Psychologie d’Aristote. Traité de l'âme
Traduction par Jules Barthélemy-Saint-Hilaire.
Librairie philosophique Ladrange (p. Gt.-351).

TRAITÉ DE L’ÂME

TRADUIT
EN FRANÇAIS POUR LA PREMIÈRE FOIS
Et accompagné de Notes perpétuelles
ΡAR
BARTHÉLEMY-SAINT-HILAIRΕ
(Académies des Sciences morales et politiques)
ET PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE GRECQUE ET LATINE
Au collège royal de France.
PARIS
LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE DE LADRANGE
19, QUAI DES AUGUSTINS
MDCCC XLVI
Cette traduction du Traité de l’Ame a été faite deux fois, à huit ans de distance, d’abord sur l’édition générale de l’Académie de Berlin, et ensuite sur l’édition spéciale de M. Trendelenbourg (Iéna, 1833, in-8), la plus récente et la meilleure de toutes. La division des paragraphes a été empruntée à cette dernière édition.

J’ai eu constamment sous les yeux :

1° Les explications particulières qu’Alexandre d’Aphrodise, dans ses Questions, a données de quelques passages ; et son Traité de l’Ame qui reproduit en très grande partie l’ouvrage d’Aristote ;

2° La paraphrase de Thémistius ;

3° Les commentaires de Simplicius et ceux de Philopon ;

4° Ceux d’Averroès ;

5° Ceux d’Albert-le-Grand, de Saint Thomas, des Coïmbrois et du cardinal Tolet ;

6° L’édition spéciale de Pacius. La paraphrase française de Pierre de Marcassus ( Paris, 1641, in-12) n’a pu m’être d’aucune utilité : selon toute apparence, elle a été faite sur une version latine, et non sur l’original grec.

Qu’il me soit permis ici de remercier mon ami, M. Bétolaud, professeur au collège Charlemagne, du concours qu’il a bien voulu me prêter pour la révision des épreuves.

PRÉFACE.


Distinction de l’âme et du corps ; importance de cette question, — Psychologie d’Aristote. Ses erreurs et ses lacunes : 1° sur la nature et les facultés de l’âme ; 2° sur le fondement de la morale ; 3° sur l’immortalité ; 4° sur le principe de la méthode. — Supériorité de la psychologie platonicienne. — Mérites scientifiques du Traité de l’âme ; son influence. — La physiologie, malgré ce qu’en a cru Aristote, ne peut, en aucune manière, fonder la psychologie. État de la physiologie contemporaine. — Conclusion : devoir de la philosophie.


L’âme est-elle distincte du corps ? La force que nous sentons en nous, vouloir, penser et sentir, est-elle la même que cette autre force qui conserve et répare notre organisme ? L’intelligence et la nutrition sont-elles soumise à une seule et même puissance ? L’homme est-il composé de deux principes ? Obéit-il à un principe unique et l’âme se confond-elle avec le corps ?

Aujourd’hui, il est permis à peine de poser cette question. Elle fait sourire la philosophie qui l’a cent fois résolue ; elle indigne la religion, qui croit, avec raison, qu’un doute de cet ordre l’ébranlé et la ruine ; elle étonne le sens commun, qui ne se la fait pas, mais qui, lorsqu’on la lui pose, y répond, comme la religion et la philosophie, par une affirmation imperturbable : Oui, l’âme est distincte du corps. La discussion ne reste ouverte que pour ces physiologistes en petit nombre qui ne se sont point assez rendu compte des vraies limites de leur science, et qui, dans l’ardeur d’une étude encore nouvelle et indécise ne s’aperçoivent pas de ses empiétements sur le domaine d’études voisines, mais différentes. Depuis Descartes, il n’est pas un philosophe qui puisse ignorer ni le chemin infaillible qui conduit à cette distinction capitale de l’âme et du corps, ni les conséquences, ou plutôt les dogmes, qui en sortent.

Mais quand la philosophie commençait à bégayer en Grèce, il y a près de trois mille ans, la question n’était ni aussi simple, ni même aussi grave. Les Écoles qui précédèrent Platon n’en comprenaient point toute l’étendue ni toute la portée. Platon seul a su montrer tout ce qu’elle renfermait d’essentiel, et pour l’explication de la nature de l’homme et pour ses destinées. La vérité n’avait jamais été présentée sous des formes aussi belles, appuyée d’arguments aussi invincibles, conquise par une méthode plus irréprochable. Les siècles ont adopté la solution platonicienne ; ils l’ont approfondie, ils ne l’ont pas changée. Mais au temps même de Platon, la victoire ne pouvait être aussi facile. La vérité, que l’homme n’acquiert qu’au prix de labeurs si longs, ne règne pas en un jour. La découvrir a coûté bien des peines, l’établir n’en coûte pas moins. Il est bon que des protestations nombreuses, même celles du génie qui s’égare en se révoltant contre elle, viennent l’affermir en cherchant vainement à l’ébranler. Son triomphe serait moins sur s’il était plus rapide. La liberté d’ailleurs réserve toujours ses droits, plus imprescriptibles encore que ceux de la vérité. C’est la grandeur de l’esprit humain de n’accepter qu’après bien des combats l’empire même du vrai, et de ne jamais vouloir en subir le despotisme. La distinction de l’âme et du corps, démontrée par Platon, et surtout par Descartes, n’en sera pas moins toujours contestée, comme toutes les grandes vérités desquelles relève le destin de l’homme. Ces vérités n’ont de valeur qu’autant qu’elles sont discutables ; elles ne s’imposent pas à notre raison comme les axiomes de la géométrie ; elles ne peuvent sauver l’homme, ou le perdre, que parce qu’elles peuvent être toujours, ou librement admises, ou librement rejetées.

Les contradicteurs n’ont donc pas manqué à Platon ; et le plus illustre, comme le plus redoutable, fut son grand disciple. Aristote avait toutes les armes nécessaires pour soutenir la lutte : le génie d’abord, hautement reconnu, et développé même par son maître ; les vastes connaissances ; les enseignements de la philosophie antérieure ; et les discussions prolongées vingt ans au sein de l’école qu’il devait combattre, sans compter les trésors d’un roi capable de comprendre ses études en les favorisant. Ce serait beaucoup exagérer que de croire qu’Aristote a confondu l’âme et le corps, comme l’ont fait plus tard de grossiers systèmes. Les erreurs de ces hautes intelligences diffèrent au moins par la forme de celles du vulgaire, quoiqu’elles portent les mêmes conséquences, avouées ou incertaines. Elles ont même ceci de plus dangereux, qu’elles se dissimulent sous des dehors admirables, et qu’elles se cachent à des profondeurs où les jeux les plus sagaces ne savent pas toujours les discerner. On a disputé longtemps, dans l’antiquité, au moyen-âge surtout, on peut encore disputer de nos jours, pour savoir ce qu’Aristote a pensé de l’avenir de l’âme. Des passages équivoques ont répondu dans l’un et l’autre sens, au gré des préjugés religieux ou philosophiques de ceux qui les interrogeaient. Susciter de pareilles controverses n’est pas absolument, comme on pourrait le croire, un privilège du génie. C’est plutôt la marque d’une de ses faiblesses. On ne discute point ce qui est évident ; et si Aristote s’était prononcé plus nettement, si ses opinions eussent été plus arrêtées et plus fermes, elles n’eussent pas fourni matière à des interprétations si diverses. Qui a jamais demandé à Platon ce qu’il pensait de l’immortalité de l’âme ? Qui a jamais demandé ! à Aristote lui-même ce qu’il pensait de l’éternité du monde ? On n’interroge que lorsqu’on doute. Mais s’il est des questions qu’on peut laisser dans l’ombre, soit qu’on les dédaigne, soit qu’on les oublie, ce ne doit jamais être que des questions secondaires. Sur les questions essentielles, il ne doit y avoir ni oubli ni obscurité. Les laisser douteuses, c’est ne pas les comprendre assez.

L’opinion d’Aristote sur la distinction de l’âme et du corps ne nous apparaîtra donc point avec une entière netteté. Mais en interrogeant d’abord sa doctrine sur ce point spécial, puis surtout en interrogeant son système sur les conséquences qui découlent infailliblement de ce principe, selon qu’on l’affirme ou qu’on le nie, nous saurons à quoi nous en tenir ; et l’accusation, puisqu’il faut nous résoudre à en élever une contre lui, reposera, nous le tâcherons du moins, sur des bases équitables.

Voici d’abord sa théorie :

L’histoire de l’âme, pour reproduire l’expression même dont il se sert, est l’une des études les plus graves que puisse entreprendre la philosophie. Elle exige des recherches profondes et difficiles, et l’objet qu’elle traite est grand et admirable. Ainsi, Aristote s’avoue toute l’importance des investigations auxquelles il va se livrer. Peut-être même il l’exagère un peu, ou du moins il la déplace ; car il affirme qu’on ne peut bien connaître la nature si l’on ne connaît l’âme, qui est, selon lui, le principe des êtres animés, la partie principale des êtres vivants.

Il se propose donc de rechercher et quelle est l’essence de l’âme, et quelles sont ses qualités. Mais il ne veut pas se borner, comme on l’a fait avant lui, à étudier l’âme de l’homme ; ce n’est point un champ assez large ; c’est à l’ensemble des êtres organisés, depuis le végétal jusqu’aux animaux les plus élevés dans l’échelle de la vie, qu’il demandera les faits qui doivent fonder son système.

Qu’on s’arrête avec quelque attention sur ce premier principe ; car c’est de là que sont sorties toutes les erreurs d’Aristote. Si l’âme de l’homme ne circonscrit pas nos études, si l’on sort de la nature humaine pour interroger l’univers, ce n’est plus de la psychologie qu’on fait : c’est de la physiologie générale. La question est certainement agrandie ; mais elle est tout autre. Elle devient en outre tellement vaste, que le génie même court risque de s’y perdre. Bientôt la physiologie ne suffira pas plus que n’a suffi la psychologie ; et en dédaignant d’étudier l’âme seule de l’homme, on sera bien près d’étudier l’âme du monde, et de tomber dans les abîmes où s’est égaré Timée, que l’on a critiqué avec tant de raison et de sévérité. L’histoire de l’âme ainsi entendue est un préliminaire de l’histoire des animaux. Aussi les commentateurs n’ont pas manqué de mettre le Traité de l’Ame en tête de ces admirables et nombreux ouvrages qui composent l’histoire naturelle dans l’encyclopédie d’Aristote. Les commentateurs ont bien fait, et ils ont obéi à une tradition chère au Péripatétisme. Mais, il faut bien le remarquer : on a beau prétendre traiter de l’âme en général, c’est surtout de l’âme humaine qu’on s’occupera. Et la raison en est toute simple : c’est que l’âme de l’homme est celle qui est le mieux connue à l’homme. Les autres, s’il en est d’autres que la sienne, ou lui échappent, ou du moins restent bien obscures pour lui. Aristote ne fera donc pas précisément ce qu’il désire ; quoi qu’il en dise, il sortira très peu de l’homme ; et les faits étrangers qu’il viendra joindre aux faits purement humains, pourront bien faire briller son immense savoir ; mais, loin d’éclaircir la question, ils ne feront que l’embarrasser. Certainement il est de frappants et intimes rapports entre l’homme et les êtres qui l’entourent : il se nourrit comme eux ; quelques uns sentent à peu près comme lui. Mais n’est-ce pas assembler les choses les plus disparates que de confondre dans une seule étude les plantes, qui se nourrissent et ne sentent pas ; les animaux, qui se nourrissent et qui sentent, mais qui ne pensent pas ; et, enfin, l’homme, qui a seul le privilège de l’entendement, de cet entendement dont Aristote a fait la partie supérieure de l’âme ? N’est-ce pas s’exposer à des confusions fatales ? Et une sage méthode ne s’en tiendrait-elle pas ici, bien plus encore que dans la politique, à ce précepte donné par le philosophe lui-même : « Quand on veut étudier la nature, c’est aux êtres complets qu’il convient de s’adresser, ce n’est point aux êtres inférieurs ? » (Voir la Politique, liv. 1, chap. II, § 10.)

Mais passons. Après avoir montré tout ce qu’a d’important l’étude de l’âme, Aristote indique, avec sa concision habituelle et avec la sûreté de son coup d’œil, les questions principales qu’il convient d’agiter. L’âme est-elle une substance ? N’est-elle qu’une qualité ? Est-elle simplement en puissance ? ou est-elle une réalité complète ? Plus tard, il soutiendra qu’elle est une substance, qu’elle est en acte et non pas seulement en puissance ; mais nous verrons en quel sens il prête à l’âme la substantialité et l’énergie. Puis, il se demande si l’âme possède quelque affection qui lui soit propre ou si plutôt toutes ses affections ne lui sont pas communes avec le corps. La sensation a besoin du corps évidemment ; la pensée n’en a pas moins besoin, bien qu’elle semble plus propre à l’âme que la sensibilité. L’âme est donc indissolublement unie au corps : elle ne peut pas plus être séparée de lui qu’on ne peut séparer d’un objet quelconque la forme qui le limite et le détermine. Les passions de l’âme, Aristote le remarque avec toute raison, sont toujours accompagnées de certaines modifications du corps ; et de cette observation, qui est vraie et qu’eût approuvée Descartes, mais qui est incomplète, puisqu’il y a dans l’âme autre chose que des passions, que conclut Aristote ? Que l’étude de l’âme appartient exclusivement au naturaliste, ou, comme nous le dirions aujourd’hui, au physiologiste. Et de peur qu’on ne s’y méprenne, Aristote explique ce qu’il entend par le naturaliste, et, pour parler grec, le physicien : c’est celui qui étudie les phénomènes en tant qu’ils sont unis à la matière ; c’est celui qui en étudiant l’âme, par exemple, ne la sépare point du corps auquel elle est jointe. Le physicien est, à cet égard, au-dessous même de quelques artistes, de l’architecte, du médecin, qui étudient certaines modifications de la matière, indépendamment de la matière même ; au-dessous du mathématicien, qui étudie abstraitement d’autres modifications ; fort au-dessous, par conséquent, du métaphysicien, qui étudie plus abstraitement encore les propriétés générales de l’être.

Sur ce point, il est impossible d’être plus clair que ne l’est Aristote. Suivant lui, l’étude de l’âme n’est qu’une partie de l’histoire naturelle ; elle n’appartient en rien à la métaphysique, à la philosophie première. Ceci est une conséquence parfaitement rigoureuse de la définition posée dès le début. Si l’âme est le principe des êtres vivants, il faut l’étudier dans les êtres vivants ; l’homme apparemment n’est pas le seul être qui vive, le seul être animé et organisé. Adjugeons donc à la science qui étudie l’organisation des êtres l’étude du principe sans lequel les êtres ne seraient pas.

Mais ici admirons Aristote : il vient de montrer toute l’étendue de son sujet ; il en a fixé les détails et les limites ; il en a déterminé la méthode, par la nature même de la science à laquelle il l’attribue. Cette science, l’histoire naturelle, il la possède comme personne ne l’a possédée avant lui, comme depuis lors personne peut-être ne l’a possédée. Il est aussi parfaitement sûr de ses forces que du chemin dans lequel il doit marcher ; et pourtant, il ne veut pas s’en remettre à lui seul. D’autres avant lui ont parcouru la même carrière ; il les interrogera à la fois pour leur emprunter loyalement la vérité, s’ils l’ont découverte, et pour éviter prudemment leurs erreurs, s’ils en ont commis. Réserve bien rare dans le génie, qui croit en général immodérément à lui-même, et qui serait cependant bien plus puissant encore, s’il était plus modeste et s’il s’appuyait sur la tradition ! Aristote s’adresse donc à ses devanciers, et s’il les combat, ce n’est qu’après les avoir longuement consultés : il se sépare d’eux, mais il ne les omet pas. Depuis Thalès jusqu’à Timée, Platon, Xénocrate, il étudie et critique ses prédécesseurs, ses maîtres, ses condisciples. Deux facultés de l’âme ont surtout attiré leur attention : la sensibilité et le mouvement. Mais Aristote trouve qu’ils ne les ont bien expliquées ni l’une ni l’autre. Ces philosophes trop peu instruits ont cherché à définir le mouvement dans l’âme, comme ils le définissaient dans l’univers, ne voyant pas que dans l’âme, (l’âme humaine sans doute, malgré ce qu’en a dit plus haut Aristote) le mouvement tient surtout à cette force qu’on appelle la volonté et la pensée. En outre, ils ont pris les modifications de l’âme pour des mouvements en elle : sentir, penser même, s’attrister, se réjouir, espérer, craindre, s’indigner, ce ne sont pas là des mouvements de l’âme ; ce sont des mouvements qui n’appartiennent qu’au corps, se développant avec lui, se flétrissant et mourant avec lui. Quant à l’intelligence proprement dite, elle donne si peu le mouvement qu’elle est un principe impassible, tout divin, tout indestructible qu’il est. L’intelligence même ne pense, ne sent, n’aime, ne se souvient, qu’en compagnie du corps. Les modifications de l’âme, qu’on prend pour des mouvements, ne sont donc pas proprement à elle. Si les philosophes antérieurs ont commis cette erreur, c’est qu’ils n’avaient pas assez étudié le corps ; ils ne s’étaient pas assez rendu compte des conditions qu’il doit remplir pour être uni à l’âme. Ils n’ont pas mieux compris la sensibilité. L’âme, pour connaître les choses, n’a pas besoin d’être semblable aux choses ; ni surtout, comme l’ont imaginé quelques esprits grossiers, d’être les choses mêmes. Il n’y a point entre l’âme et les êtres qu’elle connaît cette insoutenable identité. De plus, Aristote comme son maître dans le Phédon, fait justice de cette opinion que l’âme est l’harmonie du corps, métaphore inexacte donnée pour une explication scientifique. Il n’est pas moins sévère pour cette autre métaphore plus vide encore, qui fait de l’âme un nombre qui se meut lui-même. Enfin, il termine cet examen rapide des théories qui ont précédé la sienne, en les accusant d’être incomplètes, parce qu’elles n’ont pas étudié l’âme dans toute sa généralité. La sensibilité, le mouvement, n’épuisent pas les facultés de l’âme. La plante a une âme puisqu’elle se nourrit, et pourtant elle ne sent ni ne se meut. Certains animaux, qui sentent, sont immobiles. Leur refusera-t-on une âme ? Et s’ils en ont une, pourquoi l’a-t-on oubliée, dans des systèmes qui ont la prétention d’expliquer l’âme tout entière ?

A ces théories insuffisantes il faut en substituer une plus vaste et plus exacte. Et d’abord, Aristote s’occupe de donner la définition de l’âme. Quelle est cette définition ? On peut, d’après ce qui précède, le deviner presque sans peine. Tout être, toute substance se compose de trois éléments, qu’y peut distinguer la raison : la matière d’abord, qui n’est par elle-même rien de déterminé, et n’est qu’une simple puissance ; la forme, qui détermine l’être, lui donne un nom, le fait ce qu’il est ; puis en troisième lieu, l’être lui-même, composé de la matière et de la forme, l’être tel que nos sens nous le montrent. Que peut donc être l’âme ? Évidemment, elle ne peut être que la forme du corps, non pas du premier corps venu, comme l’ont dit les Pythagoriciens et quelques autres, mais d’un corps formé par la nature, et doué par elle d’organes qui le rendent capable de vivre. L’âme, en venant se joindre à la matière organisée, lui apporte donc actuellement la vie. De la simple puissance, elle la fait passer à la réalité entière et complète. L’âme est donc l’achèvement du corps, sa perfection, son acte, et, pour parler la langue aristotélique, son entéléchie. De là il résulte que l’âme ne se confond pas plus avec le corps, que la cire ne se confond avec l’empreinte qu’elle reçoit, pas plus que la matière d’une chose quelconque ne se confond avec cette même chose. L’âme est l’essence du corps qui sans elle n’est plus ce qu’il est, tout comme un œil de pierre, un œil en peinture n’est pas un œil véritable. L’âme n’est pas tout-à-fait le corps ; elle est quelque chose du corps ; mais elle n’en peut être séparée, et Aristote n’ose même pas dire qu’elle y soit distinctement, comme le marin est dans le vaisseau qu’il gouverne.

Voilà donc la définition de l’âme ; et le philosophe qui a fait sur la définition en général la grande théorie déposée dans les Analytiques, veut prouver que celle-ci est irréprochable. A ses yeux, elle remplit la condition essentielle de toute bonne définition : elle contient la cause. L’âme ainsi comprise est la cause du corps vivant ; c’est elle qui, en lui donnant la vie, le fait ce qu’il est. Elle la lui donne par quatre facultés diverses ; la nutrition, la sensibilité, l’intelligence, la locomotion. Partout où l’on voit l’une de ces facultés, on peut affirmer qu’il y a vie, qu’il y a une âme. Ces facultés, du reste, se répartissent très inégalement entre les êtres vivants. Les uns n’en ont qu’une : ainsi, les plantes n’ont que la faculté de nutrition, n’ont que l’âme nutritive ; d’autres êtres jouissent de toutes les facultés réunies : tel est l’homme. Ajoutez que ces facultés se subordonnent entre elles dans une série parfaitement régulière. La nutrition peut être isolée de toutes les autres ; mais la sensibilité, qui est le caractère propre et premier de l’animal, ne l’a jamais sans la nutrition ; la locomotion suppose nécessairement la sensibilité, comme celle-ci suppose la nutrition. Enfin, l’intelligence implique toutes les facultés inférieures.

Je n’insiste pas sur la grandeur et la vérité de ces considérations physiologiques. On sait assez ce qu’on peut attendre de l’auteur de l’Histoire des Animaux. Tout ce qu’il convient de remarquer ici, c’est qu’Aristote fait de l’âme la cause directe de la nutrition et de la génération, destinées, l’une à conserver l’individu, l’autre à perpétuer la race. Il réfute les philosophes qui ont attribué au seul élément du feu ce grand acte de la nutrition. Certainement, sans la chaleur, la nutrition n’est pas possible ; et voilà pourquoi tous les êtres vivants sont pourvus d’une certaine chaleur. Mais c’est l’âme qui est la cause absolue de la nutrition. C’est elle qui nourrit le corps au moyen des aliments qu’elle lui assimile. C’est elle qui, tout en le développant, lui conserve néanmoins sa figure, tandis que le feu, s’il était seul chargé de cette fonction, accroîtrait cette figure sans règle et sans limites.

Après la théorie de la nutrition, vient la théorie de la sensibilité, dont j’apprécierai plus tard l’admirable méthode. Aristote étudie chacun des sens dans l’ordre suivant : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher. Laissons de côté tous les détails, et attachons-nous uniquement à l’idée générale qu’il se fait de la sensibilité. La sensibilité, pour Aristote, est une simple puissance, une faculté qui peut toujours agir, bien qu’elle n’agisse pas toujours. La sensation n’est donc pas tout-à-fait une altération, comme on l’a dit souvent ; c’est un acte qui complète l’être qui l’éprouve ; en sentant, il développe la faculté qui est en lui, il réalise ce qu’il peut. Ainsi, dans la sensation, l’être ne souffre pas ; il agit. De plus, comme, dans la sensation, il y a toujours et nécessairement un objet senti, il faut admettre que l’être sensible est en puissance à peu près comme est en réalité l’être senti. Avant de sentir, il est dissemblable à l’être qu’il sent ; après avoir senti, il est, en quelque façon, pareil à lui. La sensibilité est donc ce qui reçoit la forme des objets sensibles, sans la matière même de ces objets. C’est comme la cire, qui reçoit l’empreinte de l’anneau sans le fer ou l’or dont l’anneau est composé. La sensibilité ne devient pas précisément chacun des objets qui agissent sur elle ; mais elle devient quelque chose d’analogue ; et ce quelque chose, il n’y a que la raison qui puisse le comprendre, c’est-à-dire que le phénomène n’a rien de matériel. L’objet n’est point véritablement sensible tant qu’il n’est pas senti ; la sensibilité, de son côté, n’est qu’une puissance tant qu’elle ne sent pas. L’acte de l’objet senti et l’acte de la sensibilité se confondent donc et sont indissolubles. De là, un rapport, une sorte d’harmonie nécessaire entre le sens et l’objet. Une sensation trop violente n’est pas perçue. La sensibilité est, à proprement parler, une moyenne : en-deçà d’un certain point, ou au-delà, elle n’agit plus. Mais l’homme n’a pas seulement la faculté de sentir, il a en outre la faculté de sentir qu’il sent. Il sent qu’il voit, il sent qu’il entend. Est-ce par la vue qu’il sent qu’il voit, ou bien est-ce par un autre sens ? C’est par la vue ; ou, pour mieux dire, les perceptions de la vue, comme celles de tous les autres sens, aboutissent les autres sens, aboutissent à un centre, à un point unique, qui leur sert à toutes de limite commune, qui les compare et les mesure en un instant indivisible comme l’est ce point lui-même, indivisible comme l’est le principe qui perçoit et qui sent.

Telle est la théorie de la sensibilité. Elle n’offre pas la moindre trace, comme l’on voit, de ces espèces sensibles, de ces images, de ces idées représentatives, comme dirait Reid, sans lesquelles, a-t-on répété souvent, Aristote n’aurait pu expliquer la perception. Je ne dis pas qu’avant lui quelques philosophes, Démocrite et d’autres, n’aient point supposé l’intervention d’images partant des objets, et aboutissant à l’esprit pour lui faire comprendre les objets. Je ne dis pas qu’après Aristote, ses commentateurs, et les Scholastiques surtout, ne lui aient point prêté, en cherchant à le comprendre, les opinions que Reid a combattues et renversées. Mais je crois pouvoir affirmer que ces opinions ne sont pas celles d’Aristote. Il s’est servi d’une métaphore pour expliquer la perception ; et l’usage de la métaphore, qu’il a lui-même formellement proscrit en philosophie, ne lui a point porté bonheur, puisqu’elle a pu donner le change sur sa vé ritable pensée. Mais il n’est pas allé au-delà. En observateur parfaitement fidèle, il a constaté les faits ; il n’en a pas inventé. Devant ce grand mystère de la perception, il s’est arrêté avec une prudence que n’a point dépassée la prudence écossaise. Reid s’est contenté, après avoir montré toute l’inexactitude des théories antérieures, de protester contre elles, sans prétendre leur en substituer une plus complète ; il a déclaré que la perception, avec tous les caractères qu’il lui a reconnus, est un fait irréductible à tout autre. Sous une forme différente, avec moins de profondeur et de délicatesse d’analyse, Aristote a dit précisément comme Reid : « Nous éprouvons dans la sensation une modification que la raison seule peut concevoir. » Aristote, il est vrai, a poussé plus loin que Reid en ajoutant que, dans la perception, l’être qui perçoit devient en quelque manière conforme à l’être perçu. La remarque est peut-être plus ingénieuse que solide ; mais ce n’est pas la faute d’Aristote si, plus tard, on a tiré de ses théories des conséquences qu’il n’y avait point mises, qui les contredisaient même. Il n’a pas plus admis la doctrine des idées-images, des idées représentatives ; qu’il n’admettait cette confusion de la sensation et de la pensée, qu’on lui a tant de fois attribuée, et qu’il réfute à plusieurs reprises dans le Traité même de l’Ame. Reid a certainement rendu un service réel à la science en la débarrassant d’une hypothèse, source de tant d’erreurs, partagées par les plus beaux génies, par Descartes entre autres. Mais cette erreur, Aristote ne l’a pas commise, ses théories ne la contiennent pas ; et s’il y a erreur, ce n’est que dans l’accusation portée par Reid. Ce qui peut-être a trompé le philosophe écossais, c’est qu’Aristote a dit que l’intelligence ne peut penser sans le secours de l’imagination, et que les images sont pour l’intelligence des espèces de sensations. Mais que Reid se rassure. Aristote a séparé profondément l’imagination, de la sensation, tout comme il la sépare de l’intelligence. L’imagination est pour lui ce qu’elle est pour Reid et pour nous : une faculté toute volontaire, qui évoque sous les yeux de l’esprit la représentation immatérielle de certains objets, les combine suivant son caprice, et n’a rien de cette fatalité qui pèse sur la sensation, et sur la perception, suite nécessaire de la sensation. La théorie de l’imagination dans Aristote est obscure, et peut fournir l’occasion de plus d’un malentendu ; mais s’il est un point qu’il ait mis en une pleine lumière, c’est que l’imagination, bien qu’elle s’appuie sur la sensation, en est parfaitement distincte. Ce qu’Aristote a dit de l’imagination ne concerne donc qu’elle seule ; et si Reid l’a étendu jusqu’à la perception, c’est Reid qui doit être encore ici responsable de cette méprise.

Nous touchons à la plus grave de toutes les théories qui sont développées dans le Traité de l’Ame : celle de l’entendement. En l’abordant, le style d’Aristote, habituellement déjà si austère, prend je ne sais quel nouveau degré d’austérité. L’entendement, l’intelligence est un principe divin, impérissable, éternel ; et c’est ce principe qui rattache l’homme à tout ce qu’il y a de supérieur à lui. Le ton du philosophe, sans cesser d’être simple comme toujours, devient solennel comme au douzième livre de la Métaphysique, où il a parlé d’un sujet presque pareil. Seulement, au Traité de l’Ame, il s’agit de l’entendement dans l’homme, et non plus de l’entendement en Dieu.

D’abord Aristote veut distinguer de toute autre partie de l’âme, cette partie qui pense et qui comprend la sagesse. Si matériellement elle n’est pas séparée des autres, rationnellement du moins on peut l’en isoler ; et c’en est assez pour l’étudier dans toute sa dignité. Quelle que soit la distance qui sépare la sensibilité de l’intelligence, et Aristote a fait cette distance aussi grande que personne, l’intelligence procède cependant à peu près comme la sensibilité. Pour elle, l’objet intelligible est ce que l’objet sensible est pour la sensation. L’intelligence aussi reçoit la forme des objets intelligibles. Comme la sensibilité, elle n’est qu’une simple puissance. Avant de penser, elle n’est pas ; elle n’est vraiment intelligence qu’au moment même où elle pense l’objet intelligible ; et réciproquement, l’objet ne devient intelligible qu’au moment même où il est pensé par l’intelligence. Mais si à ce point de vue la sensibilité et l’intelligence se rapprochent, voyez d’ailleurs toute leur différence. La sensation, quand elle est trop vive, ne peut être perçue : elle accable et dépasse l’organe ; au contraire l’objet intelligible, plus il est intelligible, mieux l’intelligence le comprend. En outre, la sensibilité ne s’exerce jamais qu’avec le corps ; l’intelligence, au contraire, en est séparée. Précisément parce qu’elle est devenue, en quelque sorte, les choses qu’elle pense, c’est elle-même qu’elle pense en les pensant. L’intelligence n’en reste donc pas moins parfaitement impassible ; elle ne se mêle à quoi que ce soit ; elle demeure pure de tout mélange, comme l’a si bien dit Anaxagore. La sensation nous fait connaître tel corps particulier qui est étendu, telle grandeur particulière ; l’intelligence connaît la grandeur. Une grandeur réelle, spéciale, et la grandeur en général ne sont pas du tout identiques ; ce ne sont pas des facultés identiques de l’âme qui les perçoivent l’une et l’autre. Si c’est toujours l’âme qui connaît l’abstrait, comme elle connaît le concret, c’est du moins l’âme disposée d’une façon tout autre. L’intelligence, quand elle pense un objet, ne souffre pas plus de cet objet que la sensibilité ne souffre de l’objet sensible. L’intelligence aussi passe de la puissance à l’acte ; elle se complète, elle s’achève, loin de s’altérer ; et comme l’objet auquel elle s’applique est absolument immatériel, la pensée et l’objet qu’elle pense ne sont au fond qu’un seul et même objet. Les choses intelligibles sont bien toujours dans les choses matérielles ; mais elles n’y sont qu’en puissance. L’intelligible en réalité, en acte, n’est vraiment que dans l’intelligence ; car c’est elle qui le fait. Si donc, dans la nature, il faut distinguer toujours la matière qui peut indifféremment être tout, et la cause qui la fait réellement ce qu’elle est ; de même dans l’intelligence, il faut distinguer, et cette partie qui peut devenir toutes choses, comme la matière, et cette autre partie qui rend et fait toutes choses intelligibles. Il y a donc une partie de l’intelligence qui est passive, et celle-là est périssable ; mais il y a une autre partie qui est active, et celle-là seule est immortelle et éternelle. Mais, comme elle est impassible, elle ne nous donne pas la mémoire. Est-il besoin de dire que l’intelligence active est supérieure et antérieure à l’intelligence passive ? que l’acte de l’intelligence est indivisible, et que de plus il est infaillible, quand l’intelligence ne s’applique qu’à ce qui lui est propre, aux choses abstraites, aux essences, et qu’elle n’affirme d’une chose que la chose même ? Mais cette intelligence, qui fait ainsi les intelligibles et les sépare de la matière, peut-elle exister elle-même et penser indépendamment de toute matière ? Grande question qu’Aristote pose, mais ne résout pas. Ajoutez un dernier trait : l’intelligence tient à la sensibilité par la ressemblance du procédé qu’elle suit ; elle y tient bien plus encore en ce que c’est à la sensibilité qu’elle emprunte ses premiers matériaux. Sans la sensibilité, point d’imagination ; sans l’imagination, point d’intelligence. La sensation est la forme des objets sensibles ; l’intelligence sera la forme des formes ; elle agira sur les images comme la sensibilité agit sur les objets matériels.

Nous savons ce qu’est l’âme, selon Aristote, dans la nutrition, dans la sensibilité, dans l’intelligence. Il ne nous reste plus qu’à savoir ce qu’elle est dans la locomotion. Un mot suffira. Le philosophe reprochait à ses devanciers d’avoir mal expliqué le mouvement dans l’âme ; il aurait voulu qu’on insistât davantage sur le pouvoir spécial de la volonté et de la pensée qui meut le corps. Mais lui-même, oubliant bientôt cette juste critique, insiste fort peu sur ce pouvoir ; il signale bien la pensée et l’appétit (pour prendre ici son langage), comme les deux causes du mouvement ; mais il atténue beaucoup l’action de l’âme. C’est à l’objet extérieur, désiré par l’âme, qu’il transporte presque toute la causalité. L’objet désiré est le moteur immobile, qui attire l’animal et le met en mouvement : théorie identique à cette théorie fameuse de la Métaphysique qui fait de Dieu le moteur immobile de l’univers, attirant tout le reste à lui par le désir et l’amour. L’intelligence, la volonté sont des moteurs sans doute, mais des moteurs qui sont eux-mêmes mobiles, c’est-à-dire, qui ont besoin de recevoir le mouvement, qu’ils communiquent et ne font pas.

Nous sommes maîtres maintenant de toute la théorie d’Aristote. Certes ce n’est ni la grandeur, ni la nouveauté, ni surtout la sagacité, qui lui manquent. Mais est-elle aussi vraie qu’elle est étendue ? Est-elle surtout complète ? Malgré tous les faits qu’elle contient, n’en omet-elle pas encore davantage ? Si elle nous donne de grandes et nombreuses vérités, ne renferme-t-elle pas aussi des erreurs ? Tient-elle bien tout ce que promet un Traité de l’Ame, surtout quand ce traité est de l’auteur de la Logique, de la Métaphysique, de la Morale et de l’Histoire des Animaux ?

On peut demander d’abord à Aristote ce qu’il sait de l’âme des plantes et de celle des animaux. Dans les plantes, la vie est profondément obscure, précisément par cette circonstance qu’Aristote lui-même a signalée : la plante n’a qu’une seule des quatre facultés constitutives de la vie, la nutrition. Les phénomènes par lesquels la vie se révèle dans la plante sont donc très peu nombreux, et voilà pourquoi nous en savons si peu de chose. Pour les animaux, les laits se multiplient ; car les animaux ont comme nous la nutrition, la sensibilité, la locomotion, et une sorte d’intelligence bâtarde qu’on appelle l’instinct. Et pourtant, que savons-nous des animaux ? Nous pouvons observer leurs formes et leurs mœurs, décrire leurs habitudes et leurs organes, classer leurs espèces et leurs genres. Aristote le sait mieux que qui que ce soit. Mais, quant à la vie qui est en eux, quant au principe qui les anime et les fait mouvoir, qu’en connaissons-nous ? Nous ne le connaissons point absolument en lui-même. Nous en voyons de merveilleux effets ; mais de ces effets, quand ils ne suffisent pas à notre curiosité, comment remontons-nous à la cause ? Par des hypothèses, qui sont plus ou moins ingénieuses, mais dont aucune ne peut fonder la science. Que si de la plante et des animaux, nous nous élevons jusqu’à l’homme, sommes-nous encore réduits au même doute ? L’homme est-il aussi obscur pour nous, c’est-à-dire pour lui-même, que la plante ou l’animal ? Certes l’homme ne se connaît pas tout entier : il reste encore en lui d’impénétrables ténèbres. Mais il n’est point tout obscurité ; il possède une lumière intérieure qui, comme le dit Aristote admirablement inspiré, « n’a besoin que de paraître pour éclipser de son éclat tout objet étranger. » Cette lumière, c’est l’intelligence. Elle projette ses rayons sur les choses du dehors, et c’est elle seule qui nous les fait connaître. Mais, de plus, elle a la puissance de réfléchir ses rayons sur elle-même, et l’intelligence se connaît bien mieux encore qu’elle ne connaît le reste. Je ne dis pas que l’homme se comprenne parfaitement, qu’il se sache pleinement et sans réserve ; mais je dis que l’homme se comprend mieux qu’il ne comprend les autres êtres ; ceux-là, il ne les comprend pas, à proprement parler, il les devine. S’il se meut lui-même, il sait que c’est par l’acte d’une volonté qui lui est personnelle, qui est libre, d’une volonté indépendante de tout, en ce sens que, si tout peut agir sur elle, rien ne peut jamais la contraindre. Mais quand il voit les animaux se mouvoir, sait-il précisément la cause qui les détermine à l’action ? Il la suppose pareille à celle qu’il porte en lui, du moins dans une certaine mesure ; mais c’est une simple supposition ; nous ne pouvons pas légitimement affirmer que la volonté soit dans les animaux absolument ce qu’elle est en nous.

Il y a donc entre ces trois ordres d’êtres, qu’Aristote prétend soumettre à une même et seule théorie, des différences considérables. La plante, l’animal, l’homme, nous sont très diversement connus, et très inégalement. Ce qu’il y a de commun entre ces trois ordres d’êtres, c’est qu’ils sont tous animés d’un principe qui les fait « naître, se développer et mourir. » Ce principe, c’est ce qu’on appelle la vie ; et précisément comme l’homme est le plus parfait de tous les êtres, il réunit en lui les facultés qui sont éparses dans les autres. L’homme vit bien comme les plantes, comme les animaux ; mais à cette vie commune il en joint une autre qui n’est qu’à lui seul. Cette vie spéciale et privilégiée, c’est son âme qui la lui donne. Aristote a donc commis une bien grave erreur en confondant l’âme et la vie, en comprenant sous une seule définition et l’âme des plantes, et l’âme des animaux, et l’âme de l’homme.

« Mais, dira-t-on peut-être, c’est une simple différence de mots ; Aristote donne le nom d’âme à ce que vous appelez la vie. » Cette objection n’a pas la moindre force, puisque Aristote comprend l’intelligence dans la vie telle qu’il la décrit. Certes il ne voudrait point confondre l’intelligence avec la nutrition, puisqu’il ne veut pas même la confondre avec la sensibilité. Ses études sur les sens, sur l’imagination, sur l’intelligence, prouvent incontestablement que c’est une théorie de l’âme qu’il a prétendu faire, de l’âme comme tout le monde l’entend. Seulement, il a prêté à l’âme la faculté la plus infime de toutes, si d’ailleurs elle est matériellement la plus indispensable, la nutrition ; et selon lui, l’homme, dans cette fonction, n’est pas plus que la plante. Mais on peut encore ici combattre Aristote par Aristote lui-même. « L’homme, a-t-il dit, n’a pas seulement la faculté de sentir, il a de plus le privilège de sentir qu’il sent. » L’homme sent donc en lui la sensibilité, qui le met en relation avec le dehors, tout comme il sent la pensée, qui le met en relation avec lui-même. Comment Aristote n’a-t-il pas remarqué que l’homme ne sent pas du tout ainsi la nutrition ? La nutrition a-t-elle en nous ce caractère d’activité dépendante de nous, qu’Aristote à signalé avec une analyse si perçante dans l’intelligence et la sensibilité ? Nous ne sommes pas tout certainement dans l’acte de la sensation et de l’entendement ; mais nous y sommes pour beaucoup. Sommes-nous pour quelque chose dans la fonction de la nutrition ? La réponse ne peut être un seul instant douteuse : nous n’y sommes absolument pour rien. Nous n’intervenons pas plus dans notre propre nutrition que nous n’intervenons dans la nutrition de la plante. L’âme, telle que nous la sentons en nous, sensible, intelligente, volontaire, est donc essentiellement distincte de cet autre principe qui fait vivre notre corps, le nourrit et le fait végéter. Assimilons, si vous le voulez, la nutrition dans l’homme à la nutrition dans la plante ; reconnaissons de part et d’autre une fonction toute pareille, et même des organes analogues, quelque différents qu’ils soient. Mais à aucun prix, si nous tenons à observer exactement les faits, ne confondons le principe qui sent et pense avec le principe qui nourrit. Ne les confondons pas même dans l’homme, où nous les voyons réunis ; ne les confondons pas davantage dans l’homme et dans la plante, où nous les voyons si manifestement séparés.

Aristote a donc méconnu le caractère propre de l’âme, en voulant étendre son domaine ? Non ; l’âme de l’homme, en tant qu’il lui est donné de se connaître elle-même, n’a pas conscience de soi ailleurs que dans l’intelligence et la sensibilité. C’est là ce qui fait que ces philosophes antérieurs, qu’Aristote a blâmés, se sont bornés à l’âme de l’homme. Guidés par un sûr instinct, ils n’avaient pas tort de n’étudier en elle que la sensibilité et le mouvement : ils les étudiaient mal, ou l’accorde ; mais ils avaient toute raison de n’y point étudier la nutrition. Aristote, sans aucun doute, analyse mieux que ses devanciers les opérations des sens et celle de l’entendement ; mais il se trompe, lorsque, prétendant agrandir le cercle de son étude, il la dénature et l’obscurcit.

Voyez les terribles conséquences de cette première erreur. Précisément parce qu’au fond l’homme n’est pour rien dans la nutrition, Aristote sera conduit, peut-être malgré lui, à refuser à l’âme toute substantialité. La sensibilité, l’entendement même, en dépit de la haute estime qu’il en fait, ne sont que de simples puissances, des facultés latentes et inertes, attendant d’une excitation extérieure, sans laquelle leur acte n’est pas possible, la réalisation de la virtualité qu’elles ont en elles, mais qui ne s’exerce pas. L’intelligence et la sensibilité sont donc en nous comme si elles n’étaient point ; et, si l’extérieur ne venait les provoquer et les faire vivre, elles pourraient nous demeurer à nous-mêmes perpétuellement inconnues. Aussi Aristote n’hésite-t-il pas à dire que l’intelligence n’est pas autre chose que la succession même des pensées (Traité de l’Ame, livre I, chap. III, § 13), principe fatal qu’ont répété, ou que peut-être ont de nouveau découvert Spinoza et Hume, qui en ont tiré les systèmes déplorables que l’on connaît.

Ainsi l’âme, selon Aristote, n’est point une véritable substance. Elle est aveugle dans la nutrition, et morte, pour ainsi dire, dans cette fonction où elle s’ignore. Existe-t-elle davantage dans la sensibilité et l’intelligence, dont les actes passagers ne lui donnent qu’une existence passagère comme eux ?

Certes, voilà déjà une conséquence bien grave d’un faux principe ; en voici une seconde qui l’est tout autant. Dans un traité sur l’Ame, conçoit-on qu’on oublie la théorie des facultés morales ? Conçoit-on que l’on parle des facultés sensibles et intellectuelles, sans rien dire de la loi supérieure qui est destinée à régler l’exercice des unes et des autres ? Il est vrai qu’Aristote a traité de la morale dans un autre ouvrage ; que, dans cet ouvrage, après avoir fixé le but même de la vie humaine, il a fait des vertus et des passions une analyse pleine de science et de vérité. Il est vrai qu’il y a indiqué, comme la source de la loi morale, le principe intelligent et divin que l’homme porte en lui, et qui seul nous donne le discernement du bien et du mal. Mais, si dans son traité, la morale, Aristote n’a point absolument omis cette faculté de l’entendement, il ne lui a point consacré une étude suffisante. Dans le Traité de l’âme, où cette étude était à sa vraie place, il l’a tout-à-fait négligée ; et, sauf un seul mot, un mot unique, qu’on peut regarder comme une bien obscure réserve (Voir Traité de l’âme, liv. III, chap. IV, § I), il n’a rien dit de la conscience morale dans l’homme. Sans doute, il ne l’ a pas niée ; mais, si l’on ne connaissait que le Traité de l’âme, on pourrait croire qu’il l’a presque complètement ignorée ; et ce qu’il en dit ailleurs ne peut point réparer cette regrettable lacune.

C’est qu’en attribuant à l’âme des facultés inférieures qu’elle n’a pas, on compromet les facultés supérieures qu’elle possède, et que les autres excluent. On peut jusqu’à un certain point accorder l’intelligence au principe qui accomplit les merveilleuses opérations de la nutrition, et Stabl n’a pas manqué de la lui accorder ; mais il est impossible, quoi qu’on fasse, de découvrir en lui la moralité.

S’étonnera-t-on maintenant qu’après avoir méconnu la substantialité de l’âme, après avoir omis ses facultés morales, lui avoir enlevé presque entièrement l’initiative du mouvement, Aristote hésite et chancelle dans cette grande question de l’immortalité ? Il a bien dit que l’entendement était un principe divin dans l’homme, indestructible, éternel. Il a bien dit aussi que ce principe était en nous une véritable substance. Mais quelle substance ? Nous l’avons vu : dans l’entendement lui-même, il y a une partie périssable, comme sont périssables l’imagination, la sensibilité, la nutrition : et cette partie, c’est la partie passive, celle qui est, en quelque sorte, la matière de l’intelligible. L’intelligence active, celle qui fait l’intelligible, survit éternellement au corps, qui seul doit périr. Mais dans cette vie nouvelle, il ne reste rien de la personnalité humaine, de cette personnalité sans laquelle l’immortalité de l’âme n’est qu’un vain mot et un leurre. Et pourquoi ? C’est que l’intelligence active est un principe impassible ; par conséquent, selon Aristote, il ne peut nous donner la mémoire, que le concours du corps peut seul nous assurer, et sans laquelle il n’y a point de personnalité véritable.

Voilà toute la doctrine du Traité de l’Ame sur l’immortalité ; et pour qu’il n’y ait pas de doute possible, Aristote n’a pas dit un seul mot de Dieu, ni des rapports que l’âme de l’homme soutient avec la cause intelligente et supérieure d’où elle vient. Certes, en présence d’une telle doctrine, il a fallu beaucoup de bonne volonté pour soutenir qu’Aristote avait cru à l’immortalité de l’âme. Dans les premiers temps de l’Eglise, la plupart des Pères subissaient en partie la pensée aristotélique, quand ils faisaient l’âme corporelle. Plus tard, l’Eglise a cru devoir faire prouver que le maître de l’École professait, sur un point aussi essentiel, des croyances qui s’accordaient avec l’orthodoxie. Mais le Traité de l’Ame ne renferme point ces croyances, si d’ailleurs il ne les contredit pas formellement. Pour saisir la vraie pensée d’Aristote, il convient aussi d’interroger ses disciples, ses successeurs, ses commentateurs les plus autorisés : Aristoxène, Dicéarque, Straton, Alexandre d’Aphrodise, auxquels vous pouvez joindre Averroès, Pomponat et leurs partisans. Tous répondront unanimement que l’âme est mortelle, et ne survit point au corps. Ajoutez que c’est là une conséquence évidente et nécessaire de cette théorie qui fait de l’âme la forme du corps. Il n’est pas très difficile de reconnaître que la forme ne peut subsister par elle-même sans la matière qu’elle détermine, et qu’elle périt avec cette matière. Après l’âme qui meurt, reste, il est vrai, cette partie divine et immortelle qui est l’intelligence active. Mais cette parcelle de Dieu accordée à l’homme, que peut-elle devenir à la mort ? Elle ne peut que se confondre avec la substance infinie, dont elle avait été un instant détachée. Je ne voudrais pas prêter au Péripatétisme des opinions qu’il n’a point exposées. Mais cette théorie qui condamne l’intelligence active à s’abîmer dans l’âme du monde est en germe dans les théories d’Aristote. Elle a été certainement adoptée par ses disciples ; et c’est d’eux peut-être que la reçut le Stoïcisme, et plus tard l’École d’Alexandrie, sans parler d’Averroès qui identifie l’intelligence active de l’homme et l’intelligence universelle. Aristote a combattu les philosophes qui voulaient faire de l’âme un composé de tous les éléments ; il a combattu ceux qui croient que l’âme est répandue dans l’univers entier. Mais n’inclinait-il pas lui-même à cette erreur en réservant à l’intelligence active, impérissable et divine, un avenir sans personnalité, une existence éternelle qui ne peut se distinguer de celle même de Dieu ? N’est-ce pas reproduire Timée après l’avoir réfuté ?

Il est, je le sais, d’autres ouvrages d’Aristote où son opinion est plus développée, et où sa croyance à l’immortalité de l’âme peut paraître assez précise. Ou pourrait alléguer surtout quelques passages de la Morale à Nicomaque (Voir Liv. I, ch. XI, et Liv. X, ch. VII). Mais dans ces passages mêmes, sa pensée reste encore bien obscure ; et il a soin d’annoncer qu’il ne voudrait point se mettre en contradiction avec les opinions communément reçues. C’est une concession qu’il croit devoir faire ; ce n’est point une conviction qu’il exprime. Condescendre aux faiblesses du vulgaire, c’est ne pas les partager ; et ce n’est point faire tort au fondateur du Péripatétisme, de croire que la doctrine du Traité de l’âme est la seule qu’il reconnaisse et avoue pour sienne.

Enfin, sachons signaler une dernière conséquence qui n’est pas moins fâcheuse que toutes celles qui précèdent. Aristote a bien dit que l’intelligence, en pensant l’intelligible, se pensait elle-même, parce que c’est elle qui fait l’intelligible. Suivant lui, il faut toujours à l’intelligence un objet différent d’elle, qu’elle s’assimile en quelque sorte, et qu’elle peut alors comprendre sous la loi de sa propre activité. Mais Aristote n’a jamais dit qu’elle eût conscience de soi indépendamment de tout intelligible. Ceci est tout simple. Du moment qu’un refuse à l’âme d’être une substance, l’intelligence peut bien être actuellement quelque chose quand l’intelligible provoqué par l’extérieur apparaît en elle ; mais sans la présence de l’intelligible, elle n’est pas : elle ne subsiste pas. L’âme donc ne réfléchit point ; elle n’a pas la puissance de revenir sur elle-même, de s’analyser, de se connaître dans ce qui n’est absolument qu’elle toute seule. Si l’âme n’a point ce pouvoir, si la réflexion et la conscience ne lui appartiennent pas, sur quelle base alors repose la philosophie ? sur quel fondement s’appuie la science ? S’il est un point que le génie de Platon se soit efforcé de mettre en lumière, c’est celui-là sans contredit. C’est qu’en effet ce point renferme en lui seul tout le secret de la méthode philosophique. Descartes, plus tard, quand il a de nouveau mis à nu, dans les profondeurs de la conscience, cette inébranlable assise de toute certitude, a pu faire mieux que Platon ; mais il n’a pas fait autre chose. Voilà ce premier principe que la sagesse antique avait entrevu et découvert à demi, et sur lequel elle assurait ses plus fermes théories, sans le bien connaître encore ; voilà le premier principe que le réformateur de la philosophie moderne a rendu désormais indiscutable, et qui demeure sacré à tout esprit qui veut se comprendre lui-même. L’âme ainsi repliée en soi, y découvre tout d’abord la pensée, qui la constitue et la distingue profondément de tout ce qui n’est pas elle ; elle y découvre ces lois intellectuelles et morales, qui la mettent, par une irrésistible évidence, en rapport avec le monde qu’elle comprend, et avec Dieu qui l’a faite.

Ce premier principe, Aristote, j’ai vraiment peine à le dire, ne l’a pas connu ; il l’a passé sous silence dans le Traité de l’âme, dans tous ses autres ouvrages. Et voyez le résultat de cet oubli. Le système péripatéticien, tout admirable qu’il est dans les détails, quelques immenses services qu’il ait rendus à l’esprit humain, quelque scientifique qu’il soit, est sans base. Aristote a bien pu fixer d’une main infaillible les lois de la logique ; mais à quelle source a-t-il puisé ces lois ? qui les lui a révélées ? Il a bien pu analyser avec une parfaite justesse quelques uns des phénomènes de l’âme ; mais comment a-t-il observé ces phénomènes ? Il a bien pu découvrir quelques unes des grandes lois de la nature ; mais ces lois, que les siècles ont reçues pieusement de ses mains, et que les progrès de la science n’ont pas dû modifier, par quelle faculté les a-t-il comprises ? Ces règles éternelles de la morale, dont il a esquissé quelques nobles traits, à qui les a-t-il empruntées ? Cette grande doctrine de l’unité de Dieu, qui est le couronnement de sa métaphysique, qui la lui a inspirée ? Où est le lien commun et indissoluble qui rattache et unit la logique, la psychologie, la morale, la théodicée ? A cette question, le Péripatétisme reste sans réponse. Et cette question est pourtant la première et la plus importante que puisse se poser tout système de philosophie. C’est la première que doit se poser tout esprit « qui veut conduire ses pensées par ordre, » comme dirait Descartes. Comment l’élève de Platon ne s’en est-il pas inquiété ? Comment un génie si profondément méthodique a-t-il omis le fait capital sans lequel il n’y a point de méthode ?

Arrêtons-nous ici quelques instants ; et avant de poursuivre, voyons bien le chemin que nous avons déjà fourni. Nous avons dû constater quatre erreurs considérables dans la théorie d’Aristote. Elles peuvent se résumer toutes en quelques mots :

Aristote n’a pas fait de l’âme une substance, c’est-à-dire une force libre et distincte de toutes les autres ;

Il n’a point rattaché à l’âme les facultés morales dont l’homme est doué ;

Il n’a pas cru à l’immortalité de l’âme ;

Enfin, il n’a pas montré dans l’âme le fondement même de toute philosophie et de toute science.

 

A quoi tiennent des erreurs si profondes et si diverses ? à quelle cause contient-il de les rapporter ? A une seule, qui les explique toutes, si elle ne les justifie. Aristote n’a pas su distinguer assez complètement l’âme et le corps. Il les a confondus, en attribuant à l’une des fonctions qui manifestement appartiennent à l’autre. Il a réduit l’homme à un principe unique, tandis que l’homme est évidemment composé de deux principes, que sa raison distingue parfaitement, si d’ailleurs elle ne les voit jamais matériellement séparés. Quand l’âme a su donner à cette interrogation intérieure, l’attention et la persévérance qu’exigent de si délicates études, elle se discerne elle-même avec une évidence que rien n’égale. L’homme s’aperçoit alors avec le caractère éminent qui lui est propre, avec le caractère unique de la pensée. Il ne nie rien du corps auquel son âme est attachée dans cette vie. Mais il reconnaît que le corps n’est pas lui, précisément parce que le corps est à lui, et que ce qui possède est distinct de ce qui est possédé[1]. ). Il ne sait point si l’âme est la forme du corps. Mais ce que l’âme sait, quand elle en est arrivée à se saisir ainsi elle-même, c’est qu’elle est la souveraine et la dominatrice de la matière à laquelle elle est unie, et que cette matière est son instrument, et son compagnon subordonné, quoique trop souvent indocile. L’âme ne se comprend elle-même que sous la condition de la pensée, sans laquelle elle ne serait pas : elle n’a pas besoin de la condition du corps, sans lequel elle pourrait être, bien qu’elle ne soit jamais sans lui. La pensée seule lui est donc essentielle.

Voilà ce que Descartes enseigne divinement ; voilà ce que Descartes enseigne avec une clarté qui ne laisse plus aucun nuage, avec cette autorité qui n’appartient qu’au vrai, et qui ne souffre plus de controverse. Mais est-il équitable de juger Aristote par Descartes, et de mesurer ces antiques théories à des théories venues deux mille ans plus tard ? Est-il équitable de demander au siècle d’Alexandre tout ce qu’a pu tenir le dix-septième siècle, tout ce que le nôtre pourrait donner ? Sans doute la nature et la réalité ne changent pas ; et le génie, quand il applique sa puissance à les observer, peut d’un premier effort les pénétrer et les comprendre tout entières. Aristote a rencontré parfois ce bonheur ; et la logique, par exemple, a été construite de toutes pièces par ses seules mains, sans que ce prodigieux édifice eût été préparé par des travaux antérieurs, sans qu’il ait été agrandi ou changé par les travaux qui ont suivi. Mais ce sont là de bien rares fortunes ; et quoiqu’Aristote en ait eu encore une autre presque aussi belle dans l’Histoire des animaux, il serait excessif d’attendre toujours, même de lui, des œuvres aussi achevées. C’est qu’à côté de la puissance du génie, qui est individuel, il y a cette autre puissance de l’esprit humain qui grandit de siècle en siècle, et dépasse par des labeurs incessamment accumulés les élans du génie lui-même, admirables, mais passagers. On a souvent commis cette iniquité de soumettre les grands hommes du passé à la mesure du présent : et il a été facile de les convaincre d’erreur et de faiblesse. Mais c’est bien mal comprendre la loi qui préside au développement de l’intelligence humaine. C’est exiger de l’enfance ce qu’on ne doit demander qu’à la virilité. Aujourd’hui, moins que jamais, une appréciation aussi injuste ne doit être permise. Elle serait impardonnable, en présence de tous les enseignements qu’ont dû nous donner et la philosophie de l’histoire et l’histoire même de la philosophie.

Ne jugeons donc pas Aristote par Descartes ; et puisqu’un heureux hasard nous permet de comparer les théories du disciple à celles de son maître, jugeons Aristote par Platon ; Aristote a vingt ans étudié à cette école. Il y aura de plus cet avantage que, si la sentence portée au nom de Platon est toute pareille à celle que nous eussions portée au nom de Descartes, le jugement pourra passer pour infaillible ; ce sera l’expression même de la vérité, découverte d’abord par le génie, et confirmée par le témoignage des temps.

Voyons ce que Platon enseigne sur l’âme. L’a-t-il distinguée parfaitement du corps ? En a-t-il fait une substance ? L’a-t-il crue immortelle ? A-t-il su trouver dans l’âme et dans la réflexion le principe de la véritable méthode ? Mais, en cherchant une réponse à ces questions, gardons-nous de séparer Platon de Socrate, puisque le pieux disciple a voulu que la postérité ne l’écoutât jamais que par l’intermédiaire et sous la garantie de son incomparable maître.

Socrate vient d’exposer à ses amis cette théorie de l’immortalité de l’âme qui remplit le Phédon ; il va boire le poison dans la coupe que lui présentera le serviteur des Onze. Mais, avant de mourir, il veut se baigner, afin d’épargner aux femmes la peine de laver un cadavre. Alors Criton prenant la parole : « Socrate, lui dit-il, n’as-tu rien à nous recommander, à moi et aux autres, sur tes enfants ou sur toute autre chose où nous pourrions te rendre service ? — » Ce que je vous ai toujours recommandé, Criton ; rien de plus : ayez soin de vous ; ainsi, vous me rendrez service à moi, à ma famille, à vous-même, alors même que vous ne me promettriez rien présentement ; au lieu que si vous vous négligez vous-même, et si vous ne voulez pas suivre, comme à la trace, ce que nous venons de dire, ce que nous avons dit il y a longtemps, me fissiez-vous aujourd’hui les promesses les plus vives, tout cela ne » servira pas à grand’chose. — » Nous ferons tous nos efforts, répondit Criton, pour nous conduire ainsi. Mais comment t’ensevelirons-nous ? — » Tout comme il vous plaira, dit-il, si toutefois vous pouvez me saisir et que je ne vous échappe pas. Puis, en même temps, nous regardant avec un sourire plein de douceur : Je ne saurais venir à bout, mes amis, de persuader à Criton que je suis le Socrate qui s’entretient avec vous, et qui ordonne toutes les parties de son discours. Il s’imagine toujours que je suis celui qu’il va voir mort tout-à-l’heure, et il me demande comment il m’ensevelira ; et tout ce long discours que je viens de faire pour prouver que, dès que j’aurai avalé le poison, je ne demeurerai plus avec vous, mais que je vous quitterai, et irai jouir de félicités ineffables, il me paraît que j’ai dit tout cela en pure perte pour lui, comme si je n’eusse voulu que vous consoler et me consoler moi-même. Soyez donc mes cautions auprès de Criton, mais d’une manière toute contraire à celle dont il a voulu être la mienne auprès de mes juges ; car il a répondu pour moi que je ne m’en irais point ; vous, au contraire, répondez pour moi que je ne serai pas plus tôt mort que je m’en irai ; afin que le pauvre Criton prenne les choses plus doucement, et qu’en voyant brûler mon corps ou le mettre en terre, il ne s’afflige pas sur moi, comme si je souffrais de grands maux, et qu’il ne dise pas à mes funérailles qu’il expose Socrate, qu’il l’emporte, qu’il l’enterre ; car il faut que tu saches, mon cher Criton, lui dit-il, que parler improprement, ce n’est pas seulement une faute envers les choses, mais c’est aussi un mal que l’on fait aux âmes. Il faut avoir plus de courage, et dire que c’est mon corps que tu enterres ; et enterre-le comme il te plaira, et de la manière qui te paraîtra la plus conforme aux lois. » (Traduction de M. Cousin, p. 515).

Sous l’impression d’exemples si frappants, devant de si vives leçons, dont la vérité d’ailleurs pouvait être à tout instant contrôlée par l’observation même des faits, on comprend sans peine que la distinction de l’âme et du corps dut apparaître à Platon comme une sorte d’axiome incontestable. Aussi, sans s’expliquer avec autant de netteté que, plus tard, Descartes a pu le faire, Platon a-t-il pris, comme lui, l’âme réduite à la seule pensée pour le principe suprême de toute philosophie. Quel est le devoir du philosophe ? C’est de s’examiner soi-même ; c’est de conserver pure de toute souillure cette partie de son être qui comprend le juste et l’injuste ; c’est de la perfectionner au péril même de sa vie. Mais le premier obstacle que le philosophe rencontre, c’est le corps qui l’empêche d’arriver au vrai et au bien. Les besoins du corps, ses passions, ses faiblesses, ses plaisirs et ses douleurs sont comme autant de clous par lesquels l’âme lui est rivée ; c’est par le corps qu’elle est entraînée dans ces régions inférieures et obscures où elle est en proie au vice et à l’erreur. Il faut donc que le philosophe, s’il veut atteindre à la vertu et à la vérité, sépare son âme du corps ; il faut qu’il la délivre du lien des sens dont elle se sert, et lui apprenne, dès cette vie, à mourir, en quelque sorte, si la mort est la séparation du corps et de l’âme. La philosophie sera donc comme un apprentissage et comme une anticipation de la mort véritable. Cette vie nouvelle de l’âme est la seule vie réelle, la seule vraiment digne de l’homme. L’âme recueillie en elle-même, au-dessus des troubles et des vertiges que le corps lui donne, quand elle reste unie à lui, se reconnaît alors pour un principe divin, immortel, intelligent, simple, indissoluble. Elle est invisible et immatérielle. Il n’y a que le corps qui puisse être perçu par les sens. Mais si l’âme échappe à la prise des sens, s’ils ne peuvent ni la voir ni la toucher, l’âme se voit et se touche elle-même. Elle se confond si peu avec le corps qu’elle se sent faite pour lui commander, le combattre, et au besoin, l’anéantir. C’est elle qui anime le corps et qui le fait ce qu’il est ; car sans elle il n’est plus qu’un cadavre ; sans elle il se corrompt ; et l’homme a beau vouloir conserver cette vaine dépouille, tout l’art des Égyptiens n’y peut rien ; le corps tombe bientôt en dissolution, tandis que l’âme se sent réservée à des destinées toutes différentes.

Cette vie de l’intelligence et de la sagesse que la philosophie assure à l’âme, on sait assez ce qu’elle est dans le système de Platon. L’âme est alors en rapport avec les Idées, c’est-à-dire, avec les notions générales et universelles, dont elle ne voit dans le monde des sens que des cas particuliers et des ombres. Aristote a beaucoup combattu la théorie des Idées ; et je ne veux pas dire qu’elle soit inattaquable de tous points. Mais s’il a nié surtout que les Idées pussent exister à part et indépendamment des êtres que nos sens nous révèlent, il n’a jamais nié qu’elles existassent. Comment, en effet, aurait-il pu le nier ? Sa théorie de l’entendement n’est point autre à cet égard que la théorie même de son maître. L’universel est le seul objet de la science pour Aristote tout aussi bien que pour Platon. Mais, selon Aristote, les sens et le corps sont indispensables pour former l’universel, collection de ce qu’il y a de commun dans chacun des phénomènes. Suivant Platon, au contraire, le témoignage des sens n’est pour l’âme qu’une occasion de s’élever à la notion universelle qu’elle porte en elle, et qu’elle y doit retrouver, quand elle sait rentrer en soi sous la conduite de la philosophie. Après l’excitation toute passagère par laquelle le corps a provoqué l’âme, il n’a donc plus rien à faire dans le monde de l’intelligence. L’âme y est seule avec les Idées qu’elle comprend et qu’elle contemple, mais qu’elle ne fait pas, comme Aristote l’a pensé.

On le voit : si, dans l’ordre actuel des choses, l’âme est unie au corps, si elle n’en peut être matériellement séparée, elle peut du moins, selon Platon, se distinguer si parfaitement de lui qu’elle se fait une existence, dans laquelle le corps n’est plus réellement pour rien. L’âme en est donc profondément distincte. Et notez bien qu’il ne s’est agi jusqu’ici dans les théories de Platon que de faits réels, tous vérifiables à la plus scrupuleuse analyse, et non point de ces hypothèses qui confirment la distinction de l’âme et du corps, qui en sont des conséquences plus ou moins certaines, mais qui ne la démontrent pas. Je veux parler de cette éternité que Platon attribue à l’âme, de cette vie antérieure où l’âme sans le corps a connu directement les Idées dont elle ne fait que se souvenir ici-bas, de ces existences successives par lesquelles l’âme doit passer pour recouvrer sa pureté première, de ces récompenses et de ces peines que lui réserve la justice des Dieux, selon qu’elle aura bien ou mal vécu. Ces croyances, qui sont le fond du Platonisme, ont sans doute une immense importance. Mais même en les négligeant, on peut affirmer, sans la moindre hésitation, que Platon a procédé comme Descartes dans cette grande distinction de l’âme et du corps, et que sa théorie a la même vérité, si d’ailleurs elle présente aussi les mêmes périls.

Mais Platon est allé plus loin que Descartes, en insistant encore plus que lui sur les moyens qu’il convient d’employer pour bien discerner l’âme du corps. Il a même indiqué les causes qui le plus ordinairement empêchent les hommes de pouvoir faire cette distinction, et de se bien connaître eux-mêmes. Descartes prévoyait, en terminant ses Principes (4e partie, § 201, éd. de M. Cousin), qu’il ne serait pas approuvé par ceux qui prennent leurs sens pour la mesure des choses qui se peuvent connaître. » Et il ajoutait « qu’à son avis, c’était faire grand tort au raisonnement humain que de ne vouloir pas qu’il allât au-delà des yeux. » Platon a vingt fois répété que, pour bien connaître la véritable nature de l’âme, « on ne doit pas la considérer dans l’état de dégradation où la mettent son union avec le corps et d’autres maux ; et qu’il faut la contempler attentivement, des yeux de l’esprit, telle qu’elle est en elle-même, dégagée de tout ce qui lui est étranger. Ceux qui verraient Glaucus le marin, disait-il encore, auraient peine à reconnaître sa première forme, parce que les anciennes parties de son corps ont été, les unes brisées, les autres usées et totalement défigurées par les flots, et qu’il s’en est formé de nouvelles de coquillages, d’herbes marines et de cailloux, de sorte qu’il ressemble plutôt à un monstre qu’à un homme tel qu’il était auparavant. Ainsi, l’âme s’offre à nos regards défigurée par mille maux. Mais voici par quel endroit il convient de la regarder. C’est par son goût pour la vérité. Considérons à quelles choses elle s’attache, quel commerce elle recherche, comme étant par sa nature de la même famille que ce qui est divin, immortel, impérissable. Considérons ce qu’elle peut devenir, lorsque, se livrant tout entière à cette poursuite, elle s’élève par ce noble élan du fond des flots qui la couvrent aujourd’hui, et qu’elle se débarrasse des cailloux et des coquillages qu’amasse autour d’elle la vase dont elle se nourrit, croûte épaisse et grossière de terre et de sable. » (République, liv. X, p. 275, trad. de M. Cousin.) Puis, dans cette sage conciliation que Platon a tentée entre le sensualisme Ionien et l’idéalisme de Mégare, il employait la douce ironie qu’il avait apprise de Socrate, à se moquer « de ces hommes semés par Cadmus, de ces vrais fils de la terre, qui soutiennent hardiment que tout ce qu’ils ne peuvent pas palper n’existe en aucune manière, de ces terribles gens qui voudraient saisir l’âme, la justice, la sagesse, ou leurs contraires, comme ils saisissent à pleines mains les pierres et les arbres qu’ils rencontrent, et qui n’ont que du mépris, et n’en veulent pas entendre davantage, quand on vient leur dire qu’il y a quelque chose d’incorporel. « (Sophiste, p. 252, trad. de M. Cousin). Platon n’est pas parvenu à convaincre tous ces profanes, comme il les appelait encore ; Descartes n’a pas davantage persuadé tous les profanes de son temps. Mais Platon et Descartes ont montré la route ; les esprits attentifs et sérieux n’ont plus qu’à les y suivre.

Maintenant est-il besoin de dire que Platon a fait de l’âme une substance, au sens le plus rigoureux de ce mot ? Tout ce que l’on vient de voir ne le prouve-t-il pas assez ? Et pour l’immortalité, que dire encore, que tout le monde ne sache ? Disons toutefois que dans la philosophie de Platon, ce dogme a une importance et un caractère qu’il n’a point ailleurs. Les religions, même les plus positives et les plus éclairées, se contentent d’affirmer que l’âme est immortelle, tout comme elles affirment que Dieu est. La philosophie va beaucoup plus loin : elle ne se contente pas d’affirmer, elle démontre. Elle cherche des preuves, les classe, les discute, pour en faire ressortir, avec d’autant plus d’évidence, la vérité que doit accepter la raison après l’avoir soumise librement à son examen. Depuis le Phédon, la République et les Lois, l’esprit humain a-t-il trouvé des arguments nouveaux ? en a-t-il trouvé de plus solides ? Et est-il personne qui ne puisse adopter ceux qui donnèrent à Socrate son imperturbable foi devant une mort inique et cruelle ? Quel immense intérêt s’attachait donc, pour Platon, à cette question qui achève et comprend toutes les autres ? La vie de l’homme, telle qu’elle nous est faite ici-bas, lui apparut comme une énigme indéchiffrable, et digne de pitié plutôt que d’étude, si rien ne la suit. L’homme, s’il ne se rattache à rien de supérieur, s’il ne se rattache point à Dieu, lui apparut comme un être inexplicable et monstrueux. De là, dans son système, cette grande croyance de l’immortalité, qui fait du Platonisme une sorte de religion tout aussi inébranlable, et, sur quelques points, beaucoup plus complète que toute autre. En un mot, après Socrate et Platon, les siècles n’ont eu, sur ce dogme, absolument rien à faire ; ils n’ont eu qu’à le sanctionner.

Ceci nous explique sans la moindre peine pourquoi la morale de Platon est à la fois si vraie et si sublime, si profonde et si pratique. C’est une conséquence, quand une fois on a compris la vraie destinée de l’âme, de comprendre aussi, dans toute son étendue, la loi qui lui est imposée. Le philosophe n’a plus, comme le vulgaire, qu’à interroger sa conscience ; il y trouve la voix intérieure qui parlait si haut à Socrate, et que tout homme porte en lui, si d’ailleurs tout homme ne sait pas l’entendre aussi bien, et la suivre aussi docilement. Le philosophe n’a donc qu’à recueillir ces infaillibles oracles ; et mieux il les aura écoutés, plus son langage prendra de grandeur et d’autorité. Si Platon a mieux parlé de la morale que ne l’a fait Aristote, si surtout il a su l’inspirer mieux que son disciple, n’en cherchons pas d’autre cause. Platon a mieux compris la nature de l’âme, parce qu’en ne voyant en elle que la pensée, il l’a prise par son essence, et ne l’a point dénaturée en lui prêtant des facultés qu’elle n’a point. Platon même en ceci est bien plus grand que Descartes : parti d’un principe identique, il en tire des conséquences morales que le philosophe moderne a passées sous silence, conséquences qui n’avaient plus, il est vrai, au dix-septième siècle, la même importance qu’au sein du paganisme, mais que la science du moins réclamait comme un indispensable complément.

Ainsi, conduit par une exacte analyse des faits, Platon a posé d’abord la distinction de l’âme et du corps et la substantialité de l’âme : il a posé son immortalité véritable avec le cortège obligé des récompenses et des peines : il a découvert la loi morale et l’a montrée, dans toute sa puissance et sa pureté, au fond de la conscience humaine. Sur ces divers points, nous avions trouvé Aristote, ou à peu près muet, ou tout au moins obscur ; Platon, au contraire, a répondu avec une clarté et une assurance admirables. En sera-t-il de même sur la question de la méthode ? Oui, sans doute ; et en ceci la solution de Platon n’a été ni moins complète ni moins sûre. On peut déjà facilement pressentir ce qu’elle doit être. Il est impossible à l’âme de se placer en face d’elle-même, sans reconnaître bientôt cette évidence suprême qui accompagne tout acte de conscience, et qui de là se répand sur toutes les notions que l’âme peut saisir directement en elle. Or, ces notions ne concernent pas l’âme toute seule ; elles s’appliquent aussi au monde extérieur, aux êtres, aux phénomènes, qui, sans elles demeureraient parfaitement incompréhensibles à l’intelligence, parce qu’ils seraient sans lois. Il faudra donc que l’âme rentre en elle-même, non pas seulement pour se comprendre, mais aussi pour comprendre tout ce qui n’est pas elle. De là, la dialectique, « science toute rationnelle qui, sans intervention des sens, s’élève à l’essence des choses, » et les entend aussi parfaitement qu’il est donné à l’homme de les entendre : science supérieure à toutes les sciences physiques, supérieure même à toutes les sciences intelligibles, parce que c’est elle seule qui a le secret « Je toutes les autres et connaît leurs limites et leurs rapports. On peut dire que « la dialectique est l’air dont les autres sciences ne sont qu’un vain prélude. » Elle est la plus vraie de toutes, parce qu’elle ne s’occupe que de ce qui ne passe point, et que la vérité ne se fonde que sur ce qui est. On a souvent représenté la dialectique platonicienne comme la méthode qui, des idées particulières, s’élève de degré en degré à des notions de plus en plus générales, pour aboutir par toutes les voies à cette idée suprême et universelle du bien, « qui illumine le monde intelligible, comme le soleil éclaire le monde des sens. » La dialectique est bien cela sans doute ; mais elle est plus encore : elle est la méthode unique, applicable à tous les cas, aux plus humbles comme aux plus relevés : en un mot, elle est la méthode, au sens même où Descartes l’a plus tard entendu. De là vient que Platon déclare que le philosophe est le seul à posséder la dialectique, tout comme Descartes n’a demandé la méthode qu’à la seule philosophie. De là vient encore que Platon interdit la dialectique à la jeunesse, et qu’il veut qu’elle couronne, et non qu’elle précède la culture des sciences particulières. C’est que en effet, pour bien connaître et montrer le chemin, il faut d’abord l’avoir parcouru.

