Traité de l’équilibre des liqueurs/Chapitre II

Traités de l’équilibre des liqueurs et de la pesanteur de la masse de l’air
Texte établi par Léon Brunschvicg et Pierre BoutrouxHachette (p. 162-170).
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Traité de l’équilibre des liqueurs


Chapitre II.Pourquoy les liqueurs pesent suivant leur hauteur.


On voit, par tous ces exemples, qu’un petit filet d’eau tient un grand poids en Equilibre : il reste à montrer quelle est la cause de cette multiplication de force ; nous l’allons faire par l’experience qui suit.


Figure VII.Nouvelle sorte de Machine pour multiplier les forces.


Si un Vaisseau plein d’eau, clos de toutes parts, a deux ouvertures, l’une centuple de l’autre : en mettant à chacune un Piston qui luy soit juste[1], un homme poussant le petit Piston égalera la force de cent hommes, qui pousseront celuy qui est cent fois plus large, et en surmontera quatre vingt dix neuf.

Et quelque proportion qu’ayent ces ouvertures, si les forces qu’on mettra sur les Pistons sont comme les ouvertures, elle seront en Equilibre. D’où il paroist qu’un Vaisseau plein d’eau est un nouveau principe de Mechanique, et une machine nouvelle pour multiplier les forces à tel degré qu’on voudra, puis qu’un homme par ce moyen pourra enlever tel fardeau qu’on luy proposera.

Et l’on doit admirer qu’il se rencontre en cette Machine nouvelle cet ordre constant qui se trouve en toutes les anciennes ; sçavoir : le levier, le tour, la vis sans fin, etc., qui est, que le chemin est augmenté en mesme proportion que la force[2]. Car il est visible que, comme une de ces ouvertures est centuple de l’autre, si l’homme qui pousse le petit Piston, l’enfonçoit d’un poulce, il ne repousseroit l’autre que de la centiéme partie seulement[3] ; car comme cette impulsion se fait à cause de la continuité de l’eau[4] ; qui communique de l’un des Pistons à l’autre, et qui fait que l’un ne peut se mouvoir sans pousser l’autre, il est visible que quand le petit Piston s’est meu d’un poulce, l’eau qu’il a poussée, poussant l’autre Piston, comme elle trouve son ouverture cent fois plus large, elle n’y occupe que la centiéme partie de la hauteur : de sorte que le chemin est au chemin, comme la force à la force. Ce que l’on peut prendre mesme pour la vraye cause de cet effet : estant clair que c’est la mesme chose de faire faire un poulce de chemin à cent livres d’eau, que de faire faire cent poulces de chemin à une livre d’eau ; et qu’ainsi, lors qu’une livre d’eau est tellement ajustée avec cent livres d’eau, que les cent livres ne puissent se remuer un poulce qu’elles ne fassent remuer la livre de cent poulces, il faut qu’elles demeurent en Equilibre, une livre ayant autant de force pour faire faire un poulce de chemin à cent livres, que cent livres pour faire faire cent poulces de chemin à une livre.

On peut encore ajoûter, pour plus grand éclaircissement, que l’eau est également pressée sous ces deux Pistons ; car si l’un a cent fois plus de poids que l’autre, aussi en revanche il touche cent fois plus de parties ; et ainsi chacune l’est également[5] ; donc toutes doivent estre en repos, parce qu’il n’y a pas plus de raison pourquoy l’une cede que l’autre : de sorte que si un Vaisseau plein d’eau n’a qu’une seule ouverture, large d’un poulce, par exemple, où l’on mette un Piston chargé d’un poids d’une livre, ce poids fait effort contre toutes les parties du Vaisseau generalement, à cause de la continuité et de la fluidité de l’eau[6] : mais pour determiner combien chaque partie souffre, en voicy la regle : Chaque partie large d’un poulce, comme l’ouverture, souffre autant que si elle estoit poussée par le poids d’une livre (sans compter le poids de l’eau dont je ne parle pas icy, car je ne parle que du poids du Piston), parce que le poids d’une livre presse le Piston qui est à l’ouverture, et chaque portion du Vaisseau plus ou moins grande, souffre precisément plus ou moins à proportion de sa grandeur, soit que cette portion soit vis à vis de l’ouverture ou à costé, loin ou prez ; car la continuité et la fluidité de l’eau rend toutes ces choses là égales et indifferentes : De sorte qu’il faut que la matiere dont le Vaisseau est fait, ait assez de resistance en toutes ses parties pour soûtenir tous ces efforts : si sa resistance est moindre en quelqu’une, elle creve ; Si elle est plus grande, il en fournit ce qui est necessaire, et le reste demeure inutile en cette occasion : tellement que si on fait une ouverture nouvelle à ce Vaisseau, il faudra, pour arrester l’eau qui en jalliroit, une force égale à la résistance que cette partie devoit avoir, c’est à dire une force qui soit à celle d’une livre, comme cette derniere ouverture est à la premiere.

Voicy encore une preuve qui ne pourra estre entenduë que par les seuls Geometres[7], et peut estre passée par les autres.

