Traité de la réforme de l’entendement (trad. Appuhn)

Traité de la réforme de l’entendement (trad. Appuhn)
Traduction par Charles Appuhn.
Œuvres de SpinozaGarnier FrèresI (p. 207-278).
NOTICE
sur le
TRAITE DE LA RÉFORME DE L’ENTENDEMENT

Le Traité de la Réforme de l’Entendement est compris dans les Œuvres Posthumes publiées, quelques mois après la mort de l’auteur, par ses amis[N 1] ; il est précédé d’un Avis au lecteur qu’on trouvera plus loin. Mention en est faite, en outre, dans la préface générale, vraisemblablement écrite par Jarig Jelles[N 2]. Nous apprenons ainsi que cet écrit est un des plus anciens de Spinoza et qu’il est resté inachevé, en dépit du désir qu’avait l’auteur de le compléter, à cause de « la difficulté de l’ouvrage, des profondes recherches et du savoir infini qu’il exigeait ».

Dans une lettre adressée à Oldenburg[N 3], Spinoza s’exprime ainsi : « Quant à vos questions sur la façon dont les choses ont commencé et leur lien de dépendance avec la cause première, j’ai composé un petit ouvrage entier sur ce sujet et aussi sur la Réforme de l’Entendement : je suis occupé à le transcrire et à le corriger. »

Ce petit ouvrage ne peut être ni le Court Traité, qui ne traite pas expressément de l’entendement et de la connaissance, ni l’Ethique, qui n’existait pas encore à cette date, n’est pas un petit ouvrage (opusculum), et ne contient d’ailleurs pas non plus d’étude particulière de notre pouvoir de connaître.

Seul le fragment connu sous le nom de Traité de la Réforme de l’Entendement peut être l’ouvrage que Spinoza donne dans sa lettre à Oldenburg comme étant déjà composé, bien que non encore achevé. A la vérité ce fragment ne contient dans son état actuel[N 4] que de très brèves allusions à l’origine des choses et à la cause première mais, en plusieurs endroits, Spinoza avertit le lecteur qu’il traitera plus loin des questions de cette sorte ou encore le renvoie à sa Philosophie[N 5], c’est-à-dire sans doute à la partie de son livre qui devait contenir l’exposé de sa doctrine métaphysique et qui a été détruite comme faisant double emploi avec l’Ethique.

Nous pouvons donc considérer le Traité de la Réforme de l’Entendement comme ayant été composé en 1661 à peu près[N 6]. C’est un des ouvrages de cette période de la vie de Spinoza qu’il a passée à Rijnsburg ; le plus célèbre, le plus lu et, au moins pour son contenu dogmatique, le plus important qu’il ait écrit dans cette première période d’activité littéraire.

On ne peut manquer de se demander pourquoi cet ouvrage, capital en dépit de son peu d’étendue, n’a pas été achevé. On conçoit fort bien que Spinoza, ayant entrepris la composition de l’Ethique, ait renoncé à écrire ou à conserver la partie de son traité où il devait exposer sa Philosophie ; ce qui demande explication c’est que même la théorie de la connaissance soit restée inachevée.

Les dernières pages de la Réforme de l’Entendement trahissent un certain embarras ; la pensée, jusque-là sûre d’elle-même, facile à suivre dans sa marche, semble se chercher encore, hésiter peut-être, revenir sur son chemin, comme si des difficultés non prévues se fussent présentées et qu’il fallût user d’un détour. Après avoir exposé les motifs d’ordre moral[N 7], qui l’ont déterminé à entreprendre la réforme de son entendement, Spinoza commence par distinguer quatre modes de perception ou degrés de connaissance[N 8] et donne les raisons pour lesquelles le quatrième mode (la connaissance immédiate d’une chose par son essence ou sa cause prochaine) doit être préféré aux autres ; il parle ensuite de la méthode à suivre pour parvenir à ce degré supérieur et montre que cette méthode consiste avant tout dans une connaissance réfléchie, claire, de la vérité qu’on possède déjà ; cette connaissance en effet rendra possible la distinction du vrai et du faux et aussi le progrès de l’esprit, c’est-à-dire la formation de nouvelles idées claires et distinctes. Un peu plus loin il résume à peu près comme il suit ce qu’on doit attendre de la méthode :

1° Qu’elle enseigne à distinguer l’idée vraie de toutes les autres perceptions ;

2° Qu’elle trace des règles pour former des choses encore inconnues des idées claires et distinctes ;

3° Qu’elle institue un ordre de recherche propre à nous épargner d’inutiles fatigues ;

Enfin 4° pour que la méthode soit la plus parfaite possible, il faudra que Ion prenne comme point de départ l’idée de l’être le plus parfait.

Le premier point est entièrement traité : l’idée vraie est distinguée avec le plus grand soin de la fiction et de l’erreur. L’Ethique où l’on peut voir l’application des principes posés dans la Réforme de l’Entendement a un début conforme à la règle énoncée en quatrième lieu. Quant au second point, il n’est traité qu’incomplètement et le troisième ne l’est pas, du moins explicitement.

La connaissance des choses singulières étant le but à atteindre, toutes les autres n’étant que des êtres de raison, Spinoza montre que cette connaissance ne peut se déduire d’idées ou de principes généraux ; d’autre part, l’ordre (de fait) dans lequel les choses se succèdent, n’ayant point de connexion avec leur essence, n’étant pas une vérité[N 9], il est impossible de le concevoir clairement et distinctement. C’est par des choses singulières elles-mêmes mais fixes et éternelles qu’on parviendra déductivement à la connaissance des choses mobiles et changeantes. Dans quel ordre cependant cette déduction se fera-t-elle ? Il sera nécessaire de considérer une chose avant une autre ; laquelle choisir ?

A cet endroit de son exposition, Spinoza, comme Descartes, sinon exactement pour les mêmes raisons[N 10], sent le besoin de faire appel à l’expérience. Il sera temps, nous dit-il, avant d’entreprendre de connaître les choses singulières, de traiter des moyens permettant d’atteindre celte fin, et il nomme comme moyens le bon usage des sens et l’emploi de l’expérience, non plus vague et nue, mais suivant des règles fixes et dans un ordre arrêté, pour déterminer la chose qu’on étudie. En fait ni dans la suite du traité ni nulle part ailleurs Spinoza n’a tenu la promesse qu’il semble faire ici. Il a toujours affirmé que la connaissance des choses existant dans la Nature était possible, et il est certain qu’elle doit l’être dans sa doctrine ; il n’a jamais montré de façon satisfaisante comment elle l’était ; il ne s’est jamais expressément expliqué sur le rôle de l’expérience dans l’acquisition du savoir.

Renvoyant donc à plus tard l’étude des règles à observer pour parvenir à la connaissance des choses changantes et périssables dont nous formons, à l’aide des sens, des idées confuses et obscures, Spinoza paraît vouloir s’en tenir à cette partie de la méthode qui a trait aux choses éternelles. Pour cela même il est requis de déterminer avec précision les forces et la puissance de l’entendement et, en vertu du principe posé dans la première partie, il est clair que cette connaissance doit se déduire de celle de l’entendement considéré en lui-même. Mais nous n’avons pas une idée parfaitement claire de l’entendement humain. Force est donc à Spinoza de suivre pour commencer une marche inverse de celle qu’il sait être la meilleure. Au lieu de déduire les propriétés de l’entendement de sa définition et de les connaître ainsi par leur cause prochaine ou l’essence de la chose, il énumère les propriétés de l’entendement, telles quelles lui sont actuellement connues par ses effets, et se propose ensuite de chercher quelque chose de commun d’où elles se puissent déduire.

Au moment précis de sa recherche Spinoza s’interrompt : reliqua desiderantur. Ainsi, dans le seul ouvrage où il soit proprement traité de la connaissance et du moyen de l’acquérir, nous trouvons deux lacunes importantes :

1° Nous ne savons pas comment des choses éternelles[N 11] se déduiront les modes passagers et corruptibles (non l’existence de ces modes, qu’on l’observe, mais leurs essences) ; nous ne savons pas non plus par quels moyens nous nous assurerons de la réalité problématique des choses, avant d’en chercher la vérité et en vue même de cette recherche.

2° Nous n’arrivons même pas à une connaissance suffisamment claire de l’entendement humain et du rapport qu’il soutient avec les modes éternels ; son pouvoir de connaître est mis hors de doute ; ses erreurs sont expliquées avec une précision et une clarté que nous ne croyons pas qui puisse être surpassée ; son essence reste incomplètement connue. Spinoza s’arrête avant même d’avoir achevé l’analyse qu’il a reconnue indispensable et qui n’était que le premier moment de la recherche entreprise.

Il est facile de comprendre que Spinoza n’ait pu, au moment de la rédaction du traité, combler à sa satisfaction ces deux lacunes ; il eût fallu qu’il possédât dès lors une connaissance suffisante de la nature humaine et de la nature en général. Tout ce qui pouvait être dit sur la connaissance considérée en elle-même, abstraction faite de l’objet à connaître et, jusqu’à un certain point, du sujet connaissant, l’avait été de façon définitive ; pour ce qui devait suivre, Spinoza n’a pu manquer de voir — il l’indique même en passant — que la solution des problèmes posés exigeait la constitution préalable d’une cosmologie et d’une anthropologie, qu’il fallait du moins établir les principes de ces parties de la philosophie et il a dû, en conséquence, interrompre provisoirement la composition d’un ouvrage sur la méthode à suivre pour connaître.

Pourquoi, cependant, n’y est-il pas revenu par la suite ? Pourquoi après avoir rédigé l’Ethique n’a-t-il pas achevé le Traité de la Réforme de l’Entendement ?

Dans les Notes sur Spinoza, laissées par Lagneau, on trouve cette phrase[N 12] : « Pourquoi Spinoza n’a pas terminé son de Emend : parce qu’il n’avait pas appliqué, expérimenté la méthode expérimentale[N 13]. C’est pour cela qu’il ne la tenait pas comme il tenait l’autre. »

Je pense qu’il y a une part de vérité dans cette opinion d’un homme si profondément versé dans la philosophie de Spinoza. Toutefois, je ne crois pas que l’explication soit suffisante. Il est certain, en effet, que Spinoza a eu plus d’une occasion, sinon d’appliquer proprement la méthode expérimentale, au moins d’y réfléchir.

De nombreux passages des Lettres, l’intérêt marqué aux recherches des physiciens et des chimistes, la composition du Traité de l’Arc-en-Ciel[N 14], le projet, que nous savons qu’il avait formé, d’écrire un ouvrage sur la Philosophie Naturelle, pour faire suite à l’Ethique, nous permettent d’affirmer que Spinoza n’a jamais entièrement perdu de vue les questions qui l’avaient préoccupé au moment où il écrivait sur la réforme de l’entendement, et, d’ailleurs, la composition de l’Ethique l’a nécessairement amené à se poser ces mêmes questions et en fournit même une solution au moins partielle.

Je pense que Spinoza n’a pas réussi à les tirer au clair à sa pleine et entière satisfaction, parce qu’elles ne pouvaient être résolues entièrement au temps et dans les termes où il les posait, et je me hâte d’ajouter que, s’il n’y est revenu par la suite dans aucun ouvrage destiné à être publié, c’est que la solution ne lui en paraissait pas indispensable et qu’il ne croyait pas que cette lacune pût compromettre la solidité de son œuvre. Ce qui est essentiel, c’est que la possibilité de la science soit établie ; quant aux moyens par lesquels elle se constituera, cela est relativement secondaire.

A la différence de Descartes, Spinoza est moraliste et non physicien. Les diverses sciences énumérées au début du Traite de la Réforme de l’Entendement ont leur place dans la vie humaine, telle qu’il la conçoit ; elles ne sont cependant pas une chose de première nécessité : l’homme peut parvenir à la liberté par la réflexion seule, pourvu qu’il sache que rien en lui ni hors de lui n’est inintelligible, et il est possible à cette même condition de déterminer dialectiquement les institutions qui conviennent à la cité. Ainsi le règlement, selon la droite raison, des choses humaines, et le salut de l’individu n’exigent pas la constitution préalable d’une science de la Nature considérée dans la multiplicité de ses modes.

A la raison par laquelle Lagneau explique l’état d’inachèvement du Traité de la Réforme de l’Entendement, il faut donc ajouter celle-ci : Spinoza avait une autre et plus pressante besogne à accomplir, une besogne qu’il pouvait faire avant de reprendre le premier et qui importait davantage. Il avait à écrire le Traité Théologico-Politique et à prouver, contre toutes les églises, contre toutes les sectes (celle des collégiants exceptée) que l’Etat peut et doit être entièrement laïque, laisser à l’individu l’entière liberté de ses pensées philosophiques et religieuses, et ne permettre à aucune autorité religieuse de s’imposer par la force. Il avait à composer le Traité Politique et n’a pu aller au delà du onzième chapitre. Par-dessus tout, il avait à rédiger l’Ethique, à établir par la grande voie méthaphysique, la seule qu’il pût suivre, que le courage et la générosité ont par eux-mêmes un prix infini, et que la moralité n’a pas besoin de récompense, étant identique à l’être.

Spinoza a enseigné aux hommes de son temps, et de tous les temps, ce qu’ils ont à gagner à se traiter les uns les autres en êtres raisonnables ; il a montré à l’homme que, dans une âme claire, l’appétit se confond avec l’amour de Dieu, que la vie vraie, pas plus qu’elle n’est une vie de plaisirs, n’est une vie de peines et de privations, qu’elle est épanouissement joyeux, compréhension et possession de soi.

Il n’a pas repris et terminé son Traite de la Réforme de l’Entendement parce que, avant de pouvoir y travailler sérieusement[N 15], il avait à dire ces choses grandes et salutaires, à les dire et à les prouver non seulement par ses écrits, mais par son exemple, par sa grande bonté et sa fermeté inflexible, par la douceur simple de ses mœurs et l’indépendance fière de son caractère, par sa modestie et son assurance ; en polissant des verres de lunettes et en écrivant à Albert Burgh[N 16] : « renonce à une superstition funeste, reconnais et cultive ta raison » ; en protestant contre la barbarie de la foule meurtrière des frères de Witt[N 17], et en s’entretenant familièrement, gaiement, avec ses propriétaires van der Spyck ; en refusant la chaire de professeur qu’on lui offrait à Heidelberg, comme il avait refusé la richesse offerte par son ami S. de Vries, et en répondant sans jamais se lasser aux questions souvent peu intelligentes posées par ses amis, voire même par des adversaires plus ou moins déclarés comme Guillaume de Blyenbergh[N 18] ; en faisant toutes ces choses discrètement et sans faste, après avoir hésité et réfléchi quand il y avait lieu d’hésiter et de réfléchir ; capable qu’il était de ressentir les mêmes émotions que les autres hommes, et supérieur à presque tous par la clarté de l’esprit et la force de la volonté.

AVERTISSEMENT
RELATIF AU TRAITÉ DE LA RÉFORME DE L’ENTENDEMENT

L’établissement du texte ne présente pas pour cet ouvrage les difficultés grandes que j’ai rencontrées dans ma traduction du Court Traité. J’ai pu suivre en général le texte de l’édition van Vloten et Land. Pour le choix que j’ai eu à faire parfois entre deux leçons proposées par ces éditeurs et pour corriger certains passages, je me suis aidé de l’opuscule de Léopold : Ad Spinozæ Opera Posthuma, La Haye, 1902 ; comme précédemment j’ai signalé par un astérisque* toutes les notes critiques.

Toutes les notes qui portent un numéro sont de Spinoza.

Pour rendre plus faciles les renvois et l’usage des notes explicatives, qu’on trouvera à la fin du volume, j’ai numéroté de 1 à 72 tous les paragraphes qu’on peut distinguer dans l’ouvrage en supposant qu’un paragraphe nouveau commence toutes les fois que l’auteur va à la ligne.

Il convient d’attirer l’attention du lecteur sur la traduction de certains mots importants :

En ce qui concerne d’abord la chose même qui est l’objet du Traité, j’ai cru devoir conserver le mot d’entendement par déférence pour l’usage établi et aussi parce que l’habitude, qui s’est introduite, de traduire par entendement le Verstand de Kant ne doit pas nous empêcher d’user du mot dans le sens cartésien, au moins quand nous l’employons au sujet d’auteurs du xviie siècle.

Intelligo désigne proprement l’acte de percevoir par l’entendement (intellectus), le fait d’avoir une idée claire d’une chose ou plus simplement le véritable connaître (tel que Descartes et Spinoza le définissent) : c’est par ce dernier mot que je l’ai habituellement traduit. J’ai traduit de même intellectio par connaissance ou connaissance claire ; intelligibile par connaissable.

Percipio est toujours rendu par percevoir, perceptio par perception, de même pour concipio et conceptus j’ai pris les mots français dérivés concevoir et conception ou concept.

Pour ce qui est du mot fingo, je n’ai pas voulu faire de même, le mot feindre en raison de son sens actuel pouvant donner lieu à une méprise : dans bien des cas le mot imaginer (au sens d’inventer) conviendrait assez ; toutefois il pourrait aussi entraîner certaines confusions, et j’avais à le réserver pour traduire imaginari ; j’ai adopté en fin de compte forger, ce qui m’a obligé à traduire idea ficta par idée forgée, après avoir été tenté d’emprunter à Descartes l’expression d’idée factice. Quant au substantif fictio, il n’y avait pas de raison pour ne pas le rendre par fiction.