Telle est la portée véritable de la dialectique platonicienne ; c’est là ce qui lui assigne le grand rôle qu’elle joue dans l’histoire de la philosophie. Elle est l’antécédent direct de la méthode cartésienne, laquelle est le fondement de toute la philosophie moderne[2]. ). Comprendre autrement la dialectique de Platon, c’est la méconnaître. Aristote le premier l’a entièrement méconnue ; et, si l’on a bien compris pourquoi le système péripatéticien est sans méthode et sans base, on voit tout aussi clairement pourquoi le disciple n’a point accepté la méthode du maître : c’est qu’Aristote n’a point constaté dans l’âme ce grand fait de la réflexion sur lequel Platon a tant insisté. Aristote a rabaissé la dialectique presque au niveau de l’art des Sophistes ; et bien d’autres après lui ont répété cet anathème. Peut-être la dialectique vulgaire de son temps ne valait-elle pas davantage ; peut-être même celle que Kant a voulu ressusciter ne vaut-elle pas beaucoup mieux ; mais on peut l’affirmer contre Aristote et contre Kant, ce n’est pas là la dialectique de Platon.

Certes, je ne veux pas dire que la méthode platonicienne soit à l’abri de toute critique, ni qu’elle soit sans danger, Le demi-scepticisme des cinq Académies qui se sont succédé est un fâcheux symptôme. Le mysticisme des Alexandrins est encore plus déplorable, ainsi que l’idéalisme sorti de l’école cartésienne ; mais ce sont là des aberrations et des conséquences immodérées de la méthode ; ce n’en sont pas de légitimes applications. Il faut donc répéter que la méthode de Platon est la vraie méthode, et que qui ne l’adopte pas court le risque de ne point s’entendre complètement avec soi-même, et de parcourir la carrière, sans la bien connaître, quel que soit d’ailleurs son génie.

Aristote aurait donc pu apprendre de Platon d’abord ce qu’est la méthode philosophique, et de quelle faculté de l’âme elle ressort ; il aurait pu apprendre de lui quel est le vrai fondement de la morale ; il aurait pu apprendre de quelle importance est le dogme de l’immortalité, appuyé sur l’étude de la conscience humaine ; enfin il aurait pu apprendre que ce dogme, cette morale et cette méthode reposent uniquement sur cette essentielle distinction de l’âme et du corps.

Mais certes Aristote n’a rien ignoré de ce qu’enseignait Platon ; et s’il s’est décidé pour des solutions contraires, c’est à parfait escient. Malheureusement les siècles ont prononcé dans ces grandes controverses, et c’est à Platon qu’ils ont donné raison. Le témoignage même des siècles ne serait rien ; mais l’observation attentive des faits s’élève contre Aristote, et c’est la vérité qui dépose contre lui. Il faut le déclarer, quoi qu’il en coûte : Aristote, en contredisant Platon, a rétrogradé vers le passé ; il a rebroussé chemin à peu près jusqu’à l’Ionisme ; et malgré la sagacité des développements nouveaux qu’il a donnés à des principes surannés, le germe que contenaient ces principes n’a pas tardé à reparaître : si le maître lui-même a su échapper au sensualisme, son école presque tout entière y est fatalement tombée.

C’est donc à une condamnation presque absolue d’Aristote que nous sommes arrivés en le comparant à Platon. Le jugement eût été le même si nous en avions appelé à Descartes ; la réponse n’aurait pas changé pour être donnée à deux mille ans de distance, parce que la vérité ne change point. Voilà, ce semble, ce grand Traité de l’Ame bien abaissé ; voilà d’immenses erreurs et des lacunes non moins immenses. Par quels mérites se relèvera-t-il donc à nos yeux ? Ces mérites, les voici ; et s’ils sont moins élevés que nous ne l’eussions désiré, ils le sont bien assez encore pour justifier toute la gloire du Péripatétisme.

Rendons d’abord toute justice à la forme même de l’ouvrage et à sa composition. De toutes les œuvres d’Aristote, sans en excepter même la Logique ni l’Histoire des animaux, celle-ci est certainement la plus accomplie. Le plan est, comme on l’a vu plus haut, parfaitement simple et parfaitement suivi. Après une vue générale et rapide des parties principales de son sujet, Aristote s’enquiert de la tradition, qu’il examine assez longuement ; puis, traitant la question du point de vue qui lui est propre, il étudie l’une après l’autre les quatre grandes facultés qu’il reconnaît à l’âme ; et il termine par des généralités qui résument ce qui précède. La plupart des ouvrages aristotéliques ne nous sont arrivés que dans un état de désordre et de mutilation qui permet rarement d’en juger l’ensemble. Jusqu’à présent la sagacité des érudits a échoué devant la Métaphysique, que personne n’a pu restituer légitimement. On sait quelle est l’interversion des livres de la Politique. On sait les lacunes de la Poétique, les doubles et triples rédactions de la Rhétorique et de la Morale. L’Histoire même des Animaux n’est point terminée ; et le dixième et dernier livre, qui n’appartient point à Aristote, ne nous donne pas, et nous ne trouvons point ailleurs, le grand résumé qui devrait compléter des théories aussi vastes et les relier entre elles. La Physique n’est pas davantage à l’abri de toute critique. La Logique même, tout admirable qu’en est la composition, présente quelques taches : les parties diverses de cette construction colossale ne se tiennent pas assez entre elles ; et, bien que les rapports de subordination qui les unissent incontestablement se révèlent à une étude patiente, les meilleurs esprits ont pu s’y tromper, dans l’antiquité comme dans les temps modernes. La biographie d’Aristote, on le sait, peut nous expliquer fort bien les défauts qui nous choquent dans ses œuvres. Élève de Platon jusqu’à l’âge de quarante ans à peu près, plus tard mêlé aux affaires politiques de l’Asie-Mineure et de la Macédoine, précepteur d’Alexandre, Aristote, selon toute apparence, ne publia pas un seul de ses ouvrages avant cinquante ans. A cette époque même, livré tout entier à l’enseignement d’une nombreuse école, il ne paraît pas qu’il ait pu donner à cette publication tous les soins nécessaires. L’exil et la mort vinrent le surprendre à soixante deux ans, avant qu’il eût pu mettre la dernière main à aucun de ses travaux ; et ses manuscrits, confus et inachevés, devinrent l’héritage d’un élève bien capable de les comprendre, mais qui ne prit pas la peine de les classer, laissant ce soin pieux à des mains moins habiles et moins éclairées. Par une exception peut-être unique, le Traité de l’Ame, s’il n’a pas reçu toute la perfection qu’un auteur plus minutieux pourrait donner à ses écrits, a reçu cependant toute cette perfection qu’Aristote prétendait, à ce qu’il semble, donner aux siens. C’est dans le Traité de l’Ame, plus que partout ailleurs, qu’on peut bien voir ce qu’est toute sa manière, cette ordonnance grandiose et lucide des pensées, ce style concis et ferme jusqu’à l’obscurité et à la sécheresse axiomatiques, sans ornements d’aucun genre qu’une admirable justesse, une incomparable propriété d’expressions, une vigueur sans égale, et, au milieu d’une apparente et réelle négligence, des allures où éclate toujours la puissance du génie.

Ce sont là les qualités extérieures du style aristotélique ; il en a d’autres plus profondes, dont la philosophie lui doit plus particulièrement tenir compte. La forme que la science y revêt est celle même qu’elle a depuis lors conservée, et qu’elle ne changera point. Nous ne savons pas au juste ce qu’était la forme adoptée par la philosophie antérieurement à Platon. Je ne parle pas de cette philosophie qui écrivait en vers et conservait, au grand préjudice de la pensée, les indécisions de la poésie, sans en garder les grâces. Mais les ouvrages de Démocrite, dont le génie a tant de rapport avec celui d’Aristote, ne sont point parvenus jusqu’à nous ; et les rares fragments qui nous en restent ne permettent pas d’en porter un jugement bien précis. Les Sophistes n’ont pu rien faire pour la science, parce qu’ils ne la prenaient point au sérieux. Quant à la forme du dialogue adoptée par Platon, c’est une exception absolument inimitable, d’abord par la perfection où Platon a su le porter, et ensuite par l’insuffisance même du procédé. On peut voir ce que le dialogue a fourni à Leibnitz et même à Malebranche. Entre les mains du disciple de Socrate, il a produit des chefs-d’œuvre qu’Aristote avait essayé d’imiter, bien vainement sans doute. Platon non plus, tout grand artiste qu’il est, n’aurait certainement pas choisi de lui-même une telle forme, et son génie livré à lui seul n’en eût pas tiré un tel parti. Mais Socrate avait posé trente ans devant lui. Le dialogue, la discussion avait été toute sa puissance et tout son enseignement. En voulant reproduire l’esprit, si ce n’est tout-à-fait les doctrines de Socrate, Platon n’avait pas à choisir. Le récit aurait glacé ces vivantes démonstrations ; et cela est si vrai, bien que Xénophon ne s’en soit pas aperçu, que Platon n’a été ni le seul, ni même le premier à reproduire ces conversations qui avaient instruit Athènes, et l’avaient charmée tout en l’irritant. Que devenaient ces conversations, du moment que Socrate cessait d’y figurer en personne ? L’art a fait beaucoup sans doute pour les dialogues de Platon, mais la réalité a fait encore plus. Si les Platons sont bien rares, les Socrates le sont davantage. Le dialogue platonicien ne serait désormais possible qu’à la condition d’un nouveau personnage aussi merveilleux, et peut-être même à la condition d’une catastrophe aussi lamentable. La philosophie s’interdira donc à jamais le dialogue, sous peine de se laisser entraîner à une imitation vaine. Que le dialogue reste le monopole éternel de Platon, puisqu’il n’a été donné qu’à lui seul d’avoir un Socrate pour maître. Que ce soit pour lui un titre de gloire aussi incontestable, s’il est moins grand, que la théorie des Idées. Mais le dialogue ne peut être la forme vraie de la science, malgré les services qu’il lui a rendus une fois. Aristote peut donc légitimement passer à nos yeux pour avoir donné à la philosophie la forme qui lui est propre. Il semble bien que d’autres sciences, la médecine, par exemple, avaient déjà trouvé la leur. Mais la philosophie s’ignorait encore. Aristote le premier lui fit tenir le langage qui lui convient ; et le Traité de l’Ame est son chef-d’œuvre, de même qu’avec la Métaphysique, il renferme ses théories les plus importantes.

A ce mérite du style et de la forme, joignez le mérite de connaissances de physiologie et de physique aussi vastes que positives. Je crois que la physiologie n’a rien, à faire dans un traité de l’âme ; Aristote, selon moi, comme le prouve toute la discussion précédente, a eu tort de l’y introduire, et elle a certainement contribué à ses erreurs. Mais ces études, prises en elles-mêmes et dégagées d’une fausse application, n’en sont pas moins admirables, Elles n’apparaissent dans le Traité de l’âme qu’avec une juste mesure, et pour le besoin assez restreint du sujet. Mais, chaque fois qu’elles se montrent, elles éclatent en traits de lumière. Il n’est pas une seule de ces généralités sur la vie et les êtres organisés que la science n’ait recueillies, et qu’elle ne conserve encore aujourd’hui comme de réelles conquêtes. On peut l’aller demander a Buffon et de nos jours à Cuvier. Ces grands principes de la physiologie comparée, qui sont le cadre de la science et ses plus sûrs jalons, à qui doit-on les rapporter, si ce n’est à l’auteur de l’Histoire des animaux ? Depuis Aristote, les observations se sont multipliées ; elles sont devenues plus exactes, en devenant plus nombreuses. L’analyse s’est approfondie en même temps qu’elle s’est étendue. Mais les premières vues du génie avaient été si sagaces et si larges, qu’elles ont embrassé l’ensemble de la vérité, si d’ailleurs elles n’ont pu atteindre tous les détails. Quelques uns de ces grands aperçus se retrouvent dans le Traité de l’âme, et lui donnent une valeur que la physiologie surtout doit apprécier. Les théories de physique qui s’y présentent n’ont guère moins de prix. Je citerai surtout celles de la lumière et du son, exposées à l’occasion des sens de la vue et de l’ouïe. A certains égards, elles sont pleines de vérité : et par exemple, le génie d’Aristote, devançant les découvertes les plus modernes, n’a pas hésité à déclarer que la lumière ne pouvait être ni un corps, ni une émanation d’un corps, et qu’elle était un mouvement, dans un milieu particulier qu’il appelait le diaphane. La physique de nos jours ignore ces vieilles théories ; elle les dédaigne parce qu’elle ne les connaît pas, et surtout parce qu’elle n’estime point assez sa propre histoire. Elle ne sait pas à quelles conditions la science a successivement grandi ; elle ne sait pas les longues incertitudes, les rudes labeurs qui ont rendu possibles ses récents triomphes. Mais quand on suit de près toutes les discussions qu’ont soulevées les théories d’Aristote, et les commentaires sans nombre dont ces théories ont été l’objet, on voit poindre peu à peu et se développer cet esprit d’investigation exacte, positive, dont les physiciens de nos jours croient avoir découvert le secret. Au moyen-âge on respectait superstitieusement la parole du maître ; mais ce respect même poussait à étudier les faits, afin de prouver que le maître les avait tous lus et les avait tous compris. On étudiait la nature pour glorifier Aristote ; et parfois même on la faussait plutôt que de le critiquer. Mais ces études qu’Aristote avait provoquées devaient porter leurs fruits. Pour s’en convaincre, et pour se bien rendre compte des services que le Péripatétisme a rendus en ceci, comme en tant d’autres sciences, à l’esprit moderne, il suffirait de consulter le commentaire des Coïnibrois sur le Traité de l’âme à la fin du seizième siècle. On y verrait tout ce que ces études aristotéliques du moyen-âge, si décriées, avaient accumulé de matériaux et préparé de découvertes.

Si les vues physiologiques et physiques d’Aristote ont tant d’importance dans le Traité de l’âme, que dirons-nous de ses théories psychologiques[3]. ) ? Au milieu du dix-huitième siècle, l’école écossaise, marchant sur les pas de Locke tout en le combattant, a cru découvrir la méthode qu’il convient d’appliquer à la description des faits de l’entendement humain. Parmi nous, dans ces derniers temps, on a souvent répété cet éloge peu mérité et certainement peu modeste que l’école écossaise s’était décerné. C’est à peine si l’on a fait quelques timides réserves en faveur des anciens. Il faut être plus équitable pour cette admirable antiquité, que les philosophes écossais, et Reid tout le premier, connaissaient trop peu. Il faut dire, sans hésiter, que la méthode d’exposition suivie par Aristote est la méthode suivie par Reid. Les résultats obtenus par le philosophe du dix-huitième siècle sont beaucoup plus nombreux, beaucoup plus détaillés, je ne le nie pas ; mais le procédé est absolument le même ; c’est de part et d’autre une étude attentive des faits, observés avec la patience et la sagacité les plus désintéressées de toute idée systématique. Platon a indiqué, tout aussi bien que Descartes et que Heid, comment on doit observer les faits de l’esprit. Aristote, en mêlant une science étrangère à la psychologie, n’a pas aussi bien compris que son maître le rôle véritable de la conscience et sa compétence exclusive. Mais, tout en partant d’un principe moins certain et moins clair, Aristote a parfaitement décrit une multitude de faits ; il leur a donné le caractère qui leur est propre ; il a vu les rapports qui les lient, et il les a classés, pour en tirer des lois générales, avec une justesse et une rigueur qui ne peuvent être surpassées. Est ce qu’il ne détermine pas d’abord les facultés de l’âme ? Est-ce qu’ensuite il ne les décompose pas dans leurs éléments ? Cette analyse sans doute n’a pas été poussée aussi loin qu’elle pouvait l’être, bien qu’il ne faille pas oublier qu’à côté du Traité de l’âme, Aristote a déposé, dans plusieurs ouvrages secondaires, une foule d’observations de détail dont celui-ci n’est que le résumé. Sans doute l’analyse de Reid est autant au-dessus de celle d’Aristote, que la physique du dix-huitième siècle est au-dessus de la physique de ces âges reculés. Mais la philosophie ne doit pas imiter l’orgueil un peu aveugle des sciences naturelles, ni croire, comme elles, qu’elle ait fait une révolution dans son sein. Elle a tout simplement fait des progrès. Si l’on regarde les deux points extrêmes, comme ils sont fort éloignés, on les croit séparés l’un de l’autre ; et le dernier paraît très supérieur, parce qu’il semble isolé. Mais, si l’on rétablit les intermédiaires, et que de Platon et d’Aristote on passe aux commentateurs anciens, de ceux-là aux commentateurs du moyen-âge, puis aux philosophes du seizième siècle, ensuite à Descartes, et enfin à Locke, on voit peu à peu s’élever la psychologie au point où les Ecossais l’ont trouvée. Sans doute les Ecossais ont fait beaucoup pour la science ; mais ils n’ont pas fait autant que leurs admirateurs un peu passionnés, et eux-mêmes l’ont cru sincèrement. Une partie de leur gloire, c’est d’être venus les derniers. Aristote a si bien procédé comme eux, il a si bien voulu faire des facultés de l’esprit une science d’observation, que, comme eux aussi, il a négligé les questions, et s’est beaucoup moins enquis que ne l’avait fait Platon, son maître, des destinées de l’âme. Nous avons trouvé que c’était une immense lacune dans les théories d’Aristote. Aux yeux de Reid, cette lacune aurait dû paraître un immense mérite ; pour lui, elle devait suffire à réhabiliter l’inventeur prétendu « des espèces sensibles et des espèces intelligibles. » Il est très facile à Reid et à ses successeurs de négliger les questions et de les ajourner après l’observation des faits, longue, infaillible et complète sans doute : pour eux les questions sont résolues. Ils ne demandent pas à la philosophie si l’âme est immortelle, et quels sont les rapports qu’elle soutient avec Dieu. Une grande religion à laquelle ils croient de toute leur foi a tranché sans discussion ces problèmes essentiels. Les philosophes Ecossais peuvent donc, en toute sécurité, traiter les faits de l’âme comme les physiciens traitent les faits de la nature : ils peuvent, en toute sécurité, faire l’histoire naturelle de l’âme. Cette indifférence, qui se conçoit en eux, doit paraître fort peu louable dans Aristote. Les questions, comme on les appelle non sans quelque dédain, ne s’ajournent jamais : les faits n’ont d’importance que pour les résoudre. Chaque siècle, chaque philosophie, chaque philosophe même doit avoir des solutions avant tout : les faits sur lesquels elles reposent sont plus ou moins bien observés, plus ou moins nombreux ; il n’importe guère. La psychologie Ecossaise, toute scientifique, toute précise qu’elle est, n’en a pas plus appris au dix-huitième siècle, sur l’immortalité de l’âme, que n’en savait Platon. Aristote a donc eu tort, puisqu’il ne se reposait pas, comme les Ecossais, sur des réponses dictées par une autorité supérieure, de s’occuper exclusivement, ou à peu près, de l’observation des phénomènes. Mais ce tort il le partage avec les Écossais ; et, si l’on en fait une gloire à d’autres, il faut faire partager cet honneur au disciple et à l’antagoniste de Platon. C’est en ce sens, et avec toutes ces réserves, que la méthode appliquée par Aristote à la description des faits de la sensibilité et de l’entendement, me semble admirable. Aristote a constitué la science psychologique, tout aussi certainement qu’il a constitué la science de l’histoire naturelle. Buffon et Cuvier lui ont rendu pleine justice. Ne serait-il pas au moins singulier que les psychologues ne fussent pas aussi équitables que les naturalistes ? Pour notre part, concluons en disant que le Traité de l’âme a fondé la psychologie scientifique, deux mille ans avant les Ecossais.

A ces mérites de forme et de composition, à ces mérites plus relevés que la physiologie et la physique peuvent trouver dans le Traité de l’Ame, à ce mérite surtout que la psychologie doit y constater, joignons cette influence qu’à toutes les époques les théories aristotéliques ont exercée sur les sciences voisines de la philosophie, et spécialement sur la théologie. Il n’y a pas deux moyens de bien faire comprendre Dieu à l’homme ; il faut d’abord faire comprendre l’homme à l’homme lui-même. Toute théologie un peu profonde s’appuie nécessairement sur une psychologie. Ce fut la doctrine d’Aristote qui régna durant tout le moyen-âge, non pas qu’elle fût la plus vraie, mais parce qu’elle était la plus régulière. C’est même un spectacle assez surprenant de voir toute la théologie chrétienne déserter le Platonisme, qui lui est si conforme, pour adopter la psychologie péripatéticienne, dont les conséquences sont si contradictoires à l’orthodoxie. On peut rappeler, pour ne citer qu’un seul exemple, la place considérable que tient la psychologie d’Aristote dans la Somme de saint Thomas. Plus tard, elle n’en tient pas moins dans l’admirable ouvrage de Bossuet : la Connaissance de Dieu et de soi-même n’est souvent qu’une paraphrase ou une traduction du Traité de l’Ame. Ce n’est pas seulement parce que saint Thomas et Bossuet étaient des admirateurs et des disciples du Péripatétisme ; c’est que la psychologie péripatéticienne était devenue la doctrine officielle de l’Église. La croyance religieuse ne courait aucun danger à ce contact. Les faits étaient parfaitement observés par le philosophe païen ; on les lui empruntait. Quant aux doctrines qu’il en avait tirées, on s’en inquiétait peu, et au besoin on savait les accommoder avec le dogme. Telle est la légitime et salutaire autorité qu’exercent toujours la discipline et la règle. Aristote seul pouvait servir l’Ecole. Platon avait rendu jadis à la religion des services plus essentiels, mais moins apparents : il avait préparé les voies au christianisme dans le monde païen. Mais ce n’était pas lui qui pouvait être le précepteur de la Scolastique. La valeur du Traité de l’Ame est surtout une valeur scientifique. Les croyances d’Aristote sont incertaines et flottantes : on peut les interpréter dans l’un et l’autre sens ; mais on peut le suivre presque aveuglément dans l’étude exacte des phénomènes. A qui se serait-on adressé, je le demande, si ce n’est à lui, pour connaître en détail et clairement les faits de la sensibilité et ceux de l’intelligence ? Platon aussi les avait décrits ; tuais il y avait bien peu d’esprits capables de recueillir les descriptions éparses dans ses dialogues, et de les dégager, avec toute leur vérité et leur grandeur, de l’enveloppe parfois un peu trop éclatante dont Platon les avait revêtues. Au contraire la forme didactique et sévère d’Aristote aidait puissamment à l’étude ; et ce n’est pas à la philosophie du dix-neuvième siècle de méconnaître ou de dédaigner un tel avantage.

A la théologie nous pourrions ajouter aussi la médecine, si l’exemple de Van-Helmont et surtout celui de Stahl n’étaient des exemples individuels et isolés. Je ne doute pas que l’idée principale de la physiologie de Stahl ne lui ait été inspirée par le Traité de l’Ame. Aristote avait dit que c’est l’âme qui nourrit le corps, et il avait fait de la nutrition l’une des quatre facultés par lesquelles l’âme se manifeste. Stahl exagère cette idée. Toutes les actions et les modifications du corps, les opérations les plus délicates et les plus profondes qui se passent en lui, sont faites et accomplies par l’âme et pour l’âme seule. C’est l’âme qui se construit le corps, tout aussi bien que c’est elle qui le conserve et le meut, sans l’intervention ou le concours d’aucun autre moteur. (Voir Theoria medica vera, Physiologia, sect. I, memb. I, pag. 233 et 234, éd. de 1831, in-16.) Pour qu’on ne s’y méprenne pas, Stahl ajoute qu’il entend parler de l’âme rationnelle ; et il se raille de ces antiques rêveurs (antiquœ naeniae), qui ont cru trouver dans le corps humain d’autres agents que l’âme intelligente, et qui ont distingué trois âmes, végétative, sensitive, raisonnable, comme si les deux premières n’avaient pas besoin, autant que l’autre, d’intelligence et de connaissance pour accomplir leurs admirables fonctions (id., ib., pag. 238). Stabl ne sait pas, quoiqu’il soit fort érudit, qu’en voyant la vie uniquement dans l’âme, en les confondant l’une avec l’autre, il ne fait que reproduire Aristote (De mixti et vivi corporis verâ diversitate, p. 106 et suiv.— Physiologiœ brevis repetitio, p. 475 et 479). Il ne sait pas qu’en se moquant d’Aristote, il se moque de lui-même, puisque sa pensée n’est au fond que celle du philosophe ancien.

Nous venons de parcourir les mérites du Traité de l’Ame, et nous les avons trouvés considérables. Mais ces mérites, tout grands qu’ils sont, ne peuvent point racheter les erreurs que, dans l’intérêt de la vérité, nous avons dû signaler et combattre. Sans doute, c’est une grande chose de fonder la science, de lui assurer le caractère qui lui est propre, de l’ordonner dans ses parties principales, de décrire exactement quelques uns des faits qui la doivent composer ; et ce serait de l’ingratitude que d’oublier de tels services. Mais, je le déclare, si ces travaux, tout admirables qu’ils peuvent être, n’aboutissent qu’à satisfaire une curiosité vaine ; si les doctrines auxquelles ils doivent conduire sont obscures ou fausses ; si en traitant longuement des facultés et des actions de l’âme, on oublie de se prononcer sur ses destinées, la science peut encore applaudir ; mais la philosophie n’obtient pas ce qu’elle demande : elle a manqué le but qu’elle doit poursuivre.

Il faut le répéter hautement : toute l’erreur d’Aristote vient de ce qu’il n’a pas assez vu, malgré les conseils de Platon, que l’âme n’est observable que par l’âme elle-même. En attribuer l’étude à la physiologie, c’est la perdre ; chercher à comprendre l’âme de l’homme en observant les plantes et les animaux, c’est s’exposer aux plus tristes mécomptes. L’exemple d’Aristote doit nous instruire ; et son naufrage doit nous apprendre à éviter les écueils sur lesquels il s’est brisé. Platon avait dit que « l’âme ne peut être aperçue que des yeux de l’esprit. » Aristote, sans engager une polémique directe, avait essayé d’étudier l’âme surtout par l’observation ordinaire et le témoignage des sens, comme tout autre objet extérieur. Les deux points de vue étaient diamétralement opposés. Je ne sais si Platon a bien connu la pensée de son disciple, et s’il y a fait quelque allusion en réfutant les philosophes ioniens. Mais Aristote, qui a certainement connu celle de son maître, ne semble pas en avoir tenu le moindre compte. Soit dédain, soit inattention, il prit une route contraire, et, redisons-le, une route absolument fausse ; nous en avons pour garants, avec Platon et Descartes, les faits eux-mêmes. Mais, quelque diverses que fussent les méthodes suivies par les deux philosophes qui, dans l’antiquité, se partagent tout le domaine de la science, la question n’était pas posée entre eux. Ce n’est que de nos jours qu’elle l’a été, et qu’une discussion, si ce n’est très régulière, au moins assez étendue, a été instituée entre les naturalistes et les philosophes. La physiologie s’est rappelé que jadis l’étude de l’âme lui appartenait. Elle s’est souvenu, quoique très confusément, qu’Aristote la lui avait attribuée ; et, chose assez étrange, Cabanis, qui, au début de son célèbre ouvrage, passe en revue les travaux des anciens, ne semble pas se douter que le Traité de l’Ame existe, et qu’il a pour lui une aussi grande autorité. (Voir les Rapports du physique et du moral, p. 66 et 74, édit. de M. Peisse.) Mais par suite des erreurs de la philosophie même, par suite de ses faiblesses devant les sciences naturelles qu’elle doit éclairer, et qu’elle ne doit point suivre, des physiologistes en sont venus, de nos jours, à revendiquer pour leur science la psychologie tout entière, et sans doute aussi, comme annexes indispensables, la logique, la morale, la métaphysique, c’est-à-dire, toute la philosophie. On a montré parfaitement que cette aberration remontait dans les temps modernes jusqu’à Locke, et que les prétentions imprudentes de la physiologie avaient pour premiers complices des philosophes. (Voir M. de Rémusat, Essais de philosophie, t. II, Essai sur la physiologie intellectuelle.) Mais il faut reculer davantage la date de l’usurpation. C’est Aristote qui est le premier coupable, et Cabanis n’a pas été plus positif que lui. On sent même tout ce que la parole d’Aristote a de plus grave : c’est un philosophe qui préconise la physiologie ; ce n’est pas un médecin, qui peut toujours être suspect dans sa propre cause.

C’est donc une opinion de grande importance que celle qui attribue l’étude de l’âme à la physiologie. Je n’affirmerais pas qu’Aristote, malgré le principe qu’il a si nettement posé, consentît à subir toutes les conséquences qu’en tirent quelques uns de nos modernes physiologistes. Mais comme c’est lui qui a d’abord émis cette doctrine, et que de plus il l’a réalisée dans la mesure de son temps, nous adjoignons Aristote aux physiologistes du nôtre, lls ne refuseront pas, nous le croyons, ce puissant auxiliaire. L’éclat d’un tel nom est beaucoup pour une cause comme la leur, bien qu’Aristote même ne puisse suffire à la faire triompher. Il ne sera donc pas inutile de jeter un coup d’œil sur la physiologie de notre époque, puisque la question qu’elle discute contre la psychologie est la question même qu’Aristote a si résolument tranchée en faveur de l’histoire naturelle. Le débat contemporain pourra nous éclairer encore sur les théories antiques, en nous montrant plus complètement les conséquences de ces théories ; et nos physiologistes pourront apprendre, par l’exemple même du passé, tout ce que valent les objections qu’on leur oppose.

Aujourd’hui on peut compter trois partis très distincts dans la physiologie. L’un, acceptant l’héritage de la psychologie, déclarée impuissante et morte, se charge de la remplacer, sans savoir précisément à quoi il s’engage, et se réservant sans doute, contre les suites nécessaires de la psychologie, des fins de non-recevoir qui seront comme une sorte de bénéfice d’inventaire. Le second parti, qui est beaucoup plus sage, ne veut pas dépouiller la psychologie, dont la succession n’est pas ouverte, selon lui : il se borne à vouloir l’aider dans ses délicates et pénibles recherches ; il lui offre très loyalement son concours, déclarant que la physiologie et la psychologie sont sœurs, et qu’elles sont incomplètes l’une sans l’autre. Enfin, un troisième parti reconnaît la compétence exclusive de la psychologie dans les questions psychologiques ; et, gardant à la physiologie les limites qui lui sont propres, il essaie de la guider par la philosophie, loin de vouloir guider la philosophie par elle. De ces trois partis, le premier, selon nous, a radicalement tort ; le second, malgré des intentions excellentes, n’a pas toute raison ; le troisième seul est dans le vrai.

Je n’exagère point en prêtant au premier de ces trois partis des prétentions aussi insoutenables. Les noms de Cabanis, de Gall, de Broussais, sans nommer des physiologistes encore vivants, en disent assez ; et si l’on veut se convaincre que l’aveuglement systématique et réfléchi de la physiologie va jusque là, qu’on interroge les physiologistes de l’Allemagne. En ce moment ce sont les plus illustres, et, ce semble, les plus compétents, ou tout au moins les plus autorisés. Je n’en cite qu’un seul, M. Burdach. Qu’est ce que la physiologie pour lui ? Ecoutez-le, car c’est presque un commentaire d’Aristote. « Maintenant, dit-il, la physiologie cherche, en dernière analyse, à connaître l’esprit humain, l’essence de l’entendement, qui rentre dans les attributions de toute physiologie. » Selon M. Burdach, c’est si bien là le problème de la physiologie, que c’est uniquement pour le résoudre « qu’elle contemple l’homme sous tous ses autres points de vue. » Ceci est déjà bien clair ; mais M. Burdach veut une clarté plus vive encore, et il la demande à l’étymologie, qui pour lui justifie pleinement cette définition. Il ajoute donc : « La physiologie doit avoir pour objet l’essence envisagée d’une manière complète et dans toute son étendue (par conséquent le moral et le physique). Pour arriver à la connaissance de l’homme, elle doit porter-ses regards sur la nature entière, et contempler tous les phénomènes de l’univers. Le nom de physiologie, imposé par excellence à la science de l’essence humaine, indique le rang que l’homme occupe dans la nature. La physiologie est donc le commencement de toutes les sciences naturelles, le point unitaire de la connaissance de toute réalité. Elle doit même s’élever à l’intuition de l’existence absolue ; elle doit devenir la connaissance expérimentale de Dieu ou théologie naturelle. » Devant des déclarations si formelles et si hautaines, on serait confondu d’étonnement, si ce n’était là le défaut de toutes les sciences à leur début. Le Droit n’a-t-il pas jadis proclamé aussi qu’il était la « science des choses divines et humaines ? » Ne le répète-t-il pas encore quelquefois ? Il y a deux mille ans qu’Aristote a remarqué cette ambition des sciences de tout embrasser, malgré le point de vue très particulier où nécessairement chacune d’elles se place. La médecine de son temps ne s’intitulait-elle pas aussi : « la science de ce qui est ? » Aristote montrait le vice de pareilles définitions et leur prétentieuse insuffisance. Platon avait essayé de les prévenir, en disciplinant toutes les sciences de détail sous la conduite et la surveillance de la dialectique, ou pour mieux dire de la philosophie. Mais, de nos jours, la philosophie oublie peut-être un peu trop le rôle et les devoirs qu’après Platon et Descartes, Bacon lui-même lui assignait.

A côté de M. Burdach, bien d’autres physiologistes ont élevé des prétentions non moins exclusives. Les plus conciliants ont reconnu que pour le moment la science de l’intelligence ne fait pas partie essentielle de la physiologie. Mais cette situation, selon eux, est transitoire ; elle ne peut durer. La physiologie ne tardera point à avoir raison de cette indépendance de la psychologie, qui lui appartient ; et elle saura bien faire rentrer sous sa loi l’idéologie, qui s’en est un instant écartée.

Les philosophes, de leur côté, ont prêté les mains aux physiologistes ; et M. de Traey, interprète d’une partie du dix-huitième siècle, a résigné la philosophie, qui ne savait plus se défendre.

Pour convertir ces physiologistes immodérés et les ramener dans les limites vraies de leur science, il convient de les renvoyer à l’école de Platon et de Descartes. Avant tout, il faut qu’ils comprennent la distinction de l’âme et du corps. Une fois qu’ils auront senti la profonde différence qui sépare les faits de conscience de tous les autres faits, ils conviendront, avec les psychologistes, que l’observation intérieure ne peut se confondre en aucune manière avec l’observation du dehors. C’est là le point qu’ils doivent éclaircir avant tout autre, sous peine de commettre, sans même le savoir, les confusions les plus graves et les plus insoutenables. La physiologie se fait gloire d’être une science de faits ; et l’une des dernières venues, elle a raison de se ranger sous le drapeau commun. Mais, qu’elle le sache bien : le fait de conscience n’est pas seulement un fait aussi réel que tous les autres, il est encore le plus réel de tous, puisque sans lui tous les autres seraient pour nous comme s’ils n’étaient pas. Si l’observateur ne portait pas en lui-même la perception des faits sensibles qu’il observe, aucune science ne serait possible. Regarder cette perception indépendamment de l’objet particulier auquel elle s’applique, regarder la faculté indépendamment de toute action particulière, c’est le devoir de la psychologie ; et comme les sens ne peuvent en rien nous révéler les perceptions intérieures et les facultés que nous portons en nous, c’est à l’esprit seul de voir et d’étudier l’esprit. Certainement les facultés se manifestent au dehors par certains effets, observables comme le sont tous les effets d’un autre ordre, mais n’est-ce pas une chose bien peu rationnelle, quand on possède directement l’objet de son étude, d’aller étudier un objet différent ? Quand on peut observer le principe, pourquoi ne s’adresser qu’aux conséquences ? La physiologie aura beau faire, elle ne trouvera jamais dans les actes extérieurs de l’homme, dans son organisation matérielle, à quelque degré qu’elle y pénètre, rien qui ressemble à la pensée douée de conscience. La physiologie, cédant aux conseils d’Aristote, s’égarera bien davantage encore, quand des actes extérieurs de l’homme et de ses organes propres, elle descendra, toujours pour observer la pensée humaine, aux actes et aux organes des animaux. Elle passera alors des complications déjà bien insurmontables que la vie offre dans l’homme, à ces inextricables et obscurs détails où se perd la physiologie comparée, quand on l’arrache de son domaine spécial pour la plier à l’explication des faits de l’entendement humain. La physiologie, en méconnaissant l’instrument direct que nous offre la conscience, ne s’aperçoit pas qu’elle imite un peu l’anatomie ancienne, qui étudiait l’organisme des animaux pour apprendre l’organisme de l’homme. C’est qu’il faut que les physiologistes se résignent à reconnaître avec Cuvier (Rapport historique, page 6) « que les sciences naturelles finissent là où il n’y a plus à considérer que les opérations de l’esprit et leur influence sur la volonté. » Avec lui encore, il faut qu’ils se résignent à reconnaître « cet hiatus infranchissable » dont il parle en réfutant Gall, « et qui sépare la matière divisible du moi indivisible. » Mais c’est un sacrifice trop douloureux pour les physiologistes auxquels nous faisons allusion. A leurs yeux, laisser la physiologie à l’observation des phénomènes de la vie, ne pas la pousser jusqu’à l’observation des phénomènes de l’esprit, c’est abdiquer. Mais arrêtons-nous ici ; pour les éclairer sur cette capitale erreur, nous n’aurions à leur répéter que ce que nous disions plus haut sur Aristote. Les objections qui valent contre le Traité de l’Ame valent aussi évidemment contre eux.

Voyez, en effet, les grands triomphes qu’a remportés la physiologie, quand elle a risqué, sur la foi de ces prétentions illégitimes, d’édifier avec ses matériaux propres la science de l’entendement ! A quelles tentatives informes, impuissantes, ne s’est-elle pas laissé emporter ? Le triste naufrage de la phrénologie devrait être pourtant une leçon. Il a fallu chasser du temple cette fausse science, malgré tout le bruit qu’elle a fait, et pour être vrai, il faut ajouter que c’est la physiologie elle-même qui, par ses plus illustres représentants, a exercé cette sévère justice. Mais la philosophie ne s’était pas montrée plus indulgente : et pour elle la psychologie phrénologique n’a jamais été que la plus vaine, si ce n’est la plus dangereuse des chimères. C’est que la philosophie pouvait s’appuyer dès lors sur les admirables travaux de l’École Écossaise ; et la réforme nouvelle était si loin de cette exactitude et de cette sagesse, que vraiment la discussion ne pouvait être sérieuse ; car elle était à peine possible.

L’erreur de ces physiologistes est au fond identique à celle d’Aristote, Comme lui, ils confondent la pensée et la vie, toutes distinctes qu’elles sont. La pensée peut dans l’homme s’observer directement elle-même : la vie échappe complètement à la conscience. Il est bien vrai qu’il n’y a pas de pensée sans vie ; mais il y a vie sans pensée. La distinction est donc ici beaucoup plus facile qu’elle ne l’est souvent dans d’autres sciences qui se touchent d’aussi près. Les limites sont si nettement indiquées, qu’il semble que le conflit n’aurait jamais dû naître. Tout ce que la conscience peut atteindre est du domaine de la psychologie ; tout ce que l’observation extérieure peut seule fournir appartient à la physiologie. De part et d’autre, c’est se rendre coupable d’usurpation que de franchir ces bornes évidentes. La psychologie elle-même, toute sage qu’elle est, les franchit quelquefois : et quand elle tâche d’expliquer la sensibilité, il faut bien qu’elle fasse, bon gré mal gré, quelques empiètements. Mais elle ne prétend pas absorber la science qui lui est limitrophe ; elle ne prétend pas tenter sur la physiologie la conquête violente que la physiologie a tentée plusieurs fois sur elle ; car, on ne doit pas l’oublier, Stahl était un médecin et non point un philosophe. La physiologie, depuis Aristote jusqu’à nos jours, a été beaucoup moins circonspecte ; et parce qu’il y avait des questions mixtes, elle s’est persuadé que, non seulement ces questions-là, mais toutes les questions, lui appartenaient.

Elle a donné d’ailleurs à cette usurpation un prétexte qui, pour être spécieux, n’a pas cependant la moindre valeur. En étudiant l’homme dans sa partie la plus apparente, et, à ce qu’il semble au vulgaire, la plus considérable, elle a cru qu’il lui était donné d’étudier l’homme tout entier. Nous en convenons : il faut bien une science qui comprenne l’homme, et l’analyse dans son ensemble et non dans ses parties. La psychologie a bien dit aussi quelquefois qu’elle était « la science de l’homme, la science de la nature humaine ; » mais on voit en quel sens : c’est par la pensée que l’homme est vraiment ce qu’il est ; et la psychologie, science de la pensée, a pu, par une expression d’ailleurs peu exacte, assurer qu’elle étudiait l’homme. Mais la psychologie ne connaît pas plus l’homme tout entier que ne le connaît la physiologie. La science complète de l’homme ne sera ni l’une ni l’autre : ce sera l’anthropologie, si l’on veut, laquelle ne sera elle-même qu’une partie de l’histoire naturelle. Mais l’histoire naturelle de l’homme ne doit pas se confondre avec sa physiologie. A plus forte raison ne se confondra-t-elle pas avec la psychologie. Encore bien moins, l’histoire naturelle ne pourra-t-elle prétendre à cette mission souveraine de la psychologie, qui ne doit observer l’esprit humain que pour découvrir le vrai et universel fondement de la science, qui ne doit observer la pensée que pour connaître les vraies destinées de l’homme, autant qu’il a été donné à notre faiblesse de les connaître. La physiologie n’est donc pas la science de l’homme tout entier, comme elle s’en vante quelquefois. Elle n’est pas davantage la science de la pensée, bien que, pour se rendre compte de certains phénomènes qui lui appartiennent, il lui faille souvent étudier la pensée qui ne lui appartient pas. C’est que, par la nature complexe de l’homme, le physiologiste est forcé de devenir parfois psychologue, de même que le psychologue devient parfois physiologiste. Mais c’est s’ignorer beaucoup soi-même que de passer, sans le savoir, de l’observation de conscience à l’observation sensible, et de mêler, sans discernement, les résultats obtenus par toutes deux.

C’est là aussi, on peut le craindre, l’une des causes qui ont égaré Aristote ; mais Aristote, bien qu’il fût l’élève de Platon, est en ceci bien plus excusable que ne le sont nos physiologistes. Après Descartes et Reid, le chemin est trop connu pour qu’il soit encore permis d’en chercher un autre. Du temps d’Aristote, malgré l’admirable effort de Platon, il pouvait rester des doutes. On pouvait subir encore les traditions antérieures. Un philosophe, même le fondateur du Péripatétisme, pouvait ne pas apercevoir cette lumière de la conscience qui ne brille que pour les yeux qui s’appliquent longtemps à la contempler. Aujourd’hui, pour rester dans les ténèbres, il faut presque le vouloir. Mais peut-être les physiologistes qui continuent à nier la conscience et le moi, sont-ils de « la race de ces terribles gens » dont a parlé Platon ; et nous perdrions bien vainement nos peines avec ceux que Platon même ne peut convaincre. Laissons-les donc s’obstiner à contredire, non pas seulement la philosophie presque entière et toutes les religions, mais aussi le sens commun et toutes les langues que parle l’homme : laissons-les se contredire eux-mêmes dans le langage qu’ils parlent comme tout le monde, et où la notion de conscience et de moi est perpétuellement impliquée par ceux même qui la nient.

Mais si la physiologie ne peut fonder la psychologie, peut-être du moins pourra-t-elle lui prêter quelque secours. Faire de la psychologie et de la physiologie, deux sciences qui se soutiennent et se complètent, c’est là ce que proposent d’autres physiologistes. Mais ce parti moyen ne semble guère plus acceptable que le parti extrême. La psychologie, renfermée dans l’observation de la conscience, se sait parfaitement indépendante. Elle prétend n’avoir besoin de l’appui de personne. Si donc on croit, en lui offrant un secours, que ce secours lui soit indispensable, on se trompe. La physiologie est bien récente : elle devrait ne pas l’oublier ; la psychologie, au contraire, est bien vieille ; elle a fait sa route longtemps avant que sa prétendue sœur ne fût née ; et quand on se rappelle ce qu’est le Platonisme, on voit qu’une telle route n’a point égaré l’esprit humain, et qu’elle mène très sûrement au but. Cette priorité et ces succès de la psychologie sont déjà, contre les offres de la physiologie, une objection qui a certainement le plus grand poids. Descartes était médecin et en savait certainement sur l’organisation humaine autant qu’homme de son siècle. A quoi lui a servi sa physiologie ? Il était même novateur, et personne n’a soutenu plus hardiment et plus savamment que lui la grande découverte d’Harvey. Pourquoi donc Descartes n’a-t-il pas procédé par la physiologie dans le Discours de la Méthode ? C’est qu’il n’en avait pas besoin ; ou, pour mieux dire, c’est qu’il ne le pouvait pas, attendu qu’on n’observe la pensée que par la pensée même. De notre temps, quels services réels la physiologie a-t-elle rendus à la psychologie ? Comment a-t-elle prouvé qu’elle lui fût, je ne dis même pas nécessaire, mais seulement utile ? S’il était, ce semble, une question grave où la philosophie pût recourir à une aide étrangère, ce serait sans contredit celle de la sensibilité. Eh bien, qu’a fait la physiologie pour compléter en ceci les données psychologiques ? J’aperçois bien les découvertes les plus ingénieuses, celle de M. Charles Bell entre autres. Mais ces découvertes, toutes précieuses qu’elles sont pour la physiologie, ont-elles fait avancer d’un seul pas la théorie de la sensibilité, la théorie de la perception ? Les physiologistes sont encore entre eux dans les plus extrêmes désaccords sur le siège de la sensibilité. Ils ne s’entendent pas davantage sur la nature des agents qui transmettent la sensation jusqu’au cerveau. On croit généralement que ce sont les nerfs ; mais des physiologistes ont démontré qu’il y a des nerfs insensibles : qu’il y a des parties du corps dépourvues de nerfs, qui n’en sont pas moins très sensibles, la dure-mère, les ligaments, les tendons, le périoste, la cornée, etc.[4]. ) : qu’au contraire, il y a d’autres parties tapissées de nerfs très nombreux, qui sentent à peine, le poumon, la rate, le foie, etc. : que le cerveau lui-même est beaucoup moins sensible que les nerfs, et que les nerfs en général le sont moins que les organes auxquels ils se ramifient : que les nerfs ne servent pas uniquement à la sensibilité : que l’anatomie comparée présente la sensibilité sans système nerveux, tout aussi bien qu’elle présente des mouvements sans muscles, etc., etc. Non contente d’étudier l’homme en santé, la physiologie a mis à contribution la pathologie. La pathologie ne lui a pas suffi ; elle a fait des vivisections, et interrogé, à ses risques et périls, un état anormal qu’elle créait malgré les avis de Cuvier. Elle a passé des sciences de l’organisation aux sciences accessoires, physique et chimie ; et elle en est presque revenue à Van Helmont, Paracelse et les autres, Mais qu’y a-t-elle gagné ? ou plutôt, qu’y a gagné la psychologie, qu’elle prétend servir ? La psychologie attend encore qu’on le lui apprenne. Elle ne refuse pas le secours qu’on lui promet ; mais ce secours n’est pas encore venu, et, selon toute apparence, il ne viendra pas.

Il serait beaucoup plus facile à la psychologie, si elle voulait récriminer, de montrer tous les services qu’elle a rendus à la physiologie : ils sont très nombreux et très importants. Mais il est inutile d’y insister ; car il est plus d’un physiologiste qui les a loyalement reconnus.

Ainsi, des trois partis que nous avions distingués dans la physiologie, le premier peut être considéré comme ayant tiré du système d’Aristote les conséquences extrêmes qu’il contient ; et il nie la psychologie proprement dite. Le second, qui représente peut-être plus exactement la vraie pensée aristotélique, croit que la psychologie ne peut être complète qu’à la condition de la physiologie, opinion conciliatrice qui a besoin encore d’être justifiée.

Reste enfin un dernier parti qui, par la valeur de ses doctrines, par les noms illustres de ceux qui le composent, peut-être même par le nombre de ses adhérents, est le plus considérable de tous. Ce parti ne prétend pas fonder la psychologie ; il ne prétend même pas la compléter : il la reconnaît comme une science parfaitement distincte et indépendante. Il étudie les phénomènes de la vie pour la vie elle-même ; il admet trois éléments dans l’homme, le corps ou la matière, la vie et la pensée. De ces trois éléments essentiels, le premier seul est visible : les deux autres ne le sont pas. L’étude de la vie jointe à celle du corps constitue la physiologie : l’étude de la pensée constitue la psychologie. Les deux sciences sont voisines ; sur quelques points même elles se touchent ; mais elles ne se confondent point. Voilà la vérité ; la voilà dans toute sa simplicité, et aussi dans toute sa rigueur. Sous une autre forme, c’est l’opinion de Platon : c’est l’opinion de Descartes. Cette grande doctrine, que nous tenons pour parfaitement fondée, est celle qu’a toujours professée l’école de Montpellier. Elle l’a professée depuis Bordeu et Lacaze, se rattachant eux-mêmes à l’animisme exagéré de Stahl, jusqu’à Barthez, qui a pu croire ses opinions tout-à-fait nouvelles, parce que, en effet, personne avant lui ne les avait aussi nettement exprimées. Tous les efforts de Barthez ont eu pour but d’isoler de tout le reste le principe vital : c’est de la vie toute seule qu’il veut s’occuper ; le corps et l’âme pensante sont exclus de ses recherches. Il reproche à Descartes d’avoir été le chef de ceux qui n’ont reconnu dans l’homme que deux éléments : l’âme et le corps. Avec plus de justice peut-être, il reproche aux animistes et à Perrault, même avant Stahl, d’avoir rapporté toutes les fonctions à une seule âme. Cette opinion de Barthez a suscité une école entière : Dumas, qui, du même point de vue, a déclaré formellement que la physiologie ne devait attendre sa régénération que de la philosophie : Bérard, qui, malgré quelques indécisions, a cependant montré plus clairement que qui que ce soit parmi les physiologistes, la délimitation exacte des deux sciences : l’une s’occupant de la sensation avec conscience ou perception ; l’autre, de l’impression sans conscience ou sensation proprement dite. A la suite de Bérard, de Dumas, de Barthez, ou pourrait citer, dans l’école de Montpellier, d’autres physiologistes encore vivants, dont les travaux non moins utiles soutiennent le vitalisme à la hauteur où leurs devanciers l’avaient porté. L’école de Montpellier se fait gloire, on le sait, de conserver la vraie doctrine hippocratique ; c’est aux historiens de la médecine de prononcer sur un point aussi obscur. Mais il y a déjà bien longtemps que Galien avait remarqué des analogies nombreuses et frappantes entre les théories de Platon et celles d’Hippocrate ; et nous pouvons dire que le vitalisme, en faisant une part aussi nette à la psychologie, s’il reste fidèle au Père de la médecine, reste bien plus encore fidèle à Platon.

D’ailleurs l’école de Montpellier n’a point été la seule, au début de ce siècle, à soutenir des théories qui laissent à la psychologie tout son domaine, et donnent à l’intelligence une place séparée et supérieure. On pourrait trouver dans Bichat même une foule de passages où il reconnaît, à côté de l’organisation matérielle et de la vie, un autre principe tout différent auquel il rapporte « les actes purement intellectuels et volontaires. » Mais cette tendance au spiritualisme, confuse encore dans Bichat, éclate avec puissance dans Buisson, son collaborateur, mort encore plus jeune que lui. Unisson, dans une thèse qui est presque une œuvre de génie, a plusieurs fois, et avec toute raison, redressé quelques unes des idées de son illustre parent. Il n’a point hésité à établir que notre intelligence nous est connue par la conscience intime que nous avons de ses opérations. Il en conclut admirablement qu’il faut examiner l’homme indépendamment des autres êtres organisés, et que raisonner de l’homme d’après les animaux, c’est se tromper de route, et partir de l’inconnu pour arriver au connu. Personne mieux que Buisson, et plus de vingt ans avant Bérard, n’a démontré tout ce que le matérialisme appliqué à l’étude de la nature humaine a d’insuffisant et de faux. Il a signalé dans tous les phénomènes du principe sensible l’intervention indispensable de l’activité volontaire, comme l’avait toujours signalé l’école de Montpellier ; et il l’a fait avec une assurance que n’a point dépassée M. de Biran. Rappelons que Buisson écrivait en 1802 ; et malgré l’apparence du paradoxe, disons que, dès cette époque, il fondait scientifiquement le spiritualisme, qui ne devait faire une réforme en philosophie que quelques années plus tard[5]. ).

En traitant de la physiologie contemporaine, nous ne sommes pas aussi loin d’Aristote qu’il pourrait le sembler. Aristote avait donné l’étude de l’âme à l’histoire naturelle. Après vingt siècles, une partie de la physiologie, la moins éclairée, accepte le legs : elle tente de prendre possession de la psychologie, et elle échoue. Une autre partie de la physiologie, la plus sage et la plus considérable, se garde de revendiquer un si douteux héritage ; et elle reconnaît son incompétence dans les matières psychologiques. Ainsi, la raison d’abord, puis le maître d’Aristote, ensuite le grand réformateur de la philosophie au dix-septième siècle, enfin la physiologie même de notre temps, voilà les autorités que nous avons tour à tour invoquées contre la théorie péripatéticienne. Ces autorités ne paraissent-elles pas suffisantes ? En veut-on d’autres ? Nous n’en connaissons pour notre part ni de plus grandes, ni de plus décisives. Nous sommes de l’avis de Platon et de Descartes, à qui nous pourrions joindre le témoignage de Buffon, de Cuvier, de Barthex même, si Platon et Descartes n’avaient déjà pour eux le témoignage de la vérité.

Il faut donc, après avoir condamné la doctrine d’Aristote, condamner aussi la méthode qui semble la lui avoir imposée. Disons-le sans hésitation à la physiologie antique ou moderne : elle ne doit élever aucune prétention sur la psychologie, parce que toute prétention de ce genre est illégitime et funeste. La physiologie doit s’en tenir aux merveilles de l’organisme humain : le champ est encore assez vaste et assez beau ; quant à la pensée, la physiologie ne saurait l’étudier, sans cesser d’être elle-même, sans se transformer en psychologie. Les sciences doivent connaître et respecter leurs limites avec bien plus de soin encore que les Etats ne doivent respecter les leurs. La vérité est plus précieuse pour l’esprit humain que ne le sont la puissance et la richesse pour les peuples ; et la vérité ne se donne qu’à ceux qui savent la chercher dans les routes où elle se trouve. Aristote lui-même l’a méconnue ; les physiologistes de nos jours ne la rencontreront pas plus que lui dans la carrière où ils prétendent la chercher, et où elle n’est pas.

Il faut bien voir, en effet, de quel ordre est le problème qui s’agite ici. Il importerait assez peu, ce semble, que les faits de l’âme fussent étudiés par telle science plutôt que par telle autre ; et des esprits légers pourraient croire que la philosophie, en élevant cette question d’attribution, n’élève au fond qu’une question d’amour-propre. Certainement il y a plus d’un physiologiste qui ne voit en cela rien autre chose ; et l’empiétement tenté sur la psychologie lui paraît d’autant plus juste qu’il est plus vivement contesté. Je crois avoir démontré plus haut qu’au point de vue même de la science, la physiologie s’égare, et qu’en confondant l’observation intérieure et l’observation du dehors, elle confond les choses les plus différentes. Mais que parlé-je de la science ? Ses intérêts sont très graves, sans doute ; mais il en est de bien plus chers encore. Quand l’homme étudie son âme, doit-il l’étudier avec ce désintéressement et cette sorte de curiosité indifférente, qui suffisent à l’étude de tout autre objet ? La plupart des faits extérieurs, tout admirables qu’ils sont, ne nous touchent que fort peu en eux-mêmes. En les observant, nous satisfaisons d’abord ce désir de savoir qu’Aristote signale, au début de sa Métaphysique, comme le sentiment le plus naturel à l’esprit humain, comme là source de toutes les sciences. De plus, la connaissance de la nature nous est immensément utile pour subvenir à ces besoins moins relevés qui sont ceux de notre corps ; et la science alors se confond presque avec les arts et l’industrie. Mais les besoins du corps, ceux même de l’esprit, sont-ils les seuls que notre nature éprouve ? ou pour mieux dire, ces besoins, tout légitimes qu’ils sont, ne se rattachent-ils pas à un besoin fort supérieur ? L’homme ne veut pas seulement savoir ce qu’il est : il veut surtout savoir ce qu’il doit être ; il veut bien davantage encore savoir ce qu’il sera. La vie, telle qu’elle nous est faite ici-bas, est bien courte et bien obscure ; si on l’isole encore, et qu’on ne s’enquière ni de ce qui la précède, ni de ce qui doit la suivre, elle nous demeure incompréhensible ; et dès lors, selon les ténèbres de notre esprit, ou les caprices de notre faiblesse, la vie devient une indéchiffrable énigme, ou un accablant fardeau. Il y a bien, il est vrai, quelques hommes qui se contentent de cette obscurité profonde, et qui, tout entiers aux nécessités et aux passions de chaque jour, ne voient rien au-delà, et ne cherchent point à connaître l’ensemble de leur destinée. Ils ont même, pour pallier cette indifférence, le plus spécieux prétexte : ils s’en prennent aux bornes si étroites de l’esprit de l’homme ; et, sur la foi d’une impuissance imaginaire, ils se reposent dans un scepticisme qui se croit sage et modeste, et qui le plus souvent ne tarde pas à tomber dans une déplorable négation. Mais ce sont là des exceptions aussi rares qu’elles sont douloureuses. L’humanité ne se croit point condamnée à l’ignorance ; et pour savoir ce qu’est l’homme, elle se soumet aux religions, ou se livre à la philosophie. Les religions et la philosophie, comme l’histoire l’atteste, satisfont pleinement l’humanité, bien qu’à des degrés divers, et lui apprennent son origine et sa destinée. La physiologie vent-elle se charger de cette mission sainte ? et après avoir remplacé la philosophie, se chargera-t-elle encore de remplacer les religions ? On sait assez comment la physiologie répondrait à la confiance que l’humanité mettrait en elle : elle déclarerait le problème insoluble, et n’hésiterait pas à traiter de chimère et d’hallucination cet éternel besoin de l’homme de se connaître lui-même ; ou plutôt, quand elle aurait appris incomplètement à l’homme ce qu’est son corps, elle croirait lui avoir appris tout ce qu’il demande et tout ce qu’il nous est donné de savoir. C’est donc par une fin de non-recevoir et par un refus que la physiologie résoudrait la question ; et voilà pourquoi la philosophie ne peut à aucun prix lui abandonner l’étude de l’âme ; car ce serait trahir les plus chers intérêts de l’humanité.

Je sais bien que la philosophie, quand elle essaie de revendiquer ses droits, a d’autres adversaires encore que les physiologistes ; et que les théologiens prétendent, avec non moins d’assurance, démontrer l’inanité de ses efforts. La théologie et la physiologie, chose remarquable, font sur ce point cause commune : la première, parce qu’elle veut retenir le monopole de la discussion ; la seconde, parce qu’elle soutient que la discussion est parfaitement vaine. Elles se réunissent toutes deux pour refuser à la philosophie sa compétence, celle-ci sur une question qui ne lui appartient pas, celle-là sur une question qui n’en est pas une. Entre ces deux classes d’adversaires, la philosophie n’en fait pas moins son chemin. Depuis trente siècles qu’elle étudie l’homme, elle lui a généralement enseigné quelle est sa nature, quelles sont ses légitimes espérances. Avec la théologie, elle a cru que l’homme a une destinée qu’il lui était permis de connaître. Mais pour s’éclairer, la philosophie a pris une route qui n’était pas celle de la théologie, bien que cette route aboutît à peu près au même but. Plus tard, quand la physiologie est venue contester des droits exercés depuis si longtemps et si bien justifiés, la philosophie a dû lui répondre comme elle avait répondu à la théologie, en faisant appel à la raison. Elle invite la physiologie à observer les faits et à les bien comprendre, tout comme elle invite la théologie à ne pas calomnier les facultés que Dieu a données à l’homme. Le rôle de la philosophie peut être pénible ; mais il est du moins aussi simple qu’il est grand ; et l’axiome socratique : « Connais-toi toi-même, » peut toujours lui suffire et rester éternellement sa règle et sa limite.

Quand l’homme s’est compris lui-même ; quand, disciple fidèle de cette sagesse immuable dont Platon et Descartes sont les plus clairs interprètes, il a compris ce qu’est en lui la pensée, il affirme, avec une certitude désormais inébranlable, que son intelligence, qui ne s’est point faite elle-même, vient d’une intelligence supérieure à elle ; il affirme que son intelligence agit sous l’œil de son créateur, et qu’elle doit le retrouver infailliblement au-delà de cette vie. L’homme n’est point égaré en ce monde. Sa destinée peut y être douloureuse, intolérable même ; mais dès lors elle n’est plus obscure pour lui. Sa faiblesse peut quelquefois en gémir ; mais il la comprend, et il sait en outre qu’il en dispose, au moins dans une certaine mesure. Il n’en faut pas davantage à l’homme. Savoir d’où il vient, savoir ce qu’il est, savoir où il va, que demanderait-il encore ? Tout le reste n’est qu’un facile développement de ces féconds principes ; et l’homme intelligent et libre, s’il a tout à craindre encore des abus de sa liberté, peut se reposer avec une sécurité imperturbable sur la bonté, la justice et la puissance de Dieu. Fonder méthodiquement ces grandes croyances, sous l’autorité seule de la raison, les éclairer de cette lumière incomparable qui n’appartient qu’aux faits de conscience, en déduire les conséquences rigoureuses et leur soumettre la pratique de la vie, tel est le devoir de la philosophie ; telle est, qu’on le sache bien, la cause de cette suprême estime où j’esprit humain l’a toujours tenue et la tiendra toujours. La philosophie n’impose point de symbole à personne, parce qu’avant tout elle respecte la liberté, sans laquelle l’homme n’est point ; elle ne donne à personne des croyances toutes faites ; mais à tous ceux qui la suivent, elle apprend à s’en faire ; et elle ne peut que plaindre ceux que ne touche pas la foi d’un Socrate. La philosophie n’est donc point impuissante, comme le répète la théologie ; elle n’est point vaine, comme le croit la physiologie. La philosophie a su démontrer là où d’autres nient ou affirment sans preuves ; elle a connu et satisfait le cœur de l’homme que d’autres ignorent et mutilent ; et ce n’est pas sa faute si ceux-ci restent dans leurs ténèbres, et ceux-là dans leur injuste dédain.

Maintenant, je le demande, si former ces croyances dans l’esprit humain, qui ne doit point vivre sans elles, c’est l’objet véritable ile la philosophie ; si ces croyances sont bien le but supérieur que poursuit la pensée humaine, quelle valeur aura l’étude des faits de l’âme ? Evidemment, les faits ne vaudront qu’autant qu’ils contribueront à ce résultat décisif. Ces faits, précisément parce qu’ils appartiennent à l’âme, ne peuvent se suffire à eux-mêmes ; ce ne sont que les matériaux d’un plus noble édifice. Jusqu’à un certain point, l’homme peut se passer de connaître les faits du dehors ; mais, quant aux faits qui lui sont propres, il ne peut les ignorer qu’au risque d’étouffer en lui les plus légitimes réclamations de sa nature. Par là, nous aurons la mesure de ces doctrines qui, en étudiant l’âme de l’homme, se bornent à constater des phénomènes, et qui se croient prudentes parce qu’elles n’osent prononcer sur les questions que ces phénomènes doivent aider à résoudre ; par là, nous aurons la mesure de la doctrine de nos physiologistes modernes ; nous aurons surtout la mesure de la doctrine antique, dont la leur n’est qu’un écho. Nous admirerons la science d’Aristote et son prodigieux génie, mais nous ne le suivrons pas : ou plutôt, en acceptant quelques unes de ses théories, nous déplorerons que ces théories n’aboutissent à aucune croyance claire et précise. Nous voudrions que, dans cet essentiel sujet, le philosophe se fût prononcé plus résolument, et n’eût pas laissé à d’autres le soin périlleux de développer sa vraie pensée. Je ne crois pas avoir calomnié Aristote en lui prêtant les principes que j’ai dû réfuter. Mais ces principes n’ont pas toujours été reconnus pour les siens, on lui en a prêté même de tout contraires. Certes, je serais heureux de m’être trompé ; mais j’ai fait tout ce qu’il a dépendu de moi pour me défendre de toute prévention et de toute erreur ; et je crois pouvoir affirmer, en résumant cette longue et pénible discussion, que si, dans la question de l’âme, Aristote s’est éloigné beaucoup de son maître, il ne s’éloigne pas moins de la vérité.

30 avril 1846.

PLAN GENERAL DU TRAITÉ DE L’AME.

LIVRE PREMIER.

POSITION DES QUESTIONS. — EXAMEN CRITIQUE DES THÉORIES ANTÉRIEURES.


Quand, parmi les sciences, qui toutes méritent notre attention, l’une nous intéresse plus que l’autre, ce ne peut guère être que pour deux motifs : ou cette science exige des recherches plus difficiles, ou elle étudie des objets plus grands et plus admirables. A ces deux titres, nous pouvons avec toute raison placer en première ligne l’histoire de l’âme. D’abord elle est une partieconsidérable de la vérité totale que la science poursuit : et en second lieu, elle sert beaucoup à faire comprendre la nature, puisque l’âme est, on peut dire, le principe des êtres animés. Deux ordres de faits nous occuperont ici : les faits propres à l’âme, c’est-à-dire, son essence et sa nature ; puis, les faits accessoires qui n’ont qu’elle seule pour but dans les êtres animés. On voit sans peine tout ce que cette étude de l’âme a de difficile : elle se mêle à beaucoup de questions fort obscures, et par exemple, à celle de l’essence et des qualités. Y a-t-il une méthode unique, générale, pour étudier l’essence des choses ? S’il n’y a pas de méthode de ce genre, il s’ensuit que l’étude de chaque objet particulier exige une méthode spéciale ; et alors la difficulté, loin de diminuer, ne fait que s’accroître ; car cette méthode une fois trouvée, démonstration, division, ou toute autre, reste toujours à savoir de quels principes il convient de partir. Et ici encore les chances d’erreur sont fort grandes, puisque les principes varient presque autant que les objets mêmes auxquels ils se rapportent. Pour l’étude de l’âme en particulier, on peut se demander d’abord dans quelle catégorie il faut ranger l’âme. Est-elle substance ; ou simplement quantité, qualité, etc.? Est-elle seulement en puissance, ou bien est-elle une réalité complète, achevée, parfaite, une entéléchie ? De plus l’âme a-t-elle des parties ? ou bien est-elle indivisible ? Toutes les âmes sont-elles de la même espèce ? ou bien y a-t-il des espèces et des genres différents ? Aujourd’hui ceux qui cherchent à approfondir ces questions ont le tort de ne s’occuper que de l’âme de l’homme. C’est limiter beaucoup trop la recherche, et il convient de l’étendre davantage. Doit-on donner de l’âme une définition générale qui puisse s’appliquer à l’animal ? ou bien faut-il en donner une différente pour chaque espèce d’animaux, le cheval, le chien, l’homme, en remontant même jusqu’à Dieu ? Mais l’animal, ou tout autre tenue analogue, auquel ou rapporterait la définition de l’âme, n’est qu’un terme universel, c’est-à-dire, un terme qui ne représente rien de réel, ou qui du moins représente quelque chose de très ultérieur. D’autre part, si l’âme a des parties, faut-il étudier ces parties avant le tout ? N’est-ce pas en outre chose fort difficile de trouver entre ces parties des différences bien naturelles ? Et puis, faut-il étudier ces parties diverses avant les fonctions qu’elles accomplissent ? Et si l’on veut commencer par l’étude des fondions, ne faut-il pas, avant les fonctions mêmes, remonter jusqu’aux objets auxquels elles s’appliquent ? et ainsi se rendre compte de ce qu’est l’objet sensible avant d’aborder la sensibilité ; de ce qu’est l’objet intelligible, avant d’aborder l’intelligence ? Il est bon sans doute, pour connaître les qualités, d’avoir étudié auparavant l’essence ; mais la connaissance même des qualités ne contribue-t-elle pas aussi beaucoup à bien faire connaître l’essence de la chose ? L’essence n’est-elle pas le principe de toute démonstration ? Et les définitions qui n’expliquent pas à fond l’essence de l’objet qu’elles prétendent définir, sont-elles autre chose que des définitions de pure dialectique, c’est-à-dire, parfaitement vaines ? Enfin les affections de l’âme lui sont-elles toutes sans exception communes avec le corps ? ou en a-t-elle quelqu’une qui lui soit tout-à-fait propre ? question indispensable, mais qui n’est pas plus facile que toutes les précédentes. La sensation, prise dans toute sa généralité, ne se produit jamais pour l’âme sans l’intermédiaire obligé du corps ; et la pensée même, qui semble appartenir exclusivement à l’âme, ne peut guère se concevoir sans lui. L’âme n’ayant rien qui ne lui soit en quelque manière commun avec le corps, lui semble donc indissolublement unie ; elle n’en peut être séparée, pas plus que, dans une sphère, on ne peut imaginer la courbure isolée du corps matériel dont elle est la forme. Dans toutes les affections de l’âme, courage, douleur, crainte, pitié, joie, amour, haine, le corps a toujours sa part. Le corps agit certainement sur l’âme ; et selon qu’il est disposé, ou l’âme ne ressent pas même les affections les plus fortes, ou elle est mise hors d’elle par les plus légères. Il serait donc possible de trouver à toutes les affections de l’âme, des raisons purement matérielles ; et quand on se sert d’expressions comme celle-ci : Se mettre en colère, n’oublions pas qu’il s’agit toujours aussi d’un certain mouvement du corps qui est dans tel état, et affecté de telle manière, mouvement causé par tel objet et tendant à telle fin. Concluons de là que c’est au naturaliste, au physicien, qu’il appartient surtout d’étudier l’âme. D’ailleurs le naturaliste et le dialecticien auraient l’un et l’autre des procédés tout différents pour définir l’âme et ses affections. S’agit-il de la colère ? Le dialecticien dira que c’est un désir de rendre mal pour mal, ou donnera telle autre explication analogue. Le physicien, au contraire, dira que la colère est un bouillonnement du sang qui se porte avec violence au cœur. Ainsi, l’un s’attache surtout à la matière, l’autre surtout à la forme, à la définition. S’il s’agit d’une maison, par exemple, et non plus de l’âme, l’un parlera des poutres, des pierres qui la composent ; l’autre ne verra que le but pour lequel elle a été construite. Ces définitions sont incomplètes de part et d’autre, et le mieux c’est sans doute de les réunir pour en faire une seule qui comprenne et explique la chose tout entière. Mais l’on peut dire qu’ici les rôles sont distincts. Le physicien s’occupe des phénomènes en tant qu’ils sont unis à la matière, et ne les considère jamais à part. Les modifications de la matière en tant que séparées de la matière sont l’objet d’études fort différentes, qui n’en mènent pas moins à la pratique, et qui font par exemple l’architecte ou le médecin. Les modifications non séparées, mais étudiées abstraitement, sont la base des mathématiques ; et les modifications prises en elles-mêmes et isolément, sont étudiées par la philosophie première, c’est-à-dire la métaphysique. Mais revenons à notre point de départ, et rappelons-nous bien que les modifications de l’âme sont tout-à-fait inséparables de la matière physique dans les êtres organisés, et qu’elles ne peuvent être isolées comme on le fait pour les abstractions mathématiques.

Mais, avant d’aller plus loin, il convient d’examiner les théories antérieurement émises sur ce grave sujet. Nous pourrons en retirer ce double avantage, d’y recueillir la part de vérité qui s’y trouve, et d’éviter les erreurs que d’autres auront commises avant nous. Deux caractères très frappants distinguent l’être animé de l’être inanimé : c’est le mouvement et la sensibilité. Aussi nos devanciers se sont-ils attachés à ces deux caractères ; l’âme a été surtout pour eux ce qui produit le mouvement dans l’animal. De là vient que Démocrite et Leucippe en ont fait un feu, un corps chaud, et qu’ils l’ont crue sphéroïde comme ces corpuscules flottant dans l’air, visibles dans un rayon de soleil, à travers les fentes des portes, atomes qui, selon ces philosophes, composent l’univers, pénètrent partout, et communiquent à tout le reste le mouvement dont ils sont doués eux-mêmes. C’est par suite de cette opinion qu’ils ont pris aussi la respiration pour la mesure même de la vie ; car dans leurs théories ce sont les atomes du dehors qui, entrant dans le corps pendant l’acte de l’aspiration, y maintiennent et y fortifient ceux qui y sont déjà, contre l’action comprimante et destructive de l’enveloppe corporelle. Les animaux, suivant Leucippe et Démocrite, vivent aussi longtemps qu’ils peuvent accomplir cette fonction. Les Pythagoriciens sont à peu près du même avis ; pour eux aussi l’âme ressemble à ces corpuscules, à ces atomes, et peut-être est-ce elle qui leur communique le mouvement. Enfin des philosophes, dont les théories sont fort voisines de celles-là, ont prétendu que l’âme est ce qui se meut soi-même. Ainsi pour eux tous, le mouvement, spontané ou communiqué, est le caractère propre de l’âme. Anaxagore est du même sentiment, si c’est lui ou tout autre qui soutient que l’intelligence meut tout l’univers. La différence qui distingue Anaxagore de Démocrite, c’est que celui-ci confond tout-à-fait l’intelligence et l’âme, ne voulant admettre d’autre mesure de la vérité que ce qui paraît vrai à chacun de nous, tandis qu’Anaxagore, d’ailleurs moins précis, tantôt fait de l’intelligence toute seule la cause du beau et du bien, et tantôt l’assimile à l’âme, qu’il trouve égale dans les êtres les plus élevés et les plus bas, malgré l’énorme distance qui sépare, non pas seulement les animaux, mais aussi les hommes entre eux. A côté de ces philosophes qui ont surtout considéré l’âme comme le principe du mouvement, d’autres l’ont considérée plutôt comme le principe de la connaissance et de la sensibilité. Ils l’ont prise alors pour l’élément unique ou pour les éléments multiples des choses. Ainsi, pour Empédocle, l’âme vient des éléments ; chaque élément même est une âme distincte. A l’en croire : « Nous voyons la terre par la terre, l’eau par l’eau, l’air par l’air divin, le feu par le feu qui consume, l’amour par l’amour, et la discorde par la discorde funeste. » Platon même, dans le Timée, fait venir l’âme des éléments. Selon lui, c’est le semblable qui connaît le semblable ; l’animal en soi vient de l’un en soi, et des idées premières de longueur, largeur et profondeur. Pour lui aussi, l’intelligence est représentée par un, la science par deux ; le nombre de la surface se rapporte à l’opinion, comme celui du solide c’est la sensation. C’est que Platon prend les nombres pour les idées mêmes, et les principes des choses pour les éléments dont elles viennent. Sur les traces de Platon, d’autres philosophes ont combiné ces deux idées de mouvement et de nombre, et ils en sont venus à dire que l’âme est un nombre qui se meut lui-même. On fera plus loin justice de cette étrange opinion. Du reste, on n’est d’accord ni sur le nombre ni sur l’espèce des éléments et des principes. Pour ceux-ci il n’y en a qu’un, pour ceux-là il y eu a plusieurs ; l’âme subit aussi toutes ces variations. Voici les qualités détaillées qu’on lui prête. Selon Démocrite, si l’âme donne le mouvement à tout le reste, c’est à cause de la petitesse de ses parties et à cause aussi de sa figure ; elle est de feu, elle est sphérique comme le feu ; l’intelligence l’est comme elle, car la sphère est la plus mobile des figures. Pour Anaxagore, qui fait de l’intelligence le principe de toutes choses, l’intelligence est simple, pure, sans mélange, et elle seule dans l’univers possède ces admirables qualités ; c’est elle à la fois qui meut tout et qui connaît tout. On peut ranger aussi Thalès parmi ceux qui ont fait de l’âme le principe du mouvement, puisqu’il attribuait une âme à l’aimant par cela seul que l’aimant attire le fer. Diogène assimilait l’âme à l’air, qui est le principe de tout selon lui, et qui est le corps dont les parties sont les plus ténues. Héraclite la faisait l’évaporation primitive dont est sorti tout le reste, et la plus incorporelle de toutes les choses ; mais il la croyait, comme l’univers entier, dans un flux perpétuel. Alcméon supposait l’âme immortelle, à cause du mouvement éternel dont elle est douée comme tous les grands corps de la nature, la lune, le soleil, les astres, le ciel entier. D’autres, moins éclairés, et tel est Hippon, ont confondu l’âme avec l’eau, parce qu’ils ont identifié l’âme et la semence, qui pour tous les êtres est liquide. Critias ne voyait pas de différence entre l’âme et le sang, qui était pour lui le principe de la sensibilité. Ainsi tous les éléments ont eu leurs partisans, excepté la terre, qui n’a pas encore été prise pour principe de l’âme, si ce n’est en ce sens qu’on a dit que la terre était composée de tous les autres éléments. Voilà donc en tout trois caractères fort distincts qu’on a donnés à l’âme : le mouvement, la sensation, l’immatérialité. Si on l’a faite ou un élément ou un composé des éléments, c’est qu’on s’est imaginé que la connaissance n’était possible que du semblable au semblable ; et comme l’âme connaît tout, il fallait alors, ou qu’elle fût le principe unique si l’on n’en admettait qu’un, ou les divers principes si l’on en admettait plusieurs. Il ne faut faire ici qu’une exception, et c’est en faveur d’Anaxagore. Il a nettement séparé l’intelligence de tout le reste ; mais il restait à dire dans ce système comment alors l’âme peut connaître quelque chose. Or, c’est ce qu’Anaxagore n’a point fait ; et, d’après ce qu’il a dit, on ne saurait voir très clairement quelle est sa pensée à cet égard. D’ailleurs, ceux qui ont expliqué les principes par les contraires ont admis aussi des oppositions analogues pour l’âme ; et si l’âme a été le chaud pour les uns, elle a été le froid pour les autres. — Telles sont en résumé les théories antérieures sur l’âme et les motifs sur lesquels elles s’appuient.

