Traité de l’équilibre des liqueurs/Chapitre VI

Traités de l’équilibre des liqueurs et de la pesanteur de la masse de l’air
Texte établi par Léon Brunschvicg et Pierre BoutrouxHachette (p. 181-186).
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Traité de l’équilibre des liqueurs
Chapitre VI.Des corps compressibles qui sont dans l’eau.


On voit, par tout ce que j’ay montré, de quelle sorte l’eau agit contre tous les corps qui y sont, en les pressant par tous les costez : d’où il est aisé à juger que, si un corps compressible y est enfoncé, elle doit le comprimer en dedans vers le centre ; et c’est aussi ce qu’elle fait, comme on va voir dans les exemples suivans.

Figure XIV. — Si un soufflet qui a le tuyau fort long, comme de vingt pieds, est dans l’eau, en sorte que le bout du fer sorte hors de l’eau, il sera difficile à ouvrir, si on a bouché les petits trous qui sont à l’une des aîles ; au lieu qu’on l’ouvriroit sans peine, s’il estoit en l’air, à cause que l’eau le comprime de tous costez par son poids : mais si on y employe toute la force qui y est necessaire, et qu’on l’ouvre ; si peu qu’on relâche de cette force, il se referme avec violence (au lieu qu’il se tiendroit tout ouvert, s’il estoit dans l’air), à cause du poids de la masse de l’eau qui le presse. Aussi plus il est avant dans l’eau, plus il est difficile à ouvrir, parce qu’il y a une plus grande hauteur d’eau à supporter.

Figure XVI. — C’est ainsi que si on met un tuyau dans l’ouverture d’un balon et qu’on lie le balon autour du bout du tuyau long de vingt pieds, en versant du vif argent dans le tuyau jusques à ce que le balon en soit plein, le tout estant mis dans une cuve pleine d’eau, en sorte que le bout du tuyau sorte hors de l’eau, on verra le vif argent monter du balon dans le tuyau, jusques à une certaine hauteur, à cause que le poids de l’eau pressant le balon de tous costez, le vif argent qu’il contient estant pressé également en tous ses points, hormis en ceux qui sont à l’entrée du tuyau (car l’eau n’y a point d’acces, le tuyau qui sort de l’eau l’empeschant), il est poussé des lieux où il est pressé vers celuy où il ne l’est pas ; et ainsi il monte dans le tuyau jusques à une hauteur à laquelle il pese autant que l’eau qui est au dehors du tuyau.

En quoy il arrive la mesme chose que si on pressoit le balon entre les mains ; car on feroit sans difficulté remonter sa liqueur dans le tuyau, et il est visible que l’eau qui l’environne le presse de la mesme sorte.

Figure XVII. — C’est par la mesme raison que, si un homme met le bout d’un tuyau de verre, long de vingt pieds, sur sa cuisse, et qu’il se mette en cet estat dans cuve pleine d’eau[1], en sorte que le bout d’en haut du tuyau soit hors de l’eau, sa chair s’enflera à la partie qui est à l’ouverture du tuyau, et il s’y formera une grosse tumeur avec douleur, comme si sa chair y estoit succée et attirée par une vantouze, parce que le poids de l’eau comprimant son corps de tous costez, hormis en la partie qui est la bouche du tuyau qu’elle ne peut toucher, à cause que le tuyau où elle ne peut entrer empesche qu’elle n’y arrive ; la chair est poussée des lieux où il y a de la compression, au lieu où il n’y en a point ; et plus il y a de hauteur d’eau, plus cet enfleure est grosse ; et quand on oste l’eau, l’enfleure cesse ; et de mesme si on fait entrer l’eau dans le tuyau ; car le poids de l’eau affectant aussi bien cette partie que les autres, il n’y a pas plus d’enfleure en celle là qu’aux autres.