TRAITÉ
DE LA RÉFORME DE L’ENTENDEMENT
et de la meilleure voie a suivre pour parvenir a la connaissance vraie des choses

AVERTISSEMENT AU LECTEUR
Ce Traité de la Réforme de l’Entendement que nous te donnons ici, lecteur bienveillant, dans son état d’inachèvement, a été composé il y a bien des années, par l’auteur. Il eut toujours dans l’esprit de le terminer ; d’autres soins l’en ont empêché, et la mort finit par l’enlever avant qu’il eût pu, comme il l’eût désiré, mener son œuvre jusqu’au bout. Comme elle contient toutefois un grand nombre de choses remarquables et utiles, qui seront, nous n’en saurions douter, d’un grand prix pour le poursuivant sincère de la vérité, nous n’avons pas voulu que tu en fusses privé ; d’autre part, pour te faire paraître plus aisément pardonnables les obscurités, la rudesse et les imperfections qui s’y rencontrent çà et là, nous avons tenu à te prévenir et avons rédigé à cet effet le présent avertissement. Adieu.
DE LA
RÉFORME DE L’ENTENDEMENT

(1) L’expérience m’avait appris que toutes les occurrences les plus fréquentes de la vie ordinaire sont vaines et futiles ; je voyais qu’aucune des choses, qui étaient pour moi cause ou objet de crainte, ne contient rien en soi de bon ni de mauvais, si ce n’est à proportion du mouvement qu’elle excite dans l’âme : je résolus enfin de chercher s’il existait quelque objet qui fût un bien véritable, capable de se communiquer, et par quoi l’âme, renonçant à tout autre, pût être affectée uniquement, un bien dont la découverte et la possession eussent pour fruit une éternité de joie continue et souveraine. Je résolus, dis-je, enfin au premier regard, en effet, il semblait inconsidéré, pour une chose encore incertaine, d’en vouloir perdre une certaine ; je voyais bien quels avantages se tirent de l’honneur et de la richesse, et qu’il me faudrait en abandonner la poursuite, si je voulais m’appliquer sérieusement à quelque entreprise nouvelle : en cas que la félicité suprême y fût contenue, je devais donc renoncer à la posséder ; en cas au contraire qu’elle n’y fût pas contenue, un attachement exclusif à ces avantages me la faisait perdre également. Mon âme s’inquiétait donc de savoir s’il était possible par rencontre d’instituer une vie nouvelle, ou du moins d’acquérir une certitude touchant cette institution, sans changer l’ordre ancien ni la conduite ordinaire de ma vie. Je le tentai souvent en vain. Les occurrences les plus fréquentes dans la vie, celles que les hommes, ainsi qu’il ressort de toutes leurs œuvres, prisent comme étant le souverain bien, se ramènent en effet à trois objets : richesse, honneur, plaisir des sens. Or chacun d’eux distrait l’esprit de toute pensée relative à un autre bien dans le plaisir l’âme est suspendue comme si elle eût trouvé un bien où se reposer : elle est donc au plus haut point empêchée de penser à un autre bien ; après la jouissance d’autre part vient une extrême tristesse qui, si elle ne suspend pas la pensée, la trouble et l’émousse. La poursuite de l’honneur et de la richesse n’absorbe pas moins l’esprit ; celle de la richesse, surtout quand on la recherche pour elle-même[1], parce qu’alors on lui donne rang de souverain bien ; quant à l’honneur, il absorbe l’esprit d’une façon bien plus exclusive encore, parce qu’on ne manque jamais de le considérer comme une chose bonne par elle-même, et comme une fin dernière à laquelle se rapportent toutes les actions. En outre l’honneur et la richesse ne sont point suivis de repentir comme le plaisir ; au contraire, plus on possède soit de l’un soit de l’autre, plus la joie qu’on éprouve est accrue, d’où cette conséquence qu’on est de plus en plus excité à les augmenter ; mais si en quelque occasion nous sommes trompés dans notre espoir, alors prend naissance une tristesse extrême. L’honneur enfin est encore un grand empêchement en ce que, pour y parvenir, il faut nécessairement diriger sa vie d’après la manière de voir des hommes, c’est-à-dire fuir ce qu’ils fuient communément et chercher ce qu’ils cherchent.

(2) Voyant donc que ces objets sont un obstacle à l’entreprise d’instituer une vie nouvelle, que même il y a entre eux et elle une opposition telle qu’il faille nécessairement renoncer soit aux uns, soit à l’autre, j’étais contraint de chercher quel parti était le plus utile ; il semblait en effet, je l’ai dit, que je voulusse pour un bien incertain en perdre un certain. Avec un peu d’attention toutefois je reconnus d’abord que si, renonçant à ces objets, je m’attachais à l’institution d’une vie nouvelle, j’abandonnais un bien incertain de sa nature, comme il ressort clairement des observations ci-dessus, pour un bien incertain, non du tout de sa nature (puisque j’en cherchais un inébranlable) mais seulement quant à son atteinte. Une méditation plus prolongée me convainquit ensuite que, dès lors, si seulement je pouvais réfléchir à fond, j’abandonnais un mal certain pour un bien certain. Je me voyais en effet dans un extrême péril et contraint de chercher de toutes mes forces un remède, fût-il incertain ; de même un malade atteint d’une affection mortelle, qui voit la mort imminente, s’il n’applique un remède, est contraint de le chercher, fût-il incertain, de toutes ses forces, puisque tout son espoir est dans ce remède. Or les objets que poursuit le vulgaire non seulement ne fournissent aucun remède propre à la conservation de notre être, mais ils l’empêchent et, fréquemment cause de perte pour ceux qui les possèdent[2], ils sont toujours cause de perte pour ceux qu’ils possèdent.

(3) Très nombreux en effet sont les exemples d’hommes qui ont souffert la persécution et la mort à cause de leur richesse, et aussi d’hommes qui, pour s’enrichir, se sont exposés à tant de périls qu’ils ont fini par payer leur déraison de leur vie. Il n’y a pas moins d’exemples d’hommes qui, pour conquérir ou conserver l’honneur, ont pâti très misérablement. Innombrables enfin sont ceux dont l’amour excessif du plaisir a hâté la mort. Ces maux d’ailleurs semblaient provenir de ce que toute notre félicité et notre misère ne résident qu’en un seul point : à quelle sorte d’objet sommes-nous attachés par l’amour ? Pour un objet qui n’est pas aimé, il ne naîtra point de querelle ; nous serons sans tristesse s’il vient à périr, sans envie s’il tombe en la possession d’un autre ; sans crainte, sans haine et, pour le dire d’un mot, sans trouble de l’âme ; toutes ces passions sont, au contraire, notre partage quand nous aimons des choses périssables, comme toutes celles dont nous venons de parler. Mais l’amour allant à une chose éternelle et infinie repaît l’âme d’une joie pure, d’une joie exempte de toute tristesse ; bien grandement désirable et méritant qu’on le cherche de toutes ses forces. Ce n’est pas sans raison toutefois que j’ai écrit ces mots : si seulement je pouvais réfléchir sérieusement. Si clairement en effet que mon esprit perçût ce qui précède, je ne pouvais encore me détacher entièrement des biens matériels, des plaisirs et de la gloire.

(4) Un seul point était clair : pendant le temps du moins que mon esprit était occupé de ces pensées, il se détournait des choses périssables et sérieusement pensait à l’institution d’une vie nouvelle ; cela me fut une grande consolation : le mal, je le voyais, n’était pas d’une nature telle qu’il ne dût céder à aucun remède. Au début, à la vérité, ces relâches furent rares et de très courte durée, mais, à mesure que le vrai bien me fut connu de mieux en mieux, ils devinrent plus fréquents et durèrent davantage ; surtout quand j’eus observé que le gain d’argent, le plaisir et la gloire ne sont nuisibles qu’autant qu’on les recherche pour eux-mêmes et non comme des moyens en vue d’une autre fin. Au contraire, si on les recherche comme des moyens, ils ne dépasseront pas une certaine mesure, et, loin de nuire, contribueront beaucoup à l’atteinte de la fin qu’on se propose ainsi que nous le montrerons en son temps.

(5) Je me bornerai à dire ici brièvement ce que j’entends par un bien véritable et aussi ce qu’est le souverain bien. Pour l’entendre droitement il faut noter que bon et mauvais se disent en un sens purement relatif, une seule et même chose pouvant être appelée bonne et mauvaise suivant l’aspect sous lequel on la considère ; ainsi en est-il de parfait et d’imparfait. Nulle chose, en effet, considérée dans sa propre nature ne sera dite parfaite ou imparfaite, surtout quand on aura connu que tout ce qui arrive se produit selon un ordre éternel et des lois de nature déterminées. Tandis cependant que l’homme, dans sa faiblesse, ne saisit pas cet ordre par la pensée, comme il conçoit une nature humaine de beaucoup supérieure en force à la sienne et ne voit point d’empêchement à ce qu’il en acquière une pareille, il est poussé à chercher des intermédiaires le conduisant à cette perfection ; tout ce qui dès lors peut servir de moyen pour y parvenir est appelé bien véritable ; le souverain bien étant d’arriver à jouir, avec d’autres individus s’il se peut, de cette nature supérieure. Quelle est donc cette nature ? Nous l’exposerons en son temps et montrerons qu’elle est[3] la connaissance de l’union qu’a l’âme pensante avec la nature entière. Telle est donc la fin à laquelle je tends : acquérir cette nature supérieure et faire de mon mieux pour que beaucoup l’acquièrent avec moi ; car c’est encore une partie de ma félicité de travailler à ce que beaucoup connaissent clairement ce qui est clair pour moi, de façon que leur entendement et leur désir s’accordent pleinement avec mon propre entendement et mon propre désir. Pour parvenir à cette fin il est nécessaire[4] d’avoir de la Nature une connaissance telle qu’elle suffise à l’acquisition de cette nature supérieure ; en second lieu, de former une société telle qu’il est à désirer pour que le plus d’hommes possible arrivent au but aussi facilement et sûrement qu’il se pourra. On devra s’appliquer ensuite à la Philosophie Morale de même qu’à la Science de l’Éducation ; comme la santé n’est pas un moyen de peu d’importance pour notre objet, un ajustement complet de la Médecine sera nécessaire ; comme enfin l’art rend faciles quantité de travaux qui, sans lui, seraient difficiles, fait gagner beaucoup de temps et accroît l’agrément de la vie, la Mécanique ne devra être en aucune façon négligée. Avant tout cependant il faut penser au moyen de guérir l’entendement et de le purifier, autant qu’il se pourra au début, de façon qu’il connaisse les choses avec succès, sans erreur et le mieux possible. Il est par là, dès à présent, visible pour chacun, que je veux diriger toutes les sciences vers une seule fin et un seul but[5], qui est de parvenir à cette suprême perfection humaine dont nous avons parlé ; tout ce qui dans les sciences ne nous rapproche pas de notre but devra être rejeté comme inutile ; tous nos travaux, en un mot, comme toutes nos pensées devront tendre à cette fin. Pendant toutefois que nous sommes occupés de cette poursuite et travaillons à maintenir notre entendement dans la voie droite, il est nécessaire que nous vivions ; nous sommes donc obligés avant tout de poser certaines règles que nous tiendrons pour bonnes et qui sont les suivantes.

(6) I. Mettre nos paroles à la portée du vulgaire et faire d’après sa manière de voir tout ce qui ne nous empêchera pas d’atteindre notre but : nous avons beaucoup à gagner avec lui pourvu, qu’autant qu’il se pourra, nous déférions à sa manière de voir et nous trouverons ainsi des oreilles bien disposées à entendre la vérité.

(7) II. Des jouissances de la vie prendre tout juste ce qu’il faut pour le maintien de la santé.

(8) III. Rechercher enfin l’argent, ou tout autre bien matériel, autant seulement qu’il est besoin pour la conservation de la vie et de la santé et pour nous conformer aux usages de la cité, en tout ce qui n’est pas opposé à notre but.

(9) Ces règles posées, je me mets en route et m’attache d’abord à ce qui doit venir le premier, c’est-à-dire à réformer l’entendement et à le rendre apte à connaître les choses comme il est nécessaire pour atteindre notre but. Pour cela, l’ordre tiré de la nature exige que je passe en revue tous les modes de perception dont j’ai usé jusqu’ici pour affirmer ou nier avec assurance, afin de choisir le meilleur et de commencer du même coup à connaître mes forces et ma nature que je désire porter à sa perfection.

(10) En y regardant attentivement, le mieux que je puisse faire est de ramener à quatre tous ces modes.

(11) I. Il y a une perception acquise par ouï-dire ou par le moyen d’un signe conventionnel arbitraire.

(12) II. Il y a une perception acquise par expérience vague, c’est-à-dire par une expérience qui n’est pas déterminée par l’entendement ; ainsi nommée seulement parce que, s’étant fortuitement offerte et n’ayant été contredite par aucune autre, elle est demeurée comme inébranlée en nous.

(13) III. Il y a une perception où l’essence d’une chose se conclut d’une autre chose, mais non adéquatement, comme il arrive[6] ou bien quand, d’un effet, nous faisons ressortir la cause ou bien qu’une conclusion se tire de quelque caractère général toujours accompagné d’une certaine propriété.

(14) IV. Il y a enfin une perception dans laquelle une chose est perçue par sa seule essence ou par la connaissance de sa cause prochaine.

(15) Voici des exemples pour illustrer ces distinctions. Je sais par ouï-dire seulement quel a été mon jour de naissance ; que j’ai eu tels parents et autres choses semblables, dont je n’ai jamais douté. Je sais par expérience vague que je mourrai ; si je l’affirme, en effet, c’est que j’ai vu d’autres êtres semblables à moi rencontrer la mort, bien que tous n’aient pas vécu le même espace de temps et ne soient pas morts de la même maladie. C’est par expérience vague encore que je sais que l’huile est pour la flamme un aliment propre à l’entretenir, et que l’eau est propre à l’éteindre, que le chien est un animal aboyant et l’homme un animal raisonnable ; et ainsi ai-je appris presque tout ce qui se fait pour l’usage de la vie. Voici maintenant comment nous concluons une chose d’une autre chose. Quand nous percevons clairement que nous sentons tel corps et n’en sentons aucun autre, nous concluons clairement de là que l’âme est unie[7] au corps et que cette union est la cause de cette sensation ; mais en quoi cette sensation, ou cette union, consiste, c’est ce que nous ne pouvons connaître absolument par là ; de même quand je connais la nature de la vision et aussi cette propriété à elle appartenant, qu’un même objet vu à grande distance paraît plus petit que si nous le regardons de près, j’en conclus[8],[N 19] que le soleil est plus grand qu’il ne m’apparaît et autres propositions semblables. Une chose enfin est perçue par sa seule essence quand, par cela même que je sais quelque chose, je sais ce que c’est que de savoir quelque chose ou quand, par la connaissance que j’ai de l’essence de l’âme, je sais qu’elle est unie au corps. C’est de cette sorte de connaissance que nous savons que deux et trois font cinq et que deux lignes parallèles à une troisième sont parallèles entre elles, etc. Très peu nombreuses toutefois sont les choses que j’ai pu jusqu’ici connaître d’une connaissance de cette sorte.

(16) Pour faire mieux entendre tout ce qui précède je me servirai enfin d’un exemple unique : Soient donnés trois nombres ; on en cherche un quatrième qui soit au troisième comme le second est au premier. Des marchands diront ici mainte fois qu’ils savent ce qu’il faut faire pour trouver ce quatrième nombre parce qu’ils n’ont pas encore oublié le procédé que sans démonstration ils ont appris de leurs maîtres. D’autres de l’expérience des cas simples tirent un principe universel : il arrive que le quatrième nombre soit connu comme dans la proportion 2, 4, 3, 6, et l’expérience montre qu’en divisant par le premier le produit du second et du troisième, on a comme quotient le nombre 6 ; obtenant par cette opération le même nombre qu’ils savaient déjà être le quatrième proportionnel demandé, ils en concluent que cette opération permet toujours de trouver un quatrième proportionnel. Les Mathématiciens, s’appuyant sur la démonstration d’Euclide (proposition 19, livre VII), savent quels nombres sont proportionnels entre eux : ils le concluent de la nature de la proportion et de cette propriété lui appartenant que le produit du premier terme et du quatrième égale le produit du second et du troisième ; ils ne voient pas toutefois adéquatement la proportionnalité des nombres donnés et, s’ils la voient, ce n’est point par la vertu de la proposition d’Euclide, mais intuitivement, sans faire aucune opération. Pour faire choix maintenant du meilleur parmi ces modes de perception, il est requis d’énumérer brièvement les moyens qui nous sont nécessaires pour atteindre notre fin, à savoir :

(17) I. Connaître exactement notre nature, que nous désirons porter à sa perfection, et avoir aussi de la nature des choses une connaissance suffisante

(18) II. Pour en faire droitement ressortir les différences, les conformités et les oppositions des choses

(19) III. De façon à concevoir droitement à quoi elles se prêtent et à quoi elles ne se prêtent pas

(20) IV. Afin de comparer ce résultat avec la nature et la puissance de l’homme. Par où se verra aisément la plus haute perfection où l’homme puisse parvenir.

(21) Après ces considérations voyons quel mode de perception doit être choisi :

(22) Pour le premier, il est de soi manifeste que par le simple ouï-dire, outre que ce mode est fort incertain, nous ne percevons nulle essence de chose ainsi qu’il apparaît dans notre exemple ; or nous ne pouvons connaître l’existence singulière d’une chose que si l’essence nous en est connue, comme on le verra par la suite ; d’où nous concluons que toute certitude acquise par ouï-dire doit être exclue des sciences. Par la simple audition en effet, sans un acte préalable de l’entendement propre, nul ne peut être affecté.

(23) Quant au deuxième mode[9] on ne peut dire non plus qu’il ait l’idée de la proportion qu’il cherche. Outre que cette connaissance est fort incertaine et n’est jamais définitive, on ne percevra jamais par expérience vague autre chose que des accidents dans les choses de la Nature, et de ces derniers nous n’avons d’idée claire que si les essences nous sont d’abord connues. Il faut donc également rejeter l’expérience vague.

(24) Au sujet du troisième mode par contre, on doit dire en quelque manière qu’il nous donne l’idée d’une chose et aussi nous permet de conclure sans danger d’erreur ; il n’est cependant pas par lui-même un moyen d’atteindre à notre perfection.

(25) Seul le quatrième mode saisit l’essence adéquate d’une chose et cela sans risque d’erreur ; c’est pourquoi nous devons nous en servir principalement. De quelle façon il faut l’employer pour acquérir des choses inconnues une connaissance claire de cette sorte, et comment nous y parviendrons le plus directement, c’est ce que nous allons faire en sorte d’expliquer.