Occupons-nous d’abord des théories sur le mouvement ; car peut-être est-ce à la fois une erreur et une impossibilité absolue que l’âme soit le principe du mouvement, ou qu’elle soit douée de mouvement. On a démontré ailleurs que le mouvement ne pouvait être que de deux sortes, ou spontané ou acquis. Dans un vaisseau, par exemple, les matelots ne sont pas mus comme l’est le vaisseau lui-même : le vaisseau se meut par une cause quelconque ; les matelots sont seulement dans la chose mue ; et ceci est tellement vrai qu’ils n’ont point alors le mouvement propre à l’homme, la progression au moyen des jambes et des pieds. On distingue quatre espèces de mouvement : translation, changement, destruction, accroissement, qui tous s’accomplissent dans un lieu. Il faut donc que l’âme ait un ou plusieurs de ces mouvements ; et, de plus, qu’elle ait un lieu, tout comme eux. Si le mouvement lui est essentiel, elle sera mue par elle-même et non par accident, comme le sont la couleur et la longueur avec le corps dans lequel elles sont. Mais à son mouvement naturel peut se joindre un mouvement qu’elle reçoit d’une force extérieure, de même que son repos peut être ou naturel ou forcé. Si elle se meut en haut, elle se rapproche du feu ; si elle se meut en bas, elle a le mouvement même de la terre. De plus, elle ne peut donner au corps qu’elle meut que les mouvements qu’elle-même possède : et, comme le corps change de place par translation, il faut que l’âme puisse avoir aussi ce mouvement, ou tout entière, ou du moins dans ses parties. Mais alors ne pourra-t-on pas en conclure qu’elle a la faculté de rentrer dans le corps après en être sortie, et qu’ainsi les êtres morts ressuscitent ? Si l’essence de l’âme est le mouvement, elle ne peut être mue du dehors qu’accidentellement, de même que ce qui est bon en soi et par soi ne l’est pas par un autre et pour un autre. Si quelque cause extérieure met l’âme en mouvement, on peut dire que ce sont surtout les objets sensibles. Ainsi l’âme a tout ensemble et un mouvement propre qui ne vient que d’elle, et un mouvement acquis venant du dehors. Le mouvement spontané lui est essentiel. On a bien prétendu, il est vrai, que l’action du corps sur l’âme était tout-à-fait réciproque à celle que l’âme exerce sur lui : c’est l’opinion de Démocrite ; mais cette explication n’explique pas plus les choses que celle de Philippe, l’acteur comique, qui prétendait que la Vénus en bois faite par Dédale se mettait seule en mouvement pourvu qu’on y versât de l’argent fondu. Les sphères indivisibles de Démocrite communiquent tout de même le mouvement au corps, parce qu’il est de leur nature de ne jamais rester en place. Mais Démocrite aurait bien dû nous dire si ce sont elles aussi qui causent le repos. Ce n’est donc pas du tout ainsi que l’âme meut l’animal : elle le meut par la volonté et la pensée, ce qui est tout autre chose. La physiologie de Timée n’est guère plus satisfaisante. Si l’âme meut le corps, d’après lui, c’est qu’elle se meut elle-même. Elle est composée dans ce système des éléments ; ses divisions répondent aux nombres harmoniques, et c’est là qu’elle puise le sentiment inné de l’harmonie : c’est par là qu’elle règle tous ses mouvements sur ceux de l’univers. Timée veut qu’elle décrive un cercle au lieu d’une ligne droite : il partage ce cercle en deux d’abord, puis en sept autres, qui correspondent aux sept translations du ciel. Mais d’abord est-il bien exact de faire de l’âme une grandeur ? et l’âme sensible et passionnée, telle qu’elle est en nous, se rapproche-t-elle beaucoup de l’âme du monde ? a-t-elle une translation circulaire ? L’intelligence est une et continue, par la succession non interrompue des pensées. Mais est-ce comme la grandeur est continue, comme l’est le nombre ? L’intelligence n’a pas de parties comme la grandeur ; et, si elle était grandeur, comment penserait-elle ? Réduisez même les parties de l’âme à n’être que des points : alors le nombre en est infini. Et l’intelligence pourra-t-elle les parcourir ? Si ces parties ont de la grandeur, l’intelligence pensera alors une même chose un nombre infini de fois, tandis qu’au contraire son action paraît tout indivise et instantanée. S’il suffit à l’âme, pour comprendre une chose, de la toucher par une seule de ses parties, pourquoi Timée exige-t-il le contact du cercle entier qui la représente ? S’il n’y a qu’une de ses parties qui touche, le cercle pensera-t-il par celles qui ne touchent pas ? et s’il ne pense pas par celles qui ne touchent point, penserait-il même par celles qui touchent ? L’intelligence, en effet, est ce cercle tout entier, et la pensée est le mouvement de l’intelligence, comme la périphorie est celui du cercle. Mais comme le mouvement du cercle est éternel, celui de l’intelligence ne le sera pas moins ; et alors elle pensera éternellement quelque chose. Mais l’expérience nous démontre que toute pensée a ses limites, comme tout raisonnement, toute démonstration, toute définition a les siennes. Le raisonnement même, quand il ne conclut pas, ne revient pas pour cela sur lui-même : il ne se fait pas circulaire ; il avance toujours en ligne droite, et la circonférence de Timée revient nécessairement à son point de départ. De plus, comme alors ce mouvement circulaire se renouvelle, il faudra donc que la pensée aussi pense plusieurs fois la même chose. Ne peut-on pas dire d’ailleurs que la pensée donne l’idée du repos bien plutôt que celle du mouvement ? Et alors quelle est la condition de l’intelligence, qui reçoit ainsi un mouvement en contradiction avec sa nature, et qui est de plus soumise à cette dure loi de ne pouvoir se délivrer jamais du corps auquel elle est unie ? Timée aurait bien fait de nous dire aussi la cause de ce mouvement circulaire du ciel. Il ne vient pas de l’âme qui le reçoit et le subit : il vient bien moins du corps, à plus forte raison. Le mouvement vaut-il mieux pour l’âme que le repos ? Il fallait nous l’apprendre ; car Dieu ne peut lui avoir donné le mouvement, si ce n’était pour elle un état meilleur. Nous ne voulons pas, du reste, pousser plus loin ces objections qui appartiennent à un autre ouvrage que celui-ci ; mais nous dirons, en général, que les erreurs de Timée, comme celles de tant d’autres, viennent de ce qu’il ne s’est pas assez occupé du corps. Est-ce qu’une âme quelconque peut entrer dans un corps quelconque ? Est-ce que le corps ne doit pas être de telle ou telle façon ? Les rapports qui lient l’âme au corps, l’une agent, l’autre patient, l’une moteur, l’autre mobile, ne sont pas du tout fortuits. C’est là imiter les Pythagoriciens, qui, dans leurs rêves, s’imaginent que la première âme venue peut s’unir à un corps quelconque. Chaque chose dans le monde a sa nature et sa forme propres. L’architecture ne fait pas les instruments de musique : l’art ne peut faire que ce qui lui est spécial ; et c’est à certaines conditions très précises que l’âme peut se servir du corps. Une opinion accréditée au moins autant que toutes celles qui précèdent, et dont nous avons déjà fait justice, dans nos ouvrages publiés, c’est que l’âme est une harmonie. Mais qu’est-ce que l’harmonie ? C’est un rapport, une combinaison des choses mélangées. L’âme peut-elle bien être l’un ou l’autre ? C’est l’âme qui, de l’aveu de tout le monde, produit le mouvement. Une harmonie peut-elle le produire ? L’harmonie peut s’entendre tout au plus de la santé et des qualités du corps ; et pour s’en convaincre, il suffit d’essayer d’appliquer rigoureusement à l’âme et à ses facultés tout ce qu’on peut dire de l’harmonie. Que de difficultés alors ne rencontre-t-on pas ? ni comme rapport, ni comme combinaison, le mot harmonie ne peut être l’expression convenable pour l’âme. L’âme n’est pas un rapport au sens où l’est l’harmonie, quand il s’agit des grandeurs et de la juste proportion des parties. Elle n’est pas davantage une combinaison des parties dont le corps aussi se compose. Est-ce l’intelligence, est-ce la sensibilité qui est une combinaison de ce genre ? Et quels sont alors leurs éléments ? L’âme n’est pas davantage le rapport du mélange des parties matérielles. Le rapport des parties qui forment la chair, n’est pas le même que le rapport des parties qui forment les os. Ou bien faudrait-il aller jusqu’à soutenir qu’il y a plusieurs âmes dans le corps ? On peut le demander à Empédocle qui tient beaucoup aussi à cette idée de rapport. Quand l’âme vient animer les membres du corps, est-elle donc déjà un rapport de ces membres ? L’amour, à qui ce philosophe assigne un si grand rôle, formerait-il des unions si fortuites ? ou plutôt ne forme-t-il pas des unions soumises à de justes rapports ? Il est vrai qu’à ces questions on peut en opposer d’autres, et demander par exemple, pourquoi, si l’âme n’est pas le rapport des parties corporelles, la vie lui est ôtée en même temps qu’à ces parties. On peut encore demander, si l’âme n’est pas le rapport, ce qu’est ce quelque chose qui est détruit quand l’âme vient à défaillir. Mais il faut laisser de côté cette discussion : ce que nous avons dit suffit pour montrer que l’âme n’est pas plus une harmonie qu’elle n’est un mouvement circulaire. Il ne vaut guère mieux soutenir d’une manière toute générale que l’âme se meut elle-même ; mais il faut ajouter qu’alors aussi elle se meut par accident, c’est-à-dire, avec la chose même qu’elle meut ; car sans cette chose, qui est le corps, l’âme ne peut se déplacer dans l’espace. Le mouvement de l’âme ne doit pas d’ailleurs s’entendre des modifications qu’elle subit. S’attrister, se réjouir, espérer, craindre, penser, sentir, semblent autant de mouvements de l’âme ; et, à ce titre, l’on pourrait conclure que l’âme se meut. Il n’en est rien pourtant. L’âme, à vrai dire, ne s’indigne pas plus, ne se réjouit pas plus qu’elle ne tisse de la toile, ou qu’elle ne bâtit des maisons : il serait beaucoup plus exact de dire que c’est l’homme qui, par son âme, s’indigne, ou se réjouit. Il faut remarquer de plus, si l’on veut à toute force accorder un mouvement à l’âme seule, que, si parfois le mouvement vient réellement d’elle, parfois aussi il part du dehors pour venir jusqu’à elle. Il suffit de se rappeler ce qu’est la sensation, ou la mémoire appliquée aux perceptions des sens. En outre, les modifications, les altérations prétendues de l’âme appartiennent-elles bien certainement à l’âme elle-même ? L’intelligence dans l’âme estime véritable substance, c’est-à-dire indestructible. L’affaiblissement même de la vieillesse ne l’atteint pas, comme on pourrait le croire. La vieillesse n’atteint que le corps. L’œil du vieillard, s’il restait conformé comme celui du jeune homme, verrait tout aussi bien. Pareillement, ce n’est pas l’intelligence qui vieillit, ce n’est pas l’âme qui s’altère ; c’est uniquement le corps dans lequel elle est. Si la pensée se flétrit, c’est que quelque autre chose qu’elle à l’intérieur du corps se flétrit ; mais le principe lui-même est absolument impassible. Penser, aimer, haïr, ne sont pas des modifications qui lui appartiennent en propre, elles ne sont qu’à la chose qui possède ce principe ; et réduit à lui seul, le principe ne peut ni se souvenir ni aimer. C’était le corps périssable qui se souvenait, qui aimait. Quant à l’intelligence, elle est quelque chose de plus divin, elle est douée d’impassibilité. On serait donc porté à conclure, si l’on considérait les choses à fond, que l’âme n’a pas de mouvement spontané. Mais au milieu de toutes ces assertions, la plus déraisonnable de beaucoup est celle qui fait de l’âme un nombre qui se meut lui-même. Cette théorie réunit à elle seule les impossibilités de toutes les autres, et celles qui résultent de l’idée de mouvement, et celles qui résultent de l’idée de nombre. Comment comprendre en effet une unité qui se meut ? Sans parties, sans différence aucune, qui l’a produite ? Et comment vit-elle ? Si elle est à la fois moteur et mobile, comme on le dit, n’est-ce pas là une différence, bien qu’on ne veuille pas admettre de différences en elle ? Mais puisqu’on dit bien qu’une ligne engendre une surface, et qu’un point engendre une ligne, on peut croire aussi que le mouvement des unités produira des lignes ; et dès lors le nombre de l’âme aura tout ensemble, et un lieu où il sera, et une position particulière dans ce lieu. D’un autre côté, si d’un nombre quelconque on retranche ou l’unité, ou un nombre, il reste un nombre différent du premier. Mais pour l’âme il en est tout autrement : car dans les plantes, et même dans beaucoup d’animaux, on peut couper, diviser des parties, qui n’en ont pas moins la même âme que celles dont on les a séparées. Mais ces unités dont l’âme est formée pour être un nombre, pareilles en tout aux corpuscules de Démocrite, doivent être mises en mouvement par quelque chose ; et par suite, l’âme ne sera que moteur, et non pas, comme on nous l’affirme, nécessairement moteur et mobile tout ensemble. Si l’on réduit l’âme à être une unité, et non plus un nombre, elle ne pourra dès lors avoir, ainsi que le point, d’autre différence que la position, relativement aux autres parties. Si l’on veut distinguer entre les unités du corps et les points du corps, les unités prendront alors la place des points ; et il pourra y avoir dans un même lieu une infinité d’unités, du moment qu’on admet qu’il peut y en avoir seulement deux. Si les points corporels forment le nombre de l’âme, ou si le nombre de ces points est l’âme, d’où vient que tous les corps sans aucune exception n’ont point d’âme ? car tous ont des points, et même des points en nombre infini. Enfin comment est-il possible, dans cette théorie, que les âmes se séparent et se délivrent des corps, puisque les lignes ne se divisent pas réellement en points ?

Toute l’erreur vient ici de ce qu’on regarde l’âme comme un corps à parties très ténues, et que c’est au sens de Démocrite que l’on comprend que l’âme meut le corps. Si l’on fait de l’âme un corps, il y a nécessairement alors deux corps dans un seul et même lien ; de même que si l’on en fait un nombre, il y a nécessairement alors plusieurs points dans un seul point ; ce qui est également impossible, à moins qu’on ne fasse du nombre de l’âme un nombre tout à part, et ne ressemblant en rien au nombre que forment les points du corps. Il faut remarquer de plus que, dans cette hypothèse, le corps se trouve mis en mouvement par un nombre. Cela ne revient-il pas à peu près aux petites sphères de Démocrite, qui donnent le mouvement à l’animal parce qu’elles-mêmes possèdent le mouvement ? On pourrait opposer bien d’autres objections encore à cette théorie qui place le mouvement dans le nombre. Ce n’est point là sans aucun doute la définition essentielle de l’âme, ce n’en est pas même la définition accidentelle. On peut s’en convaincre par un procédé tout-à-fait analogue à celui que nous avons indiqué, pour faire voir que la métaphore de l’harmonie n’expliquait pas du tout la nature de l’âme. Essayez d’appliquer l’idée de nombre aux diverses modifications de l’âme, au raisonnement, à la sensibilité, au plaisir, à la douleur ; et vous verrez quel parti vous tirerez d’une si fausse définition. Ainsi les trois principales déterminations de l’âme, d’après sa mobilité, sa ténuité, son immatérialité, nous ont offert des difficultés et des contradictions insurmontables. Reste à réfuter cette dernière opinion, qui veut retrouver dans l’âme un composé des éléments. Du moment qu’on prétend que l’âme connaît tout, et qu’il n’y a que le semblable qui puisse connaître le semblable, on se crée des impossibilités dont on ne pourra se débarrasser. Une première conséquence qu’on ne peut éviter, c’est qu’alors l’âme est en quelque sorte les choses elles-mêmes. Mais est-ce que les choses sont toutes seules au monde ? et que fait-on des composés qu’elles peuvent former entre elles, et qui sont en nombre infini ? Admettons pourtant que l’âme connaisse tous les principes spéciaux des choses, comment connaîtra-t-elle l’ensemble même d’une chose, nue chose totale, Dieu, l’homme ; ou, en descendant plus bas, la chair, l’os ? Car ce n’est pas au hasard que les choses se forment ; il y a un certain rapport entre les éléments qui les composent. Empédocle lui-même a reconnu cette nécessité quand il explique à sa façon comment les os se sont formés : « La terre fertile, en ses vastes creusets, reçut deux des huit parties de la splendeur liquide ; quatre furent attribuées à Vulcain, et les os devinrent blancs. » Ainsi donc ce n’est point assez, dans ce système, que les éléments soient dans l’âme ; il faut, en outre, qu’elle ait en elle et les rapports et toutes les combinaisons de ces éléments. Si le semblable seul peut connaître le semblable, est-ce à dire que, pour que l’âme connaisse la pierre ou l’homme, elle doit avoir en elle l’homme ou la pierre ? Mais peut-on sérieusement poser une telle question et y répondre ? Et ceci pourrait s’étendre à des choses toutes morales, au lieu de choses matérielles. L’âme a-t-elle besoin d’avoir en elle le bien et le mal pour connaître l’un et l’autre ? Mais quand on dit que l’âme a en elle les choses, les êtres, de quels êtres, de quelles choses veut-on parler ? Être signifie substance ; mais il signifie également quantité, qualité, ou telle autre catégorie, suivant les divisions admises par nous. L’âme sera-t-elle formée de toutes les catégories ? De plus, les substances seules ont des éléments au sens où on le comprend ici : alors comment connaîtra-t-elle le reste ? Ou bien sera-t-elle quantité, qualité, etc., tout comme elle est substance ? Car les éléments de la quantité, quoi qu’on fasse, ne rendront jamais qu’une quantité, fin outre, tout en soutenant que le semblable seul peut connaître le semblable, on n’en affirme pas moins, contradiction énorme, que le semblable ne peut être affecté par le semblable, comme si sentir ce n’était pas être affecté. Le semblable connaît si peu le semblable, que tout ce qu’il y a de terre dans le corps des animaux, os, nerfs, poils, ne sent absolument pas du tout, et ne sent pas les semblables que, si l’on en croyait cette théorie, il devrait parfaitement sentir. D’autre part, si le semblable connaît le semblable, que de choses ignorera le principe, pour quelques unes qu’il saura ! C’est là ce qui fait du dieu d’Empédocle le moins intelligent des êtres ; lui seul, par exemple, ne connaît pas la discorde que tous les êtres mortels connaissent pourtant, puisque chacun d’eux est composé de tous les éléments. Ajoutez que tous les êtres, quels qu’ils soient, sont formées nécessairement d’un ou de plusieurs éléments, et que tous cependant n’ont point d’âme. Quel est d’ailleurs le principe qui ramènera tous les éléments divers à l’unité ? Et ce principe n’est-il pas, sans comparaison, la partie la plus importante ? Mais ici ce principe supérieur n’est-il pas l’âme ? n’est-il pas l’intelligence, en dépit des assertions de ces philosophes qui font des éléments les premières de toutes les choses ? — Une critique générale qu’on peut adresser à toutes ces théories, c’est qu’elles ne parlent pas de l’âme dans toute son extension, de toutes les âmes ; elles bornent l’âme à la sensibilité et au mouvement. Mais tous les animaux ne jouissent pas du mouvement, et nous en connaissons qui restent toujours en place. Les plantes n’ont ni locomotion ni sensibilité, et n’en vivent pas moins. Il est, en outre, une foule d’animaux qui ne possèdent pas la pensée. Ces théories ont donc le tort de ne rendre compte ni de toutes les espèces d’âmes, ni même d’une âme prise seule et tout entière. C’est une erreur analogue qu’on trouve dans les vers prétendus Orphiques : « L’âme vient de l’univers entrer dans les animaux quand ils respirent, apportée par les vents. » Mais les plantes, qu’en fait-on ? Elles ne respirent pas. Certains animaux ne respirent pas davantage ; ils ont une âme pourtant. Mais les auteurs de ces assertions ne se sont guère inquiétés de tous ces faits. Qu’est-il besoin, en outre, de composer l’âme de tous les éléments pour expliquer la connaissance en elle ? Est-ce que souvent il ne suffit pas d’un seul des deux termes de l’opposition pour connaître les deux ? Du moment qu’on connaît le droit, ne connaît-on pas aussi à la fois et le droit lui-même et le courbe ? — Sans former précisément l’âme avec les éléments, d’autres ont soutenu que l’âme était répandue dans l’univers entier, et c’est peut-être en ce sens que Thalès affirmait que le monde est plein de dieux. Mais cette opinion n’est pas non plus sans difficultés. L’âme, tout en étant dans l’air et dans le feu, n’y produit pas cependant d’animal, comme elle en produit dans les mixtes. Dans l’air et dans le feu, l’âme paraît supérieure à ce qu’elle est dans les animaux ; mais il faudrait dire d’où lui vient cette supériorité. L’air et le feu pourront-ils être appelés des animaux parce qu’il y a une âme en eux ? Et, s’ils ont une âme, ne pas les appeler des animaux, n’est-ce pas également absurde ? Si ces philosophes accordent une âme à l’air et au feu, c’est sans doute parce que dans ces deux éléments le tout est parfaitement homogène aux parties. Accorderont-ils alors que l’âme soit tout-à-fait homogène aux parties du corps ? Mais si les parties de l’âme sont dissemblables, il en résulte que telle de ses parties existera et que telle autre n’existera pas. Ainsi, ou toutes les parties de l’âme sont semblables, ou bien il faut renoncer à dire qu’elle est répandue dans chacune des parties de l’univers. Concluons donc que l’âme n’est pas formée des éléments, et qu’elle ne se meut pas au sens où on l’a dit. Reste toujours à savoir si la pensée, la sensation, la locomotion, qui appartiennent bien certainement à l’âme, se produisent par l’âme tout entière ou par une de ses parties. Chacun de ces phénomènes se rapporte-t-il à toute l’âme, ou seulement à une partie spéciale ? La vie est-elle dans une seule de ses parties, ou dans plusieurs, ou dans toutes ? Est-elle produite par une autre cause que l’âme ? Quelques philosophes admettent la divisibilité de l’âme ; selon eux, telle partie pense, telle autre désire. Mais qui maintient et unit toutes ces parties, si naturellement l’âme est divisée ? Ce n’est pas le corps apparemment ; car loin de maintenir l’âme, il est bien plutôt maintenu par elle ; une fois qu’elle l’a quitté, il cesse de respirer et n’est bientôt plus que corruption. Le principe qui unit les parties, c’est surtout l’âme ; mais ce principe lui-même est-il un ? ou a-t-il aussi des parties ? S’il est un, autant vaut alors accorder du premier coup l’unité à l’âme ; s’il est divisé, revient alors la première question : Qui unit ses parties ? Du moment qu’on admet des parties dans l’âme, on peut se demander encore si chacune d’elles unit quelques parties du corps ; mais il semble bien que cela est impossible. Quelles parties du corps l’intelligence, par exemple, peut-elle unir ? Les plantes et certains insectes vivent tout aussi bien après avoir été divisés : chacune des parties a même dans ces derniers la locomotion et la sensibilité, au moins durant quelque temps. Dans chaque portion, l’âme se retrouve donc avec toutes les parties qui la composent ; elle paraît divisible tout entière, et non point par parties séparables les unes des autres. Pour les plantes, on peut dire que le principe qui les fait vivre est bien aussi une sorte d’âme ; et l’âme qu’elles ont est la seule qui leur soit commune avec les animaux. Cette âme qu’ont les plantes peut être séparée de la sensibilité, mais il n’y a pas d’être sensible qui ne la possède aussi.


{{t3| LIVRE DEUXIÈME.}}

DÉFINITION DE L’ÂME.— NUTRITION. — SENSIBILITÉ.


Maintenant que nous connaissons les opinions de nos devanciers, reprenons la question comme si elle n’avait point été traitée, et commençons par définir l’âme en en donnant la notion la plus générale possible. Posons d’abord ce principe que la substance, l’un des genres de l’être, implique nécessairement trois éléments : en premier lieu, la matière, qui n’est par elle même rien de spécial ; puis la forme, l’espèce, qui détermine le nom particulier de chaque chose ; et enfin le composé qui résulte de ces deux premiers éléments, et qui est une chose réelle, individuelle, comme toutes celles que nous offre la nature. La matière n’est qu’une simple puissance, pouvant recevoir indifféremment l’un et l’autre contraire : la forme, l’espèce, est une réalité achevée, complète, entière, une véritable entéléchie. Mais ici même cette entéléchie peut s’entendre de deux façons, de même que la science peut se dire et de celle qui sait positivement les choses, et de celle qui observe et cherche à les savoir. Les substances sont surtout les corps naturels, qui sont les principes de tous les autres que l’art peut former. Parmi les corps naturels, les uns ont la vie, les autres en sont privés ; et la vie, selon nous, consiste à pouvoir se nourrir, se développer et mourir. Tout corps naturel est donc substance, mais substance composée des trois éléments que nous venons d’indiquer. Le corps ne saurait être pris pour l’âme ; car dans le composé formé des deux, le corps joue bien plutôt le rôle de matière, de sujet. Si donc l’âme est substance, et elle l’est certainement, elle ne peut l’être qu’à ce titre d’être la forme d’un corps naturel qui a la vie en puissance, qui est capable de vivre. Mais comme toute substance est une réalité achevée, parfaite, entière, une entéléchie, il faut transformer cette première définition, et admettre que l’âme est l’entéléchie du corps tel que nous venons de le dire ; elle en est l’achèvement, la perfection, la réalisation complète. De plus nous avons reconnu à ce mot d’entéléchie deux sens analogues à ceux qu’on peut donner au mot de science. L’entéléchie est d’abord évidemment comme la science acquise et parfaite, car la veille et le sommeil ont lieu pour l’âme comme pour le corps. La veille répond à cette science qui observe et qui étudie. Le sommeil représente davantage une faculté qu’on possède, mais qui n’agit pas. Or, la science comprise en ce dernier sens est génériquement antérieure à l’autre ; et c’est là le vrai sens dans lequel il faut comprendre l’entéléchie. Ainsi donc la définition se transforme encore, et l’on doit dire que l’âme est l’entéléchie première, la réalisation supérieure d’un corps naturel capable de vivre. Mais ceci même ne suffit pas ; il faut, pour que le corps vive, qu’il ait des organes, lesquels peu vent être d’ailleurs excessivement simples, comme le pétale, le péricarpe dans la plante, les racines même, qui pour le végétal font les fonctions de bouche. Transformons donc encore une fois la définition, et, pour lui donner la forme la plus générale possible, disons que l’âme est l’entéléchie première d’un corps naturel doué d’organes. Une conséquence qu’il convient de tirer tout d’abord de ce qui précède, c’est qu’il ne faut pas demander si l’âme se confond avec le corps. L’âme ne se confond pas plus avec le corps que la cire ne se confond avec l’empreinte qu’elle reçoit, et pas plus, en général, que la matière d’une chose quelconque ne se confond avec la chose même ; car l’un, l’être, la chose individuelle et réelle, doivent surtout se comprendre au sens que nous donnons ici à l’entéléchie. — Voilà donc la définition de l’âme, et c’est une essence que la raison seule connaît ; c’est l’essence propre de l’être animé, comme l’essence pour tout objet, même pour les objets formés par l’art humain, une hache par exemple, c’est d’être ce qu’ils sont. Cette essence une fois enlevée, la chose n’existe plus que par une pure homonymie, une vaine et stérile dénomination. Mais seulement l’âme n’est pas essence pour un corps tel que la hache, elle est toujours l’essence d’un corps formé par la nature, et ayant en lui le principe du mouvement et du repos. Ceci peut s’étendre encore et s’appliquer aux parties mêmes de l’être animé. Si l’animal était l’œil, l’âme de l’animal serait la vue, qui est l’essence même de l’œil. Et en effet, la vue une fois absente, l’œil n’est plus un œil, si ce n’est, comme nous venons de le dire, par simple homonymie. L’œil de pierre, ainsi que l’œil en peinture, est aussi un œil. D’une partie de l’animal, transportons ceci à une faculté, à la sensibilité ; transportons-le même à la vie tout entière, et nous aurons une idée exacte de l’âme. L’être capable de vivre est celui qui possède une âme, et non celui qui l’a perdue. Ainsi la faculté de couper est l’essence de la hache, la vision l’essence de l’œil ; la veille pour le corps est sa véritable essence, sa réalité complète, achevée, son entéléchie. Le corps n’est qu’une puissance, l’âme vient le compléter ; et, en s’y joignant, elle forme l’animal, composé de ces deux indispensables éléments. Mais si l’âme n’est pas le corps, il est tout aussi évident qu’elle ne peut être séparée du corps, non plus qu’aucune de ses parties, si toutefois l’âme a des parties ; et si des parties peuvent jamais être à elles seules des réalités complètes, entières, des entéléchies. Mais si l’âme n’est jamais séparée du corps, en est-elle l’entéléchie, la perfection, comme le marin est l’âme du vaisseau qu’il dirige ? Question obscure, et que nous n’approfondirons pas ici, n’ayant voulu donner de l’âme qu’une esquisse plutôt qu’une définition complète.

Mais la clarté pour la raison peut sortir même de choses obscures, auxquelles l’esprit s’est d’abord attaché parce qu’elles étaient les plus apparentes ; nous pouvons donc aller plus loin dans l’étude de l’âme. La vraie définition doit faire connaître non seulement l’existence de la chose, mais aussi sa cause. C’est, il est vrai, une condition dont on ne s’inquiète pas toujours ; et l’on définit souvent les choses comme on définit la quadrature, quand on dit que la quadrature consiste à trouver une figure ayant ses angles droits et ses côtés égaux, qui soit égale à une figure dont les côtés sont inégaux. La véritable définition est celle qui établit que la quadrature est la découverte d’une moyenne proportionnelle ; car cette définition donne la cause de la quadrature. Voyons donc la cause même de l’âme. L’être animé se distingue de l’être inanimé en ce qu’il vit ; et il y a vie du moment qu’il existe l’une des quatre facultés suivantes : l’intelligence, la sensibilité, la locomotion et la nutrition, en comprenant dans la nutrition le dépérissement tout aussi bien que l’accroissement. De ceci il résulte qu’on peut dire des plantes qu’elles vivent. Elles vivent et se développent haut et bas par la force qu’elles ont en elles ; et tant qu’elles se nourrissent, elles vivent. Elles n’ont pas d’autre faculté de l’âme que la nutrition ; car la nutrition peut exister indépendamment de toute autre fonction, tandis que les autres fonctions ne peuvent exister qu’avec elle. La nutrition suffit donc pour constituer l’être vivant. C’est la sensibilité qui constitue véritablement, primitivement l’être animé, l’animal. La locomotion ne lui est pas nécessaire ; car il y a des animaux qui ne changent jamais de place, et dont on ne peut pas dire qu’ils sont simplement des êtres vivants. Dans la sensibilité, on peut distinguer un sens qui appartient sans exception à tous les animaux, c’est le toucher, qui s’isole de tous les autres sens, comme la nutrition s’isole de toutes les autres fonctions. La nutrition est donc une partie de l’âme qui se retrouve dans tous les êtres vivants y compris les plantes ; le toucher est un sens qui se retrouve dans tous les animaux. Nous expliquerons plus tard chacun de ces faits. Bornons-nous à dire ici que l’âme est le principe des quatre facultés énumérées et qu’une seule suffit pour la définir : la nutrition, la sensibilité, la pensée et le mouvement. Mais ces facultés sont-elles chacune l’âme tout entière ? ne sont-elles que des parties de l’âme ? et si elles sont des parties, ne peuvent-elles être isolées que par la raison ? ou sont-elles séparables aussi matériellement ? Ce sont là des questions dont les unes sont aisées à résoudre, et dont les autres sont extrêmement difficiles. Il y a des plantes qu’on peut couper, diviser sans que la vie cesse dans les parties ainsi séparées les unes des autres. L’âme se retrouve tout entière dans chacune d’elles. Même phénomène dans certains insectes ; chaque partie coupée est douée encore de sensibilité et de locomotion. Du moment qu’elles ont la sensibilité, elles ont nécessairement aussi l’imagination et le désir ; car le désir se retrouve là où il y a plaisir et douleur, et la douleur et le plaisir se retrouvent là où il y a sensibilité. S’il y a dans ces êtres sensibilité, locomotion, y a-t-il aussi et par suite intelligence ? C’est ce qu’on ne saurait affirmer ; car l’intelligence est un tout autre genre d’âme qui diffère de tout le reste, comme l’éternel diffère du périssable. Quant aux autres parties de l’âme, les faits démontrent qu’elles ne sont pas séparables ; mais elles sont très distinctes aux yeux de la raison, qui ne peut point confondre la sensation et la pensée. Ajoutez que parmi les animaux les uns ont les quatre facultés de la vie ; les autres en ont plusieurs ; d’autres enfin n’en ont qu’une seule. Même remarque pour les sens. Certains animaux les ont tous ; ceux-ci n’en ont que quelques uns ; ceux-là n’en ont qu’un seul, l’indispensable, le toucher.—L’âme est donc le principe par lequel nous vivons, sentons, pensons ; elle est raison et forme ; elle n’est ni matière ni sujet, et elle ne doit pas plus se confondre avec le corps que la science ne se confond avec la faculté qui sait, et la santé avec le corps qui nous la donne quand il est dans telle disposition. On ne peut donc point du tout rejeter la définition présentée plus haut et faire du corps la réalisation complète, l’achèvement, l’entéléchie de l’âme ; c’est l’âme tout au contraire qui est la perfection suprême, l’entéléchie du corps. Aussi a-t-on toute raison de soutenir que l’âme ne peut être sans le corps, et que pourtant elle n’est pas un corps. Elle n’est pas le corps, elle est quelque chose du corps ; elle est dans le corps, et dans le corps fait de telle façon très spéciale, et non pas du tout dans un corps quelconque, comme l’ont dit quelques philosophes antérieurs. Ici la loi est parfaitement précise. Pour qu’il y ait réalité parfaite, entéléchie pour quoi que ce soit, il faut une puissance déterminée et une matière propre à la recevoir ; hors de là, la chose ne peut être ni achevée ni complète.

Aux quatre facultés de l’âme on peut ajouter le désir, les appétits qui sont inséparables de la nutrition et de la sensibilité. Le désir lui-même n’est que l’appétit de ce qui fait plaisir, et la sensibilité implique toujours un objet ou agréable ou pénible. Le toucher est, on peut dire, le sens de l’alimentation dans les animaux, et voilà pourquoi tous le possèdent ; c’est que tous se nourrissent. Cela aussi nous explique fort bien comment la saveur, qui tient de si près à la nourriture de l’animal, est sentie par un sens analogue à celui du toucher. C’est que la saveur est l’assaisonnement de ce qui apaise la faim et la soif, tandis que le sou, la couleur, l’odeur, ne contribuent absolument en rien à nourrir l’animal. La locomotion est enfin répartie entre les êtres animés comme le sont la sensibilité, la pensée. Les uns la possèdent, les autres en sont privés. —Ceci prouve que la définition de l’âme, telle que nous l’avons donnée, ne peut être générale et commune que comme l’est la définition de la figure en géométrie. Il n’y a point dans cette science de figures autres que le triangle et toutes celles qui suivent le triangle. Vouloir trouver une notion qui s’appliquât à toutes en général, sans s’appliquer à aucune en particulier, serait absurde ; il ne le serait pas moins de vouloir trouver une notion de l’âme qui s’appliquât à toutes les espèces d’âmes en général, sans s’appliquer à aucune particulièrement. Mais il en est à un autre égard des facultés diverses de l’âme comme pour les figures géométriques. Si le carré implique le triangle, la sensibilité implique la nutrition, etc. Ainsi pour tous les êtres spéciaux, il faudra rechercher l’âme spéciale qui leur appartient, qu’il s’agisse d’une plante, d’une bête ou d’un homme. Quant à la série régulière des facultés, voici comment elles se subordonnent entre elles : la nutrition d’abord, sans laquelle les autres ne sont pas ; la sensibilité, dans laquelle le toucher peut s’isoler des autres sens, puisqu’il y a des animaux qui n’ont ni la vue, ni l’ouïe, ni l’odorat ; la locomotion, qui suppose toujours la sensibilité, mais dont la sensibilité peut fort bien se passer ; enfin l’intelligence, qui suppose nécessairement toutes les facultés inférieures. La notion commune qui conviendra le mieux à toutes ces facultés, est aussi celle qui conviendra le mieux à l’âme.

Pour étudier régulièrement les facultés, il faut se rendre bien compte de ce qu’est chacune d’elles, et voir ensuite les conséquences nécessaires de cette première et essentielle donnée. Mais avant d’étudier la faculté en soi, ne faut-il pas étudier préalablement l’acte et la fonction ? et savoir, par exemple, pour bien connaître la sensibilité et l’intelligence, ce que c’est que sentir et penser ? Ne faut-il pas, même encore avant les actes, étudier les objets de ces actes, et se demander ce que c’est que l’objet sensible, l’objet intelligible ?—Commençons par la faculté de nutrition, qui se confond aussi avec la génération, but et emploi de la nourriture. L’acte le plus naturel aux êtres vivants, c’est de produire un être pareil à eux : l’animal, un animal ; la plante, une plante, etc. Ils ne s’en abstiennent que s’ils sont mutilés, infirmes, incomplets. C’est par là que tous participent autant qu’ils le peuvent de l’éternel et du divin. C’est là le but qu’instinctivement ils poursuivent et pour lequel la nature les a faits. Périssables et passagers comme ils le sont, ils ne sauraient individuellement rester uns et identiques ; la perpétuité ne saurait leur demeurer en propre, ils sont tous destinés à périr. Mais l’éternel leur appartient dans une certaine mesure ; et si ce n’est pas l’être même, l’individu qui subsiste, c’est presque lui, c’est son espèce, dont il contribue pour sa part à entretenir et à perpétuer la durable unité. L’âme est bien la cause et le principe du corps vivant, dans les trois acceptions diverses qu’on peut donner à l’idée de cause ; elle est cause motrice, principe du mouvement ; elle est cause finale ; et enfin elle est essence. L’essence des êtres qui vivent, c’est la vie, et c’est l’âme qui la leur donne. De plus, l’âme est si bien cause finale, que c’est en vue d’elle que la nature fait tout ce qu’elle fait dans les animaux, et même dans les plantes. Tous les corps dans la nature ne sont que les instruments de l’âme. Enfin, c’est l’âme qui est le principe de la locomotion ; et sans elle, l’altération, qui est, soit l’accroissement de l’être et son dépérissement, soit la sensation qu’il éprouve, ne serait point possible, pas plus que la vie ne le serait sans la nutrition. Disons en passant qu’Empédocle a bien méconnu les fonctions de l’âme dans les plantes, quand il a expliqué leur accroissement en bas par leur rapport à la terre, qui a par nature ce mouvement, et leur accroissement en haut par leur rapport au feu, qui, lui aussi, a ce mouvement non moins naturel. Le haut et le bas ne sont pas pour tous les êtres ce qu’ils sont pour l’univers. Les racines dans les plantes représentent la tête pour les animaux, si c’est par les fonctions qu’il faut comparer les organes. En outre, la terre et le feu, malgré leurs tendances si contraires, se trouvent réunis et maintenus par quelque cause apparemment dans les plantes ; et cette cause que peut-elle être, si ce n’est celle qui fait qu’elles croissent et se nourrissent ? Il n’est pas plus vrai, comme l’ont dit d’autres philosophes, que le feu soit la seule cause de la nutrition. Il y contribue sans aucun doute ; mais la cause absolue de la nutrition, c’est l’âme bien plutôt que le feu. Il est vrai que c’est le seul de tous les éléments qui paraît se nourrir et s’accroître ; et de là on a bien pu supposer qu’il était le principe unique du développement dans les êtres ; mais il faut dire aussi qu’il s’accroît à l’infini, sans terme ni mesure, tant qu’il trouve du combustible ; tandis que dans les corps formés par la nature, il y a une certaine limite, un rapport de grandeur et d’accroissement que l’âme seule détermine et non point le feu. — Mais revenons à l’alimentation. Quelle est l’idée vraie qu’on doit se faire de la nourriture ? Est-ce un contraire qui agit sur un contraire, avec toutes les conditions requises pour une action de ce genre ? Ou bien est-ce, comme le soutiennent quelques philosophes, le semblable qui nourrit le semblable ? Ces deux opinions sont en partie vraies, en partie fausses. Il faut distinguer dans la nourriture, selon qu’elle est digérée ou qu’elle ne l’est pas. Le corps est à l’égard de la nourriture comme l’ouvrier à l’égard de la matière ; il la modifie, et en un sens il n’en est pas modifié. Quand la nourriture n’est pas digérée, et sous cette forme on l’appelle aussi nourriture, c’est le contraire qui nourrit le contraire ; mais quand elle est digérée, c’est le semblable qui nourrit et accroît le semblable. Il ne faut point du reste confondre accroître et nourrir. Si la nourriture accroît le corps, c’est qu’elle est elle-même une quantité ; mais si elle le nourrit, c’est qu’elle est une certaine essence et qu’elle a certaines qualités. L’être conserve son essence, il subsiste tout autant de temps qu’il peut se nourrir. La nourriture n’engendre pas l’être qu’elle nourrit ; elle est en quelque sorte l’être nourri lui-même qui ne fait que se conserver, mais qui ne se produit point. Ainsi la nutrition pourrait être appelée cette faculté de l’âme qui conserve l’être qui la possède ; et de là vient que ce qui est privé de nourriture ne peut vivre. Il faut donc, dans la nutrition, distinguer trois choses : ce qui nourrit, l’être nourri, ce par quoi il est nourri ; l’âme, le corps, l’aliment. Mais comme il convient de qualifier les choses par la fin qu’elles poursuivent, et que la fin ici est de produire un être pareil à soi, la première espèce d’âme, l’âme nutritive, sera celle qui fait que l’être engendre un être semblable à lui. Ainsi deux termes sont nécessaires pour nourrir un être, l’âme et l’aliment, comme il en faut deux pour conduire un vaisseau, la main et le gouvernail ; l’un moteur et mobile, l’autre moteur seulement. Ajoutons que la nutrition, ou plutôt la digestion, ne peut avoir lieu sans chaleur, et que voilà pourquoi tous les êtres animés sont doués de chaleur. Nous n’avons voulu du reste tracer ici qu’une simple esquisse de la nutrition ; les détails et les éclaircissements viendront dans les ouvrages spéciaux, où ils seront mieux placés.

Après la nutrition, parlons de la sensibilité, et parlons-en de la manière la plus générale. La sensation est, on peut dire, une sorte d’altération subie par l’animal, c’est une modification qu’il éprouve. Mais on a soutenu d’abord que le semblable seul pouvait être affecté par le semblable. Nous avons discuté déjà cette opinion, et nous avons montré ce qu’elle a de vrai et de faux, dans nos études générales sur l’action et la passion. On demande en outre pourquoi il n’y a pas sensation des sensations elles-mêmes, et pourquoi la sensation ne peut avoir lieu qu’avec les objets extérieurs, tandis que le feu, la terre et les autres éléments, qui sont déjà au-dedans de l’animal, n’en sont pas moins perçus au dehors par lui. La raison de cette différence tient à ce que la sensibilité par elle-même n’est pas vraiment en acte, elle est simplement en puissance. Tel est le combustible qui ne brûle pas tout seul et sans la chose qui doit le faire brûler. Il a beau être capable de brûler, il ne brûle qu’autant que le feu réel, effectif, en entéléchie, vient agir sur lui. Il faut donc distinguer soigneusement cette double nuance dans le mot de sensation. D’un être endormi qui pourrait voir et entendre s’il était éveillé, nous disons qu’il sent, tout comme nous le disons de l’être qui sent et qui agit en toute réalité. D’une part, cependant, la sensation n’est qu’en puissance, tandis que de l’autre part elle est dans sa pleine activité. On peut donc ici identifier ces trois idées : souffrir, être mû, être en acte ; elles sont pareilles au point de vue de la sensation. Il en résulte que, dans le fait complexe de la sensibilité, c’est bien le semblable qui est affecté par le semblable ; mais il est également vrai que c’est le dissemblable qui l’est aussi. Tant que l’être souffre et éprouve quelque chose de l’être qui agit du dehors sur lui, il est dissemblable ; mais après qu’il a souffert, il est semblable, ainsi que nous l’avons dit ailleurs. Il faut également distinguer pour la puissance elle-même, comme on le fait entre la puissance et l’acte réel, parfait, l’entéléchie. Jusqu’ici nous n’avons employé le plus souvent ces termes que dans un sens absolu. Voici cependant une nuance fort importante dans la puissance. On dit d’un homme quelconque, et par cela seul qu’il appartient à l’espèce humaine, qu’il est susceptible de science, qu’il peut savoir, qu’il est savant ; mais on le dit également d’un homme qui est savant en toute réalité, qui possède une science spéciale, celle de la grammaire par exemple. Dès qu’il le voudra, celui-ci pourra exercer cette science, l’appliquer, si rien du dehors Devient y faire obstacle. Peut-on dire que ces deux hommes soient capables au même titre ? la puissance est-elle la même chez les deux ? peuvent-ils également l’un et l’autre ? Non, sans doute ; l’un est vraiment savant parce que l’étude l’a déjà modifié profondément et l’a fait passer d’un état bien différent à l’état où il est. L’autre n’est savant que parce qu’il a une certaine organisation qui le rend capable de le devenir, quand il voudra bien agir de certaine façon. Les deux nuances que nous distinguons dans l’idée de puissance, il faut également les reconnaître dans l’idée de souffrir. Souffrir signifie tantôt la destruction de l’être qui souffre, et tantôt au contraire sa conservation, son parfait développement, sa transition de la simple puissance à l’acte complet, achevé, à l’entéléchie. Ainsi un être qui possède la science vient à percevoir par l’observation un objet de cette science ; c’est bien, si l’on veut, une altération qu’il subit, mais au fond c’est bien plutôt un simple développement de l’être sur lui-même, un pas, un acheminement vers sa parfaite réalité, son entéléchie. L’être pensant, quand il pense, n’est pas altéré certainement, pas plus que le constructeur de vaisseaux n’est altéré quand il construit. Passer de la puissance à l’acte parfait n’est pas pour un être savant un apprentissage. C’est un simple complément qu’il se donne, une réalisation de ce qu’il peut. Même pour l’être qui réellement apprend, qui, sans avoir préalablement la science, la reçoit de celui qui la possède, on ne peut pas dire qu’il souffre, qu’il soit altéré ; ou tout au moins doit-on faire une grande différence entre une altération qui conduit l’être à la privation de ce qu’il a, et cette altération tout autre qui le conduit à l’acquisition de ce qu’il n’a pas. Le premier changement de ce genre remonte dans l’être jusqu’à son origine même, jusqu’à sa naissance ; car celui qui l’engendre lui donne déjà en quelque sorte la science et la sensibilité. On pourrait distinguer dans l’acte les nuances que nous avons signalées dans la science ; mais il faut bien remarquer ici que ce qui produit l’acte dans la sensation vient toujours du dehors. C’est un objet vu, entendu, en un mot un objet sensible. La sensation ne s’applique jamais qu’à des choses particulières ; la science, au contraire, s’applique aux choses universelles, aux universaux, qui sont en quelque sorte dans l’âme elle-même. Ceci nous fait bien comprendre pourquoi l’on ne sent pas quand on le veut, tandis que l’on pense spontanément. C’est là d’ailleurs une très grave question que nous retrouverons l’occasion d’éclaircir davantage. Ajoutons encore que la puissance peut s’entendre aussi en deux sens parfaitement distincts. Nous disons également d’un enfant qu’il peut être général d’armée, comme nous le disons d’un homme qui aurait vraiment l’âge de l’être. Toutes ces nuances signalées par nous ne sont pas représentées dans la langue par des mots spéciaux ; elles sont bien réelles cependant. Mais nous avons dû nous contenter des expressions reçues, sauf à faire nos réserves. La seule conclusion à laquelle nous tenions ici, c’est que pour se faire une juste idée de la sensibilité, il faut admettre que l’être qui sent est en puissance à peu près comme est en réalité, en entéléchie, l’être senti. Avant de sentir, il est dissemblable : une fois qu’il a senti, il est devenu presque semblable à l’être senti.

Maintenant que nous savons ce que c’est en général que la sensibilité, étudions l’objet sensible avant de passer à l’étude de chaque sens en particulier. Objet sensible a trois acceptions différentes : les deux premières où l’objet est vraiment senti en soi, la troisième où il ne l’est que par accident. La première classe des objets sensibles se compose des objets propres de chaque sens : le son pour l’ouïe, la couleur pour la vue, la saveur pour le goût. Le sens ne se trompe jamais sur cet ordre d’objets, et il distingue sans aucune erreur possible ce qui n’appartient qu’à lui seul. Objet sensible s’applique aussi à ces objets d’un tout autre ordre, qui n’appartiennent plus à tel ou tel sens, mais qui sont communs à tous : je veux dire le mouvement, le repos, le nombre, la figure, la grandeur. Ce sont là des objets que perçoivent tous les sens, ou du moins que plusieurs sens peuvent discerner parfaitement ; et le mouvement peut être perçu par le toucher tout aussi bien que par la vue. Enfin, dans la dernière acception, on dit d’un objet qu’il est sensible par accident, lorsque c’est indirectement et à propos de la sensation qu’on le perçoit. Je vois un objet blanc s’approcher, je reconnais que c’est le fils de Diarès. Cette dernière notion est purement accidentelle ; c’est la sensation du blanc qui me l’a donnée : je dis que le fils de Diarès n’est pour moi un objet sensible que par accident. Quoi qu’il en soit de la vérité de ces distinctions, l’expression de sensible doit surtout s’appliquer aux objets propres des sens, aux objets que chacun d’eux perçoit essentiellement.

Ce à quoi s’applique la vue est un objet visible. Le visible se compose à la fois de la couleur de l’objet, et de cette autre portion de l’objet que la raison seule conçoit et qui n’a pas de nom spécial. Ceci deviendra plus clair par la suite de cette discussion ; mais on peut dire que le visible, c’est la couleur, et la couleur est ce qui est sur l’objet visible en soi. L’objet visible en soi est celui qui porte en lui-même la cause qui le rend visible aux sens, et non pas à la seule raison. Toute couleur met en mouvement le diaphane, et c’est là sa nature spéciale. Il n’y a donc pas d’objet visible sans lumière ; sans lumière il n’y a pas de couleur visible. Qu’est-ce donc que la lumière ? D’abord j’appelle diaphane ce qui est visible, non pas en soi, mais avec le secours d’une couleur étrangère. Tel est l’air, par exemple, telle est l’eau, et beaucoup de corps solides. En soi l’air et l’eau ne sont pas diaphanes à proprement parler ; ils ne le sont que parce que la nature qui est en eux est analogue à celle du corps éternel supérieur, du ciel. La lumière est l’acte du diaphane en tant que diaphane ; car là où le diaphane n’est qu’en puissance, il peut y avoir obscurité. La lumière est en quelque sorte la couleur du diaphane lorsqu’il est diaphane en toute réalité, en entéléchie, et qu’il est ainsi réalisé, soit par le feu, soit par telle autre cause, et très particulièrement par le corps supérieur, dont la nature est tout-à-fait identique avec celle du feu. La lumière et le diaphane ne sont pas précisément des corps, ce ne sont pas même des émanations d’un corps, car la lumière serait un corps elle-même en ce cas : seulement, on peut dire que dans le diaphane le feu ou quelque chose d’analogue fait sentir sa présence. L’obscurité est le contraire de la lumière ; elle tient à cet état particulier de l’air où le diaphane n’est plus en acte, tandis que la lumière est précisément cet état de l’air où le diaphane est en acte. Empédocle, si toutefois c’est bien lui, a eu tort de soutenir que la lumière se formait et circulait entre la terre et ce qui l’enveloppe, sans que nous l’y vissions se mouvoir ; ceci n’est soutenante ni par le raisonnement ni par les faits. Comment veut-on que dans un si grand intervalle, d’Orient en Occident, un mouvement aussi considérable échappe à notre attention ? Le diaphane, quand il est en puissance, au lieu d’être en réalité, est sans couleur ; car il n’y a qu’une chose incolore qui puisse recevoir la couleur, une chose insonore qui reçoive le son. Le diaphane en puissance est l’invisible, ou du moins ce qui est à peine visible : c’est l’obscurité ; car c’est une même chose qui est tantôt ténèbres et tantôt lumière. Il y a des objets qui ne sont pas visibles à la lumière, et qui dans les ténèbres produisent une vive sensation. Tels sont les corps qui semblent ignés et flamboyants, car la langue grecque n’a pas de nom spécial pour les désigner : le champignon, la corne, les têtes de poissons, leurs écailles, leurs yeux. Ce n’est pas la couleur propre de ces corps que l’on voit. Quelle est donc la cause qui les rend visibles ? C’est une question qui nous entraînerait trop loin et dont il faut nous abstenir ici. Admettons donc que ce qui est visible à la lumière, c’est la couleur, qui, par conséquent, n’est pas visible sans lumière ; et que l’essence de la couleur, c’est de mettre en mouvement ce qui est diaphane en acte. La lumière est si bien la réalité complète, l’entéléchie du diaphane, que si l’on place l’objet sur l’organe de la vue même, on ne le verra pas ; mais il faut que la couleur meuve le diaphane, l’air, par exemple ; et l’air, qui est continu de l’objet à l’œil, meut l’organe qui voit. Démocrite s’est donc bien trompé quand il a prétendu que si le milieu devenait vide, on verrait parfaitement une fourmi même dans le ciel. Cela est absolument impossible. Pour que la vision ait lieu, il faut que l’organe reçoive une impulsion : ce n’est pas la cour leur même qui la lui donne, il faut donc que ce soit le milieu. Sans ce milieu, non seulement on ne verrait pas bien, mais encore on ne verrait point du tout. Mais si la couleur ne peut être vue que dans la lumière, le feu est vu tout aussi bien dans l’obscurité que dans la lumière ; et ceci se conçoit sans peine, puisque c’est le feu qui fait que le diaphane est diaphane. Cette nécessité d’un milieu s’applique également au son et à l’odeur. L’objet n’a pas besoin de toucher l’organe ; mais le son et l’odeur mettent en mouvement le milieu, qui meut l’organe à son tour et lui donne la sensation. Posé sur l’organe directement, le corps sonore, le corps odorant n’y cause plus rien. On en peut dire autant du goût et du toucher, quoique ceci soit moins évident pour ces deux sens ; mais on le prouvera plus loin. Le milieu des sons est évidemment l’air : celui de l’odeur n’a pas de nom spécial ; mais il y a certainement pour les odeurs une certaine modification dans l’air et même dans l’eau ; car il y a des animaux aquatiques qui ont le sens de l’odorat. Remarquons en passant que l’homme, et en général les animaux terrestres qui respirent, ne peuvent sentir l’odeur qu’en aspirant. Plus tard nous dirons pourquoi.

On peut distinguer pour le son, comme on l’a fait plus haut, l’acte et la puissance. Certains corps n’ont pas de son, comme l’éponge, la laine, etc.; d’autres au contraire en ont beaucoup, comme l’airain et tous les corps durs et polis. Le son en acte, le son réel suppose toujours trois termes : un premier corps qui en frappe un second, puis un milieu dans lequel sont ces deux corps. Un seul objet ne suffit pas pour produire le sou. De plus, il n’y a pas de percussion sans mouvement, et la percussion ne doit pas être appliquée à un objet quelconque. La laine a beau être frappée, elle ne résonne pas ; tandis que l’airain a besoin à peine d’être frappé pour résonner fortement. Dans les choses creuses, le son se répercute plusieurs fois ; et après le premier coup il s’en forme plusieurs autres, parce que le milieu qui y est renfermé ne peut en sortir. Le son s’entend surtout dans l’air ; mais il peut s’entendre aussi dans l’eau, quoique moins bien. L’air n’est pas la principale condition du son non plus que l’eau ; avant tout, il faut que ce soient des corps solides qui se choquent entre eux ou qui choquent l’air. Mais pour que ce choc contre l’air ait lieu, il faut que l’air demeure et ne se disperse pas : aussi faut-il le frapper vite et fort pour qu’il rende un son, comme si l’on voulait frapper sur un nuage de poussière emporté rapidement par les vents. L’écho se produit quand le premier air qu’a réuni le vase vient de nouveau frapper l’air extérieur, sans qu’il puisse se disperser, étant enfermé comme dans une sphère. Il semble donc que l’écho devrait être perpétuel ; mais il en est du son comme de la lumière : la lumière s’étend au-delà de l’objet ou du lieu directement éclairé par le soleil, car autrement il y aurait ténèbres partout où sa lumière ne serait pas. Mais cette réfraction de la lumière qui se disperse n’est pas comme celle qui a lieu dans l’eau, ou comme la réflexion sur les surfaces lisses, et par exemple sur celle de l’airain. Le vide peut passer pour la condition souveraine de l’audition, si l’on admet que l’air soit le vide ; car c’est l’air qui, étant continu de l’objet sonore à l’organe, transmet le son. Le son meut l’air d’abord, et l’air à son tour meut l’ouïe, qui est son terme corrélatif dans ce cas. Si l’animal n’entend pas partout, c’est qu’il n’y a pas d’air partout ; c’est que partout l’organe n’a pas l’air qui lui est nécessaire. L’air à lui seul n’a pas de son, et il faut qu’on l’empêche de se disperser pour qu’il en ait un. L’air qui est logé dans nos oreilles, y est très profondément enfoncé, afin qu’il y soit immobile, et que l’organe perçoive toutes les nuances les plus distinctes du mouvement. C’est là aussi ce qui fait que nous entendons dans l’eau, si l’eau ne pénètre pas jusqu’à cette portion d’air qui est en rapport direct avec le son. Il ne faut pas non plus que l’eau s’introduise dans les circonvolutions de l’oreille, car alors la perception ne peut plus avoir lieu. On cesse aussi d’entendre quand la membrane est malade, de même qu’on cesse de voir quand la membrane de la pupille est affectée. Sous l’eau, l’oreille bruit toujours comme lorsqu’on en approche une corne : c’est que l’air qui est dans les oreilles a toujours un certain mouvement qui lui est particulier, et qui n’est pas en rapport propre avec le son du dehors ; mais il est une condition nécessaire pour entendre, aussi bien que le peuvent être l’air ou le vide et le corps sonore. Est-ce le corps frappé qui résonne, est-ce le corps frappant ? L’un et l’autre, quoi que ce soit d’une façon bien différente. Le son doit être considéré comme un mouvement analogue à celui d’une chose rebondissante, frappée sur un corps lisse et dur. Mais tout corps frappant et frappé ne résonne pas, et il faut certaines conditions de surface pour que l’air reçoive le mouvement qui est le son. Les différences des corps sonnants se distinguent sans peine dans le son réel, le son en acte. Si la lumière est indispensable à la perception des couleurs, le grave et l’aigu ne peuvent pas davantage être perçus sans le son. Le grave et l’aigu sont des mots métaphoriquement empruntés au sens du toucher. Un son est aigu lorsque, dans un court espace de temps, il meut fréquemment l’organe ; il est grave quand, en un long espace de temps, il le meut un petit nombre de fois. Le grave lui-même n’est pas lent, l’aigu n’est pas rapide ; mais le mouvement qui les produit est l’un et l’autre. On peut voir aisément par ceci comment le grave et l’aigu ressemblent à l’obtus et à l’aigu perçus par le toucher : l’aigu semble percer l’organe ; le grave semble ne faire que le pousser, parce que le mouvement pour l’un se répète à un court intervalle, et que pour l’autre il se répète à intervalles beaucoup plus longs. Mais nous ne voulons pas pousser plus loin ces considérations sur le son. Ajoutons pourtant que la voix est un son produit par un être animé. Nul être inanimé n’a de voix ; et c’est uniquement par similitude qu’on dit quelquefois qu’ils en ont une, comme on le dit de la lyre, de la flûte et des choses sans vie qui ont une vibration, un chant, une sorte de langage et une partie des nuances qu’a aussi la voix. Il y a d’ailleurs beaucoup d’animaux qui n’ont pas de voix ; et par exemple ceux qui n’ont pas de sang ; et parmi ceux qui ont du sang, les poissons. Et cela est tout simple, puisque le son est un certain mouvement de l’air. Les poissons qui, à ce qu’on prétend, ont une voix, comme ceux du fleuve Achélous, font tout simplement ce bruit avec leurs branchies ou tel autre organe. On peut donc dire que la voix est propre à l’animal. Mais comme elle n’est pas produite par telle partie prise au hasard, et que de plus il faut, pour que le son se produise, la condition indispensable de l’air, milieu où sont les deux corps, frappant et frappé, il faut dire aussi que la voix ne peut appartenir qu’à ces êtres qui reçoivent l’air. La nature fait ici comme dans tant d’autres cas : si la langue lui sert à la fois pour le goût et pour le langage, le premier tout-à-fait indispensable à l’animal, l’autre seulement utile, elle emploie également l’air aspiré, le souffle à deux fins : la chaleur intérieure, qui n’est pas moins indispensable que le goût, et la voix, qui est utile comme peut l’être le langage, sans être plus nécessaire que lui. L’appareil de la respiration se compose d’ailleurs du gosier et du poumon, qui donne aux animaux terrestres plus de chaleur qu’aux autres ; et comme le premier lieu vers le cœur a aussi besoin de respiration, c’est là ce qui fait que l’air pénètre au-dedans même du corps. La voix est donc précisément le coup que l’air aspiré par l’âme qui est dans ces parties, donne contre ce qu’on appelle l’artère. Mais tout son produit par l’animal n’est pas une voix ; la toux n’est pas une voix, par exemple. Pour qu’il y ait voix, il faut que le corps frappant soit animé, et qu’il frappe avec une certaine intention, car la voix est un son qui exprime quelque chose. Le coup porté dans ce cas est le choc de l’air qui est dans l’artère contre l’artère elle-même ; et la preuve, c’est qu’on ne peut émettre de voix si, au lieu d’aspirer et d’expirer, on retient l’air ; la fonction est alors détruite. Si les poissons n’ont pas de voix, c’est qu’ils n’ont pas de gosier ; et s’ils n’ont pas de gosier, c’est qu’ils ne reçoivent pas et ne respirent pas l’air. Mais c’est dans un autre ouvrage qu’il faut étudier la cause de cette organisation des animaux aquatiques.

La théorie de l’odorat offre plus de difficultés que toutes celles qui précèdent. On ne sait pas très positivement ce que c’est que l’odeur, comme on sait ce qu’est le son ou la couleur. Cela tient peut-être à ce que chez l’homme ce sens n’est pas très parfait, et beaucoup d’animaux l’ont plus délicat que lui. Nous ne pouvons sentir aucune odeur, sans la trouver agréable ou désagréable ; et ceci prouve que chez nous cet organe n’est pas très fin. C’est comme les animaux qui ont les yeux durs ; ils ne jugent les nuances des couleurs que selon qu’elles leur inspirent ou ne leur inspirent pas de crainte. L’odorat ne vaut même pas chez l’homme le sens du goût, parce que le goût est une espèce de toucher, et que ce dernier sens dans l’espèce humaine est excessivement délicat. Si, pour d’autres sens, l’homme est au-dessous des animaux, pour celui-là il est au-dessus d’eux tous sans aucune comparaison ; et c’est là aussi ce qui le fait le plus intelligent de beaucoup. En poussant plus loin, enverrait même que, dans notre espèce, les individus diffèrent considérablement entre eux sous le rapport du toucher, ce qui n’a pas lieu dans les autres espèces ; et que les individus qui ont la chai ? dure sont beaucoup moins bien doués pour l’intelligence que ceux qui ont la chair molle et tendre. Les odeurs sont agréables ou pénibles tout comme les saveurs ; mais si à certains égards il y a des analogies entre l’odorat et le goût, il y a aussi bien des différences. Les saveurs étant plus distinctes en général que les odeurs, c’est aux saveurs que les odeurs ont emprunté leurs noms. Il y a odeur douce, âpre, forte, aigre, faible, etc., comme il y a saveur. Si l’on dit que l’odeur du miel est douce, c’est à cause de sa ressemblance avec sa saveur, qui est douce aussi. L’odeur du thym et des plantes aromatiques de ce genre est appelée forte par un motif tout pareil. Du reste, l’odorat s’applique à ce qui est odorant et à ce qui ne l’est pas, comme la vue se rapporte à ce qui est visible et à ce qui ne l’est pas, l’ouïe à ce qui est sonore et à ce qui ne l’est pas, etc. L’olfaction se fait aussi par un milieu ; et ce milieu peut être l’air ou l’eau ; car les animaux aquatiques paraissent avoir le sens de l’odorat, et il en est qui sont attirés même de fort loin par l’odeur de leur proie. Ce fait rend encore plus difficile à comprendre pourquoi l’homme ne peut odorer qu’en aspirant l’air, et pourquoi il cesse d’odorer quand il expire l’air ou qu’il retient son souffle, tout aussi bien que lorsqu’il pose directement l’objet odorant sur la membrane du nez. Ce dernier phénomène est commun à tous les animaux et pour tous les organes des sens ; mais n’odorer qu’en aspirant est une propriété tout-à-fait spéciale à l’espèce humaine. On ne peut supposer que les animaux privés de sang aient un autre sens pour suppléer à l’odorat, qui, dit-on, leur manque. L’odorat ne leur manque point et n’a pas besoin d’être suppléé par un sens nouveau, comme l’on peut s’en convaincre aisément. Les fortes odeurs les tuent tout aussi bien que l’homme ; et il suffit d’essayer sur eux l’odeur du soufre, de l’asphalte et des corps analogues. Ces animaux odorent, quoiqu’ils ne respirent pas. L’organe de l’olfaction dans l’homme diffère de ce qu’il est dans les autres animaux, à peu près comme pour lui l’appareil de la vue diffère de celui des animaux qui ont les yeux durs. Les yeux de l’homme ont le rempart des paupières qu’il doit ouvrir et remuer pour voir ; les animaux qui ont les yeux durs voient, directement et sans intermédiaires de ce genre, les objets qui sont dans le diaphane. De même pour l’odorat : chez les animaux qui reçoivent l’air, cet organe est couvert d’un tégument ; chez les autres, il est sans opercule, comme les yeux des animaux qui ont les yeux durs. Ce tégument se découvre quand les animaux respirent, et les veines et les pores qui y sont placés se dilatent. On voit dès lors pourquoi les animaux qui respirent ne peuvent point odorer dans l’eau ; c’est qu’ils n’y respirent pas. D’ailleurs l’odorat s’applique surtout aux objets secs, comme le goût aux objets humides ; et en puissance, l’organe olfactif est d’une nature sèche.

Le goût, avons-nous dit, est une sorte de toucher ; il s’ensuit qu’un objet perçu par le goût est presque un objet touché. Si, pour agir, le goût n’a pas besoin d’un intermédiaire, comme la vue, l’ouïe, l’odorat, c’est que le toucher n’en a pas besoin non plus. La seule condition nécessaire ici, c’est l’humidité ; sans elle le goût ne saurait s’exercer, et l’humidité est un corps perceptible au toucher. Si nous étions plongés dans l’eau au lieu de vivre sur la terre, nous sentirions directement la saveur qui viendrait se mêler à l’eau, comme nous sentons maintenant la saveur mêlée à notre boisson. Mais l’eau qui nous apporterait la sensation n’en est pas la condition essentielle, pas plus que la couleur, pour être perçue, n’a besoin de se mêler à quoi que ce soit, bien qu’elle traverse un intermédiaire pour arriver jusqu’à notre organe. De même l’humidité accompagne toujours la sensation du goût ; et la preuve, c’est le sel qui fond si aisément au simple contact de la langue. Nous faisions remarquer un peu plus haut que la vue s’applique et à ce qui est visible et à ce qui ne l’est pas, à la lumière qu’elle voit tout aussi bien qu’aux ténèbres qu’elle ne voit pas, parce qu’elles sont privés de toute lumière, et aux objets dont l’éclat est si vif qu’elle ne peut le soutenir. Nous faisions la même remarque aussi pour le son et pour l’ouïe. Nous pouvons également la faire pour le goût. Il s’applique et à ce qui est sapide et à ce qui ne l’est pas ; il juge les diverses saveurs, et il en juge aussi l’absence. L’insipide peut être à la fois et ce qui a peu ou point de saveur, et ce qui a une saveur mauvaise. C’est, en termes plus précis, l’impotable et le potable, qui règlent le sens du goût. Mais comme toute chose sapide est nécessairement humide dans une certaine mesure, il faut que l’organe destiné à la sentir ne soit pas lui-même humide en toute réalité, en entéléchie ; il faut seulement qu’il puisse devenir humide dans une certaine proportion, sans cesser d’être ce qu’il est. Ce qui le prouve bien, c’est que la langue perd la faculté du goût si elle est trop humide, tout aussi bien que si elle est trop sèche. La langue est, on peut dire, le toucher de l’humide primitif, du vrai principe humide. On peut voir le rôle qu’elle joue, et lorsque après une très forte saveur on en goûte une toute différente, et lorsque l’individu est malade et que toutes les saveurs lui semblent amères, parce que sa langue, en effet, est imprégnée de cette amertume qu’il attribue à tous les objets. Les espèces des saveurs se classent à peu près comme celles des couleurs, par les contraires : le doux et l’amer d’abord, puis le fade qui suit le doux, l’âpre qui suit l’amer ; et entre les extrêmes, l’aigre, l’acide, le pur, le fort, etc. Un objet qui peut être perceptible au goût est un objet qui peut causer ces saveurs au goût : l’objet sapide, perçu par le goût, est celui qui réellement les cause.

Nous n’étudierons pas à part le toucher et l’objet tangible ; ce qu’on dira de l’un s’appliquera sans peine à l’autre. Deux questions principales se présentent pour le toucher : Est-ce un sens unique ou multiple ? Quel est l’organe qui perçoit positivement dans le toucher ? Est-ce la chair, ou bien n’est-elle qu’un intermédiaire ? En général, chaque sens ne paraît avoir, dans les objets qu’il perçoit en propre, qu’une seule opposition par contraires : la vue a le blanc et le noir, l’ouïe a le grave et l’aigu, le goût a le doux et l’amer. Le toucher semble avoir plusieurs de ces oppositions, au lieu d’une seule : ainsi il a le chaud et le froid, le sec et l’humide, le dur et le mou, et plusieurs autres encore. Il est vrai qu’on peut répondre que le son a, lui aussi, plusieurs oppositions et non point une seule ; et que s’il a le grave et l’aigu, il a en outre le fort et le faible, le dur et le doux, et plusieurs autres nuances que présente certainement la voix. On pourrait faire encore des distinctions analogues pour la couleur. Mais toujours est-il que, pour le toucher, on ne peut dire aussi nettement quel est son objet propre, qu’on dit du son qu’il est l’objet propre de l’ouïe. Maintenant, y a-t-il un organe intérieur qui touche ? ou bien est-ce la chair elle-même qui touche directement ? On ne peut pas éclaircir cette question, en remarquant que, dans l’état actuel de notre organisation, nous ne sentons les objets qu’au moment même où nous les touchons ; car il suffit d’étendre sur la chair une peau, une membrane, pour se convaincre que, malgré cet intermédiaire, on perçoit tout aussi bien certaines sensations du toucher. Il est évident pourtant que l’organe du toucher n’est pas dans cette peau, qui d’ailleurs ne peut pas être tout à-fait assimilée à la chair, en ce que certainement elle nous transmet la sensation moins vite. Si l’air nous enveloppait comme notre chair nous enveloppe, nous percevrions le son, la couleur, l’odeur, par un sens unique ; et nous confondrions la vue, l’ouïe et l’odorat. Mais comme les milieux qui nous transmettent ces mouvements sont fort différents, les organes ne nous le paraissent pas moins ; et nous ne pouvons pas du tout les confondre les uns avec les autres. Dans le toucher, quel est l’intermédiaire entre l’objet et l’organe propre ? C’est ce qu’il est bien difficile de préciser. Un corps animé n’est jamais simplement composé d’air ni d’eau ; il a toujours nécessairement quelque partie solide. Il est donc un mélange de terre et d’autres éléments, comme semble bien l’être en effet la chair, et chez les animaux qui n’ont pas de chair, les parties qui la remplacent. Le corps paraît donc être l’intermédiaire indispensable que doivent traverser les sensations du toucher, toutes multiples qu’elles sont. La multiplicité est bien manifeste dans l’action de la langue, qui a tout à la fois et les perceptions du toucher et celles du goût, bien que ces deux organes soient d’ailleurs parfaitement distincts, et qu’ils ne puissent jamais être pris ni agir l’un pour l’autre. Mais ici on peut poser une question fort grave et demander : Puisque tout corps a les trois dimensions et en particulier l’épaisseur, la profondeur, comment deux corps peuvent-ils se toucher, quand ils ont entre eux un corps intermédiaire ? Dans l’eau, les corps ne se touchent certainement pas ; car ils ont entre eux une couche du liquide dont leurs bords sont inondés. Il en est encore absolument ainsi dans l’air, qui joue tout-à-fait le même rôle que l’eau à l’égard des corps qu’il contient et enveloppe. Par suite, on peut donc se demander si, pour les divers sens, il y a divers modes de perception, ou bien un mode unique. Le goût et le toucher semblent avoir besoin du contact immédiat, tandis que les autres sens s’exercent à distance. Il est vrai que certaines perceptions qui semblent propres au toucher, sont acquises par des sens différents du toucher, sans que cette condition du contact soit nécessaire, et qu’ainsi le dur et le doux sont perçus par l’ouïe, la vue, l’odorat. Mais l’on peut répondre à cette objection, que ces perceptions mêmes se font toujours par des intermédiaires, et que nous ignorons pour le goût et pour le toucher, s’il n’y a pas aussi des intermédiaires analogues. Rappelons-nous ce que nous disions tout-à-l’heure de la membrane qui, recouvrant la chair, n’empêche pas du tout la sensation du toucher. Supposons qu’une pareille membrane nous isolât complètement de tout, en nous entourant complètement, ne serions-nous pas constamment alors comme nous sommes maintenant, lorsque nous sommes plongés dans l’eau, ou même aussi lorsque nous restons dans l’air ? Nous nous semblerions toucher les choses mêmes, et nous affirmerions qu’il n’y a point d’intermédiaire entre elles et nous. Il faut faire d’ailleurs ici une distinction capitale : c’est que pour les perceptions de la vue et de l’ouïe, nous les sentons parce que l’intermédiaire agit d’une certaine façon sur nous, tandis que pour les perceptions du toucher nous les avons, non pas par l’intermédiaire, mais avec l’intermédiaire lui-même. C’est comme un homme qui, caché sous son bouclier, reçoit un coup : ce n’est pas le bouclier qui, frappé d’abord, frappe ensuite celui qu’il couvre ; l’homme et le bouclier ont été tous les deux frappés à la fois. Ainsi ce que l’air et l’eau sont pour la vue, l’ouïe et l’odorat, la chair semble l’être pour l’organe du toucher. Il n’y aurait donc pas plus sensation pour le toucher, si l’objet le touchait directement, qu’il n’y en a pour les autres sens dans le même cas. Il y a bien pour lui comme pour les autres un organe intérieur qui sent l’objet tangible. Tout se passe alors comme pour le reste des sens : l’organe sent toujours par un intermédiaire les objets qui ne posent pas directement sur lui ; et cet intermédiaire, c’est la chair. Nous avons fait voir dans nos Études sur les Éléments que les différences du corps en tant que corps, froid, chaud, sec, humide, sont toutes perceptibles au toucher. L’organe qui perçoit les différences est l’organe propre du toucher ; et la partie du corps où se trouve primitivement le sens qu’on nomme ainsi, est celle qui a la faculté de sentir cet ordre de perceptions, et qui peut être chaude ou froide, sèche ou humide. Or, sentir, c’est éprouver une affection. Ce qui rend une chose pareille à soi n’agit ainsi que parce que la chose elle-même est telle en puissance sans l’être encore en fait. Voilà pourquoi nous ne sentons pas ce qui est chaud ou froid précisément au degré où nous le sommes nous-mêmes, dur ou mou au degré où nous le sommes. Nous ne sentons que les différences, et la sensibilité n’est en quelque sorte qu’une moyenne entre les qualités contraires des choses sensibles. Le moyen terme est surtout propre à mesurer et à juger les extrêmes, parce qu’il est à la fois l’un et l’autre. Tout de même, ce qui doit percevoir le blanc et le noir ne peut être en fait ni l’un ni l’autre ; mais il faut qu’ils soient tous les deux en puissance ; et pareillement pour toutes les autres perceptions, et en particulier pour celles du toucher. Le toucher ne doit donc être ni chaud ni froid, afin de percevoir le froid et le chaud. Ajoutons une dernière remarque analogue à plusieurs autres qui précèdent. Si le toucher s’applique à ce qui est tangible, il s’applique aussi à ce qui ne l’est pas ; et on peut dire d’un objet qu’il n’est pas tangible, quand il n’offre à la sensation qu’une différence très peu appréciable, comme l’air par exemple ; ou bien quand il affecte l’organe avec une telle violence qu’il y détruit toute sensation.