Je prends pour principe, que jamais un corps ne se meut par son poids, sans que son centre de gravité descende. D’où je prouve que les deux pistons figurez en la Figure VII. sont en Equilibre, en cette sorte ; car leur centre de gravité commun est au point qui divise la ligne, qui joint leurs centres de gravité particuliers, en la proportion[8] de leurs poids ; qu’ils se meuvent maintenant, s’il est possible : donc leurs chemins seront entre eux comme leurs poids réciproquement, comme nous avons fait voir : or, si on prend leur centre de gravité commun en cette seconde situation, on le trouvera precisément au mesme endroit que la premiere fois ; car il se trouvera toûjours au point qui divise la ligne, qui joint leurs centres de gravité particuliers, en la proportion de leurs poids ; donc, à cause du parallelisme des lignes de leurs chemins, il se trouvera en l’intersection des deux lignes qui joignent les centres de gravité dans les deux situations ; donc le centre de gravité commun sera au mesme point qu’auparavant : donc les deux Pistons, considerez comme un seul corps, se sont meus, sans que le centre de gravité commun soit descendu ; ce qui est contre le principe ; donc ils ne peuvent se mouvoir : donc ils seront en repos, c’est à dire en Equilibre ; ce qu’il falloit démontrer.

J’ay démontré par cette Methode, dans un petit Traitté de Mechanique, la raison de toutes les multiplications de forces qui se trouvent en tous les autres instrumens de Mechanique qu’on a jusques à present inventez. Car je fais voir en tous, que les poids inégaux qui se trouvent en Equilibre par l’avantage des Machines, sont tellement disposez par la construction des Machines, que leur centre de gravité commun ne sçauroit jamais descendre, quelque situation qu’ils prissent : D’où il s’ensuit qu’ils doivent demeurer en repos, c’est à dire en Equilibre.

Prenons donc pour tres veritable, qu’un Vaisseau plein d’eau, ayant des ouvertures, et des forces à ces ouvertures qui leur soient proportionnées, elles sont en Equilibre ; et c’est le fondement et la raison de l’Equilibre des Liqueurs, dont nous allons donner plusieurs exemples.

Cette Machine nouvelle de Mechanique fait entendre pourquoy les Liqueurs pesent suivant leur hauteur.

Cette Machine de Mechanique pour multiplier les forces, estant bien entenduë, fait voir la raison pour laquelle les Liqueurs pesent suivant leur hauteur, et non pas suivant leur largeur, dans tous les effets que nous en avons rapportez.

Car il est visible qu’en la Figure VI. l’eau d’un petit tuyau contrepese un Piston chargé de cent livres, parce que le Vaisseau du fond est luy mesme un Vaisseau plein d’eau, ayant deux ouvertures, à l’une desquelles est le Piston large, et à l’autre l’eau du tuyau, qui est proprement un Piston pesant de luy mesme, qui doit contrepeser l’autre, si leurs poids sont entr’eux comme leurs ouvertures.

Aussi en la Figure V. l’eau du tuyau menu est en Equilibre avec un poids de cent livres, parce que le Vaisseau du fond, qui est large, et peu haut, est un Vaisseau clos de toutes parts, plein d’eau, ayant deux ouvertures, l’une en bas, large, où est le Piston ; l’autre en haut, menuë, où est le petit tuyau, dont l’eau est proprement un Piston pesant de luy mesme, et contrepesant l’autre, à cause de la proportion des poids aux ouvertures ; car il n’importe pas si ces ouvertures sont vis à vis ou non, comme il a esté dit.

Où l’on voit que l’eau de ces tuyaux ne fait autre chose que ce que feroient des Pistons de cuivre également pesans ; puisqu’un Piston de cuivre pesant une once, seroit aussi bien en Equilibre avec le poids de cent livres, comme le petit filet d’eau pesant une once : de sorte que la cause de l’Equilibre d’un petit poids avec un plus grand, qui paroist en tous ces exemples, n’est pas en ce que ces corps qui pesent si peu, et qui en contrepesent de bien plus pesans, sont d’une matiere liquide ; car cela n’est pas commun à tous les exemples, puisque ceux où de petits Pistons de cuivre en contrepesent de si pesans, montrent la mesme chose ; mais en ce que la matiere qui s’étend dans le fond des Vaisseaux depuis une ouverture jusqu’à l’autre, est liquide ; car cela est commun à tous, et c’est la veritable cause de cette multiplication.

Aussi dans l’exemple de la figure V. si l’eau qui est dans le petit tuyau se glaçoit, et que celle qui est dans le Vaisseau large du fond demeurast liquide, il faudroit cent livres pour soutenir le poids de cette glace ; mais si l’eau qui est dans le fond se glace, soit que l’autre se gele ou demeure liquide, il ne faut qu’une once pour la contrepeser.

D’où il paroist bien clairement que c’est la liquidité du corps qui communique d’une des ouvertures à l’autre, qui cause cette multiplication de forces, par ce que le fondement en est, comme nous avons déjà dit, qu’un Vaisseau plein d’eau est une Machine de Mechanique pour multiplier les forces.