(26) Sachant maintenant quelle sorte de connaissance nous est nécessaire, il nous faut indiquer la Voie et la Méthode par où nous arriverons à connaître ainsi véritablement les choses que nous avons à connaître. Pour cela il faut observer d’abord qu’il n’y aura pas ici d’enquête se poursuivant à l’infini : pour trouver la meilleure méthode de recherche de la vérité, nous n’aurons pas besoin d’une méthode par laquelle nous rechercherions cette méthode de recherche, et pour rechercher cette seconde méthode nous n’aurons pas besoin d’une troisième et ainsi de suite à l’infini ; car de cette façon nous ne parviendrions jamais à la connaissance de la vérité ni même à aucune connaissance. Il en est de cela tout de même que des instruments matériels, lesquels donneraient lieu à pareil raisonnement. Pour forger le fer en effet, on a besoin d’un marteau et pour avoir un marteau il faut le faire ; pour cela un autre marteau, d’autres instruments sont nécessaires et, pour avoir ces instruments, d’autres encore et ainsi de suite à l’infini ; par où l’on pourrait s’efforcer vainement de prouver que les hommes n’ont aucun pouvoir de forger le fer. En réalité les hommes ont pu, avec les instruments naturels, venir à bout, bien qu’avec peine et imparfaitement, de certaines besognes très faciles. Les ayant achevées, ils en ont exécuté de plus difficiles avec une peine moindre et plus parfaitement et, allant ainsi par degrés des travaux les plus simples aux instruments, de ces instruments à d’autres travaux et d’autres instruments, par un progrès constant, ils sont parvenus enfin à exécuter tant d’ouvrages et de si difficiles avec très peu de peine. De même l’entendement avec sa puissance native[10], se façonne des instruments intellectuels par lesquels il accroît ses forces pour accomplir d’autres œuvres[11] intellectuelles ; de ces dernières il tire d’autres instruments, c’est-à-dire le pouvoir de pousser plus loin sa recherche, et il continue ainsi à progresser jusqu’à ce qu’il soit parvenu au faîte de la sagesse. Qu’il en soit ainsi pour l’entendement, on le verra aisément, pourvu que l’on comprenne en quoi consiste la méthode de recherche de la vérité, et quels sont ces instruments naturels par la seule aide desquels il en façonne d’autres lui permettant d’aller de l’avant. Pour le montrer je procéderai comme il suit :

(27) L’idée[12] vraie (car nous avons une idée vraie) est quelque chose de distinct de ce dont elle est l’idée : autre est le cercle, autre l’idée du cercle. L’idée du cercle n’est pas un objet ayant un centre et une périphérie comme le cercle, et pareillement l’idée d’un corps n’est pas ce corps même. Étant quelque chose de distinct de ce dont elle est l’idée, elle sera donc aussi en elle-même quelque chose de connaissable ; c’est-à-dire que l’idée, en tant qu’elle a une essence formelle, peut être l’objet d’une autre essence objective et, à son tour, cette autre essence objective, considérée en elle-même, sera quelque chose de réel et de connaissable et ainsi indéfiniment. Pierre par exemple est un objet réel, l’idée vraie de Pierre est l’essence objective de Pierre, et en elle-même elle est aussi quelque chose de réel qui est entièrement distinct de Pierre lui-même. Puis donc que l’idée de Pierre est quelque chose de réel, elle sera aussi l’objet d’une autre idée qui contiendra objectivement en elle tout ce que l’idée de Pierre contient formellement, et à son tour cette idée, qui aura pour objet l’idée de Pierre, aura aussi son essence qui pourra de même être l’objet d’une nouvelle idée, et ainsi indéfiniment. Chacun peut l’éprouver en voyant que, sachant ce qu’est Pierre il sait aussi qu’il sait, et encore sait qu’il sait qu’il sait, etc. Il est constant par là, que pour connaître l’essence de Pierre, il n’est pas nécessaire que l’entendement connaisse l’idée même de Pierre et, encore moins, l’idée de l’idée de Pierre ; ce qui revient à dire que je n’ai pas besoin pour savoir, de savoir que je sais, et encore bien moins de savoir que je sais que je sais ; pas plus que pour connaître l’essence du triangle il n’est besoin de connaître celle du cercle[13]. C’est le contraire qui a lieu dans ces idées : pour savoir que je sais, il est nécessaire que je sache d’abord. Il suit de là évidemment que la certitude n’est rien en dehors de l’essence objective elle-même ; c’est-à-dire que la manière dont nous sentons l’essence objective est la certitude elle-même. Mais de là suit évidemment que, pour avoir la certitude de la vérité, nulle marque n’est nécessaire en dehors de la possession de l’idée vraie, car, ainsi que nous l’avons montré, je n’ai pas besoin pour savoir de savoir que je sais. Et de là suit de nouveau manifestement que seul peut savoir ce qu’est la plus haute certitude, celui qui a l’idée adéquate ou l’essence objective d’une chose : il le faut puisque certitude et essence objective ne font qu’un. Puis donc que la vérité n’a besoin d’aucune marque et qu’il suffit de posséder les essences objectives ou, ce qui revient au même, les idées des choses pour lever tout doute, il suit de là que la vraie méthode ne consiste pas à chercher la marque à laquelle se reconnaît la vérité après l’acquisition des idées ; la vraie méthode est la voie par laquelle la vérité elle-même, ou les essences objectives des choses, ou leurs idées (tous ces termes ont même signification) sont cherchées dans l’ordre dû[14]. La méthode, pour y revenir, doit nécessairement parler du raisonnement ou de l’action de connaitre ; c’est-à-dire qu’elle n’est pas le raisonnement même par lequel nous connaissons les causes des choses, encore bien moins la connaissance de ces causes ; elle consiste à bien entendre ce qu’est une idée vraie, en la distinguant des autres perceptions et en en étudiant la nature, de façon à prendre connaissance de notre pouvoir de connaître et à astreindre notre esprit à connaître, selon cette norme, tout ce qui doit être connu, lui traçant de plus à titre d’auxiliaires des règles assurées et lui épargnant d’inutiles fatigues. De là ressort que la Méthode n’est pas autre chose que la connaissance réflexive ou l’idée de l’idée ; et, n’y ayant pas d’idée d’une idée, si l’idée n’est donnée d’abord, il n’y aura donc point de méthode si une idée n’est donnée d’abord. La bonne méthode est donc celle qui montre comment l’esprit doit être dirigé selon la norme de l’idée vraie donnée.

(28) Deux idées, poursuivrons-nous, soutenant le même rapport que les essences formelles qui en sont les objets, il s’ensuit que la connaissance réflexive s’appliquant à l’idée de l’Être le plus parfait l’emporte sur la connaissance réflexive des autres idées ; la méthode la plus parfaite sera donc celle qui montre, selon la norme de l’idée donnée de l’Être le plus parfait, comment l’esprit doit être dirigé. Par où se connaît aisément comment l’esprit, à mesure que sa connaissance s’étend à plus de choses, acquiert de nouveaux instruments lui permettant de continuer avec plus de facilité à l’étendre. Avant tout en effet, comme il ressort de ce qui a été dit, doit exister en nous, comme un instrument donné de naissance, l’idée vraie dont la connaissance fasse connaître la différence existant entre une perception de cette sorte et toutes les autres. En cela consiste une partie de la méthode. Comme il va de soi, d’autre part, que l’esprit se connaît d’autant mieux que sa connaissance de la nature est plus étendue, il est constant que cette première partie de la méthode sera d’autant plus parfaite que l’esprit connaîtra plus de choses et qu’elle sera parfaite au plus haut point quand l’esprit s’applique attentivement ou réfléchit à la connaissance de l’Être le plus parfait. En second lieu, plus l’esprit sait de choses, mieux aussi il connaît ses propres forces et l’ordre de la Nature ; mais, mieux il connaît ses propres forces et plus aisément il peut se diriger et se donner des règles ; et mieux il connaît l’ordre de la Nature, plus aisément il peut se préserver des démarches inutiles ; et c’est en quoi consiste toute la méthode comme nous l’avons dit. Il faut ajouter qu’il en est objectivement de l’idée tout de même qu’il en est de son objet. Si donc il existait dans la Nature quelque chose qui n’eût aucun commerce avec d’autres choses, à supposer qu’il y ait[N 20] de cette chose une essence objective, s’accordant en tout avec son essence formelle, elle aussi n’aurait[15] aucun commerce avec d’autres idées, c’est-à-dire que nous n’en pourrons rien conclure. Au contraire les choses ayant commerce avec d’autres, comme toutes celles qui existent dans la Nature, seront connues et leurs essences objectives auront entre elles le même commerce, c’est-à-dire que d’autres idées s’en déduiront, lesquelles auront à leur tour commerce avec d’autres et ainsi croîtront de nouveaux instruments pour aller plus avant. Ce que je cherchais à démontrer. Pour poursuivre enfin, de ce que nous avons dit en dernier, à savoir que l’idée doit s’accorder entièrement avec l’essence formelle correspondante, il suit clairement que, d’une manière générale, pour présenter un tableau de la Nature, notre esprit doit faire sortir toutes ses idées de celle qui représente la source et l’origine de la Nature entière, de façon que cette idée soit aussi la source des autres idées.

(29) Peut-être ici s’étonnera-t-on qu’après avoir dit que la bonne méthode est celle qui montre comment l’esprit doit être dirigé selon la norme de l’idée vraie donnée, nous le prouvions par le raisonnement : ce qui semble indiquer que cela n’est pas connu de soi. On pourra aussi demander si notre raisonnement est bon. Si notre raisonnement est bon nous devons partir de l’idée donnée, et comme ce point de départ a lui-même besoin d’une démonstration, il nous faudrait un second raisonnement pour justifier le premier, puis un troisième pour justifier le second, et ainsi à l’infini. A quoi je réponds : si quelqu’un, par un destin qui lui serait advenu, avait marché de l’avant dans son investigation de la Nature, comme nous l’avons expliqué, c’est-à-dire en acquérant des idées nouvelles dans l’ordre dû, selon la norme de l’idée vraie donnée, jamais il n’eût douté de la vérité[16] qu’il eût ainsi possédée, parce que la vérité, comme nous l’avons dit, se fait connaître elle-même, et que tout aussi se fût offert à lui d’un cours spontané. Mais cela n’advient jamais ou advient rarement ; j’ai donc été obligé de poser ces principes afin que nous puissions acquérir par un dessein prémédité ce qui ne nous est pas échu par destin ; je voulais aussi faire voir que, pour établir la vérité, et faire de bons raisonnements, nous n’avons besoin d’autres instruments que la vérité elle-même et le bon raisonnement : j’ai confirmé un bon raisonnement et je m’efforce encore de le justifier en raisonnant bien. Ajoutez que de cette façon les hommes s’accoutument aux méditations intérieures. La raison d’ailleurs pour laquelle il advient rarement que, dans l’étude de la Nature, on conduise son investigation dans l’ordre dû, ce sont d’abord les préjugés dont nous expliquerons plus tard les causes dans notre Philosophie. En second lieu, pour suivre cet ordre, il faut une attention très exacte et une vue très distincte, ce qui exige beaucoup d’application. Enfin cela tient aussi à l’état des affaires humaines qui est, comme nous l’avons déjà montré, très sujet au changement. Il y a encore d’autres raisons que nous ne recherchons pas.

(30) Si quelqu’un demande, comme il se peut, pourquoi moi-même je n’ai pas exposé d’abord, et avant tout, les vérités de la Nature dans l’ordre dû, puisque la vérité se fait connaître elle-même ? Je réponds en avertissant le lecteur qu’il se garde quand il rencontrera par la suite des propositions contraires à l’opinion commune de les rejeter comme fausses ; que d’abord il prenne en considération l’ordre suivi par nous pour les prouver, et il acquerra la certitude que nous sommes parvenus à la connaissance de la vérité ; telle est la raison pour laquelle j’ai commencé par ces considérations sur la méthode.

(31) Si, par la suite, quelque sceptique se trouvait dans le doute à l’égard de la première vérité elle-même et de toutes celles que nous déduirons selon la norme de cette première vérité, c’est, ou bien qu’il parlera contre sa conscience, ou bien nous avouerons qu’il y a des hommes dont l’esprit est complètement aveugle, qu’il le soit de naissance ou que les préjugés, c’est-à-dire quelque accident extérieur, l’aient rendu tel. En effet ils n’ont même pas conscience d’eux-mêmes : s’ils affirment quelque chose ou doutent de quelque chose, ils ne savent pas qu’ils affirment ou qu’ils doutent ; ils disent qu’ils ne savent rien, et cela même qu’ils ne savent rien, ils déclarent l’ignorer ; encore ne le disent-ils pas sans restriction, car ils craignent de s’avouer existants, alors qu’ils ne savent rien, si bien qu’il leur faut enfin garder le silence pour être sûrs de ne rien admettre qui ait senteur de vérité. Il faut, en définitive, s’abstenir de parler de sciences avec eux (car pour ce qui concerne l’usage de la vie et de la société, la nécessité les oblige à admettre leur propre existence, à chercher ce qui leur est utile, à affirmer et à nier sous serment bien des choses). Leur prouve-t-on quelque chose, en effet, ils ne savent si l’argumentation est probante ou défectueuse. S’ils nient, concèdent, ou opposent une objection, ils ne savent qu’ils nient, concèdent, ou opposent une objection ; il faut donc les considérer comme des automates entièrement privés de pensée.

(32) Revenons maintenant à notre dessein : nous avons primo déterminé la Fin vers laquelle nous nous appliquons à diriger toutes nos pensées. Nous avons reconnu secundo quelle est la Perception la meilleure à l’aide de laquelle nous puissions parvenir à notre perfection ; tertio, quelle est la première Voie où doive s’attacher l’esprit pour bien commencer : elle consiste, étant donnée une idée vraie quelconque, à la prendre comme norme pour continuer ses recherches suivant des lois assurées. Pour le faire droitement, il faut demander à la Méthode : Primo, de distinguer l’idée vraie de toutes les autres perceptions et de préserver l’esprit de ces dernières ; secundo, de tracer des règles pour percevoir selon cette norme les choses inconnues ; tertio, d’instituer un ordre pour nous épargner d’inutiles fatigues. Après avoir fait connaissance avec cette méthode nous avons vu quarto, que pour qu’elle fût la plus parfaite, il fallait que nous eussions l’idée de l’Être le plus parfait. Nous aurons donc au début à prendre garde avant tout que nous parvenions le plus vite possible à la connaissance d’un tel Être.

(33) Commençons donc par la première partie de la Méthode qui est, comme nous l’avons dit, de distinguer et de séparer l’Idée vraie des autres perceptions, et d’empêcher l’esprit de confondre les idées fausses, forgées et douteuses avec les vraies ; mon intention est d’expliquer cela amplement en cet endroit, afin d’arrêter la pensée du lecteur sur une connaissance aussi nécessaire, et aussi parce que beaucoup en sont venus à douter même des choses vraies pour n’avoir pas pris garde à ce qui distingue la perception vraie de toutes les autres. Ils ressemblent ainsi à des hommes qui, pendant la veille, ne mettaient d’abord pas en doute qu’ils ne fussent éveillés, mais, s’étant une fois crus assurés en rêve, comme il arrive, qu’ils étaient éveillés, et ayant reconnu par la suite leur erreur, se sont mis à douter même de leurs veilles ; accident dont la raison est qu’ils n’ont jamais distingué le sommeil d’avec la veille. J’avertis toutefois que je ne traiterai pas ici de l’essence de chaque perception et ne l’expliquerai point par sa cause prochaine ; car cela appartient à la Philosophie. J’exposerai seulement ce que demande la méthode, c’est-à-dire à quel sujet se forme une perception fausse, forgée et douteuse, et comment nous arriverons à nous en libérer. Notre première enquête aura pour objet l’Idée Forgée.

(34) Toute perception a pour objet une chose considérée comme existante ou bien seulement une essence et la plupart des fictions ont trait à des choses considérées comme existantes ; je parlerai donc d’abord de cette dernière sorte, savoir celle où seule l’existence est controuvée, tandis que la chose que l’on se représente fictivement dans telle condition est connue ou supposée telle. Par exemple, je forge cette idée que Pierre, que je connais, va à la maison, vient me voir[17] et autres choses semblables. Je demande ici : à quoi se rapporte une pareille idée ? Je vois qu’elle a trait uniquement aux choses possibles. J’appelle impossible une chose dont la nature implique qu’il y a contradiction à en poser l’existence ; nécessaire une chose dont la nature implique qu’il y a contradiction à n’en pas poser l’existence ; possible une chose dont l’existence, par sa nature même, n’implique pas qu’il y ait contradiction à en poser l’existence ou la non-existence, la nécessité ou l’impossibilité de l’existence de cette chose dépendant de causes qui nous sont inconnues tout le temps que nous forgeons l’idée qu’elle existe ; par suite, si cette nécessité ou cette impossibilité, qui dépend de causes extérieures, nous était connue, nous ne pourrions forger aucune fiction au sujet de cette chose. Il s’ensuit que s’il existe un Dieu ou quelque être ommiscient, cet être ne peut forger[N 21] absolument aucune fiction. Pour ce qui nous concerne en effet, sitôt[18] que je sais que j’existe je ne puis forger de fiction touchant mon existence ou ma non-existence ; je ne puis non plus me représenter un éléphant passant par le trou d’une aiguille ; ni, quand je connais[19] la nature de Dieu, me le représenter fictivement comme existant ou n’existant pas ; on doit reconnaître qu’il en est de même touchant la Chimère dont la nature s’oppose à l’existence. D’où appert clairement ce que j’ai dit, à savoir que la fiction, dont nous parlons ici, n’a point lieu au sujet des vérités éternelles[20]. Avant de poursuivre toutefois il faut noter ici en passant que la même différence qu’il y a entre l’essence d’une chose et celle d’une autre existe aussi entre l’actualité ou l’existence de la première et l’actualité ou l’existence de la seconde. Par suite, si nous voulions concevoir l’existence d’Adam, par exemple par le moyen de l’existence en général, ce serait comme si, pour concevoir l’essence d’Adam, nous dirigions notre pensée sur la nature de l’être et définissions Adam comme étant un être. C’est pourquoi, plus généralement l’existence est conçue, plus aussi elle est conçue confusément et plus aisément elle peut être attribuée par fiction à toute chose ; au contraire sitôt qu’elle est conçue comme l’existence plus particulière d’une chose, nous en avons une idée plus claire et l’attribuons plus difficilement par fiction (alors que nous ne prenons pas garde à l’ordre de la nature) à une autre chose ; ce qui mérite d’être noté.

(35) Nous avons maintenant à considérer les cas où l’on dit communément qu’il y a fiction, bien que nous sachions clairement que la chose n’est pas comme nous la forgeons. Par exemple, bien que sachant que la terre est ronde, rien ne m’empêche de dire à quelqu’un qu’elle est un hémisphère, telle une demi-orange sur un plat, ou que le soleil se meut autour de la terre et autres choses semblables. Si nous considérons ces cas avec attention, nous n’y verrons rien qui ne s’accorde avec nos paroles de tout à l’heure ; il faut observer seulement d’abord qu’il y a eu à un certain moment possibilité de nous tromper et que maintenant nous avons conscience de nos erreurs ; ensuite que nous pouvons forger ou au moins admettre l’idée que d’autres hommes sont dans la même erreur ou sont capables d’y tomber, comme nous l’avons été précédemment. Nous pouvons, dis-je, forger cette idée aussi longtemps que nous ne voyons pas d’impossibilité ni de nécessité. Quand donc je dis à quelqu’un que la terre n’est pas ronde, etc., je ne fais pas autre chose que de rappeler à mon souvenir l’erreur que j’ai commise peut-être, ou dans laquelle je pouvais tomber, et ensuite je forge ou j’admets l’idée que celui à qui je parle est encore dans l’erreur ou peut y tomber. Je forge cette idée comme je l’ai dit, aussi longtemps que je ne vois pas d’impossibilité ni de nécessité ; si, par contre, mon entendement avait perçu l’une ou l’autre, je n’aurais plus rien pu forger, et il aurait fallu dire seulement que j’avais fait une certaine tentative.

(36) Il nous reste à nous occuper des suppositions faites dans les discussions ; suppositions qui ont trait, parfois, même à des impossibilités. Par exemple quand nous disons : supposons que cette chandelle qui brûle ne brûle pas, ou supposons qu’elle brûle dans quelque lieu imaginaire, c’est-à-dire où n’existe de corps d’aucune sorte. On fait parfois des suppositions semblables bien que voyant clairement que la dernière est impossible ; mais quand cela arrive on ne forge rien en réalité. Dans le premier exemple en effet je n’ai rien fait que rappeler à mon souvenir[21] un autre exemple de chandelle ne brûlant pas (ou que concevoir la même chandelle sans flamme) et ce que je pense au sujet de cette autre chandelle, je l’entends aussi de celle-ci, aussi longtemps que je n’ai pas égard à la flamme. Dans le second exemple on n’a fait autre chose qu’abstraire ses pensées des corps environnants de façon que l’esprit se portât uniquement à la contemplation de la chandelle, considérée en et pour elle-même, et en conclût ensuite qu’elle n’a en elle aucune cause de destruction : si donc il n’y avait point du tout de corps environnants, cette chandelle et aussi cette flamme demeureraient immuables, ou autres choses semblables. Il n’y a donc là aucune fiction, mais[22] des assertions pures et simples.