Nous voici arrivé à la fin de cette esquisse qui, ainsi que nous le voulions, a successivement traité de chacun des sens en particulier.

Pour parler maintenant des sens d’une manière générale, qui s’applique à tous sans exception, il faut admettre que le sens est ce qui reçoit les formes sensibles des objets, sans la matière de ces objets mêmes ; comme la cire reçoit l’empreinte de l’anneau sans le fer ou l’or dont l’anneau est composé. La sensibilité est absolument affectée ainsi par les objets qui ont couleur, son, saveur, etc.; non pas qu’elle devienne chacun de ces objets et puisse être nommée comme eux, mais elle devient quelque chose d’analogue que la raison seule peut concevoir. L’organe est le primitif dans lequel est cette faculté. Il est identique aux objets, bien que son être et le leur soient différents ; et ce qui sent la grandeur d’un objet est aussi une sorte de grandeur. L’essence de ce qui sent n’est pas une grandeur ; la sensation n’en est pas une davantage ; mais c’est un certain rapport à la grandeur, une certaine puissance de la grandeur. Cela nous fait parfaitement comprendre pourquoi les qualités excessives des choses sensibles échappent à la sensation : c’est que le rapport est détruit ; l’harmonie de l’objet et de l’organe a cessé, comme l’harmonie et l’accord disparaissent si les cordes sont trop fortement touchées. C’est là aussi ce qui nous explique pourquoi les plantes, qui sont susceptibles des sensations du toucher puisqu’elles s’échauffent et se refroidissent, qui de plus ont une âme d’une certaine espèce, ne sont pas sensibles cependant : c’est qu’elles n’ont pas la qualité moyenne qui est indispensable à la sensibilité, et qu’elles n’ont pas en elles de principe capable de recevoir les formes toutes seules des objets ; elles sont affectées avec la matière, et non sans la matière, par les formes sensibles. On peut donc demander encore si un objet perceptible à un certain sens, affecte en quelque façon un être qui n’a pas ce sens spécial ; et, par exemple, si l’odeur affecte de quelque manière les êtres qui n’ont pas le sens de l’odorat. On peut répondre que là où le sens manque, l’objet sensible ne fait d’impression d’aucun genre sur l’être privé de ce sens ; on doit ajouter même que les êtres qui peuvent sentir ne sent affectés qu’autant que le sens s’applique à son objet spécial. Ce qui le prouve bien, c’est que ni la lumière, ni l’obscurité, ni le son, ni l’odeur, n’affectent point du tout les corps et ne les changent en rien ; mais ce sont les corps mêmes auxquels ces qualités sont jointes qui affectent les autres corps. Ce n’est pas le bruit du tonnerre qui fend le bois frappé de la foudre ; mais c’est l’air dans lequel a lieu ce Bruit. Il faut reconnaître cependant que les qualités tangibles, tout comme les saveurs, agissent sur les corps ; car on peut observer que les choses inanimées elles-mêmes en sont vivement affectées et altérées. Les autres qualités agissent-elles aussi comme ces deux-là sur les corps ? ou doit-on dire que les corps ne sont pas susceptibles d’être affectés par le son ou par l’odeur ? ou, enfin, les corps affectés ainsi ne sont-ils pas des corps tout indéterminés et mobiles comme l’air, qui peut contracter une odeur et qui en est si bien modifié qu’il nous la rend aussitôt perceptible ? Contracter une odeur, c’est donc éprouver une affection, une sensation d’un certain genre.


LIVRE TROISIEME.

FIN DE LA THÉORIE DE LA SENSIBILITÉ.— IMAGINATION. — INTELLIGENCE. — LOCOMOTION. — CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES.


Pour se convaincre que nous avons tous les sens possibles, et qu’il n’y en a point d’autres au-delà des cinq que nous possédons, la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher, il suffit de faire les remarques suivantes. Tous les objets perceptibles au toucher nous sont actuellement connus par ce sens, car le toucher nous révèle toutes les différences de l’objet tangible en tant que tangible. Il faut en conclure, en étendant ceci aux autres sens, que si quelque sensation nous manque, c’est qu’il nous manque aussi quelque organe. Or, les choses du toucher sont directement senties par le toucher lui-même ; les autres le sont par des intermédiaires, qui sont deux éléments simples, l’air et l’eau. De plus, nous sommes constitués de telle sorte que, si des choses de genre différent peuvent être perçues par un seul intermédiaire, il faut que l’être qui a l’organe relatif à ce seul élément, perçoive aussi les choses diverses que cet élément lui transmet. Ainsi, l’air peut transmettre à la fois le son et la couleur ; et nous avons la perception tout à la fois et des sons et des couleurs. Et réciproquement, si deux éléments peuvent nous transmettre une seule sensation, comme l’air et l’eau qui, diaphanes tous deux, peuvent nous transmettre la couleur, il suffit de pouvoir sentir par l’intermédiaire de l’un, pour avoir toutes les perceptions que les deux autres peuvent donner. On doit ajouter que l’air et l’eau sont les seuls éléments dont relèvent nos organes. Le feu ne se rapporte à aucun organe en particulier ; ou plutôt il se rapporte à tous, car il n’y a pas de sensibilité possible sans chaleur. La terre ne sert à aucune perception, si ce n’est peut-être à celle du toucher, où elle joue le rôle qui lui est propre ; et l’on pourrait dire en général que le feu et l’eau sont les seuls éléments avec lesquels nos sens soient en rapport. Or, dans la constitution actuelle des choses, il y a des animaux qui sont en rapport avec l’un et avec l’autre. Ainsi tous les sens, et tous sans exception, sont possédés par les animaux, quand les animaux ne sont ni mutilés ni incomplets ; la taupe même n’est pas privée d’yeux comme on le croit ; on les lui retrouve sous la peau. Donc, en résumé, à moins qu’il n’y ait une autre organisation possible, et qu’il n’y ait une autre sensibilité qui ne puisse s’appliquer à aucun des corps d’ici-bas, on peut affirmer qu’aucun sens ne nous manque. Il n’était pas nécessaire davantage qu’il y eût un sens spécial pour les choses communes, dont chaque sens nous donne indirectement la perception, le mouvement, le repos, la figure, la grandeur, le nombre et l’unité. Le mouvement explique tout cela ; le mouvement nous révèle la grandeur, et aussi la figure qui est une sorte de grandeur ; il nous révèle également le repos, par l’opposition même ; le nombre nous est révélé comme l’unité par tous les sens, comme le mouvement lui-même, qui n’a pas de sens particulier. C’est ainsi que les objets propres d’un sens sont même perçus par un autre sens. La vue perçoit aussi les choses douces, et elle les juge telles, à certaines circonstances déjà connues qui se rencontrent simultanément. Autrement nous n’aurions jamais que des sensations accidentelles, comme lorsque voyant le fils de Cléon, nous sentons, non pas qu’il est le fils de Cléon, mais qu’il est blanc. D’ailleurs, on peut dire que pour les choses communes, nous avons un sens commun, sinon un sens propre. Ce qui fait que nous ne les percevons pas à vrai dire par simple accident, comme nous venons de le dire du fils de Cléon, c’est que les sens peuvent percevoir fortuitement les objets spéciaux les uns des autres, sans que chacun d’eux cesse pour cela d’être ce qu’il est. Seulement, un même objet donne à la fois une double sensation. En voyant la bile, on sait à la fois et qu’elle est jaune et qu’elle est amère. Aucun des deux sens, ni la vue ni le goût, ne peut dire à lui tout seul que la bile a ces deux qualités ; et c’est là ce qui fait qu’on se tromperait, si par cela seul qu’on voit un corps jaunâtre, on allait affirmer que c’est de la bile. On peut alors demander pourquoi, si nous n’avons pas de sens spécial pour les choses communes, nous avons plusieurs sens pour les percevoir ; c’est afin que nos erreurs soient moins fréquentes sur ces choses qui ne font qu’accompagner les autres, comme le mouvement, la grandeur. Si la vue était seule appelée à juger de la grandeur, elle serait exposée à se tromper bien plus encore qu’elle ne le fait ; et elle confondrait toujours la grandeur et la couleur, parce que pour elle l’une ne serait jamais séparée de l’autre. Mais comme à la vue vient se joindre, pour la perception des choses communes, un autre sens qui la rectifie, la vue ne se trompe point ; et nous savons, à n’en pas douter, que la couleur et la grandeur, quoique toujours réunies, sont pourtant très différentes entre elles.

L’homme ne sent pas seulement : il a en outre la faculté de sentir qu’il sent ; il sent qu’il voit, il sent qu’il entend. Est-ce par la vue qu’il sent qu’il voit ? ou bien est-ce par un autre sens ? Si c’est par la vue, le même sens aurait alors deux objets : la vue verrait la couleur, mais de plus elle verrait la vue. Si l’on suppose qu’il y ait un autre sens, où s’arrêtera-t-on ? Ce nouveau sens ne devra-t-il pas, comme le premier, se sentir lui-même ? Et alors pourquoi ne pas accorder tout de suite cette faculté à la vue ? Ajoutons que si l’on voit ce qui voit, il faudra que ce qui voit la couleur ait aussi primitivement une couleur, puisqu’il n’y a que la couleur qui puisse être vue. C’est là une difficulté qui est assez grave. Sentir par la vue, voir, n’est donc pas un fait simple, comme on pourrait le croire. Il n’est pas simple au sens où on vient de le dire ; il n’est pas simple au sens ordinaire ; car même lorsque nous ne voyons pas, ce n’est pas moins la vue qui juge de l’obscurité tout aussi bien que de la lumière ; mais cette complexité n’est pas semblable à celle que nous venons de signaler. De plus, il est bien vrai que ce qui voit est en quelque sorte coloré ; car les sens, avons-nous dit, reçoivent la chose sensible sans la matière ; et voilà ce qui fait que, même en l’absence des objets, les sensations ainsi que les images peuvent rester dans les organes des sens : or, ici la chose sensible, c’est la couleur. Comment donc résoudre la difficulté que nous avons posée plus haut ? et comment sentons-nous que nous sentons ? L’acte de l’objet sensible et l’acte de la sensation sont un seul et même acte, bien que leur être soit différent. Ainsi, prenons un sens quelconque, l’ouïe ; je dis que le son en acte est identique à l’ouïe en acte. En effet, on peut fort bien avoir l’ouïe sans entendre ; l’objet sonore peut fort bien ne pas résonner. Mais quand le sens qui peut entendre agit, et que l’objet sonore résonne, l’ouïe en acte a lieu en même temps que le son en acte. On pourrait dire de l’un qu’il est l’audition, et de l’autre qu’il est la résonnance. Mais, si dans la chose qui est faite il y a tout à la fois et le mouvement qui l’a faite, et l’action que ce mouvement produit, et la modification résultant de cette action, il faut nécessairement que dans l’ouïe en puissance il y ait tout à la fois et le son en acte et l’ouïe en acte ; car l’ouïe est double tout comme l’est le son : elle peut ou agir réellement, selon la faculté qui lui est propre, ou n’être qu’à l’état de simple puissance qui n’agit pas, bien qu’elle puisse agir. Le raisonnement que l’on fait ici s’appliquerait tout aussi bien aux autres sens que l’ouïe ; et l’on peut dire en général que l’action et la souffrance se réunissant dans l’être qui souffre, et non pas dans l’être qui agit, l’acte de l’objet sensible et l’acte de l’organe qui sent sont dans l’être qui sent et ne sont qu’en lui. Les deux nuances que nous venons de signaler pour l’ouïe ont reçu un nom spécial : quelques autres en ont reçu aussi ; mais il est des sens pour lesquels on n’a pas fait ces distinctions ; et par exemple, si l’acte de la vue est appelé vision, l’acte de la couleur n’a pas reçu de dénomination particulière. L’acte du goût a son nom, et l’acte de la saveur n’a pas le sien. Si le principe que nous venons de poser est vrai, si l’acte de l’objet sensible et l’acte du sens sont un seul et même acte, quoique leur être soit différent, il s’ensuit que l’un de ces actes ne peut pas être détruit, sans que l’autre ne le soit aussi à l’instant même ; et qu’à l’inverse, ils subsistent aussi tous les deux à la fois. Mais ce qui est vrai de l’acte ne l’est pas de la puissance, et l’une des puissances peut exister ou disparaître, sans que l’autre existe ou disparaisse nécessairement avec elle. Voilà l’erreur des anciens physiologistes, qui ont cru qu’il n’y avait ni blanc ni noir indépendamment de la vue. On comprend d’où cette erreur procédait ; c’est qu’ils n’avaient pas su distinguer la double acception de sensation et d’objet sensible ; ils n’avaient pas distingué l’acte de la puissance ; et de là, leur opinion est en partie vraie, en partie fausse, parce qu’ils avaient traité comme simples des choses qui ne le sont pas. Cette relation des deux actes, que l’on peut surtout observer dans la relation si délicate de la voix et de l’harmonie à l’ouïe, explique bien, à un autre point de vue, ce que nous disions plus haut, à savoir que tout excès de l’objet sensible échappe à l’organe des sens. Un son trop grave, un son trop aigu, échappent à l’ouïe ; la vue ne voit pas plus un objet trop brillant qu’elle ne voit un objet trop obscur ; l’odorat ne sent pas plus une odeur trop forte qu’une odeur trop faible. C’est qu’au fond la sensation n’est qu’un rapport, et les choses ne sont bien perçues par nous, et ne nous sont agréables, que quand elles sont mélangées dans une mesure convenable. L’harmonie dans la musique ne se compose pas du grave tout seul ou de l’aigu tout seul ; elle se compose des deux, unis dans une juste proportion. Le toucher ne se plaît ni au chaud ni au froid ; il se plaît à leur juste mélange. Aussi, le rapport qui constitue la sensation n’admet aucun excès ni d’une façon ni de l’autre : tout excès détruit la sensation, ou du moins la rend pénible. Ainsi donc, chaque sens s’applique à son objet spécial, et il juge les différences de cet objet. La vue juge les différences de la couleur, le blanc et le noir ; et les autres sens en font autant pour les objets qui leur sont propres. Mais comment jugeons-nous les différences des objets qui appartiennent à des sens différents, par exemple la différence du blanc et du doux ? Nous jugeons bien de chaque chose en elle-même ; mais nous jugeons aussi de ses rapports avec les autres. Comment portons-nous ce dernier jugement ? c’est nécessairement encore par un sens, puisqu’il s’agit toujours de choses sensibles. Cela nous prouve bien que la chair ne saurait être cet organe extrême de la sensation que nous cherchons, car cet organe ne pourrait alors sentir qu’en touchant directement les objets. Mais il est impossible que ce soient des sens séparés qui jugent que le blanc est différent du doux ; il faut que ces deux qualités, pour être jugées différentes, apparaissent à un seul et unique sens. Quand il y a deux êtres qui sentent comme il y a deux objets sentis, la différence est évidente. Vous sentez telle chose, j’en sens telle autre ; sans le moindre doute, ces choses sont diverses. Ici au contraire c’est un seul être qui dit que le blanc et le doux sont différents, et il le pense et le sent tout comme il le dit. Mais si l’être qui juge l’une de ces choses et l’être qui juge l’autre sont un seul et même être et ne peuvent être séparés, il n’est pas possible davantage que ce soit dans des temps séparés que ce jugement se forme. Le même être affirme maintenant que les objets sont autres, et il l’affirme aussi pour les deux dans le même moment. L’assertion qui concerne l’un des objets concerne l’autre, et elle s’applique simultanément à tous les deux. Mais on peut objecter qu’un seul et même être ne peut avoir dans un temps indivisible des mouvements contraires ou différents. L’impression d’un objet doux ne meut pas la sensibilité comme l’impression d’un objet amer ; elle la meut contrairement. Celle d’un objet blanc la meut tout autrement encore ; et ce qu’on dit de la sensibilité s’applique également à la pensée. Pour répondre à cette objection, ne peut-on pas dire que l’être qui juge ces impressions diverses et déclare la différence qu’il sent, est bien en effet numériquement inséparable et indivisible, mais que par sa manière d’être il est divisible ? Il peut tout à la fois sentir les choses séparées en tant qu’il peut se séparer lui-même, et il les sent aussi en tant qu’indivisible. Ou bien cette réponse à l’objection est-elle insuffisante ? En puissance, le même peut être divisible et indivisible, il peut avoir les contraires ; mais en agissant, il opte nécessairement pour l’un des deux. Son action le rend nécessairement divisible ; il ne lui est pas possible d’être tout à la fois noir et blanc, et par conséquent il ne peut avoir simultanément la sensation et la pensée du noir et du blanc. Mais pour conclure dans cette discussion, il faut dire que le sens qui juge ainsi les perceptions de tous les autres et les compare, doit être considéré comme une sorte de point. Le point est bien un ; mais il peut être considéré comme deux, relativement aux lignes qu’il unit ou qu’il distingue. En tant qu’indivisible, ce sens qui juge les autres est un, et il agit simultanément pour les deux perceptions ; en tant que divisible, il emploie deux fois en même temps la même notion ; il juge les deux perceptions par leur limite commune, et elles sont séparées pour lui comme s’il était séparé lui-même. Mais en tant qu’un aussi, il les juge en les réunissant en un seul et même point et tout à la fois. Nous bornerons ici nos considérations sur la sensibilité.

Comme on reconnaît surtout deux facultés dans l’âme, la locomotion d’abord, puis ce qu’on appelle pensée, jugement, sensibilité, on pourrait croire par suite que penser, réfléchir, c’est une sorte de sensation. Et il y a cette ressemblance apparente que, de part et d’autre, l’âme distingue et connaît quelque chose ; aussi les anciens n’ont-ils pas hésité à confondre la sensation et la pensée ; Empédocle, par exemple, et Homère également. Ils ont supposé que la pensée était corporelle tout comme la sensation, et que le semblable seul pouvait, ainsi que nous l’avons déjà dit, sentir et connaître le semblable. Mais ces philosophes auraient dû rechercher alors d’où vient l’erreur, qui est à peu près l’état habituel des êtres animés et de notre âme. Selon cette doctrine, ou il faut que tout ce qui nous apparaît soit vrai tel qu’il nous paraît, et quelques uns l’ont soutenu ; ou bien, c’est le contact du dissemblable qui produit l’erreur, de même que c’est le contact du semblable qui donne la vérité. Mais on voit sans peine que sentir et penser sont choses fort différentes : l’une appartient à tous les animaux sans exception ; l’autre, au contraire, est réservée à quelques uns. Pour ne pas confondre la sensation et la pensée, il suffit encore de remarquer que la pensée admet le bien et le mal, la sagesse et l’imprudence, la science et l’erreur, tandis que la sensation ne nous offre rien de pareil. La sensation s’applique aux choses particulières, et elle est toujours vraie dans tous les animaux. La pensée, au contraire, si elle est vraie, peut être fausse aussi ; et cette faculté d’erreur n’appartient qu’aux êtres qui ont en même temps la raison. C’est qu’il faut distinguer avec soin l’imagination de la sensation et de la pensée intellectuelle. Il est vrai que l’imagination ne se produit pas sans la sensation, et que sans elle il n’y a pas non plus de conception pour l’intelligence. Mais la conception et la pensée ne se confondent point. L’imagination ne dépend que de nous, ne relève que de notre volonté, et nous pouvons par elle nous mettre les objets devant les yeux, presque aussi distinctement que nous les retrouvons dans les emblèmes et les signes mnémoniques dont on se sert quelquefois. L’opinion, au contraire, ne dépend pas de nous ; en présence d’une sensation, l’opinion que nous acquérons est nécessairement vraie ou fausse. De plus, si notre opinion a pour objet quelque chose de terrible, nous en sommes aussitôt tout épouvantés ; ou dans un autre sens, si l’objet est agréable, nous sommes aussitôt rassurés. L’imagination, au contraire, est une sorte de spectacle où nous ne sommes pas plus émus que devant des peintures qui nous représenteraient des choses épouvantables et horribles. Nous ne voulons pas d’ailleurs étudier ici en détail les différences que la conception intellectuelle peut présenter, science, opinion, sagesse et leurs contraires ; c’est l’objet d’un autre ouvrage ; mais nous voulons seulement montrer toute la distance qui sépare l’imagination de l’intelligence. La conception est à l’intelligence ce que l’imagination est à la sensibilité. Nous nous occuperons d’abord de l’imagination, et nous étudierons ensuite l’intelligence. Si l’imagination est la faculté qui nous présente des images (sans prendre d’ailleurs ce mot dans un sens purement métaphorique), elle peut être considérée alors comme l’une de ces facultés qui nous font connaître le vrai ou le faux. Or, ces facultés sont la sensation, l’opinion, la science et l’intelligence. L’imagination est-elle l’une de ces facultés ? Et d’abord est-elle la sensation ? La sensation est double, avons-nous dit, en acte ou en simple puissance, comme la vision et la vue. Sans que ni l’une ni l’autre espèce de sensation ait lieu, nous pouvons apercevoir des images : témoin les songes. De plus, la sensation est toujours actuelle ; l’imagination ne l’est pas. Si l’imagination se confondait avec l’acte de la sensation, on la retrouverait, sans exception, dans tous les animaux qui sont doués de sensibilité. Mais est-ce que l’imagination se retrouve, par exemple, dans la fourmi, l’abeille, le ver ? Ajoutez que toutes les sensations sont toujours vraies, et que la plupart des représentations de l’imagination sont fausses. Quand nous avons une perception exacte d’un objet qui tombe sous nos yeux, nous ne disons pas, comme pour l’imagination, qu’il nous paraît, qu’il nous semble que cet objet est de telle ou telle façon. Pour les sensations, nous n’employons ces formes dubitatives que quand nous avons besoin d’un second et plus attentif examen pour nous assurer de ce qu’est l’objet. Si l’imagination n’est pas la sensation, à plus forte raison ne sera-t-elle pas l’une de ces facultés éternellement vraies, la science, l’entendement, l’intelligence. L’imagination, si elle est vraie quelquefois, est bien plus souvent fausse. Reste donc qu’elle soit l’opinion, puisqu’elle ne peut être ni sensation, ni science, ni intelligence. L’opinion est fausse aussi quelquefois ; mais l’opinion causée en nous par la sensation entraîne nécessairement à sa suite une croyance, une persuasion de l’esprit : or, cette croyance, cette persuasion ne saurait appartenir aux brutes, tandis que l’imagination leur appartient, si ce n’est à toutes, du moins à un bon nombre. Enfin la persuasion implique nécessairement la raison ; et si quelques bêtes ont l’imagination, il n’en est pas une qui ait la raison en partage. Si l’imagination n’est ni l’opinion qui accompagne la sensation, ni le résultat de la sensation, est-elle davantage une combinaison de la sensation et de l’opinion ? Non sans doute, en admettant même que cette combinaison se fasse, de la sensation que nous donne un objet, et de l’opinion que nous nous formons de ce même objet à la suite de l’impression reçue ; car il ne peut s’agir ici de la sensation causée par un certain objet et de l’opinion relative à un objet différent. Du reste il faut remarquer que les images de quelques objets peuvent être fausses en nous, bien que la conception en soit parfaitement vraie. L’image du soleil a pour nous un pied de diamètre ; et cependant nous savons sans le moindre doute qu’il est plus grand que la terre. Ici donc, ou l’on perd l’opinion vraie que l’on avait de la chose, sans que d’ailleurs la chose elle-même vienne à changer ; ou bien, si l’on garde cette même opinion, elle est à la fois vraie et fausse. Concluons donc que l’imagination n’est ni l’une des facultés que nous avons énumérées, ni le résultat de ces facultés. Mais l’on peut dire que l’imagination est indissolublement liée à la sensation ; car sans la sensation, ce mouvement particulier auquel nous donnons le nom d’imagination ne se produit pas ; qu’il ne se produit que dans les êtres qui sentent ; que l’être qui possède l’imagination peut être très diversement mû par elle, soit activement, soit passivement ; et qu’enfin l’imagination peut être également et vraie et fausse. Voici comment, tenant de si près à la sensation, elle peut être fausse, tandis que la sensation ne l’est jamais. La sensation des objets propres est toujours vraie sans exception ; ou, pour mieux dire, elle a le moins d’erreur possible. Mais la sensation où les objets propres ne sont qu’accessoires peut déjà être erronée. Quand on dit, par exemple, que telle chose est blanche, on ne se trompe pas ; mais si l’on dit que cette chose blanche est telle ou telle chose, on peut dès lors commettre une erreur ; à plus forte raison, s’il s’agit des choses communes à tous les sens et des accidents des objets propres, du mouvement, de la grandeur, etc. Mais le mouvement produit par l’acte même de la sensation, l’imagination, différera de ces trois espèces de sensations. Le premier mouvement causé par la sensation actuelle de l’objet présent est vrai ; les deux autres peuvent être faux,, même quand l’objet est présent, et bien plus encore quand il est éloigné. Ainsi l’imagination sera le mouvement causé par la sensation en acte. Mais comme la vue est le principal de nos sens, l’imagination a reçu son nom de l’image que la lumière nous révèle. De plus, comme l’image subsiste dans l’esprit toute pareille aux sensations, il y a des animaux qui agissent par l’imagination comme ils agissent par la sensation, les uns parce qu’ils n’ont pas l’intelligence en partage : telles sont les brutes ; les autres, parce que l’intelligence se trouve parfois éclipsée chez eux par les passions, les maladies, le sommeil : tel est l’homme. Voilà ce que nous avions à dire sur l’imagination.

Quant à cette partie de l’âme par laquelle l’âme connaît et pense, il faut voir ce qui la distingue de toutes les autres, que cette partie d’ailleurs soit séparée ou qu’en réalité elle ne le soit pas, bien qu’elle puisse l’être rationnellement. Puisque l’intelligence ressemble à la sensation, penser se réduit à éprouver de la part de l’objet intelligible une affection ou quelque chose d’analogue. Mais l’intelligence est complètement impassible : seulement, elle est capable de recevoir la forme des objets. En puissance, elle est comme l’objet, sans être précisément l’objet lui-même ; en d’autres termes, l’intelligence est à l’égard des objets intelligibles ce que la sensibilité est à l’égard des objets sensibles. Il suit de là que pour penser les choses, il faut nécessairement que l’intelligence soit distincte des choses, comme le dit Anaxagore ; c’est à cette condition seule qu’elle peut les dominer, c’est-à-dire les connaître. L’extérieur, auprès de sa lumière, est obscur et s’éclipse, l’intelligence est donc, par sa nature, simplement en puissance ; avant de penser, elle n’est en acte aucun des objets. Il s’ensuit évidemment que l’âme ne peut être mêlée au corps ; car dès lors elle prendrait quelque qualité matérielle ; elle deviendrait comme lui et avec lui, chaude ou froide par exemple, ou bien encore elle aurait des organes divers comme en a la sensibilité. Elle n’est absolument rien de pareil, et l’on a toute raison de dire qu’elle n’est que le lieu des formes : seulement, il ne faudrait pas appliquer ceci à l’âme tout entière ; on doit le restreindre à l’âme intelligente, et de plus on doit bien se rappeler qu’il s’agit ici, non pas des formes en toute réalité, en entéléchie, mais des formes en puissance. Du reste, il est bien clair que quand on parle de l’impassibilité de l’intelligence, on n’entend point une impassibilité pareille à celle qu’éprouvent les sens quelquefois. Quand la sensation est trop violente, l’organe ne la perçoit plus. L’ouïe cesse de percevoir le son au milieu de bruits violents ; les couleurs trop vives, les odeurs trop fortes, ne sont pas perçues davantage par les organes qui s’y rapportent. Loin de là, l’intelligence s’exerce d’autant plus énergiquement que son objet est plus fort : plus l’objet est intelligible, mieux elle le comprend. D’où vient cette différence profonde ? c’est que la sensibilité ne peut agir sans le corps, et que l’intelligence, au contraire, est séparée de lui. Lors même que l’intelligence devient en quelque sorte les choses réelles qu’elle pense, elle ne cesse pas pour cela d’être toujours en puissance : seulement alors elle n’y est pas tout-à-fait, comme elle y était avant de découvrir et d’apprendre la chose. Le savant qui sait réellement une chose n’en est pas moins en puissance à l’égard de cette chose toutes les fois qu’il ne la pense pas ; mais il n’y est pas pourtant comme avant de la savoir et de la connaître. L’intelligence, une fois qu’elle a connu ainsi les choses, peut alors agir toute seule ; elle peut arriver à se penser elle-même. C’est que l’intelligence s’applique surtout à l’essence des choses. La sensibilité peut bien apprendre à l’âme qu’il existe telle grandeur ; l’intelligence seule comprend ce qu’est en soi la grandeur. Parfois ces deux notions se confondent ; mais le plus souvent elles sont distinctes, et elles se rapportent ou à des facultés diverses de l’âme, ou tout au moins à l’âme diversement disposée ; de même qu’une ligne droite peut devenir courbe et être rendue ensuite à son premier état. Ainsi être de la chair ou être la chair, sont deux choses que distinguent des facultés différentes de l’âme, ou tout au moins que l’âme distingue en prenant elle-même une disposition différente. Il est vrai que dans les abstractions, dans les mathématiques, le droit comme le convexe ne se conçoit jamais sans un corps matériel dans lequel ils sont tous les deux ; mais, quant à l’essence, et, par exemple, quant à celle du droit, ce n’est pas par la même faculté que nous jugeons et ce qui est droit et ce qu’est le droit. La faculté ou la disposition de l’âme est autre, quand elle juge dans l’un et l’autre cas. On peut donc dire en général que l’essence des choses isolée de la matière qui les compose est l’objet propre de l’intelligence. Mais il reste ici une difficulté : l’intelligence est-elle en effet parfaitement simple, impassible, sans mélange avec quoi que ce soit, comme le veut Anaxagore ? Comment alors pourrait-elle penser ? Si penser c’est éprouver une affection, il y a donc quelque chose de commun entre les deux termes, dont l’un paraît être agent et l’autre paraît être passif. On peut demander encore si l’intelligence a le pouvoir de se prendre elle-même pour objet intelligible ; car de deux choses l’une : ou l’intelligence devra se retrouver aussi dans les autres choses intelligibles, si l’intelligible est un et identique en espèce ; ou bien l’intelligence aura en elle-même un mélange qui la rendra tout à la fois intelligente, et intelligible comme le reste des choses. Mais cette prétendue passiveté de l’âme qui la confondrait avec le reste s’explique par la distinction que nous avons faite plus haut. L’intelligence est en puissance comme les choses mêmes qu’elle pense ; mais en réalité, en entéléchie, elle n’en est aucune avant que de penser. Elle est comme un feuillet où, de fait, il n’y a encore rien d’écrit, mais où tout peut l’être. Elle a la puissance de tout recevoir. Elle est elle-même intelligible, comme le sont pour elle toutes les choses intelligibles. C’est que, dans les choses sans matière, le sujet qui pense et l’objet pensé se confondent et sont identiques. Ainsi pour la science purement théorique, l’objet su par elle et la science elle-même sont un seul et même objet. Mais alors aussi pourquoi l’intelligence ne pense-t-elle pas toujours ? C’est bien dans les choses matérielles que sont les choses intelligibles ; mais l’intelligence ne peut être dans les choses matérielles, puisqu’elle est précisément la puissance des choses sans matière ; et c’est dans l’intelligence qu’est réellement l’intelligible.

Mais cette grande distinction qui se présente dans la nature entière, la matière et la cause, doit se retrouver aussi dans l’âme. La matière est toutes choses en puissance ; mais c’est la cause qui fait tout, ainsi que l’art dispose souverainement de la matière comme il le veut. L’intelligence elle aussi peut à la fois, et tout devenir comme la matière, et tout faire comme la cause. Elle est une virtualité comme la lumière qui transforme en couleurs réelles, positives, perceptibles à nos sens, les couleurs qui ne sont qu’en puissance et qui nous resteraient invisibles. Ainsi l’intelligence, séparée de tout, impassible à tout, sans mélange avec quoi que ce soit, est un acte par son essence propre. Mais ce qui agit est supérieur à ce qui souffre l’action, tout de même que le principe l’est à la matière qu’il forme. De plus, en soi l’acte est antérieur à la puissance, comme par exemple la science en acte est antérieure à la science en puissance ; et si la science en puissance paraît antérieure à la science en acte, c’est pour l’individu seul et non point absolument dans le temps. Il en est également de l’intelligence : ainsi ce n’est pas quand tantôt elle pense et tantôt ne pense pas qu’elle est vraiment dans son essence ; c’est en tant que séparée qu’elle est pleinement tout ce qu’elle est. Cette partie de l’intelligence est la seule qui soit immortelle et éternelle ; et si elle ne nous donne pas la mémoire, c’est qu’elle est impassible. L’intelligence passive au contraire est périssable, et il lui est impossible de rien penser sans le secours de l’autre, sans le secours de l’intelligence active.

Ainsi donc l’intelligence est infaillible quand elle s’applique à des choses qui sont indivisibles. Là, au contraire, où il y a erreur ou vérité, c’est qu’il y a déjà aussi une certaine combinaison d’idées que la pensée assemble et dont elle forme une unité. Mais c’est un peu comme l’hypothèse d’Empédocle : « Pour bien des êtres, des têtes vinrent à pousser sans cou, » les têtes et les cous se combinant plus tard par la puissance de l’amour. Il en arrive souvent ainsi à nos pensées ; on combine les pensées les plus opposées entre elles, et on les réunit comme se réunissent, par exemple, les idées de commensurable et de diamètre, ou de diagonale. S’il s’agit de choses qui ont été dans le passé, ou qui doivent être dans l’avenir, l’esprit ajoute dans la combinaison l’idée du temps, etc. Mais c’est toujours la combinaison des idées qui rend l’erreur possible. Si l’on dit que tel objet blanc n’est pas blanc, l’erreur ne provient encore que de la combinaison du non-blanc indûment faite : l’erreur peut s’étendre d’ailleurs au passé et à l’avenir ; c’est toujours l’intelligence qui réduit les éléments divers à l’unité ; et l’on pourrait dire, en ce sens, que toutes les choses sont divisées, puisqu’il faut que l’intelligence les combine et les unisse. Mais l’intelligence, tout en donnant cette unité, est chacun des éléments qu’elle unit. C’est qu’il faut distinguer l’indivisible en puissance et l’indivisible en acte. L’indivisible, quand il pense, peut penser l’étendue en tant que divisible ; mais, s’il est indivisible, il est aussi, et par cela même, dans un temps indivisible ; car le temps et l’étendue sont absolument divisibles et indivisibles l’un comme l’autre. On ne pourrait donc pas dire que l’intelligence pense dans chacune des moitiés qu’elle unit et pour l’étendue et pour le temps, puisqu’elle divise l’une et l’autre du même coup ; mais c’est l’indivisible en espèce et non point en quantité que pense l’intelligence dans un temps indivisible, et par la partie indivisible de l’âme. Il est vrai qu’elle ne le pense pas par son accident et en tant que divisible comme il l’est en réalité, mais comme indivisible ainsi que le temps dans lequel il est. Et les êtres mêmes ont, en effet, quelque chose d’indivisible, quoique non séparé, qui donne l’unité au temps et à l’étendue, et à tout continu en général quel qu’il soit. Mais le point et tout indivisible de ce genre ne sont jamais considérés et compris que comme privation de quelque chose ; et l’on connaît le point par ce qui n’est pas lui, comme l’intelligence connaît le mal et le noir par leurs contraires. Il n’en faut pas moins que toujours ce qui connaît soit en puissance la chose connue et que cette chose soit en lui. Quand ce n’est pas quelque objet extérieur qui est ainsi opposé à l’intelligence, elle se connaît alors elle-même ; elle est alors vraiment en acte et séparée de tout ce qui n’est pas elle. Toute assertion, toute affirmation est nécessairement vraie ou fausse. Mais l’intelligence est toujours vraie quand elle juge la chose d’après l’essence même de la chose. Elle peut ne pas l’être, quand elle attribue une chose à une autre chose. Mais, pour ces choses que l’esprit voit sans matière, il est toujours dans le vrai, comme est toujours aussi dans le vrai la sensation appliquée à son objet propre et n’allant pas au-delà.

La science en acte est, avons-nous dit, identique avec la chose qui est sue ; mais la science en puissance n’est antérieure dans le temps que par rapport à l’individu : absolument parlant, elle ne l’est point. Tout ce qui se produit, tout ce qui devient, a pour principe un être actuel, effectif, qui le précède. L’objet sensible n’a sa véritable action, son action complète, que grâce à l’être qui sent d’abord en puissance. La sensibilité ne souffre rien, n’est altérée en rien ; et c’est là ce qui fait qu’elle est soumise à une tout autre espèce de mouvement que le mouvement ordinaire. Le mouvement n’est, d’après nos théories, que l’acte de l’incomplet ; l’acte absolu est tout différent et ne s’applique qu’à ce qui est parfaitement accompli. Sentir les choses, les penser, c’est à peu près les dire. Si la chose est agréable ou pénible, c’est bien une sorte d’affirmation ou de négation que fait l’âme en la recherchant ou en la fuyant. Avoir du plaisir ou de la douleur, c’est agir, à l’égard du bien ou du mal, par cette moyenne qui constitue la sensibilité. En acte, la haine de l’un, le désir de l’autre, sont identiques ; et le principe qui désire ne diffère pas plus du principe qui hait, qu’ils ne diffèrent l’un et l’autre de ce qui sent. Il n’y a de différences que dans la manière d’être, mais l’être lui-même est identique. Quant à l’âme intelligente, les images sont pour elle de véritables sensations ; elle ne pense jamais sans images. Dès qu’elle affirme le bien ou qu’elle le nie, elle recherche le bien ou fait le mal ; et les images la modifient, tout comme l’air modifie la pupille, qui elle-même modifie quelque chose de plus profond. Mais le terme extrême où toutes ces modifications aboutissent est unique, de même que la moyenne sensible qui perçoit toutes les sensations diverses est unique aussi, et n’a réellement que des façons d’être différentes. C’est précisément parce qu’elle est une qu’elle peut distinguer, ainsi qu’on l’a dit plus haut, la différence des choses entre elles, le doux du chaud, par exemple ; tout comme elle distingue les contraires dans un même genre, le blanc du noir. L’âme est à la fois, en quelque sorte, l’un et l’autre ; ou, pour mieux dire, elle est la limite commune de tous les deux. C’est que l’intelligence pense les formes des choses dans les images qu’elle en reçoit ; et elle se détermine par les images à fuir tel objet ou à rechercher tel autre, sans que la sensation intervienne dans ces déterminations que les images seules décident. Ainsi, sentant que le flambeau est allumé, et voyant en outre par le sens, qui est commun, qu’il est en mouvement, l’âme comprend qu’il y a danger d’être brûlé. Parfois aussi l’on calcule d’après les images ou les pensées qui sont dans l’âme, tout comme si l’on voyait les choses ; et l’on dispose de l’avenir en conséquence du présent. Lorsqu’on se dit que la chose actuelle est agréable ou pénible, on la recherche ou on la fuit actuellement, et l’on se met en action. De même pour les choses où il n’y a plus d’action, pour le vrai et le faux, qui sont dans le même genre que le bien et le mal, avec cette seule différence que le vrai et le faux sont absolus, tandis que le bien et le mal sont relatifs. L’intelligence peut penser les choses abstraitement, comme elle pense le camus : en tant que camus, elle ne peut l’isoler du nez auquel il se rapporte ; mais, en tant que courbe, elle l’isole parfaitement de la chair qui a réellement cette courbure. C’est ainsi qu’elle pense comme séparés les êtres mathématiques, qui, en réalité, n’existent pas indépendamment des choses. Mais, en résumant toute cette théorie, nous pouvons dire que l’intelligence, quand elle pense en acte les choses, n’est que les choses mêmes. Peut-elle, sans être séparée de l’étendue, et privée de toute grandeur, penser quelque chose qui soit également séparé de l’étendue ? C’est une question que nous éclaircirons plus tard.

Nous pouvons donc répéter que l’âme est en quelque sorte tout ce qui est. Les choses ne sont que sensibles ou intelligibles : or, la science est en quelque façon les choses qu’elle sait : la sensation est de même aussi les choses qu’elle sent. C’est que la sensation et la science doivent être divisées, comme le sont les choses elles-mêmes auxquelles elles s’appliquent. Si les choses sont en puissance, la science et la sensation sont en puissance ; si les choses sont en toute réalité, elles aussi sont en toute réalité. Le principe qui sait, le principe qui sent dans l’âme, sont en puissance les objets mêmes, ici l’objet qui peut être su, là l’objet qui peut être senti. Mais est-ce bien l’objet lui-même ou seulement sa forme ? Évidemment ce ne peut être l’objet réel, matériel, effectif : la pierre n’est pas dans l’âme, c’est seulement sa forme qui s’y trouve. De même que la main est l’instrument des instruments, de même l’intelligence est la forme des formes ; et la sensation est la forme des choses sensibles. Mais comme il n’y a rien en dehors des choses sensibles et matérielles, il faut admettre que les intelligibles sont dans les formes sensibles comme y sont les abstraits, comme y sont les qualités et les modifications diverses des choses sensibles ; et voilà pourquoi sans la sensibilité l’être ne peut absolument rien savoir ni rien comprendre, pourquoi sans images il ne peut rien concevoir intellectuellement. Les images sont, on peut dire, des sensations sans matière ; mais l’imagination n’est pas l’affirmation ou la négation que fait l’esprit. Où sera donc la différence des images et des pensées premières de l’intelligence ? qui empêchera qu’on ne les confonde ? Tout ce qu’on peut assurer, c’est que les idées premières, les principes, ne sont pas des images ; seulement, sans les images ils ne seraient pas.

Des deux facultés principales qu’on attribue à l’âme, le jugement, œuvre de la pensée et de la sensation, et la locomotion, il ne nous reste plus à étudier que la dernière. Quelle partie de l’âme produit le mouvement ? Cette partie est-elle séparée, distincte de toutes les autres, matériellement et non pas seulement en raison ? Ou bien est-ce l’âme tout entière et non l’une de ses parties qui cause le mouvement ? Cette partie est-elle en dehors de toutes celles que nous avons étudiées jusqu’ici ? ou bien est-ce l’une de celles-là ? Mais d’abord, qu’entend-on quand on dit que l’âme a des parties ? combien en a-t-elle réellement ? En un sens, il semble que le nombre en soit infini et qu’elles ne soient pas bornées à celles qu’énumèrent certains philosophes : la partie raisonnable, la partie affective, la partie passionnée ; ou, selon d’autres, la partie raisonnable et la partie irraisonnable. En adoptant même les principes qui ont présidé à ces divisions, il serait facile de trouver des parties différentes de celles-là, qui seraient entre elles plus éloignées encore, et par conséquent plus distinctes. Nous en avons traité dans cet ouvrage ; et par exemple, nous avons distingué la nutrition, qui appartient aux plantes comme aux animaux, sans aucune exception, et la sensibilité, qu’il serait bien difficile de faire rentrer dans la division de raisonnable et irraisonnable. Vient ensuite l’imagination, qui, considérée comme pareille à l’une des parties énumérées ou comme dissemblable, présente toujours les plus grandes difficultés, du moment qu’on admet que les parties de l’âme sont séparées. On peut reconnaître encore la partie des appétits, qui, par son action propre et le rôle que la raison lui attribue, ne diffère pas moins de toutes les autres que l’imagination ; et cependant il serait également absurde de l’isoler. La volonté se retrouve dans la partie qui raisonne ; le désir et la passion se retrouvent aussi dans la partie dénuée de raison ; et si l’âme se compose de ces diverses parties, l’appétit tiendra sa place également dans chacune d’elles. Mais revenons à la question que nous devons traiter ici : Quel est dans l’animal le principe de la locomotion ? (Quant à ce mouvement particulier d’accroissement et de destruction qui appartient à tous les animaux, il semble que dans tous il vienne de principes qui leur sont communs à tous, la génération et la nutrition. Nous nous réservons de parler ailleurs des fonctions de la respiration et de l’expiration, du sommeil et de la veille, sujets qui ne sont pas non plus sans de graves difficultés.) Pour la locomotion, quelle est la cause qui la donne à l’animal ? Évidemment ce n’est pas la faculté nutritive. La locomotion a toujours une fin spéciale, un but déterminé ; et elle est toujours accompagnée d’imagination et de désir. Nul être ne se meut s’il n’a désir ou crainte ; et si les plantes avaient l’un ou l’autre, elles seraient certainement mobiles, elles auraient des organes pour la locomotion. Ce ne peut pas être davantage la sensibilité qui cause la locomotion. Il y a des animaux doués de sensation qui n’en restent pas moins perpétuellement immobiles. Mais, si la nature ne fait jamais rien en vain, un principe non moins sûr, c’est qu’elle n’omet jamais rien non plus de ce qui est nécessaire, si ce n’est dans les êtres avortés ou incomplets. Or les animaux dont nous parlons ne sont pas du tout avortés ou incomplets ; ils se reproduisent, se développent et meurent ; et s’ils n’ont pas les organes de la progression, c’est que la sensibilité ne doit pas en être nécessairement accompagnée. Est-ce la partie raisonnable de l’âme qui meut les animaux ? est-ce ce qu’on appelle l’intelligence ? Pas plus. D’abord l’intelligence, spéculative comme elle l’est, ne s’occupe guère de ce qui est à faire ; elle ne dit ni ce qui est à fuir ni ce qui est à rechercher ; tandis que le mouvement ne peut venir que d’un être qui fuit ou qui recherche quelque chose. Bien plus, lors même que l’intelligence conçoit quelque objet effrayant ou agréable, ce n’est pas elle qui peut ordonner à l’être de le poursuivre ou de l’éviter ; elle a beau penser à un objet de ce genre, elle n’ordonne pas de le craindre ou de l’aimer : c’est le cœur, c’est la passion seule qui imprime le mouvement, et c’est là une tout autre partie de l’âme. L’intelligence a beau donner ses ordres, la pensée a beau dire qu’il faut fuir telle chose ou en rechercher telle autre, l’être ne se meut point pour cela ; il n’obéit qu’à sa passion, comme l’intempérant qui ne sait point se dominer. Il se passe alors quelque chose d’analogue à ce qui arrive souvent dans l’art de la médecine : ce n’est pas toujours celui qui connaît le mieux les préceptes de la science qui guérit le plus ; et l’on dirait qu’il y a quelque chose qui sait mieux encore que la science agir suivant les vrais préceptes de la science. Enfin, ce n’est pas la partie appétitive de l’âme qui dispose absolument de la locomotion ; et la preuve, c’est que les gens tempérants ont beau sentir des désirs et des appétits, ils ne les écoutent pas et ne suivent que leur seule raison.

On peut donc hésiter entre deux facultés de l’âme, l’intelligence et l’appétit, pour savoir à laquelle des deux il faut attribuer la locomotion, en admettant toutefois que l’imagination est aussi une sorte de pensée intellectuelle qui meut les animaux autres que l’homme, et n’ayant point comme lui l’intelligence et le raisonnement. L’intelligence qui peut produire le mouvement est, du reste, l’intelligence pratique et non l’intelligence spéculative. L’intelligence pratique se propose toujours un but, une fin que n’a jamais l’autre. Mais tout appétit tend nécessairement à quelque chose ; et c’est alors cette chose dont il y a appétit qui devient pour l’intelligence pratique le principe du mouvement. L’objet désiré meut la pensée et l’intelligence, qui à son tour communique le mouvement au corps ; mais, au fond, c’est l’objet désiré qui est la cause première de la locomotion. L’imagination même, quand elle meut l’animal, ne peut le mouvoir sans l’appétit. Donc on peut dire, en résumé, que c’est l’objet de l’appétit, du désir, qui est le seul et vrai principe du mouvement. La volonté, sans laquelle l’intelligence ne peut mouvoir le corps, n’est aussi qu’un appétit ; et le raisonnement, quand il meut l’être raisonnable, est toujours accompagné de volonté. Quant à l’appétit, il peut produire le mouvement malgré et contre la raison même. La grande différence qui sépare l’intelligence de l’appétit et de l’imagination, c’est que l’intelligence est toujours juste, tandis que les deux autres peuvent ne pas toujours l’être. Du reste, l’objet désiré qui provoque le mouvement est toujours un bien ou réel ou apparent, non pas le bien dans toute sa généralité, mais le bien pratique, c’est-à-dire qui pourrait aussi être autrement qu’il n’est. Répétons que c’est une faculté de l’âme analogue à celle qu’on nomme l’appétit, qui est la cause du mouvement ; et si l’on distingue les parties de l’âme d’après les facultés, on peut alors en reconnaître un grand nombre, nutritive, sensible, intelligente, volontaire, appétitive, différant toutes entre elles beaucoup plus que ne diffèrent ces deux parties si souvent admises : celle des désirs et celle des passions. Les appétits, d’ailleurs, peuvent être contraires entre eux ; et cette opposition, qui vient toujours du combat de la raison contre le désir, ne se manifeste que dans les êtres qui ont le sentiment du temps. L’intelligence commande de résister parce qu’elle a en vue le résultat futur. Le désir exige la satisfaction immédiate. L’objet, parce qu’il est actuellement agréable, paraît absolument agréable, absolument bon ; car l’être ne prévoit pas ce qui doit suivre ; et si c’est toujours la partie appétitive de l’âme qui meut l’animal, c’est toujours aussi l’objet même de l’appétit qui est le premier des moteurs. Il meut, en effet, sans être mû lui-même, et par cela seul qu’il est conçu par l’intelligence ou senti par l’imagination. En espèce, le moteur est donc unique ; numériquement, les moteurs peuvent être presque infinis. C’est que des trois termes indispensables, le moteur, ce par quoi il meut, et le mobile, le premier, le moteur, peut être ou immobile ou mû lui-même. Le moteur immobile, c’est le bien qui est à faire ; l’appétit est le moteur qui est mû aussi lui-même ; le mobile, c’est l’animal ; et l’instrument par lequel l’appétit le meut étant un instrument tout corporel, il s’ensuit qu’il faut étudier la locomotion dans les actes communs de l’âme et du corps. Ce sont les deux pièces indispensables du mouvement, comme dans un gond la mortaise et le tenon, qui sont la fin et le principe, sont séparables rationnellement, mais en réalité sont indissolubles pour former l’ensemble et réaliser le mouvement. C’est une sorte de cercle où le centre immobile est le point d’où part le mouvement du système entier. En nous résumant donc, nous pouvons dire que si l’être se meut, c’est qu’il est susceptible d’appétit, qu’il n’y a pas d’appétit sans imagination, que toute imagination est ou raisonnable ou sensible, et qu’enfin les animaux ont l’appétition tout aussi bien que l’homme.

Dans les animaux imparfaits, qui n’ont, par exemple, que le sens du toucher, le moteur qui les anime est-il le même ? ont-ils l’imagination et le désir ? Il y paraît bien pour le désir, puisqu’ils ont aussi douleur et plaisir. Mais comment auraient-ils l’imagination, cette faculté étant d’ailleurs en eux tout indéterminée, comme y est le mouvement lui-même ? Il faut distinguer dans l’imagination celle que j’appellerais sensible : celle-là, ils peuvent l’avoir ; mais quant à l’imagination qui va jusqu’à la volonté, celle-là ne peut se trouver que dans les êtres doués de raison. Faut-il faire telle ou telle chose ? voilà ce que décide le raisonnement ; et, pour juger, l’être doit rapporter les choses à une mesure unique, c’est-à-dire, au meilleur, qu’il poursuit, et réduire les images diverses à l’unité que l’intelligence peut seule comprendre. Quand l’être paraît ne pas avoir la faculté d’opinion, c’est qu’il n’a pas cette opinion qui s’appuie sur le raisonnement, tandis que l’imagination douée de volonté la possède. Mais l’appétit, pris en général, n’a pas cette volonté capable de délibération. Si parfois la volonté l’emporte sur lui, plus souvent il l’emporte sur elle ; et c’est comme une balle que les joueurs se renvoient l’un à l’autre. C’est aussi parfois l’appétit qui meut brutalement l’appétit ; et tel est le cas de l’intempérance qui ne peut se rassasier. Mais c’est la partie supérieure de l’âme qui est la vraie dominatrice, et elle peut produire le mouvement, qui a d’ailleurs ces trois directions diverses. La partie scientifique de l’âme est immobile ; ou bien, si l’on admet qu’elle puisse aussi causer le mouvement, il faut alors distinguer entre la conception de l’universel, ou raison, et la conception du particulier, ou l’opinion : cette dernière seule devrait être considérée comme principe du mouvement, parce que seule aussi elle est mobile ; quant à l’autre, si on veut lui accorder qu’elle cause le mouvement, il faut toujours reconnaître qu’elle-même n’a pas le mouvement.

Maintenant terminons tout ce traité par quelques généralités sur les diverses facultés que nous avons assignées à l’âme. La nutrition appartient sans aucune exception possible à tous les êtres vivants, parce que tous, une fois nés, doivent croître, se développer et périr, fonctions qui, sans la nutrition, seraient absolument impossibles. Mais la sensibilité n’est pas nécessaire à tous les êtres vivants. Ceux dont le corps est simple ne possèdent pas le toucher ; mais sans le toucher, il n’y a pas d’animal ; et la sensibilité n’est pas faite pour les êtres qui ne peuvent recevoir les formes des objets sans la matière. Mais la sensibilité est tout-à-fait nécessaire à l’animal, s’il est vrai que la nature ne fait rien en vain ; et ce principe est incontestable. Si donc un corps qui peut se déplacer n’avait pas la sensibilité, il périrait infailliblement, et n’arriverait pas à sa fin, ce qui est le grand objet de la nature. Comment, en effet, sans la sensibilité, pourrait-il se nourrir ? Les êtres qui restent en place ont directement la nourriture indispensable à la conservation de leur vie. Sans la sensibilité, il n’y a point d’intelligence possible. Tout corps, et j’entends un corps qui n’est pas immortel et qui de plus est engendré, ayant une âme qui raisonne, doit être sensible. A quoi, en effet, lui servirait de n’être pas sensible ? Ce ne serait bien ni pour son âme ni pour son corps ; car l’une ne pensera pas mieux, et l’autre ne sera rien de plus pour n’avoir pas cette faculté. Ainsi donc, en général, il n’y a pas de corps non immobile qui ait une âme, sans avoir aussi la sensibilité. Mais dès qu’un corps est sensible, il ne peut être simple, puisque s’il était simple il serait privé du toucher, et qu’il faut de toute nécessité qu’il le possède. Privé du sens du toucher, il ne pourrait se conserver. Quand l’être touche les choses, s’il ne les sentait pas, il ne saurait ni éviter les unes ni rechercher les autres, conditions indispensables à son existence. C’est là ce qui fait que le goût est une sorte de toucher ; il est le sens de la nutrition, et l’aliment est toujours un objet perceptible au toucher. Le son, la couleur, l’odeur ne nourrissent pas et ne donnent à l’animal ni l’accroissement ni le dépérissement ; mais le goût devait nécessairement être une sorte de toucher, parce qu’il s’applique à ce qui peut être touché et peut nourrir. Donc, sans le toucher, l’animal ne saurait être ; le toucher lui est le seul sens indispensable. Quant aux autres, ils lui sont simplement utiles : aussi appartiennent-ils tous, non pas à tous les animaux sans exception, mais seulement à quelques uns, et spécialement à ceux qui sont doués de la faculté de marcher. En effet, il ne faut pas seulement, pour que ces animaux puissent vivre, qu’ils sentent les objets quand ils les touchent : ils doivent encore les sentir de loin ; et c’est ce qui a lieu, s’ils peuvent sentir à travers un intermédiaire que mette en mouvement l’objet sensible, comme cet intermédiaire meut l’animal lui-même. L’agent qui meut l’animal le fait changer de place ; l’animal mis ainsi en mouvement peut aussi en mouvoir un autre ; et pourtant le moteur initial peut être lui-même immobile, tout en donnant le mouvement. Le moteur intermédiaire est mû et meut tout à la fois ; le mobile dernier, qui peut venir après bien des intermédiaires, est simplement mû et ne meut rien. Le mouvement d’altération peut être tout-à-fait de même ; mais seulement il se passe sur place. C’est comme la cire dans laquelle on plonge un cachet : elle en est assez profondément modifiée. Certaines choses s’altèrent fort peu, comme la pierre ; d’autres se modifient beaucoup, l’air par exemple, et l’air est le plus mobile de tous les corps, en ce sens qu’il agit et souffre plus que tout autre. Aussi vaut-il mieux admettre, pour expliquer la vue, que c’est, non pas la vision sortant de l’œil qui est réfractée, mais l’air, qui peut être affecté par les figures et les couleurs sans cesser d’être ce qu’il est. L’air est un de la surface à l’organe ; et quand il meut la vue, c’est comme si l’empreinte marquée sur la cire la traversait, et était transmise jusqu’à la limite même où la cire s’étend.

Nous pouvons donc répéter qu’il n’est pas possible que le corps de l’animal soit simple, c’est-à-dire, composé d’un seul élément, de feu ou d’air ; car tous les éléments, si l’on excepte la terre, peuvent être des instruments de la sensibilité. Le toucher semble sentir directement les choses ; mais les autres sens, qui sont bien aussi des espèces de toucher, sentent les choses par des intermédiaires qui sont l’eau, l’air ou le feu. Pourtant le corps d’aucun animal n’est composé de ces éléments seuls. Il ne saurait l’être davantage de terre, car le toucher perçoit non seulement les différences applicables à la terre, mais encore celles du chaud, du froid, etc., qui ne peuvent être appliquées à la terre. Si nous ne sentons ni par les os, ni par les cheveux ni par les autres parties analogues, c’est qu’elles sont composées de terre, et c’est là aussi ce qui ôte la sensibilité aux plantes. Si donc le toucher est le sens indispensable, il est impossible aussi qu’il soit formé de terre ni d’aucun autre élément simple. Sans le toucher, répétons-le, l’animal ne saurait vivre ; car c’est le seul sens nécessaire. Voilà pourquoi les impressions des autres organes, quand elles sont trop violentes, détruisent les sensations seulement et ne détruisent l’animal qu’indirectement ; et, par exemple, les sensations de la vue ou de l’odorat mettent en mouvement certaines parties du corps qui détruisent l’animal par le toucher. Si les sensations du goût peuvent tuer l’animal, c’est que le goût est un toucher d’une certaine espèce. Quant aux sensations propres du toucher, le froid, le chaud, le dur, leur violence tue l’animal directement. L’excès dans tout objet détruit l’organe qui le sent. Le tangible détruit donc le toucher : or, c’est le toucher qui constitue essentiellement l’animal, puisque sans lui, comme nous l’avons démontré, l’animal ne peut vivre. Il a ce sens-là pour être ; il n’a les autres que pour être mieux ; la vue, pour pouvoir discerner les objets, soit dans l’air, soit dans l’eau, en un mot dans le diaphane ; il a le goût pour discerner, par la saveur agréable ou pénible, les aliments qui lui conviennent, les désirer et se mouvoir afin de se les procurer ; il a l’ouïe pour comprendre lui-même les choses ; comme enfin il a la voix pour se faire comprendre des êtres qui l’entourent.

{{t2| LIVRE PREMIER.}}


POSITION DES QUESTIONS. — EXAMEN CRITIQUE DES THÉORIES ANTÉRIEURES.


CHAPITRE PREMIER.

Importance et difficulté de l’histoire de l’âme. — De la méthode à suivre dans cette étude : il ne faut pas se borner à l’âme de l’homme : questions à poser et à résoudre. — De l’union de l’âme et du corps : l’âme étant unie indissolublement au corps, c’est au naturaliste, surtout, qu’appartient l’étude de l’âme. — Rapports de la physique, des mathématiques et de la philosophie première.


§ 1<ref>Bien que toute science. Cette phrase n’est pas très bien construite dans le texte. Alexandre d’Aphrodise, dans son commentaire spécial sur ce traité, proposait une variante, si l’on en croit Philopon, et Plutarque dont Philopon invoque le témoignage. Cette variante aurait rétabli une ellipse qu’admettait Alexandre : « Bien que la science des choses belles et de grand prix soit belle et de grand prix elle-même, etc. » Cette correction n’est pas heureuse, sans doute : mais elle indique que la construction grammaticale de cette phrase ne satisfaisait pas Alexandre : et je suis tout-à-fait de son avis. Les commentateurs attiques, elles par Philipon, n’en étaient pas choqués ; et le texte, tel que nous l’avons aujourd’hui, a été dès longtemps admis. Peut-être, pour tout concilier, serait-il possible de comprendre le sens un peu autrement qu’on ne le fait ordinairement, et de traduire, par exemple : « Quand on entreprend de se faire une idée des choses belles et de grand prix, on s’occupe de l’une plus que de l’autre, etc. » La grammaire ne s’opposerait pas précisément à ce sens, que je n’ai pas osé adopter contre l’avis unanime des commentateurs. — Et à ces deux titres. Alexandre, poursuivant sa première pensée, croyait que ces deux titres étaient d’être belle et de grand prix. Philopon lui reproche avec raison de fausser ce passage, qui est parfaitement clair : et ces deux titres dont parle Aristote, c’est évidemment, d’après la phrase même, d’être à la fois et une étude plus difficile, et une étude qui s’applique à des objets plus importants. Voir une pensée analogue, mais plus développée, dans le Traité des Parties des animaux, liv. I, ch. 5, p. 644, b, 35, éd. de Berlin ; et aussi Derniers Analytiques, liv. I, chap. 27, § 1. — L’histoire de l’âme. Aristote dit ici histoire, et non pas science. Les commentateurs, Simplicius et Philopon, croient que ces deux mots sont synonymes. Je pense que l’on pourrait, avec quelque attention, découvrir entre eux de la différence et Aristote a probablement en mémoire, quand il traite de l’histoire de l’âme, l’Histoire des animaux, qui en est la suite et le complément. — À compléter l’ensemble de la vérité. Les commentateurs veulent que vérité soit pris ici pour philosophie, et ils ont certainement raison. La connaissance générale de l’âme est indispensable à la logique, à la morale, à la métaphysique même, tout aussi bien qu’à l’étude de la nature à la physique. Dans le Phèdre, au contraire, Socrate prétend que, pour bien connaître la nature de l’âme, il faut connaître la nature universelle, trad. de M. Cousin, p. 109. — Les faits accessoires ou les accidents ; les affections propres de l’âme, constituant l’essence de l’âme. Philopon s’appuie sur ce passage pour prouver qu’Andronicus de Rhodes a eu tort de révoquer en doute l’authenticité de l’Hermeneia. Voir ce dernier traité, chap. 1, § 4. — À cause d’elle, ou par elle. Voir plus loin, liv. II, chap. § 5, cette pensée développée tout au long : La nature ne forme le corps de l’être vivant, plante ou animal, qu’en vue de l’âme qui est la cause finale de tous ses efforts. Voir Reid, Rech. sur l’ent., chap. 1, sect. 1.</ref>. Bien que toute science soit, selon nous, une chose belle et de grand prix, on peut pourtant s’occuper de telle science plus que de telle autre, soit parce qu’elle exige des recherches plus précises, soit parce qu’elle traite d’objets plus relevés et plus admirables ; et à ces deux titres, nous avons toute raison de placer en première ligne l’histoire de l’âme. On peut dire que cette connaissance contribue beaucoup à compléter l’ensemble de la vérité, et surtout à faire comprendre la nature, parce que l’âme est en quelque sorte le principe des êtres animés. Nous cherchons donc à découvrir et à connaître d’abord sa nature et son essence, et ensuite tous les faits accessoires qui se rapportent à elle. C’est que, parmi les divers faits qui la concernent, les uns semblent être ses affections propres ; et quant aux autres, c’est à cause d’elle qu’ils appartiennent aussi aux êtres animés.

§ 2[6]. Mais, dans tous les cas, il est de tout point des plus difficiles d’avoir sur l’âme quelques notions positives. En effet, il y a ici une difficulté commune à bien d’autres choses encore, et je veux dire la question de savoir ce qu’est l’essence, ce qu’est la chose. Il pourrait sembler au premier coup d’œil qu’il n’y a qu’une seule méthode pour étudier toutes les choses, quand nous voulons en connaître l’essence, de même qu’il n’y a qu’une seule démonstration pour les qualités propres de ces choses ; et l’on pourrait croire qu’il faut s’enquérir de cette méthode unique. D’autre part, s’il n’existe point de méthode générale et commune pour savoir ce que sont essentiellement les choses, il devient encore plus difficile de faire cette étude ; car dès lors il faudra rechercher en particulier pour chaque chose quelle est la marche à suivre. Quoique l’on voie évidemment qu’il faut procéder par démonstration, par division ou par telle autre méthode, il n’en reste pas moins bien des difficultés et bien des chances d’erreur ; car on ne sait de quels principes il convient de partir, puisque les principes sont différents pour des choses différentes, et qu’ainsi ceux des nombres ne sont pas ceux des surfaces.

§ 3<ref>Telle autre des catégories et divisions admises. Voir le traité spécial des Catégories, et particulièrement chap. 4. Philopon et Simplicius remarquent avec raison que Xénocrate faisait de l’âme une quantité, quand il la définissait : « Un nombre qui se meut lui-même : » et que les médecins en font une qualité, quand ils soutiennent qu’elle est la résultante du tempérament. Les Pythagoriciens et Platon en font une substance. — Si elle fait partie des choses en puissance, si elle est simplement en puissance et non point en acte. Aristote se pose aussi la même question pour tous les principes en général, Métaphysique, liv. III, chap. 1. — Une sorte de réalité achevée et complète. J’ai paraphrasé d’abord le mot d’entéléchie, pour le rendre parfaitement intelligible. Voir plus loin la définition de l’âme, liv. II, ch. I : le mot d’entéléchie, grâce à ces développements, y devient très clair. — Et cette différence n’est pas de petit intérêt. Ce qui le prouve, c’est qu’Aristote a consacré tout un livre de la Métaphysique, c’est le neuvième, à expliquer la notion de puissance. De plus, ici, comme l’a bien vu Philopon, il s’agit de savoir pour l’âme si elle est corporelle ou incorporelle ; et les mots d’acte et de puissance ont en effet toute cette portée. Il sera établi plus loin, liv. II, chap. 1, que l’âme est une forme ; et, comme le remarque très bien Simplicius, la forme est plus qu’un acte, elle est l’acte lui-même.</ref>. Peut-être faut-il indiquer d’abord celui des genres de l’être dans lequel est placée l’âme et ce qu’elle est ; je veux dire qu’il faut indiquer si elle est un être et substance, ou qualité, ou quantité, ou telle autre des catégories et divisions admises, et voir ensuite si elle fait partie des choses en puissance, ou si elle n’est pas plutôt une sorte de réalité achevée et complète, une entéléchie ; et cette différence n’est pas de petit intérêt. § 4<ref>Si l’âme est divisée en parties. Alexandre, d’après Philopon, rapportait ceci aux facultés de l’âme, et croyait qu’il s’agissait ici de la diversité ou de l’unité de ces facultés. Démocrite, qui la faisait indivisible, ne lui accordait qu’une seule faculté, et confondait en une seule puissance sentir et penser. Le second sens que donne Philopon, à côté de celui-là, est plus naturel et a été généralement adopté : L’âme est-elle une dans chaque être ? ou peut-elle se diviser en plusieurs autres âmes ? — Est ou n’est pas de même espèce. Aristote reconnaîtra plus loin diverses espèces d’âmes, l’âme nutritive, l’âme sensible, l’âme motrice, l’âme intelligente. Voir plus loin le liv. II, chap. 2 et suivants. — En espèce ou en genre, si elles sont des espèces d’un même genre, ou si elles sont des genres différents. — À présent ceux qui parlent. Simplicius et Philopon croient qu’il s’agit de Platon et de ses théories dans le Timée. Philopon fait même remonter l’allusion jusqu’à Démocrite. — Se borner exclusivement à l’âme de l’homme. C’est que l’âme de l’homme, ainsi que le fait observer Simplicius, et après lui Philopon, est le résumé de toutes les autres. Au fond, Aristote a raison, et l’étude, en recevant ce développement, devient plus complète et plus exacte.</ref>. En outre, on doit examiner si l’âme est divisée en parties ou si elle est sans parties. Il faut encore rechercher si toute âme est ou n’est pas de même espèce ; et en supposant que les âmes ne soient pas de même espèce, si elles différent en espèce ou en genre, tandis qu’à présent ceux qui parlent ou font des recherches sur l’âme paraissent se borner exclusivement à l’âme de l’homme. § 5.[7]. On doit aussi bien prendre garde à savoir précisément si l’on peut donner de l’âme une seule définition, par exemple, pour l’animal en général ; ou bien s’il faut une définition différente de chacun des êtres animés, du cheval, du chien, de l’homme, de Dieu. C’est que l’animal, pris en un sens universel, ou n’est rien, ou bien n’est que quelque chose de très ultérieur. Même observation pour tout autre terme commun auquel on attribuerait l’âme. § 6[8]. D’autre part, s’il n’y a pas plusieurs âmes, mais s’il y a seulement plusieurs parties de l’âme, faut—il étudier l’âme tout entière avant ses parties ? Pour les parties mêmes, il est difficile de dire quelles sont celles qui diffèrent naturellement entre elles ; et il n’est pas plus aisé de savoir s’il faut étudier les parties avant leurs fonctions ; et, par exemple, la pensée avant l’intelligence, la sensation avant la sensibilité ; et de même pour les autres. § 7[9]. Si l’on commence par les fonctions, on peut se demander s’il faut d’abord étudier les opposés ; et, par exemple, l’objet senti avant ce qui sent, l’objet conçu par l’intelligence avant l’intelligence qui le conçoit. § 8[10]. Certainement il paraît utile de connaître l’essence pour bien comprendre ce qui cause la qualité dans les substances ; et ainsi, dans les mathématiques, il faut savoir ce que c’est que droit et courbe, ligne et surface, pour voir à combien d’angles droits sont égaux les angles du triangle. Mais réciproquement, la connaissance des qualités sert aussi, en grande partie, à faire connaître l’essence de la chose. En effet, c’est quand nous pouvons expliquer, suivant ce qui nous semble, les accidents de la chose, sinon tous, du moins la plupart, que nous pouvons aussi le mieux nous rendre compte de son essence. L’essence est le vrai principe de toute démonstration ; et il résulte de là que toutes les définitions où l’on ne connaît pas les accidents de la chose, et où il n’est pas même aisé de s’en faire une idée, sont évidemment des définitions de pure dialectique et tout-à-fait vides.

§ 9[11]. Quant aux affections de l’âme, on peut se demander si elles sont toutes sans exception communes au corps qui a l’âme, ou bien s’il n’y en a pas quelqu’une qui soit propre à l’âme exclusivement. C’est là une recherche indispensable, mais elle est loin d’être facile. L’âme, dans la plupart des cas, ne semble ni éprouver ni faire quoi que ce soit sans le corps ; et, par exemple, se mettre en colère, avoir du courage, désirer, et en général sentir. La fonction qui semble surtout propre à l’âme, c’est de penser ; mais la pensée même, qu’elle soit d’ailleurs une sorte d’imagination, ou qu’elle ne puisse avoir lieu sans imagination, ne saurait jamais se produire sans le corps. § 10[12]. Si donc l’âme a quelqu’une de ses affections ou de ses actes qui lui soit spécialement propre, elle pourrait être isolée du corps ; mais si elle n’a rien qui soit exclusivement à elle, elle n’en saurait être séparée. C’est ainsi que le droit, en tant que droit, peut avoir bien des accidents, et, par exemple, il peut toucher en un point à une sphère d’airain ; mais cependant le droit, séparé d’un corps quelconque, ne touchera pas cette sphère ; c’est que le droit n’existe pas à part, et qu’il est toujours joint à quelque corps. De même aussi, toutes les modifications de l’âme semblent n’avoir lieu qu’en compagnie du corps : courage, douceur, crainte, pitié, audace, joie, aimer et haïr. Simultanément à toutes ces affections, le corps éprouve aussi une modification. Ce qui le montre bien, c’est que si parfois, même sous le coup d’affections violentes et parfaitement claires, on ne ressent ni excitation ni crainte, parfois aussi on est tout ému d’affections faibles et obscures, lorsque le corps est irrité et qu’il est dans l’état où le met la colère. Ce qui peut rendre ceci plus évident encore, c’est que souvent, sans aucun motif réel de crainte, on tombe tout-à-fait dans les émotions d’un homme que la crainte transporte ; et, si cela est vrai, on peut affirmer évidemment que les affections de l’âme sont des raisons matérielles. Par suite, des expressions telles que celles-ci : Se mettre en colère, signifient un mouvement du corps qui est dans tel état, ou un mouvement de telle partie du corps, de telle faculté du corps, causé par telle chose et ayant telle fin.

