que l’on apporte à vos genoux
    Mérita d’être cuit dans la place publique,
    Mais il ne brûla que pour vous.
  2. L’abbé Dubos, né en 1660, mort en 1742, publia ces Réflexions en 1719.
  3. Toutes ces différentes races d’hommes produisent ensemble des individus capables de perpétuer, ce qu’on ne peut pas dire des arbres d’espèces différentes ; mais y a-t-il eu un temps où il n’existait qu’un ou deux individus de chaque espèce ? C’est ce que nous ignorons complètement. (K.)
  4. Dans les Cabales, satire, 1772 (voyez tome X), Voltaire a dit, vers 111-112 :

    L’univers m’embarrasse, et je ne puis songer
    Que cette horloge existe et n’ait point d’horloger.

  5. Descartes.
  6. Dans ses Hypolyposes, qui ont été traduites en français par Huart, en 1725.
  7. Voyez l’article Existence, par le chevalier de Jaucourt, dans l’Encyclopédie : c’est le seul ouvrage où cette question de l’existence des corps ait été jusqu’ici bien traitée, et elle y est complètement résolue. (K.)
  8. Les philosophes scolastiques.
  9. Les cartésiens.
  10. Deutéronome, xxiii, 13.
  11. On verra dans les ouvrages suivants que M. de Voltaire n’a pas toujours eu la même opinion sur la liberté métaphysique de l’homme : ses sentiments à cet égard changèrent dans un âge plus avancé, et il a mis dans la discussion de ces matières abstraites une force et une clarté qu’on trouve bien rarement chez d’autres écrivains. (K.) — L’ignorant qui pense ainsi n’a pas toujours pensé de même, disait Voltaire en 1766 ; voyez, dans les Mélanges, la fin du paragraphe xiii du Philosophe ignorant.
  12. Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article Homme, tome XIX, page 373.
  13. Les jansénistes.
  14. La seule ville du royaume où les juifs eussent une synagogue et fussent soufferts ouvertement.
  15. Nous croyons au contraire qu’il ne doit y avoir presque rien d’arbitraire dans les lois. 1° La raison suffit pour nous faire connaître les droits des hommes, droits qui dérivent tous de cette maxime simple qu’entre deux êtres sensibles, égaux par la nature, il est contre l’ordre que l’un fasse son bonheur aux dépens de l’autre. 2° La raison montre également qu’il est utile en général au bien des sociétés que les droits de chacun soient respectés, et que c’est en assurant ces droits d’une manière inviolable qu’on peut parvenir, soit à procurer à l’espèce humaine tout le bonheur dont elle est susceptible, soit à le partager entre les individus avec la plus grande égalité possible. Qu’on examine ensuite les différentes lois, on verra que les unes tendent à maintenir ces droits, que les autres y donnent atteinte ; que les unes sont conformes à l’intérêt général, que les autres y sont contraires. Elles sont donc ou justes ou injustes par elles-mêmes. Il ne suffit donc pas que la société soit réglée par des lois, il faut que ces lois soient justes. Il ne suffit pas que les individus se conforment aux lois établies, il faut que ces lois elles-mêmes se conforment à ce qu’exige le maintien du droit de chacun.
    Dire qu’il est arbitraire de faire cette loi ou une loi contraire, ou de n’en pas faire du tout, c’est seulement avouer qu’on ignore si cette loi est conforme ou contraire à la justice. Un médecin peut dire : Il est indifférent de donner à ce malade de l’émétique ou de l’ipécacuanha ; mais cela signifie : Il faut lui donner un vomitif, et j’ignore lequel des deux remèdes convient le mieux à son état. Dans la législation, comme dans la médecine, comme dans les travaux des arts physiques, il n’y a de l’arbitraire que parce que nous ignorons les conséquences de deux moyens qui dès lors nous paraissent indifférents. L’arbitraire naît de notre ignorance, et non de la nature des choses. (K.)
  16. Voyez l’Essai sur les Mœurs, chapitre clxxvi.