(37) Passons maintenant aux fictions ayant trait aux essences seules ou jointes à quelque actualité ou existence. Il faut à ce sujet considérer surtout que, moins l’esprit connaît et plus il perçoit, plus il est capable de fiction ; et plus il a de connaissances claires, plus ce pouvoir diminue. De même que, par exemple, comme nous l’avons vu plus haut, nous ne pouvons, aussi longtemps que nous pensons, forger l’idée que nous pensons et que nous ne pensons pas, de même, quand nous connaissons la nature du corps, nous ne pouvons forger l’idée d’une mouche infinie ou encore, quand nous connaissons la nature de l’âme[23], nous ne pouvons forger l’idée d’une âme carrée, bien que nous puissions exprimer en paroles n’importe quoi. Mais, comme nous l’avons dit, moins les hommes connaissent la Nature, plus facilement ils peuvent forger de nombreuses fictions ; telles que des arbres qui parlent, des hommes changés subitement en pierres, en sources, des fantômes apparaissant dans des miroirs, rien devenant quelque chose, même des Dieux changés en bêtes et en hommes et une infinité d’autres semblables.

(38) Quelqu’un croira peut-être que la fiction est délimitée par la fiction et non par la connaissance ; c’est-à-dire, qu’après que j’ai forgé l’idée d’une chose et, qu’usant d’une certaine liberté, j’ai voulu donner mon assentiment à ce que cette chose existât, telle que je l’ai forgée, dans la nature réelle, cela fait qu’il m’est impossible ensuite de la penser différemment. Par exemple, après que j’ai forgé (pour parler leur langage) telle idée sur la nature du corps, et que j’ai voulu, usant de ma liberté, me persuader que cette nature est telle dans la réalité, il ne m’est plus possible de forger l’idée d’une mouche infinie et, après que j’ai forgé l’essence de l’âme, je ne peux plus la faire carrée. Or, examinons. En premier lieu : ou bien l’on nie ou bien l’on accorde que nous pouvons connaître quelque chose. Si on l’accorde, on devra dire nécessairement de la connaissance ce qu’on dit de la fiction. Si on le nie, voyons, nous qui savons que nous savons quelque chose, ce que l’on dit. On dit ceci : l’âme peut sentir et percevoir de beaucoup de manières, mais non se percevoir elle-même, non plus que les choses qui existent ; elle ne perçoit que les choses qui ne sont ni en soi ni quelque part que ce soit ; autrement dit, l’âme pourrait, par sa seule force, créer des sensations et des idées ne correspondant point à des choses ; de telle sorte qu’on la considère en partie comme un Dieu. On dit ensuite : nous avons la liberté de nous contraindre, ou, notre âme a la liberté de se contraindre, bien mieux, de contraindre sa propre liberté ; car, après qu’elle a forgé l’idée d’une chose et y a donné son assentiment, elle ne peut plus penser autrement cette chose ou en forger une autre idée, et cette fiction la contraint même à avoir des autres choses[N 22] des idées telles qu’il ne soit point contredit à la fiction ; comme ici même on est contraint, pour n’abandonner point sa fiction, d’admettre les absurdités que j’indique et auxquelles nous ne nous fatiguerons pas à opposer des démonstrations. Laissant de tels adversaires à leur délire, nous prendrons soin plutôt de tirer de cet échange de paroles quelque vérité utile à notre objet, à savoir[24],[N 23] : l’esprit qui s’applique attentivement à une chose forgée et de sa nature fausse pour l’examiner et la connaître, et qui en déduit dans l’ordre juste ce qu’il faut en déduire, en rendra aisément la fausseté manifeste ; si la chose forgée est vraie de sa nature, quand l’esprit s’applique attentivement à elle pour la connaître, et commencer à déduire dans l’ordre juste ce qui s’ensuit, il continuera avec succès sans aucune interruption, comme nous avons vu que dans le cas de l’idée forgée fausse, ci-dessus mentionnée, l’entendement s’offre aussitôt à montrer l’absurdité qu’elle contient et les conséquences absurdes qui s’en déduisent.

(39) Nous n’avons donc nullement à redouter de forger une fiction pourvu que nous percevions la chose clairement et distinctement : s’il nous arrive de dire que des hommes sont subitement changés en bêtes, cela est dit d’une façon tout à fait générale, si bien qu’il n’y a dans l’esprit aucune conception de la chose, aucune idée, c’est-à-dire aucune liaison entre un sujet et un prédicat ; si cette liaison existait, on verrait en même temps le moyen et les causes par où et pourquoi cette métamorphose a lieu. On ne prend pas garde non plus à la nature du sujet et du prédicat. En outre, pourvu seulement qu’une première idée ne soit pas forgée et que toutes les autres en soient déduites, l’empressement à forger disparaîtra peu à peu. De plus, une idée forgée ne peut être claire et distincte, mais seulement confuse et toute confusion provient de ce que l’esprit connaît un entier, ou une chose composée de beaucoup d’autres, seulement en partie et ne distingue pas le connu de l’inconnu ; de ce que, en outre, il s’attache à la fois aux nombreux éléments contenus dans chaque objet sans les distinguer le moins du monde, d’où il suit : Primo, que si une idée se rapporte à une chose très simple, elle ne pourra être que claire et distincte. Cette chose en effet ne devra pas être connue en partie mais ou bien elle le sera tout entière ou il n’en sera rien connu. Secundo, que si une chose composée de beaucoup de parties est divisée par la pensée en toutes ses parties les plus simples et qu’on soit attentif à chacune d’elles prise à part, toute confusion disparaîtra. Tertio, qu’une fiction ne peut pas être simple ; elle naît de la combinaison des diverses idées confuses qui se rapportent à des choses et à des actions diverses existant dans la Nature ; plutôt encore de ce que nous sommes attentifs en même temps, sans leur donner[25] notre assentiment, à ces diverses idées ; si la fiction était simple, en effet, elle serait claire et distincte et par conséquent vraie. Si elle naissait d’une combinaison d’idées distinctes, cette combinaison même serait claire et distincte et par suite vraie. Quand, par exemple, nous connaissons la nature du cercle et aussi celle du carré, il devient impossible de les combiner et de forger un cercle carré ou une âme carrée ou d’autres combinaisons semblables. Concluons donc brièvement une fois encore : il n’est, nous le voyons, nullement à craindre qu’une fiction soit confondue avec des idées vraies. Pour ce qui concerne d’abord la première sorte de fiction dont nous avons parlé, sitôt qu’une chose est conçue clairement, nous voyons que si cette chose, qui est conçue clairement, est en soi une vérité éternelle, et que son existence en soit une également, nous ne pouvons forger aucune fiction à son sujet ; par contre, si l’existence de la chose conçue n’est pas une vérité éternelle, il faut seulement prendre soin de confronter l’existence de la chose avec son essence et être attentif en même temps à l’ordre de la Nature. Quant à la dernière sorte de fiction, nous avons dit qu’elle consistait dans une attention non accompagnée d’assentiment portée à la fois sur plusieurs idées confuses se rapportant à des choses et à des actions diverses qui existent dans la nature, et nous avons vu aussi qu’une chose parfaitement simple ne pouvait être forgée, mais était un objet de connaissance ; et aussi une chose composée, pourvu que nous fussions attentifs aux parties les plus simples dont elle est compo- sée. Bien plus, nous ne pouvons même pas, en combinant ces parties, forger des actions qui ne soient pas vraies : car nous sommes obligés de considérer en même temps comment et pourquoi telle action a lieu.

(40) Ayant pris connaissance de ce qui précède, passons maintenant à l’investigation de l’Idée Fausse pour voir à quoi elle a trait et comment nous pouvons nous garder de tomber dans des perceptions fausses. Ni l’une ni l’autre tâche ne nous sera difficile après notre étude de la fiction. Il n’y a en effet aucune différence entre elles, sinon que l’idée fausse implique l’assentiment, c’est- à-dire (comme nous l’avons déjà noté) que dans l’erreur, au moment de l’apparition de certaines images, il ne s’offre point de causes d’où puisse ressortir, comme dans la fiction, que ces images ne proviennent pas de choses extérieures ; l’erreur consiste ainsi à peu près à rêver les yeux ouverts ou pendant l’état de veille. De même que la fiction, l’idée fausse se produit au sujet de, ou (pour mieux dire) se rapporte à, l’existence d’une chose dont l’essence est connue ou bien elle a trait à une essence. L’erreur relative à l’existence se corrige de même que la fiction ; si en effet la nature de la chose connue implique l’existence nécessaire, il est impossible que nous nous trompions au sujet de l’existence de cette chose ; par contre, si l’existence de la chose n’est pas une vérité éternelle, comme l’est son essence, mais que la nécessité ou l’impossibilité dépende de causes extérieures, alors que l’on reprenne et applique tout ce que nous avons dit quand nous parlions de la fiction ; la correction de l’erreur se fait de même. Quant à l’autre sorte d’erreur, qui est relative aux essences ou encore aux actions, de telles perceptions sont nécessairement toujours confuses, composées de diverses perceptions confuses de choses existant dans la Nature ; par exemple quand les hommes se persuadent qu’il y a des divinités dans les forêts, les idoles, les bêtes, etc. ; qu’il y a des corps de la seule combinaison desquels l’entendement puisse naître ; que des cadavres raisonnent, se promènent, parlent ; que Dieu se trompe et autres erreurs semblables. Par contre, les idées qui sont claires et distinctes ne peuvent jamais être fausses ; car les idées des choses qui sont conçues clairement et distinctement sont ou bien parfaitement simples, ou bien composées des idées les plus simples, c’est-à-dire déduites des idées les plus simples. Que d’ailleurs une idée parfaitement simple ne peut pas être fausse, c’est ce que chacun pourra voir, pourvu qu’il sache ce qu’est le vrai, ou l’entendement et, en même temps, ce qu’est le faux.

(41) À l’égard, en effet, de ce qui constitue la forme du vrai, il est certain qu’une pensée vraie ne se distingue pas seulement d’une fausse par un caractère extrinsèque, mais principalement par un caractère intrinsèque. Si quelque ouvrier, par exemple, a conçu un ouvrage bien ordonné, encore que cet ouvrage n’ait jamais existé et ne doive jamais exister, la pensée ne laisse pas d’en être vraie, et cette pensée reste la même que cet ouvrage existe ou non. Au contraire si quelqu’un dit que Pierre, par exemple, existe, sans qu’il sache que Pierre existe, cette pensée est fausse en ce qui concerne celui qui la forme ou, si l’on préfère, n’est pas vraie, encore que Pierre existe réellement. Et cette énonciation : Pierre existe, n’est vraie qu’en ce qui concerne celui qui sait avec certitude que Pierre existe. D’où suit qu’il y a dans les idées quelque chose de réel par quoi les vraies se distinguent des fausses ; et nous devons maintenant diriger notre enquête sur ce point afin d’avoir la meilleure norme de vérité (nous avons dit en effet qu’il nous fallait déterminer nos pensées selon la norme donnée de l’idée vraie et que la méthode est la connaissance réflexive) et de connaître les propriétés de l’entendement. Il ne faut pas dire d’ailleurs que la différence provient de ce que la pensée vraie consiste à connaître les choses par leurs premières causes (en quoi elle différerait beaucoup à la vérité d’une fausse, la nature de la pensée fausse étant telle que je l’ai expliquée ci-dessus) ; car on appelle aussi pensée vraie celle qui enveloppe objectivement l’essence d’un principe qui n’a pas de cause et est connu en soi et par soi. La forme de la pensée vraie doit donc être contenue dans cette pensée même sans relation à d’autres, et elle ne reconnaît pas comme cause un objet, mais doit dépendre de la puissance même et de la nature de l’entendement. Si nous supposions en effet que l’entendement eût perçu quelque être nouveau n’ayant jamais existé, comme le faisait, selon certains, l’entendement de Dieu avant qu’il eût créé les choses (et cette perception ne peut assurément provenir d’aucun objet) et que de cette perception il en eût déduit légitimement d’autres, toutes ces pensées seraient vraies et ne seraient déterminées par aucun objet extérieur ; mais dépendraient seulement de la puissance et de la nature de l’entendement. Pour diriger donc notre enquête, posons-nous devant les yeux quelque idée vraie dont nous sachions avec la plus haute certitude que l’objet dépend de notre pouvoir de penser et n’a pas d’objet dans la Nature ; c’est dans une idée de cette sorte que nous pourrons plus facilement, comme il suit clairement de ce qui précède, faire notre enquête. Par exemple, pour former le concept d’une sphère, je forge une cause à volonté, à savoir qu’un demi-cercle tourne autour d’un centre et qu’une sphère est comme engendrée par cette rotation. Certes cette idée est vraie et, bien que nous sachions que nulle sphère n’a jamais été engendrée de la sorte dans la Nature, c’est là cependant une perception vraie et le moyen le plus aisé de former le concept d’une sphère. Il faut noter d’ailleurs que cette perception affirme la rotation du demi-cercle ; affirmation qui serait fausse si elle n’était pas jointe au concept de la sphère ou à celui de la cause déterminant le mouvement, c’est-à-dire, parlant absolument, si elle était isolée, car l’esprit en pareil cas se bornerait à affirmer le mouvement du demi-cercle, ce mouvement n’étant ni contenu dans le concept du demi-cercle ni issu de celui de la cause déterminant le mouvement. La fausseté consiste donc en cela seul qu’il est affirmé d’une chose quelque chose qui n’est pas contenu dans le concept que nous avons formé de cette chose, tel le mouvement ou le repos dans le cas du demi-cercle. D’où il suit que les pensées simples ne peuvent pas ne pas être vraies, telle l’idée simple d’un demi-cercle, du mouvement, de la quantité, etc. Ce que ces pensées contiennent d’affirmation atteint, sans les dépasser, les limites du concept ; nous pouvons donc à notre gré, sans avoir d’erreur à craindre, former des idées simples. Il ne nous reste donc qu’à chercher par quelle puissance notre esprit peut former ces idées et jusqu’où s’étend cette puissance ; cela trouvé en effet, nous aurons facilement la connaissance la plus haute à laquelle nous puissions parvenir. Car il est certain que cette puissance de l’esprit ne s’étend pas à l’infini : quand nous affirmons de quelque chose ce qui n’est pas contenu dans le concept que nous en formons, cela indique en effet qu’il y a en nous un manque de perception, c’est-à-dire que nos pensées ou nos idées sont mutilées en quelque sorte et tronquées. Nous avons vu que le mouvement d’un demi-cercle est faux sitôt qu’il est isolé dans l’esprit et qu’il est vrai s’il est joint au concept de la sphère ou à celui de quelque cause déterminant un tel mouvement. Que si, comme on le voit d’abord, il est de la nature d’un être pensant, de former des pensées vraies c’est-à-dire adéquates, il est certain que nos idées inadéquates ont pour unique origine que nous sommes une partie d’un être pensant dont certaines pensées dans leur intégrité, certaines seulement par partie, constituent notre esprit.

(42) Il importe encore ici d’avoir égard à une rencontre qu’il ne valait pas la peine de noter en traitant de la fiction et qui est l’occasion de l’erreur la plus grande, à savoir quand certaines choses présentes à l’imagination sont aussi dans l’entendement, c’est-à-dire sont conçues clairement et distinctement : en pareil cas, tant que le distinct n’est pas distingué du confus, la certitude, c’est-à-dire l’idée vraie, se mêle aux idées non distinctes. Quelques-uns, par exemple, d’entre les Stoïciens ont, par rencontre, entendu parler de l’âme et aussi de son immortalité, choses qu’ils ne faisaient qu’imaginer confusément ; ils imaginaient aussi et en même temps percevaient par l’entendement que les corps les plus subtils pénètrent tous les autres et ne sont pénétrés par aucuns. Imaginant toutes ces choses ensemble et y joignant la certitude de cet axiome, ils étaient certains tout aussitôt que ces plus subtils d’entre les corps sont l’esprit, qu’ils ne peuvent être divisés, etc. Nous nous affranchissons toutefois également de cette erreur en nous efforçant d’examiner toutes nos perceptions selon la norme de l’idée vraie donnée, nous gardant, comme nous l’avons dit au commencement, des idées qui nous viennent par ouï-dire ou par expérience vague. Il faut ajouter que cette sorte d’erreur provient de ce que l’on conçoit les choses d’une façon trop abstraite ; car il est de soi assez clair que, ce que je conçois dans son véritable objet, je ne puis l’appliquer à un autre. L’erreur provient aussi de ce qu’on ne connaît pas les premiers éléments de toute la Nature, par suite procédant sans ordre et confondant la Nature avec des axiomes abstraits, encore qu’ils soient vrais, on porte en soi-même la confusion et on renverse l’ordre de la Nature. Pour nous, si nous procédons de la façon la moins abstraite qu’il se puisse et partons des premiers éléments, c’est-à-dire de la source et de l’origine de la Nature, le plus tôt qu’il se pourra, nous n’avons pas à craindre de nous tromper ainsi. Pour ce qui touche d’ailleurs la connaissance de l’origine de la Nature, il n’est pas du tout à redouter que nous la confondions avec des choses abstraites ; quand en effet on conçoit quelque chose abstraitement, comme on fait pour tous les universaux, ces concepts s’étendent toujours dans l’entendement au delà des limites où peuvent exister réellement dans la Nature leurs objets particuliers. De plus, comme il y a dans la Nature beaucoup de choses dont la différence est si petite qu’elle échappe presque à l’entendement, il peut arriver facilement (à les concevoir abstraitement) qu’on les confonde ; mais, comme nous le verrons plus loin, il ne peut y avoir de l’origine de la Nature de concept abstrait, ni de concept général, et cette origine ne peut être conçue par l’entendement comme plus étendue qu’elle n’est réellement ; elle n’a d’ailleurs aucune ressemblance avec des choses soumises au changement ; aucune confusion n’est donc à craindre au sujet de son idée, pourvu que nous possédions la norme de la vérité (que nous avons déjà indiquée) ; l’être dont il s’agit est unique[26] en effet, infini, c’est-à-dire qu’il est l’être total hors duquel il n’y a pas d’être[27].

