Traité de la musique/Livre 1/Chapitre 6

Œuvres complètes de Saint Augustin (éd. Raulx, 1864)
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CHAPITRE VI.
LES CHANTEURS DE THÉÂTRE IGNORENT LA MUSIQUE.

11. Le M. Cela ne suffit pas, et je ne puis me résoudre encore à passer à de plus amples développements. Nous avons reconnu que les histrions peuvent, sans posséder la science musicale, chatouiller agréablement les oreilles de la foule; il nous reste à établir qu’ils sont incapables d’avoir le goût de la musique et d’en connaitre les secrets. — L’É. Tu ne feras pas peu si tu établis ce point. — Le M. Rien n’est plus aisé, mais il faut redoubler d’attention. — L’É. Jamais, que je sache, je n’ai manqué d’attention, depuis le commencement de ces entretiens. Mais en ce moment tu piques encore plus ma curiosité. — Le M. Je t’en sais gré, quoique tu n’obliges après tout que toi-même. Réponds donc, s’il te plaît. Crois-tu que celui-là connaisse la valeur d’une pièce d’or qui, voulant la changer, s’imagine qu’elle vaut dix pièces d’argent? — L’É. Non, assurément. — Le M. Dis-moi maintenant ce qui a le plus de valeur à tes yeux, des idées propres à notre intelligence, ou des qualités que nous accorde le jugement irréfléchi des ignorants. — L’É. Nul doute qu’il ne faille mettre plus de prix à notre propre intelligence qu’à des qualités qui nous sont en quelque sorte étrangères. — Le M. Peux-tu nier que toute science appartienne à l’intelligence? — L’É. Comment le nier? — Le M. Par conséquent, c’est dans l’intelligence que réside la science musicale. — L’É. C’est la conséquence de la définition. — Le M. Eh bien ! les applaudissements de la foule et toutes ces récompenses qu’on décerne au théâtre, ne te semblent-ils pas dépendre du hasard et du goût de la foule? — L’É. À mon sens il n’y a rien déplus hasardeux, de plus incertain, de plus exposé aux caprices de la tyrannie populaire que toutes ces faveurs. — Le M. Les chanteurs vendraient-ils donc les accents de leur voix à un pareil prix, s’ils savaient la musique? — L’É. Celle conclusion fait une vive impression sur mon esprit, mais j’ai une objection. La comparaison du changeur d’or avec la comédienne ne semble pas tout à fait juste. Le comédien, en effet, après avoir conquis les applaudissements ou reçu de l’argent, ne perd pas pour cela la science, s’il en a, qui lui a servi à charmer le peuple. Plus riche, plus heureux grâce aux applaudissements de la foule, il rentre chez lui avec sa science intacte. Ce serait folie à lui de dédaigner ces faveurs; en ne les obtenant pas, il serait moins connu et moins riche ; en les gagnant, sa science n’en est pas amoindrie.

12. Le M. Vois donc si nous arriverons à notre but par un autre raisonnement. La fin que nous nous proposons en agissant, est sans doute supérieure à la chose même que nous faisons. — L’É. C’est un principe évident. — Le M. Ainsi donc celui qui chante ou qui apprend à chanter dans le seul but d’obtenir les applaudissements du public ou d’un homme quel qu’il soit, n’estime-t-il pas cette approbation plus haut que le chant lui-même? — L’É. Je ne puis dire le contraire, — Le M. Eh quoi ! celui qui juge mal d’une chose, te paraît-il la savoir? — L’É. Non, à moins qu’on ne l’ait corrompu de quelque manière. — Le M. Or, celui qui est intimement convaincu de l’infériorité d’une chose réellement supérieure n’en possède pas la science, personne n’en doute. — L’É. C’est incontestable. — Le M. Donc quand lu m’auras persuadé ou démontré qu’un histrion n’a pas acquis le talent qu’il peut avoir, ou n’en fait pas montre pour plaire au public, en vue de l’argent ou des applaudissements, alors je t’accorderai qu’on peut posséder la musique tout en étant histrion. Si au contraire, il est infiniment probable qu’il n’y a pas d’histrion qui ne se propose, comme la fin de sa profession, l’argent ou la célébrité, tu es forcé de reconnaître que les histrions ne savent pas la musique, ou que nous devons demander à la foule la gloire et autres biens éphémères, plutôt que de chercher en nous la science. —L’É. Après les propositions que je t’ai accordées plus haut, je me vois forcé de l’accorder encore celle-ci. Car je ne crois pas qu’on puisse rencontrer au théâtre un homme qui aime son art pour son art, et non pour les avantages qui y sont attachés ; c’est à peine si on le rencontrerait dans les écoles. Toutefois, si un pareil homme a jamais existé ou existe un jour, il faudrait plutôt estimer l’histrion, que ravaler le musicien. Développe-moi donc, si tu le veux bien, les principes de ce grand art que je ne puis plus maintenant regarder comme un art vulgaire.