§ 11[13]. Voilà aussi pourquoi c’est au physicien d’étudier l’âme, soit tout entière, soit sous un rapport particulier. D’ailleurs, le naturaliste et le dialecticien exposeraient tout différemment ce qu’est chaque affection de l’âme, et, par exemple, la colère. L’un dirait que c’est le désir de rendre douleur pour douleur, ou donnerait telle explication analogue ; l’autre dirait que c’est un bouillonnement du sang ou de la chaleur qui se porte au cœur. Ainsi l’un s’attache à la matière, l’autre à la forme et à la notion. La notion est la forme de la chose ; mais il faut nécessairement, si la chose est, qu’elle soit dans une matière spéciale. Ainsi, prenant cette notion de la maison : Abri qui nous empêche de souffrir de l’intempérie des vents, des pluies, des chaleurs, le naturaliste parlera de pierres, de bois, de poutres ; l’autre, au contraire, dira que la forme de la maison est telle et qu’elle a telle fin. Où est ici le naturaliste ? est-ce celui qui ne parle que de la matière et qui ignore la notion ? ou bien est-ce celui qui ne connaît que cette notion ? N’est-ce pas plutôt celui qui réunit les deux conditions ? Mais quel est celui d’entre eux qui les possède l’une et l’autre ? Les modifications de la matière non séparées d’elle, et en tant qu’elles n’en sont pas séparées, ne sont étudiées que par le physicien, qui doit s’occuper de toutes les actions et de toutes les modifications de tel corps spécial et de telle matière spéciale. Toutes les fois que l’on ne considère pas le corps en tant qu’il est de telle façon, c’est à un autre que le physicien de l’étudier ; et dans certains cas, cet autre devient un artiste, ou, selon l’occasion, architecte, médecin, etc. Quant aux modifications non séparées, mais qui ne sont plus considérées comme appartenant à tel corps spécialement, et qui sont considérées par abstraction, c’est l’affaire du mathématicien. En tant que séparées, elles sont l’objet de la philosophie première.

Mais revenons à notre point de départ : nous disions que les modifications de l’âme sont inséparables de la matière physique des êtres animés, en tant qu’elles sont, par exemple, courage, crainte, etc. ; et elles ne sont pas du tout comme la ligne et la surface.


{{t3| CHAPITRE II.}}

Opinions des philosophes antérieurs sur l’âme ; elles se rapportent toutes à deux caractères de l’âme : le mouvement et la sensibilité.


Pour le mouvement, opinions de Démocrite, de Leucippe, des Pythagoriciens et d’Anaxagore.


Pour la sensibilité et la connaissance, opinions d’Empédocle, de Platon et de quelques autres, de Démocrite, d’Anaxagore, de Thalès, de Diogène, d’Héraclite, d’Alcméon, d’Hippon, de Critias. — Exception pour Anaxagore. Diversité des systèmes sur l’espèce et le nombre des principes des choses.


§ 1[14]. Puisque nous nous proposons d’étudier l’âme, il est nécessaire, en même temps que nous indiquons les doutes qu’il faut lever, d’examiner et de recueillir, avant d’aller plus loin, les opinions de tous ceux qui antérieurement en ont dit quelque chose ; nous leur emprunterons ce qu’elles ont de vrai, et s’il y a quelques erreurs, nous apprendrons à nous en défendre.

§ 2[15]. Le début de notre recherche, c’est de poser tout d’abord les principes qui paraissent le plus évidemment appartenir à la nature de l’âme. Ainsi, l’être animé semble différer de l’être inanimé par deux choses surtout, le mouvement et la sensibilité. Ce sont là aussi les deux seules distinctions à peu près que les anciens nous ont transmises sur l’âme. Quelques uns, en effet, disent que l’âme est surtout et premièrement ce qui produit le mouvement. Pensant que ce qui ne se meut pas soi-même peut encore moins mouvoir un autre, ils ont cru que l’âme était un des êtres qui se meuvent. § 3<ref>Comme ces corpuscules. Philopon croit, d’après Simplicius, qu’Aristote attribue à Démocrite d’avoir dit que ces corpuscules sont les atomes, et qu’ils composent par conséquent l’âme et le feu. Philopon s’est trompé : le texte d’Aristote n’a point ce sens évidemment, et il se borne à rappeler la comparaison très connue dont se servait Démocrite pour démontrer l’existence des atomes invisibles à nos yeux, aussi bien que le sont ces corpuscules qui voltigent dans l’air, tant qu’un rayon de soleil ne nous les fait pas apercevoir. — Ces atomes, semés partout, et non point ces corpuscules, comme le voudrait Philopon : j’ai rendu plus précis le sens du texte, qui peut prêter à l’équivoque, grammaticalement, il est vrai, mais non point logiquement. — Les petits corps doués de cette forme. L’expression grecque dit un peu plus, et implique une Idée de mouvement que je n’ai pu rendre : il aurait fallu une longue périphrase. Voir plus loin, ch. 5. § 2, cette opinion de Démocrite comparée à une autre opinion analogue. Voir aussi Métaphysique, liv. 1, chap. 4, p. 985. b, 15, où l’expression attribuée ici à Démocrite est reproduite. Philopon affirme que cette expression, et les deux autres mentionnées dans la Métaphysique, ib., sont propres au dialecte des Abdéritains. — Celles des figures, c’est-à-dire ceux des atomes qui… etc., figures étant pris ici pour atomes.</ref>. Voilà d’où vient que Démocrite a pensé qu’elle était un feu et quelque chose de chaud. Les figures, selon lui, étant infinies, ainsi que les atomes, il appelle feu et âme les atomes, sphéroïdes comme ces corpuscules flottant dans l’air, qu’on aperçoit, grâce aux rayons de soleil, pénétrer à travers les fentes des portes. Dans sa théorie, ces atomes, semés partout, sont les éléments de la nature entière. L’opinion de Leucippe est toute pareille. Tous deux ont imaginé que parmi les atomes ceux qui étaient sphéroïdes formaient l’âme, parce que les petits corps doués de cette forme peuvent très facilement pénétrer partout, et mouvoir tout le reste, puisqu’ils se meuvent eux-mêmes. Démocrite et Leucippe ont donc admis que c’est l’âme qui donne le mouvement aux êtres animés. C’est par la même raison qu’ils ont dit que le souffle est la mesure même de la vie. L’enveloppe des corps, contractant et broyant celles des figures qui donnent le mouvement aux êtres animés, parce quelles-mêmes ne sont jamais en repos, elles reçoivent un utile secours de particules du même genre qui, de l’extérieur, pénètrent dans le corps durant la respiration. Ce sont ces dernières qui empêchent que celles qui sont dans les animaux ne s’anéantissent, en les aidant à repousser la force qui les contracte et les coagule. Les animaux, ajoutent-ils, vivent tant qu’ils sont capables d’accomplir cette fonction.

§ 4[16]. Ce que disent les Pythagoriciens semble avoir le même sens. Quelques uns d’entre eux aussi ont soutenu que l’âme est les corpuscules qui voltigent dans l’air ; d’autres ont prétendu seulement qu’elle est ce qui donne le mouvement à ces corpuscules. Si l’on en parle ainsi, c’est que ces petits corps paraissent toujours se mouvoir, quelle que soit d’ailleurs la profonde tranquillité de l’air.

C’est à cela encore que revient l’opinion de ceux qui avancent que l’âme est ce qui se meut soi-même. Tous ces philosophes semblent penser que ce qui est surtout propre à l’âme, c’est le mouvement ; et que c’est par elle que toutes les autres choses sont mises en mouvement, l’âme pouvant en outre, selon eux, se mouvoir elle-même, parce qu’ils ne voient point de moteur qui ne soit mû aussi lui-même.

§ 5<ref>C’est encore de la même façon qu’Anaxagore… Voir la Métaphysique, liv. I, chap. 3, p. 984 b, 18, éd. de Berlin, et 985, a, 18. — Si c’est lui ou tel autre. Dans le premier de ces deux passages de la Métaphysique, cet autre qui aurait inspiré Anaxagore lui-même est Hermotime de Clazomènes. — Est ce qui paraît à chacun de nous. C’est le principe des sophistes et particulièrement de Protagore. — Comme changeant de pensée, ou « perdant la pensée. » Cette idée est répétée et presque dans les mêmes termes. Métaphysique, liv. IV, chap. §. 5. 1009, b, 30. Pacius ne retrouve point ceci dans Homère ; et, en effet, cette expression, qui est employée dans l’Iliade, chant 23, v. 698, s’y applique, non point à Hector, mais à un autre guerrier. On sait d’ailleurs que, depuis Aristote, l’œuvre d’Homère a subi plus d’une mutilation. Simplicius explique fort bien, pour le sujet spécial qui est ici traité, l’expression d’Homère et l’éloge qu’en faisait Démocrite. Hector, atteint d’une grave blessure, perd pour quelques instants cette partie de la vie, de l’intelligence, qui permet à l’homme de juger les choses ; mais il n’est pas atteint dans cette partie de l’intelligence qui est séparable du corps. — Il est moins clair. C’est que tantôt il distingue et tantôt il confond l’âme et l’intelligence, comme la suite le prouve. — Ni même entre tuas les hommes. Pour les différences entre les hommes, voir le début du huitième livre de l’Histoire des animaux, p. 588, a, 31, édit. de Berlin.</ref>. C’est encore de la même façon qu’Anaxagore prétend que l’âme est la cause du mouvement, si c’est lui ou tel autre qui a dit que l’intelligence meut tout l’univers. Cependant la pensée d’Anaxagore n’est pas tout-à-fait celle de Démocrite. Démocrite soutient que l’âme et l’intelligence sont absolument la même chose, puisque le vrai, à son avis, est ce qui paraît à chacun de nous ; et voilà comment il justifiait Homère d’avoir présenté Hector comme changeant de pensée. Mais il ne regarde pas l’intelligence comme une faculté d’atteindre la vérité ; il confond l’âme et l’intelligence. Pour Anaxagore, il est moins clair sur ce sujet. Ainsi il dit souvent que l’intelligence est la cause du beau et du bien ; mais, ailleurs, il dit aussi que l’intelligence est l’âme, qu’elle est dans tous les animaux, grands et petits, bas et élevés. Cependant on peut voir que, sous le rapport de la pensée, ce qu’il appelle l’intelligence n’est pas du tout également réparti entre tous les animaux, ni même entre tous les hommes.

§ 6[17]. Ainsi donc, ceux qui ont considéré les êtres animés sous le point de vue du mouvement, ont admis que l’âme est ce qu’il y a de plus capable de le produire. Mais ceux qui considèrent l’animal en tant qu’il connaît les choses et qu’il les sent, ont prétendu que l’âme est les principes mêmes des choses ; les uns, d’ailleurs, admettant plus d’un principe ; les autres n’en admettant qu’un seul. Ainsi Empédocle voulait qu’elle vint de tous les éléments et que chacun d’eux fût une âme, et il disait : « Par la terre nous voyons la terre ; l’eau, par l’eau ; par l’air, l’air divin ; par le feu, le feu qui consume ; par l’amour, l’amour ; et la discorde par la discorde funeste. »

§ 7<ref>Dans le Timée, Platon. Voir la traduction de M. Cousin, p. 125 et suiv. — Fait venir l’âme des éléments. Il ne s’agit pas des quatre éléments ; mais il s’agit de la substance indivisible et toujours la même, de la substance divisible et corporelle, et enfin de la substance intermédiaire composée de ces deux premières. Voir les excellentes études de M. H. Martin sur le Timée, tom. I, p. 346, et tome II. p. 149. — Traités intitulés : de la philosophie. Suivant Simplicius et Philopon, c’est l’ouvrage d’Aristote intitulé du Bien, où il avait exposé les doctrines de Platon et celles des Pythagoriciens sur cette question. C’était là qu’était conservée cette partie du système de Platon que le maître n’a point écrite lui-même, et que le disciple avait recueillie de ses entretiens. Voir l’ouvrage de M. Brandis : De perditis Aristotelis libris de ideis et de bono seu philosophia ; et celui de M. Nic. Nitze : De Aristotelis operum serie, p. 70. — L’animal en soi, c’est-à-dire l’idée de l’animal. Thémistius et Simplicius croient qu’il s’agit du monde intelligible du Timée. — L’idée même de l’un. On ne peut trouver ce passage dans Platon ; mais la doctrine lui appartient certainement. — Des premières longueur, largeur et profondeur. La longueur n’a qu’un sens, la largeur en a deux, la profondeur en a trois. Voir la suite de ce paragraphe sur la théorie des nombres et des éléments. — Pour tous les autres êtres. Simplicius et Philopon comprennent qu’il s’agit ici les trois autres genres des choses qui peuvent être saisis par la science, par l’opinion, par la sensibilité. J’ai préféré le sens que j’ai donné comme plus clair. L’idée des êtres autres que l’animal se compose comme celle de l’animal et d’après les mêmes principes. — Platon dit encore. Voir le livre de M. Trendelenbourg : De Plaltonis ideis et numeris ex Aristotete illustratis, p. 86 et suiv. — La science est le nombre deux. Voir la Métaphysique, liv. l, chap. 5, p. 985, b, 30, édit. de Berlin. — C’est que, dans le système de Platon. Métaphysique. liv. 1, chap. 6, p. 957, b, 12. — Les unes par l’intelligence… Voir, sur ces quatre degrés de la connaissance, la République, liv. VII, p. 127, trad. de M. Cousin. La doctrine de Platon est fort claire.</ref>. C’est également ainsi que, dans le Timée, Platon fait venir l’âme des éléments. D’après lui, le semblable est connu par le semblable, et les choses viennent des principes. C’est encore la même théorie lui a été exposée dans les traités intitulés : de la Philosophie. Pour Platon, l’animal en soi vient de l’idée même de l’un, et des premières longueur, largeur et profondeur, et pareillement pour tous les autres êtres. Platon dit encore, sous un autre point de vue, que l’intelligence est l’unité, et que la science est le nombre deux ; en effet, ce qui ne prend les choses qu’en un sens se rapporte à l’unité. De plus, le nombre de la surface, c’est l’opinion ; et celui du solide, c’est la sensation. C’est que, dans le système de Platon, les nombres passent pour les idées mêmes et les principes des choses, et ils viennent des éléments. Quant aux choses, elles sont discernées, les unes par l’intelligence, les autres par la science, ou par l’opinion, ou par la sensation, et ces nombres sont les idées des choses.

§ 8[18]. D’autre part, comme l’âme semble à la fois et quelque chose qui meut et quelque chose qui connaît, il y a des philosophes qui, combinant ces deux caractères, ont prétendu que l’âme est un nombre qui se meut lui-même.

§ 9[19]. Du reste, les philosophes sont loin d’être d’accord sur les principes, ni pour l’espèce ni pour le nombre. Et d’abord les uns font les principes corporels, les autres les font incorporels, et d’autres enfin les mêlent, et les expliquent en les tirant de ces deux notions combinées. § 10[20]. Ils ne s’accordent pas davantage sur la quantité des principes, ceux-ci n’en reconnaissant qu’un seul, ceux-là en admettant plusieurs, et c’est d’après ces considérations qu’ils rendent compte de l’âme. D’ailleurs ils ont supposé, et non sans raison, que la puissance de produire le mouvement est la nature propre des causes premières. § 11[21]. De là quelques uns ont pensé que l’âme est le feu ; car le feu est de tous les éléments celui qui a les parties les plus ténues et qui est le plus incorporel. En outre, il se meut lui-même et meut tout le reste primitivement.

§ 12[22]. Démocrite s’est expliqué sur ce point plus clairement que qui que ce soit, en spécifiant les causes le chacun de ces deux caractères. Dans son opinion, l’âme est identique à l’intelligence ; elle appartient aux corps premiers et indivisibles, et elle donne le mouvement, à cause de la petitesse de ses parties et à cause de sa figure. Il ajoutait que la plus mobile de toutes les figures, c’est la sphère, et il en concluait que telle est aussi la forme de l’intelligence et du feu.

§ 13[23]. Anaxagore semble distinguer l’âme et l’intelligence, comme nous l’avons déjà dit plus haut, bien qu’il les emploie toutes deux, comme si c’était une seule nature : pourtant il fait surtout de l’intelligence le principe de toutes choses. C’est ainsi qu’il dit que, seule de tout ce qui est, l’intelligence est simple, sans mélange et pure. Il attribue à un même principe tout à la fois et de connaître et de mouvoir, quand il avance que l’intelligence meut l’univers.

§ 14[24]. Thalès aussi peut être rangé parmi ceux qui passent pour avoir considéré l’âme comme ce qui produit le mouvement ; car il disait que la pierre d’aimant a une âme, parce qu’elle meut le fer.

§ 15[25]. Diogène, aussi bien que quelques autres, a cru que l’âme est de l’air, parce que l’air, selon lui, est de tous les corps celui qui a les parties les plus ténues et qu’il est le principe de tout. A son avis, c’est pour cela que l’âme a la connaissance et qu’elle produit le mouvement. En tant qu’elle est cause première, et que tout le reste vient d’elle, elle connaît les choses ; en tant que ses parties sont les plus ténues, elle est motrice.

§ 16<ref>Héraclite… dans un flux perpétuel. Voir sur cette opinion d’Héraclite, qui de lui est passée jusqu’à Platon par Cratyle, la Métaphysique, liv. I, ch. 8, p. 987, a, 33, éd. de Berlin. — Le mobile est connu par le mobile, même principe que celui-ci : Le semblable est connu par le semblable : seulement, il est moins général. — Toutes les choses sont en mouvement. On sait que c’est là le trait spécial de la philosophie d’Héraclite, et que c’est ce qui lui donne une grande importance en histoire. Schleiermacher, dans sa dissertation sur Héraclite, prétend qu’Aristote n’a pas très bien compris la pensée qu’il expose. Ce doute est fort permis ; mais il est difficile, en l’absence des ouvrages mêmes d’Héraclite, de prouver qu’on le comprenne mieux. Simplicius et Philopon surtout, en commentant ce passage, se tiennent dans une grande réserve ; et on doit appliquer ici le précepte que donne ce dernier relativement à Alcméon, dont il sera question dans le paragraphe suivant. Héraclite, il est vrai, a écrit, tandis qu’Alcméon n’a pas laissé d’ouvrage ; mais nous n’avons que des fragments d’Héraclite ; et à une telle distance des temps, avec des documents si imparfaits, il y a quelque péril à contester la critique d’Aristote.</ref>. Héraclite admet bien aussi l’âme pour principe, puisque, dans son système, elle est l’exhalaison dont il forme tout le reste. Il ajoute qu’elle est la plus incorporelle des choses, qu’elle est dans un flux perpétuel, et que le mobile est connu par le mobile. C’est qu’il croyait, ainsi que bien d’autres, que toutes les choses sont en mouvement.

§ 17[26]. Les opinions d’Alcméon sur l’âme semblent s’être rapprochées beaucoup de toutes celles-là. Il dit qu’elle est immortelle, parce qu’elle ressemble aux immortels ; et qu’elle a ce privilège, parce qu’elle est dans un mouvement éternel, et que tous les corps divins se meuvent éternellement sans interruption : la lune, le soleil, les astres et le ciel entier.

§ 18<ref>Quelques uns, plus grossiers… Hippon. Dans la Métaphysique, liv. 1, ch. 3, p. 981, a, 5, éd. de Berlin, Aristote daigne à peine nommer Hippon après Thalès, « à cause, dit-il, de la simplicité de sa doctrine » un peu grossière. Thalès aussi croyait que l’eau était le principe de tout ; mais, comme le remarque Simplicius, Thalès appliquait cette théorie aux corps, et non point à l’âme. Hippon a été aussi surnommé l’athée. — Hippon blâme ceux qui prétendent que l’âme est du sang. Comme c’est là l’opinion de Critias, cité au paragraphe suivant, on pourrait croire qu’Hippon est contemporain de Critias, ou postérieur à lui. Tennemann, dans son Manuel. § 95, classe Hippon parmi les Pythagoriciens, dont la doctrine inclinait à l’Ionisme. M. Brandis, dans son Manuel, t. 1, p. 121, classe avec beaucoup plus de raison Hippon parmi les Ioniens, et il blâme Censorinus de l’avoir pris pour un Pythagoricien. Tennemann avait donc pour excuse l’exemple et l’autorité de Censorinus ; mais son erreur n’en est pas moins probable.</ref>. Quelques uns, plus grossiers, sont allés jusqu’à déclarer que l’âme est de l’eau, et tel est Hippon. Ils semblent avoir tiré leur explication de la semence, qui chez tous les êtres est liquide ; car Hippon blâme ceux qui prétendent que l’âme est du sang, parce que, dit-il, la semence n’est pas du sang, et que c’est elle qui est la première âme.

§ 19[27]. D’autres, comme Critias, ont soutenu que l’âme est du sang, supposant que le propre de l’âme c’est de sentir, et que nous n’avons la sensation que par la nature du sang. C’est qu’en effet tous les éléments ont eu leurs partisans, excepté la terre. Nul ne l’a prise pour le principe de l’âme, si ce n’est qu’on a dit que l’âme se formait de tous les éléments, et qu’elle les était tous.

§ 20[28]. Ainsi tous les philosophes, on peut le dire, définissent l’âme par trois caractères : le mouvement, la sensation et l’immatérialité, et chacune de ces explications est rapportée aux principes. Aussi les philosophes qui limitent l’âme à la connaissance la font-ils un élément ou un composé d’éléments ; et ils disent tous à peu près la même chose, si l’on en excepte un seul. Selon eux, le semblable est connu par le semblable ; et comme l’âme connaît tout, ils la font un composé de tous les principes. § 21[29]. Mais ceux qui ne reconnaissent qu’une seule cause et un seul élément soutiennent que l’âme est cet élément unique, soit le feu, soit l’air, et ceux qui admettent plusieurs principes disent également que l’âme est multiple. § 22[30]. Anaxagore seul prétend que l’intelligence est impassible, et qu’elle n’a rien de commun absolument avec tout le reste. Mais, dans cette condition, comment et par quelle cause l’intelligence pourra-t-elle connaître quoi que ce soit ? c’est ce qu’il n’a pas dit ; et d’après ce qu’il a dit, ce point n’est pas très clair. § 23[31]. Ceux qui croient à des oppositions dans les principes composent aussi l’âme avec les contraires ; et quand on n’admet qu’un seul des contraires, soit le chaud, soit le froid, ou tel autre principe analogue, on est amené à faire de l’âme un seul de ces principes. Voilà pourquoi, en adoptant des expressions conformes à ces théories, les uns disent que l’âme est le chaud, parce que c’est aussi par là que l’on désigne la vie ; d’autres disent qu’elle est le froid, parce que l’âme est ainsi nommée, à cause de la respiration et du refroidissement que la respiration donne au corps.

Telles sont donc les opinions qui nous ont été transmises sur l’âme, et telles sont les raisons sur lesquelles elles s’appuient.


{{t3| CHAPITRE III.}}

Examen des théories qui font du mouvement l’essence de l’âme. — Division générale du mouvement en spontané et acquis. — Réfutation d’une opinion de Démocrite. — Réfutation des théories du Timée. — Toutes les théories sur l’âme ont le tort de ne point s’occuper assez du corps.


§ 1[32]. Examinons d’abord les théories relatives au mouvement ; car peut-être, non seulement est-ce une erreur de croire que la substance de l’âme soit telle que le prétendent ceux qui assurent que l’âme est ce qui se meut soi-même, ou qui peut produire le mouvement, mais encore y a-t-il impossibilité que le mouvement lui appartienne.

§ 2[33]. On a démontré antérieurement qu’il n’est pas du tout nécessaire que le moteur soit mû lui-même. Tout objet mû peut l’être de deux manières : ou par un autre, ou par soi. Nous disons qu’un objet est mû par un autre, toutes les fois qu’il est mû, parce qu’il est dans une chose en mouvement : ainsi les passagers d’un navire. Certes il ne sont pas mus comme le navire. Le navire est mû par lui-même ; eux ne sont mus que parce qu’ils sont dans une chose qui est mue. Ceci est même évident en regardant aux parties diverses de leur corps. Ainsi la marche est un mouvement propre des pieds, et elle appartient aussi à l’homme ; mais, à ce moment, elle n’appartient pas aux passagers du vaisseau. Puisque être mû se prend dans deux sens, voyons maintenant si l’âme se meut d’elle-même, et si elle reçoit le mouvement. § 3[34]. Comme il y a quatre mouvements translation, changement, destruction, accroissement, il faut que l’âme ait ou un seul de ces mouvements, ou plusieurs, ou tous. Si elle ne se meut pas par accident, il faut que le mouvement lui soit naturel ; et si cela est, il faut aussi qu’elle ait un lieu, car tous les mouvements qu’on vient d’énumérer s’accomplissent dans un lieu. Mais si l’essence de l’âme est de se mouvoir elle-même, le mouvement ne lui appartiendra pas par accident, comme le mouvement appartient à la couleur blanche ou à la longueur de trois coudées ; car ces choses-là se meuvent aussi, mais c’est par simple accident, et parce que le corps dans lequel elles sont vient à se mouvoir. Voilà aussi pourquoi il n’y a point de lieu pour elles. Mais il y en aura un pour l’âme, si par sa nature elle est douée du mouvement. § 4<ref>Si elle se meut par sa nature, elle peut être mue même par force, etc. Il est fort difficile de faire accorder ce passage avec les opinions bien connues d’Aristote sur le mouvement ; Simplicius et Philopon se donnent beaucoup de peine pour défendre la théorie exprimée dans ce paragraphe, et qui, à première vue, paraît tout-à-fait insoutenable. Si l’âme a le mouvement par sa propre nature, elle peut aussi, il est vrai, être mue par une force étrangère, et il n’y a point de contradiction. Mais, de ce qu’elle est mue par une force étrangère, il ne s’ensuit pas du tout qu’elle ait le mouvement en propre. D’autre part, il n’y a point à supposer d’altération dans le texte : Alexandre d’Aphrodise, cité par Philopon, l’avait déjà, comme nous l’avons aujourd’hui nous-même. Faut-il croire qu’Aristote n’a point exprimé sa pensée d’une manière assez développée et assez claire ? On peut encore supposer que les idées de nature et de violence sont corrélatives ici : et que, du moment qu’il y a violence, c’est qu’il y a une disposition antérieure contraire, qui, par conséquent, est naturelle ; et réciproquement, que là où il y a disposition naturelle, la violence peut aussi la changer en une disposition contraire. Le passage, malgré toutes ces explications plus ou moins hypothétiques, n’en reste pas moins fort obscur. M. Trendelenbourg proposerait de rejeter la dernière partie de la phrase : « Et si elle l’est par force, etc. » Ce qui l’en empêche, c’est une pensée presque pareille dans le Traité du ciel, liv. III, chap. 2, p. 300, a, 22, édit. de Berlin. Mais cette pensée, dans le Traité du ciel, est très bien justifiée, et Aristote se borne à démontrer qu’un mouvement contre nature suppose nécessairement un mouvement naturel. C’est là sans doute le sens véritable dans lequel il faut entendre le présent paragraphe. Voir plus haut § 1.</ref>. De plus, si elle se meut par sa nature, elle peut être mue même par force ; et si elle l’est par force, elle l’est aussi par nature. Il en est de même encore pour le repos. La chose vers laquelle une autre est mue par sa nature lui sert aussi de point de repos naturel ; et de même, la chose vers laquelle une autre est mue par force lui sert aussi par force de point de repos. Quels seront les mouvements et les repos forcés de l’âme ? C’est ce qu’il n’est pas facile de dire, même quand on se borne à des à-peu-près. § 5[35]. Si elle se meut en haut, elle sera du feu ; si c’est en bas ; elle sera de la terre ; car ce sont là les mouvements propres de ces corps. § 6<ref>Même raisonnement pour les mouvements intermédiaires, à droite, à gauche, devant, derrière, etc. M. Trendelenbourg comprend « pour les corps intermédiaires » entre le feu et la terre. — Elle donne au corps les mêmes mouvements qu’elle possède. On peut contester la justesse de ce principe ; et l’on pourrait voir dans la nature matérielle bien des forces donner à différents corps des mouvements qu’elles-mêmes ne possèdent pas. La communication de l’âme et du corps est sans doute fort obscure ; mais Aristote ne l’explique pas plus que ceux qu’il critique ici ; et lui-même il lui prête la faculté de mouvoir le corps, sans dire comment elle lui transmet le mouvement. Voir plus loin, liv. III, chap. 9. — Il est possible dès lors qu’elle rentre dans le corps. Il ne semble pas non plus que ce soit une conséquence absolument rigoureuse et inévitable, et l’absurdité sous laquelle Aristote prétend accabler cette théorie n’en est pas une conséquence parfaitement évidente. — Que les êtres morts ressuscitent. M. Trendelenbourg suppose que peut-être cette dernière pensée aura été ajoutée par quelque main chrétienne. Rien ne le prouve, et l’idée de résurrection, comme il le remarque lui-même, se trouve déjà dans Homère. On ne voit pas d’ailleurs comment cette interpolation, si c’en est une, pourrait favoriser les dogmes chrétiens. Elle semblerait, au contraire, les combattre, puisque Aristote trouve cette conséquence absurde. Voir les objections que Théophraste élevait contre cette opinion de son maître ; Thémistius les rapporte, mais fort obscurément.</ref>. Même raisonnement pour les mouvements intermédiaires. En outre, puisqu’elle paraît mouvoir le corps, il est tout simple qu’elle donne au corps les mêmes mouvements qu’elle possède ; et réciproquement, il est vrai de dire que les mouvements qu’elle donne au corps, elle se les donne également à elle-même. Mais le corps est mû par translation, de sorte que l’âme devrait aussi changer avec le corps, et être déplacée ou tout entière, ou dans ses parties. Or, si cela se peut, il est possible dès lors qu’elle rentre dans le corps après en être sortie, et la conséquence de ceci serait que les êtres morts ressuscitent. § 7[36]. De plus, l’âme pourrait aussi recevoir d’un autre un mouvement accidentel, et alors l’être animé serait poussé par une force étrangère. Mais il n’est pas besoin que ce qui a dans son essence la faculté de se mouvoir soi-même soit mû par un autre, si ce n’est par accident ; pas plus que ce qui est bon en soi et par soi ne l’est par un autre, ou bien en vue d’un autre. En admettant que l’âme soit mue par quelque chose, c’est surtout par les objets sensibles qu’on pourrait dire qu’elle l’est. § 8[37]. Pourtant alors si l’âme se meut elle-même, elle serait mue aussi par conséquent ; et comme tout mouvement fait que la chose mue, en tant que mue, sort de sa nature, l’âme sortirait donc de son essence, à moins que ce ne soit par accident qu’elle se meuve elle-même. Mais se mouvoir spontanément soi-même est de son essence.

§ 9[38]. Quelques uns prétendent, il est vrai, que l’âme meut le corps dans lequel elle est, comme elle-même est mue. C’est l’opinion de Démocrite, se rapprochant fort en ceci de Philippe, l’auteur comique, qui disait que Dédale avait fait une Vénus de bois qui se remuait toute seule, quand on y versait de l’argent fondu. La pensée de Démocrite est aussi toute pareille, lorsqu’il dit que les sphères indivisibles sont mues, parce qu’il est dans leur nature de ne jamais rester en place, et qu’elles entraînent avec elle tous les corps et les font mouvoir. § 10[39]. Nous demanderons à Démocrite si ce sont elles aussi qui produisent le repos. Mais il lui est bien difficile, ou plutôt il lui est impossible de dire comment elles pourront le produire.

Ce n’est donc pas du tout ainsi que l’âme paraît mouvoir l’animal, mais c’est par une sorte de volonté et de pensée.

§ 11[40]. C’est de la même manière, du reste, que Timée, dans sa Physiologie, explique que l’âme meut le corps : c’est parce qu’elle se meut elle—même qu’elle meut le corps auquel elle est liée. Composée avec les éléments, divisée selon les nombres harmoniques, afin qu’elle ait le sentiment inné de l’harmonie, et qu’elle accomplisse tous ses mouvements d’accord avec l’univers, Timée a rendu circulaire la ligne droite qu’elle décrit ; et, séparant en deux cercles, unis entre eux de deux façons, le cercle unique, il a divisé de plus ce cercle en sept autres, parce que, selon lui, les translations du ciel sont les mouvements mêmes de l’âme.

§ 12[41]. Mais d’abord il n’est pas exact de dire que l’âme soit une grandeur ; car, évidemment, Timée veut que l’âme du monde soit à peu près comme ce qu’on appelle l’intelligence ; et cette âme du monde ne ressemble assurément ni à l’âme sensible ni à l’âme concupiscible, puisque le mouvement de celles-là n’est pas du tout la translation circulaire. § 13[42]. L’intelligence est une et continue, tout comme l’est la pensée ; et la pensée, ce sont les pensées. Mais si les pensées forment une unité, parce qu’elles se suivent, c’est comme le nombre ; elles ne sont pas comme la grandeur. Voilà aussi pourquoi l’intelligence non plus n’est pas continue de cette même façon ; elle est sans parties, ou du moins elle n’est pas continue comme la grandeur. Si elle était une grandeur, comment penserait-elle ? Penserait-elle tout entière ? ou par une quelconque de ses parties ? Et ses parties auraient-elles de la grandeur ? ou seraient-elles réduites à un point, si toutefois l’on peut aussi donner le nom de partie à un point ? § 14<ref>Il est évident que l’intelligence. J’ai cru devoir ajouter « l’intelligence ; » Aristote ne donne pas de sujet au verbe qu’il emploie à la troisième personne du singulier. — Ou plutôt un nombre infini de fois, parce qu’il y a dans une grandeur un nombre infini de points dans lesquels cette grandeur peut être touchée, et la pensée sera multipliée autant de fois qu’il y a de points, tandis que l’acte de la pensée semble unique. — Ou même lui donner absolument aucune grandeur. M. Trendelenbourg trouve cette addition peu nécessaire, et, sans l’autorité des commentateurs, il serait assez porté à la supprimer. Il me semble que, sans être indispensable, elle achève fort bien la pensée, et qu’on aurait tort de la retrancher. — Pensera-t-il par ce qui n’en a pas. Peut-être vaudrait-il mieux traduire sans la proposition par : « Pensera-t-il ce qui n’en a pas, » et de même dans le second membre de la phrase. J’ai préféré une fidélité scrupuleuse, sauf à paraître l’avoir poussée trop loin. — La pensée est le mouvement de l’intelligence. Voir au paragraphe précédent la remarque sur la ressemblance des mots « pensée et intelligence » en grec. — Périphérie, mouvement circulaire.</ref>. Si elles sont réduites à être des points, comme les points sont infinis, il est évident que l’intelligence ne pourra jamais les parcourir ; et, si elles ont de la grandeur, l’intelligence pensera une même chose fort souvent, ou plutôt un nombre infini de fois. Mais, pour penser, il semble qu’il suffise de toucher une seule fois. S’il suffit à l’intelligence, pour comprendre les choses, de les toucher par l’une de ses parties, à quoi bon alors la faire mouvoir en cercle ? ou même lui donner absolument aucune grandeur ? S’il lui faut, pour qu’elle pense, toucher les choses par le cercle entier, que produira le contact des parties ? Et comment ce qui a des parties pensera-t-il par ce qui n’en a pas, et ce qui est sans parties par ce qui en a ? Il faut donc nécessairement que l’intelligence soit ce cercle même ; car la pensée est le mouvement de l’intelligence, comme la périphérie est le mouvement du cercle. § 15<ref>Si donc la pensée est un mouvement de circonférence. Comme, suivant le Timée, le mouvement de ce cercle de l’univers est éternel, il faut que l’acte de l’intelligence qui se confond avec ce cercle même, soit éternel comme luit en d’autres termes, soit infini et illimité. Or, nous voyons au contraire que tout acte de l’intelligence, toute pensée est limitée, donc la théorie du Timée est fausse. Cette réfutation d’Aristote est juste dans ses conclusions ; mais seulement, ici, il ne s’aperçoit pas qu’il transporte à l’intelligence humaine, individuelle, ce que Platon a dit de l’intelligence universelle, de l’âme du monde. C’est déplacer la question, et au moins eût-il fallu le faire remarquer. — En vue d’un certain but extérieur. Le texte dit littéralement : « En vue d’un autre. » — Dans leurs raisonnements. Je n’ai pu trouver dans notre langue un autre mot pour rendre le mot grec, qui est beaucoup plus vague. — Tout raisonnement est ou une définition. Même remarque. — Ou une démonstration. Voir dans les derniers Analytiques. liv. II, section 1, les rapports et les différences de la démonstration et de la définition. — Ont aussi pour terme. Il a été démontré dans les derniers Analytiques, liv. 1, ch. 19 et 20, que les extrêmes et les moyens dans les démonstrations étaient nécessairement limités. — Le syllogisme ou la conclusion. Voir les définitions diverses du syllogisme, dans les Analytiques passim, et surtout Premiers Analytiques, liv. I, ch. 1, § 8. — Elles ne reviennent pas… à leur principe. Il a été prouvé dans les Derniers Analytiques que la démonstration ne pouvait être circulaire, liv. 1, ch. 3, § 3 et suiv. — Toujours un moyen et un extrême. Philopon semble avoir lu : « Prenant toujours le moyen pour extrême. » Cette leçon serait peut-être préférable. — Quant aux définitions, elles sont toutes limitées : le mot lui-même le dit assez.</ref>. Si donc la pensée est un mouvement de circonférence, l’intelligence sera le cercle même dont la pensée serait ce mouvement de circonférence. Mais l’intelligence pensera éternellement quelque chose ; car il le faut, puisque ce mouvement circulaire est éternel. Or, il y a des limites à toutes les pensées pratiques, car toutes se font en vue d’un certain but extérieur. Quant aux pensées spéculatives, elles sont également bornées dans leurs raisonnements ; et tout raisonnement est ou une définition ou une démonstration. D’abord les démonstrations, en même temps qu’elles partent d’un principe, ont aussi pour terme en quelque sorte le syllogisme ou la conclusion. Même quand elles ne concluent pas, elles ne reviennent pas du moins à leur principe ; mais, prenant toujours un moyen et un extrême, elles avancent en ligne droite, tandis que la circonférence, au contraire, revient à son point de départ. Quant aux définitions, elles sont toutes limitées. § 16[43]. De plus, si le même mouvement de circonférence a lieu plusieurs fois, il faudra donc aussi que l’intelligence pense plusieurs fois la même chose. § 17[44]. En outre, la pensée ressemble, on peut dire, à un repos et à un arrêt bien plutôt qu’à un mouvement, et il en est de même pour le syllogisme. § 18[45]. D’autre part une chose ne donne pas le bonheur quand elle n’est pas facile et qu’elle s’accomplit par force ; et si le mouvement n’est pas l’essence de l’intelligence, l’âme serait donc mue contre sa nature. § 19[46]. C’est encore une condition bien pénible pour elle que d’être unie au corps, de manière à ne pouvoir s’en délivrer. Bien plus, c’est un sort qu’elle doit fuir, s’il vaut mieux pour l’intelligence de n’être point unie au corps, comme on a coutume de le dire, et comme on le croit vulgairement. § 20[47]. Timée laisse ignorer aussi la cause qui fait que le ciel a un mouvement circulaire ; car ce n’est pas l’essence de l’âme qui est cause qu’elle est mue de cette façon ; c’est par pur accident qu’elle reçoit cette espèce de mouvement. Ce n’est certes pas davantage le corps qui en est cause, et ce serait bien plutôt l’âme qui en serait cause pour lui. § 21[48]. Mais Timée ne dit pas non plus que le mouvement soit un état meilleur pour l’âme ; et pourtant il a bien fallu, puisque Dieu a voulu que l’âme se mût circulairement, qu’il fût meilleur pour elle de se mouvoir que de rester en repos, et de se mouvoir ainsi plutôt que tout autrement. Mais comme ces considérations appartiennent plus spécialement à une autre étude, nous les laissons de côté pour le moment.

§ 22[49]. Du reste, cette théorie de Timée est erronée aussi bien que la plupart de celles qu’on a données sur l’âme, en ce qu’on unit l’âme au corps dans lequel on la place, sans avoir en outre déterminé comment est le corps et pour quelle cause il est ainsi fait. C’est là cependant un point très nécessaire ; car cette association est cause que l’un agit et l’autre souffre, que l’un est mû et que l’autre meut, rapports de réciprocité qui ne se trouvent point du tout entre les premiers êtres venus. § 23[50]. D’autres aussi bornent leurs efforts à dire ce qu’est l’âme, sans dire un mot du corps qui la doit recevoir, comme s’il était possible, ainsi que le veulent les fables pythagoriciennes, que la première âme venue entrât au hasard dans le premier corps venu. Chaque chose, au contraire, paraît avoir une espèce et une forme qui lui sont propres ; et c’est absolument comme si l’on prétendait que l’architecture peut se mêler de fabriquer des instruments de musique ; loin de là, il faut que l’art se serve de ses instruments propres, et que l’âme se serve du corps.


{{t3| CHAPITRE IV.}}

Réfutation de ces deux opinions :


1° Que l’âme est une harmonie ;


2° Que l’âme est un nombre qui se meut lui-même.


§ 1<ref>Dans nos Études faites en commun. L’expression est très vague, et je ne suis pas sûr d’avoir bien saisi le sens : « Dans les discours qui ont eu lieu en commun. » On peut comprendre ce passage ainsi que je l’ai fait. On peut adopter encore un sens plus général, et entendre qu’il s’agit simplement d’ouvrages publiés, connus communément des lecteurs auxquels le philosophe s’adresse. Quels sont ces ouvrages ? Simplicius répond que ce sont, ou les arguments exposés par Platon dans le Phédon contre cette théorie, ou l’Eudème, dialogue dans lequel Aristote lui-même avait fait une réfutation toute pareille. Philopon adopte cette explication en partie ; mais il ajoute que ces discours, ces ouvrages appelés « discours, ouvrages communs, » se rapportent, soit aux conversations non écrites qu’Aristote a soutenues contre ses adversaires, ce qui justifierait le sens que j’ai préféré, soit aux commentaires et ouvrages exotériques dont le dialogue de l’Eudème faisait partie. Thémistius n’est pas aussi précis. — Quelques manuscrits offrent une variante qui n’a pas été généralement adoptée par les éditeurs, et qui paraît avoir été connue de Philopon. Au lieu de « discours qui ont eu lieu en commun, » ils donnent « discours qui sont appelés discours en commun. » Il est certain que, d’après plusieurs passages des œuvres d’Aristote, on peut confondre « les discours faits en commun » avec les discours exotériques. Cette expression a donné matière à des dissertations nombreuses dont aucune n’est décisive, et l’on doit reconnaître que les éléments d’une véritable solution ne sont ni assez nombreux ni assez clairs. Cicéron nous apprend, de Divinat., lib. I, cap. 25, que l’Eudème avait pour second titre : ou De l’âme ; ce qui pourrait faire croire que c’est, en effet, à cet ouvrage qu’Aristote se réfère ici. — On dit que l’âme est une harmonie. Voir, dans la traduction de M. Cousin, p. 264 et suiv., la discussion spéciale du Phédon sur cette erreur. Alexandre d’Aphrodise aurait cru, à ce qu’il semble, qu’Aristote voulait réfuter ici l’opinion d’Aristoxène, son disciple. Il est plus probable qu’il répond aux théories que Platon a déjà combattues.</ref>. Il existe encore sur l’âme une autre opinion qui, pour bien des gens, ne paraît pas moins certaine que toutes celles qu’on vient de rappeler, et dont nous avons déjà fait justice par la discussion dans nos Études faites en commun. On dit que l’âme est une harmonie ; l’harmonie, ajoute-t-on, est un mélange et un composé de contraires, et le corps se compose aussi de contraires. § 2[51]. Mais l’harmonie est un rapport ou une combinaison de choses mêlées ensemble, et il n’est pas possible que l’âme soit ni l’un ni l’autre. § 3[52]. De plus, produire le mouvement n’appartient pas à une harmonie ; mais c’est à l’âme que tout le monde, pour ainsi dire, attribue cette fonction. § 4[53]. Ce mot d’harmonie s’appliquerait à la santé, et en général aux vertus corporelles bien plutôt qu’à l’âme. C’est ce qui deviendrait de toute évidence, si l’on essayait d’attribuer à quelque harmonie les modifications et les actes de l’âme. On verrait alors combien il est difficile de les mettre d’accord. § 5[54]. Si le mot harmonie a deux sens principaux qu’il ne faut pas perdre de vue, dans son sens le plus spécial il s’applique aux grandeurs, considérées dans les choses qui ont mouvement et proportion, pour exprimer la combinaison de ces grandeurs, quand elles s’harmonisent de manière à ne pouvoir plus admettre entre elles rien d’homogène. De plus, il signifie encore la proportion de choses mélangées ; mais l’on voit que ce mot n’est applicable ici ni dans un sens ni dans l’autre. Quant à supposer que l’âme est la combinaison des parties du corps, il est très facile de réfuter cette hypothèse. Les combinaisons de ces parties sont aussi nombreuses que diverses. Or, de quels éléments peut-on supposer que l’intelligence soit la combinaison ? et comment cette combinaison se fait-elle ? Comment la sensibilité ou la passion serait-elle une combinaison de ce genre ? § 6[55]. Il est également absurde de croire que l’âme soit la proportion du mélange ; car le mélange des éléments qui forment la chair n’a pas le même rapport que celui qui forme les os. Il faudra donc soutenir qu’il y a autant d’âmes aussi qu’il y a de corps, s’il est vrai que tous les corps viennent d’éléments mêlés, et que le rapport du mélange soit l’harmonie et l’âme. § 7[56]. C’est ce qu’on pourrait encore aller demander à Empédocle, qui prétend que chaque chose n’existe qu’en vertu d’un certain rapport. L’âme est-elle donc le rapport ? Ou plutôt n’est-ce pas parce qu’elle est tout autre chose qu’elle entre dans les membres du corps ? L’amour, de plus, est-il la cause d’un mélange fortuit, ou bien d’un mélange soumis à un juste rapport ? Est-il lui-même le rapport ? ou est-il une autre chose en dehors de ce rapport ?

§ 8[57]. Telles sont les questions qu’on peut soulever ici. Mais si l’âme est autre chose que le mélange, pourquoi la vie lui est-elle ôtée en même temps qu’à la chair et aux autres parties de l’être animé ? De plus, puisque chacune des parties du corps n’a pas une âme, si l’âme n’est pas le rapport du mélange, qu’est-ce donc qui est détruit quand l’âme vient à faire défaut ?

Nous pouvons conclure évidemment, d’après ce qui précède, que l’âme ne saurait ni être une harmonie, ni avoir un mouvement circulaire.

§ 9[58]. Mais quand on soutient que l’âme est mue par accident, comme nous l’avons dit, c’est soutenir aussi qu’elle se meut elle-même ; par exemple qu’elle est mue avec la chose dans laquelle elle est, cette chose étant mue aussi par l’âme. Autrement il n’est pas possible qu’elle se meuve dans l’espace. § 10[59]. On pourrait douter avec plus de raison qu’elle se meuve, en se fondant sur les considérations suivantes : l’âme s’attriste et se réjouit, elle est assurée ou tremblante, elle s’indigne, elle sent, elle pense. Ce sont là, ce semble, autant de mouvements ; et de là, on pourrait croire que l’âme se meut. § 11[60]. Mais cette condition n’est pas du tout nécessaire. En effet, s’attrister, ou se réjouir, ou penser, ce sont là, dit-on, certainement des mouvements, s’il en fut ; chacun de ces actes est un mouvement, et c’est l’âme qui les produit. Par exemple s’indigner, craindre, auront lieu parce que le cœur sera mû de telle façon ; et penser n’est peut-être que cela ou quelque chose d’analogue. Or, ces phénomènes se produisent par le déplacement de certains éléments mis en mouvement, ou par l’altération de certains autres ; déplacement et altération dont il convient d’expliquer ailleurs la nature et les conditions. § 12[61]. Mais soutenir que c’est l’âme qui s’indigne, revient à peu près à dire que c’est l’âme qui tisse une toile, ou qui bâtit une maison. Il vaudrait peut-être mieux dire, non pas que c’est l’âme qui a pitié, qui apprend ou qui pense, mais plutôt que c’est l’homme qui fait tout cela par son âme. Encore faudrait-il comprendre ceci, non point en ce sens que le mouvement serait dans l’âme seule, mais, au contraire, qu’il viendrait quelquefois jusqu’à elle, comme quelquefois il en partirait. Ainsi la sensation lui vient du dehors ; mais la mémoire vient de l’âme, qui se reporte aux mouvements ou aux impressions demeurées dans les organes des sens. § 13[62]. Quant à l’intelligence, elle semble être dans l’âme comme une sorte de substance, et ne pas pouvoir être détruite. Ce qui paraîtrait devoir surtout la détruire, c’est l’alanguissement qui flétrit l’homme dans la vieillesse. Mais ici, il arrive précisément ce qui se passe pour les organes des sens. Si le vieillard avait encore la vue dans un certain état, il verrait tout aussi bien que le jeune homme. De même la vieillesse de l’intelligence vient non pas de quelque modification de l’âme, mais de la modification du corps dans lequel elle est, comme il arrive d’ailleurs dans les ivresses et les maladies. § 14<ref>Quelque autre chose vient à se détruire à l’intérieur, le principe vital, par exemple. — Le principe même est impassible. Voir liv. III, ch. 4 et 5. — De la chose qui le possède, c’est-à-dire ou corps auquel ce principe est uni. — Mais l’intelligence est peut-être quelque chose de plus divin. Plus loin, liv. III. ch. 5, § 2, il ne fera point cette restriction de « peut-être, » et son affirmation sera complète. Philopon prétend que cette restriction n’implique pas le moindre doute, mais qu’elle signifie seulement que la démonstration donnée ici n’est pas encore aussi parfaite qu’elle le sera plus tard.</ref>. La pensée, la réflexion se flétrissent, parce que quelque autre chose vient à se détruire à l’intérieur ; mais le principe même est impassible. Penser, aimer ou haïr ne sont pas des modifications qui soient à lui. Ce sont seulement des modifications de la chose qui le possède, en tant qu’elle le possède. Aussi cette chose étant détruite, le principe ne peut ni se souvenir ni aimer ; car aimer, se souvenir n’était pas de lui, c’était de cette chose commune qui a péri. Mais l’intelligence est peut-être quelque chose de plus divin, quelque chose d’impassible.

§ 15[63]. Tout ceci nous prouve donc clairement que l’âme ne saurait avoir de mouvement ; et si elle n’a pas de mouvement, il est évident qu’elle n’en a pas non plus par elle-même.

§ 16[64]. Au milieu de tant d’autres assertions, la plus déraisonnable de beaucoup, c’est de prétendre que l’âme est un nombre qui se meut lui-même. Il y a ici bien des impossibilités : celles d’abord qui résultent de l’idée de mouvement, et de plus les impossibilités particulières qui tiennent à ce qu’on dit que l’âme est un nombre. Comment, en effet, faut-il comprendre une unité qui se meut ? Par quoi et comment est-elle mue, elle qui est sans parties et sans différence ? Mais si elle est à la fois moteur et mobile, il faut de toute nécessité qu’elle ait des différences. § 17[65]. Toutefois, puisqu’on dit bien qu’une ligne qui se meut engendre la surface, que le point engendre la ligne, les mouvements des unités seront aussi des lignes ; car le point est une unité qui a une position. Ainsi donc voilà le nombre de l’âme qui déjà est quelque part et qui a une position. § 18<ref>Mais les plantes, ainsi que beaucoup d’animaux, vivent encore. Voir plus loin la même pensée plus développée, ch. 5, § 26. Ceci est d’ailleurs une question fort grave et fort curieuse que débat encore la science contemporaine. C’est une des premières qu’agite M. Muller dans son Manuel de physiologie, tom. I, p. 16, de la traduction française. — Avoir spécifiquement la même âme, ou si l’on veut : « une âme qui spécifiquement est identique. » Les animaux dont il est ici question sont les polypes en général et les zoophytes. Dans les plantes, la chose est de toute certitude. Aristote, comme on le verra plus loin, liv. II, ch. 2, § 3, et ch. 4, donne une âme aux plantes, l’âme nutritive. Voir M. Muller. Manuel de physiologie, tom. I. § 17, trad. française.</ref>. D’un autre côté, si d’un nombre vous enlevez un nombre ou une unité, il reste toujours un autre nombre. Mais les plantes, ainsi que beaucoup d’animaux, vivent encore après qu’elles sont divisées, et paraissent avoir spécifiquement la même âme. § 19[66]. On pourrait croire qu’il n’y a aucune différence à dire que l’âme est formée d’unités ou de petits corpuscules ; car si les petites sphères de Démocrite deviennent des points, et que la quantité seule subsiste, il y aura dans cette quantité même une partie qui meut et une partie qui est mue, comme dans le continu. La théorie, en effet, dont on parle ici, regarde, non pas à la grandeur ou à la petitesse, mais seulement à la quantité. Voilà ce qui fait qu’il faudra nécessairement qu’il y ait encore quelque chose qui mette les unités en mouvement. Mais si, dans l’animal, c’est l’âme qui est ce moteur, ce sera elle aussi dans le nombre, de telle sorte que l’âme n’est pas en même temps le moteur et la chose mue, elle est seulement le moteur. § 20[67]. Mais admettons qu’elle puisse être de façon ou d’autre une unité, il faut toujours qu’elle ait une certaine différence relativement aux autres unités. Or, quelle peut être la différence qu’offre un point pris comme unité, si ce n’est la position ? Si donc les unités et les points qui sont dans le corps sont différents, les unités seront dans le même lieu que les points ; car l’unité occupera la place du point ; et alors qui empêchera qu’il n’y en ait aussi une infinité dans le même lieu, si une fois il y en a deux, puisque les choses dont le lieu est indivisible sont elles-mêmes indivisibles ? § 21[68]. Mais si les points qui sont dans le corps sont le nombre de l’âme, ou bien si le nombre formé des points qui sont dans le corps est l’âme, pourquoi tous les corps, sans exception, n’ont-ils pas une âme ? Dans tous, il y a, ce semble, des points, et en nombre infini. § 22<ref>Enfin, comment est-il possible. Dans l’école dont Xénocrate était le chef, après Platon, on croyait que l’âme peut se séparer du corps. Mais alors, objecte Aristote, si vous faites de l’âme un nombre, qui se réduit lui-même à un point, comment l’âme pourra-t-elle se séparer du corps, puisque le point ne se sépare pas de la ligne, dont il est seulement l’extrémité ? — Puisque les lignes ne se divisent pas en points. J’ai traduit fidèlement le texte ; mais la pensée pouvait être rendue d’une manière plus claire, et l’expression d’Aristote n’est peut-être pas ici tout-à-fait suffisante. — J’ai fait tout ce qui a dépendu de moi pour rendre cette exposition et cette réfutation de la doctrine de Xénocrate parfaitement intelligibles ; mais je ne me flatte pas d’y avoir réussi. Le style de l’original est fort concis, et nous aurions besoin, pour bien comprendre aujourd’hui ces théories, et la force des objections, de développements qui sans doute étaient moins nécessaires pour des contemporains. On peut trouver aussi qu’Aristote a donné déjà trop d’attention à une doctrine qu’il qualifie lui-même de déraisonnable. Voir plus haut, § 18. Mais cette réfutation n’est pu même finie avec ce chapitre, et elle continue encore au suivant.</ref>. Enfin, comment est-il possible que les âmes se séparent et se délivrent des corps, puisque les lignes ne se divisent pas en points ?


CHAPITRE V.

Suite de la réfutation de cette théories que l’âme est un nombre qui se meut lui-même.


Réfutation de cette autre théorie « que l’âme est formée des éléments, et qu’elle ne peut connaître les choses qu’à la condition de leur être semblable. » — L’âme n’est pas non plus répandue dans l’Univers entier.


L’âme agit-elle dans tous les cas tout entière ? ou chacune de ses fonctions correspond-elle à une partie spéciale ?


§ 1[69]. L’erreur spéciale dont nous avons parlé a lieu, d’une part, en ce qu’on reproduit l’opinion de ceux qui supposent que l’âme est un corps à parties ténues ; et, d’autre part, en ce qu’on admet, au sens de Démocrite, que le corps est mû par l’âme. Si l’âme est dans le corps entier quand il sent, il faut nécessairement qu’il y ait deux corps dans le même lieu, l’âme étant un corps. Quand on prétend que l’âme est un nombre, il faut supposer que plusieurs points sont en un seul point, ou que tout corps a une âme, à moins qu’on ne fasse de l’âme un nombre différent, un nombre tout autre que les points qui sont dans le corps. § 2[70]. Il en résulte aussi que l’animal est mû par un nombre, tout comme Démocrite le faisait mouvoir, ainsi que nous l’avons dit. Car quelle différence y a-t-il à dire que ce sont de petites sphères ou de grandes unités, ou simplement que ce sont des unités qui sont en mouvement ? De part et d’autre, il faut toujours nécessairement que l’animal se meuve, parce qu’elles aussi sont en mouvement.

§ 3[71]. Ainsi donc, quand on combine et qu’on identifie le mouvement et le nombre, voilà les objections qu’on soulève, et beaucoup d’autres analogues.

Mais il est non seulement impossible que ce soit là la définition essentielle de l’âme ; j’ajoute que ce n’en est pas même l’accident. On s’en convaincra facilement si l’on essaie de définir d’après cette assertion les affections et les actes de l’âme : raisonnements, sensations, plaisirs, peines, et toutes les autres affections de même genre ; on verra, comme nous l’avons dit auparavant, qu’il n’est pas chose facile d’en tirer aucune explication.

§ 4[72]. Trois manières nous ayant été transmises de définir l’âme, d’abord qu’elle est l’être le plus mobile, parce qu’elle se meut elle-même ; puis ensuite qu’elle est le corps aux parties les plus ténues ; enfin qu’elle est le plus incorporel de tous ; nous avons parcouru toutes les difficultés à peu près et toutes les contradictions que ces opinions soulèvent.

§ 5[73]. Il ne nous reste plus qu’à voir comment on peut soutenir que l’âme est composée des éléments.

En effet, on l’a dit, en vue d’expliquer comment l’âme peut sentir et connaître toutes choses ; mais il y a nécessairement dans cette opinion bien des impossibilités insurmontables. Supposer, en effet, que le semblable connaît le semblable, c’est prétendre aussi que l’âme est en quelque sorte les choses elles-mêmes. Mais les choses ne sont pas seules ; il y a bien autre chose encore avec elles ; et, par exemple, les composés qu’elles forment sont, on peut dire, en nombre infini.

§ 6[74]. Toutefois admettons que l’âme connaisse et sente tous les principes d’où vient chaque chose à part ; mais comment connaîtra-t-elle l’ensemble d’une chose ? comment sentira-t-elle, par exemple, ce que c’est que Dieu, l’homme, la chair, les os ? Et de même pour tout autre composé. Car ce n’est pas d’une façon quelconque que les éléments peuvent former chaque chose ; c’est par quelque rapport, c’est par quelque combinaison, ainsi que le dit Empédocle pour les os :

« La terre immense, dans ses vastes creusets,

« Reçut deux des huit parties de la splendeur liquide ;

« Quatre furent attribuées à Vulcain, et les os devinrent blancs. »

Ce ne serait donc point assez que les éléments fussent dans l’âme, il faudrait que les rapports et les combinaisons des éléments y fussent également. Pour chaque élément, le semblable connaîtra le semblable ; mais rien dans l’âme ne connaîtra ni l’os ni l’homme, à moins que ces choses ne soient aussi en elle. Or, est-il besoin de dire que cela est de toute impossibilité ? Qui pourrait se demander sérieusement si dans l’âme il y a la pierre ou l’homme ? Et de même pour ce qui est bien et ce qui n’est pas bien ; de même aussi pour tout le reste.

§ 7[75]. En outre, l’être étant pris dans plusieurs sens, puisqu’il exprime d’abord telle chose réelle, puis la quantité ou la qualité, ou telle autre des catégories selon les divisions admises, l’âme sera-t-elle ou ne sera-t-elle pas formée de toutes ? Mais il ne paraît pas qu’il y ait des éléments communs de toutes ces catégories. L’âme ne sera-t-elle donc formée que de ces catégories qui appartiennent aux substances ? Mais alors comment connaîtra-t-elle chacune des autres ? Dira-t-on qu’il y a, pour chaque genre, des éléments et des principes propres dont l’âme se compose ? Alors elle sera donc quantité, qualité, substance ? Mais il est impossible que, des éléments de la quantité, il résulte une substance et non point une quantité.

Ainsi, voilà les difficultés et autres analogues que l’on soulève, quand on prétend que l’âme est formée de tous les éléments.

§ 8[76]. Il est tout aussi absurde de dire que le semblable ne peut pas être passivement affecté par le semblable, quand on soutient que le semblable petit sentir le semblable, que le semblable peut connaître le semblable ; car, suivant eux, sentir, c’est souffrir quelque chose, c’est être mû par exemple ; penser et connaître, c’est également souffrir. § 9[77]. Mais voici qui doit nous prouver encore toute la difficulté et l’embarras de soutenir, comme Empédocle, que l’on connaît les choses par les éléments corporels, sous le rapport du semblable ; c’est que tout ce qu’il y a de terre dans le corps des animaux, os, nerfs, poils, tout cela ne paraît pas du tout sentir ; et par suite, ces parties ne sentent pas non plus les semblables ; et pourtant il le faudrait selon cette théorie. § 10[78]. En outre, chaque principe aurait encore bien plus d’ignorance que de compréhension. Chaque chose connaîtra une chose, mais elle ignorera beaucoup de choses, puisqu’elle ignorera toutes les autres. De là vient que le dieu d’Empédocle est le plus déraisonnable des êtres : il est le seul à ne pas connaître un des éléments, la Discorde, tandis que tous les êtres mortels le connaissent ; car chacun d’eux vient de tous les éléments.

§ 11[79]. Et puis, d’une manière générale, pourquoi tous les êtres n’ont-ils pas une âme, puisque tout être est un élément, ou bien vient d’un élément, ou de plusieurs ou de tous ? Car il faut alors qu’il connaisse ou une chose unique, ou quelques unes des choses, ou toutes les choses. § 12[80]. Mais l’on pourrait aussi demander quelle est la chose qui ramènera toutes les autres à l’unité. Les éléments en effet ressemblent à la matière ; et le plus important sera ce qui réunit tout le reste, quoi que d’ailleurs ce puisse être. Or, il est impossible qu’il y ait quelque chose de supérieur à l’âme et qui lui commande ; et cela est bien plus impossible encore pour l’intelligence. Il faut admettre que l’intelligence est la première en genre et la souveraine en nature, tandis que ces philosophes soutiennent que les éléments sont les premiers des êtres.

§ 13<ref>D’un autre côté. Cette objection s’adresse et à Empédocle dont il vient de parler, et aux philosophes dont il a discuté plus haut les opinions sur le mouvement attribué à l’âme. Voir ci-dessus, chap. 3 et suiv. — Ne parlent pas de toutes les âmes. Aristote, au contraire, a essayé d’embrasser la question dans toute son étendue, et c’est en étudiant la série entière des êtres qu’il a lâché de fonder sa théorie. — Il y a certains animaux, les zoophytes, par exemple. Il faut se rappeler que, pour Aristote, ce qui distingue l’animal de tous les autres êtres, c’est la sensibilité ; la locomotion, l’intelligence, ne viennent qu’après elle. Voir la théorie de la sensibilité, liv. II, chap. 3, et chap. 5 et passim. — L’usage de l’intelligence. Je n’ai pas voulu traduire : « la pensée, » afin de me rapprocher davantage du texte, qui emploie un mot dérivé de celui qui, plus haut, a exprimé l’intelligence.</ref>. D’un autre côté, tous ces philosophes, et ceux qui prétendent que l’âme est formée des éléments, parce qu’elle connaît et sent les choses, et ceux qui prétendent qu’elle est le principe le plus actif du mouvement, ne parlent pas de toutes les âmes. Ainsi, tous les êtres qui sentent ne produisent pas tous le mouvement, et il y a certains animaux que nous voyons demeurer fixes en place. Pourtant la locomotion est, à entendre nos philosophes, le seul mouvement que l’âme donne à l’animal. C’est une erreur pareille que commettent ceux qui forment l’intelligence et la sensibilité avec les éléments ; car les plantes, comme nous le voyons, vivent sans avoir ni locomotion ni sensibilité, et beaucoup d’animaux n’ont pas l’usage de l’intelligence. § 14[81]. Mais, même en passant sur tout cela, et en admettant que l’intelligence soit une certaine portion de l’âme, aussi bien que la sensibilité, ces théories ne s’étendraient pas encore généralement à toute âme, ni à l’âme tout entière, ni même à une seule. § 15<ref> Dans les vers appelés Orphiques. Le mot appelés prouve qu’Aristote ne croyait pas que ces vers fussent réellement d’Orphée. Le même doute est exprimé encore dans le traité de la Génération des animaux, liv. II. chap. 1, p. 734, a. 19, édit. de Berlin. — Vient de l’univers. Le texte dit « du tout. » Voir aussi sur cette opinion d’Aristote, relative à Orphée, Cicéron, de Natura deorum, liv. 1, chap. 38. — Pour les plantes. Aristote reconnaît une âme dans les plantes, l’âme nutritive. Voir plus loin, liv. II, chap. 2, § 3.</ref>. C’est là aussi l’erreur que présente cette pensée dans les vers appelés Orphiques. « L’âme, y est-il dit, vient de l’univers entrer dans les animaux, quand ils respirent, apportée par les vents. » Or, cela n’est certes pas possible pour les plantes, ni même pour certains animaux, puisque tous les animaux ne respirent pas. Mais c’est ce qu’ignoraient ceux qui ont avancé ces assertions hypothétiques.

§ 16[82]. S’il faut d’ailleurs composer l’âme avec les éléments, il ne faut pas du moins la composer avec tous. En effet, il suffit d’une des deux parties de l’opposition, pour juger et cette partie même et l’opposé. Ainsi, par le droit, nous connaissons et le droit lui-même et la courbe. Le juge de tous les deux, c’est la règle, tandis que le courbe ne peut être la mesure ni de lui-même ni du droit.

§ 17[83]. Quelques uns ont cru que l’âme est mêlée dans tout l’univers, et c’est là peut-être ce qui a fait penser à Thalès que tout est plein de dieux. § 18[84]. Mais cette opinion présente quelques difficultés. Pourquoi, en effet, l’âme, étant dans l’air, ou dans le feu, n’y produit-elle pas d’animal, tandis qu’elle en produit dans les mixtes, bien que dans ces deux éléments elle paraisse pourtant supérieure ? § 19[85]. On pourrait rechercher aussi pourquoi l’âme qui est dans l’air et dans le feu est supérieure à celle qui est dans les animaux, et plus immortelle. § 20[86]. Dans les deux cas, il y aurait erreur et contradiction. Dire, en effet, que l’air ou le feu est animal, est chose des plus déraisonnables ; et ne pas les appeler animaux, quand on admet une âme en eux, n’est pas moins absurde. § 21[87]. Mais il semble que ces philosophes supposent une âme dans l’air et le feu, parce que le tout doit être de même espèce que les parties ; et par là ils sont nécessairement amenés à dire que l’âme est de même espèce dans toutes les parties, si les animaux ne deviennent animés qu’en absorbant en eux quelque chose de ce qui les enveloppe. Mais si l’air, dans quelque sens qu’on le divise, est toujours d’espèce semblable, et que l’âme soit composée de parties dissemblables, évidemment une de ses parties existera dans l’air, et telle autre partie n’existera pas. Il faut donc nécessairement, ou que ses parties soient toutes semblables, ou qu’elle ne soit pas dans chacune des parties de l’univers.

§ 22[88]. Il résulte évidemment de ce qui précède que la connaissance ne vient pas à l’âme de ce qu’elle est formée des éléments, et qu’il n’est pas exact et vrai qu’elle se meuve.

§ 23<ref>Mais comme connaître. Aristote énumère ici en grand détail toutes les facultés qu’il reconnaît à l’âme, et qu’il réduira plus loin à quatre principales qui comprennent toutes les autres : nutrition, sensibilité, intelligence, locomotion. Voir plus loin, liv. II, ch. 2, § 2 ; et ce sera là le cadre de tout son ouvrage. — La maturité. Le mot grec est peut-être plus général encore, mais je n’ai pas trouvé d’équivalent dans notre langue. — Y a-t-il encore à la vie une autre cause que l’âme. Plus loin, liv. II, chap. 2, § 2, Aristote identifiera la vie et l’âme. Ce qu’on peut appeler, comme on l’a fait plus tard, le principe vital, sera l’âme tout entière pour lui : et c’est ainsi qu’il donnera une âme aux plantes. Voir plus bas, § 27. Les questions du reste, qu’il pose ici, ne tiennent en rien à ce qui précède, et on peut les regarder comme le préliminaire fort utile du second livre. Elles ont en outre du rapport avec celles qu’il s’était posées au début de l’outrage, ch. 1.</ref>. Mais comme connaître, sentir, penser, appartient à l’âme, ainsi que désirer, vouloir, et en général tous les appétits, et que c’est aussi par l’âme que la locomotion se produit dans les animaux, tout aussi bien que l’accroissement, la maturité et le dépérissement ; reste à savoir si chacun de ces phénomènes se produit par l’âme tout entière. Est-ce par l’âme tout entière que nous pensons, que nous sentons, que nous agissons ou souffrons dans chacun de ces cas ? Ou bien chaque phénomène différent se rapporte-t-il à des parties différentes ? La vie est-elle dans une de ces parties, ou dans plusieurs, ou même dans toutes ? Ou y a-t-il encore à la vie une autre cause que l’âme ? § 24[89]. Quelques uns prétendent que l’âme est divisible, et qu’elle pense par une partie et qu’elle désire par une autre. Mais qui donc alors maintient les parties de l’âme, si par sa nature elle est divisée ? Certes ce n’est pas le corps ; et il paraîtrait bien plutôt que c’est l’âme qui maintient le corps. Du moment qu’elle en sort, il cesse de respirer, et bientôt se corrompt. Si donc il y a quelque autre chose qui la rende une, c’est ce quelque chose qui serait surtout l’âme. Puis il faudra de nouveau rechercher si ce quelque chose est un, ou s’il a plusieurs parties. S’il est un, pourquoi l’âme même n’est-elle pas une du premier coup ? S’il est divisé, la raison voudra savoir encore qui unit les parties ; et ainsi elle se perd dans l’infini.

§ 25[90]. Quant aux parties de l’âme, on peut encore se demander quelle force a chacune d’elles dans le corps. Si l’âme tout entière unit tout le corps, il s’ensuit aussi que chacune de ces parties unit quelque partie du corps ; mais cela ressemble à de l’impossible, et il serait malaisé même d’imaginer quelle partie l’intelligence unit, et comment elle l’unit. § 26[91]. Nous voyons les plantes, et même certains insectes, vivre fort bien après qu’ils sont divisés, comme s’ils avaient une âme identique en espèce, si ce n’est identique en nombre. Chacune des parties a, dans ce cas, la sensation et la locomotion pendant quelque temps ; et si elles ne continuent pas à l’avoir, nous n’en devons pas être étonnés, c’est qu’elles n’ont pas les organes nécessaires pour conserver leur nature. Néanmoins, dans chacune des parties, se retrouvent toutes les parties de l’âme, identiques entre elles par l’espèce, ainsi qu’elles le sont à l’âme entière, identiques entre elles comme n’étant pas séparables, identiques à l’âme tout entière, comme si elle était divisible. § 27[92]. Mais le principe qui est dans les plantes paraît bien aussi une sorte d’âme ; car les animaux et les plantes n’ont de commun que cette seule âme. Cette espèce d’âme peut être séparée du principe sensible ; mais sans elle, aucun être ne peut avoir la sensibilité.


FIN DU LIVRE PREMIER.



{{t2| LIVRE SECOND.}}


THÉORIE GÉNÉRALE ET DÉFINITION DE L’AME. — LA NUTRITION. — LA SENSIBILITÉ.


CHAPITRE PREMIER.

DÉFINITION GÉNÉRALE ET PRÉLIMINAIRE DE L’ÂME.


L’âme est l’achèvement (l’entéléchie première) d’un corps formé par la nature, et doué de tous les organes nécessaires à la vie. Elle est la forme et l’essence du corps. Conséquences de cette définition : l’âme n’est point séparée du corps, mais elle y est peut-être comme le passager dans le vaisseau.


§ 1[93]. Jusqu’à présent nous avons exposé les opinions que nos prédécesseurs nous ont transmises sur l’âme. Maintenant revenons sur nos pas, comme pour reprendre notre point de départ ; et essayons de définir ce que c’est que l’âme, et d’en donner la notion la plus générale possible.

§ 2[94]. Nous disons d’abord que la substance est un genre particulier des êtres, et que dans la substance il faut distinguer, en premier lieu : la matière, c’est-à-dire ce qui n’est pas par soi-même telle chose spéciale ; puis ensuite, la forme et l’espèce, et c’est d’après elles que la chose est dénommée spécialement ; et en troisième lieu, le composé qui résulte de ces deux premiers éléments. La matière est une simple puissance ; l’espèce est réalité parfaite, entéléchie ; et entéléchie doit s’entendre de deux façons : c’est ou comme la science qui peut connaître, ou comme l’observation qui connaît. § 3[95]. Ce sont les corps surtout qui semblent être des substances, et particulièrement les corps naturels, qui sont, en effet, les principes des autres corps. Parmi les corps naturels, les uns ont la vie, les autres ne l’ont pas ; et nous entendons par la vie ces trois faits : se nourrir par soi-même, se développer et périr. Ainsi, tout corps naturel doué de la vie est substance, mais substance composée comme on vient de dire. § 4[96]. Puisque le corps est de telle façon particulière, et que, par exemple, il a la vie, le corps ne saurait être âme ; car le corps n’est pas une des choses qui puissent être attribuées à un sujet, il remplit bien plutôt lui-même le rôle de sujet et de matière. Donc, nécessairement, l’âme ne peut être substance que comme forme d’un corps naturel qui a la vie en puissance. Mais la substance est une réalité parfaite, une entéléchie. L’âme est donc l’entéléchie du corps, tel que nous venons de le définir. § 5[97]. Mais entéléchie a deux sens, selon qu’on la considère, ou comme la science, ou comme l’observation. On peut la considérer comme la science évidemment ; car dans la vie de l’âme, il y a aussi sommeil et réveil : or, la veille répond à l’observation, tandis que le sommeil représente une simple faculté qu’on possède, et qui reste sans action. Mais la science est, pour un même objet, antérieure par génération ; donc l’âme est l’entéléchie première d’un corps naturel qui a la vie en puissance. § 6[98]. Et il faut entendre, d’un corps qui est organique. Ainsi, les parties mêmes des plantes sont des organes, mais des organes excessivement simples, comme le pétale, qui est l’enveloppe du péricarpe, et le péricarpe, qui est l’enveloppe du fruit. Les racines répondent à la bouche, car ces deux parties prennent également la nourriture. Si donc on veut quelque définition commune à toute espèce d’âme, il faut dire que l’âme est l’entéléchie première d’un corps naturel organique.

§ 7[99]. On voit par là qu’il ne faut pas chercher si le corps et l’âme sont une seule et même chose, pas plus qu’il ne faut chercher si la cire et la figure qu’elle reçoit sont identiques, pas plus qu’en général on ne doit demander si la matière de chaque objet est la même chose que ce dont elle est la matière : car l’Un et l’Être ayant plusieurs sens, le sens dans lequel on doit proprement les entendre est la réalité parfaite, l’entéléchie.