(43) Voilà pour l’idée fausse ; il nous reste à étudier l’Idée Douteuse, c’est-à-dire à chercher en quoi consiste ce qui peut nous conduire au doute et, en même temps, comment le doute est levé. Je parle du doute véritable dans l’esprit et non de ce doute qui se rencontre maintes fois : à savoir quand, par le langage, on prétend douter, bien que l’esprit ne doute pas ; ce n’est pas à la Méthode qu’il appartient de corriger ce doute, cela rentre plutôt dans l’étude de l’obstination et de son traitement. Il n’y a pas dans l’âme, disons-nous donc, de doute dû à la chose même dont on doute, c’est-à-dire s’il n’y avait dans l’âme qu’une seule idée, qu’elle fût vraie ou fausse, il n’y aurait place pour aucun doute et pour aucune certitude ; il n’y aurait qu’une sensation de telle ou telle sorte. Car cette idée n’est en soi rien de plus qu’une sensation de telle ou telle sorte, mais le doute se forme par le moyen d’une autre idée qui n’est pas si claire et distincte qu’on en puisse rien conclure de certain à l’égard de la chose dont on doute, c’est-à-dire que l’idée qui nous incline au doute n’est pas claire et distincte. Par exemple quelqu’un qui n’a jamais eu la pensée occupée de l’illusion des sens — si elle vient de l’expérience ou a une autre origine — ne doutera jamais si le soleil est plus grand ou plus petit qu’il ne paraît. C’est ainsi que les paysans s’étonnent maintes fois, quand ils entendent dire que le soleil est beaucoup plus grand que le globe terrestre ; mais[28]. le doute prend naissance en pensant à l’illusion des sens, et si, après avoir douté, on parvient à la connaissance vraie des sens et de la façon dont, par leurs organes, les choses sont représentées à distance, alors le doute sera de nouveau levé. Il suit de là que nous ne pouvons mettre en doute des idées vraies sous prétexte qu’il existe peut-être un Dieu trompeur qui nous tromperait dans les choses les plus certaines, sinon quand nous n’avons encore de Dieu[29] aucune idée claire et distincte, c’est-à-dire quand, par la considération attentive de la connaissance que nous avons de l’origine de toutes choses, nous ne trouvons rien qui nous fasse savoir que Dieu n’est pas trompeur aussi clairement que, par la considération attentive de la nature du triangle, nous trouvons que ses trois angles sont égaux à deux droits ; mais, si nous avons de Dieu une connaissance telle que du triangle, alors tout doute est levé. Et, de même que nous pouvons parvenir à cette connaissance claire du triangle, bien que ne sachant pas avec certitude si quelque souverain trompeur ne nous égare pas, de même aussi nous pouvons parvenir à une telle connaissance de Dieu, bien que ne sachant pas avec certitude s’il n’existe pas quelque souverain trompeur ; et, sitôt que nous avons cette connaissance, cela suffit, comme je l’ai dit, pour lever tout doute que nous pouvons avoir au sujet des idées claires et distinctes. De plus, si l’on procède droitement, s’appliquant d’abord à la recherche de ce qu’il faut chercher premièrement, suivant sans aucune interruption l’enchaînement des choses, et si l’on sait comment on doit déterminer les problèmes avant d’entreprendre de les résoudre, on n’aura jamais que les idées les plus certaines, c’est-à-dire claires et distinctes : car le doute n’est rien d’autre que l’indécision de l’esprit à l’égard d’une affirmation ou d’une négation qu’il prononcerait s’il ne se trouvait devant lui quelque objet dont l’ignorance doit rendre imparfaite la connaissance de la chose affirmée ou niée. Il ressort de là que le doute naît toujours de ce que les choses sont étudiées sans ordre.

(44) Telles sont les questions que j’ai promis de traiter dans cette première partie de la méthode. Pour ne rien omettre cependant de ce qui peut conduire à la connaissance de l’entendement et de ses forces, je traiterai encore brièvement de la mémoire et de l’oubli ; y ayant à considérer principalement ici que la mémoire acquiert de la force avec le secours de l’entendement et aussi sans ce secours. Touchant le premier point, plus une chose est connaissable et plus facilement elle se retient, et au contraire moins elle est connaissable, plus facilement nous l’oublions. Par exemple, si je donne à quelqu’un un grand nombre de mots sans lien, il les retiendra beaucoup plus difficilement que si je les lui communique sous forme de récit. La mémoire acquiert aussi de la force sans le secours de l’entendement, en raison de la vigueur avec laquelle une chose matérielle singulière affecte l’imagination ou le sens appelé commun. Je dis une chose singulière ; car seules les choses singulières affectent l’imagination. Si quelqu’un, par exemple, a lu une seule pièce contenant une histoire d’amour, il la retiendra très bien tant qu’il n’en aura pas lu plusieurs du même genre, parce qu’elle se maintient seule dans son imagination ; mais, s’il y a plusieurs objets du même genre, on les imagine tous à la fois et on les confond aisément. Je dis de plus : une chose matérielle, car seuls les corps affectent l’imagination. Puis donc que la mémoire acquiert de la force par l’entendement et sans lui, il s’ensuit qu’elle doit être quelque chose de distinct de l’entendement et qu’à l’égard de l’entendement considéré en lui-même, il n’y a ni mémoire ni oubli. Que sera donc la mémoire ? Rien d’autre que la sensation des empreintes qui sont dans le cerveau, jointe à une pensée relative à une durée[30] déterminée de cette sensation, comme le montre la réminiscence. Dans la réminiscence, en effet, l’âme a la pensée de cette sensation, mais non sous la forme d’une durée continue ; et ainsi l’idée de la sensation n’est pas la durée même de la sensation, c’est-à-dire qu’elle n’en est pas proprement la mémoire. Quant à savoir si les idées elles-mèmes sont sujettes à quelque corruption, nous le verrons dans la Philosophie. Et si quelqu’un trouvait cela très absurde, il suffit pour notre dessein de considérer que plus une chose est singulière, plus aisément on la retient, comme il appert de l’exemple ci-dessus donné de la comédie. En outre, plus une chose est connaissable, plus aisément on la retient. D’où suit que nous ne pourrons ne pas retenir une chose singulière au plus haut point, pour peu qu’elle soit connaissable.

(45) Nous avons donc distingué entre l’Idée Vraie et les autres perceptions et nous avons montré que les idées forgées, fausses et autres, ont leur origine dans l’imagination, c’est-à-dire dans certaines sensations fortuites (pour ainsi parler) et sans lien qui ne naissent pas du pouvoir qu’a l’esprit, mais de causes extérieures, selon que le corps, soit dans le rêve, soit à l’état de veille, reçoit tels ou tels mouvements. Que si on le préfère, on entende ici par imagination tout ce qu’on voudra, pourvu que ce soit quelque chose de distinct de l’entendement et par quoi l’âme puisse prendre la condition de patient ; car la façon de l’entendre ne fait pas de différence, sitôt que nous savons que l’imagination est quelque chose d’indéterminé par où l’âme pâtit, et en même temps comment nous nous en libérons à l’aide de l’entendement. On ne s’étonnera donc pas que je ne prouve pas encore ici l’existence du corps et d’autres choses nécessaires à connaître, et que je parle cependant de l’imagination, du corps et de sa constitution. Comme je l’ai dit en effet, ce que j’entends par là ne fait pas de différence, sitôt que je sais que c’est quelque chose d’indéterminé, etc.

(46) Nous avons montré cependant que l’idée vraie est simple, ou composée d’idées simples, telle l’idée faisant connaître comment et pourquoi une chose existe ou a eu lieu ; nous avons montré aussi qu’il en découle dans l’âme des effets objectifs proportionnés à l’essence formelle de son objet ; cela revient à ce qu’ont dit les anciens : que la vraie science procède de la cause aux effets ; à cela prés cependant que, jamais que je sache, on n’a conçu, comme nous ici, l’âme agissant selon des lois déterminées et telle qu’un automate spirituel. par là nous avons, autant qu’il se pouvait au début, acquis la connaissance de notre entendement, et une norme de l’idée vraie telle que nous n’ayons plus à craindre de confondre la vérité avec l’erreur et la fiction ; nous verrons maintenant sans étonnement que nous puissions connaître certaines choses qui ne tombent en aucune façon sous l’imagination, qu’il y en ait dans l’imagination qui contredisent à l’entendement et qu’il y en ait aussi qui s’accordent avec lui. Nous savons en effet que ces opérations, d’où naissent les images, se produisent selon d’autres lois, entièrement différentes des lois de l’entendement, et que l’âme, en ce qui concerne l’imagination, est dans la condition d’un patient. Par là se voit aussi avec quelle facilité peuvent tomber dans de grandes erreurs ceux qui n’ont pas distingué très exactement entre l’imagination et la connaissance. Dans cette classe rentrent, par exemple, les erreurs suivantes : que l’étendue, dont les parties[N 24] se distinguent réellement les unes des autres, doit être en un lieu, qu’elle doit être finie, qu’elle est le premier et unique fondement de toutes choses, et occupe à un moment un espace plus grand qu’à un autre et beaucoup d’autres opinions de même sorte qui sont toutes entièrement contraires à la vérité comme nous le montrerons en son lieu.

(47) Ensuite, comme les mots sont une partie de l’imagination, c’est-à-dire comme nous forgeons beaucoup de concepts suivant que, par une disposition quelconque du corps, les mots s’assemblent sans ordre déterminé dans la mémoire, il ne faut pas douter qu’ils ne puissent, autant que l’imagination, être cause de nombreuses et grandes erreurs, si nous ne nous mettons pas fortement en garde contre eux. Ajoutez qu’ils sont formés au gré du vulgaire et selon sa manière de voir ; de sorte qu’ils sont des signes des choses, telles qu’elles sont dans l’imagination et non telles qu’elles sont dans l’entendement, comme il se voit clairement de ce que l’on a souvent appliqué à toutes les choses qui sont seulement dans l’entendement et ne sont pas dans l’imagination des noms négatifs, par exemple : incorporel, infini, etc., et aussi de ce que l’on exprime négativement beaucoup de choses qui sont en réalité affirmatives et inversement comme : incréé, indépendant, infini, immortel, parce qu’effectivement nous imaginons avec beaucoup plus de facilité leurs contraires et que ces dernières se sont ainsi offertes les premières aux premiers hommes et ont accaparé les termes affirmatifs. Beaucoup d’affirmations et de négations prennent naissance parce que la nature des mots s’y prête, et non la nature des choses ; c’est pourquoi. si nous ignorions cela nous prendrions facilement le faux pour le vrai[N 25].

(48) Nous évitons, en outre, une autre grande cause de confusion qui empêche que l’entendement ne réfléchisse sur lui-même : en effet, quand nous ne distinguons pas entre l’imagination et l’entendement, nous croyons que ce qui est plus facilement imaginé est aussi plus clair pour nous, et ce que nous imaginons nous croyons le connaître. Par suite nous mettons devant ce qui doit venir après, l’ordre vrai suivant lequel il nous faut avancer est renversé et aucune conclusion légitime n’est possible.

(49) Pour arriver maintenant à la Deuxième Partie de cette Méthode[31], j’indiquerai d’abord le but que nous nous proposons dans cette Méthode, puis les moyens de l’atteindre. Le but est d’avoir des idées claires et distinctes, c’est-à-dire des idées telles qu’elles proviennent de la pensée pure et non des mouvements fortuits du corps. Ensuite, pour ramener toutes ces idées à l’unité, nous nous efforcerons de les enchaîner et de les ordonner de telle façon que notre esprit, autant qu’il se peut faire, reproduise objectivement ce qui est formellement dans la nature, prise dans sa totalité aussi bien que dans ses parties.

(50) Touchant le premier point, il est comme nous l’avons déjà dit, requis pour notre fin qu’une chose soit conçue ou bien par sa seule essence ou par sa cause prochaine : à savoir, si une chose existe en soi ou, comme on dit communément, est cause de soi, elle devra alors être connue par sa seule essence ; si, au contraire, une chose n’existe pas en soi mais requiert une cause pour exister, alors elle doit être connue par sa cause prochaine ; car en réalité connaître l’effet[32] n’est pas autre chose qu’acquérir une connaissance plus parfaite de la cause. Nous ne devrons donc jamais, tant qu’il s’agira d’étudier les choses réelles, tirer des conclusions de concepts abstraits et nous prendrons grand garde à ne pas mêler ce qui est seulement dans l’entendement avec ce qui est dans la réalité. Mais la conclusion la meilleure est celle qui se tirera d’une essence particulière affirmative, ou d’une définition vraie et légitime. Car des seuls axiomes universels l’entendement ne peut descendre aux choses singulières, puisque les axiomes s’étendent à l’infini et ne peuvent déterminer l’entendement à considérer une chose singulière plutôt qu’une autre. La voie droite pour inventer est donc de former des pensées en partant d’une définition donnée, ce que nous ferons avec d’autant plus de succès et de facilité que nous aurons mieux défini une chose. Ainsi le point capital en toute cette deuxième partie de la méthode consiste en ceci seulement : connaître les conditions d’une bonne définition, et ensuite donner le moyen d’en trouver. Je traiterai donc en premier lieu des conditions de la Définition.

(51) Pour qu’une définition soit dite parfaite elle devra exprimer l’essence intime de la chose et nous prendrons garde qu’à la place de cette essence, nous ne mettions certaines propriétés de la chose. Pour éclaircir cela, à défaut d’autres exemples que j’écarte pour n’avoir pas l’air de vouloir mettre en lumière les erreurs des autres, je prendrai seulement l’exemple d’une chose très abstraite que l’on peut, sans que cela fasse de différence, définir d’une manière quelconque, à savoir le cercle : si on le définit une figure où les lignes menées du centre à la circonférence sont égales, il n’est personne qui ne voie que cette définition n’exprime pas du tout l’essence du cercle, mais seulement une de ses propriétés. Et bien que, comme je l’ai dit, cela importe peu quand il s’agit de figures et d’autres êtres de raison, cela importe beaucoup dès qu’il s’agit d’êtres physiques et réels : effectivement les propriétés des choses ne sont pas clairement connues aussi longtemps qu’on n’en connaît pas les essences ; si nous passons outre sans nous arrêter aux essences, nous renverserons nécessairement l’enchaînement des idées qui doit reproduire dans l’entendement l’enchaînement de la Nature, et nous nous éloignerons tout à fait de notre but. Pour nous libérer de cette faute, il faudra observer dans la définition les règles suivantes :

(52) I. S’il s’agit d’une chose créée, la définition devra, comme nous l’avons dit, comprendre en elle la cause prochaine. Par exemple, le cercle selon cette règle devrait être défini ainsi : une figure qui est décrite par une ligne quelconque dont une extrémité est fixe et l’autre mobile ; cette définition comprend clairement en elle la cause prochaine.

(53) II. Le concept d’une chose, ou sa définition, doit être tel que toutes les propriétés de la chose puissent en être conclues, alors qu’on le considère seul, sans y joindre d’autres concepts, ainsi qu’on peut le voir dans cette définition du cercle ; car on en conclut clairement que toutes les lignes menées du centre à la circonférence sont égales ; et, que ce soit là une condition nécessaire de la définition, cela est de soi si évident pour celui qui y prend garde, qu’il ne paraît pas qu’il vaille la peine de s’arrêter à le démontrer, non plus que de tirer de cette deuxième condition cette conséquence que toute définition doit être affirmative. Je parle d’une affirmation de l’entendement, m’inquiétant peu de la verbale, laquelle, à cause du manque de mots pourra bien à l’occasion s’exprimer sous une forme négative, bien qu’elle soit entendue affirmativement.

(54) Quant aux conditions d’une définition s’appliquant à une chose incréée, ce sont les suivantes :

(55) I. Elle doit exclure toute cause, c’est-à-dire que l’objet ne doit avoir besoin pour s’expliquer d’aucune chose en dehors de son être propre.

II. Une fois donnée la définition de la chose, il ne doit plus y avoir place pour cette question : existe-t-elle ?

III. Elle ne doit pas, eu égard à l’esprit, contenir de substantifs dont on puisse faire des adjectifs, c’est-à-dire qu’elle ne doit pas s’exprimer par des termes abstraits.

IV. Enfin (bien que ce ne soit pas très nécessaire à noter), il faut que de cette définition se puissent conclure toutes les propriétés de la chose. Tout cela est évident pour quiconque est attentif.

(56) J’ai dit aussi que la meilleure conclusion se tirera d’une essence particulière affirmative : car plus une idée est spéciale, plus elle est distincte, et claire par conséquent. D’où suit que nous devons chercher par-dessus tout la connaissance des choses particulières.

(57) Relativement à l’ordre maintenant et pour ordonner et unir toutes nos perceptions, il est requis et la raison demande[N 26], que nous cherchions, aussitôt qu’il se peut faire, s’il existe un Être, et en même temps quel il est, qui soit cause de toutes choses, de manière que son essence objective soit aussi cause de toutes nos idées, et alors notre esprit, comme je l’ai dit, reproduira la Nature aussi parfaitement que possible. Car il en possédera objectivement et l’essence et l’ordre et l’unité. Par là nous pouvons voir qu’avant tout il nous est nécessaire de tirer toujours toutes nos idées de choses physiques, c’est-à-dire d’êtres réels, allant, autant qu’il se pourra, suivant la suite des causes, d’un être réel à un autre être réel, et cela sans passer aux choses abstraites et générales, évitant également de conclure de ces choses quelque chose de réel, on de conclure ces choses d’un être réel, car l’un et l’autre interrompent la véritable marche en avant de l’entendement. Il est à noter toutefois que, par la suite des causes et des choses réelles, je n’entends pas ici la succession des choses singulières soumises au changement, mais seulement la suite des choses fixes et éternelles. Pour ce qui touche en effet la suite des choses singulières soumises au changement, il serait impossible à la faiblesse humaine de la saisir, tant à cause de leur multitude supérieure à tout nombre, qu’à cause des circonstances infinies réunies dans une seule et même chose, circonstances dont chacune peut faire que la chose existe ou n’existe pas ; puisque l’existence de ces choses n’a aucune connexion avec leur essence c’est-à-dire, comme nous l’avons déjà dit, n’est pas une vérité éternelle. Mais il n’est pas du tout nécessaire non plus que nous en connaissions la succession, puisque les essences des choses singulières soumises au changement ne doivent pas être tirées de cette succession, c’est-à-dire de leur ordre d’existence, lequel ne nous offre rien d’autre que des dénominations extrinsèques, des relations ou, au plus, des circonstances, toutes choses bien éloignées de l’essence intime des choses. Cette essence, au contraire, doit être acquise des choses fixes et éternelles et aussi des lois qui y sont, on peut dire, véritablement codifiées et suivant lesquelles arrivent et s’ordonnent toutes les choses singulières ; en vérité, ces choses singulières soumises au changement dépendent si intimement et si essentiellement (pour ainsi dire) des choses fixes, qu’elles ne pourraient sans ces dernières ni être ni être conçues. Ces choses fixes et éternelles, bien qu’elles soient singulières, seront donc pour nous, à cause de leur présence partout et de leur puissance qui s’étend au plus loin, comme des universaux ou des genres à l’égard des définitions des choses singulières et comme les causes prochaines de toutes choses.

(58) Puisqu’il en est ainsi toutefois, une difficulté, non petite, semble inhérente à l’entreprise de parvenir à la connaissance de ces choses singulières ; car de tout concevoir à la fois, cela dépasse de beaucoup les forces de l’entendement humain. Or l’ordre suivant lequel il faut qu’une chose soit connue avant une autre ne doit pas, nous l’avons dit, se tirer de la succession des existences, ni non plus des choses éternelles ; car en elles toutes les choses singulières sont données par nature à la fois. Il nous faudra donc nécessairement chercher d’autres secours que ceux dont nous usons pour connaître les choses éternelles et leurs lois ; ce n’est cependant pas le lieu ici d’en traiter, et ce n’est pas nécessaire tant que nous n’aurons pas acquis une connaissance suffisante des choses éternelles et de leurs lois infaillibles et que la nature de nos sens ne nous sera pas connue.

(59) Il sera temps, avant d’entreprendre de connaître les choses singulières, de traiter de ces secours qui se rapportent tous à cette fin : savoir nous servir de nos sens et faire, d’après des règles et dans un ordre arrêté, des expériences suffisantes pour déterminer la chose que l’on étudie, de façon à en conclure enfin selon quelles lois des choses éternelles elle est faite et prendre connaissance de sa nature intime, comme je le montrerai en son lieu[N 27]. Ici, pour revenir à notre dessein, je m’efforcerai seulement d’indiquer ce qui paraît nécessaire pour que nous puissions parvenir à la connaissance des choses éternelles, et en formions des définitions conformes aux conditions ci-dessus énoncées.