Cet effet est tout conforme au precedent ; car le vif argent en l’un, et la chair de cet homme en l’autre, estant pressés en toutes leurs parties excepté en celles qui sont à la bouche des tuyaux, ils sont poussez dans le tuyau autant que la force du poids de l’eau le peut faire.

Si l’on met au fond d’une cuve pleine d’eau un balon où l’air ne soit pas fort pressé, on verra qu’il sera comprimé sensiblement ; et à mesure qu’on ostera l’eau, il s’élargira peu à peu, parce que le poids de la masse de l’eau qui est au dessus de luy le comprime de tous costez vers le centre, jusqu’à ce que le ressort de cet air comprimé soit aussi fort que le poids de l’eau qui le presse.

Si l’on met au fond de la mesme cuve pleine d’eau un balon plein d’air pressé extremement, on n’y remarquera aucune compression : ce n’est pas que l’eau ne le presse ; car le contraire paroist dans l’autre balon, et dans celuy où estoit le vif argent, dans le soufflet et dans tous les autres exemples, mais c’est qu’elle n’a pas la force de le comprimer sensiblement, parce qu’il l’estoit déja beaucoup : de la mesme sorte que, quand un ressort est bien roide, comme celui d’une arbalestre, il ne peut estre plié sensiblement par une force mediocre, qui en comprimeroit un plus faible bien visiblement.

Et qu’on ne s’étonne pas de ce que le poids de l’eau ne comprime pas ce balon visiblement, et que neanmoins on le comprime d’une façon fort considerable, en appuyant seulement le doigt dessus, quoy qu’on le presse alors avec moins de force que l’eau. La raison de cette difference est que, quand le balon est dans l’eau, elle le presse de tous costez, au lieu que quand on le presse avec le doigt, il n’est pressé qu’en une partie seulement : or, quand on le presse avec le doigt en une partie seulement, on l’enfonce beaucoup et sans peine, d’autant que les parties voisines ne sont pas pressées, et qu’ainsi elles reçoivent facilement ce qui est osté de celle qui l’est ; de sorte que, comme la matiere qu’on chasse du seul endroit pressé, se distribuë à tout le reste, chacune en a peu à recevoir ; et ainsi il y a un enfoncement en cette partie, qui devient fort visible par la comparaison de toutes les parties qui l’environnent, et qui en sont exemptes.

Mais si on venoit à presser aussi bien toutes les autres parties comme celle là, chacune rendant ce qu’elle avoit receu de la premiere, elle reviendroit à son premier estat, parce qu’elles seroient pressées elles mesmes aussi bien qu’elle ; et comme il n’y auroit plus qu’une compression generale de toutes les parties vers le centre, on ne verroit plus de compression en aucun endroit particulier ; et l’on ne pourroit juger de cette compression generale, que par la comparaison de l’espace qu’il occupe à celuy qu’il occupoit ; et comme ils seroient très peu différents, il seroit impossible de le remarquer. D’où l’on voit combien il y a de difference entre presser une partie seulement, ou presser generalement toutes les parties.

Il en est de mesme d’un corps dont on presse toutes les parties, hors une seulement ; car il s’y fait une enfleure par le regorgement des autres, comme il a paru en l’exemple d’un homme dans l’eau, avec un tuyau sur sa cuisse. Aussi, si l’on presse le mesme balon entre les mains, quoy qu’on tâche de toucher chacune de ses parties, il y en aura toûjours quelqu’une qui s’échappera entre les doigts, où il se formera une grosse tumeur ; mais s’il estoit possible de le presser partout également, on ne le comprimeroit jamais sensiblement, quelque effort qu’on y employast, pourveu que l’air du balon fût déjà bien pressé de luy mesme ; et c’est ce qui arrive quand il est dans l’eau ; car elle le touche de tous costez.


  1. Boyle prend texte de ce passage pour critiquer les Expériences de Pascal : « One of them requires, that a Man should sit there with the End of a Tube leaning upon his Thigh. But he neither teaches us how a Man shall be enabled to continue under Water… » Hydr, parad., p. 5.