§ 8<ref>D’une manière toute générale. Le texte dit mot à mot « d’une manière universelle. » — Elle est l’essence, ou peut-être mieux : « la substance. » — Que conçoit la raison. Le texte dit seulement : « Selon la raison. » — L’essence de la hache serait d’être hache, c’est-à-dire de trancher comme une hache doit trancher. Le mot grec n’emporte pas d’ailleurs avec lui cette idée de Couper plus que l’étymologie du mot hache en français ; mais la notion de Trancher est indissolublement jointe des deux parts à celle de hache. — Car cette essence une fois enlevée. Cette essence qui évidemment consiste à être tranchante. — Si ce n’est par simple homonymie. Voir plus bas, au paragraphe suivant, et aussi un passage analogue, dans la Politique, liv. I, chap. 1, §  II, de mon éditons.

D’un corps naturel. La hache, au contraire, est un corps artificiel, formé des éléments que la nature fournit à l’homme. Voir, pour la fin de ce paragraphe, l’explication d’Alexandre dans son traité des Questions, liv. II, ch. 25.</ref>. Nous avons donc exposé d’une manière toute générale ce qu’est l’âme : elle est l’essence que conçoit la raison. Mais l’essence, pour un corps quelconque, c’est d’être ce qu’il est ; et, par exemple, si l’un des instruments dont nous nous servons pouvait être un corps naturel, et ainsi une hache, l’essence de la hache serait d’être hache, et ce serait là son âme ; car cette essence une fois enlevée, il n’y a plus de hache, si ce n’est par simple homonymie. Mais ici nous parlons de hache, et l’âme n’est pas l’essence et la notion d’un corps tel que la hache ; elle est la notion seulement d’un corps naturel, ayant en lui-même le principe du mouvement et du repos.

§ 9[100]. On peut encore appliquer ceci aux parties de l’être animé. Si l’œil était l’animal, l’âme de l’animal serait aussi sa vue ; car la vue est rationnellement l’essence de l’œil Mais l’œil est la matière de la vue ; et la vue venant à manquer, il n’y a plus d’œil, si ce n’est par homonymie, comme on appelle œil un œil de pierre, un œil en peinture. Il faut appliquer aussi ce qui est dit d’une partie du corps seulement, au corps vivant tout entier ; car l’analogie d’une partie à une partie se retrouve pour la sensibilité tout entière, relativement au corps entier, qui sent en tant qu’il est sensible. § 10[101]. Or, ce n’est pas ce qui a perdu l’âme qui est en puissance l’être capable de vivre, mais c’est, au contraire, ce qui la possède. La semence et le fruit ne sont tel corps qu’en puissance. § 11[102]. De même donc que la faculté de couper est l’essence de la hache, et que la vision est l’essence de l’œil, de même la veille est une réalité parfaite, une entéléchie ; et l’âme est comme la vue et comme la puissance de l’instrument. Le corps n’est que ce qui est en puissance ; et de même que l’œil est à la fois la pupille et la vue, de même aussi l’âme et le corps sont ici l’animal. § 12<ref>Car il peut y avoir. Il semble que, pour la parfaite régularité du raisonnement, il faudrait une conjonction adversative, telle que Mais, Pourtant, Néanmoins, et non pas la conjonction Car. Aucun manuscrit ne donne ici de variante. — Réalité parfaite… pour certaines parties. Ce passage a une grande importance pour les commentateurs, et surtout pour Philopon, parce qu’ils y voient une réserve en faveur de l’intelligence, partie de l’âme séparable du corps, et ne mourant pas avec lui. Voir plus loin la théorie de l’intelligence, liv. III, chap. 5. — Mais certes. Je crois que tel est bien le sens de la conjonction qu’emploie ici Aristote. — Les entéléchies d’aucun corps. Il n’y a que l’âme qui soit achèvement et complément du corps. Quelques unes de ses parties, ou de ses fonctions, peuvent être isolées du corps, et par exemple l’intelligence, partie divine de l’homme, suivant Aristote. Les commentateurs, depuis Philopon jusqu’à Pacius, ont beaucoup insisté sur cette conséquence de la doctrine exposée ici, pour prouver qu’Aristote avait admis l’immortalité de l’âme. Ce passage, comme on le voit, n’est pas très décisif ; mais il y en a d’autres plus loin, ch. 2, § 9 et suiv., 3, ch. 15.</ref>. Il est donc clair que l’âme n’est pas séparée du corps, non plus qu’aucune de ses parties, si toutefois l’âme est divisée en parties ; car il peut y avoir réalité parfaite, entéléchie, même de certaines parties. Mais certes rien n’empêche que quelques autres ne soient séparées, parce que ces parties ne sont les réalités parfaites, les entéléchies d’aucun corps. § 13<ref>Comme le passager est l’âme du vaisseau. En ce sens, l’âme serait parfaitement distincte du corps et séparable ; par conséquent elle serait immortelle, ou du moins elle pourrait l’être ; mais Aristote laisse ce point dans l’obscurité. Dans le Discours de la méthode, Descartes dit : « Il ne suffit pas que l’âme soit logée « dans le corps humain, ainsi « qu’un pilote en son navire, sinon pour mouvoir ses membres, « mais il est besoin qu’elle soit « jointe et unie plus étroitement avec lui ; » pag. 189, édit. de M. Cousin. — Que comme une simple esquisse. La même expression se retrouve encore plus loin, ch. 4, § 16 et ch. 11, § 12. Les Coïmbrois l’entendent autrement ; et ils traduisent le mot du texte par « Universaliter » Je crois qu’en ceci ils se trompent, malgré les raisons spécieuses qu’ils avancent en faveur de leur opinion.

La définition de l’âme, telle qu’Aristote la donne dans ce chapitre, a fourni matière aux discussions les plus étendues et les plus intéressantes. Alexandre d’Aphrodise, dans son Traité de l’âme, liv. I. p. 76. éd. de 1559, en a conclu que l’âme était inséparable du corps. Par suite elle devait mourir avec lui, puisque la forme meurt avec ce dont elle est la forme. Dans l’antiquité, Plotin a combattu cette définition de l’âme ; Ennéade, 4, ch. 2, ainsi que Proclus dans le livre V de son commentaire sur le Timée. On peut lire aussi la réfutation d’Eusèbe, Prépar. évang., liv. XV, ch. 10.

Les Coïmhrois, imitateurs en cela de tout le moyen-âge, se sont efforcés de faire voir que cette doctrine d’Aristote était en parfait accord avec la doctrine catholique elle-même, ils admettent, avec le philosophe païen, que l’âme est vraiment et proprement la forme du corps ; et ce qu’il y a de plus curieux, c’est qu’ils citent, à l’appui, les décisions des conciles, et surtout celui de Vienne sous Clément V, de summa Trinitate, § 2, et celui de Latran sous Léon X, session VIII. Albert-le-Grand et saint Thomas, sans aller aussi loin, s’efforcent de démontrer que, suivant Aristote, l’âme intelligente est séparable du corps, tandis que l’âme nutritive, sensible, etc., est inséparable et meurt avec lui. L’opinion d’Aristote n’est pas aussi nette qu’ils la font ; mais pourtant elle n’est pas contraire à cette interprétation. Seulement, Aristote n’a tiré de l’immortalité de l’âme aucune des conséquences que ce principe porte évidemment avec lui, et qu’il portait certainement pour les deux grands docteurs de l’Église. Dans la Métaphysique, les questions essentielles ne sont point discutées, et le peu qu’Aristote en a dit dans le Traité de l’âme ne peut paraître suffisant, surtout après les admirables théories de son maître Platon, que le disciple, suivant toute apparence, n’admettait pas sans restriction.

Sur cette force, principe de l’être animé, qu’Aristote appelle ici âme, il faut consulter aussi la science contemporaine, qui n’a rien trouvé de mieux que de reprendre ces antiques et profondes théories d’acte et de puissance. Voir le Manuel de physiologie de M. Muller, tom. I, p. 20, de la trad. française. Ce qu’il y a de vraiment surprenant, c’est que la science ait perdu toute trace de la tradition d’où elle vient, et que M. Muller se contente de remonter jusqu’à Stahl, sans penser qu’il pourrait remonter encore deux mille ans plus haut. Il cite les idées de Platon, fort éloignées de ce sujet, et ne songe point aux théories directes d’Aristote.</ref>. Mais ce qui reste obscur encore, c’est de savoir si l’âme est la réalité parfaite, l’entéléchie du corps, comme le passager est l’âme du vaisseau.

Tout ce qui a été dit jusqu’ici de l’âme ne doit guère être pris que comme une simple esquisse.


CHAPITRE II.

Défense et explication de la définition donnée : conditions d’une bonne définition.


Description générale de la vie. La vie se manifeste par ces quatre phénomènes isolés ou réunis : l’intelligence, la sensibilité, la locomotion et la nutrition. — Répartition de ces facultés dans les êtres ; exemples tirés des plantes et des animaux.


L’âme est le principe et le résumé des quatre facultés qui constituent la vie.


Ces facultés sont-elles chacune l’âme tout entière, ou des parties de l’âme ? Elles sont partagées entre les divers ordres d’êtres, et paraissent séparables : exception pour l’intelligence qui a quelque chose d’éternel.


L’âme n’existe pas sans le corps, mais elle ne se confond pas absolument avec lui.


§ 1[103]. Mais comme ce qui est clair et plus connu, selon la raison, peut venir de choses qui sont obscures par leur nature, quoique cependant plus apparentes pour nous, essayons de nouveau de procéder ainsi qu’il suit à l’égard de l’âme. La véritable définition doit non seulement montrer l’existence de la chose comme le font la plupart des définitions, mais elle doit encore en contenir la cause et la mettre en lumière. Souvent les jugements qui donnent des définitions sont des espèces de conclusions ; et, par exemple, si l’on demande : Qu’est-ce que faire la quadrature ? et qu’on réponde : C’est trouver une figure à angles droits et à côtés égaux qui soit égale à une figure à côtés inégaux, une telle définition n’est que l’énoncé déjà conclusion. Quand au contraire on dit que la quadrature est la découverte d’une moyenne proportionnelle, on indique la cause même de la chose.

§ 2<ref>Nous disons donc. Voir le commentaire d’Alexandre d’Aphrodise sur ce passage, Questions, liv. II, ch. 25, § 3. — L’être animé se distingue de l’être inanimé. Voir la Physique, liv. II, ch. 1, p. 192, b, 8, éd. de Berlin, où la classification générale des êtres est assez longuement développée. — Parce qu’il vit. La division des êtres en animés et inanimés est déjà dans le Timée de Platon (voir p. 212, traduct. de M. Cousin) ; et les plantes y sont classées par lui parmi les êtres animés. Cette division est admise aussi par Cuvier, Règne animal, t. I, p. 18 ; mais, pour Cuvier, l’être inanimé est vivant, et ainsi les plantes sont vivantes, quoique inanimées. L’être inanimé n’est ni sensible ni mobile. Comme Cuvier ajoute que cette division a été admise dès les premiers temps, il est probable qu’il a en vue Aristote. Mais alors on voit qu’il ne le reproduit pas très exactement ; car, pour Aristote, l’être inanimé ne vit pas, et la plante n’est pas un être inanimé. La division aristotélique se rapproche beaucoup de celle qui est aujourd’hui généralement admise : règne organique, règne inorganique. — Pour affirmer d’un être qu’il vit. Cuvier définit la vie (Règne animal, t. I, p. 11) « le mouvement des molécules qui entrent et qui sortent pour entretenir le corps de l’animal. » La vie ne serait que la nutrition. — La sensibilité, le mouvement. Cuvier dit aussi, ib., p. 46, que les caractères les plus influents pour classer les animaux sont la sensibilité et la locomotion ; ils établissent le degré de l’animalité. Il s’occupe aussi, ib., p. 40, des fonctions intellectuelles des animaux ; mais il ne revendique pas cette étude pour les naturalistes exclusivement, comme Aristote semble le faire ; voir plus haut, liv. I, ch. I, § 11. — Qui se rapporte à la nutrition, à l’accroissement. Je préfère cette leçon, adoptée par M. Trendelenbourg d’après les manuscrits, à celle de l’édition de Berlin, qui met « l’accroissement et le dépérissement » au nominatif, au lieu de les rapporter à l’idée de mouvement relative aux trois termes qui la suivent. Simplicius et Philopon paraissent avoir eu cette dernière leçon.

Il faut bien remarquer que ces grandes divisions, dans les facultés qui constituent la vie, sont encore aujourd’hui reconnues et suivies par la science moderne, qui n’a point eu à les modifier. Voir le Manuel de physiologie de M. Muller, t. I, p. 35, de la trad. française. On ne saurait trop insister sur ce point.</ref>. Nous disons donc, pour commencer toute cette étude, que l’être animé se distingue de l’être inanimé, parce qu’il vit. Mais vivre ayant plusieurs sens, pour affirmer d’un être qu’il vit, il nous suffit qu’il y ait en lui une seule des choses suivantes : l’intelligence, la sensibilité, le mouvement et le repos dans l’espace, et aussi ce mouvement qui se rapporte à la nutrition, à l’accroissement et au dépérissement. § 3[104]. Ce qui fait que de toutes les plantes on peut dire qu’elles vivent, c’est qu’elles paraissent avoir en elles-mêmes une force et un principe d’où elles tirent leur accroissement et leur dépérissement en sens contraires. Car on ne saurait soutenir qu’elles croissent par en haut seulement et non par en bas ; elles se développent et se nourrissent également des deux manières et en tous sens ; et elles continuent de vivre tout le temps qu’elles peuvent prendre de la nourriture. § 4[105]. C’est qu’il est possible que cette fonction subsiste indépendamment de toutes les autres, tandis qu’il est impossible que sans elle les autres subsistent, dans les êtres mortels. Cela est de toute évidence pour les plantes, qui n’ont pas d’autre puissance de l’âme que celle-là. Ainsi donc c’est par ce principe que la vie appartient aux êtres qui vivent. Mais l’animal n’est constitué primitivement que par la sensibilité. Aussi les êtres qui ne sont pas doués de mouvement et qui ne changent pas de place, s’ils ont cependant la sensibilité, n’en sont pas moins appelés des animaux ; et nous ne disons pas simplement qu’ils vivent. § 5[106]. Le premier sens qui appartient à tous les animaux, c’est le toucher ; et de même que la nutrition peut s’isoler du toucher et de toute sensibilité, de même le toucher peut s’isoler de tous les autres sens. Nous appelons faculté de nutrition cette partie de l’âme qui est commune aux plantes elles-mêmes ; mais tous les animaux sans exception paraissent avoir le sens du toucher. Nous dirons plus tard la cause de chacun de ces phénomènes. § 6[107]. Pour le moment, bornons-nous à dire que l’âme est le principe des facultés suivantes, et se trouve définie par elles : la nutrition, la sensibilité, la pensée et le mouvement.

§ 7[108]. Chacune de ces facultés est-elle l’âme, ou seulement une partie de l’âme ? Et si c’est une partie, est-ce de façon qu’elle soit séparée seulement pour la raison, ou bien aussi séparée matériellement ? Ce sont là des questions dont quelques unes peuvent aisément se résoudre, et dont quelques autres présentent de grandes difficultés. § 8[109]. Ainsi, de même que, dans les plantes, quelques unes, comme on peut le voir, vivent après qu’on les a divisées et séparées les unes des autres, comme si pour ces êtres l’âme était parfaitement et réellement une dans chacune d’elles, et qu’en puissance elle fût multiple ; de même nous voyons, avec une autre différence de l’âme, un phénomène analogue se produire pour les insectes que l’on coupe. Chacune de leurs parties possède la sensibilité et la locomotion ; et si elles ont la sensibilité, elles ont aussi et l’imagination et le désir ; car là où il y a sensation, là aussi il y a peine et plaisir ; et là où sont ces deux affections, il y a nécessairement désir. § 9[110]. On ne saurait ici encore affirmer rien de fort clair, ni de l’intelligence ni de la faculté de percevoir ; mais l’intelligence semble être un autre genre d’âme, et le seul qui puisse être isolé du reste, comme l’éternel s’isole du périssable. § 10[111]. Quant aux autres parties de l’âme, les faits prouvent bien qu’elles ne sont pas séparables, ainsi qu’on le soutient quelquefois. Mais au point de vue de la raison, elles sont différentes évidemment ; car c’est tout autre chose d’être sensible et d’être pensant, parce que sentir et juger sont choses très différentes. Et de même pour chacune des facultés qu’on vient de nommer. § 11[112]. De plus, certains animaux les ont toutes, d’autres n’en ont que quelques unes, d’autres n’en ont qu’une seule. C’est là ce qui constitue leur différence ; et nous verrons plus tard quelle en est la cause. Mais il se passe quelque chose d’à peu près pareil pour les sens. Certains animaux les ont tous ; d’autres n’en ont que quelques uns ; d’autres enfin n’en ont qu’un seul ; et c’est alors le plus nécessaire de tous, le toucher.

§ 12[113]. De plus, ce par quoi nous vivons et sentons peut recevoir deux significations, de même que ce par quoi nous savons : ainsi nous appelons ce par quoi nous savons tantôt la science et tantôt l’âme, car nous disons qu’on sait par l’un des deux. De même ce par quoi nous sommes en santé, tantôt se nomme santé, et tantôt se rapporte à telle partie du corps ou même au corps entier. La science et la santé sont une espèce, elles sont une certaine forme, la notion, et pour ainsi dire l’acte de ce qui les reçoit, ici de ce qui est capable de savoir, là de ce qui est capable d’avoir la santé. C’est, en effet, dans le sujet passif, et dans l’être qui a telle disposition, que paraît avoir lieu l’acte des choses capables d’agir. Or, l’âme est ce par quoi nous vivons, sentons et pensons primitivement ; elle doit donc être raison et forme, et non pas matière ou sujet. § 13[114]. La substance, en effet, suppose, ainsi que nous l’avons dit, trois choses : la forme, la matière, et le composé, résultat de ces deux éléments. La matière n’est que puissance, et la forme est réalité parfaite, entéléchie ; et comme le résultat de toutes deux est l’être anime, le corps n’est pas la réalité parfaite, l’entéléchie de l’âme ; c’est l’âme, au contraire, qui est la réalité parfaite, l’entéléchie du corps constitué de certaine manière. § 14[115]. C’est là aussi ce qui donne toute raison à ceux qui prétendent, à la fois, que l’âme n’existe point sans le corps, et que l’âme n’est pas un corps. Non, elle n’est pas un corps, elle est quelque chose du corps ; et voilà pourquoi elle est dans le corps, et dans le corps fait de telle façon ; elle n’est pas, comme les philosophes antérieurs l’ont dit, dans un corps quelconque, oubliant d’ajouter dans quelle sorte de corps, quoique cependant il ne semble pas qu’une chose prise au hasard puisse indistinctement recevoir la première chose venue. § 15[116]. Mais, en ceci, tout se passe suivant cette loi parfaitement raisonnable : la réalité parfaite, l’entéléchie de chaque chose ne se produit naturellement que dans ce qui est en puissance, et dans la matière qui est propre à la recevoir. Il est donc clair par là qu’il n’y a réalité parfaite, entéléchie et raison, que pour ce qui a la puissance de devenir de telle ou telle façon.


{{t3| CHAPITRE III.}}

Rapports divers des facultés entre elles. Rôle général du toucher ; il est le sens de la nutrition.


Il ne peut pas y avoir pour les diverses facultés une notion commune, de même qu’il n’y en a pas pour les diverses figures de géométrie ; seulement, la faculté supérieure suppose et contient la faculté inférieure : la sensibilité suppose la nutrition, etc. — Subordination régulière des facultés entre elles : nutrition, sensibilité, locomotion, intelligence.


§ 1[117]. Les facultés de l’âme, que nous avons énumérées, ou bien appartiennent toutes ensemble à quelques êtres, ainsi que nous l’avons dit ; ou bien d’autres êtres n’en ont que quelques unes seulement ; ou même d’autres n’en ont qu’une seule. Nous appelons facultés : la nutrition, les appétits, la sensibilité, la locomotion, la pensée. § 2[118]. Les plantes n’ont que la nutrition ; d’autres êtres ont à la fois la nutrition et la sensibilité. Quand il y a sensibilité, il y a de plus appétit ; car l’appétit est désir, passion et volonté. Il est un seul sens que tous les animaux sans exception possèdent, c’est le toucher. Mais l’être qui a sensibilité a aussi peine et plaisir, selon que l’objet est agréable ou pénible ; et les êtres qui ont ces qualités ont en outre le désir, car le désir est l’appétit de ce qui fait plaisir. § 3[119]. De plus, ces êtres ont aussi le sens de la nourriture, car le toucher est le sens de l’alimentation. Tous les animaux, en effet, se nourrissent de matières sèches et liquides, chaudes et froides : et le sens propre de toutes ces choses, c’est le toucher. S’il s’applique aux autres choses sensibles, c’est indirectement ; en effet, ni le sou, ni la couleur, ni l’odeur, ne contribuent en rien à la nourriture de l’animal ; mais la saveur est une des choses accessibles au sens du toucher. La faim et la soif sont des désirs ; la faim se rapporte au sec et au chaud, la soif se rapporte au froid et au liquide ; mais la saveur est comme l’assaisonnement de tous les aliments. Nous nous expliquerons plus tard à ce sujet : disons seulement ici que ceux des animaux qui ont le toucher ont aussi l’appétit. Ont-ils aussi l’imagination ? c’est ce qui est incertain, et nous reviendrons plus loin sur cette question.

§ 4[120]. Quelques animaux ont, outre ces facultés, la locomotion. D’autres, comme l’homme, ont de plus la pensée et l’intelligence, et quelque autre faculté, s’il y en a, qui soit analogue ou même supérieure à celles-là.

§ 5<ref>La définition de l’âme ne peut être une. C’est une des questions qu’Aristote a indiquées, liv. I, ch. 1, § 5. — Le triangle et les figures qui le suivent. Le triangle forme toutes les figures rectilignes qui ont plus de trois côtés ; c’est-à-dire que toutes ces figures peuvent être divisées en triangles, le carré en deux triangles, le pentagone en trois, l’hexagone en quatre, etc. La géométrie a plus tard réduit ceci en théorème exprès. — Il n’y a pas d’autres espèces d’âmes. En dehors des espèces réelles : nutritives, sensibles, etc., il n’y a pas d’âme en général, d’âme universelle. — Qu’on a énumérées. Plus haut, ch. 2, § 2. — Mais il serait ridicule de chercher. C’est déjà ce qu’Aristote fait entendre, liv. I, ch. 1, § 5. Pacius suppose avec raison qu’il s’agit ici de la théorie des idées qu’Aristote attaque indirectement. — Une notion commune. Ou une définition qui ne conviendrait à aucune espèce d’âme en particulier, et qui pourtant conviendrait à toutes en général. La définition qu’il a donnée lui-même au ch. 1 de ce livre doit donc pouvoir s’appliquer spécialement à chaque espèce d’âme qu’il a distinguée.</ref>. Il est donc clair que la définition de l’âme ne peut être une, que comme l’est celle de la figure en géométrie. Si, dans cette science, il n’y a pas d’autres figures que le triangle et les figures qui le suivent, ici non plus il n’y a pas d’autres espèces d’âmes que celles qu’on a énumérées. Toutefois on pourrait chercher, même pour les figures, une notion commune qui convînt à toutes sans exception, et qui ne fût spécialement propre à aucune. Et de même pour les âmes que l’on a indiquées. Mais il serait ridicule de chercher pour elles, aussi bien que pour les figures géométriques, une notion commune qui ne serait ni la notion propre d’aucune des choses en question, ni relative à l’espèce particulière et individuelle que l’on considérerait. Laissons donc cette recherche de côté. § 6[121]. Mais à un autre égard, il en est de même à peu près pour l’âme que pour les figures. Pour celles-ci et pour les êtres animés, le terme qui suit contient également, en puissance, le terme qui le précède ; et, par exemple, le triangle est dans le carré, la nutrition dans la sensibilité ; de telle sorte que, pour chaque être, il faut chercher spécialement quelle est l’âme dont il est doué ; et ainsi, quelle est l’âme de la plante, celle de l’homme ou celle de la bête.

§ 7[122]. Examinons quelle est la loi de cette série régulière. Sans nutrition, point de sensibilité : mais la nutrition dans les plantes est séparée de la sensibilité. D’autre part, sans le toucher, aucun des autres sens n’existe. Mais le toucher peut exister sans les autres : ainsi beaucoup d’animaux n’ont ni la vue, ni l’ouïe, et sont tout-à-fait privés du sens de l’odorat. Parmi les êtres doués de sensibilité, les uns possèdent la locomotion, d’autres ne l’ont pas. Enfin très peu d’animaux ont le raisonnement et la pensée. Ceux qui, parmi les êtres périssables, ont le raisonnement, ont aussi toutes les autres facultés ; mais ceux qui n’en ont qu’une n’ont pas tous le raisonnement. En outre, les uns sont dénués même de l’imagination, tandis que d’autres ne vivent que par elle. Quant à l’intelligence spéculative, c’est une tout autre question.

Il est donc évident que la définition qui convienne mieux a chacune de ces facultés, est aussi celle qui convient le mieux à l’âme.


CHAPITRE IV.

De l’âme nutritive. — Comme il convient d’étudier les fonctions avant les facultés, et les objets des fonctions avant les fonctions mêmes, il faut savoir ce que c’est que la nutrition avant d’étudier l’âme nutritive.


Théorie générale de la nutrition. La reproduction et la perpétuité des espèces est la cause finale de la nutrition dans les êtres. — Réfutation d’une opinion d’Empédocle sur l’accroissement des végétaux, et de l’opinion de quelques philosophes qui font du feu la cause de la nutrition. — La nutrition est tout à la fois une action du contraire sur le contraire, et une action du semblable sur le semblable. — La digestion exige que tous les êtres vivants soient doués de chaleur.


L’âme nutritive se confond avec l’âme génératrice.


§ 1[123]. Pour étudier ces facultés, il est nécessaire de bien comprendre d’abord ce qu’est chacune d’elles, et ensuite de rechercher les conséquences qu’elles entraînent, et tout le reste. Mais pour dire ce qu’est chacune d’elles, et par exemple ce que c’est que la pensée, ou la sensibilité, ou la nutrition, il faut en outre dire préalablement ce que c’est que penser et sentir ; car les actes et les fonctions sont rationnellement antérieurs aux facultés. Et s’il en est ainsi et s’il faut, même encore avant les actes, étudier les opposés de ces actes, il faut ici, par le même motif, déterminer ces opposés : je veux dire qu’il faut déterminer ce que c’est que nourriture, objet sensible, objet intelligible.

§ 2[124]. Ainsi donc, il faut tout d’abord parler de l’alimentation et de la génération, car l’âme nutritive se retrouve aussi dans les autres âmes ; et c’est la première et la plus commune des facultés de l’âme, celle par laquelle la vie appartient à tous les êtres animés. Ses actes sont d’engendrer, et d’employer la nourriture. L’acte le plus naturel aux êtres vivants qui sont complets, et qui ne sont ni avortés ni produits par génération spontanée, c’est de produire un autre être pareil à eux, l’animal un animal, la plante une plante, afin de participer de l’éternel et du divin autant qu’ils le peuvent. Tous, en effet, ont ce désir instinctif ; et c’est en vue de cet acte qu’ils font tout ce qu’ils font selon la nature. D’ailleurs la cause finale est double, et l’on y peut distinguer le but poursuivi, et l’être pour lequel ce but est poursuivi. Mais comme ces êtres ne peuvent jouir de l’éternel et du divin par leur propre continuité, parce qu’aucun des êtres périssables ne saurait demeurer identique et un numériquement, chacun d’eux y participe pourtant, dans la mesure où il le peut, les uns plus, les autres moins ; et si ce n’est pas l’être même qui subsiste, c’est presque lui : s’il n’est pas un en nombre, il est un du moins en espèce.

§ 3[125]. L’âme est la cause et le principe du corps vivant. Cause et principe peuvent s’entendre en plusieurs sens. Pareillement l’âme est cause, suivant les trois modes déterminés de cause ; car l’âme est cause, en ce qu’elle est le principe même d’où vient le mouvement, ce en vue de quoi il a lieu, et en tant qu’elle est l’essence des corps animés. § 4[126]. Comme essence, cela est évident ; car c’est l’essence qui est cause de l’être pour toutes choses : or, vivre pour les êtres qui vivent, c’est être ; et la cause et le principe de tout cela, c’est l’âme. De plus, la réalité parfaite, l’entéléchie, est la raison de ce qui est en puissance. § 5<ref>L’âme est cause aussi en tant que cause finale. Après avoir montré que l’âme est cause essentielle ou formelle, il prouve qu’elle est cause finale, de même qu’il prouvera au paragraphe suivant qu’elle est cause motrice, — De même aussi agit la nature, Voir cette pensée développée, Leçons de physique, liv. II, ch. 8, p. 198, b, et suiv. — Ainsi tous les corps formés par la nature sont les instruments de l’âme. Voir plus haut la note au § 2. Cette phrase aura été sans doute déplacée par quelques manuscrits. — Or, la cause finale est double. Voir plus haut la même phrase, § 2.</ref>. Il n’est pas moins clair que l’âme est cause aussi en tant que cause finale ; car, de même que l’intelligence agit en vue de quelque fin, de même aussi agit la nature ; c’est une fin qu’elle poursuit, et cette fin, dans les animaux, c’est précisément l’âme faite selon la nature. Ainsi tous les corps formés par la nature sont les instruments de l’âme ; et de même que le sont ceux des animaux, de même aussi le sont ceux des plantes ; tous sont faits en vue de l’âme : or, la cause finale est double, c’est le but poursuivi, c’est l’être pour lequel ce but est poursuivi. § 6[127]. Le principe d’où vient primitivement la locomotion, c’est l’âme, bien que cette faculté n’appartienne pas à tous les êtres vivants. De plus, l’altération et l’accroissement se rapportent aussi à l’âme ; car la sensation paraît bien être une sorte d’altération, et nul être ne sent, à moins qu’il n’ait une âme. De même pour l’accroissement et le dépérissement : nul être ne dépérit ni ne croît, dans la nature, sans se nourrir, et nul ne se nourrit qu’il ne participe aussi à la vie. § 7[128]. Empédocle n’a pas eu raison, quand il a prétendu que les végétaux prennent leur accroissement en poussant leurs racines en bas, parce que c’est là le sens dans lequel la terre est naturellement portée ; et qu’ils poussent en haut, parce que le feu se dirige ainsi. Il n’a pas bien compris le haut et le bas ; le haut et le bas ne sont pas identiques pour tous les êtres et pour l’univers. Ce qu’est la tête dans les animaux, les racines le sont dans les plantes, si c’est par les fonctions qu’il faut distinguer ou identifier les organes. En outre, qu’est-ce qui réunit ici le feu et la terre portés en sens contraires ? Ils se sépareront sans aucun doute s’il n’y a pas quelque cause qui les en empêche ; et si cette cause existe, ce ne peut être que l’âme, et la cause qui fait que les plantes croissent et se nourrissent.

§ 8[129]. Quelques philosophes ont pensé que la nature du feu est la cause absolue de la nutrition et de l’accroissement. Comme il est le seul des corps, ou des éléments, qui paraisse se nourrir et s’accroître, on était amené à supposer que c’est lui aussi qui, dans les plantes et les animaux, produit ces deux phénomènes. Il est bien possible qu’il y contribue avec d’autres causes ; mais il n’en est pas exclusivement cause, et c’est bien plutôt l’âme. L’accroissement du feu s’étend à l’infini, tant qu’il y a du combustible ; mais dans tous les corps formés par la nature, il y a une limite et un rapport de grandeur et d’accroissement. Or, ceci appartient à l’âme et non au feu, au rapport plutôt qu’à la matière.

§ 9[130]. Puisque la même faculté de l’âme est à la fois nutritive et génératrice, il faut nécessairement parler d’abord de l’alimentation ; car c’est cette fonction spécialement qui distingue cette faculté de l’âme de toutes les autres. La nourriture paraît être un contraire agissant sur un contraire, mais non pas un contraire quelconque agissant sur un contraire quelconque ; elle se rapporte à tous ces contraires qui non seulement s’engendrent mutuellement, mais qui aussi s’accroissent les uns par les autres. Il y a, du reste, beaucoup de choses qui viennent les unes des autres, sans être d’ailleurs des quantités ; par exemple le sain vient du malade. Mais ces contraires ne paraissent pas être de la même façon aliment les uns pour les autres ; ainsi l’eau est aliment pour le feu, mais le feu ne nourrit pas l’eau. Et dans les autres corps, il semble que les deux parties principales soient, l’une la nourriture, et l’autre, le corps nourri. § 10[131]. Mais il y a une difficulté, et la voici : les uns disent que c’est le semblable qui nourrit le semblable, de même que c’est lui qui l’accroît ; et d’autres, à l’inverse, pensent, comme nous le disons ici, que c’est le contraire qui nourrit le contraire, le semblable ne pouvant être affecté par le semblable. Selon eux, la nourriture change et est digérée. Or, un changement se fait toujours soit en l’opposé, soit en l’intermédiaire. De plus, la nourriture elle-même est en un sens affectée par le corps qu’elle nourrit, et le corps ne l’est pas par la nourriture ; de même que l’ouvrier n’est pas affecté par la matière, tandis que la matière, au contraire, l’est par lui : seulement, l’ouvrier la fait passer de l’inertie à l’acte. § 11[132]. Mais il importe de savoir si l’on parle de la nourriture dans le dernier état où elle se trouve, ou dans le premier ; si on l’appelle nourriture sous ces deux formes, bien qu’elle soit tantôt non digérée et tantôt digérée, on peut alors admettre les deux explications pour l’action de la nourriture ; car en tant que non digérée, c’est le contraire qui nourrit le contraire ; en tant que digérée, c’est le semblable qui nourrit le semblable. On le voit donc, les deux opinions sont en quelque sorte en partie vraies, et en partie fausses. § 12[133]. Mais comme nul être ne se nourrit qui n’ait aussi la vie, le corps animé serait le corps qui se nourrit, en tant qu’animé ; et par suite, le mot nourriture est un terme relatif au corps animé, et ne doit point se prendre en un sens indirect. § 13[134]. C’est du reste tout autre chose que de donner nourriture, et de donner accroissement. C’est en tant que la nourriture est quantité que l’accroissement se produit ; c’est en tant qu’elle est chose spéciale et essence que la nutrition a lieu. L’être, en effet, conserve son essence, il subsiste tout autant de temps qu’il se nourrit. La nourriture n’engendre pas l’être qu’elle nourrit, elle est en quelque sorte l’être nourri lui-même ; car elle est déjà elle-même l’essence ; et les êtres ne s’engendrent jamais eux-mêmes, ils ne font que se conserver. En un mot, ce principe de l’âme, c’est la force capable de conserver ce qui la possède, tel qu’il est. La nourriture le dispose à agir ainsi ; et de là vient que ce qui est privé de nourriture ne peut vivre. § 14[135]. Il y a ici trois choses : l’être nourri, ce par quoi il est nourri, et ce qui le nourrit. Ce qui le nourrit, c’est la première âme ; l’être nourri, c’est le corps qui a cette âme ; et ce par quoi il est nourri, c’est l’aliment. § 15[136]. Mais comme il est convenable de dénommer toutes les choses par la fin à laquelle elles tendent, et qu’ici la fin c’est de produire un être semblable à soi, la première âme serait donc celle qui fait que l’être engendre un être pareil à lui. § 16[137]. Ce par quoi l’être est nourri est double, de même qu’est double aussi ce par quoi l’on gouverne un vaisseau : la main et le gouvernail ; l’une moteur et mue tout ensemble, l’autre moteur seulement. D’autre part, il faut nécessairement que toute nourriture puisse être digérée. Or, c’est la chaleur qui fait la digestion ; et voilà pourquoi tout être animé a de la chaleur.

On n’a du reste fait ici qu’une esquisse de ce qu’est la nutrition. Les éclaircissements viendront plus tard dans les traités consacrés spécialement à ce sujet.


{{t3| CHAPITRE V.}}

Théorie générale de la sensibilité : c’est une simple puissance qui a besoin du dehors pour entrer en acte et arriver à sa perfection. — Examen de cette opinion « que le semblable peut être affecté par le semblable. » Cette opinion est vraie, mais avec une distinction entre l’acte et la puissance. Le sens, avant d’être affecté par l’objet sensible, lui est dissemblable ; il lui devient en quelque sorte semblable, après en avoir été affecté.


§ 1<ref>Parlons de la sensation. Voir la discussion d’Alexandre d’Aphrodise sur ce passage dans ses Questions, liv. III, chap. 3. — Ainsi qu’on l’a dit. Plus haut, chap. 4, § 6 ; ou bien peut-être doit-on entendre ceci d’une manière plus générale, et sans le rapporter à aucun autre ouvrage d’Aristote. — Une sorte d’altération. Ce sont les termes mêmes dont il s’est servi plus haut, ch. 4, § 6. — Le semblable qui puisse être affecté par le semblable. Voir plus haut, chap. 4, § 6. — Dans nos études générales sur l’Action et la Passion. Suivant Simplicius et Philopon, c’est le traité de la Génération et de la Corruption, où cette question a été discutée d’une manière générale. Ces études générales sur l’Action et la Passion (l’agir et le pâtir) sont aussi mentionnées sous ce titre dans le traité de la Génération des animaux, liv. IV, chap. 3, p. 768, b, 24, édition de Berlin, comme le fait observer M. Trendelenbourg. D’après Philopon, Alexandre ajoutait à cette phrase la suivante : « Et il faut en parler encore ici. » Thémistius et Sophonias paraissent avoir connu aussi cette addition. Voir l’édition de M. Trendelenbourg, p. 363.</ref>. Ces points une fois fixés, parlons de la sensation en général et dans toute son étendue.

La sensation, ainsi qu’on la dit, consiste à être mû et à éprouver quelque chose ; et elle paraît être une sorte d’altération que l’être supporte. Quelquefois on a prétendu qu’il n’y a que le semblable qui puisse être affecté par le semblable : nous avons dit, dans nos études générales sur l’Action et la Passion, jusqu’à quel point cela est possible ou ne l’est pas. § 2<ref>Il n’y a pas sensation des sensations elles-mêmes. Voir sur ce point la discussion spéciale du liv. III, chap. 2, § 1. Peut-être, pour être plus clair, faudrait-il traduire : « Il n’y a pas sensation des sens eux-mêmes : » mais le mot dont Aristote se sert est le même ; et, au risque d’être obscur, j’ai dû l’imiter. Du reste, comme le mot qui signifie « sensation » en grec signifie aussi « sens, » il est possible qu’il y ait ici une sorte d’équivoque. Ce qui suit ne peut laisser de doute sur la pensée générale. — Soient dans l’être sensible. J’ai ajouté ces trois derniers mots pour rendre toute la valeur de l’expression du texte, qui d’ailleurs est plus concise. — Qu’il y ait pourtant sensation, soit de ces éléments, au dehors. — Soit de leurs accidents, c’est-à-dire de leurs effets. — N’est pas en acte, n’est pas réellement et perpétuellement active : elle ne l’est que sous l’excitation de l’objet extérieur et sensible. — Elle est seulement en puissance, comme toutes les facultés qui ne sont en elles-mêmes que de simples puissances de faire, et qui ne se réalisent qu’en agissant. Ce passage est, comme on peut le voir sans peine, un des plus importants de cette théorie. Est elle parfaitement conforme aux faits ? — Du feu réel et effectif, du feu en entéléchie. J’ai paraphrasé ici comme j’ai dû le faire plus haut, liv. I, chap. 1, § 3, et liv. 2, ch. 1, § 2. — Et qui voit en puissance, qui est capable de voir et d’entendre. J’ai préféré conserver dans la traduction la formule péripatéticienne. — Quoiqu’il soit endormi. Voir plus haut, chap. 1, § 5, une pensée analogue. L’entéléchie, la réalisation complète de la faculté, quand elle devient active, exige la veille. — Sentir en puissance et sentir en acte. Nulle part, dans Aristote, cette distinction de la puissance et de l’acte n’est plus nette qu’ici.</ref>. Mais on demande pourquoi il n’y a pas sensation des sensations elles-mêmes, et pourquoi la sensation ne peut avoir lieu qu’avec les objets extérieurs, bien que le feu, la terre et les autres éléments soient dans l’être sensible, et qu’il y ait pourtant sensation, soit de ces éléments mêmes, soit de leurs accidents. C’est qu’évidemment la sensibilité n’est pas en acte, elle est seulement en puissance. Il en est de même du combustible, qui ne brûle pas tout seul et sans la chose qui le doit faire brûler ; car alors il se brûlerait lui-même, et n’aurait aucun besoin du feu réel et effectif, du feu en entéléchie. Mais comme sentir a pour nous une double acception, et que de l’être qui entend et qui voit en puissance, nous disons qu’il voit et qu’il entend, quoiqu’il soit endormi, tout aussi bien que nous le disons de l’être qui agit réellement, il faut distinguer dans la sensation ce double sens, et reconnaître, d’une part, la sensation en acte, et de l’autre, la sensation en puissance ; il en est de même pour sentir, sentir en puissance et sentir en acte. § 3<ref>Que souffrir, et être mû et être en acte. D’après la définition donnée plus haut de la sensibilité, ce rapprochement, qui a d’abord quelque chose de choquant, est parfaitement juste. La sensibilité, tant qu’elle n’est pas mue par un objet extérieur, tant qu’elle n’est pas modifiée, altérée par lui, tant qu’elle ne souffre et n’éprouve rien, n’est qu’en puissance. Elle entre en acte, elle est en acte, du moment seulement où elle souffre et est modifiée par le dehors. — Mais d’acte incomplet, parce que le mouvement a toujours un but ; et, dès que le but est atteint, le mouvement n’est plus. — Comme on l’a dit ailleurs. Voir les Leçons de physique, liv. III, ch. I, p. 501, b, 32, édit. de Berlin. — Qui peut faire. J’ai préféré cette expression, qui est peu élégante, à une longue périphrase. — Dans un sens, c’est le semblable. C’est un être en acte, un être réel qui agit sur la sensibilité devenue réelle, entrant en acte comme lui et par lui. — Ainsi que nous l’avons dit, dans le chapitre précédent, § 11. — Ce qui souffre, c’est le dissemblable, la sensibilité qui n’est d’abord qu’en puissance. — Ce qui a souffert est semblable. La sensibilité, affectée par l’être actuel, réel, devient actuelle et réelle tout autant que lui ; et, en ce sens, elle lui est semblable. Voir la même idée répétée plus bas, à la fin de ce chapitre.</ref>. Disons donc, d’abord, que pour nous c’est une même chose que souffrir, et être mû et être en acte. C’est qu’en effet le mouvement est une sorte d’acte, mais d’acte incomplet. Toutefois, comme on l’a dit ailleurs, toutes choses souffrent et sont mues par un être qui peut faire et qui est en acte ; et voilà aussi pourquoi, dans un sens, c’est le semblable qui est affecté par le semblable ; et, dans un autre sens, c’est le dissemblable. Ainsi que nous l’avons dit, ce qui souffre, c’est le dissemblable ; mais ce qui a souffert est semblable. § 4<ref>Comme pour la réalité parfaite. J’ai rendu ici ma traduction plus précise que le texte, parce que je crois que ceci se rapporte aux distinctions faites plus haut entre les deux sens d’entéléchie, chap. 1, § 2 et § 6. — D’une manière absolue, ou générale, c’est-à-dire sans distinguer les sens divers, ou les limitations diverses que ce mot peut recevoir. — L’homme fait partie des êtres qui sont savants, ou, pour mieux dire : qui peuvent le devenir ; c’est ce que signifie probablement ce qu’Aristote ajoute : « Et qui ont la science. » — Ne peuvent pas de la même façon. J’ai cru pouvoir employer cette expression, qui, d’après ce qui précède et ce qui suit, n’a rien d’obscur, quelque concise qu’elle soit. — Et telle matière, telle substance matérielle, organisée de façon qu’il est homme. — Employer son savoir. Textuellement : « Contempler, » mot dont Aristote s’est aussi servi plus haut dans le même sens, chap. 1, § 2, et dont il se sert encore dans ce paragraphe même : « Celui qui applique actuellement sa science. » Pour rendre ma traduction parfaitement claire, j’ai dû varier mes expressions, bien qu’Aristote se serve toujours du même mot. — Ces deux premiers hommes. Celui qui peut apprendre et devenir savant, par cela seul qu’il est d’une espèce d’êtres à qui la science est possible ; et celui qui, possédant la science, ne s’en sert pas, mais pourrait s’en servir. — La sensation. Thémistius, si l’on en croit sa paraphrase, semblerait avoir lu « l’arithmétique, » au lieu de « la sensation : » mais je n’ai pu admettre cette variante, que rien n’autorise, toute préférable qu’elle serait. L’idée de « sensation » est obscure ici, parce que rien ne l’amène et qu’elle est encore fort éloignée de celle de science. Elles sont de nouveau toutes deux réunies au § 6. — Sans en faire usage. Le texte dit : « sans agir. »</ref>. Il faut, en outre, distinguer, même pour la puissance, comme pour la réalité parfaite ou entéléchie ; car ici, nous parlons de toutes deux d’une manière absolue. Ainsi nous disons qu’un être quelconque est savant, comme, par exemple, nous dirions que l’homme est savant, parce que l’homme fait partie des êtres qui sont savants et qui ont la science. Mais aussi nous disons également d’un homme qu’il est savant, quand il possède la grammaire. Pourtant ces deux hommes ne peuvent pas de la même façon : l’un peut savoir parce qu’il a tel genre et telle matière ; l’autre peut employer son savoir, dès qu’il le voudra, en supposant toujours que rien du dehors ne vienne faire obstacle. Mais c’est celui qui applique actuellement sa science, qui est savant en toute réalité, en entéléchie ; c’est celui qui sait, à proprement parler, telle chose spéciale, A par exemple. Ces deux premiers hommes sont donc l’un et l’autre savants en puissance ; mais l’un est savant parce qu’il a été modifié par l’étude, qui l’a fait passer souvent d’un état tout contraire à l’état où il est ; l’autre est savant d’une autre façon, parce que, possédant la sensation ou la grammaire sans en faire usage, il passe à l’acte quand il le veut.

§ 5[138]. Mais souffrir n’est pas davantage un terme simple ; il signifie tantôt une sorte de destruction faite par le contraire, tantôt il signifie plutôt la conservation de ce qui est en puissance, accomplie par ce qui est en parfaite réalité, en entéléchie ; la conservation de ce qui est semblable, dans le rapport de la puissance à la réalité. Ainsi, l’être qui possède la science devient percevant tel objet de sa science ; et cela, certes, n’est pas une altération, car c’est un simple développement de l’être en lui-même vers sa parfaite réalité, son entéléchie ; ou, du moins, c’est un tout autre genre d’altération. Ainsi donc, on aurait tort de dire que l’être qui pense, quand il pense, est altéré ; tout aussi bien qu’on aurait tort de dire que le constructeur est altéré, quand il construit. Donc, ce qui fait passer l’être qui est en puissance à la réalité parfaite, à l’entéléchie, en fait d’intelligence et de pensée, doit s’appeler, non pas du nom d’apprentissage, mais d’un tout autre nom. Même de l’être qui de la simple puissance passe à la science, et la reçoit de celui qui la possède en toute réalité, en entéléchie, et qui peut la transmettre, on ne doit pas dire qu’il souffre, ainsi qu’on l’a fait voir ; ou bien alors, il faut admettre deux sortes d’altération, l’une qui est un changement en des dispositions privatives, et l’autre un changement qui mène à telles habitudes et à telle nature. § 6[139]. Le premier changement de ce genre, dans l’être sensible, vient de l’être même qui l’engendre ; et quand il est engendré, il a déjà comme la science et la sensibilité. Être en acte a les mêmes nuances qu’avait plus haut le mot de percevoir ; mais ici il y a cette différence que quand l’acte existe, ce qui le produit vient du dehors : c’est l’objet vu, l’objet entendu, ou tel autre objet sensible. La cause en est que la sensation en acte ne s’applique qu’aux choses particulières, tandis que la science s’applique aux choses universelles. Mais les universaux sont en quelque sorte dans l’âme elle-même. De là vient qu’on peut penser spontanément, quand on le veut ; mais on ne peut pas sentir spontanément, car il faut de toute nécessité qu’il y ait une chose à sentir. Il en est tout-à-fait ainsi, même dans la science que nous acquérons des choses sensibles, et par un motif tout pareil, puisque les choses sensibles sont à la fois particulières et du dehors. Mais nous retrouverons encore l’occasion d’éclaircir ceci davantage. § 7[140]. Pour le moment, bornons-nous dire que cette expression, être en puissance, n’est pas une expression simple, et qu’il faut l’entendre tantôt en ce sens, par exemple, où nous disons qu’un enfant pourrait être général d’armée ; tantôt en ce sens où nous le disons de celui qui est réellement en âge d’être général. Le mot de sensibilité a tout-à-fait les mêmes nuances. Mais comme cette différence n’a pas reçu de nom spécial, bien que nous ayons dit pourtant que ces acceptions sont distinctes et comment elles le sont, nous avons dû nécessairement nous servir des mots souffrir et être altéré, comme d’expressions reçues. Mais l’être qui sent est en puissance à peu près comme est en réalité, en entéléchie, l’être senti, ainsi qu’on l’a dit. Il n’est donc pas semblable, quand il souffre ; mais quand il a souffert, il est rendu semblable ; et il est comme l’objet même qui l’affecte.


CHAPITRE VI.

Significations diverses du mot sensible appliqué aux objets des sens : l’objet sensible, propre à un seul sens ; 2° objet sensible, perçu par tous les sens ; 3° objet sensible, perçu par simple accident et simultanément à d’autres objets.


§ 1[141]. Parlons d’abord pour chaque sens des objets sensibles. Objet sensible peut s’entendre de trois façons : deux où nous disons sentir en soi, et une où nous le disons par accident. Des deux premières acceptions, l’une signifie ce qui est propre à chaque sens ; et l’autre, ce qui est commun à tous. § 2[142]. J’appelle propre ce qui ne peut pas être senti par un autre sens, et ce sur quoi le sens ne peut se tromper ; et, par exemple, la vue s’applique à la couleur, l’ouïe au son, et le goût à la saveur. Le toucher a encore bien plus de différentes nuances ; mais chaque sens discerne ce qui lui est propre, et ne se trompe ni sur la couleur, ni sur le son ; mais il connaît ce qu’est l’objet coloré et où il l’est, ou bien ce qu’est l’objet sonore et où il est. § 3[143]. C’est là ce qui est appelé l’objet propre de chaque sens. Mais ce qu’il y a de commun pour tous, c’est le mouvement, le repos, le nombre, la figure, la grandeur ; car tout cela n’appartient en propre à aucun sens : ce sont des objets communs à tous ; et ainsi il y a un certain mouvement qui est sensible au toucher et à la vue. § 4[144]. On dit d’un objet sensible qu’il est sensible par accident, quand, par exemple, l’objet blanc qu’on voit est le fils de Diarès ; car ce n’est que par accident qu’on a cette sensation du fils de Diarès, parce que c’est un accident du blanc que l’on sent, et que, par suite, on n’éprouve rien de la part de l’objet sensible en tant qu’il est de telle façon.

Mais les objets propres des sens sont, parmi les choses qui sont sensibles en soi, celles qui doivent être précisément appelées sensibles ; et ce sont les choses auxquelles s’applique essentiellement, et par nature, chacun des sens.


CHAPITRE VII.

Théorie générale de la vision. — Théorie particulière de la couleur : la couleur est ce qui met la lumière en mouvement. Réfutation d’une opinion d’Empédocle sur l’origine de la lumière ; corps phosphoriques.


L’air est indispensable comme milieu pour l’acte de la vision. Réfutation de Démocrite qui croyait qu’on peut voir dans le vide.— Les autres sens, aussi bien que la vue, ont besoin d’un milieu spécial pour leur action propre.

§ 1<ref>Qu’on peut désigner par le langage, mais qui n’ont pas de nom commun. Simplicius et Philopon croient tous deux qu’il s’agit ici des corps qui, sans manifester de couleur propre, brillent néanmoins dans l’obscurité, en d’autres termes des corps que nous appelons phosphoriques. Cette opinion, que partagent Alexandre et Thémistins, est d’autant plus probable qu’Aristote, en parlant de quelques uns de ces corps, plus bas, § 4, se sert de l’expression même qu’il emploie ici. — À mesure que nous avancerons. Voir plus bas, § 4. — Ainsi le visible est la couleur. La couleur est simplement visible ; elle n’est pas visible en soi, parce qu’elle est toujours dans un corps et qu’elle n’est pas elle-même substance. — La couleur est ce qui est sur la chose visible en soi. La couleur est à la surface des choses qui sont en soi et qu’elle rend visibles. — D’après son appellation seule. Je ne sais si j’ai bien rendu le sens précis de l’original. L’expression du texte est fort vague, et peut signifier aussi : « rationnellement, » ou bien : « par la définition. » — La cause qui le rend visible, c’est-à-dire la couleur. — Toute couleur met en mouvement le diaphane. Il faut remarquer ici, comme un fait fort curieux assurément, qu’Aristote semble pressentir la théorie des vibrations, qui est celle à laquelle se rattachent actuellement presque tous les physiciens — Ce qui est diaphane actuellement « en acte, » dit le texte, ce qui est actuellement traversé par la lumière ; ou, pour mieux dire, ce qui reçoit le mouvement qu’y cause la couleur. — Et c’est là sa nature spéciale. Que pourrait-on dire aujourd’hui de plus sur ce point ? — Sans lumière, parce que c’est la lumière qui cause le diaphane actuel, qui rend diaphanes actuellement les corps, au travers desquels doit passer le mouvement de la couleur, pour arriver jusqu’à l’œil qui perçoit.</ref>. Ce à quoi s’applique la vue est un objet visible ; le visible est la couleur, et tout ensemble tous ces objets qu’on peut désigner par le langage, mais qui n’ont pas de nom commun. Ce que nous voulons dire ici deviendra plus clair à mesure que nous avancerons. Ainsi le visible est la couleur, et la couleur est ce qui est sur la chose visible en soi. Visible en soi est ce qui est visible, non pas d’après son appellation seule, mais qui l’est parce qu’il a en soi la cause qui le rend visible. Toute couleur met en mouvement ce qui est diaphane actuellement ; et c’est là sa nature spéciale. Il n’y a donc pas sans lumière d’objet visible, et la couleur de chaque chose n’est visible qu’à la lumière. Et voilà pourquoi il faut dire d’abord ce qu’est la lumière. § 2<ref>J’appelle diaphane ce qui est visible. Il a déjà donné cette définition pour la couleur, mais il ajoute ici quelques conditions de plus. Voir le traité de la Sensation et des objets sensibles, chap. 3, p. 439, a, 25, édit. de Berlin. — Mais visible par une couleur étrangère. Le corps diaphane n’a pas la couleur par lui-même ; il la reçoit des corps colorés, et cette couleur le rend visible : sans elle il ne le serait pas. — Et beaucoup de corps solides, que nous appelons aussi diaphanes, parce que la lumière peut les traverser. — Le corps éternel supérieur. C’est le ciel, comme le dit Thémistius : les autres commentateurs sont moins précis. M. Trendelenbourg a remarqué avec raison qu’Aristote s’est servi souvent de cette expression assez singulière de corps pour désigner le ciel. Voir sa note sur ce passage et les citations qu’il y a rassemblées, n’est possible que, par cette expression de corps éternel supérieur, il faille entendre l’éther, qui doit être plus diaphane encore que l’air dans les théories d’Aristote. Voir la suite de ce paragraphe. — La lumière est l’acte du diaphane. On doit comprendre, après tout ce qui précède, ce que signifie cette formule. Sans la lumière, le diaphane n’est pas réellement ; il n’est diaphane qu’en puissance. Au contraire, quand la lumière le traverse et le meut, il est réellement et actuellement diaphane. Les physiciens pourraient consulter avec intérêt la longue discussion de Philopon sur ce point. — En tant que diaphane, et non point, par exemple, en tant qu’étendu, coloré, etc. — Ce en quoi il est en puissance peut être même l’obscurité. L’air reste diaphane dans les ténèbres, en ce sens qu’il ne perd pas sa propriété d’être traversé par la lumière ; mais actuellement il ne l’est pas ; et alors il n’est pas diaphane en acte, en toute réalité. — Comme, par exemple, le corps supérieur. Le corps supérieur semblerait ici synonyme de « soleil ». — On a donc établi. Cette formule semblerait se rapporter à d’autres ouvrages ; mais il est plus probable qu’Aristote entend seulement ce qu’il vient de dire ici. — Le diaphane et la lumière ne sont ni du feu, ni absolument un corps. La théorie d’Aristote est contraire à celle de Platon dans le Timée, selon Simplicius et Philopon ; elle se rapprocha beaucoup, comme on le voit, des théories actuelles. On ne croit pas plus aujourd’hui à l’émission qu’Aristote n’y croyait luimême ; et Philopon donne contre cette dernière théorie des arguments très forts que la science moderne pourrait ne pas dédaigner. — La présence du feu. Une action analogue à celle du feu. — Que deux corps soient à la fois dans le même corps, et il le faudrait, si la lumière et le diaphane étaient tous deux des corps : la lumière serait dans le diaphane, et ne ferait qu’un avec lui.</ref>. Le diaphane existe certainement ; et j’appelle diaphane ce qui est visible, non pas visible par soi-même, à parler absolument, mais visible par une couleur étrangère. Tel est l’air, telle est l’eau et beaucoup de corps solides ; car l’air et l’eau ne sont pas diaphanes en tant qu’air et eau, mais parce que la nature qui est dans ces deux corps est la même que celle qui est dans le corps éternel supérieur. La lumière est l’acte du diaphane en tant que diaphane. Mais ce en quoi il est en puissance peut être même l’obscurité. Au contraire, la lumière est, on peut dire, la couleur du diaphane, lorsque le diaphane est diaphane en toute réalité, en entéléchie, soit par le feu, soit par telle autre cause ; comme, par exemple, le corps supérieur ; car ce corps a quelque chose de tout pareil et d’identique au feu. On a donc établi que le diaphane et la lumière ne sont ni du feu, ni absolument un corps, ni une émanation d’aucun corps ; car, de cette dernière façon aussi, ce seraient des corps. Seulement, il y a dans le diaphane la présence du feu ou de quelque chose d’analogue ; car il n’est pas possible que deux corps soient à la fois dans le même corps.

§ 3<ref>Qui vient du diaphane en acte, puisque le corps diaphane n’en subsiste pas moins dans l’obscurité, mais sans jouir actuellement de la propriété qui le distingue. — Empédocle, ou peut-être est-ce un autre. Dans le petit traité de la Sensation et des objets sensibles, chap. 6, p. 446, a, 26, édit. de Berlin, Aristote rapporte une opinion d’Empédocle sur le mouvement de la lumière, analogue à celle qui est rapportée ici, mais qui ne lui est pas tout-à-fait identique, comme l’a cru M. Trendelenbourg. Dans ce dernier passage, Aristote donne toute raison à Empédocle ; et du mouvement progressif du son et même de l’odeur il conclut le mouvement progressif de la lumière. Il semble qu’il s’agit ici d’une théorie différente et beaucoup moins exacte. Philopon aussi croit cette théorie identique à celle dont il est question dans le petit traité de la Sensation. — Peut-être est-ce un autre. Philopon voit ici une critique contre les théories de Platon dans le Timée. — Et ce qui l’entoure. L’atmosphère. — De l’orient au couchant. Ceci montre, à ce qu’il me semble, qu’il ne s’agit plus de la théorie approuvée par Aristote dans le traité de la Sensation.</ref>. La lumière paraît être le contraire des ténèbres ; l’obscurité est la privation de cet état de l’air qui vient du diaphane, de sorte qu’évidemment la lumière n’est que la présence de cet état. Empédocle, ou peut-être est-ce un autre qui a soutenu cette opinion, a eu tort de dire que la lumière circulait, et se produisait quelquefois, entre la terre et ce qui l’entoure, sans que nous le vissions. Ceci est à la fois contraire à la vérité, telle que la donne le raisonnement, et aux phénomènes. Dans un petit intervalle ce fait pourrait nous échapper ; mais de l’orient au couchant, c’est beaucoup trop prétendre que de soutenir qu’il nous échappe.

§ 4<ref>Une chose insonore qui reçoit le son. « Recevoir le son » n’est peut-être pas une expression très exacte ; mais je l’ai conservée pour reproduire dans la traduction la symétrie et la concision de la phrase grecque. Recevoir le son, c’est être susceptible de produire du son. — Quand il est diaphane en toute réalité. Voir plus haut, § 2. — La même nature. J’ai gardé l’expression tout indéterminée dont se sert Aristote. — Ne sont pas toutes dans la lumière, puisqu’il y a des choses, comme il l’explique plus bas, qui sont visibles même dans les ténèbres. — Les corps qui semblent ignés et brillants. Ce sont les corps phosphoriques. — Nous n’avons pas de nom spécial et unique. Voir plus haut, § 1. — Mais on ne voit la couleur propre d’aucune de ces choses. L’observation est juste ; et, de fait, tous ces corps offrent le même aspect, en ce sens qu’ils sont tous brillants et phosphoriques. — C’est une autre question. Il serait difficile de dire dans quel ouvrage Aristote a traité cette question : du moins, parmi ceux qui nous restent de lui, elle n’est point discutée.</ref>. C’est une chose incolore qui reçoit la couleur ; une chose insonore qui reçoit le son. Ce qui est incolore, c’est le diaphane, c’est l’invisible, ou du moins ce qui est à peine visible, ainsi que semble l’être l’obscurité. Voilà bien ce qu’est le diaphane, non pas quand il est diaphane en toute réalité, en entéléchie, mais seulement quand il est en puissance. C’est, en effet, la même nature qui est tantôt ténèbres et tantôt lumière, et les choses visibles ne sont pas toutes dans la lumière : c’est seulement la couleur propre de chacune d’elles. Ainsi, il y a des choses qu’on ne voit pas dans la lumière, mais qui produisent sensation dans les ténèbres, comme les corps qui semblent ignés et brillants (nous n’avons pas de nom spécial et unique pour désigner ces corps), et tels sont le champignon, la corne, les têtes des poissons, leurs écailles et leurs yeux. Mais on ne voit la couleur propre d’aucune de ces choses. Par quelle cause ces corps sont-ils visibles ? c’est une autre question. § 5[145]. Nous nous bornons ici à dire que certainement ce qui est visible à la lumière, c’est la couleur. Et ainsi donc elle ne peut être vue sans lumière ; car l’essence de la couleur, avons-nous dit, c’est de mettre en mouvement ce qui est diaphane en acte ; et la réalité complète, l’entéléchie du diaphane, c’est la lumière. La preuve en est évidente. Si l’on place, sur l’organe même, le corps qui a la couleur, on ne la verra pas. Mais la couleur meut le diaphane, et, par exemple, l’air ; et l’organe sensible est mû par l’air, qui lui-même est continu. § 6[146]. Démocrite n’a donc pas raison de penser que si le milieu devenait vide, on verrait parfaitement bien même une fourmi dans le ciel. Cela est tout-à-fait impossible. La vision ne se produit que quand l’organe sensible éprouve quelque affection. Or, il ne se peut pas qu’il soit affecté directement par la couleur même qui est vue ; reste donc qu’il le soit par le milieu. Ainsi un milieu est indispensable ; et, si le vide existait, non seulement on ne verrait pas bien, mais on ne verrait point du tout.

§ 7[147]. On a dit pourquoi il est nécessaire que la couleur soit vue dans la lumière. Le feu est vu tout aussi bien, et dans les ténèbres, et dans la lumière ; et il le faut nécessairement, puisque c’est par le feu que le diaphane devient diaphane. § 8[148]. Même raisonnement pour le son et pour l’odeur ; car aucune de ces choses n’a besoin de toucher l’organe pour causer la sensation, mais le milieu est mis en mouvement par le son et par l’odeur ; et chacun des deux organes l’est à son tour par ce milieu. Si l’on vient à poser le corps sonore, ou le corps odorant, sur l’organe même, il n’y cause plus de sensation. Il en est absolument de même du toucher et du goût, bien que cela ne soit pas aussi évident. Pour quelle cause ? c’est ce qu’on verra plus tard clairement. § 9[149]. Le milieu des sons, c’est l’air ; celui de l’odeur n’a pas de nom spécial. Il ne s’en produit pas moins quelque modification commune, et dans l’air, et dans l’eau ; et ce que le diaphane est à la couleur, ce qui est dans ces deux éléments l’est au corps odorant. En effet, les animaux aquatiques eux-mêmes paraissent avoir le sens de l’odorat. Mais l’homme et les animaux terrestres qui respirent, ne peuvent sentir l’odeur s’ils n’aspirent pas. Nous en dirons aussi plus loin la raison.


CHAPITRE VIII.

Théorie générale de l’audition. — Théorie particulière du son. Trois conditions sont indispensables pour que le son se produise ; corps sonores ; corps insonores ; l’écho.


L’air ne fait pas le son, mais sans lui le son ne serait pas perçu par l’oreille. Rôle de l’air dans l’audition ; rôle de l’oreille. — Perception du son dans l’eau.


Théorie du grave et de l’aigu.


Théorie de la voix ; définition de la voix ; animaux qui en sont privés. Rôles du gosier et du poumon ; caractère propre de la voix.


§ 1[150]. Étudions maintenant, avant les autres sens, le son et l’ouïe. Le son est double ; l’un est un acte et l’autre n’est qu’une puissance. Nous disons de certaines choses qu’elles n’ont pas de son, telles que l’éponge, la laine ; et que d’autres en ont, comme l’airain et tous les corps durs et lisses, parce que ces autres choses peuvent résonner, c’est-à-dire causer entre l’objet et l’ouïe un son réel, un son en acte. § 2[151]. Le son en acte se produit toujours par un corps en rapport avec quelque autre corps, et dans quelque milieu ; c’est une percussion qui le cause. Aussi y a-t-il impossibilité que le son se produise quand il n’y a qu’un seul objet ; car l’objet qui frappe est différent de l’objet frappé. Ainsi le corps sonore sonne relativement à quelque autre objet. Mais il n’y a pas de percussion sans mouvement ; et, ainsi que nous l’avons dit, le son n’est pas le coup de choses prises au hasard : la laine a beau être frappée, elle ne rend pas de son. Mais l’airain et tous les corps lisses et creux en rendent, quand on les frappe, l’airain en particulier, parce qu’il est lisse. Les choses qui sont creuses rendent par la réflexion plusieurs coups après le premier, le milieu qui est mis en mouvement ne pouvant en sortir. §  3[152]. On entend le son dans l’air, on l’entend aussi dans l’eau, mais moins distinctement. L’air n’est pas la condition souveraine du son, non plus que l’eau ; mais il faut que ce soient des corps solides qui se choquent entre eux, et encore qui choquent l’air. Ce choc contre l’air a lieu lorsque l’air frappé demeure et ne se disperse pas. Ainsi, c’est quand on le frappe vite et fort qu’il rend un son ; car il faut accélérer le mouvement du corps qui déchire la tranche de l’air, comme si l’on frappait un tas de poussière ou une nuée de sable emportée rapidement

§ 4[153]. L’écho se produit, lorsque l’air est relancé de nouveau par le premier air qu’a réuni le vase qui le limite et l’empêche de se disperser, comme une balle est relancée. Il semble que l’écho devrait être perpétuel. Pourtant, il n’est pas toujours clair et perceptible, parce qu’il en arrive du son comme de la lumière. Ainsi, la lumière se réfléchit toujours ; car autrement il n’y aurait pas de lumière partout, et il n’y aurait que ténèbres en dehors de l’endroit éclairé par le soleil ; mais elle n’est pas réfractée partout comme elle le serait par de l’eau, de l’airain ou quelque autre corps lisse. Elle l’est de manière à produire de l’ombre, qui nous sert à distinguer la lumière elle-même.

§ 5<ref>On a raison de dire. Les commentateurs n’indiquent pas les philosophes auxquels Aristote fait allusion. M. Trendelenbourg soupçonne qu’il s’agit d’Empédocle, bien qu’aucun des fragments qui nous restent d’Empédocle ne soit formel à cet égard. — Si l’on admet que l’air soit le vide. Voir plus haut, ch. 7j, § 6, et surtout la discussion sur le vide et sur les théories qui l’admettent ou le repoussent, dans les Leçons de physique, liv. I, ch. 6, 7, 8, p. 213 et suiv., éd. de Berlin. — C’est bien l’air qui fait qu’on entend. Ce qui ne contredit point ce qui a été dit plus haut, que l’air n’était pas la condition souveraine du son. Sans l’air on n’entendrait point ; mais l’air, à lui seul, ne constitue pas essentiellement le son, bien qu’il soit une condition indispensable pour qu’on l’entende. — Dans un sens continu, depuis l’objet sonore jusqu’à l’organe qui perçoit le son. Voir aussi le Timée de Platon, p. 192, trad, de M. Cousin. — Alors aussitôt il devient. C’est-à-dire que la portion d’air qui est en contact avec la surface sonore reçoit d’elle, à l’instant même, un mouvement qui en fait une sorte d’unité distincte de toute la masse d’air environnante ; cet air agité de vibrations devient un, et résonne, par l’influence même de la surface du corps sonore. — Par son contact avec la surface. Le texte dit seulement : « A cause de la surface. » — Car la surface d’une chose bien lisse est une. Cette fin de la pensée ne paraît pas très nécessaire, et sans elle la pensée paraît déjà complète.</ref>. On a raison de dire que c’est le vide qui est la condition souveraine de l’audition, si l’on admet que l’air soit le vide. C’est bien l’air qui fait qu’on entend, quand il est mis en mouvement dans un sens continu et un ; mais comme il est diffluent, il ne résonne pas, à moins que l’objet frappé ne soit lisse. Alors aussitôt il devient un par son contact avec la surface ; car la surface d’une chose bien lisse est une. § 6[154]. Un corps sonore n’est donc pas autre chose que ce qui meut l’air, un sans discontinuité jusqu’à l’ouïe ; et l’ouïe est congénère à l’air. C’est parce que le son est dans l’air, qu’après avoir mû le dehors, il meut aussi le dedans. Voilà pourquoi l’animal n’entend pas partout, pas plus que l’air ne pénètre partout ; et, en effet, la partie de l’organe qui doit être mue et qui est animée, n’a pas partout de l’air. L’air en lui-même n’a pas de son, parce qu’il est trop aisément divisible ; mais quand on l’empêche de se disperser, le mouvement qu’il reçoit devient alors du son. Or, l’air qui est dans les oreilles y est logé profondément pour y être immobile, afin que l’organe perçoive exactement toutes les nuances diverses du mouvement. Voilà aussi comment nous entendons dans l’eau : c’est que l’eau ne pénètre pas jusqu’à l’air qui est congénère au son. Mais il faut qu’elle n’entre pas non plus dans l’oreille par les circonvolutions ; et lorsqu’elle s’y introduit, on ne peut plus entendre. On n’entend pas davantage quand la membrane est malade, de même qu’on ne voit plus, quand la peau qui est sur la pupille de l’œil devient malade aussi. Mais la preuve qu’on entend ou qu’on n’entend pas, c’est que l’oreille bruit toujours comme lorsqu’on en approche une corne. L’air qui est dans les oreilles est toujours mû d’un certain mouvement qui lui est particulier. Mais le son lui est étranger et ne lui est pas propre ; et si l’on dit qu’on entend et par le vide et par le corps qui résonne, c’est que l’on entend par la partie de l’organe qui renferme l’air limité.

§ 7[155]. Est-ce le corps frappé ou le corps frappant qui résonne ? C’est l’un et l’autre, mais d’une façon différente. Le son est le mouvement de ce qui peut être mû, à la manière des choses rebondissantes, par les corps lisses quand on les choque. Mais, tout corps frappé ou frappant ne rend pas de son, ainsi qu’on l’a dit ; et, par exemple, quand une pointe frappe une pointe. Il faut que le corps frappé soit mû de telle sorte, que l’air en masse rebondisse et soit agité en masse. § 8<ref>Le grave ou l’aigu, qui sont les différences principales des corps résonnants ou sonores. Voir le Timée de Platon, p. 192, trad. de M. Cousin. — Grave et aigu sont des expressions tirées par métaphore. Ceci est vrai en français pour le mot « aigu », qui s’applique aux choses du toucher tout aussi bien qu’aux choses de l’ouïe ; mais ceci n’est plus exact pour le mot « grave », qui s’applique exclusivement aux sons. Notre langue n’offre pas un équivalent complet de l’expression grecque. — Ce n’est pas que l’aigu soit rapide. La pensée d’Aristote peut paraître ici un peu subtile, quoique la distinction qu’il fait soit réelle. — Avec l’aigu et l’obtus. J’ai été obligé, pour rendre ceci intelligible en français, de substituer le mot d’obtus à celui de grave, qui ne pouvait plus convenir. Il paraît, du reste, par le commentaire de Simplicius, que le mot dont se sert Aristote, pour le toucher et l’ouïe indistinctement, ne s’applique convenablement qu’à ce dernier sens et non au premier. La langue française serait donc en ceci conforme à la langue grecque ; et c’est là ce qui fait qu’Aristote lui-même est forcé de changer le terme qu’il avait d’abord employé. — Que l’un est rapide. Ceci semble, par la construction entière de la phrase, se rapportera l’aigu et a l’obtus considérés dans les dimensions des corps, tandis qu’au fond cela se rapporte bien mieux à l’aigu et au grave considérés dans les sons. L’expression du texte n’est pas plus nette que la traduction. — Bornons-nous à ces considérations. Le reste du chapitre, en effet, sera consacré, non plus au son, mais à la voix.</ref>. Quant aux différences des corps résonnants, elles s’aperçoivent aisément dans le son réel, le son en acte. Ainsi, de même que sans lumière on ne voit pas les couleurs, de même on ne perçoit pas le grave ou l’aigu en l’absence du son. Grave et aigu sont des expressions tirées par métaphore des objets sensibles au toucher. L’aigu, en un court espace de temps, meut le sens un grand nombre de fois ; et le grave, en un long espace de temps, le meut fort peu. Ce n’est pas que l’aigu soit rapide ni que le grave soit lent ; mais le mouvement qui fait l’un se produit avec rapidité, et celui qui fait l’autre, avec lenteur. Et l’on voit qu’il y a ici ressemblance avec l’aigu et l’obtus perçus par le toucher. L’aigu, en quelque sorte, semble percer l’organe, l’obtus le pousse seulement parce que le mouvement a lieu pour l’un en peu de temps, et pour l’autre, en beaucoup de temps ; et il en résulte que l’un est rapide et que l’autre est lent.

Bornons-nous à ces considérations sur le son en général.