(60) Pour cela il nous faut rappeler à notre souvenir ce qui a été dit plus haut, à savoir que, si l’esprit s’attache à une pensée quelconque afin de l’examiner soigneusement et d’en déduire en bon ordre ce qui s’en déduit légitimement, en cas qu’elle soit fausse il en découvrira la fausseté ; si au contraire elle est vraie, alors il continuera avec succès[N 28] à en déduire sans aucune interruption des choses vraies ; cela, dis-je, est requis pour notre objet. Car sans un principe nos pensées ne peuvent[N 29] être déterminées. Si donc nous voulons prendre comme objet d’étude la chose qui est la première de toutes il est nécessaire qu’il y ait quelque principe qui dirige nos pensées de ce côté. En outre, puisque la méthode est la connaissance réflexive elle-même, ce principe, qui doit diriger nos pensées, ne peut être autre chose que la connaissance de ce qui constitue la forme de la vérité, et la connaissance de l’entendement, de ses propriétés et de ses forces ; quand nous l’aurons acquise en effet nous posséderons un principe d’où nous pourrons déduire nos pensées, et une voie par laquelle l’entendement pourra, dans la mesure de sa compréhension, parvenir à la connaissance des choses éternelles, ayant égard à ses propres forces.

(61) S’il appartient cependant à la nature de la pensée de former des idées vraies, comme on l’a montré dans la première partie, il faut chercher ici ce que nous entendons par les Forces et la Puissance de l’entendement. Or, si c’est la partie principale de notre Méthode de connaître parfaitement les forces de l’entendement et sa nature, nous nous voyons nécessairement obligés (par ce qui a été dit dans cette deuxième partie de la méthode) de déduire cette connaissance de la définition même de la pensée et de l’Entendement. Mais nous n’avons jusqu’ici pas eu de règles pour trouver des définitions et, comme nous ne pouvons poser ces règles sans une définition de l’Entendement et de sa puissance, il suit de là que, ou bien la définition de l’Entendement doit être claire par elle-même ou que nous ne pouvons rien connaître clairement. Or cette définition n’est pas par, ou en elle-même, parfaitement claire. Puisque cependant, pour que nous puissions percevoir clairement et distinctement les propriétés de l’Entendement, il faut que la nature nous en soit connue (comme de tout ce dont nous avons une véritable connaissance), la définition de l’entendement s’éclaircira d’elle-même si nous considérons avec attention les propriétés à lui appartenant dont nous avons une idée claire et distincte. Nous énumérerons donc les Propriétés de l’Entendement et nous les examinerons soigneusement et nous commencerons à traiter de nos instruments natifs.

(62) Les propriétés de l’entendement que j’ai principalement remarquées et que je connais sont les suivantes :

(63) I. Il enveloppe en lui la certitude, c’est-à-dire il sait que les choses sont formellement comme elles sont contenues en lui objectivement.

(64) II. Il perçoit certaines choses, autrement dit, il forme certaines idées absolument, en forme d’autres idées. Ainsi il forme l’idée de quantité absolument, sans avoir égard à d’autres, mais il ne forme pas les idées de mouvement sans avoir égard à l’idée de quantité.

(65) III. Les idées qu’il forme absolument expriment une infinité ; quant aux idées déterminées, il les forme d’autres idées. Ainsi pour l’idée[N 30] de quantité : quand il la perçoit par sa cause, alors il détermine une quantité, comme, comme par exemple, quand il conçoit que du mouvement d’une surface naît un corps, du mouvement d’une ligne une surface, de celui d’un point une ligne ; toutes ces perceptions ne servent pas à rendre plus claire l’idée de quantité mais seulement à déterminer une quantité. Cela se reconnaît à ce que nous concevons ces choses comme si elles naissaient du mouvement, alors que cependant nous ne percevons pas le mouvement avant d’avoir perçu la quantité et que nous pouvons aussi prolonger à l’infini le mouvement qui engendre la ligne, ce qui nous serait impossible si nous n’avions pas l’idée de la quantité infinie.

(66) IV. Il forme des idées positives avant d’en former de négatives.

(67) V. Il perçoit les choses non tant dans la durée que sous une certaine forme d’éternité et d’infinité numérique, ou plutôt il n’a égard, pour percevoir les choses, ni au nombre ni à la durée. C’est quand il se représente les choses par l’imagination qu’il les perçoit sous la forme d’un nombre déterminé, d’une durée et d’une quantité déterminées.

(68) VI. Les idées que nous formons claires et distinctes semblent découler de la seule nécessité de notre nature, de telle façon qu’elles paraissent dépendre absolument de notre puissance seule ; c’est le contraire pour les idées confuses ; car celles-là se forment souvent en dépit de nous.

(69) VII. L’esprit peut déterminer de beaucoup de manières les idées des choses que l’entendement forme d’autres idées ; c’est ainsi que, pour déterminer, par exemple, une surface elliptique, il se représente une pointe appliquée contre une corde et se mouvant autour de deux points fixes, ou conçoit des points infinis en nombre qui soutiennent un certain rapport constant avec une ligne droite, ou encore un cône coupé par un plan oblique dont l’angle d’inclinaison soit plus grand que l’angle au sommet du cône, ou procède encore d’une infinité d’autres manières.

(70) VIII. Les idées sont d’autant plus parfaites qu’il y a plus de perfection dans l’objet qu’elles expriment : nous n’admirons pas autant l’artiste qui a conçu l’idée d’une pagode que celui qui a conçu l’idée d’un temple magnifique.

(71) Je ne m’arrête pas ici aux autres modes qui appartiennent encore à la pensée, comme l’amour, la joie, etc., car ils ne font rien à notre présent dessein et ne peuvent être conçus qu’on n’ait d’abord perçu l’entendement. Qu’on supprime en effet complètement la perception ils sont tous supprimés.

Les idées fausses et forgées n’ont rien de positif (comme je l’ai suffisamment montré) par quoi elles méritent la dénomination de fausses et de forgées ; mais c’est seulement un manque de connaissance qui les rend telles qu’on les considère. Donc les idées fausses et forgées ne peuvent, comme telles, rien nous apprendre de l’essence de la pensée ; cette connaissance doit être acquise des propriétés positives ci-dessus passées en revue ; c’est-à-dire qu’on doit maintenant établir quelque chose de commun d’où ces propriétés découlent nécessairement, c’est-à-dire tel que, l’existence en étant posée, elles suivent nécessairement, et, l’existence en étant levée, elles soient toutes levées.

(La suite manque.)
  1. Ce point eût pu être traité avec plus de développement et plus distinctement par la considération séparée de plusieurs cas : richesse poursuivie pour elle-même, en vue de l’honneur, du plaisir, de la santé, et du progrès des sciences et des arts ; ces considérations trouveront leur place ailleurs, n’y ayant pas de raison ici pour traiter ce point si soigneusement.
  2. Nous aurons à établir ce point plus soigneusement.
  3. Cela est expliqué plus amplement en son temps.
  4. On observera que je ne me suis soucié ici que d’énumérer les sciences nécessaires à notre objet et n’ai pas égard à leur enchaînement.
  5. Il y a dans les sciences une fin unique vers laquelle il faut toutes les diriger.
  6. En pareil cas nous ne connaissons rien de la cause hormis ce que nous considérons dans l’effet ; cela se voit assez à ce qu’on ne peut alors en parler que dans les termes les plus généraux : Il y a donc quelque chose ; il y a donc un pouvoir, etc., ou même en termes négatifs : Ce n’est donc pas ceci ou cela, etc. Dans le second cas, il est attribué à la cause en sus de l’effet quelque chose qui est conçu clairement, comme on le verra par l’exemple donné ; mais on ne dépasse pas ainsi les propriétés, on n’atteint pas l’essence particulière de la chose.
    * Au mot propter qui se trouve ici dans le texte je substitue, selon l’exemple de Stern le mot præter ; la même observation s’applique quelques lignes plus bas ; cf. les notes de la page suivante et voir la note explicative.
  7. On peut voir clairement par cet exemple ce que je viens de noter : par cette union nous n’entendons rien si ce n’est la sensation elle-même, duquel effet nous concluons une cause au sujet de laquelle nous n’avons aucune connaissance.
  8. Une telle conclusion, bien que certaine, ne donne cependant pas une sécurité assez grande à moins qu’on ne soit au plus haut point sur ses gardes. À moins d’y veiller avec le plus grand soin, on tombera aussitôt dans l’erreur : quand on conçoit les choses de cette façon abstraite et non pas leur véritable essence l’imagination vient en effet aussitôt produire des confusions. Car les hommes se représentent par l’imagination ce qui est un, comme multiple : aux qualités conçues abstraitement, séparément, confusément, ils donnent des noms qu’ils emploient pour désigner d’autres choses plus familières ; par où il arrive qu’il imaginent les unes de la même façon que les autres auxquelles ils ont d’abord appliqué ces noms.
  9. Je parlerai ici un peu plus amplement de l’expérience ; et j’examinerai la méthode des Empiriques et des nouveaux Philosophes.
  10. Par puissance native j’entends ce qui n’est pas causé en nous par des causes extérieures ; cela sera expliqué plus tard dans ma Philosophie.
    * Le texte de van Vloten et Land, qui reproduit celui des Opera Posthuma, est ici manifestement fautif ; la négation manque.
  11. Il est fait ici simple mention de ces œuvres ; dans ma Philosophie j’expliquerai en quoi elles consistent.
  12. Observons que nous n’avons pas seulement à tâche en cet endroit de montrer ce que je viens de dire, mais encore de faire voir que nous avons suivi la voie droite jusqu’ici et en même temps beaucoup d’autres choses très nécessaires à savoir.
  13. On observera que nous ne cherchons pas ici comment la première essence objective nous est donnée de naissance ; cette question a sa place dans l’étude de la nature où cela sera plus abondamment expliqué, et où l’on fera voir en même temps qu’en dehors de l’idée il n’y a ni affirmation ni négation ni aucune volonté.
  14. En quoi cette recherche consiste dans l’âme, ma Philosophie l’expliquera.
  15. Avoir commerce avec d’autres choses, c’est être produit par d’autres choses ou en produire.
  16. De même que nous ne doutons pas de la vérité que nous possédons.
  17. Voir plus bas nos remarques au sujet des hypothèses qui sont clairement connues de nous ; où il y a fiction c’est quand nous disons que certaines choses comme telles existent dans les corps célestes.
  18. Comme la vérité, dont il s’agit ici, pourvu qu’on l’entende, se fait connaître elle-même, un exemple suffit sans autre démonstration. De même pour la proposition contradictoire, dont la fausseté apparaît sitôt qu’on l’examine, comme on le verra bientôt quand nous parlerons de la fiction relative à l’essence.
  19. On observera que si beaucoup de gens déclarent douter de l’existence de Dieu, ou bien ils n’en possèdent que le nom ou bien ils forgent une fiction qu’ils appellent Dieu ; ce qui ne s’accorde pas avec la nature de Dieu comme nous le montrerons en son lieu.
  20. Je montrerai bientôt que nulle fiction ne peut avoir trait aux vérités éternelles. Par vérité éternelle j’entends une proposition qui, si elle est affirmative, ne puisse jamais être négative. Ainsi c’est une vérité première et éternelle que Dieu est, ce n’est pas une vérité éternelle qu’Adam pense. La Chimère n’est pas est une vérité éternelle, mais non Adam ne pense pas.
  21. Plus loin, quand nous parlerons de la fiction relative aux essences, il apparaîtra clairement que jamais une fiction ne crée ni n’offre à l’esprit rien de nouveau ; que seuls les souvenirs qui sont dans le cerveau ou dans l’imagination sont rappelés et que l’esprit est attentif à tous à la fois confusément. On se rappelle par exemple une parole prononcée et un arbre ; et l’esprit s’attachant à ces souvenirs indistinctement admet un arbre qui parle. Il faut l’entendre ainsi de l’existence, surtout, comme nous l’avons dit, quand elle est conçue sous la forme générale de l’être, parce qu’alors elle s’applique facilement à tous les souvenirs qui peuvent se présenter à l’esprit. Ce qui mérite fort d’être observé.
  22. Cela doit s’entendre aussi des hypothèses que l’on fait pour expliquer certains mouvements célestes ou tirer une conclusion sur la nature du ciel qui peut cependant être différente, d’autant que pour expliquer ces mouvements l’on peut concevoir beaucoup d’autres causes.
  23. Il arrive souvent qu’un homme rappelle à son souvenir ce mot âme et forme en même temps quelque image corporelle. Comme ces deux choses se représentent simultanément, il croit facilement qu’il imagine et forge une âme corporelle, car il ne distingue pas le mot de la chose elle-même. Je demande ici que les lecteurs ne soient pas empressés à rejeter ce que je dis, et j’espère qu’ils ne le feront pas, pourvu qu’ils considèrent les exemples et aussi ce qui va suivre avec grande attention.
  24. J’ai l’air ici de tirer ma conclusion d’une expérience et l’on dira peut-être que je n’ai rien prouvé parce que la démonstration fait défaut ; si l’on y tient, la voici : Rien dans la nature ne peut se trouver en opposition avec ses lois, et tout arrive selon des lois de nature déterminées, de façon à produire selon des lois déterminées des effets déterminés dans un enchaînement inébranlable : il suit de là que l’âme, quand elle conçoit vraiment une chose doit en développer objectivement les effets. Voir plus bas le passage relatif à l’idée fausse.
  25. On observera qu’une fiction considérée en elle-même ne diffère pas beaucoup d’un songe, sauf que dans les songes font défaut ces causes qui, par le moyen des sens, s’offrent à l’homme éveillé et d’où ressort pour lui que les images lui apparaissant ne proviennent pas à ce moment même de choses occupant un lieu hors de lui. Pour l’erreur, ainsi qu’il apparaîtra bientôt, elle consiste à rêver éveillé. On l’appelle délire quand elle est très manifeste.
  26. Ce ne sont point là des attributs de Dieu qui manifestent son essence, comme je le montrerai dans la Philosophie.
  27. Cela a déjà été démontré ci-dessus. Si en effet un tel être n’existait pas, il ne pourrait jamais être produit ; et ainsi l’esprit pourrait connaitre plus que la Nature ne peut fournir, ce qui a déjà été reconnu faux ci-dessus.
  28. ✶✶C’est-à-dire le sens sait souvent qu’il a été trompé ; mais il le sait confusément, car il ne sait pas comment les sens trompent.
    ** Cette note est dans la traduction hollandaise, jointe au texte qui se lirait ainsi : mais le doute prend naissance en pensant à l’illusion des sens, c’est-à-dire que le sens sait souvent, etc.
  29. J’ajoute au texte latin le mot Dei, de Dieu ; correction faite par la traduction hollandaise de 1677 et d’ailleurs nécessaire au sens, voir note explicative.
  30. Si la durée n’est pas déterminée, le souvenir gardé de la même chose est imparfait, comme chacun paraît l’avoir appris de la nature. Car souvent pour accroître la crédibilité d’un témoignage nous demandons où et quand s’est passé le fait rapporté. Et, bien que les idées aussi aient leur durée dans l’esprit, ayant accoutumé de déterminer la durée par la mesure d’un mouvement, opération qui se fait elle même à l’aide de l’imagination, nous n’observons jusqu’ici aucune mémoire appartenant à l’esprit pur.
  31. La Règle principale de cette partie est, comme il suit de la première, de passer en revue toutes les idées que nous trouvons en nous qui sont de l’entendement pur, afin de les distinguer de celles que nous formons par l’imagination. Distinction qui se tirera des propriétés tant de l’imagination que de la connaissance.
  32. Notons cette conséquence que nous ne pouvons rien connaître de la Nature sans rendre en même temps plus étendue notre connaissance de la première cause, c’est-à-dire de Dieu.
NOTES RELATIVES AU TRAITÉ DE LA RÉFORME DE L’ENTENDEMENT

§ 1. Le mot honneur (honor) est pris évidemment dans ce paragraphe au sens d’estime d’autrui, comme dans ce vers de Boileau :

N’allons point à l’honneur par de honteuses brigues

(Cf. Court Traité, II, chap. xii, § 1).

§ 2. La fin du paragraphe rappelle le mot connu d’Aristippe : ἐχω οὐκ ἔχομαι ; j’ai Laïs, mais Laïs ne m’a pas.

§ 3. a) L’idée que notre félicité dépend de la nature de l’objet que nous aimons a été exprimée dans le Court Traité (II, chap. xiv, § 4.)

b) Sur l’insuffisance de la connaissance abstraite d’une vérité morale pour réformer la conduite cf. Ethique, III, Prop. 2, Scolie et IV, Prop. 14.

§ 5. a) Pour l’intelligence de ce paragraphe le rapprocher du Court Traité (II, chap. iv, § 5 à 8 ; et I, chap. x). Voir aussi les notes explicatives concernant ces paragraphes, notes dans lesquelles sont indiqués les principaux textes de l’Ethique relatifs au bien et au mal.

b) La fin du paragraphe 5 montre clairement en quoi la fin visée par Spinoza diffère de celle des Stoïciens de laquelle on l’a rapprochée (voir en particulier un article de Dilthey dans Archiv für Geschichte der Philosophie (t. VII) ; il compare le début du Traité de la Réforme de l’Entendement à un passage de Marc-Aurèle et fait observer que pour les Stoïciens le souverain bien consistait dans la connaissance de notre union avec la nature entière et dans notre conformité à la loi de l’univers conçu comme un grand Etre). Sans vouloir méconnaître la parenté des deux doctrines, il est permis de faire observer que la science, telle que la conçoit Spinoza n’a rien d’une contemplation, elle est moderne, active, cartésienne (baconienne même en ce sens de tendance) ; elle transforme les choses, le corps, l’âme en les comprenant, les ajuste « au niveau de la raison » ; le sage ne s’absorbe pas dans le grand Tout, mais cherche bien plutôt à se l’assimiler.

§ 10 à 14. a) Voir le Court Traité (II, chap. i, et la note explicative s’y rapportant).

b) Stern dans sa traduction allemande fait la correction propter praeter dans la note de la page 231, mais il ne la fait qu’une fois ; il me parait logique de la faire deux fois.

Spinoza distingue deux façons de conclure une chose d’une autre chose ; premièrement quand de l’effet on prétend remonter il la cause — dans ce cas on ne sait rien de la cause hormis ce qui est considéré dans l’effet. Exemple : l’union de l’âme et du corps, de laquelle nous ne savons rien quand nous la concluons de la sensation, sinon qu’elle se manifeste par la sensation. En second lieu, quand on fait application à un cas particulier d’une règle générale ; en pareil cas, on sait de la cause quelque chose de plus que l’effet lui-même ; par exemple, appliquant à un acte particulier de vision (et conséquemment à son objet) ce qui est vrai de la vision en général, on affirme que le soleil, considéré comme cause de la représentation que nous en avons, est plus grand qu’il ne paraît.