Passons aux autres effets, dont cette machine nous découvre la raison.


  1. M. Duhem (ibid., p. 605) a retrouvé le prototype de cet exemple dans l’ouvrage de Giovanni-Battista Benedetti (Diversarum speculationum liber, Turin, 1585), à cette différence près que « Benedetti a substitué » seulement « un piston à une colonne d’eau de même poids, d’abord dans le tuyau étroit, puis dans le large corps de pompe ; s’il eût fait cette substitution en même temps dans les deux tuyaux, il eût été le véritable inventeur de la presse hydraulique. L’incidente de Pascal : qui lui soit juste, est peut-être même un souvenir direct de Benedetti : dummodo illud corpus ita sit adæquatum concavitati fistulæ F quod non permittat transitum aliquem aquæ vel aeris inter convexum ipsius corporis, et devexum ipsius fistulæ (p. 288).
  2. Comme M. Duhem l’a fait remarquer, ce principe est implicitement appliqué par Galilée (Les Méchaniques, traduction de Mersenne, 1634, p. 57) ; il est explicitement dégagé par Descartes dans ses communications de 1637 à Constantin Huygens (Œuvres, t. I, p 443) et de 1638 à Mersenne (ibid. II, p. 223). L’expression de chemin est employée par Galilée ; Descartes écrit hauteur, vide infra, p. 164. La notion de force, que Mersenne entendait encore au sens métaphysique de la scolastique, est parfaitement élucidée par Descartes dans sa lettre à Mersenne du 15 novembre 1638. Œuvres, t. II, p. 432, apud Duhem les Origines de la Statique, t. I, p. 339 sqq.
  3. L’application du principe des vitesses virtuelles à l’équilibre d’un liquide contenu dans deux vases communicants, tel que Benedetti en avait défini la loi en 1585, avait été faite en 1612 par Galilée : Discorso intorno alle cose, che stanno in su l’acqua che in quella muovono (Revue générale des Sciences, 30 juillet 1905, p. 605).
  4. « C’est par l’étude des liquides, écrit M. Mach, que s’est formée pour la première fois l’idée d’un continuum physique mécanique ». La mécanique, trad. Bertrand, 1904, p. 101.
  5. « La preuve de cecy ne dépend que d’un seul principe, qui est le fondement general de toute la Statique, a sçavoir qu’il ne faut ny plus ny moins de force, pour lever un cors pesant à certaine hauteur, que pour en lever un autre moins pesant à une hauteur d’autant plus grande qu’il est moins pesant, ou pour en lever un plus pesant à une hauteur d’autant moindre. Comme par exemple que la force qui peut lever un poids de 100 livres à la hauteur de deux pieds, on peut aussi lever un poids de 100 livres à la hauteur de deux pieds, en peut aussy lever un de 200 livres à la hauteur d’un pied, ou un de 50 a la hauteur de 4 pieds. » Examen de la question, sçavoir si un corps pese plus ou moins, estant proche du centre de la terre qu’en estant esloigné. Descartes à Mersenne, du 13 juillet 1638. Éd. Adam et Tannery, t. II, p. 228. Cf. Lettre du 12 sept. 1638 : « La mesme quantité de cette force qui sert à lever ce poids à la hauteur d’un pied ne suffit pas eadem numero pour le lever à la hauteur de deux pieds, et il n’est pas plus clair que deux et deux font quatre, qu’il est clair qu’il y en faut employer le double » (ibid. p. 353). Voir Duhem, Les Origines de la Statique, t. I, p. 339, et Revue générale des sciences, p. 906, p. 607.
  6. M. Duhem a rapproché de ce passage le texte du Diversarum speculationum liber : « Sit exempli gratia, tota fistula, seu hirundo, per quam ascendit aqua F, mortarium vero sit AU quod tam altum sit ut F sed F angustior ipso AU. Nunc cum repleta fuerint hæc duo vasa, manifestum erit quod aqua ipsius F. sufficiens erit ad resistendum toti aquæ ipsius AU et aqua AU resistet aquæ F quamvis aqua AU majoris quantitatis sit et ponderis ipsa F. Hoc autem evenit ex eo quod aqua AU non impellit aquam F toto suo pondere, propterea quod pondus dividitur proportionaliter supra basim vasis » (p. 287–288).
  7. Les géomètres sont ceux qui ont lu les Opera Geometrica Evangelistæ Torricelli publiées à Florence, en 1644 ; dans le second des traités du Recueil, De Motu gravium naturaliter descendentium au livre premier, se trouvent les termes mêmes du principe dont Pascal part ici : « Præemittimus Duo gravia simul conjuncta ex se moveri non posse, nisi centram commune gravitatis ipsoram descendat » (p. 99). M. Duhem a écrit l’histoire du Principe de Torricelli dans le chapitre XV des Origines de la Statique (t. II, 1906, p. 1 suiv.).
  8. Bossut ajoute réciproque.