§ 9[156]. La voix est un son produit par un être animé. Parmi les êtres inanimés, aucun n’a de voix ; mais c’est uniquement par similitude qu’on dit d’eux qu’ils en ont une, comme on le dit en parlant de la lyre, de la flûte et de toutes les autres choses sans vie, qui ont une vibration, un chant, un langage. Il semble qu’elles aient une voix, parce que la voix a aussi toutes ces nuances. Beaucoup d’animaux n’ont pas de voix ; et, par exemple, les animaux qui n’ont pas de sang, et les poissons parmi ceux qui ont du sang. Ceci est tout simple, puisque le son est un certain mouvement de l’air. Les poissons qui, à ce que l’on prétend, ont une voix, comme ceux de l’Achéloüs, font du bruit avec leurs branchies ou avec tel autre organe. § 10<ref>À ces conditions. Voir plus haut, § 2. — Lequel milieu est l’air. Voir plus haut, §§ 3 et suiv. — Qui reçoivent l’air, qui peuvent aspirer de l’air. — N’ayant pour but que leur bien-être. Il n’est pas indispensable, mais il complète les facultés de l’être qui en est doué ; et s’il n’est pas essentiel à sa vie, il contribue du moins à son bonheur. Il faut entendre ici que le mot de « langage » ne s’applique pas seulement à l’homme, bien qu’il s’applique mieux à lui qu’aux autres animaux. Voir le traité des Parties des animaux, liv. II, chap. 16, p. 659, b, 34, éd. de Berlin. — Pour la chaleur intérieure, qui est indispensable, à la digestion, comme il a été dit plus haut, chap. 4, § 16. — L’on en dira la raison ailleurs, d’abord dans le traité spécial de la Respiration, chap. 8, p. 474, a, 25, édit. de Berlin ; puis dans le petit traité du Souffle, qui est peut-être apocryphe, chap. 5, p. 483, b, 19, édit. de Berlin ; et enfin, comme le remarque Simplicius, dans le traité des Parties des animaux, liv. III, chap. 3, p. 664, a, édit. de Berlin.</ref>. La voix est donc le son propre de l’animal, mais elle n’est pas produite par la première partie venue ; et comme le son se produit toujours à ces conditions qu’un corps en frappe un autre dans un milieu, lequel milieu est l’air, on peut dire avec raison que ces être-là seuls ont une voix qui reçoivent l’air. La nature emploie à deux usages l’air respiré. De même que la langue lui sert, et pour le goût et pour le langage, l’un, le goût, étant nécessaire, et aussi ayant été donné par elle à la plupart des animaux, et l’autre, le langage, n’ayant pour but que leur bien-être ; de même la nature fait servir le souffle et pour la chaleur intérieure, qui est indispensable (l’on en dira la raison ailleurs), et en outre pour la voix, faite seulement en vue du bonheur de l’individu. § 11<ref>L’organe de la respiration, c’est le gosier, id. ibid. — Le poumon. Voir le traité des Parties des animaux, liv. III, chap. 6, p. 668, b, 33, édit. de Berlin. — Le premier lieu vers le cœur. M. Trendelenbourg croit que, par là, Aristote veut désigner le poumon. Ce qui précède semble impliquer nécessairement le contraire. Le premier lieu vers le cœur indique, je crois, tout simplement le cœur, et exprime la haute importance qu’Aristote attache à cet organe, qui, comme il le dit dans le chapitre qui vient d’être cité, p. 669, a, 14, communique le mouvement au poumon lui-même. — Par l’âme qui est dans ces parties. Alexandre d’Aphrodise proposait une variante que repousse Simplicius ; cette variante était : « relativement à l’âme. » — Ainsi que nous l’avons dit, plus haut, §§ 9 et 10. — Et qu’il y mette une certaine intention. La remarque est juste et sagace. L’expression du texte est peut-être un peu moins précise : « Avec une certaine imagination. » — Mais par ce mouvement… Ceci ne semble qu’une répétition de ce qui vient d’être dit. — Mais c’est ailleurs. Voir l’Histoire des animaux, liv. II, chap. 15, p. 606, a, 11, édit. de Berlin.

On peut comparer cette théorie générale d’Aristote sur la voix avec ce qu’a dit Cuvier, Règne animal, t. II p. 42. Pour ma part, je trouve Aristote plus profond et plus simple à la fois, quoique je ne prétende point, il est à peine besoin de le dire, comparer la science de son siècle à celle du nôtre.</ref>. L’organe de la respiration, c’est le gosier ; et c’est encore pour cette fonction qu’est faite une autre partie du corps, le poumon. Ce dernier organe, en effet, est cause que les animaux terrestres ont plus de chaleur que les autres. Le premier lieu vers le cœur a aussi besoin de la respiration ; et voilà pourquoi il faut nécessairement, quand on aspire, que l’air entre en dedans. Ainsi donc, le coup que l’air aspiré par l’âme qui est dans ces parties donne contre ce qu’on appelle l’artère, c’est la voix. Mais tout son produit par l’animal n’est pas une voix, ainsi que nous l’avons dit ; et, par exemple, on peut produire aussi un son avec la langue, comme le font ceux qui toussent. Mais il faut, pour qu’il y ait voix, que le corps frappant soit animé, et qu’il y mette une certaine intention. La voix, en effet, est un son exprimant quelque chose ; ce n’est pas un simple bruit de l’air respiré, comme la toux. Mais par ce mouvement, l’être frappe l’air qui est dans l’artère contre l’artère même. § 12. La preuve, c’est qu’on ne peut émettre de voix, si, au lieu d’aspirer et d’expirer, on retient l’air ; car, en le retenant, on trouble cette fonction. On voit aussi comment les poissons sont sans voix : c’est qu’ils n’ont pas de gosier ; et s’ils sont privés de cet appareil, c’est qu’ils ne reçoivent pas l’air et ne respirent pas. Mais c’est ailleurs qu’il faut examiner la cause de leur organisation.


{{t3| CHAPITRE IX.}}

Théorie de l’odorat ; difficultés particulières que présente l’étude de ce sens. L’homme est inférieur à la plupart des animaux pour l’odorat, de même qu’il leur est supérieur à tous pour le toucher, et, par suite, pour l’intelligence.


Rapport des odeurs et des saveurs.


Répartition du sens de l’odorat parmi les divers animaux. Différences de l’appareil olfactif, tantôt à nu, tantôt à couvert.


§ 1[157]. Il est moins facile de traiter de l’odorat et de l’objet odoré que de tout ce qu’on a expliqué jusqu’ici ; car on ne sait pas positivement ce que c’est que l’odeur, aussi bien qu’on sait ce qu’est le son ou la couleur. C’est parce que ce sens, chez nous, n’est pas très parfait, et qu’il est moins délicat que chez beaucoup d’autres animaux. L’homme n’a point un bon odorat ; il ne peut pas sentir une chose odorante sans plaisir ou peine, ce qui prouve bien que cet organe chez lui n’est pas très fin. § 2[158]. On peut supposer avec raison que ceux des animaux qui ont les yeux durs, ne distinguent pas très bien les couleurs, et que les nuances des couleurs ne sont discernées par eux que selon qu’elles leur inspirent ou ne leur inspirent pas de la crainte. Telle est l’espèce humaine en ce qui concerne les odeurs. Il semble que les diverses qualités des saveurs soient, relativement au goût, ce que sont à peu près les qualités des odeurs pour l’odorat. Mais le goût, chez nous, est encore plus parfait, parce que c’est une sorte de toucher, et que l’homme a ce dernier sens excessivement délicat. Pour les autres, il est fort au-dessous de bien des animaux ; mais pour le toucher, il est fort au-dessus d’eux tous, ce qui fait aussi qu’il est le plus intelligent des animaux. La preuve, c’est que, même parmi les hommes, les uns sont naturellement bien doués pour ce sens, et que les autres le sont mal, tandis qu’il n’y a rien de pareil pour les espèces inférieures : et ainsi les hommes qui ont la chair dure sont mal doués pour l’intelligence ; ceux qui ont la chair douce sont au contraire bien doués.

§ 3[159]. Et de même qu’il y a des saveurs agréables et des saveurs amères, de même aussi pour les odeurs. Mais si à certains égards l’odeur et la saveur ont des analogies, par exemple, si une odeur est douce comme une saveur est douce, à d’autres égards l’odeur et la saveur sont tout le contraire. Il y a bien encore odeur âpre, forte, aigre et faible ; mais, comme nous le disions, les odeurs n’étant pas aussi nettement distinctes que les saveurs, elles ont reçu leurs noms de ces dernières, à cause de la ressemblance même des choses. Ainsi on a appelé douce l’odeur du safran et du miel, et forte celle du thym et des plantes de ce genre ; on en peut dire autant pour le reste des odeurs.

§ 4[160]. Il en est des autres sens comme de l’ouïe. Elle est relative à ce qui s’entend et à ce qui ne s’entend pas ; un autre sens est relatif à ce qui est visible et à ce qui est invisible ; de même l’odorat est relatif à ce qui est odorant et à ce qui ne l’est pas. On dit d’un corps qu’il est inodore, tantôt quand il n’a pas du tout d’odeur, tantôt quand il en a peu, ou qu’il a une très faible odeur ; et l’on dit aux mêmes titres qu’un corps est sans goût. § 5[161]. L’olfaction se fait aussi par un milieu tel que l’air et l’eau ; car les animaux aquatiques paraissent avoir également le sens de l’odorat. Les animaux qui ont du sang et ceux qui n’en ont pas, possèdent ce sens aussi bien que ceux qui vivent dans l’air ; car il y a en beaucoup qui sont attirés de fort loin vers leur proie, par l’odeur qu’ils en ont reçue. § 6<ref>Sur la narine même. Plus exactement ce serait : « Sur la membrane pituitaire. » — Un phénomène commun à tous les animaux. M. Trendelenbourg voudrait qu’on entendit : « A tous les sens ; » et c’est, en effet, l’interprétation la plus naturelle, qu’on donne d’abord à l’expression tout indéterminée du texte ; mais ce qui suit semble exiger nécessairement une comparaison entre l’homme et les animaux. — C’est là une particularité propre à l’ espèce humaine. Plus haut, chap. 7, § 9, Aristote n’a pas fait de ceci une particularité spéciale à l’homme : il l’a attribué et à l’homme et aux animaux terrestres en général. Il y a ici, en apparence, une contradiction ; mais il faut entendre avec Averroës et Albert : « Omni homini, sed non soli. » — Un autre sens en sus de tous ceux qu’on connaît, ou mot à mot : « qu’on a dits. » Il semblerait plus naturel de penser qu’il doit être question ici, non pas d’un autre sens, mais d’une autre manière d’odorer pour ces animaux. J’ai dû suivre le texte, qui ne peut laisser aucun doute ; mais on peut fort bien y sous-entendre l’idée d’olfaction qu’Aristote se serait abstenu d’exprimer : « Un autre sens pour l’olfaction, en sus de ceux qu’on connaît. »

Les animaux qui n’ont pas de sang comprennent, pour Aristote, les mollusques, les crustacés, les insectes, etc. Voir l’Histoire des animaux, liv. IV au début, p. 613, b, édit de Berlin ; de la Génération des animaux, liv. I, p. 720, b, 5 ; des Parties des animaux, liv. IV, p. 678, a, 30.</ref>. Et c’est là précisément ce qui fait la difficulté de savoir pourquoi, si tous les animaux odorent de la même façon, l’homme odore en aspirant, et cesse d’odorer, lorsqu’au lieu d’aspirer il expire, ou retient son souffle : alors il ne peut plus percevoir l’odeur, ni de loin ni de près, non plus que lorsqu’il pose l’objet en dedans du nez, sur la narine même. Un phénomène commun à tous les animaux, c’est que l’objet placé directement sur l’organe cesse tout-à-fait d’être senti. Mais ne pouvoir pas sentir l’odeur sans aspirer, c’est là une particularité propre à l’espèce humaine ; et l’on peut s’en convaincre par l’expérience. Les animaux privés de sang pourraient donc avoir, parce qu’ils n’aspirent pas, un autre sens en sus de tous ceux qu’on connaît. Mais il est impossible qu’ils en aient un autre, puisqu’ils sentent aussi l’odeur. En effet, la sensation de l’odeur d’une chose qui a un parfum, soit agréable, soit désagréable, est une olfaction ; et l’on voit les animaux de ce genre tués par les odeurs très fortes qui tuent aussi l’homme, comme l’asphalte, le soufre et autres corps analogues. Il faut donc conclure nécessairement que ces animaux odorent, bien qu’ils ne respirent pas. § 7<ref>Comparativement au reste des animaux. Il faut comprendre avec Philopon, Averroès et Albert, que « le reste des animaux » signifie ici les animaux privés de sang, de même que l’homme signifie également « les animaux qui ont du sang comme lui. » La suite logique des pensées exige absolument cette interprétation ; mais l’expression du texte est un peu trop générale. — Qui ont les yeux durs. La suite du contexte explique fort clairement ce qu’Aristote veut dire par là ; voir plus haut, § 1. — Les objets qui sont placés dans le diaphane, qui sont dans les conditions nécessaires pour être visibles ; voir plus haut, ch. 7, dans ce livre, la théorie de la vision. — Chez les uns, chez les animaux qui n’ont pas de sang. — Aussi bien que l’œil, chez les animaux, à yeux durs. — Chez les autres, chez l’homme, et chez les animaux qui ont du sang comme lui. — Qui reçoivent l’air, qui respirent comme l’homme.</ref>. Du reste, cet organe paraît différer chez l’homme, comparativement au reste des animaux, à peu près comme ses yeux diffèrent de ceux des animaux qui ont les yeux durs. Les yeux de l’homme, en effet, ont une sorte de rempart et de fourreau, je veux dire les paupières ; et à moins qu’il ne meuve les paupières et ne les ouvre, il ne voit point ; les animaux qui ont les yeux durs n’ont rien de pareil, mais ils voient directement les objets qui sont placés dans le diaphane. Tout de même, l’appareil olfactif est chez les uns sans couverture aussi bien que l’œil ; au contraire, chez les autres, qui reçoivent l’air, il a un tégument ; et ce tégument se découvre quand ils respirent, les veines et les pores venant alors à s’ouvrir. § 8[162]. Et voilà pourquoi les animaux qui respirent n’odorent pas dans l’eau ; c’est que, pour odorer, ils doivent nécessairement aspirer, et que dans l’eau il leur est impossible de le faire.

D’ailleurs l’odorat s’applique au sec tout comme le goût s’applique à l’humide ; et, en puissance, l’organe olfactif est analogue à l’objet auquel il s’applique.


{{t3| CHAPITRE X.}}

Théorie du goût ; rapports du goût au toucher et à la vue. — L’humidité est toujours nécessaire pour que la sensation du goût ait lieu ; mais il faut qu’elle soit dans une certaine mesure. — Espèces diverses des saveurs.


§ 1<ref>En quelque sorte un objet touché. Voir plus haut dans ce livre, ch. 3, § 3, et ch. 9, § 2, et plus bas liv. III, ch. 12, § 7. Cuvier, Règne animal, tom. 1, p. 34, remarque aussi que le goût et l’odorat ne sont que des touchers plus délicats. — De l’intermédiaire d’un corps étranger, comme le son, la couleur, qui ont besoin de l’air et du diaphane ; voir plus haut, ch. 7 et ch. 8 : — Le toucher n’en a pas besoin non plus. Voir plus loin ch. 11. — C’est l’humide qui est sa matière. La matière même de la saveur, c’est l’humide ; en d’autres termes, la saveur est essentiellement humide. La pensée d’Aristote est parfaitement claire ; il ne veut pas dire que l’humide ou le liquide soit nécessaire pour faire arriver la saveur jusqu’à nos sens ; il pense que l’humide se confond avec la saveur. Aussi doit-on rejeter la variante indiquée au rapport de Philopon par Alexandre : « Il est dans l’humide comme l’eau par exemple. » Cette variante altère évidemment la pensée du texte ; et ce qui suit le prouve, puisque Aristote ne veut même pas que l’eau soit considérée comme un Intermédiaire, lorsque nous percevons en la buvant la saveur qu’elle renferme. Cette intervention nécessaire du principe humide dans l’acte du goût, est un fait incontestable ; et cette observation d’Aristote a été reproduite par Descartes, Principes, 4e partie, § 192, et par Reld, Recherches sur l’entendement humain, ch. 3. — La couleur, au contraire. Voir plus haut, ch. 7, § 2. — Par des émanations, id., ib.</ref>. L’objet sapide est en quelque sorte un objet touché ; et voilà ce qui fait que la chose perceptible au goût n’a pas besoin, pour être sentie, de l’intermédiaire d’un corps étranger : c’est que le toucher n’en a pas besoin non plus. Le corps dans lequel est la saveur est l’objet perceptible au goût ; c’est l’humide qui est sa matière, et l’humide est quelque chose de tangible. Aussi nous serions dans l’eau et nous y sentirions fort bien quelque chose de doux qui y serait jeté, que la sensation pour nous ne se produirait pas par un intermédiaire, mais elle aurait lieu par cela seul que le doux serait mêlé au liquide, comme il arrive pour ce qu’on boit. La couleur, au contraire, n’a pas besoin, pour être visible, de se mêler à quelque chose ; et elle ne l’est pas non plus par des émanations. § 2[163]. De même donc qu’ici l’intermédiaire n’est rien, et que le visible est la couleur, de même la saveur est ce qui est perceptible au goût. Aucun objet ne peut donner la sensation de la saveur sans humidité ; mais il y a toujours, soit en acte, soit en puissance, de l’humidité, comme pour le sel qui fond si facilement et par le seul contact de la langue.

§ 3[164]. Mais on peut remarquer que la vue s’applique et au visible et à l’invisible, car les ténèbres sont invisibles, et pourtant c’est la vue qui les distingue ; la vue s’applique de plus à ce qui est excessivement éclatant, ce qui est tout aussi invisible que les ténèbres, bien que d’une autre façon. On peut remarquer encore que l’ouïe s’applique au son et au silence, dont l’un est perceptible à l’ouïe et l’autre ne l’est pas, et qu’elle s’applique, en outre, au bruit excessif, comme la vue à ce qui est excessivement éclatant ; car si un petit bruit est, dans un certain sens, imperceptible à l’ouïe, un bruit extrême, un bruit violent, ne l’est pas moins. D’autre part, invisible se dit d’une manière absolue, comme pour tant d’autres choses on emploie le mot impossible ; mais il se dit aussi, quand l’objet n’a pas les qualités qu’il devrait avoir, ou ne les a qu’incomplètement, comme d’un animal on dit qu’il est sans pieds, ou d’une terre, qu’elle est sans olives. Le goût est tout-à-fait dans le même cas que la vue et l’ouïe, et il s’applique à ce qui est sapide et à ce qui est insipide. L’insipide est ce qui a peu de saveur, ou a une saveur mauvaise, ou peut faire mal au goût. Le potable et l’impotable paraissent être ici le principe, et tous les deux ont une espèce de saveur ; mais l’un est mauvais et fait mal au goût, l’autre, au contraire, est suivant la nature. § 4<ref>Le potable est commun à la fois au goût et au toucher. Voir plus haut, § 1. — Ce qui est sapide est humide, id., ib. — Réellement. J’ai ajouté ce mot pour expliquer, comme je l’ai déjà fait plusieurs fois, celui d’entéléchie. — Tout en restant ce qu’il est. Le texte dit : « Tout en se conservant ; » et ce terme n’a point l’obscurité que M. Trendelenbourg croit y voir. — Car elle ne sent alors, quand elle est trop humide, ou pour mieux dire quand elle est déjà humectée par une saveur antérieure.</ref>. Le potable est commun à la fois au goût et au toucher ; et comme ce qui est sapide est humide, il y a aussi nécessité, à la fois que l’organe qui en a la sensation ne soit point humide réellement, en entéléchie, et qu’il ne soit point impuissant à le devenir. C’est que le goût est affecté par l’objet sapide en tant que sapide ; car il faut nécessairement que l’organe s’humecte et qu’il puisse s’humecter, tout en restant ce qu’il est, et qu’il ne soit pas humide par lui-même. Ce qui le montre bien, c’est que la langue ne sent rien, ni quand elle est trop sèche, ni quand elle est trop humide ; car elle ne sent alors que le premier humide qui l’a affectée, comme lorsqu’après avoir senti une très forte savent, on en goûte une différente ; ou bien encore tels sont les malades, auxquels tout paraît amer, parce que la langue, avec laquelle ils goûtent, est pleine d’une humidité qui a cette amertume.

§ 5[165]. Les espèces des saveurs, de même que celles des couleurs, sont simples, quand elles sont contraires : ainsi le doux et l’amer, et les saveurs qui viennent à la suite : le fade pour l’un et l’âpre pour l’autre ; et, outre ces extrêmes, le fort et le pur, l’aigre et l’acide. Telles sont, en effet, à peu près toutes les différences des saveurs. En résumé, le goût est la faculté qui peut être ainsi affectée, et l’objet sapide est ce qui en toute réalité, en entéléchie, l’affecte de cette façon.


{{t3| CHAPITRE XI.}}

Théorie du toucher ; difficultés spéciales de cette étude. Le toucher est-il plusieurs sens, ou un sens unique ? Ses rapports avec les autres sens ; c’est un sens unique.


La perception se fait, pour le toucher, absolument comme pour les autres sens, par un intermédiaire. L’intermédiaire entre le toucher et les objets tangibles, c’est la chair ; différence spéciale à cet ordre de perceptions ; qualités moyennes dont est douée la chair, pour pouvoir remplir ces fonctions.


§ 1<ref>Par les mêmes raisonnements, par des raisonnements qui s’appliquent au toucher et à l’objet du toucher, et non pas par les raisonnements, qui viennent de terminer le chapitre précédent, sur l’acte et la puissance. Voir plus haut, ch. 4, § 1, les rapports établis par Aristote entre les fonctions et les facultés, et entre les actes et les opposés de ces actes. Le toucher et l’objet tangible s’opposent et se rapportent l’un à l’autre, comme l’objet visible se rapporte à la vue, le son à l’ouïe, etc. Par conséquent, les raisonnements qui expliquent l’un expliquent aussi l’autre. — Soient de plusieurs sortes, pour répondre aux divers sens qui composeraient le sens total du toucher.

Thémistius combat cette théorie d’Aristote sur le toucher ; Philopon la défend, et il réfute longuement Thémistius. On peut ajouter que Descartes, répondant à Arnaud et cherchant à expliquer le mystère de la transsubstantiation dans l’Eucharistie, s’appuie sur cette théorie d’Aristote, tom. 2, p. 9, édit. de M. V. Cousin. C’est encore une question pour la physiologie moderne de savoir précisément où réside le sens du toucher, et la solution la plus généralement reçue est celle que donne ici le philosophe grec : le sens du toucher est à l’intérieur, et non au dehors. La plupart des physiologistes distinguent dans l’enveloppe de la peau plusieurs couches ou tissus organiques de dehors en dedans : !° l’épiderme, 2° les papilles, 3° le corps muqueux, 4° le derme, 5° les parties accessoires, telles que les follicules. C’est la seconde couche, celle des papilles, qui passe pour le siège véritable de la sensibilité.</ref>. L’objet tangible et le toucher pourront être expliqués, l’un et l’autre, par les mêmes raisonnements. En effet, si le toucher est, non pas un sens unique, mais plusieurs sens, il faut aussi que les objets perceptibles au toucher soient de plusieurs sortes. Mais il y a doute pour savoir si le toucher est plusieurs sens, ou s’il est un sens unique, et quel est précisément l’organe qui touche l’objet tangible, et si c’est, ou non, la chair, et les parties correspondantes dans les animaux qui n’ont pas de chair. Mais la chair n’est qu’un intermédiaire ; et l’organe essentiel est quelque chose de tout différent qui est à l’intérieur.

§ 2[166]. Tout sens ne paraît compter qu’une seule opposition par les contraires : ainsi la vue a le blanc et le noir, l’ouïe a le grave et l’aigu, le goût a l’amer et le doux. Mais dans le toucher, il y a plusieurs de ces oppositions, chaud et froid, sec et humide, dur et mou, et bien d’autres du même genre. On peut, il est vrai, donner une certaine solution de cette difficulté, en disant que pour les autres sens aussi il y a plusieurs oppositions, comme dans la voix, il y a non seulement le grave et l’aigu, mais encore le fort et le faible, le rude et le doux, et tant d’autres nuances que présente la voix. On peut dire également qu’il y a des différences analogues pour la couleur. Mais on ne sait pas clairement quel est ici le sujet unique du toucher, comme on sait que c’est le son pour l’ouïe.

§ 3[167]. Y a-t-il ou n’y a-t-il pas un organe intérieur ? ou bien est-ce la chair qui perçoit directement ? Il ne paraît pas que l’on puisse tirer aucune indication, de ce que la sensation ne se produit qu’au moment où l’on touche les objets ; car dans l’état actuel des organes, on peut étendre sur la chair quelque chose qui fasse une sorte de membrane, et l’on n’en a pas moins la sensation tout aussi distincte que si l’on touchait directement. Cependant il est évident que l’organe de la sensation n’est pas dans cette membrane ; et encore si elle était de même nature que la peau, la sensation la traverserait bien plus vite. § 4<ref>Cette partie du corps, c’est-à-dire la chair. Elle fait autour du sens du toucher une sorte d’enveloppe circulaire, comme celle que ferait l’air si notre corps pouvait être composé d’air. — Et le son, et la couleur et l’odeur, qui ont tous trois besoin de l’intermédiaire de l’air pour être perçus. Voir plus haut les chapitres relatifs à l’ouïe, à la vue et à l’odorat. — Le milieu par lequel se produisent ces mouvements. Simplicius croit qu’il s’agit ici de l’air ; Thémistius pense au contraire qu’il s’agit des appareils organiques, différents pour ces trois sens. J’inclinerais à cette dernière interprétation, qui est plus conforme, comme le remarque M. Trendelenbourg, à la suite des pensées. L’expression que j’ai employée conserve en partie l’obscurité et l’indécision du texte. — Il est impossible qu’un corps animé. Voir plus loin la même pensée, liv. III, ch. 18, § 1. — Un mélange de terre. La terre étant prise ici comme représentant tous les éléments solides, d’après le principe, combattu par Aristote dans le premier livre de ce traité, que le semblable connaît le semblable. — Et les parties qui la suppléent, dans les animaux qui n’ont pas de chair ; voir ci-dessus. § 1. — Le corps. Il aurait été mieux de dire : « la chair. » — Et les objets touchés. J’ai ajouté ces mots pour que la pensée fût parfaitement claire. — Où se produisent plusieurs sens ; c’est-à-dire que le sens du toucher n’est pas unique.</ref>. Aussi cette partie du corps semble-t-elle être disposée comme le serait l’air, s’il faisait naturellement autour de nous une enveloppe circulaire ; ce serait alors par un seul et même sens que nous paraîtrions percevoir et le son, et la couleur et l’odeur ; et nous croirions que la vue, l’ouïe et l’odorat ne sont qu’un sens unique. Mais maintenant, comme le milieu par lequel se produisent ces mouvements est fort distinct, les organes de sensation dont nous venons de parler nous apparaissent évidemment comme différents aussi. Pour le toucher, au contraire, cela reste encore obscur. En effet, il est impossible qu’un corps animé se compose d’air ou d’eau, et il faut toujours qu’il y ait quelque partie solide. Reste donc qu’il soit un mélange de terre et d’autres éléments analogues, comme semblent être la chair et les parties qui la suppléent. Ainsi, la nature a fait, pour cet usage, le corps, qui est, entre ce qui touche et les objets touchés, l’intermédiaire indispensable où se produisent plusieurs sens. § 5[168]. Cette multiplicité de sens est bien manifeste dans le toucher de la langue ; une même partie y sent à la fois et toutes les choses purement tangibles et la saveur. Si les autres portions de la chair pouvaient avoir perception des saveurs, le goût et le toucher paraîtraient être un seul et même sens. Mais maintenant ce sont bien deux sens, parce qu’ils ne peuvent pas être pris réciproquement l’un pour l’autre.

§ 6<ref>On peut aussi se poser cette question. Pour prouver que, dans le toucher c’est non pas la chair, mais quelque chose d’intérieur qui perçoit, Aristote démontre que, même dans le système contraire, on ne peut soutenir que la chair touche directement les objets. Entre eux et elle, il y a toujours quelque corps intermédiaire, soit de l’eau, soit de l’air. — Puisque tout corps a de la profondeur. La construction dans le texte n’est pas aussi nette que je l’ai faite ici ; elle a quelque chose d’embarrassé qu’a remarqué déjà Philopon, et que j’ai cru pouvoir corriger. — La troisième dimension, la longueur et la largeur étant les deux premières. — Non plus que le fluide. Fluide désigne ici un corps dans le genre de l’air, comme le prouve le reste de ce paragraphe, et non point un corps détrempé d’eau, comme Philopon le suppose. — De l’eau pour l’un, pour l’humide, avec lequel se confond le liquide, c’est-à-dire l’eau elle-même. — Que l’autre ait de l’eau. L’autre, c’est le fluide, l’air, dans la composition duquel Aristote admettait de l’eau. Dans les Leçons de physique, liv. IV, ch. 5, p. 813, a, 2, de l’édit. de Berlin, il dit positivement que l’eau est la matière de l’air, et c’est sans doute ici cette théorie qu’il rappelle. — Qui se touchent mutuellement dans l’eau, on plutôt qui semblent se toucher, comme le prouve ce qui va suivre. — Que le fluide touche le fluide. Il semble que la suite du raisonnement exigerait : « Que nous touchons le fluide, » et non pas le corps même que nous croyons toucher, puisqu’entre ce corps et nos organes, il y a toujours une couche d’air qui est interposée, tout imperceptible qu’elle est. Mais je n’ai pas pu faire cette correction que n’autorise aucun manuscrit ; et le texte, d’ailleurs, peut suffire, bien que la pensée soit moins simple et moins claire.</ref>. On peut aussi se poser cette question : Puisque tout corps a de la profondeur, c’est-à-dire la troisième dimension, deux corps qui ont entre eux quelque corps intermédiaire ne peuvent se toucher mutuellement. Or l’humide n’est pas certainement sans corps, non plus que le fluide ; car il faut nécessairement de l’eau pour l’un, comme il faut aussi que l’autre ait de l’eau. Ainsi, les corps qui se touchent mutuellement dans l’eau doivent, puisque leurs extrémités ne sont pas sèches, avoir nécessairement entre eux de l’eau, dont leurs bords sont couverts ; et si cela est vrai, il est impossible que dans l’eau un corps en touche jamais un autre. Il en est absolument de même pour l’air ; car l’air est à l’égard des corps qui y sont plongés, comme l’eau est à l’égard de ceux qu’elle enveloppe. Mais nous nous apercevons encore bien moins que le fluide touche le fluide, comme l’ignorent aussi les animaux qui vivent dans l’eau. § 7<ref>On voit donc… Ce paragraphe offre quelques difficultés de détail qu’a signalées avec raison M. Trendelenbourg, tout en les exagérant un peu. Les manuscrits n’offrent pas de variantes, et la pensée générale n’a pas la moindre obscurité. Il n’y a pour tous les sens qu’un seul et même mode de perception : il faut pour tous, sans exception, entre l’objet perça et l’organe, un intermédiaire qui est indispensable. Mais comme Aristote reconnaît que le sens du toucher est intérieur, et que la chair est déjà un intermédiaire, il s’ensuit que, pour ce sens, il y a deux intermédiaires et non point un seul : la chair d’abord, puis l’air ou l’eau, dont le corps perçu est toujours enveloppé. — Nous ne savons pas… la même ignorance. L’expression grecque est la même pour ces deux idées, et cette répétition est peu justifiable, comme le remarque M. Trendelenbourg ; elle gêne la pensée, qui serait beaucoup plus nette si cette répétition disparaissait ; et si Aristote se bornait à dire que les perceptions se font par des intermédiaires pour le goût et le toucher, tout aussi bien que pour les autres sens ; et sans que d’ailleurs nous nous en apercevions davantage. — Et nous sommes encore. Le texte dit mais au lieu de et ; j’ai cru pouvoir faire ce léger changement. — Plus haut. Dans ce chapitre même, § 3. — En restant dans l’air. L’air où nous sommes habituellement, l’eau où nous nous plongeons quelquefois, font sur notre corps l’effet qu’une pellicule posée sur notre doigt produit pour le toucher ; nous sentons les objets malgré cet intermédiaire, ou plutôt par lui.</ref>. On voit donc qu’on peut se demander s’il n’y a qu’un seul mode de sensation pareil pour tous les sens, ou s’il y a divers modes pour les sens divers ; ainsi le goût et le toucher paraissent maintenant avoir besoin du contact, tandis que les autres sens s’exercent à distance. Mais cette différence n’existe pas ; car nous sentons le dur et le doux par des intermédiaires, tout comme nous sentons de cette manière le sonore, le visible et l’odorant ; et de ces sensations, les secondes sont perçues de loin, les autres le sont de près. On peut remarquer que nous ne savons pas que nous les percevons toutes par un milieu ; et nous sommes encore dans la même ignorance pour le goût et le toucher. Mais, ainsi que nous l’avons dit plus haut, si nous sentions toutes les choses perceptibles au toucher à travers une membrane, sans savoir qu’elle nous isole en nous entourant, nous serions comme nous sommes maintenant, quand nous nous plongeons dans l’eau et aussi en restant dans l’air : il nous semble toucher directement les choses mêmes, et nous serions tentés de dire qu’il n’y a point d’intermédiaire.

§ 8[169]. Mais l’objet du toucher diffère des objets visibles et sonores, en ce que nous sentons ceux-ci, parce que l’intermédiaire agit sur nous d’une certaine façon, tandis que nous sentons les choses du toucher, non pas par l’intermédiaire, mais avec cet intermédiaire. Tel serait un homme frappé au travers de son bouclier ; ce n’est pas le bouclier qui, frappé, a porté le coup, mais l’homme et le bouclier ont été tous les deux frappés à la fois. § 9[170]. D’une manière générale, ce que l’air et l’eau sont pour la vue, pour l’ouïe et pour l’odorat, la chair et la langue semblent l’être pour le toucher ; elles se comportent envers lui comme chacun de ces éléments se comporte envers les autres organes. Pour le toucher, pas plus que pour les autres sens, il n’y a point de sensation, quand l’objet touche directement l’organe, de même qu’il cesserait d’y en avoir si l’on venait à placer un corps, un objet blanc par exemple, sur la surface de l’œil. Il est évident que c’est aussi de cette façon qu’est placé à l’intérieur l’organe qui sent l’objet tangible. Dès lors, tout se passe absolument comme pour les autres sens. Si les choses tangibles étaient placées sur l’organe même, on ne les percevrait pas, mais on les sent parce qu’elles sont posées sur la chair. On en peut conclure que c’est la chair qui est l’intermédiaire pour l’organe qui touche.

§ 10[171]. Les différences des corps en tant que corps sont tangibles ; je veux dire les différences qui distinguent les éléments, chaud, froid, sec, humide ; et nous en avons parlé antérieurement dans nos Études sur les Éléments. § 11<ref>Ce que les tangibles sont en acte. L’édition des Aldes est la seule à donner ces mots qui complètent la pensée, et qui sont presque nécessaires. Je les ai admis parce que le commentaire de Simplicius et celui de Philopon semblent les autoriser, et la suite du contexte prouve qu’ils sont parfaitement exacts. — Ce qui fait une chose pareille à soi. Il s’agit de l’objet sensible, qui, communiquant la qualité qu’il possède au sens qu’il affecte, le rend en quelque sorte pareil à soi. — Au même degré que nous, parce qu’alors nous sommes déjà en acte ce qu’est l’objet qui vient à nous toucher. — Une sorte de moyenne entre les qualités contraires. Voir plus bas cette théorie répétée, chap. 12, §§ 3 et 4, et aussi liv. III, chap 13, § 1. — Il est à la fois l’un et l’autre ; et ici, par exemple, chaud à l’égard des objets plus froids que lui, froid à l’égard des objets plus chauds. — Ce qui doit percevoir le blanc et le noir. L’organe de la vision.</ref>. L’organe qui perçoit ces différences, c’est l’organe qui touche ; et la partie où primitivement se trouve le sens qu’on nomme le toucher, est en puissance ce que les tangibles sont en acte ; car sentir, c’est éprouver quelque affection. Ce qui fait une chose pareille à soi en acte, ne le fait que parce que la chose est déjà telle en puissance. Voilà pourquoi nous ne sentons pas ce qui est chaud ou froid, dur ou mou, au même degré que nous ; nous ne sentons que les différences, comme si la sensibilité était une sorte de moyenne entre les qualités contraires des choses sensibles, et que ce fût là ce qui fait que la sensation peut juger les choses sensibles. En effet, c’est surtout le moyen terme qui est propre à juger, parce que relativement à chacun des extrêmes, il est à la fois l’un et l’autre. Et de même que ce qui doit percevoir le blanc et le noir, ne doit être en acte ni celui-ci ni celui-là, mais qu’il doit être tous les deux en puissance ; de même aussi pour les autres sens, et pareillement pour le toucher, qui ne doit être ni chaud ni froid.

§ 12[172]. En outre, ainsi que la vue s’appliquait au visible et à l’invisible, et que les autres sens s’appliquaient également à leurs opposés, de même encore le toucher est relatif aux choses tangibles et aux choses non tangibles. On appelle non tangibles, et la chose qui ne présente qu’une très petite différence suffisante pour la faire ranger encore parmi les choses tangibles, l’air par exemple, et aussi les choses qui touchent l’organe avec une telle violence qu’elles détruisent la sensation.

Nous avons donc tracé une esquisse de chacun des sens en particulier.


CHAPITRE XII.

Généralités communes à tous les sens. Ils reçoivent tous les formes des objets sensibles sans la matière de ces objets.


Rapport nécessaire entre les sens et chacun de leurs objets propres. — Cause de l’insensibilité des plantes. Il n’y a pas de sensation sans organe spécial.


§ 1[173]. Il faut admettre, pour tous les sens en général, que le sens est ce qui reçoit les formes sensibles sans la matière, comme la cire reçoit l’empreinte de l’anneau sans le fer ou l’or dont l’anneau est composé, et garde cette empreinte d’airain ou d’or, mais non pas en tant qu’or ou airain. De même la sensibilité est spécialement affectée pour chaque objet qui a couleur, saveur ou son, non pas selon que chacun de ces objets est dénommé, mais selon qu’il est de telle nature, et suivant la seule raison. § 2<ref>L’organe primitif. Philopon, comme Simplicius, veut qu’il s’agisse ici de l’esprit, de l’intelligence qui recueille les informations de la sensibilité. Cette interprétation est admissible ; mais je crois qu’Aristote ne veut désigner que la sensibilité en général, sans la rattacher au principe pensant. — Elle est donc identique à l’objet senti. Le texte dit au neutre : « Il est identique : » quelques commentateurs ont compris qu’Aristote voulait dire que l’esprit devient en quelque sorte identique aux objets qu’il comprend, et qu’il ne peut les comprendre qu’à cette condition, bien que son essence soit tout-à-fait différente. M. Trendelenbourg reste indécis, et ne se prononce ni pour ce sens ni pour celui que j’ai adopté. Je crois que ce dernier est bien plus conforme à la pensée générale de ce chapitre. La sensibilité que possède l’organe se confond en quelque sorte avec l’objet même ; cependant elle en doit être distinguée : l’objet a une grandeur matérielle ; la sensibilité n’en a pas ; la sensation n’en a pas plus que la faculté même. — Serait aussi une sorte de grandeur, comme l’objet matériel que la sensibilité perçoit. — L’essence de ce qui sent. Le texte dit proprement : « L’être à ce qui sent, » la partie essentielle de notre âme qui sent. — De l’objet senti. L’expression du texte est indéterminée : j’ai dû la rendre plus précise pour qu’elle fût parfaitement claire.</ref>. Elle est l’organe primitif dans lequel est cette puissance. Elle est donc identique à l’objet senti, bien que son être soit différent ; car autrement ce qui sent serait aussi une sorte de grandeur. Mais pourtant l’essence de ce qui sent, non plus que la sensation même, n’est pas une grandeur ; c’est un certain rapport et une certaine puissance à l’égard de l’objet senti. § 3[174]. Et cela même nous fait voir clairement pourquoi les qualités excessives dans les choses sensibles détruisent les organes de la sensation. Si le mouvement est plus fort que l’organe, le rapport est détruit ; et ce rapport était pour nous la sensation, tout de même que l’harmonie et l’accord sont détruits quand les cordes sont trop fortement touchées.

§ 4<ref>Affectées par les choses du toucher. Voir plus haut, chap. II, § 11 : l’une des principales sensations du toucher, c’est celle du chaud et du froid. Voir aussi plus loin, liv. III, chap. 12, § 2, une pensée analogue à celle-ci. — Ni cette qualité moyenne, caractère essentiel de la sensibilité. Voir plus haut, chap. 11, § 11. — Les formes des choses sensibles. Voir dans ce chapitre, § 1. Il n’y a que les animaux, parmi les êtres vivants, qui soient organisés pour percevoir les formes sensibles sans la matière. — Elles sont affectées avec la matière, ou mieux avec matière, contrairement aux animaux doués de sensibilité. L’expression d’Aristote est ici fort concise, et l’on peut se demander ce qu’il entend au juste par là. Philopon l’explique très nettement : l’eau, par exemple, pour recevoir un goût de miel, doit recevoir matériellement du miel ; un vêtement, pour sentir bon, doit matériellement recevoir les parties d’un parfum ; la laine, pour se teindre, doit recevoir matériellement les parties de la couleur, etc. Les modifications seules de la chaleur et du froid font ici exception.</ref>. Mais pourquoi les plantes ne sentent-elles pas, bien qu’elles aient une portion dame, et qu’elles soient affectées par les choses du toucher, et que, par exemple, elles se refroidissent et s’échauffent ? La cause en est qu’elles n’ont ni cette qualité moyenne, ni un principe capable de recevoir les formes des choses sensibles, mais qu’elles sont affectées avec la matière.

§ 5<ref>À ce qui ne peut odorer. Philopon suppose qu’Aristote, après avoir expliqué comment les corps insensibles éprouvent cependant des modifications par les qualités accessibles au toucher, veut rechercher si les êtres insensibles peuvent être affectés également par d’autres qualités. Je ne crois pas, malgré le paragraphe suivant, que la pensée du texte soit aussi précise, et j’ai cru devoir la laisser indéterminée comme elle l’est. La suite de ce paragraphe prouve qu’Aristote veut dire seulement qu’un de nos sens ne peut percevoir les sensations spéciales d’un autre sens. Ce qui ne peut odorer, c’est l’ouïe, la vue, etc., c’est-à-dire tous les sens autres que l’odorat, aussi bien que les êtres qui n’ont pas le sens de l’odorat. — Si la chose que l’on odore est l’odeur. Ceci semble par trop vrai, à cause de la ressemblance des mots qui, dans notre langue, sont presque identiques ; cette ressemblance n’est pas aussi complète dans la langue grecque. On pourrait encore, en ponctuant autrement, traduire ainsi : « Si quelque chose produit l’odoration, ce ne peut être que l’odeur qui la produit. » Ce sens même serait peut-être, préférable. Philopon semble l’adopter. M. Trendelenbourg le rejette. — L’odoration, la sensation actuelle et spéciale de l’odorat. — De la façon qu’il est sensible. L’œil sent en voyant, mais il ne goûte pas ; le goût ne fait que sentir en goûtant, mais il ne voit pas, etc. — C’est l’air dont est accompagné le tonnerre, et non le son qui l’accompagne aussi. Nous dirions aujourd’hui l’électricité, et non point l’air ; mais l’observation d’Aristote n’en est pas moins ingénieuse et vraie.</ref>. On pourrait encore demander si l’odeur fait éprouver quelque chose à ce qui ne peut odorer, ou la couleur à ce qui ne peut voir ; la question s’applique aux autres sens. Si la chose que l’on odore est l’odeur, l’odeur, quand elle produit quelque sensation, ne produit que l’odoration ; et ainsi rien de ce qui ne peut pas odorer ne saurait être affecté par l’odeur. On ferait pour les autres sens une réponse toute pareille. Bien plus, ce qui peut sentir ne sent jamais que de la façon qu’il est sensible. Voici qui le prouve bien encore : c’est que ni la lumière, ni l’obscurité, ni le son, ni l’odeur, ne changent en rien les corps ; ce qui les change, ce sont les choses seulement dans lesquelles sont ces qualités : ainsi c’est l’air dont est accompagné le tonnerre qui fend le bois. § 6<ref>Mais les qualités tangibles. Aristote revient à la pensée du § 4. — Et les saveurs, qui sont aussi en quelque sorte des qualités tangibles, puisque le goût est une sorte de toucher. — Agissent sur les corps insensibles. J’ai cru pouvoir ajouter cette épithète, qui n’est pas formellement dans le texte, mais qui est implicitement comprise dans la pensée, et peut-être même dans le mot grec. — Les autres qualités, c’est-à-dire les qualités autres que les qualités tangibles, et celles qui s’adressent au goût. — Par l’odeur et par le son. Aristote n’indique pas le dernier sens, la vue, parce que sans doute la chose est par trop évidente. — Indéterminés, sans formes précises et palpables ou visibles. — Sont… mobiles. Le texte dit : « Ne « demeurent pas. » — Comme s’il avait éprouvé quelque affection, d’autant plus que l’air semblerait pouvoir aussi recevoir les formes sans la matière ; mais pour sentir, pour percevoir, comme le remarque Philopon, il faut encore une certaine faculté de l’âme, qui n’est que dans les êtres animés. — Sentir une odeur. Aristote semble ici jouer sur le mot ; sentir une odeur est une expression qui est plus équivoque en français que ne l’est le mot correspondant en grec. — Ne fait que nous la rendre aussitôt perceptible. J’ai cru devoir ici paraphraser le texte, qui dit simplement : « L’air devient aussitôt sensible. » Le cardinal Tolet remarque avec raison que, d’après cette observation d’Aristote sur l’air, il est évident que, pour le philosophe, la sensation n’est pas purement passive ; car l’air réunit toutes les conditions de passivité que la sensation exige, et pourtant il ne sent pas ; c’est que la sensation est encore plus active que passive.</ref>. Mais les qualités tangibles et les saveurs agissent sur les corps insensibles ; autrement, par quelles causes les choses inanimées seraient-elles affectées et altérées ? Est-ce que les autres qualités agiront aussi sur les corps ? Ou plutôt n’est-il pas vrai que tout corps n’est pas affectible par l’odeur et par le son ? Mais les corps qui sont affectés ainsi sont indéterminés et mobiles ; tel est l’air, qui peut contracter une odeur, comme s’il avait éprouvé quelque affection. Qu’est-ce donc que sentir une odeur, si ce n’est éprouver une certaine affection ? Sentir une odeur, c’est percevoir une sensation ; mais l’air, quand il subit une modification, ne fait que nous la rendre aussitôt perceptible.


{{t2| LIVRE TROIS.}}


FIN DE LA THÉORIE DE LA SENSIBILITÉ. — L’IMAGINATION. — L’INTELLIGENCE .— LA LOCOMOTION. — CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES.


CHAPITRE PREMIER.

Il ne peut pas y avoir de sens outre les cinq sens connus.


Il ne peut pas y avoir de sens spécial pour les choses communes à tous les sens : le mouvement, le repos, la figure, la grandeur, le nombre, etc.


Si nous pouvons par plusieurs sens percevoir les choses communes, c’est afin que nos perceptions soient plus sûres et plus exactes.


§ 1<ref>Il n’y a point d’autre sens que les cinq sens ordinaires. La question est très claire, la solution ne l’est pas moins ; mais les démonstrations par lesquelles Aristote prétend y arriver, sont fort loin d’être décisives : elles sont très obscures, et tous les commentateurs le prouvent assez par les efforts même qu’ils ont faits pour les expliquer. Aucun n’y est parvenu entièrement, et je crois qu’il est à peu près impossible d’aller plus loin qu’eux. La concision du texte est extrême, et elle peut prêter à des explications assez diverses et en général peu satisfaisantes.

Il n’y a pas d’autres sens que les cinq sens ordinaires, parmi les animaux quels qu’ils soient ; car l’homme, qui est le plus parfait des animaux, n’a que cinq sens. Par conséquent, les autres ne peuvent en avoir davantage. Tel est le sens général que les Coïmbrois donnent à ce premier paragraphe, et ce sens est admissible. Voir plus bas § 4. — Nous sont perceptibles actuellement, avec l’organisation humaine telle que nous la connaissons. — Quelque sensation du toucher. J’ai ajouté ces deux derniers mots pour être plus clair ; et il me semble que la suite les justifie, et même les exige. — Quelque moyen de sentir nous manque aussi. Or, il n’y a que deux moyens possibles de sentir les choses par le toucher, ou directement ou médiatement. Ces deux moyens, nous les avons ; et, par suite, on peut conclure que nous sentons par le toucher tout ce qui peut être perceptible par ce sens.

J’ai traduit : « moyen de sentir, » et non point « organe, » afin de rendre mieux ce qu’il y a d’indéterminé et d’équivoque dans l’expression d’Aristote, qui se sert du même mot pour exprimer tantôt l’organe, tantôt le milieu qui agit sur lui. Les Coïmbrois ont avec raison remarqué cette cause d’obscurité. — Par des éléments simples. J’ai ajouté éléments. Le texte de l’édition de Berlin et celui de M. Trendelenbourg donnent seulement : « Par des simples, » ces mots étant exprimée par un ablatif pluriel neutre. Le texte antérieurement admis était : « Par des intervalles simples. » M. Trendelenbourg insiste beaucoup sur cette différence ; je la crois peu importante : le sens reste le même. Si l’on admet le mot « d’intervalles, » ce seront toujours des intervalles remplis d’éléments simples. — Par l’air et par l’eau, qui transmettent les impressions à tous les sens, comme il a été démontré plus haut, liv. II, ch. 7 et suiv.</ref>. Pour se convaincre qu’il n’y a point d’autre sens que les cinq sens ordinaires, je veux dire la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher, il suffit des remarques suivantes. Si tous les objets auxquels s’applique le sens du toucher nous sont perceptibles actuellement, toutes les modifications de l’objet tangible, en tant que tangible, nous devenant sensibles par le toucher, il faut nécessairement, si quelque sensation du toucher nous manque, que quelque moyen de sentir nous manque aussi. Or, toutes les choses que nous sentons en les touchant directement elles-mêmes, sont sensibles par le sens du toucher tel que nous le possédons ; et pour les choses que nous ne sentons que par des intermédiaires, et sans pouvoir les toucher elles-mêmes, nous les sentons par des éléments simples, je veux dire par l’air et par l’eau. § 2<ref>Nous sommes constitués. Le texte dit d’une manière moins précise : « Il en est de telle sorte, etc. » — Et l’air, qui s’applique à la fois et au son et à la couleur, La pensée n’est pas complète, et, pour l’achever, Aristote aurait dû dire que l’être qui peut sentir par l’intermédiaire de l’air, doit pouvoir sentir les sons et les couleurs, dont l’air est le milieu indispensable.

Après avoir traité dans le paragraphe précédent des sensations que nous obtenons par le toucher, Aristote traite des sensations que nous pouvons obtenir, toutes différentes qu’elles sont, par un seul intermédiaire, et aussi des sensations identiques que nous obtenons par plusieurs milieux ; il veut prouver que dans un cas comme dans l’autre, nous atteignons sans exception tous les objets qui sont accessibles à chacun de nos sens — Se rapportent à la même sensation, peuvent nous transmettre la sensation d’une seule et même chose. Ainsi la couleur se voit dans l’air et dans l’eau, l’air et l’eau étant diaphanes. — Il suffit d’avoir l’un, il suffit de pouvoir percevoir par le moyen d’un de ces deux éléments, d’avoir un organe en rapport avec l’un de ces deux éléments. — Ce qu’on peut percevoir par les deux. L’édition de Berlin dit simplement : « Pour sentir les deux. » M. Trendelenbourg a bien fait de rétablir l’ancienne leçon, qui est indispensable.</ref>. Nous sommes constitués de telle sorte que, si plusieurs choses, différant de genre entre elles, peuvent être senties par l’intermédiaire d’un seul élément, il faut nécessairement que l’être qui a un tel moyen de sentir soit sensible aussi aux deux choses diverses. Prenons, par exemple, le moyen de sentir qui vient de l’air, et l’air, qui s’applique à la fois et au son et à la couleur. D’autre part, si plusieurs éléments se rapportent à la même sensation, par exemple l’air et l’eau se rapportant à la couleur, tous les deux étant diaphanes, il suffit d’avoir l’un pour sentir ce qu’on peut percevoir par les deux. § 3[175]. Du reste, les organes ne relèvent parmi les corps simples que de ces deux-là seulement, l’air et l’eau. Ainsi la pupille se rapporte à l’eau, l’ouïe à l’air, et l’odorat à l’un ou à l’autre. Quant au feu, il ne se rapporte à aucun sens, ou plutôt il est commun à tous ; car il n’y a pas d’être doué de sensibilité qui n’ait de la chaleur. La terre ne sert à aucun sens ; ou bien, c’est surtout dans le toucher qu’elle intervient avec le rôle qui lui est propre. Il résulterait de tout ceci, qu’il n’y aurait pas de moyen de sentir qui ne se rapportât soit à l’air, soit à l’eau. § 4<ref>Dans l’état actuel des choses. Le texte dit simplement : Maintenant. — Qui remplissent toutes ces conditions, c’est-à-dire qui peuvent percevoir des sensations par deux intermédiaires, par l’air et par l’eau. — Donc, tous les sens, etc. M. Trendelenbourg trouve cette conclusion tout-à-fait incomplète et tout-à-fait inattendue. « Aristote, dit-il, s’était proposé de montrer, non pas que tous les animaux ont tous les sens, mais qu’il n’y a que cinq sens. » Cette objection même, qui semble spécieuse, est une preuve de plus qu’il convient d’entendre le § 1 de ce chapitre comme l’ont fait les Coïmbrois, et comme je l’ai indiqué en note. La fin du paragraphe revient d’ailleurs à la question même des cinq sens ; et quoique la conclusion ne soit pas bien démontrée par ce qui précède, elle y tient cependant directement ; Aristote répond très positivement au doute qu’il avait élevé au début. Simplicius essaie aussi de prouver que le raisonnement, bien qu’un peu embarrassé, se suit bien et qu’il est concluant.—La taupe même. Voir l’Histoire des animaux, liv. 1, ch. 9, p. 491, b, 30, éd. de Berlin ; et aussi liv. TV, ch. 8, p. 533, a, 3, où Aristote répète à peu près ce qu’il a dit au livre I. Les commentateurs se sont beaucoup exercés, d’après l’exemple de Simplicius, à rechercher pourquoi la nature avait refusé la vue à la taupe, qui d’ailleurs, est un animal complet. La raison qu’en donne le cardinal Tolet est ingénieuse et neuve : La « nature, dit-il, a couvert ainsi les yeux de la taupe pour qu’au moment où elle sort de la terre, ses yeux ne fussent pas blessés par l’éclat de la lumière ; elle les a garnis d’un tégument pour les défendre contre tous les accidents ; et ce tégument est transparent de manière que la taupe puisse encore y voir assez pour se diriger. » — Un autre corps possible, un corps autre que les deux intermédiaires nommés plus haut, l’air ou l’eau : ou bien un corps autre que les cinq éléments que nous connaissons : l’eau, l’air, la terre, le feu et l’éther ; et c’est ce dernier sens que plusieurs commentateurs ont adopté. Le premier paraît mieux répondre à ce qui précède. — Aucun sens ne nous manque. Le texte dit d’une manière plus vague : « Aucune sensation ne manque. » J’ai cru pouvoir, avec saint Thomas, rendre la pensée plus précise, et l’appliquer exclusivement à l’espèce humaine.</ref>. Et il y a même dans l’état actuel des choses des animaux qui remplissent toutes ces conditions. Donc, tous les sens sont possédés sans exception par les animaux qui ne sont ni incomplets ni mutilés. La taupe même, à ce qu’il paraît, a des yeux sous la peau. En résumé, à moins qu’il n’y ait un autre corps possible, et qu’il n’y ait d’autres qualités qui n’appartiennent à aucun des corps d’ici-bas, on peut affirmer qu’aucun sens ne nous manque.

§ 5<ref>Les choses communes. Voir plus haut, liv. II, chap. 6, § 3, cette distinction déjà faite à peu près comme elle l’est ici ; voir aussi plus loin, dans ce liv. III, ch. 3, § 12. Descartes l’a faite tout comme Aristote. Voir les Principes, première partie, § 69, éd. de M. Cousin. — Ne nous donnent les perceptions qu’accidentellement. Les manuscrits n’offrent point de variante, et j’ai dû conserver le texte ordinaire. Mais il est certain, d’après les explications de Simplicius et de Philopon, comme d’après Averroès, Albert, saint Thomas, le cardinal Tolet, etc., qu’il y avait une variante toute contraire au texte reçu, et qui semble s’accorder mieux avec la doctrine aristotélique en général, et ici aussi avec le contexte : « Dont les sens spéciaux nous donnent les perceptions non accidentellement. » Je n’aurais pas hésité à préférer cette leçon, si j’avais pu l’appuyer sur quelque autorité plus directe que des commentaires et des paraphrases. M. Trendelenbourg a cherché à lever la difficulté en distinguant, d’après Simplicius, plusieurs significations dans le mot « d’accident. » Ce paragraphe n’en reste pas moins en désaccord avec ce que contient le § 7 ; et la négation semblerait ici pouvoir tout concilier, s’il était possible de l’admettre. — L’unité. Je crois devoir, avec Philopon, comprendre ainsi le texte, au lieu du sens habituellement adopté : « Le nombre qui est un : » j’admets une virgule qui sépare les deux mots. D’une part, Aristote ne nomme pas l’unité dans le passage du second livre ; mais d’un autre côté, il en parle un peu plus bas, dans ce paragraphe même, et le contexte semble exiger la leçon que j’ai suivie. — Tout cela, c’est-à-dire les choses communes. — Nous sentons tout cela par le mouvement. Aristote, comptant le mouvement parmi les choses communes, semble faire un cercle vicieux en essayant de démontrer que nous sentons les choses communes par le mouvement ; c’est qu’il faut sans doute sous-entendre que le mouvement est évidemment perçu par chacun des sens, et qu’ainsi il peut servir d’intermédiaire à la perception de toutes les choses communes. — Nous sentons le nombre. M. Trendelenbourg voudrait exclure le nombre des choses communes que nos sens nous font connaître. Il croit que le nombre se rapporte exclusivement à l’entendement. Voir le petit traité de la Sensation et des choses sensibles, chap. 1, p. 437, §, 9, édit. de Berlin. — Par la négation de la continuité. J’ai conservé le mot même de « négation » qui est dans le texte ; celui de « privation » serait peut-être plus exact, comme semble l’indiquer Simplicius. — Et par les sens spéciaux. Simplicius ne voulait pas rapporter ces mots au nombre ; il les rapportait à ce qui a été dit plus haut : « Nous sentons tout cela par le mouvement. » Seulement Simplicius paraît avoir lu : « Nous sentons tout cela d’une manière commune ; » et il ajoutait : « Et par les sens spéciaux. » L’explication ordinaire que j’ai adoptée me semble parfaitement claire, bien qu’elle ait causé aussi quelque embarras à M. Trendelenbourg. — Sent l’unité, et par conséquent le nombre, qui n’est qu’une collection d’unités. — Et, par exemple, pour le mouvement, que tous les sens indistinctement peuvent connaître. — Il en serait comme il en est actuellement. La pensée est un peu obscure par la concision même de l’expression. Aristote veut dire que les choses communes pourraient être perçues par chacun de nos sens, tout comme la vue, qui paraît un sens très spécial, perçoit cependant aussi des choses qui sembleraient ne point lui devoir appartenir. En voyant un corps de couleur fauve, que la vue nous fait connaître pour du miel, nous savons aussi que ce corps est doux ; et nous voyons en quelque sorte son goût comme nous voyons sa couleur. Mais nous ne connaissons le goût qu’accidentellement. Et de même, si les choses communes étaient perçues par un sens spécial, les autres sens ne nous les feraient connaître qu’accidentellement. — Il en serait. Le texte dit positivement au futur : « Il en sera. »

On peut rapprocher de cette théorie celle de Reid sur le toucher, Recherches sur l’entend, humain, ch. 6, sect. ν et suiv.</ref>. Mais il n’est pas davantage possible qu’il y ait un sens particulier pour les choses communes, dont les sens spéciaux ne nous donnent les perceptions qu’accidentellement : je veux dire le mouvement, le repos, la figure, la grandeur, le nombre, l’unité. C’est que nous sentons tout cela par le mouvement ; ainsi, nous sentons la grandeur par le mouvement ; par conséquent encore, la figure, car la figure est bien aussi une sorte de grandeur. Nous sentons ce qui est en repos parce qu’il ne remue pas ; nous sentons le nombre par la négation de la continuité, et par les sens spéciaux, car chacun des sens sent l’unité. Ainsi donc évidemment, il ne saurait y avoir un sens propre pour l’une quelconque de ces choses, et, par exemple, pour le mouvement. Il en serait comme il en est actuellement, quand nous sentons les choses douces même par la vue. § 6[176]. Et c’est parce que nous nous trouvons avoir la sensation des deux choses, que nous les reconnaissons à la manière dont elles se rencontrent, et quand elles se rencontrent simultanément. Autrement, nous n’en aurions aucune sensation ; ou du moins, nous n’en aurions que des sensations accidentelles, comme si, par exemple, du fils de Cléon nous sentions, non pas qu’il est le fils de Cléon, mais qu’il est blanc ; or ce n’est qu’un accident, pour tel objet blanc, d’être le fils de Cléon. § 7[177]. D’ailleurs, nous avons bien une sensation commune pour les choses communes, et nous ne les percevons pas simplement par accident. Mais il n’y a pas pour elles de sens propre ; car alors nous ne pourrions les sentir que comme nous disions tout-à-l’heure que nous voyons le fils de Cléon. Les sens peuvent percevoir accidentellement les objets spéciaux les uns des autres, non pas en tant qu’ils sont des sens séparés, mais en tant qu’ils se réunissent en un seul ; comme lorsqu’une double sensation arrive en même temps pour un même objet : par exemple, pour la bile, qui est amère et qui est jaune. Il n’est possible à aucun des deux sens, de dire que cette chose unique ait ces deux qualités à la fois ; et voilà aussi pourquoi l’on se trompe si, par cela seul que l’on voit un corps jaunâtre, on va s’imaginer que ce soit de la bile.

§ 8[178]. On pourrait aussi demander pourquoi il nous a été donné plusieurs sens pour percevoir les choses communes, et non pas un seul uniquement. C’est sans doute afin que nous nous trompions moins souvent sur les choses qui ne font qu’accompagner les autres, sur ces choses communes telles que le mouvement, la grandeur et le nombre. Si la vue, en effet, était seule quand elle perçoit un objet blanc, elle serait exposée à se tromper bien davantage, et à toujours croire que couleur et grandeur sont une même chose parce qu’elles se suivent sans cesse. Mais comme ici les choses communes sont aussi dans un autre objet sensible, cela nous apprend que la couleur et la grandeur sont différentes.


CHAPITRE II.

Il y a un sens commun qui n’est pas, à proprement parler, un sixième sens, mais qui nous avertit de nos perceptions, quel que soit le sens qui nous les fournisse. La fonction propre de ce sens est de nous faire connaître les différences des objets entre eux et des sensations entre elles.


Fin de la théorie de la sensibilité.


§ 1<ref>Alexandre d’Aphrodise a discuté ce premier paragraphe dans ses Questions, liv. III, ch. 7. — Comme nous sentons que nous voyons. Cette question a été déjà indiquée plus haut, liv. II, ch. 6, § 2. M. Trendelenbourg remarque avec raison qu’Aristote aurait dû prendre pour la sensation de la sensation un autre mot que pour les sensations ordinaires ; et il s’étonne qu’il rapporte cette faculté à chacun des sens, au lieu de la rapporter d’une manière générale à l’intelligence. C’est ce qu’a fait Platon en la rapportant à l’Ame. Voir le Théétète, p. 159, trad. de M. Cousin. — Ce même sens s’appliquera, et à la vue, verra la vue elle-même, et la couleur qui est l’objet propre de la vue. — Deux sens pour le même objet. La couleur sera perçue par la vue ordinaire, et, de plus, par la vue de la vue. — Ou bien la vue se percevra elle-même. C’est la solution qu’Aristote adopte pour les autres sens comme pour la vue. — D’aller ainsi à l’infini, en supposant que ce sens nouveau qui perçoit la vue soit à son tour perçu par un autre sens encore, etc. — Le sens, quel qu’il soit. Ce nouveau sens qui perçoit la vue ne sera pas perçu par un autre, mais il se percevra lui-même. — Admettre cela pour le premier sens, c’est-à-dire, admettre que la vue ordinaire se perçoit elle-même tout comme elle perçoit la couleur.</ref>. Comme nous sentons que nous voyons et entendons, il faut absolument que ce soit ou par la vue, ou par un autre sens, que l’on sente que l’on voit. Mais alors ce même sens s’appliquera, et à la vue et à la couleur, qui est l’objet de la vue ; il y aura donc deux sens pour le même objet ; ou bien la vue se percevra elle-même. De plus, si l’on suppose un autre sens que la vue, ou l’on sera forcé d’aller ainsi à l’infini ; ou bien le sens, quel qu’il soit, aura la sensation de lui-même ; et alors, autant vaut admettre cela pour le premier sens. § 2[179]. Mais voici la difficulté : si sentir par la vue c’est voir, et que ce qui est vu soit la couleur ou ce qui a la couleur, il faudra, si l’on voit ce qui voit, que ce qui voit ait aussi soi-même primitivement couleur. § 3<ref>Il est donc clair. Il ne faut pas prendre ceci pour la conclusion de ce qui précède immédiatement : il faut le prendre plutôt pour le résumé de ce qui a été dit sur la théorie de la Vision, liv. II, chap. 7, § 4, et chap. 10, § 3. — Quand nous ne voyons pas. Ainsi la vue n’a pas besoin de voir à la façon ordinaire, pour voir certaines choses, pour se voir elle-même, par exemple. — En quelque sorte. L’impression de l’objet coloré sur l’organe a en quelque sorte coloré l’organe lui-même. — La chose sensible sans la matière. Voir plus haut, liv. II, chap. 12, § 1.</ref>. Il est donc clair que sentir par la vue n’est pas une chose une et simple. Ainsi, d’abord, même quand nous ne voyons pas, nous n’en jugeons pas moins par la vue de l’obscurité et de la lumière, mais ce n’est pas de la même façon. De plus, ce qui voit est bien en quelque sorte revêtu de couleur, car chacun des organes des sens reçoit la chose sensible sans la matière ; et voilà pourquoi, même en l’absence des choses sensibles, des sensations et des images restent dans les organes.

§ 4<ref>Mais l’acte de l’objet sensible. Alexandre d’Aphrodise, au rapport de Philopon, et plus tard saint Thomas, ont essayé de montrer comment la discussion qui va suivre tient à celle qui précède et la complète. Aristote veut prouver que la vue peut se voir elle-même ; et, après avoir remarqué qu’il reste dans l’organe comme une sorte de couleur que la vue perçoit, tout comme elle perçoit les ténèbres qu’elle ne voit pas, il ajoute que, comme dans le fait de la sensation, l’acte de l’organe se confond avec l’acte même de l’objet sensible, il faut bien que, pour percevoir cet objet, le sens se perçoive aussi lui-même. Philopon combat cette explication d’Alexandre ; elle me semble parfaitement acceptable — Sont un seul et même acte. Aristote dira plus loin comment il entend cette identité. M. Trendelenbourg remarque que ceci veut dire seulement que l’un des deux actes est la condition de l’autre. — Leur être. C’est le mot même du texte. On pourrait encore traduire : « Bien que la nature de tous deux ne soit pas identique ; » à cause de la diversité même des choses dans lesquelles l’un et l’autre se passent. — Ce qui a le son, par exemple un vase d’airain, qui ne résonne pas tant qu’il n’est point frappé. — Et de l’autre, la résonnance. La ressemblance du mot est encore plus complète en grec que je n’ai pu la faire en français.</ref>. Mais l’acte de l’objet sensible et l’acte de la sensation sont un seul et même acte, bien que leur être ne soit pas identique. Je prends, par exemple, le son en acte et l’ouïe en acte. On peut, tout en ayant l’ouïe, ne pas entendre, de même que ce qui a le son ne résonne pas toujours. Mais quand ce qui peut entendre agit, et que ce qui peut résonner résonne, alors l’ouïe en acte se produit en même temps que le son en acte ; et l’on pourrait dire de l’un qu’il est l’audition, et de l’autre, la résonnance. § 5<ref>Si c’est dans la chose mue. L’édition de Berlin porte : « Si c’est dans la chose faite ; » et c’est là la leçon ordinaire qu’adopte aussi M. Trendelenbourg. Celle que j’ai préférée est non seulement dans l’édition des Aldes, mais elle est certainement donnée par les commentaires de Simplicius et de Philopon. — Et le mouvement, et l’action de faire, et la modification subie. Les commentateurs grecs, et tous les autres à leur suite, renvoient, pour la démonstration de ces principes, au livre III des Leçons de physique ; voir l’édition de Berlin, p. 202, a, 13. — Dans l’ouïe en puissance. J’ai ajouté le mot d’ouïe, qui est sous-entendu dans le texte, et que Philopon recommande de rétablir. — Et de ce qui meut. Ce mot justifie tout-à-fait la variante que j’ai adoptée au début de ce paragraphe. — Et voilà pourquoi. Philopon a remarqué que cette interposition interrompt le raisonnement ; et M. Trendelenbourg blâme la forme de la phrase : il ne voit pas que ceci soit une conclusion nécessaire de ce qui précède. Il faut se reporter aux théories d’Aristote sur le moteur immobile, soit dans la Physique, soit surtout dans la Métaphysique ; il regarde ces principes comme évidents, et il en tire des conclusions chaque fois que l’occasion lui en est offerte. Il est possible, d’ailleurs, que cette petite phrase soit une interpolation. — L’ouïe est double, en acte et en puissance, tout comme le son.</ref>. Mais si c’est dans la chose mue que sont à la fois, et le mouvement, et l’action de faire, et la modification subie, il faut nécessairement aussi que le son et l’ouïe en acte soient dans l’ouïe en puissance ; car l’acte de ce qui fait et de ce qui meut, se passe dans la chose qui souffre. Et voilà pourquoi il n’est pas nécessaire que le moteur soit mû lui-même. Ainsi donc, l’acte du sonore est le son ou la résonnance ; et l’acte de ce qui peut entendre est l’ouïe ou l’audition ; car l’ouïe est double et le son l’est comme elle. § 6[180]. On ferait le même raisonnement, et pour les autres sens, et pour les autres objets qu’ils perçoivent. En effet, tout comme l’action et la souffrance sont dans l’être qui souffre, et non dans l’être qui agit, de même l’acte de l’objet sensible et l’acte de ce qui sent sont dans l’être qui sent. Pour certains sens, il y a ici des mots spéciaux, comme résonnance, audition ; pour d’autres, l’une des deux nuances n’a pas reçu de nom particulier. Ainsi, on appelle bien vision l’acte de la vue, mais l’acte de la couleur n’a pas reçu de nom ; ainsi le goût est l’acte de l’être qui goûte, mais l’acte de la saveur est sans nom.

§ 7[181]. Puisque l’acte de la chose sentie, et celui de l’être qui la sent, sont un seul acte, bien que leur être soit différent, il y a nécessité que l’ouïe, prise en ce sens, et le son, soient détruits ensemble on subsistent ensemble ; et qu’il en soit de même de la saveur et du goût, ainsi que des autres rapports du même genre. Mais cela n’est pas nécessaire pour les choses qui ne sont dites qu’en puissance.

§ 8[182]. C’est ce que les premiers naturalistes n’ont pas bien expliqué, pensant qu’il n’y avait ni blanc ni noir sans la vue, non plus que de saveur sans le goût. Ils avaient en partie raison, et tort en partie. Sensation et sensible ayant deux sens, tantôt pour signifier les choses en puissance, tantôt pour signifier les choses en acte, ce qu’ils ont dit est vrai pour les unes, et ne l’est pas pour les autres. C’est qu’ils ont rendu par une expression simple des choses qui n’étaient pas simples. § 9<ref>Si une voix quelconque est toujours une harmonie. M. Trendelenbourg a eu raison de dire que tout ceci pouvait être considéré comme un épisode. La question vraie, qui est de savoir si chaque sens se perçoit lui-même, semble perdue de vue. — Une harmonie. La voix est bien en elle-même une sorte d’harmonie, mais ce n’est point ce qu’Aristote veut dire ici ; il veut dire seulement que la voix est une sorte d’harmonie relativement à l’oreille qui l’entend ; et que, sans ce rapport harmonique, la voix ne pourrait être perçue par l’ouïe. Il aurait peut-être mieux valu parler du son en général, et non de la voix spécialement. Il semble qu’Averroès a eu ici une leçon un peu différente. Dans son commentaire, il parle du son et non de la voix. J’aurais adopté ce changement si j’avais pu l’appuyer sur l’autorité d’un manuscrit. — La voix et l’ouïe, plutôt le son et l’ouïe, pour que ceci se rapporte plus directement à la fois, et à ce qui va suivre, et à ce qui a été dit plus haut, § 4. — D’une certaine façon, quand elles sont en acte toutes les deux. — D’une autre façon, quand elles ne sont l’une et l’autre qu’en puissance. — Tout excès, soit au grave, soit à l’aigu. On sait qu’au-dessous d’un certain nombre de vibrations, le son grave n’est plus perceptible, et qu’au-dessus, le son aigu ne l’est plus davantage. — Ce qui est trop brillant. Voir plus haut, liv. II, ch. 12, § 3. et la note. — Comme l’aigu pour l’ouïe, le doux pour le goût, le rude pour le toucher. — Le grave tout seul. J’ai ajouté ces deux derniers mots pour être plus clair. — L’aigu tout seul. Même remarque. — Simplement chaud ou simplement froid. J’ai ajouté deux fois ce mot « simplement. » L’expression même du texte est peut-être un peu trop indéterminée.</ref>. Si une voix quelconque est toujours une harmonie, et que la voix et l’ouïe soient d’une certaine façon une seule et même chose, et que d’une autre façon elles soient différentes, du moment que l’on regarde l’harmonie comme un rapport, il y a nécessité que l’ouïe soit également une sorte de rapport. C’est là aussi ce qui fait que tout excès, soit au grave, soit à l’aigu, échappe à l’ouïe ; qu’il en est de même dans les saveurs pour le goût ; que dans les couleurs, ce qui est trop brillant et trop vif empêche la vision ; et que dans l’odoration, une odeur trop forte, soit agréable, soit désagréable, échappe à l’odorat, comme si la sensation n’était qu’une espèce de rapport. Aussi les choses sont agréables, lorsqu’elles sont amenées pures et sans mélange au rapport convenable, comme l’aigu, ou le doux, ou le rude ; et ce n’est qu’à cette condition qu’elles nous plaisent. En général, c’est le mélange qui est une harmonie plutôt que le grave tout seul ou l’aigu tout seul ; et pour le toucher, que ce qui est simplement chaud ou simplement froid. Mais la sensation est le rapport ; tout excès la détruit ou la rend pénible.