Je pense donc que la première partie de la note correspond au premier exemple donné à la page suivante dans le texte — et la note 1 de cette page l’indique d’ailleurs clairement — et que la deuxième partie correspond au dernier exemple. J’ajoute que la note 2 de la page 232 me semble devoir être placée comme je l’indique, cette note étant destinée à montrer que, même dans le cas le plus favorable, le troisième mode de connaissance expose encore à l’erreur et à la confusion.

§ 15. Au sujet de la place donnée à la note 2 de la page 232 voir la note précédente.

§ 16. L’exemple de la règle de trois se retrouve dans le Court Traité (II, chap. i) et dans l’Ethique (II, Prop. 40, Scolie 2). Dans la Réforme de l’Entendement, il est présenté dune façon plus vivante que dans le Court Traité, moins concise que dans l’Ethique.

§ 22. La dernière phrase de ce paragraphe n’est pas très claire, du moins on ne voit pas bien comment elle se rattache à ce qui précède. Il me semble que Spinoza veut dire : non seulement le ouï-dire ne donne pas de certitude légitime, mais la croyance de fait qui se fonde en apparence sur le simple ouï-dire repose toujours en réalité sur une autre croyance ayant pour origine une véritable perception de l’entendement. On ne croit pas une chose uniquement parce qu’on l’a entendu dire ; on la croit parce qu’il paraît à quelque degré raisonnable de la croire.

L’impression que peuvent produire sur nos organes les paroles d’autrui, la répétition même, purement machinale, de ces paroles n’engendrent pas de croyance.

§ 23. a) Par les mots jamais définitive j’essaie de rendre sine fine ; l’expérience vague n’est jamais concluante.

b) Nous ne pouvons avoir de connaissance ou d’idée claire des accidents que si les essences nous sont connues au préalable. Cela me parait dirigé contre Bacon qui voulait suivre la marche inverse ; partir de la connaissance des accidents pour parvenir jusqu’aux formes ; sans que d’ailleurs je prétende assimiler les formes de Bacon aux essences de Spinoza. Il suit de ce passage, on l’observera, que les accidents ne sont pas sans rapport avec les essences ; nous aurons besoin plus tard de nous le rappeler pour interpréter correctement une phrase qui se trouve dans le paragraphe 57 (voir la note explicative).

c) La note de la page 235 montre que Spinoza se proposait de faire un examen critique de la méthode et de la philosophie de Bacon (cf. Lettre 2).

§ 27. La méthode enseignée par Spinoza est la plus opposée qu’il se puisse à la méthode expérimentale (voir note précédente) ; dans cette dernière l’esprit forme différentes hypothèses et cherche laquelle s’ajuste le mieux aux faits, laquelle résiste à l’épreuve de l’expérience dite cruciale. L’invention est ainsi tout à fait distincte de la preuve. Pour Spinoza l’invention, quand elle est ce qu’elle doit être, porte avec elle la marque de sa vérité. Il ne s’agit pas de faire des hypothèses, mais de penser droitement ou simplement de penser. La vraie méthode consiste à produire des idées vraies par une activité spontanée de l’esprit (cf. § 29). Toutefois, cette génération du vrai par la pensée exige certaines précautions, et c’est pourquoi le mot de méthode s’appliquant à ce qui fait l’objet de la suite du Traité n’a pas exactement le sens que Spinoza vient de lui donner. Il désigne la connaissance qu’il nous faut prendre de la nature de l’idée vraie, la distinction de l’idée vraie, conçue par l’entendement, d’avec les autres idées à la production desquelles prend part l’imagination, la recherche enfin de certaines règles à observer, d’un ordre à suivre pour épargner à l’esprit toute démarche inutile (cf. § 32). Le passage du premier sens du mot méthode au second est bien marqué dans le paragraphe 27 par ces mots : La méthode, pour y revenir (Rursus methodus). Les paragraphes 29 et 30 expliquent la nécessité de cette recherche préliminaire (méthode au second sens) pour pouvoir suivre plus tard la voie qui conduit à la connaissance (méthode au premier sens), et Spinoza y répond aux objections possibles : Il me faut étudier la connaissance en elle-même et traiter d’abord de ce qu’elle doit être, primo parce que les hommes pour diverses raisons sont généralement dans l’erreur, c’est-à-dire sont empêchés de penser ou ne pensent pas assez, secundo parce que je leur donne ainsi un moyen de s’assurer que ce que je leur dirai plus tard est vrai encore que très différent de ce qu’ils ont accoutumé de croire.

§ 29 et 30. Voir la note précédente.

§ 34. a) La note 1 de la page 246 doit être rapprochée de la note 2 de la page 249. Spinoza y a en vue des hypothèses comme celle qu’il expose lui-même, d’après Descartes, dans la troisième partie (inachevée) des Principes de lu Philosophie de Descartes, hypothèses devant permettre d’expliquer la formation de l’univers selon les principes de la mécanique. Ces hypothèses ne sont pas des fictions aussi longtemps que nous ne perdons pas de vue leur véritable caractère : c’est un mode de représentation que nous adoptons pour sa simplicité, sa commodité. Spinoza toutefois ne les aime guère (voir la note explicative concernant la troisième partie des Principes de la Philosophie de Descartes).

b) Sur l’impossible, le nécessaire et le possible, cf. Court Traité (I, chap. i, note 3, et voir aussi la note explicative relative à ce passage). Pour la définition du possible, voir Pensées Métaphysiques (I, 3), et Ethique (IV, déf. 3). Telle qu’elle est formulée ici, cette définition nous surprend d’abord parce que nous avons dans l’esprit l’idée du réel, c’est-à-dire d’un objet dont l’existence est donnée expérimentalement ; ce prétendu réel n’est-il donc qu’un possible pour Spinoza ? Oui, assurément ; aussi longtemps que l’existence d’une chose, n’est pas scientifiquement expliquée elle reste problématique : puisqu’elle dépend de conditions extérieures, elle n’est pas telle de sa nature qu’il y ait contradiction à la nier ; il n’y aurait contradiction que si, les conditions étant clairement connues, on posait ces conditions sans poser l’existence qu’elles déterminent.

§ 37. A mesure que la connaissance s’étend, le pouvoir de forger diminue ; il ne faut pas entendre par là que la pensée cesse d’être productive ; tout au contraire ; mais les choses qu’elle crée sont des vérités et non des fictions ; car, ainsi qu’il est dit au paragraphe 38, la connaissance, non la fiction, fait qu’on ne peut forger qu’un accord avec ce que l’on sait. C’est ainsi qu’un homme qui aurait de l’anatomie une connaissance achevée, s’il inventait un corps d’animal se conformerait spontanément aux lois de la nature ; il construirait non une chimère mais un animal vrai, encore que non observable peut-être (cf. § 41 et voir aussi la fin du Scolie de la proposition 17, partie II de l’Ethique, où Spinoza conçoit la possibilité d’une imagination affranchie dont les produits attesteraient non l’imperfection mais la perfection de l’esprit).

§ 38. Le principe posé à la fin de ce paragraphe sera rappelé au paragraphe 60. Voir la note explicative.

§ 39. Cf. Pensées Métaphysiques (I, 1).

§ 41. a) Rapprocher de ce passage la définition de l’idée adéquate dans l’Ethique (II, déf. 4). Pour bien entendre le mot concernant la forme de la pensée vraie qui est contenue dans cette pensée même sans relation à d’autres, on le rapprochera de la définition donnée précédemment de la connaissance intuitive et (le ce qui est dit au paragraphe 29, et dans l’Ethique (II, prop. 43), de l’idée vraie, laquelle fait connaître elle-même sa vérité : verum index sui. Une pensée n’est point vraie parce qu’elle est en accord avec une autre pensée ; du moins ce n’est pas par cet accord que nous en connaissons la vérité quand nous nous élevons au plus haut degré de connaissance, elle est vraie en elle-même et par elle-même, absolute (Cf. Ethique, II, prop. 34). Il appartient à la nature d’une pensée d’être vraie ; si elle ne l’est point, c’est dans la mesure précise où elle n’est pas une véritable pensée, où elle n’est pas entièrement formée par l’esprit. Il est certain d’ailleurs qu’une pensée vraie a sa place parmi d’autres, car elle n’aurait pu être formée si l’ordre juste (ordo debitus) n’avait pas été suivi ; et elle soutient des rapports nécessaires avec ces autres pensées de même qu’avec les objets. Une idée vraie s’accorde avec son objet (Ethique, I, Axiome 6), parce qu’elle est vraie ; elle n’est point vraie parce quelle s’accorde avec lui. Il est certain aussi qu’une pensée véritable est active, féconde, automatiquement, c’est-à-dire spontanément, librement, productrice d’idées vraies (cf. le paragraphe 46 et voir la note explicative).

b) Rapprocher de la théorie, donnée à la fin du paragraphe de l’idée inadéquate, ce qui en est dit dans le Court Traité (II, chap. xv, § 4), et dans l’Ethique (II, prop. 17, scolie et 35, avec le scolie). Rapprocher ce qui est dit de l’idée abstraite et de la confusion qu’elle produit du scolie 1 de la proposition 40 (partie II) de l’Ethique.

§ 43. La correction de la page 262 consistant dans l’addition au texte du mot Dei (de Dieu) est justifiée, on l’observera, par ce que dit Spinoza dans son Introduction aux Principes de la Philosophie de Descartes (voir p. 312, et voir aussi la Notice relative à cet ouvrage, p. 285).

§ 44. a) Au sujet de la mémoire, voir Ethique (II, prop. 18 avec le scolie).

Dans ce dernier passage, Spinoza sous ce nom de mémoire traite de l’association des idées en tant qu’elle se ramène à une habitude du corps ; dans la Réforme de l’Entendement, la mémoire n’est pas l’habitude, elle est plutôt ce que nous appelons la reconnaissance du souvenir, plus exactement l’idée que nous avons qu’une certaine sensation a été éprouvée à un instant déterminé, quelle que puisse être la cause du réveil de cette sensation. La mémoire est donc ici une forme de la connaissance, et par cela même n’est point passive mais active : si nous assignons à la sensation une durée ou. en langage plus moderne, à un souvenir, une place parmi d’autres, ce n’est point parce qu’il se réveille à la suite de tel autre en vertu d’une habitude du corps, c’est parce que nous apercevons une raison pour le situer comme nous faisons. Le réveil lui-même n’est pas toujours un effet de l’habitude brute, comme le montre ce fait qu’on se souvient plus aisément de choses qui ont entre elles quelque relation intelligible, que de choses qui se sont simplement succédé dans le temps. Ainsi la mémoire, au moins dans ce passage de la Réforme de l’Entendement, n’est pas une propriété du corps et ne s’expliquerait point par raisons mécaniques : c’est une propriété d’un esprit joint à un corps, ou plus exactement d’un esprit à la nature duquel il appartient (cf. § 15, vers la fin) d’être joint à un corps. Il est fort regrettable que Spinoza n’ait pas cru devoir développer davantage ses idées sur la mémoire. Il eût été conduit, il me semble, à une théorie des rapports de l’âme et du corps plus profondément moniste que celle qu’il expose dans l’Ethique, dans laquelle le dualisme subsiste sous une certaine forme (celle du parallélisme) : il eût, plus complètement qu’il ne l’a fait, concilié son mécanisme avec la doctrine, qu’il professe, de l’individualité du corps et l’idée de la vie, celle aussi du devenir, qui né sont point absentes de la philosophie, y seraient plus faciles à saisir. Je vais jusqu’à croire qu’il se fût rapproché du point de vue de M. Bergson dans Matière et Mémoire. Mais cette sorte de connaissance qu’est la mémoire est trop dépendante encore, trop peu spéculative pour satisfaire Spinoza. Au point de vue encore platonicien où il se place de préférence, il n’y a ni passé ni futur, l’entendement concevant toutes choses sous forme d’essences éternelles. Trop uniquement préoccupé de connaissance intemporelle, il se désintéresse donc de la mémoire et de l’imagination. Ce deviennent pour lui des propriétés du corps seulement ; comme telles il est possible de les concevoir clairement, c’est-à-dire mécaniquement et cela suffit pour établir (dans la cinquième partie de l’Ethique) la domination de l’entendement sur la nature.

b) Le sens appelé commun, sensus quem vacant communem correspond, autant que j’en puis juger, à ce qu’on désignait naguère par le mot de sensorium.

§ 46. La connaissance par la cause est la véritable science ; mais par cause il ne faut entendre ni une essence spécifique, comme fait Aristote, ni un concours de circonstances comme dans la science dite expérimentale. Dans un cas comme dans l’autre, le passage de la cause à l’effet (la déduction de l’effet) ne pourrait se faire par un mouvement spontané de la pensée, car la cause ne contiendrait pas réellement l’effet. La véritable déduction va de l’essence singulière aux propriétés et, j’ajoute, à l’existence, en priant le lecteur de vouloir bien lire la note concernant le paragraphe 57 ; elle est, elle doit devenir une libre production par l’esprit ; car on observera que pour Spinoza l’automatisme dont il parle ici est la liberté même, l’absence de toute détermination imposée du dehors.

§ 47. Les textes à rapprocher de la fin du paragraphe, où sont indiquées les erreurs qu’engendre la confusion de l’entendement avec l’imagination, sont avant tout la Lettre 12, dite lettre sur l’Infini, en second lieu, les passages où il est traité de l’indivisibilité de la substance étendue : Court Traité, I, chapitre ii, §§ 18-22 ; Ethique, I, proposition 13 avec le corollaire, proposition 15 scolie. Lettre 35. Voir aussi la note explicative se rapportant au passage visé du Court Traité.

§ 49. Ce passage est un de ceux où la pensée de Spinoza s’exprime le plus heureusement et le plus complètement.

Sa formule lui est évidemment inspirée par la confiance qu’il a dans l’idée claire ; l’ordre déductif ou géométrique, auquel il pense, est à ses yeux le seul véritable parce qu’il est le seul intelligible. Observons toutefois que, même si l’on croyait le réel inintelligible en son fond et qu’en conséquence l’on ne considérât point l’ordre déductif comme étant le seul et le plus vrai, la formule de Spinoza ne cesserait pas d’être applicable à la philosophie, pourvu qu’on n’admit pas dans l’esprit d’hétérogénéité radicale. A moins qu’il n’y ait deux façons de penser ou d’être conscient, qui non seulement soient irréductibles l’une à l’autre mais n’aient même pas une origine commune, la philosophie sera toujours une tentative faite par une pensée individuelle pour ranger dans un ordre conforme à elle-même la totalité de ses idées claires ou obscures et en prendre ainsi possession ; et toujours après ce travail fait, le jugeât-elle inachevé et inachevable, elle se considérera comme une expression plus approchée de la réalité totale.

§§ 50. Spinoza considère comme évident (voir plus loin, §§ 53 et 55. IV, et aussi la démonstration de la proposition 16, partie I, de l’Ethique), que de la définition dune chose quelconque, l’entendement peut déduire plusieurs propriétés appartenant nécessairement à cette chose et d’autant plus qu’il y a plus d’essence ou de perfection dans la chose définie. Ignore-t-il donc que dune définition donnée on ne peut tirer immédiatement que ce qu’on y a mis par avance et que. pour établir des propositions neuves, il est nécessaire dans les mathématiques de considérer conjointement (cf. § 53) plusieurs définitions. En aucune façon (voir, Lettre 83, la réponse faite à l’objection que lui adresse Tschirnhaus sur ce point) ; mais il faut distinguer entre les définitions ayant pour objet des êtres de raison comme les figures géométriques et les définitions des choses réelles : la multiplicité des unes comme des autres n’exclut évidemment pas la présence d’éléments communs (qu’il faut se garder de confondre avec des genres : voir Ethique, II, prop. 40) ; de plus, celle des secondes n’est pas une multiplicité irréductible à l’unité : l’idée adéquate d’une chose quelconque réellement existante enveloppe toutes les autres puisqu’elles sont toutes liées.

Tout le dogmatisme de Spinoza, par où il diffère tant de nous, consiste à croire que le réel peut être défini et l’on observera que ce dogmatisme se mêle d’agnosticisme. Le réel en soi ne peut être défini que par sa réalité même, c’est-à-dire son infinité : c’est une définition qui nous fait savoir qu’il est, non ce qu’il est : une définition dans laquelle l’existence est conçue abstraitement (cf. § 55, III) et qui ne fait pas connaître la nature de la chose définie : aussi n’en peut-on déduire que le principe de l’universelle nécessité non les choses qui sont nécessaires ; le cadre de la science est tracé mais il est vide. Seule la définition du réel par ses attributs (au sens spinoziste, peut fournir un point de départ à une tentative de déduction des choses concrètes ; or la définition par les attributs est, comme on sait, très incomplète, puisqu elle n’en fait connaître que deux (outre qu’elle est possible dans l’Ethique seulement après la démonstration des propositions 1 et 2 de la

partie II et repose sur des axiomes indépendants).

§§ 51 à 53. Rapprocher ce qui est dit de la définition dans le Court Trailé (I, chap. vii).

§ 55. Les mots eu égard à l’esprit, quoad mentem, me semblent devoir s’interpréter comme il suit : les deux premières conditions énoncées concernent plutôt la chose définie ; la troisième est relative à l’esprit qui définit ; il faut, en définissant la chose incréée, prendre garde à ne pas confondre ses propriétés (propria) avec ses véritables attributs par lesquels nous la connaissons en elle-même (cf. Court Traité, I, chap. i, note 4, et surtout chap. ii, §§ 28 et 29).

§ 57. La phrase : car l’existence de ces choses n’a aucune connexion avec leur essence, semble donner raison d’abord à Camerer qui, dans son livre Die Lehre Spinoza’s (Stuttgart, 1871), a soutenu qu’entre la détermination de l’être par les causes extérieures et la détermination par l’essence il y a hétérogénéité radicale ; si cependant l’existence n’a point de rapport avec l’essence il est clair que toute tentative pour substituer à une détermination imposée du dehors une détermination intérieure doit échouer. Sans entreprendre ici de traiter à fond ce grave problème, je ferai les deux observations suivantes :

1° L’existence d’une chose, en tant qu’on la considère comme dépendant d’un concours de circonstances n’ayant avec l’essence de ces choses aucun lien intelligible, ne peut nous être connue que par l’expérience ; autrement dit elle est conçue seulement comme possible (voir la note relative au paragraphe 34, b), n’est ni une vérité ni même une réalité. Pour qu’elle devînt une vérité, il faudrait qu’elle fût expliquée et cette explication elle-même n’est possible qu’en ayant égard à l’essence de la chose supposée existante ; car si cette essence considérée à part (per se absque aliis) ne fonde pas à elle seule l’existence (si elle pouvait le faire, chaque individu serait Dieu pleinement et non Deus quatemus), encore la fonde-t-elle au moins dans une certaine mesure et, l’on peut ajouter, dans une mesure d’autant plus grande qu’elle est plus parfaite. Je l’appelle ici qu’au paragraphe 23 Spinoza nous dit : la connaissance claire des accidents suppose celle des essences et qu’au paragraphe 22 il avait dit : nous ne pouvons connaître l’existence singulière d’une chose que si l’essence nous en est connue ;

2° L’essence d’une chose imparfaite enveloppe elle-même sa détermination par des causes extérieures ; il est de la nature d’une telle chose de ne pas exister par elle-même et d’être déterminée à être par d’autres choses, d’occuper ainsi une certaine place dans la suite infinie des modes comme son idée occupe une certaine place dans l’entendement divin (cf. Ethique, II, Prop. 9) ; c’est pourquoi dans la mesure où nous parvenons à connaître clairement la nécessité par laquelle nous sommes tels et tels, nous connaissons aussi notre véritable essence et y trouvons le principe de notre existence.

J’ai cité plus haut le livre de Camerer ; j’ajouterai que les auteurs français où l’on trouvera le plus de lumières sur ce point capital du spinozisme me semblent être MM. Delbos, le Problème moral dans la philosophie de Spinoza (p. 35 et suiv.), et Rivaud, les Notions d’essence et d’existence dans la philosophie de Spinoza.

§§ 58 et 59. Au sujet de ces paragraphes voir la Notice sur le Traité de la Réforme de l’Entendement (p. 211) ; pour ce qui concerne le rôle attribué à l’expérience dans la recherche scientifique voir en particulier Principes de la Philosophie de Descartes (partie II, Prop. 6. scolie) : opposant sa façon de réfuter les arguments de Zénon d’Elée à celle de Diogène, Spinoza, à la fin de scolie. indique assez nettement en quoi les sens et l’expérience contribuent à l’acquisition de la connaissance.

§ 60. Ce paragraphe contient un passage qui a été interprété fort diversement ; je dois en conséquence mettre le lecteur en mesure de se faire une opinion.

Spinoza commence par rappeler la régie posée à la fin du paragraphe 38 ; quand une pensée est fausse, la fausseté s’en découvre si Ion en déduit dans l’ordre juste ce qui doit s’en déduire : si elle est vraie, des idées vraies s’en déduiront sans interruption. Cela, poursuit-il, est requis pour notre objet : puis vient la phrase que j’ai cru devoir corriger en ajoutant au texte une négation : nequeunt.

Il ne me paraît guère possible, en effet, de s’en tenir à la leçon de l’édition Van Vloten et Land qui est celle des Opera posthuma (1677) : Spinoza continuerait ainsi : par aucun principe en effet nos pensés ne peuvent être délimitées (ou déterminées) ; nam ex nullo fundamento cogitationes nostræ terminari queunt.

M. Couchoud. à la vérité, dans son livre sur Spinoza, propose (p. 49) une interprétation de ce texte : « Car, un point de départ quelconque une fois posé, dit-il, l’entendement ne peut plus être arrêté ». Je partage assez l’opinion de M. Couchoud touchant le sens du mot fundamentum dans ce passage, mais je ne crois pas qu’on puisse traduire terminari comme il le fait et je conçois mal qu’après avoir rappelé le principe énoncé au paragraphe 38 Spinoza ait cru devoir ajouter : cela, dis-je, est requis pour notre objet, car d’aucun point de départ nos pensées ne peuvent être arrêtées.

Saisset, dans sa traduction, rendait ce passage comme il suit : « Cela, dis-je, est nécessaire à notre sujet, car nos pensées n’ont hors d’elles-mêmes aucun fondement sur lequel elles aient à s’appuyer. » (Je souligne les mots ajoutés par le traducteur ou traduits avec une liberté que je juge excessive.) L’intention est excellente ; il est certain que c’est dans la pensée et non hors d’elle qu’on doit chercher le fondement de la connaissance selon Spinoza, mais est-ce bien ce qu’il a voulu dire en ce passage ? Oui, en un sens, car ce principe est constamment présent à son esprit ; il inspire tout son Traité de la Réforme de l’Entendement et la règle même qu’il vient de rappeler en est évidemment une application assez immédiate, mais je ne crois pas que Spinoza ait voulu le formuler ici et le texte ne me semble pas justifier la traduction qu’en donne Saisset ; outre que le sens de la phrase suivante devient, si on l’accepte, très obscur.

Léopold, dont l’opuscule Ad Spinozae Opera Posthuma m’a fourni plusieurs indications précieuses, se fonde sur la traduction hollandaise de Glazemaker (parue peu de temps après les Opera Posthuma et faite, semble-t-il, d’après le manuscrit même de Spinoza) pour lire : nam ex nullo alio fundamento cogitationes nostrae terminari queunt ; le texte hollandais est en effet : want onze denkingen konnen uit geen andre grondvest bepaalt wordeu. La traduction française serait donc : car par aucun autre principe nos pensées ne peuvent être déterminées (ou délimitées). C’est la même interprétation que donne Auerbach dans sa traduction allemande généralement exacte : « denn von keiner (andern) Grundlage können unsere Gedanken bestimmt werden. » Je ne sais, Auerbach ne le disant pas, s’il a eu recours à la traduction hollandaise ou si la seule étude du texte latin lui a fait juger nécessaire l’addition du mot andern.

Ni Auerbach ni Léopold ne me paraissent tenir compte autant qu’il l’aurait fallu de ce qui suit, et c’est pourquoi en dépit de l’autorité que je reconnais à la traduction de Glazuneker. je ne crois pas devoir accepter la correction alio.

Que signifie en effet cette suite de phrases ; cela, dis-je, est requis pour notre objet ; car par aucun autre principe nos pensées ne peuvent être délimitées (ou déterminées). Si donc (igitur) nous voulons porter notre enquête sur la chose la première de toutes, il est nécessaire qu’il y ait quelque principe (aliquod fundamentum) qui dirige nos pensées de ce côté.

Le mot fundamentum dans la première phrase ne peut désigner que le principe posé au paragraphe 38, et que Spinoza vient rappeler. Comment peut-il dire aussitôt après : il est nécessaire qu’il y ait quelque principe qui dirige nos pensées vers la chose la première de toutes ? Il a évidemment en vue dans cette dernière phrase un principe nouveau et tout différent ; il l’explique d’ailleurs dans les lignes qui suivent : le fundamentum qui doit diriger nos pensées d’un certain côté c’est la connaissance, déjà acquise, de la forme de la vérité, c’est aussi la connaissance, qu’il se propose d’acquérir de l’entendement, de ses propriétés et de ses forces. Il faudrait donc admettre, ce qui ne me parait guère possible, que Spinoza a employé à deux lignes de distance le même mot fundamentum pour désigner deux choses différentes.

Même si l’on voulait accepter cette hypothèse en alléguant que pareille inadvertance est concevable dans un ouvrage resté inachevé et qu’il y a d’autres passages du traité où l’expression de la pensée n’est pas irréprochable, toute difficulté ne serait pas levée : il resterait à expliquer le mot igitur. Est-ce parce qu’il n’y a pas d’autre principe déterminant (ou délimitant) nos pensées que celui du paragraphe 38, qu’il est nécessaire d’en avoir un d’autre sorte pour les diriger d’un certain côté ? On le croira difficilement ; Le mot igitur se rattacherait donc non à ce qui précède immédiatement, mais à ce qui est dit en premier lieu : Si une pensée est fausse les conséquences qu’on en déduira légitimement en montreront la fausseté ; si elle est vraie on en déduira sans interruption des idées vraies ; donc pour entreprendre une recherche quelconque et, en particulier, pour en instituer une ayant pour objet la chose la première de toutes, une première connaissance (fundamentum) est nécessaire, qui dirige nos pensées de ce côté.

J’accepte pour ma part cette interprétation, mais elle me parait s’accorder mieux avec la correction que je propose (après d’autres) qu’avec celle de Léopold tirée de la traduction hollandaise. Les mots placés avant donc seraient comme je les comprends une addition très acceptable : cela (c’est-à-dire le rappel de la règle posée au paragraphe 38) est requis, dis-je, pour notre objet, car (d’après cette règle) nos pensées ne peuvent sans une première connaissance être déterminées. Donc, etc.

Je fais observer que le mot terminare, que je traduis ainsi par déterminer au sens positif de produire, a bien ce sens dans d’autres passages, par exemple dans les Cogitata Metaphysica (II, 7) : ex perfectione Dei etiam sequitur ejus ideas non terminari, sicuti nostrae, ab objectis extra Deum positis. Il suit de la perfection de Dieu que ses pensées ne sont pas déterminées comme les nôtres par des objets placés hors de lui. Dans d’autres passages, à la vérité, comme dans le traité de la Réforme de l’Entendement (§ 38), terminare signifie déterminer au sens négatif de délimiter : Aliquis forte putabit quod fictio fictionem terminat sed non intellectio. Quelqu’un croira peut-être que c’est la fiction, non la connaissance, qui délimite la fiction.

En ce qui concerne maintenant l’addition au texte d’une négation nequeunt pour queunt, ce n’est pas une très grande hardiesse ; surtout dans les phrases où se trouve déjà un mol négatif comme ici (ex nullo fundamento) il y a dans le texte des Opera Posthuma plusieurs exemples d’omission dune négation exigée par le sens. Même dans des phrases ne contenant aucun mot négatif, il arrive qu’une négation cependant indispensable au sens, fasse défaut : par exemple dans la note 1 de la page 236.

§ 61. Au sujet de ce paragraphe, voir la Notice (p. 212).

§ 64 et 65. L’idée de quantité ne se tire point par abstraction et généralisation de la considération de quantités déterminées, mais au contraire, pour concevoir une quantité déterminée, il faut que notre entendement ait le pouvoir de former de lui-même, absolute, l’idée de quantité. C’est la thèse que soutient au sujet de l’idée de grandeur M. Couturat, dans son livre sur l’Infini Mathématique (p. 369). Il en fait, précisément comme Spinoza, « une notion primitive et irréductible ».

  1. Les autres écrits contenus dans cette édition sont l’Ethique, l’Abrégé de grammaire hébraïque, le Traité politique (inachevé) et un choix de lettres. Le livre ne portait ni le nom de l’auteur ni celui de l’éditeur. La publication en 1677 des ouvrages inédits de Spinoza était une entreprise présentant quelque danger et exigeant certaines précautions.
  2. Voir p. 2, note.
  3. L’original de cette lettre, la sixième de la collection, qui contenait les observations de Spinoza sur le livre de Boyle De Nitro, fluiditate et Firmitate, se trouve aujourd’hui à Londres aux archives de la Société Royale (dont Oldenburg fut le secrétaire). Elle n’est pas datée, mais, à l’aide de certains rapprochements, on peut la situer en décembre 1661 ou janvier 1662. Voir Meinsma, Ouvrage cité, p. 179.
  4. Il me parait vraisemblable que l’ouvrage a été remanié ; peut-être le dessein primitif de Spinoza n’était-il pas d’y mettre tout ce que, plus tard, il a voulu y faire entrer concernant la méthode à suivre dans la recherche de la vérité.
  5. Sur ce point voir Ellbogen, Der Tractatus de intellectus emendatione.
  6. D’après Meinsma (Ouvrage cité p. 155) l’idée d’écrire un opuscule sur la réforme de l’entendement a pu venir à Spinoza, tandis qu’il assistait son maître van den Enden dans sa tâche de professeur. Plus tard d’ailleurs, à Rijnsburg même, où il a passé les années 1660 à 1663, il a eu à tout le moins un élève, un certain Casearius, dont il est fait mention dans les lettres 8 et 9 et dont nous aurons à dire quelques mots dans la Notice sur les Principes de la Philosophie de Descartes. Mais nul lecteur attentif du Traité de la Réforme de l’Entendement ne croira devoir expliquer par des rencontres accidentelles la composition de cet ouvrage. Il a sa place nécessaire dans les travaux de Spinoza : ce n’est d’ailleurs pas, encore qu’il y soit fait mention de la pédagogie, l’écrit d’un pédagogue cherchant le moyen d’enseigner le vrai ou d’ouvrir l’esprit d’un élève ; c’est celui d’un philosophe méditant profondément sur la nature du vrai et la méthode à suivre pour ne s’en point écarter dans ses propres recherches. L’événement qui a compté dans sa vie et qu’il peut être utile de rappeler à propos de la Réforme de l’Entendement, c’est la lecture de Descartes et sans doute aussi de Bacon qui parait visé dans plusieurs passages.
  7. Il est difficile de lire sans émotion, à ce que je crois du moins, le début de l’ouvrage ; la profondeur du sentiment, la sincérité de l’accent témoignent de l’âpreté des luttes traversées. Etranger à toute Eglise, seul en présence de l’Univers, mystérieux encore et sans doute hostile, plein de dangers, Spinoza veut se sauver par la réflexion pure, le bon usage de l’entendement. Cela est très grand. Combien différente la situation de Descartes au début des Méditations ! (Pour la comparaison des deux ouvrages, voir Kuno Fischer, Geschichte der neueren Philosophie,I, 2, p. 266).
  8. Dans le Court Traité les degrés de la connaissance étaient au nombre de trois, sans qu’il y eût fixité parfaite à cet égard ; dans l’Ethique ils seront définitivement ramenés à trois, le ouï-dire et l’expérience vague formant le premier conjointement. — Sur la comparaison à faire à cet égard entre les trois ouvrages, voir, en particulier, Trendelenburg Historische Beitrage zur Philosophie, Berlin, 1867.
  9. Spinoza dit : une vérité éternelle ; je supprime ici le mot éternelle pour mieux marquer l’opposition de l’essence et de l’existence (en tant qu’elle dépend d’un concours de circonstances), du vrai et de ce qui, selon les partisans de la science expérimentale, est le réel.
  10. Métaphysiquement les raisons ne sont pas les mêmes, car le rapport du possible à l’actuel est autre pour Spinoza qu’il n’est pour Descartes.
  11. On a beaucoup discuté sur la nature de ces choses à la fois éternelles et singulières, voir à ce sujet en particulier Rivaud Les notions d’essence et d’existence dans la philosophie de Spinoza, Paris 1906, page 49 et note 91. Il me parait que les essences mathématiques, à la fois singulières et universelles, peuvent à tout le moins donner une idée de ce que Spinoza entendait par là.
  12. Revue de Métaphysique et de Morale, vol. III, 1895, p. 378.
  13. La méthode expérimentale à laquelle pense l’auteur de cette phrase ne peut pas être, bien entendu, une méthode pour parvenir à la connaissance, mais une méthode pour déterminer les problèmes à résoudre.
  14. Sans que l’on puisse assigner d’une façon précise la date, de cette composition, nous savons par les éditeurs des Œuvres Posthumes, qu’elle est antérieure de peu d’années à la mort de Spinoza (1617).
  15. Nous savons cependant par la lettre 60 écrite à Tschirnhaus que les questions de méthode n’avaient pas cessé d’occuper son esprit.
  16. Albert Burgh était fils de Conrad Burgh qui fut trésorier général des Provinces Unies, et pour qui Spinoza paraît avoir eu beaucoup de considération. On a cru pendant quelque temps qu’Albert Burgh, pouvait être le disciple pour l’instruction duquel Spinoza composa les Principes de la Philosophie de Descartes. Van Vloten avait fait cette conjecture qui fut admise par bon nombre d’historiens et d’interprètes de Spinoza, entre autres Pollock : Spinoza his life and Philosophy (Londres, 1880, p. 24). Il est bien prouvé aujourd’hui que ce disciple n’était pas A. Burgh (né au plus tôt en 1651), mais il est certain que Spinoza l’avait connu adolescent ou tout jeune homme, et avait même fondé sur lui quelques espérances. S’étant converti au catholicisme au cours d’un voyage en Italie, il eut l’audace d’écrire à Spinoza une lettre fort déraisonnable et insolente où il l’exhortait à rétracter ses erreurs. Spinoza, à la prière de certains amis et sans doute par égard pour le père du jeune homme, lui répondit (Lettre 76 de l’édition van Vloten et Land). La réponse est particulièrement intéressante pour l’étude du caractère de Spinoza ; elle le montre capable d’un sentiment vif, irrité, presque violent. En présence d’un jeune exalté qui, dans son zèle impertinent, le somme de renoncer à ce qui est sa vie même, Spinoza ne peut se défendre d’un mouvement de sainte colère. Lui, qui était habituellement la bienveillance et la douceur mêmes dans ses relations avec les hommes, parle, au nom de la raison outragée, un langage dur et sévère.
  17. Nous savons par plusieurs témoignages que cette action abominable et qui laisse une souillure au nom de Guillaume d’Orange (ce sont les intrigues du parti orangiste et ultra-calviniste qui ont amené le soulèvement populaire et l’assassinat du grand pensionnaire) fit grande impression sur Spinoza. Il aurait voulu aussitôt après apposer sur les murs de La Haye un placard portant ces mots : ultimi barbarorum. Son propriétaire van der Spyck dut presque employer la violence pour l’en empêcher. Lors de son entrevue avec Leibnitz (novembre 1676) Spinoza rappela ce souvenir. (Voir Freudenthal : Lebensgeschichte, p. 201).
  18. Guillaume de Blyenbergh écrivit à Spinoza, sans être connu de lui, après la publication des Principes de la Philosophie de Descartes. Une correspondance s’engagea, donnant une haute idée de la patience de Spinoza. Elle cessa lorsqu’il eut acquis la certitude que son correspondant ne voulait pas user droitement de sa raison. Plus tard, Blyenbergh attaqua violemment Spinoza. (Voir Meinsma, ouvrage cité, p. 387.)
  19. La note 2 me paraît se rapporter au deuxième cas envisagé par Spinoza ; je la déplace en conséquence.
  20. A la leçon daretur, donnée par van Vloten et Land, je pense avec Léopold, qu’il faut préférer la leçon datur qui est celle des Opera Posthuma ; la traduction hollandaise de 1677, faite, à ce qu’il semble, d’après le manuscrit original, supprime entièrement les mots si datur, plus gênants qu’utiles ; le sens serait donc : l’essence objective de cette chose n’aurait, elle aussi, etc.
  21. Ed. Princ. : « nous ne pouvons forger »
  22. Suivant la leçon indiquée en note dans l’édition van Vloten et Land, je complète ici le texte par l’addition du mot alia.
  23. Suivant l’indication donnée par Léopold, d’après la traduction hollandaise de 1677, je place ici la note qui, dans l’édition van Vloten et Land, se rapporte au mot démonstrations, trois lignes plus haut.
  24. Je suis la leçon de l’édition princeps qui met l’indicatif distinguuntur.
  25. Cette dernière phrase depuis : beaucoup d’affirmations, etc., est probablement une note jointe au texte après coup ; dans la traduction hollandaise de 1677, elle ne figure qu’en note.
  26. Je déplace, conformément à l’indication donnée par Léopold, les mots et ratio postulat.
  27. Toute cette phrase qui forme la plus grande partie du paragraphe 59 parait être une note ajoutée après coup. Le mot ici, par lequel commence la phrase suivante, fait suite aux mots ce n’est cependant pas le lieu ici d’en traiter qui se trouvent dans le paragraphe 58 ; voir sur ce point Léopold, ouvrage cité.
  28. Je suis la leçon feliciter donnée en note par van Vloten et Land, le texte porte faciliter.
  29. J’ajoute à la phrase latine telle qu’elle se trouve dans l’édition van Vloten et Land une négation. Sur ce passage dont la traduction et l’interprétation sont assez embarrassantes, voir note explicative.
  30. Je suis la leçon donnée par van Vloten et Land dans le texte : je crois qu’il est possible de la justifier grammaticalement, en faisant de l’accusatif ideam un mot mis en apposition, et le sens me parait plus satisfaisant qu’en y substituant, comme on l’a voulu faire, le nominatif idea.