§ 10<ref>Ainsi donc. Malgré la forme de cette phrase, on ne peut pas la considérer comme une conclusion de ce qui précède. — Et chaque sens est dans l’organe. Saint Thomas a compris : « Et l’objet sensible est dans l’organe. » La construction grammaticale s’oppose à cette interprétation, qui d’ailleurs serait d’accord avec la doctrine aristotélique : Le sens reçoit la forme de l’objet sensible sans la matière. — Comme la vue juge le blanc et le noir, c’est-à-dire, sans sortir du genre. — Le doux et l’amer. Même remarque. — Le blanc et le doux. Ici, au contraire, c’est sortir du genre ; ce n’est pas la vue qui peut faire connaître le doux comme elle fait connaître le blanc ; et le goût, réciproquement, ne peut faire connaître le blanc comme il fait connaître le doux. Il faut donc un sens autre que ces deux-là. — Et chacune des choses sensibles, par rapport à toutes les autres, discernant les perceptions qui sont irréductibles les unes aux autres, et que nous fournissent les sens divers. — Comment sentons-nous. Il faut ici une interrogation, comme l’a remarqué avec raison M. Trendelenbourg. — Nécessairement, c’est par un sens. Peut-être Aristote va-t-il ici trop loin, puisqu’il semble attribuer à un sens ce qui est évidemment l’œuvre de l’intelligence. Platon a beaucoup mieux vu en disant que c’est l’âme qui examine immédiatement par elle-même ce que les objets ont de commun et qui les compare. Théétète, p. 160, trad. de M. Cousin. — Puisque ce sont des choses sensibles. Oui sans doute ; mais le rapport, la différence n’est pas une chose sensible ; et c’est l’esprit seul qui perçoit le rapport et la différence. — Pacius, qui avait joint les neuf paragraphes précédents au premier chapitre, fait, à partir du dixième, un autre chapitre qui est pour lui le second. C’est en effet comme un nouveau sujet qui commence ici.</ref>. Ainsi donc, chacun des sens s’applique à son sujet sensible ; et chaque sens est dans l’organe en tant que cet organe est spécial. De plus, il juge les différences du sujet sensible, comme la vue juge le blanc et le noir, comme le goût juge le doux et l’amer. Les choses se passent absolument de même aussi pour les autres sens. Mais puisque nous jugeons le blanc et le doux, et chacune des choses sensibles, par rapport à toutes les autres, comment sentons-nous aussi que les choses diffèrent ? Nécessairement, c’est par un sens, puisque ce sont des choses sensibles. § 11<ref>Cela nous fait bien voir. On ne comprend pas aisément cette conséquence, et les commentateurs se sont donné beaucoup de peine pour montrer la liaison des idées. Voici comment on peut la concevoir : Il y a un sens commun qui compare à lui seul les perceptions différentes des sens spéciaux. Le toucher ne peut faire cette comparaison ; car il ne pourrait, par exemple, percevoir les choses de la vue ou celles de tout autre sens, pour les comparer aux choses propres du toucher, il lui faudrait toucher ces choses qui lui sont étrangères, comme il touche directement celles qui lui sont spéciales ; mais il ne le peut. — Encore. Ceci se rapporte aux théories exposées plus haut, liv. II, ch. 11, § 3. — L’organe extrême. Les commentateurs veulent qu’Aristote entende par là le sens commun, le sens intérieur, qui recueille et compare les perceptions de tous les sens spéciaux. Cette explication ne va pas bien avec les théories que je viens de rappeler ; mais elle s’accorde avec ce qui suit. — Ce qui juge, ou le sens commun. — En touchant l’objet lui-même, bien que la plupart des perceptions ne soient pas des sensations du toucher. — Mais des sens séparés. Autre argument pour prouver que le sens commun ne peut se trouver dans des sens séparés, ou plutôt résulter de sens séparés. — Davantage, pas plus que le toucher ne peut expliquer le sens commun. Le toucher est pris pour exemple ; mais la même objection vaut contre tous les autres sens. — Ce serait absolument. Si le sens commun était dans des sens séparés, il n’y aurait pas plus de perception commune qu’il n’y en a entre deux individus qui sentent des choses différentes. — Que le doux est différent du blanc. M. Trendelenbourg trouve ces mots tout-à-fait inutiles ; ils ne sont pas indispensables, mais ils complètent bien la pensée. — C’est parce que le même être le dit. M. Trendelenbourg croit encore que ceci est une répétition parfaitement inutile ; et il propose un changement qui n’est pas nécessaire et que n’autorisent pas les manuscrits.</ref>. Cela nous fait bien voir encore que la chair n’est pas l’organe extrême de la sensation ; car alors il faudrait nécessairement que ce qui juge jugeât en touchant l’objet lui-même. Mais des sens séparés ne peuvent pas davantage juger que le doux est autre que le blanc. Loin de là, il faut que ces deux qualités apparaissent en toute évidence à un seul et unique sens. Ce serait absolument comme lorsque je sens telle chose et que vous sentez telle autre ; il est alors tout-à-fait clair que ces choses sont différentes l’une de l’autre. Mais il faut ici que ce soit un être unique qui dise qu’il y a différence, et qui dise que le doux est différent du blanc. Et c’est parce que le même être le dit que, de même qu’il le dit, il le pense et le sent. § 12[183]. Donc évidemment, il est impossible à des sens séparés de y juger des choses séparée. Il s’ensuit que le jugement ne pourra pas davantage avoir lieu dans un temps séparé ; et voici ce qui le prouve. Tout comme c’est le même être qui affirme que le bien et le mal sont divers, pareillement aussi quand il dit de deux objets que l’un est divers, il dit que l’autre l’est également ; et ici quand qu’est pas pris par accident, comme on prend le mot maintenant dans cette phrase : « Je dis maintenant que l’objet est divers, » sans dire toutefois qu’il soit maintenant divers. Ici, au contraire, le même affirme maintenant, et affirme que c’est aussi maintenant que les objets sont divers. C’est donc à la fois qu’existent ces deux objets ; et par conséquent ces objets ne sont pas séparés, et ils sont dans un temps qui n’est pas séparé davantage. § 13<ref>Mais il est impossible, objection que se fait Aristote, ou plutôt qu’il prévient en se la faisant. — Reçoive en même temps les mouvements contraires. La substance a cette propriété spéciale de recevoir les contraires ; mais ce n’est pas en même temps qu’elle les reçoit. Voir les Catégories, chap. 5, § 21, de ma traduction. — Et la pensée. Il semble que ceci soit une addition faite après coup. — D’une façon tout autre, non d’une façon contraire, parce que les contraires ne sortent pas du genre, Catégories, chap. II, § 6 ; et que le blanc, s’adressant à la vue, est dans un autre genre que le doux, qui s’adresse au goût. — Peut-on dire. Aristote répond à l’objection qu’il vient de se poser. — Ce qui juge, ou le sens commun. — Numériquement, c’est-à-dire qu’il est un. — Et séparé par sa manière d’être, divisible en tant qu’il peut connaître à la fois de plusieurs sensations diverses, qu’il compare entre elles. Manière d’être signifie ici, suivant les commentateurs grecs : « rationnellement, sous le rapport de la notion qu’on peut s’en faire. » — Les choses divisées, les perceptions différentes qu’il compare et qu’il juge. — En tant qu’indivisible, au moment même où il les réunit. — Car il est alors, répétition de ce qui vient d’être dit. — En lieu. Aristote ajoute cette nouvelle condition de l’unité du sens commun : plus haut, il n’a nommé que l’unité de nombre, qui emporte aussi celle de lieu.</ref>. Mais il est impossible qu’un même être reçoive en même temps les mouvements contraires, en tant qu’il est indivisible et qu’il est dans un temps indivisible ; et, en effet, si l’impression d’un objet doux meut de telle façon la sensibilité et la pensée, l’objet amer les meut autrement, et l’objet blanc les meut aussi d’une façon tout autre. Mais peut-on dire que ce qui juge soit tout à la fois indivisible et inséparable numériquement, et séparé par sa manière d’être ? Alors il y a possibilité que ce soit comme divisible qu’il sente les choses divisées, et qu’il les sente aussi en tant qu’indivisible ; car il est alors indivisible par sa façon d’être, et il est indivisible en lieu et en nombre. § 14[184]. Ou bien ne doit-on pas dire que cela n’est pas possible ? En puissance, le même peut être indivisible et divisible : il peut être les contraires ; mais en essence, il ne le peut pas. C’est quand il reçoit l’action qu’il devient divisible, et il ne lui est pas possible d’être à la fois noir et blanc. Par conséquent, on ne peut pas davantage sentir à la fois la forme du noir et celle du blanc, si la sensation et la pensée sont bien telles que nous avons dit. § 15<ref>Qui est parfois appelé unité. J’ai admis ici la correction très ingénieuse de M. Trendelenbourg, bien qu’aucun manuscrit ni aucun commentateur ne l’autorise ; mais d’abord elle est parfaitement conforme à la pensée générale du texte ; et, de plus, elle a l’avantage de ne faire que changer une lettre longue en une brève. — Et qui, en tant que deux. Le point est deux, et par conséquent divisible, parce que, placé à l’extrémité d’une ligne, s’il peut être considéré comme la fin de l’une, il peut être aussi considéré comme le commencement de l’autre. Voir des théories tout-a-fait analogues, Leçons de physique, II ν. IV, ch. 11, p. 219, b, 11, et 220, a, 10, ch. 13, p. 222, a, 16, et liv. VIII, chap. 8, p. 262, a, il, et p. 263, a, 23, édit. de Berlin. Alexandre d’Aphrodise et plusieurs autres commentateurs avec lui, Thémistius entre outres, croient qu’il s’agit ici du centre du cercle, qui peut être pris à la fois pour l’origine et pour le terme de tous les rayons qu’on peut mener à la circonférence, ou qui peuvent en partir. — Aux deux perceptions. J’ai ajouté ces mots. — Il n’est plus un ; car. M. Trendelenbourg n’admet pas ces mots que donne l’édition des Ailes et qu’adopte Sylburge. Ils me semblent compléter très bien la pensée. — Le même point. Le texte peut signifier : « Le même « signe, » aussi bien que « le même point ; » car le mot grec a ces deux sens à la fois. Il est difficile de savoir ce qu’on doit entendre par ceci. Aristote veut dire sans doute que le sens commun réduit à un point unique et indivisible, centre de toutes les perceptions, y reçoit à la fois, de côtés différents, des perceptions différentes qu’il distingue tout en les comparant. — Pour deux choses sensibles. Je suppose par cette traduction que le mot grec est au datif et non point à l’ablatif ; et, dès lors, il est inutile de changer le texte, comme le propose M. Trendelenbourg. — Où elles se rencontrent. J’ai ajouté ces mots pour plus de clarté. — Comme appartenant à des sens séparés. Voilà la leçon ordinaire : il en est une autre que donnent encore quelques manuscrits, et qui serait très admissible : « Comme s’il était lui-même séparé. » M. Trendelenbourg préférerait cette dernière.

Les deux parties qui composent ce chapitre sont étroitement liées, et la question de savoir si chaque sens se perçoit lui-même se lie parfaitement à la question du sens commun ; mais l’on attendait un résumé spécial qu’Aristote n’a point donné ; et il s’est contenté d’indiquer que c’est ici que se termine ce qu’il avait à dire sur la sensibilité.

Albert-le-Grand finit le second livre avec cette théorie, et commence le troisième avec la théorie de l’imagination. Le précepteur de Pacius, Federicus Pendasius, suivait cet exemple. Les Arabes ne commençaient le troisième livre qu’avec la théorie de l’intelligence, au chapitre quatrième.</ref>. Mais il en est ici comme pour le point, qui est parfois appelé unité en tant qu’un, et qui, en tant que deux, est aussi divisible. Ainsi donc, en tant qu’indivisible, le sens qui juge est un, et il est simultanément aux deux perceptions ; mais en tant qu’il est divisible, il n’est plus un ; car il emploie deux fois simultanément le même point. En tant qu’il se sert, pour deux choses sensibles, de la limite où elles se rencontrent, il les juge toutes deux ; et elles sont séparées pour lui, comme appartenant à des sens séparés. Mais en tant qu’un, ce sens juge d’un seul coup et tout à la fois.

Bornons ici nos considérations sur le principe qui constitue, selon nous, la sensibilité dans l’animal.


CHAPITRE III.

Théorie de l’imagination : la sensation et la pensée ne se confondent pas ; erreurs des anciens philosophes et particulièrement d’Empédode sur ce point.


Différences de l’imaginationt et des autres facultés : la sensation, la science, l’entendement, l’opinion.


Nature propre de l’imagination ; ses rapports à la sensation ; étymologie du mot Imagination.

§ 1[185]. Comme, en définissant l’âme, on s’occupe surtout de deux facultés différentes, la locomotion et la pensée, jugement, sensibilité, on pourrait croire aussi que penser et réfléchir c’est une sorte de sensation. En effet, dans les deux cas, l’âme distingue et connaît toujours quelque chose ; et les anciens n’ont pas hésité à croire que réfléchir et sentir c’était tout un. C’est ainsi qu’Empédocle l’a dit : « La sagesse s’accroît dans l’homme quand l’objet est présent. » Et ailleurs : — De là vient pour eux qu’ils peuvent toujours réfléchir à des choses différentes. » Homère ne veut pas exprimer une autre idée quand il dit : « Telle est la pensée. » § 2<ref>Ainsi que nous l’avons dit. Ce passage se rapporte évidemment à ce qui a été exposé plus haut, liv. I, chap. 2, §§ 7 et 20. M. Trendelenbourg semble en douter, sans dire pourquoi. — S’occuper en même temps des erreurs. Il ne suffit pas de dire comment l’homme connaît la vérité, il faut dire encore comment il se trompe ; car l’erreur est son état le plus habituel. — Des sens et de la pensée. J’ai ajouté ces mots pour être plus clair. — Aux êtres animés. Le texte dit : « Aux animaux. » Le terme est bien général, et peut-être la pensée gagnerait-elle à être restreinte aux hommes. — Ainsi que quelques uns le prétendent. Cette opinion est attribuée à Démocrite. Voir plus haut, liv. I, chap. 2, § 5 ; mais elle est rapportée plus ordinairement encore à Protagore. Voir la Métaphysique, liv. V, chap. 5, p. 1009, a, 5, édit. de Berlin, et liv. XI, p. 1062, b, 15. — Ou bien il faut que ce soit le contact du dissemblable. Aristote complète lui-même la théorie des anciens philosophes, qu’il blâme ; et il explique comment c’est bien là le complément de cette théorie. — Est la même. Ceci veut dire que, du moment qu’on se trompe sur l’un des contraires, on se trompe également sur l’autre ; de même qu’il suffit de connaître l’un des contraires, pour connaître l’autre du même coup. Du reste, on ne voit pas bien à quoi sert ici cette pensée, toute juste qu’elle peut être.</ref>. Ainsi, tous ont supposé que la pensée était corporelle comme l’est la sensation ; et que le semblable sentait et comprenait le semblable, ainsi que nous l’avons dit au début de ce traité. Ces philosophes auraient bien dû s’occuper en même temps des méprises des sens et de la pensée ; car c’est là surtout ce qui est propre aux êtres animés, et c’est dans l’erreur que l’âme est le plus ordinairement plongée. Dans cette doctrine, il faut ou que tous les objets, tels qu’ils nous apparaissent, soient vrais, ainsi que quelques uns le prétendent ; ou bien il faut que ce soit le contact du dissemblable qui produise l’erreur ; car c’est là la théorie contraire à celle qui veut que le semblable connaisse le semblable. Il paraît aussi que l’erreur sur les contraires est la même, ainsi que l’est la connaissance des contraires. § 3<ref>On voit donc. Philopon s’efforce de justifier cette sorte de conclusion, qui ne tient pas assez directement à ce qui précède, pour qu’elle paraisse en sortir nécessairement. — À tous les animaux, comme au paragraphe ci-dessus. — Est réservé à quelques uns, aux hommes ; et même, comme le remarque Simplicius, à quelques uns parmi les hommes. — La pensée peut admettre le bien et le mal. On peut mal penser ou bien penser ; on ne sent ni bien ni mal : on sent tout simplement. — L’opinion vraie. Voyez sur l’opinion les théories d’Aristote, Derniers Analytiques, liv. I, ch. 88. Celles de Platon sont plus claires et plus exactes ; République, liv. V, p 315, de la traduction de M. Cousin. Dans les Topiques, liv. I, ch. 15, § 9, Aristote semble confondre la sensation et la pensée, qu’il s’efforce ici de distinguer profondément. — La sensation des choses particulières. La sensation ne s’adresse jamais qu’à des choses particulières, à des êtres individuels. Elle n’atteint pas l’universel, elle le prépare seulement. Voir Derniers Analytiques, liv. I, ch. 31. — Dans tous les animaux. Ici le terme est tout-à-fait général, et ne s’applique pas seulement à l’homme, comme on pouvait le croire plus haut, § 2. — La raison. Je préfère ce sens à celui de « parole, » que présente aussi le mot grec, et qu’adopterait M. Trendelenbourg. La raison peut, du reste, être ici très bien confondue avec la parole qui nous sert à l’exprimer.</ref>. On voit donc que sentir et réfléchir ne sont pas des choses identiques. L’un, en effet, appartient à tous les animaux ; et l’autre, au contraire, est réservé à quelques uns. Mais penser ne se confond pas non plus avec sentir, puisque la pensée peut admettre le bien et le mal. Le bien, dans la pensée, c’est la sagesse, la science et l’opinion vraie ; le mal, c’est le contraire de tout cela. Or, tout cela ne peut pas du tout se confondre avec sentir. La sensation des choses particulières est toujours vraie, même dans tous les animaux ; mais on peut faire aussi on usage erroné de la pensée, et cette faculté n’appartient à aucun être qui n’ait en même temps la raison. § 4<ref>C’est que. Le texte dit positivement : car ; et Philopon s’est étonné avec raison de l’emploi de cette conjonction, qui ne semble pas en effet très convenablement placée ici. — L’imagination. Ici commence la véritable théorie de l’imagination. Ce qui précède n’a fait que la préparer. — Et que la pensée, ou l’action de l’entendement. — Et sans elle. Philopon (et non Simplicius, comme le dit M. Trendelenbourg) veut que » sans elle » signifie : sans la pensée ; c’est évidemment une erreur, remarque M. Trendelenbourg. Aristote veut dire que l’imagination est à égale distance de la sensation et de la pensée. La sensation doit précéder l’imagination, comme l’imagination précède la pensée. Il est vrai que Philopon comprend aussi au début de la phrase, que la pensée n’a pas lieu sans la sensation. Mais je crois encore qu’il s’agit, en ce dernier passage, non pas de la pensée, mais de l’imagination. Les pronoms dont se sert Aristote peuvent causer de l’ambiguïté ; il faut se reporter plutôt à la consécution logique des idées. — Conception. Je n’ai pu trouver de mot plus convenable pour rendre le mot grec. La conception répond en grande partie à ce qu’Aristote appellera plus bas l’opinion ou la perception proprement dite, et en partie aussi à la pensée. — L’imagination, et non la pensée, comme le donnent la plupart des éditeurs, et entre autres M. Trendelenbourg et l’édition de Berlin. La leçon que j’adopte, outre qu’elle est autorisée par la marge d’un manuscrit du Vatican, semble être celle qu’ont possédée déjà Simplicius et Philopon, malgré ce qu’en dit M. Trendelenbourg. C’est certainement celle de saint Thomas et d’Albert ; c’est celle qu’ont adoptée les Coïmbrois et Pacius, à la suite des Aldes et de Sylburge. Enfin ce qui est au-dessus de toutes ces autorités, quelque graves qu’elles soient déjà, cette leçon est réclamée impérieusement par la raison. Sans elle, tout ce passage est plein de contradictions, qu’on ne peut lever qu’en torturant le sens des mots les plus clairs. — L’imagination ne dépend. Le texte dit : « cette modification. » Ceci se rapporte à ce qu’Aristote vient de dire, que l’imagination tient directement à la sensation. — Qui traduisent les choses en signes mnémoniques. Philopon comprend qu’il s’agit des gens qui ont une bonne mémoire, opposés à ceux qui se font de fausses représentations des objets. Les expressions d’Aristote ne se prêtent pas à cette interprétation. — Avoir une opinion, un jugement à la suite d’une sensation perçue. Voir plus haut une pensée analogue, liv. II, ch. 5, § 6. — L’opinion pouvant d’ailleurs être vraie ou fausse. La phrase du texte n’est pas tout-à-fait construite comme celle-ci : « il faut nécessairement que l’opinion soit fausse ou vraie. » Le changement que j’ai introduit me semble justifié par tout ce qui précède ; et l’idée principale est que la perception, l’opinion, est un fait nécessaire et fatal. — Notre opinion. Notre jugement à la suite d’une perception. — Il s’agit d’imagination. Ici l’opposition de l’imagination et de l’opinion est parfaitement claire. L’opinion s’adresse toujours à des réalités ; l’imagination ne s’adresse qu’à des idées, à des images que nous nous faisons volontairement.</ref>. C’est que l’imagination est tout autre chose que la sensation et que la pensée. Elle ne se produit pas, il est vrai, sans la sensation, et sans elle il n’y a pas de conception ; mais on voit facilement que l’imagination et la conception ne sont pas identiques. L’imagination ne dépend que de nous et de notre volonté, et l’on peut s’en mettre l’objet devant les yeux, comme le pratiquent ceux qui traduisent les choses en signes mnémoniques, et inventent des symboles. Mais avoir une opinion ne dépend pas de nous, c’est un fait nécessaire, l’opinion pouvant d’ailleurs être vraie ou fausse. Il y a plus : quand notre opinion se rapporte à quelque chose de terrible et de redoutable, l’affection dont nous sommes aussitôt saisis est pareille à l’objet ; et de même, quand nous avons opinion de quelque chose de hardi. Au contraire, lorsqu’il s’agit d’imagination, nous sommes comme de simples spectateurs qui voient, représentées en peinture, des choses terribles et effrayantes.

§ 5<ref>Dans la conception elle-même. On voit que le mot de conception répond à peu près à celui de pensée. Voir plus haut § 3. — Dans un autre lieu. Dans la Morale, comme l’indiquent tous les commentateurs. Voir la Morale à Nicomaque. liv. V — Quant à penser. Pacius fait ici un nouveau chapitre qui, dans sa division, est le quatrième. — D’une part l’imagination. Ici Aristote rattache l’imagination à la pensée plus étroitement qu’il ne l’a fait jusqu’à présent. — Nous parlerons ensuite de l’autre, dans les chapitres qui suivront celui-ci.</ref>. Il y a aussi des différences dans la conception elle-même : par exemple, science, opinion, sagesse, et leurs contraires, différences dont on parlera dans un autre lieu. Quant à penser, comme c’est tout autre chose que sentir, et que l’on y peut distinguer d’une part l’imagination, et d’autre part la conception, nous parlerons d’abord de l’imagination, et nous parlerons ensuite de l’autre.

§ 6[186]. Si l’imagination est la faculté par laquelle nous disons qu’une image se présente ou ne se présente pas à nous (et ce mot n’est ici qu’une simple métaphore), elle est une faculté, ou une habitude de ces images, qui nous fait juger, c’est-à-dire, connaître le vrai ou le faux. Or, les facultés de cette espèce sont : la sensation, l’opinion, la science et l’intelligence.

§ 7<ref>Telles sont la vue et la vision. Voir plus haut cette distinction déjà faite, chap. 2, § 6. — Ni puissance ni acte. Le texte dit simplement : « Ni l’un ni l’autre. » Il n’y a pas de puissance ; car on voit, et la simple puissance ne suffit pas pour voir : il n’y a pas d’acte ; car le sens n’agit pas, puisqu’on dort. — La sensation est toujours présente. Ceci est assez obscur, et les interprétations ont été fort diverses. Simplicius veut que la sensation appartienne aux animaux dès le premier instant de leur naissance, tandis que l’imagination ne vient que plus tard : Averroès comprend que la sensation a toujours besoin de la présence de l’objet sensible, tandis que l’imagination peut s’en passer. Le sens le plus naturel, c’est celui qu’adopte saint Thomas : La sensibilité est toujours permanente dans l’animal, l’imagination a des intermittences. — Se confondait avec l’acte, était identique à la sensation en acte. — La fourmi, par exemple, l’abeille, le ver, en un mot les animaux inférieurs. Voir plus loin, chap. 11, § 1, où ceci est contredit. — Les représentations de l’imagination. Le texte dit simplement : « Les imaginations. » — Que nous nous imaginons, ou « qu’il « nous paraît ; » mais j’ai préféré reproduire le radical du mot imagination, comme le fait le mot grec. — Ce que nous venons de dire, en parlant des songes, bien qu’Aristote n’ait pas dit tout-à-fait la même chose.

Si Aristote refuse l’imagination à quelques animaux, Cuvier semble l’accorder à tous, mais dans un autre sens ; car il explique leur instinct « par des images innées et constantes qui les déterminent à agir, comme les sensations ordinaires et accidentelles nous déterminent communément. » Règne animal, t. 1, p 45.</ref>. D’abord elle n’est pas la sensation, et voici pourquoi : la sensation est ou une simple puissance ou un acte effectif ; telles sont la vue et la vision.

Mais une image peut quelquefois se produire pour nous, bien qu’il n’y ait ni puissance ni acte ; et l’on peut citer, par exemple, les objets qui nous apparaissent dans les songes. De plus, la sensation est toujours présente ; l’imagination ne l’est pas toujours. Ajoutez que si l’imagination se confondait avec l’acte de la sensation, elle pourrait appartenir à tous les animaux. Or, il ne semble pas que tous sans exception la possèdent : la fourmi, par exemple, l’abeille, le ver. En outre, les sensations sont toujours vraies ; les représentations de l’imagination, au contraire, sont fausses pour la plupart ; et, en effet, nous ne disons pas, quand notre perception actuelle est exacte à l’égard de l’objet senti, que nous nous imaginons que ce soit un homme, par exemple ; c’est seulement lorsque nous ne sentons pas très clairement que la sensation est ou vraie ou fausse. Et enfin, pour répéter ce que nous venons de dire, les représentations de l’imagination se montrent encore à nous, même quand nous fermons les yeux.

§ 8[187]. Mais l’imagination ne sera pas davantage l’une de ces facultés éternellement vraies, par exemple, la science ou l’entendement ; car l’imagination, si elle peut être vraie, peut aussi être fausse. Reste donc à voir si elle n’est pas l’opinion ; car l’opinion est, comme l’imagination, vraie et fausse. Mais la croyance est la conséquence de l’opinion, puisqu’il est impossible, quand on a une opinion, que l’on ne croie pas aux choses dont on a l’opinion. Or la croyance n’appartient jamais à la brute, tandis que l’imagination lui appartient bien souvent. De plus, si la croyance accompagne toujours l’opinion, la persuasion accompagne la croyance, comme la raison accompagne la persuasion ; mais si quelques bêtes ont l’imagination, aucune n’a la raison en partage.

§ 9[188]. Il est donc bien clair que l’imagination n’est ni l’opinion, qui accompagne la sensation, ou qui vient par la sensation, ni davantage une combinaison de l’opinion et de la sensation. En outre, tout ceci nous fait voir que l’opinion doit s’appliquer à la chose seulement dont il y a sensation, et non à une autre ; je veux dire, par exemple, qu’on admettrait que l’imagination du blanc est le composé de l’opinion du blanc et de la sensation du blanc, et qu’elle n’est pas du tout un composé de l’opinion du bien et de la sensation du blanc. Ainsi, imaginer ce serait avoir opinion de ce qu’on sent autrement que par accident. § 10[189]. Mais il y a des choses qui nous apparaissent sous de fausses images, bien que l’on en ait une conception vraie. Ainsi, nous imaginons le soleil en lui donnant un pied de diamètre ; et cependant on sait, sans le moindre doute, qu’il est plus grand que la terre. Il arrive donc ici, ou que l’on a perdu l’opinion vraie qu’à part soi l’on avait de la chose (cette chose d’ailleurs subsistant telle qu’elle est, sans qu’on ait oublié cette opinion ni qu’on en ait adopté une autre) ; ou bien, si on l’a encore, il faut nécessairement que la même opinion soit vraie et fausse tout à la fois ; mais elle devenait fausse quand on ne s’apercevait pas que la chose était changée.

Ainsi, l’imagination n’est ni l’une des facultés indiquées, ni le résultat de ces facultés.

§ 11[190]. Mais comme une chose mise en mouvement peut en mouvoir une autre ; comme l’imagination paraît être une sorte de mouvement ; comme elle ne peut se produire sans la sensation, et ne se produit que dans les êtres qui sentent, et que pour les choses dont il y a sensation ; comme, d’autre part, il est possible aussi qu’un mouvement se produise par l’acte même de la sensation, et que ce mouvement nécessairement doit être pareil à la sensation, on peut dire que l’imagination est le mouvement qui ne saurait avoir lieu sans la sensation, ni ailleurs que dans des êtres qui sentent ; qu’elle peut rendre l’être qui la possède agent et patient de bien des manières ; et enfin qu’elle peut également et être vraie et être fausse. § 12<ref>Il se peut qu’elle devienne fausse. Le texte dit seulement : « Cela se peut. » Ce qui suit prouve évidemment qu’il s’agit des erreurs que l’imagination peut commettre. — La sensation peut n’être qu’accidentelle. Les distinctions qui sont faites dans ce passage sont précisément les mêmes que plus haut, liv. II, ch. 6, § 1.

Plusieurs éditions, entre autres celles des Ailes et de Sylborge, ont ici une variante qui ne change pas le sens, comme M. Trendelenbourg le remarque, mais qui n’est pas préférable à celle que j’adopte. « En second lieu, l’erreur de l’imagination peut venir de l’objet pour lequel aussi les sensations sont accidentelles ; » c’est-à-dire pour lequel les sensations peuvent être accidentelles, tout aussi bien qu’ordinairement elles sont propres. — Et des conséquences qui suivent les accidents. Ceci ne semble être qu’une sorte de définition des choses communes, comme le prouve la suite de la phrase. — Que supportent les objets propres. Je crois que c’est le seul sens admissible ; toutefois les mots du texte pourraient recevoir une interprétation qui serait plus conforme à l’usage habituel de la langue, mais qui le serait moins à la réalité et au système aristotélique. — Le mouvement et la grandeur. Voir plus haut, liv. II, ch. 6. § 3.</ref>. Et voici comment il se peut qu’elle devienne fausse. La sensation des objets propres à chaque sens est vraie, ou du moins elle a le moins d’erreur possible. En second lieu, la sensation peut n’être qu’accidentelle, et c’est là que l’erreur peut commencer. Ainsi, quand on dit que telle chose est blanche, on ne se trompe pas ; mais si l’on ajoute que cette chose blanche est ceci ou cela, c’est alors qu’on peut tomber dans l’erreur. En troisième lieu, vient la sensation des choses communes à tous les sens, et des conséquences qui suivent les accidents que supportent les objets propres : je veux dire, par exemple, le mouvement et la grandeur, qui sont les accidents des objets sensibles, et pour lesquels il y a surtout chance qu’on se trompe dans la sensation. § 13<ref>Qui vient de ces trois sources. Plusieurs manuscrits ont une autre leçon qu’adoptent aussi M. Trendelenbourg et les éditeurs de Berlin : « qui vient de ces trois sensations. » La répétition du mot « sensation » obscurcit la pensée, et j’ai préféré la variante qui le supprime. — De la sensation présente, la sensation ordinaire, celle où le sens s’applique à l’objet qui lui est propre et qui est à sa portée. — Est vrai. Voir le paragraphe qui précède. — Si donc l’imagination. J’ai préféré ici le nominatif, que donnent plusieurs manuscrite et plusieurs éditions, à l’accusatif qu’a conservé M. Trendelenbourg, et qui fournit un sens beaucoup moins naturel. Toute cette phrase, du reste, paraît à M. Trendelenbourg complètement inutile, et il proposerait presque de la supprimer. Je ne dis pas qu’elle soit indispensable, mais rien n’autorise à la retrancher. — Elle peut être définie. Voir plus haut la fin du § 11. — Un mouvement causé par la sensation qui est en acte. On peut trouver cette définition de l’imagination bien vague, et Aristote essaiera de la compléter par ce qui suit, en remontant à l’étymologie même du mot.</ref>. Mais le mouvement produit par l’acte de la sensation différera de la sensation qui vient de ces trois sources. Le premier mouvement, celui de la sensation présente, est vrai ; mais les autres, que la sensation soit ou ne soit pas présente, peuvent être faux ; et ils le sont surtout quand l’objet de la sensation est éloigné. Si donc l’imagination est la seule à remplir toutes les conditions indiquées, et qu’elle soit tout ce qu’on vient de dire, elle peut être définie : Un mouvement causé par la sensation qui est en acte. § 14[191]. Mais comme la vue est le principal de nos sens, l’imagination a reçu son nom de l’image que la lumière nous révèle, parce qu’il n’est pas possible de voir sans lumière. § 15<ref>Et parce qu’elle subsiste dans l’esprit. J’ai ajouté ces deux derniers mots qui m’ont paru nécessaires. Ils ne sont pas dans le texte, mais tout l’ensemble de ce passage me semble les justifier. — Par elle et par les sensations. Le texte dit seulement : « Par elles ; » et ce pronom se rapporte alors à l’imagination et aux sensations tout à la fois. J’ai cru devoir l’indiquer précisément par la traduction, qui n’aurait point suffi si elle eût été parfaitement fidèle. — Leur intelligence est quelquefois obscurcie. Philopon, qui veut absolument qu’Aristote ait cru à l’immortalité de l’âme, voit dans ce passage un argument en faveur de cette opinion. Il est évident qu’il n’y a ici rien de pareil ; et si la pensée d’Aristote n’est pas contraire à celle que lui prête le commentateur, elle en est tellement éloignée qu’elle n’a avec elle aucun rapport.

Quel que soit le jugement que l’on porte sur cette théorie de l’imagination, elle n’en a pas moins une grande importance, ne fût-ce que par l’influence qu’elle a exercée jusqu’à nos jours. Il est difficile, et les psychologistes les plus habiles doivent en convenir, d’expliquer au juste ce qu’est l’imagination et comment elle se produit en nous, dans quel rapport elle est à la sensation, ce qu’elle en conserve, et ce qu’elle y ajoute. Sans en avoir fait une étude aussi étendue et aussi complète, Cuvier a dû en parler dans son Règne animal ; et s’il ne lui a point fait une place très large, les traits qu’il en a donnés méritent du moins d’être recueillis, « La perception acquise par le moi, dit-il, produit l’image de la sensation éprouvée. — Les modifications éprouvées par les masses médullaires y laissent des impressions qui se reproduisent et rappellent à l’esprit les images et les idées ; c’est la mémoire, faculté corporelle qui varie beaucoup selon l’âge et la santé. — Nous reportons hors de nous la cause de la sensation, et nous nous donnons ainsi l’idée de l’objet qui l’a produite. » Règne animal, tom. I, p. 41. — Chose singulière, Reid, dans ses analyses si exactes et si étendues, n’a pas dit un seul mot de l’imagination ; c’est une lacune évidemment. Ce qu’en a dit D. Stewart est fort court et fort incomplet. Il faut voir la sixième méditation de Descartes. On doit consulter aussi le second livre de la Recherche de la vérité ; il est consacré tout entier à l’imagination, malgré les digressions nombreuses auxquelles Malebranche se laisse aller. Pour lui, la sensibilité et l’imagination « ne diffèrent que du plus et du moins. » C’est à peu près, comme on l’a pu remarquer, la pensée d’Aristote dans tout ce chapitre.</ref>. Et parce qu’elle subsiste dans l’esprit et qu’elle est pareille aux sensations, les animaux agissent très souvent par elle et par les sensations : les uns, parce qu’ils n’ont pas l’intelligence en partage, comme les bêtes brutes ; les autres, parce que leur intelligence est quelquefois obscurcie par la passion, les maladies ou le sommeil, comme les hommes.

Bornons-nous à ce qui précède, pour expliquer ce qu’est l’imagination, et comment elle se produit.


{{t3| CHAPITRE IV.}}

Théorie de l’intelligence ; rapports de l’intelligence à la sensibilité. Elle est aux choses intelligibles ce que la sensibilité est aux choses sensibles ; mais l’intelligence est impassible et parfaitement distincte des choses, comme l’a dit Anaxagore.


Différence de l’intelligence et de la sensibilité : la sensation, quand elle est trop violente, ne peut plus être perçue, au contraire, plus un objet est intelligible, plus l’Intelligence le comprend.


L’Intelligence est en puissance les objets intelligibles eux-mêmes : explication de cette théorie. L’intelligence peut se penser elle-même ; et comment.


§ 1<ref>Voici la théorie la plus importante du Traité de l’âme, et les commentateurs l’ont tous senti ; leurs explications prennent ici un développement nouveau. On peut le voir dans Simplicius et Philopon, Averroès et Albert. — Connaît et réfléchit moralement. Le mot de « réfléchit » doit être pris surtout dans le sens de sagesse et de prudence. J’ai ajouté « moralement » pour être fidèle au sens de l’expression grecque. Connaître s’applique spécialement à l’intelligence proprement dite ; Réfléchir s’appliquerait plutôt à la raison. C’est, du reste, dans tout le Traité de l’âme, la seule réserve que fasse Aristote en faveur de la partie morale de l’entendement. — Que cette partie. Plus haut, liv. I, ch. § 6, Aristote a reconnu que l’âme a plusieurs parties ; mais on voit comment il entend ceci. Les parties ne sont point matériellement séparées ; elles ne sont distinctes que rationnellement — Séparée en réalité. Le texte dit positivement : « en grandeur. » — L’intelligence. Le texte a ici un infinitif que je n’ai pu rendre en français par une forme analogue. J’ai dû préférer aussi le mot « d’intelligence » à celui « d’entendement, » qui ne m’aurait pas offert d’adjectifs dérivés intelligent, intelligible. Bossuet a remarqué que ce qu’Aristote appelle intelligence a été nommé par les Pères de l’Église Esprit : « en sorte que dans leur langage, nature spirituelle et nature intellectuelle, c’est la même chose. » Connaissance de Dieu et de soi-même, p. 103, Œuvres complètes, éd. de 1836.</ref>. Quant à cette partie de l’âme par laquelle l’âme connaît et réfléchit moralement, que cette partie soit d’ailleurs séparée, ou quelle ne soit pas séparée en réalité et le soit seulement en raison, il faut voir ce qui la distingue des autres, et rechercher comment se produit l’intelligence.

§ 2[192]. Puisque l’intelligence ressemble à la sensation, elle se réduit à éprouver une action de la part de l’objet intelligible, ou à quelque autre chose d’analogue. § 3<ref>Il faut donc que cette partie soit impassible. C’est bien là ce qui a déjà été dit plus haut, liv. I, ch. 4, § 14 : Aristote ne fait que se répéter ; mais l’on attendait une conclusion toute contraire, ainsi que l’ont remarqué la plupart des commentateurs. Aussi se sont-ils efforcés presque tous d’expliquer et de justifier la contradiction apparente qu’offre ce passage. Pour se tirer ici d’embarras, il faut suivre l’exemple de saint Thomas, et demander aux théories antérieures d’Aristote sur la sensibilité, la conciliation de doctrines qui semblent si opposées. Plus haut, liv. II, ch. 6, §§ 1 et 3, il a été établi qu’au fond la sensibilité n’était qu’une simple puissance, et qu’elle n’était vraiment affectée qu’au moment où elle entrait en acte sous l’impression des objets extérieurs. Ainsi, en soi, la sensibilité paraît impassible en tant que puissance ; à plus forte raison l’intelligence l’est-elle. Philopon semblerait adopter cette explication, que ne repousse pas non plus la paraphrase de Thémistius. La véritable passiveté, comme le dit formellement Aristote plus haut, liv. II, ch. 5, § 3, est celle qui accompagne l’acte. La puissance est, à proprement parler, tout-à-fait impassible ; et Aristote réduisant l’intelligence à n’être qu’une simple puissance, la réduit aussi à l’impassibilité. Voir plus bas dans ce chapitre, § 5, où la sensibilité est encore appelée impassible. — Soit impassible. Quelques traducteurs, et entre autres Argyropoulo, ont ajouté : « en soi. » Si cette variante s’appuyait sur quelques manuscrits, elle lèverait toute difficulté. Les Coïmbrois ont suivi dans leur traduction l’exemple d’Argyropoulo, et ils ont en outre distingué avec le cardinal Tolet la passion qui change l’être et le corrompt, de la passion qui le complète et l’achève. Dans ce dernier sens, l’intelligence est impassible, puisque l’acte, loin de l’altérer, ne fait que l’amener à toute sa perfection. C’est là la doctrine qu’Aristote a exposée plus haut, liv. II, ch. 5, § 5. — La forme des objets, sous-entendu : intelligibles. C’est, avec les changements nécessaires, la même définition qui a été donnée plus haut, liv. II, ch. 12, § 1, de la sensibilité ; et par là Aristote veut marquer d’autant plus les analogies de la sensibilité et de l’intelligence. Le texte dit seulement : « la forme ; » j’ai cru devoir ajouter : « des objets, » pour rendre la pensée plus complète et plus claire. Voir Reid, Recherches sur l’entend, hum., ch. 7. — Qu’elle soit en puissance telle que la chose. C’est toute la théorie exposée pour la sensibilité, liv. II, ch. 5. — Ainsi que le dit Anaxagore. Voir plus haut, liv. I, ch. 2. § 13 ; voir aussi les fragments d’Anaxagore, recueillis par Schaubach, fragm. 8, p. 100. — Afin qu’elle les domine. Le sens qu’Aristote donne à l’expression dont se servait Anaxagore ne paraît pas très exact à Philopon. M. Trendelenbourg fait aussi une remarque analogue ; et il pense qu’Aristote ajoute quelque chose à la pensée du philosophe qu’il cite, en disant : « puisqu’elle pense toutes choses. » — Sa lumière intérieure, quand elle paraît. J’ai tâché de rendre par cette espèce de paraphrase la force de l’expression grecque, qui se réduit ici à un seul mot au lieu de six que j’ai dû employer. — D’être en puissance. C’est ainsi que plus haut la sensibilité a été réduite aussi à n’être qu’une simple puissance, liv. II. ch. 5. — Raisonne. Le mot dont se sert Aristote se rapporte au même radical que le mot « d’intelligence. » — Rien des choses du dehors. J’ai ajouté ces deux derniers mots pour être plus clair. — Penser. Le mot dont se sert encore ici Aristote vient du radical même d’où est tiré le mot qui exprime « l’intelligence. » Ces analogies, si essentielles pour la pensée, ne peuvent être rendues en français ; et j’ai dû souvent regretter cette impuissance de notre langue. — Avant de penser. Après avoir pensé, elle devient semblable aux choses mêmes qu’elle pense, comme le sens devient semblable aux choses réelles qu’il sent, après les avoir senties, liv. II ch. 5, § 7.</ref>. Il faut donc que cette partie soit impassible, mais quelle soit capable de recevoir la forme des objets, et qu’elle soit en puissance telle que la chose, sans être la chose elle-même ; en un mot, il faut que ce que la sensibilité est à l’égard des choses sensibles, l’intelligence le soit à l’égard des choses intelligibles. Il est donc nécessaire, puisqu’elle pense toutes choses, qu’elle soit distincte des choses, ainsi que le dit Anaxagore, afin qu’elle les domine, c’est-à-dire afin qu’elle les connaisse. Sa lumière intérieure, quand elle paraît, empêche de voir l’objet étranger, et l’éclipsé ; par conséquent, il ne peut y avoir pour elle d’autre nature que celle-là seule, à savoir, d’être en puissance. Ainsi donc, ce qu’on appelle l’intelligence de l’âme, je veux dire ce par quoi l’âme raisonne et conçoit, n’est en acte aucune des choses du dehors, avant de penser. § 4[193]. Voilà aussi pourquoi il est rationnel de croire que l’intelligence ne se mêle pas au corps ; car elle prendrait alors une qualité : elle deviendrait froide ou chaude, ou bien elle aurait quelque organe, comme en a la sensibilité. Mais maintenant elle n’a rien de pareil, et l’on a bien raison de prétendre que l’âme n’est que le lieu des formes ; encore faut-il entendre, non pas l’âme tout entière, mais simplement l’âme intelligente ; et non pas les formes en toute réalité, en entéléchie, mais seulement les formes en puissance.

§ 5[194]. Du reste, on voit clairement, quand on considère les organes et la sensation, que l’impassibilité de la partie de l’âme qui sent, et celle de la partie intelligente, ne sont pas du tout semblables. La sensibilité, en effet, ne peut pas sentir l’objet, quand la sensation qu’il produit est trop forte ; ainsi elle ne perçoit pas le son au milieu de sons violents, et quand les couleurs sont trop vives ou les odeurs trop fortes, elle ne peut ni voir ni odorer. Tout au contraire, l’intelligence, quand elle pense quelque chose de fortement intelligible, loin de penser moins bien les choses qui sont plus faibles, les pense encore mieux. C’est que la sensibilité ne peut s’exercer sans le corps, et que l’intelligence en est séparée.

§ 6<ref>Les choses qu’elle pense. J’ai ajouté ces deux derniers mots que justifie le contexte, et qui me semblent utiles pour que la pensée soit parfaitement claire. — Parce qu’en effet il est savant en acte. Un homme ignorant est savant en puissance, c’est-à-dire qu’il a toutes les facultés nécessaires pour acquérir la science. Une fois qu’il a su l’acquérir, il est savant, il possède la science ; et quand il applique la science qu’il possède, soit aux objets du dehors, soit à ses propres pensées, il est savant en acte, il agit comme savant. — Du moment que l’intelligence peut agir par elle-même, quand elle n’a plus besoin d’apprendre, et qu’un travail antérieur l’a mise en état de savoir et de comprendre les choses, par son propre effort. — En puissance de certaine façon. Plus haut, § 3, il a été établi que l’intelligence est essentiellement à l’état de puissance, et qu’elle n’est rien avant d’agir, c’est-à-dire, de penser. — Avant qu’elle eût appris ou découvert la chose, elle n’était alors qu’une simple puissance qui n’avait point encore agi, et qui ne pouvait savoir jusqu’à quel point il lui était donné d’agir. Plus tard, elle le sait par l’effort même qu’elle a fait, et dans la mesure même où elle a réussi. — Appris, en recevant l’enseignement d’autrui ; découvert, en s’instruisent elle-même. — Jusqu’à se penser elle-même. Elle est devenue les choses mêmes qu’elle pense ; et, en les pensant, elle ne fait que se penser elle-même.

Je n’ai pas besoin de faire remarquer ici combien toute cette théorie est importante, ni de rappeler les commentaires de toute sorte dont elle a été l’objet. Elle est l’une des plus graves et des plus profondes de tout le Péripatétisme. Voir la Préface.</ref>. Mais lorsqu’elle pense, elle devient les choses qu’elle pense, en ce sens où l’on dit d’un homme qu’il est savant, parce qu’en effet il est savant en acte. Et c’est ce qui a lieu du moment que l’intelligence peut agir par elle-même. Elle n’en est pas moins alors également en puissance de certaine façon, mais elle n’est pas tout-à-fait comme elle était avant qu’elle eût appris ou découvert la chose ; car alors elle peut aller jusqu’à se penser elle-même.

§ 7<ref>La pensée de ce paragraphe est assez obscure, et l’on ne voit pas bien d’abord comment elle se rattache à ce qui précède. La voici d’une manière générale : Est-ce la même faculté de l’âme qui connaît les choses particulières, réelles, que les sens lui révèlent, et qui connaît l’essence de ces choses, leur espèce ? Ainsi, est-ce la même faculté qui nous fait connaître cette eau que nous avons sous les yeux, et ce qu’est l’eau d’une manière universelle ? ou bien sont-ce des facultés différentes ? Aristote répond que c’est toujours la même faculté qui agit dans les deux cas, mais qu’elle est différemment disposée dans l’un et dans l’autre. — Être une grandeur, déterminée, spéciale, réelle. — Être la grandeur, d’une manière universelle et tout indéterminée. — Être de l’eau et être l’eau. Même remarque. — Mais non pas pourtant dans tous sans exception. Pour les choses immatérielles, les deux idées se confondent, puisque la réalité de la chose et son essence ne font qu’un : l’infini, par exemple, comme le remarque fort bien M. Trendelenbourg, d’après un passage décisif des Leçons de physique, liv. III, chap. 5, p. 204, a, 23, édit. de Berlin. — Ce sont des expressions identiques. Je n’ai pas adopté ici la ponctuation proposée par M. Trendelenbourg, non seulement parce qu’elle est contraire aux explications données par les commentateurs, mais aussi parce qu’elle rend la pensée moins claire et moins simple à la fois. Je n’ai pas pu, du reste, reproduire exactement le mouvement du texte, qui n’a qu’une seule phrase : j’ai dû en faire plusieurs, afin d’être plus intelligible. — Ces nuances sont-elles distinguées. J’ai suivi ici le conseil de Philopon, qui propose de donner à la pensée une forme interrogative. — Cette chair, la chair réelle, que l’on voit ou que l’on touche. — Exister sans la matière. Elle est perceptible à nos sens en tant qu’elle est composée d’éléments matériels. — Comme le camus, qui ne peut jamais exister sans le nez. — Telle chose dans telle autre chose, qui est une certaine forme dans un nez. — Et les éléments. Ce sens me paraît fort logique ; mais on ne pourrait assurer que ce soit bien celui du texte, qui est ici fort vague et que les commentateurs n’ont pas suffisamment expliqué. — Qui est séparée, non pas matériellement, mais comme il a été dit plus haut, § 1 : « en raison. » — Devient à elle-même. J’ai ici un peu paraphrasé le texte ; mais c’est le sens qu’y trouvent la plupart des commentateurs, Thémistius, Simplicius, Philopon, etc. Je ne crois pas qu’Aristote veuille dire, comme saint Thomas l’a pensé, que l’intelligence, en comprenant les choses matérielles, se replie sur elle-même comme la ligne qui se recourbe pour devenir circulaire, et qu’elle va directement, en ligne droite, pour comprendre les choses immatérielles et universelles. Les Coïmbrois ne semblent pas non plus approuver cette explication de saint Thomas.</ref>. Mais on peut remarquer qu’être une grandeur et être La grandeur sont des expressions fort différentes, ainsi qu’être De l’eau et être L’eau, le sont aussi. Il en est de même dans bien d’autres cas encore ; mais non pas pourtant dans tous sans exception, et ainsi, quelquefois ce sont des expressions identiques que être La chair et être De la chair. Ces nuances sont-elles distinguées par une faculté différente dans l’âme, ou du moins par l’âme autrement disposée ? C’est qu’en effet, cette chair ne peut pas exister sans la matière ; et c’est comme le camus qui est telle chose dans telle autre chose. Or, c’est par la sensibilité que nous distinguons le froid et le chaud, et les éléments qui servent de quelque façon à composer ce qu’on appelle la chair. Mais c’est certainement par une autre faculté qui est séparée, ou qui du moins devient à elle-même ce que la ligne brisée est à elle-même aussi quand on la redresse, que nous jugeons ce que signifie être La chair.

§ 8<ref>Dans les études abstraites. Ce sont toujours les mathématiques qu’Aristote désigne ainsi, comme le remarque Simplicius : on peut voir plusieurs exemples de cette expression, qui ne peut faire le moindre doute, dans le Traité du Ciel, liv. III, chap. 1, p. 299, a, 16, et dans les Derniers Analytiques, liv. I, chap. 48, p. 81, b, 3, et aussi chap. 13, 79, a, 8, de l’édit. de Berlin. — On considère la ligne droite. J’ai ici un peu paraphrasé le texte pour le rendre plus clair. — La continuité matérielle d’un corps. J’ai ajouté ces trois derniers mots. — Être droit et être le droit. Même distinction, mais moins marquée que plus haut : « être de la chair, être la chair. » Aristote veut dire ici qu’il y a une différence entre l’idée sensible que nous avons de la ligne droite placée sous nos yeux, et l’idée universelle, essentielle, de la ligne droite que comprend l’intelligence. — Cette dualité, c’est-à-dire l’idée de la ligne réelle que nos sens nous font connaître, et l’idée essentielle de la ligne droite en général. — L’esprit ou l’intelligence. Le texte n’a point de sujet. — Séparées, ou plutôt abstraites comme dans les mathématiques. — Les choses propres de l’intelligence. C’est une sorte d’abstraction qu’Aristote attribue à l’entendement comme faculté essentielle.</ref>. En outre, dans les études abstraites, on considère la ligne droite, absolument comme nous considérions tout-à-l’heure le camus. On ne la conçoit qu’avec la continuité matérielle d’un corps. Mais quant à l’essence, s’il y a bien une différence entre ces deux expressions être Droit et être Le droit, c’est certainement par une autre faculté que nous jugeons et admettons cette dualité ; l’esprit distingue cette différence par une autre faculté, ou du moins parce qu’il est autrement affecté. En général, de même que sont les choses de la matière quand elles en sont séparées, de même aussi sont les choses propres de l’intelligence.

§ 9[195]. On pourrait demander, en supposant que l’intelligence soit parfaitement simple, impassible, et n’ait rien de commun avec quoi que ce soit, ainsi que le veut Anaxagore, comment elle peut penser, si penser c’est éprouver et souffrir quelque chose ? Car c’est seulement en tant qu’il y a quelque chose de commun entre deux termes que l’un paraît agir, et l’autre, souffrir. § 10[196]. On pourra se faire encore une pareille question, si l’intelligence elle-même est intelligible ; car, ou bien l’intelligence se retrouve dans les autres choses, si elle-même n’est pas intelligible d’une autre manière qu’elles, et que l’objet intelligible soit quelque chose de spécifiquement un ; ou bien l’intelligence aura quelque chose de mélangé, qui la rendra intelligible elle-même comme tout le reste des choses. § 11[197]. Mais souffrir selon quelque rapport commun, s’explique par la distinction faite plus haut, que l’intelligence est en puissance comme les choses mêmes qu’elle pense, sans en être aucune en réalité, en entéléchie, avant que de les penser. Évidemment il en est ici comme d’un feuillet où il n’y a rien d’écrit en réalité, en entéléchie ; et c’est là le cas même de l’intelligence. § 12<ref>De plus, elle est elle-même intelligible. Réponse à la seconde question développée dans le § 10, comme le remarque Simplicius, et avec lui la plupart des commentateurs. — Toutes les choses intelligibles, c’est-à-dire, les notions propres à l’entendement, à l’intelligence ; et plus haut, § 8, on a vu que c’étaient les notions universelles et purement intelligibles de la géométrie et des mathématiques. — Pour les choses sans matière, pour les purs intelligibles, pour les abstractions mathématiques. — Se confondent et sont identiques. De ce principe péripatéticien mal compris, sont sorties en partie les erreurs des Alexandrins. L’intelligence et l’intelligible sont identiques au sens où le dit Aristote, et avec toutes les réserves qu’il a faites ; mais c’est une erreur de les confondre substantiellement, comme Plotin semble l’avoir fait, et comme semblent le faire aussi quelques systèmes contemporains en Allemagne. — La science spéculative, celle que se donne l’intelligence à elle-même à l’aide des notions qu’elle possède, quelle que soit la source d’où elle les ait tirées. — Et l’objet su de cette façon, l’objet tout intelligible, et non point l’objet matériel. Du reste, la langue grecque, grâce au neutre que la nôtre n’a pas, se prête ici à une indétermination que je n’ai pu conserver. Il est vrai qu’on pourrait traduire ainsi : « La science spéculative et ce qui est su de cette façon sont une seule et même chose. » — Resterait à rechercher. Le texte dit seulement : « La cause doit être recherchée. » Les commentateurs se sont donné beaucoup de peine pour justifier ces mots, qui semblent assez mal intercalés ici. M. Trendelenbourg inclinerait presque à les supprimer. Philopon y voit une question toute nouvelle qu’Aristote s’est abstenu de résoudre. Ces mots, qui gênent en effet la suite de la pensée, bien qu’ils ne la contredisent pas, sont donnés par tous les manuscrits.

Thémistius les a tout aussi bien que les ont les autres commentateurs, et il les explique en disant que si l’intelligence ne pense pas toujours, c’est qu’elle est une simple puissance ; elle ne pense donc que quand elle assemble des notions qui, sans doute dans le système de Thémistius, doivent lui venir primitivement du dehors et la provoquer. J’ai tâché de lever l’obscurité de ce passage en le traduisant comme je l’ai fait, avec un léger changement dans la forme de la pensée. — L’intelligence ne pense pas toujours, si confondue avec l’intelligible, elle a toujours par conséquent en elle-même tous les éléments de ses pensées — Que sont en puissance toutes les choses intelligibles. L’intelligible n’est qu’en puissance dans les objets du dehors ; il n’est vraiment en acte que dans l’intelligence même, comme le dit la fin du paragraphe. On peut voir aussi plus loin, ch. 8, § 3, comment les intelligibles sont en puissance dans les choses sensibles et étendues, les seules qui existent réellement. — Ne sera pas dans les choses matérielles, ne sera pas elle-même matérielle. Le texte n’est pas plus précis que ma traduction. — Que sera réellement l’objet intelligible. Aristote reprend l’expression dont il vient de se servir, bien qu’évidemment le sens ne soit pas tout-à-fait le même.

Je n’ai pas besoin de faire remarquer toute l’importance de cette théorie. Si je ne la commente pas avec plus de détails, c’est que je dois me borner à éclaircir le texte, et que ces notes paraîtront déjà bien développées. Il faut rapprocher de tout ce chapitre les chap. 7, 8 et 9 du livre II de la Métaphysique, p. 1072 et suiv., édition de Berlin. </ref>. De plus, elle est elle-même intelligible comme le sont toutes les choses intelligibles. Pour les choses sans matière, l’être qui pense et l’objet qui est pensé se confondent et sont identiques ; ainsi, la science spéculative et l’objet su de cette façon, sont un seul et même objet. Resterait à rechercher, il est vrai, pourquoi l’intelligence ne pense pas toujours. Mais c’est dans les choses matérielles que sont en puissance toutes les choses intelligibles. Par conséquent, l’intelligence ne sera pas dans les choses matérielles, puisque l’intelligence est précisément la puissance sans matière de ces choses mêmes. Mais c’est dans l’intelligence que sera réellement l’objet intelligible.


CHAPITRE V.

Il y a dans l’Intelligence deux parties qui répondent à la matière et à la cause.


L’intelligence active est impassible et immortelle.


L’intelligence passive est périssable, et ne peut rien penser sans l’intelligence active.


§ 1<ref>De même que dans toute la nature. Aristote distingue dans tous les êtres deux éléments essentiels, la matière, et la cause ou la forme. Ces deux éléments doivent se retrouver également dans l’intelligence, où l’on reconnaîtra deux parties, l’une active, l’autre passive : la première représentant la cause, la seconde représentant la matière. Plusieurs commentateurs ont trouvé que cette comparaison n’était pas fort juste. — Se retrouvent dans l’âme, ou plus exactement : « dans cette partie de l’âme qu’on appelle l’intelligence. » — Peut devenir toutes choses. C’est l’intelligence en puissance qui devient en acte tous les sujets mêmes qu’elle pense et qu’elle comprend. — Qui, d’autre part, peut tout faire. C’est l’intelligence active. — C’est en quelque sorte une virtualité. Ceci se rapporte à l’intelligence active. J’aurais voulu trouver un mot plus convenable que celui de « virtualité ; » mais la langue ne m’en a pas offert : « habitude, capacité, aptitude, » eussent été moins convenables encore. — Pareille à la lumière. Voir plus haut la théorie de la vision et de la couleur, liv. II, chap. 7, § 1. — Qui ne sont qu’en puissance, tant que la lumière ne vient pas les rendre réellement visibles, tant que la lumière ne nous les fait pas voir. — Telle est l’intelligence séparée, non pas matériellement, mais en raison. Voir plus haut, chap. 4, § 1. — Impassible, sans mélange. Ce sont les qualités qu’Aristote a reconnues à l’intelligence, d’après les théories mêmes d’Anaxagore qu’il adopte sur ce point. Voir plus haut, chap. 4, § 8, et liv. I, chap. 4, § 14. Les trois premières qualités conviennent à l’intelligence passive ou en simple puissance, tout aussi bien qu’à l’intelligence active, à l’intelligence en acte ; mais la quatrième qualité ne se rapporte qu’à celle-ci uniquement, qui, par son essence, est en acte.</ref>. De même que dans toute la nature, il faut distinguer, d’une part, la matière pour chaque genre d’objets, la matière étant ce qui est tous ces objets en puissance ; et, d’autre part, la cause, et ce qui fait, parce que c’est la cause qui fait tout, comme l’art fait tout ce qu’il veut de la matière ; de même, il faut nécessairement aussi que ces différences se retrouvent dans l’âme. Telle est, en effet, l’intelligence, qui, d’une part, peut devenir toutes choses, et qui, d’autre part, peut tout faire. C’est en quelque sorte une virtualité pareille à la lumière ; car la lumière, en un certain sens, fait, des couleurs qui ne sont qu’en puissance, des couleurs en réalité. Et telle est l’intelligence qui est séparée, impassible, sans mélange avec quoi que ce soit, et qui par son essence est en acte. § 2<ref>Le principe est supérieur à la matière. Le principe signifie ici « la cause ou la forme ; » ainsi l’intelligence active est supérieure à l’Intelligence passive. — La science en acte se confond. Aristote va au-devant d’une objection qu’on pourrait élever sur ce point contre lui, et il veut montrer que l’intelligence active est supérieure à l’intelligence passive, non pas seulement par ses fonctions, mais par son antériorité même. L’acte est antérieur à la puissance ; car la puissance ne peut passer à l’acte que par une cause qui est elle-même en acte. — Pour l’individu seul. C’est le sens que donnent tous les commentateurs, et il est difficile d’en trouver un autre, bien que celui-ci ne soit pas très satisfaisant ; ou que du moins il suppose dans la pensée une ellipse assez considérable. — Elle pense et tantôt ne pense pas, ce qui peut arriver à cette partie de l’intelligence qui est en puissance ; ce qui ne peut arriver à celle qui est en acte. — Quand elle est séparée, comme ci-dessus § 1. — Qu’elle est vraiment ce qu’elle est. J’ai ajouté le mot vraiment pour rendre la pensée plus complète et plus claire. — Et cette partie seule est immortelle. Voir plus haut la même pensée développée, et le principe de l’intelligence complètement séparé du corps, liv. I, ch. 4, § 14. Il faut voir aussi cette opinion de l’immortalité de l’intelligence, reproduite dans la Métaphysique, liv. XII, ch. 3, p. 1070, a, 25, éd. de Berlin, sans les distinctions importantes qui l’accompagnent ici. Voir, en outre, Morale à Nicomaque, liv. X, ch. 7, p. 1177, a, 15 et b, 30, éd. de Berlin. — Ne nous donne pas la mémoire, évidemment, dans la vie éternelle, que conserve l’intelligence active. C’est ainsi que tous les commentateurs ont entendu ce passage, qui ne peut en effet offrir un autre sens. — Parce qu’elle est impassible. Cet argument est très décisif, car la mémoire ne peut avoir lieu qu’à la suite d’une impression antérieurement reçue et soufferte ; et si l’intelligence active est impassible, elle est par cela même incapable de mémoire. — L’intelligence passive est au contraire périssable. Ceci ne veut pas dire tout-à-fait qu’une partie de l’intelligence périt : seulement, la faculté passive de l’intelligence ne subsiste plus dans la vie nouvelle où eue entre. — Sans le secours de l’intelligence active, l’intelligence passive. Le texte est beaucoup moins précis ; et les pronoms qui y sont employés laissent une ambiguïté fâcheuse. En effet, on peut également comprendre, et que l’intelligence active ne peut se passer de l’intelligence passive, qui lui fournirait en quelque sorte les matériaux, comme la sensibilité les fournit à l’imagination, et que l’intelligence passive, au contraire, a nécessairement besoin de l’intelligence active. Ce dernier sens m’a semblé préférable, parce qu’il est plus en harmonie avec tout ce qui précède. Reid (Recherches sur l’entend, humain, ch. 2, section X) repousse cette distinction d’actif et de passif pour l’intelligence ; mais il reconnaît que les péripatéticiens sont ici plus près de la vérité, que les philosophes qui ont cru que la sensation est purement passive. Reid n’a peut-être pas assez approfondi la distinction qu’a faite Aristote entre l’intelligence et la sensation.

Il n’est pas besoin pour ce chapitre, plus que pour le précédent, de rappeler qu’il a donné lieu, parmi les commentateurs, aux discussions les plus longues et les plus approfondies. On peut voir comment Philopon réfute les diverses opinions d’Alexandre, de Plotin, de Maxime et de Plutarque. Averroès est entré aussi dans les réfutations les plus délicates. Ce n’est pas le texte, ce ne sont pas les mots qui offrent ici de difficulté : c’est le fond même des théories ; et l’on voit sans peine tout ce qu’elles ont en effet de grave et d’essentiel pour le système général d’Aristote. Afin de les bien comprendre, il convient de les rapprocher de la Métaphysique, et surtout du livre XII. La pensée vraie d’Aristote sur l’immortalité de l’âme a été très controversée, parce qu’elle est certainement très peu nette. Il faut consulter sur ce point le traité spécial d’Augustin Oreggi, Rome, 1631, in-4°, et la dissertation très complète du cardinal Tolet. L’immortalité sans personnalité est parfaitement vaine ; et voilà comment l’école péripatéticienne inclina généralement à croire que l’âme est mortelle. Pacius, après tant d’autres commentateurs du moyen-âge, accommode tout ceci à la foi catholique, qu’il retrouve jusque dans les assertions les plus obscures et les moins concluantes d’Aristote. V. plus haut la préface, où ce grand sujet est longuement discuté.</ref>. C’est que toujours ce qui agit est supérieur à ce qui souffre l’action, et que le principe est supérieur à la matière. La science en acte se confond avec l’objet auquel elle s’applique. Mais la science en puissance est pour l’individu seul antérieure dans le temps. Absolument parlant, elle n’est point antérieure dans le temps. Mais ce n’est point lorsque tantôt elle pense et tantôt ne pense pas, c’est seulement quand elle est séparée que l’intelligence est vraiment ce qu’elle est ; et cette intelligence seule est immortelle et éternelle. Du reste, cette partie de l’intelligence ne nous donne pas la mémoire, parce qu’elle est impassible. L’intelligence passive, au contraire, est périssable ; et, sans le secours de l’intelligence active, l’intelligence passive ne peut rien penser.


CHAPITRE VI.

L’intelligence est, de sa nature propre, Infaillible, tant qu’elle ne s’applique qu’aux indivisibles. L’erreur ne vient jamais que des combinaisons de la pensée. L’intelligence, dont la fonction est de prononcer sur l’essence et non sur les accidents des choses, ne peut point se tromper.


§ 1<ref>Ainsi donc, c’est la forme même qu’emploie le texte ; mais cette conjonction n’est peut-être pas ici très bien placée ; car ce qui précède ne se lie guère au début de ce chapitre. — Quand elle ne s’applique qu’aux indivisibles, ou aux individus. La pensée, dans le texte, n’est pas aussi nettement exprimée ; elle est embarrassée de quelques détails que j’ai cru pouvoir négliger, afin de la rendre plus claire. — C’est qu’il y a déjà combinaison. C’est la théorie développée dans l’Herméneia, qui cite le Traité de l’âme. Voir Herméneia, chap. 1, §§ 4 et 5 de ma traduction. La même pensée se retrouve aussi dans les Catégories, chap. 2, § 1, et surtout chap. 4, § 3, id. — De pensées. Le mot dont se sert Aristote a le même radical que celui qui exprime en grec « l’intelligence. » Je n’ai pu conserver cette identité dans notre langue. — Réduites à une sorte d’unité. Malgré les éléments divers qui composent la proposition, elle est une dans sa totalité, et ne répond qu’à une notion de l’esprit. — Ce qu’Empédocle disait. M. Trendelenbourg rappelle qu’Aristote a cité deux autres fois ce vers d’Empédocle, et à l’ intention différente, traité du Ciel, liv. III, chap. 2, p. 300, b, 30, édit. de Berlin, et Traité de la Génération des animaux, liv. I, chap. 18, p. 722, b, 20, id. — Par l’intelligence.. J’ai ajouté ces mots que justifie le contexte, et que le sens exige pour être complet. Voir la fin du paragraphe suivant. — Celle de l’incommensurable. Le texte dit seulement : l’incommensurable et le diamètre. Par diamètre, on sait qu’il faut entendre ici, comme dans plusieurs autres passages, la diagonale qui partage le carré en deux triangles égaux. On pourrait, du reste, comprendre également le diamètre du cercle, qui est incommensurable à la circonférence, tout comme la diagonale l’est au côté du triangle rectangle.</ref>. Ainsi donc, l’intelligence, quand elle ne s’applique qu’aux indivisibles, ne peut commettre d’erreur ; car dans les cas où il y a erreur et vérité, c’est qu’il y a déjà comme une combinaison de pensées, réduites à une sorte d’unité. Cela rappelle ce qu’Empédocle disait : « C’est ainsi que pour beaucoup d’êtres des têtes vinrent à pousser sans col, » et que plus tard les cous et les têtes se combinèrent par la puissance de l’amour. De même aussi les pensées, toutes séparées qu’elles sont les unes des autres, sont combinées par l’intelligence, par exemple celle de l’incommensurable avec celle du diamètre. § 2<ref>Qui ont été ou qui doivent être, s’il s’agit non plus du présent lui-même, mais du passé ou de l’avenir. — Y suppute en outre le temps. Voir, dans l’Herméneia, la définition du verbe, ch. 8, § 1, de ma traduction. — C’est que l’erreur ne se trouve jamais. Répétition de ce qui vient d’être dit au paragraphe précédent ; mais la combinaison, ou l’erreur, s’applique ici au passé ou à l’avenir, au lieu du présent. — Qu’il n’est pas blanc. M. Trendelenbourg voudrait retrancher cette répétition : elle me semble indispensable ; mais il est vrai que, dans le texte, la construction grammaticale ne l’exige pas aussi impérieusement que dans la phrase par laquelle je l’ai rendu. — Dire toutes choses par division. Des commentateurs ont entendu par là que, dans la nature, les individus ne se présentent jamais à notre sensibilité que divisés et séparés les uns des autres, mais les Coïmbrois proposent de comprendre le mot « division » dans le sens de « négation, » et ce sens est ici le véritable. On peut toujours nier ce qu’on peut affirmer. — Est blanc actuellement. J’ai ajouté ce dernier mot pour bien faire comprendre qu’il s’agit du présent. — C’est l’intelligence qui combine. Voir plus haut le § 1.</ref>. S’il s’agit de choses qui ont été ou qui doivent être, l’intelligence y suppute en outre le temps, et l’y combine. C’est que l’erreur, ici non plus, ne se trouve jamais que dans la combinaison. En effet, quand on suppose que le blanc n’est pas blanc, c’est par une combinaison qu’on affirme qu’il n’est pas blanc. Mais on peut dire aussi toutes choses par division. Quoi qu’il en soit, il peut non seulement être vrai ou faux que Cléon est blanc actuellement, mais encore qu’il l’a été ou le sera. Ce qui fait que tous ces éléments deviennent une unité, c’est l’intelligence qui combine ainsi chaque chose. § 3<ref>Indivisible a deux sens. Le mot grec peut signifier indivisé et indivisible : notre mot « indivisible » n’a pas ce double sens, et ne représente que l’indivise en puissance, c’est-à-dire l’indivisible. — De la penser indivisible. L’étendue, en effet, peut être divisée ; mais, tant qu’elle ne l’est pas, sa continuité la peut faire concevoir comme indivisible, et lui donne une totalité sans parties et sans divisions aux yeux de l’intelligence. — Indivisible en acte, c’est-à-dire, indivisée. — Et aussi dans un temps indivisible. L’intelligence conçoit l’étendue comme indivisible à la fois dans la matière et dans le temps. — On ne peut donc pas dire. J’admets ici la négation avec les Coïmbrois : elle résulte d’un simple changement d’accentuation qui me paraît tout-à-fait nécessaire. Elle est d’ailleurs autorisée par le commentaire de Simplicius, et peut-être aussi par celui de Philopon et par Thémistius. — N’est qu’en puissance. Peut-être faudrait-il dire : « n’est divisible qu’en puissance, » tout en étant indivisible en acte ; mais aucun manuscrit n’autorise cette leçon que la logique seule réclame. — Et le temps est alors. Le texte est un peu moins précis que la traduction. On pourrait encore comprendre que, dans ce cas, l’intelligence conçoit l’étendue d’abord indivisible comme des étendues distinctes ; mais j’ai préféré appliquer cette pensée à la fois au temps et à l’étendue, qu’Aristote unit dans un seul et même raisonnement.</ref>. Mais comme indivisible a deux sens, indivisible en puissance et indivisible en acte, rien n’empêche l’intelligence, quand elle pense l’étendue, de la penser indivisible, puisque l’étendue est indivisible en acte ; et aussi de la penser dans un temps indivisible, puisque le temps est divisible et indivisible comme l’étendue. On ne peut donc pas dire que l’intelligence pense quelque chose dans chaque moitié ; car l’étendue, tant qu’elle n’est pas divisée, n’est qu’en puissance. Mais en pensant à part chacune des moitiés, l’intelligence divise aussi le temps du même coup ; le temps est alors comme les deux étendues diverses ; et si l’intelligence fait une sorte de tout composé des deux moitiés, il en est aussi de même pour le temps qu’elle applique aux deux. § 4<ref>L’indivisible en quantité. L’objet matériel est divisible dans la quantité qui le forme : dans son espèce, il est indivisible, son espèce est une ; et l’intelligence la conçoit ainsi sans aucune division.

Par la partie indivisible de l’âme ; ou mieux peut-être : « par une partie indivisible de l’âme, » par un acte indivisible de l’âme. — Ce n’est pas accidentellement. La négation, qui ne vient que dans le membre de phrase suivant, me paraît dominer la phrase entière. — L’objet qu’elle pense. Cette leçon, qui me semble être la véritable, n’est point donnée par les manuscrits. Elle vient d’un simple changement d’une voyelle et de l’accentuation. Pacius, le premier, l’a adoptée, et je crois qu’il a raison. Saint Thomas la justifie par l’explication qu’il donne de cet obscur passage, et les Coïmbrois ont suivi saint Thomas. Il serait difficile de dire, d’après les commentaires de Simplicius et de Philopon, quelle est au juste la leçon qu’ils ont eue. — Même dans ces choses. Ceci me semble contribuer à justifier la leçon que je viens d’adopter. Dans cet cas signifie certainement, et l’objet que pense l’intelligence, l’étendue par exemple, et le temps dans lequel elle le pense. — Quelque chose d’indivisible, l’espèce pour l’objet matériel, la continuité pour le temps. — Peut-être. Ceci semble une sorte de déférence d’Aristote pour les théories de son maître. On pourrait encore rapporter tout ce passage au principe pensant, à l’intelligence, qu’Aristote ne prétend point séparer du corps. — Et cela est également vrai. Ceci ne semble qu’une répétition assez peu utile de ce qui précède.</ref>. Mais ce n’est pas l’indivisible en quantité, c’est seulement l’indivisible en espèce que pense l’intelligence dans un temps indivisible, et par la partie indivisible de l’âme. Et ce n’est pas accidentellement, et en tant que l’objet qu’elle pense est divisible, comme le temps où elle le pense ; c’est seulement en tant qu’ils sont indivisibles. C’est qu’il y a, en effet, même dans ces cas, quelque chose d’indivisible, mais non pas séparé peut-être, qui donne l’unité au temps ainsi qu’à l’étendue ; et cela est également vrai pour tout continu quelconque, soit temps, soit étendue. § 5[198]. , Mais le point ou toute division analogue, et tout ce qui est indivisible en ce sens, sont toujours exprimés comme la privation de quelque chose. Le raisonnement, d’ailleurs, est le même pour tout le reste ; et l’on peut demander, par exemple, comment l’intelligence connaît le mal ou le noir. Elle les connaît en quelque sorte par leurs contraires. § 6<ref>Soit en puissance la chose connue. Le texte dit seulement : « en puissance. » J’ai cru pouvoir ajouter les derniers mots, qui sont entièrement d’accord avec toute la doctrine qui a été exposée ci-dessus. — Et que l’un des contraires soit en lui. J’ai rétabli dans ce passage la leçon ordinaire dont l’édition de Berlin et M. Trendelenbourg avaient cru devoir s’écarter, sur l’autorité de Simplicius et peut-être aussi de quelques manuscrits. J’ai préféré suivre la plupart des autres commentateurs et éditeurs ; et en outre, le sens me paraît plus net et plus conséquent à tout ce qui précède. — Mais s’il y a quelqu’une des causes. L’expression est peut-être un peu obscure, mais elle rend fidèlement le texte ; et je n’ai pas cru pouvoir ici rien préciser. — Qui n’ait plus besoin de contraire. Le texte dit seulement : « qui n’ait plus de contraire ; » c’est-à-dire ; « à qui il ne faille plus l’un des contraires pour comprendre l’autre, qui comprenne et connaisse les deux contraires à la fois. » — Cette cause se connaît elle-même, elle est en acte. Les commentateurs les plus autorisés ont pensé qu’il s’agit ici de l’intelligence divine se pensant elle-même, éternellement en acte, et séparée de ce monde qu’elle gouverne en l’attirant à soi. Je n’affirme pas que cette interprétation soit fausse ; car elle a pour elle le livre ΧII de la Métaphysique et tout ce qu’Aristote y dit de la pensée de la pensée. Mais je crois cependant que tout ce passage pourrait recevoir une explication plus simple, et se rapporter en entier à l’intelligence humaine ; car, elle aussi, peut se penser en l’absence de tout autre objet qu’elle, comme on l’a vu plus haut, ch. 4, § 10. Il a été dit, en outre, dans le § 1 de ce même chapitre 4, que l’intelligence peut être comprise comme séparée, si ce n’est matériellement, du moins rationnellement. Il n’y aurait donc pas besoin de recourir à la théorie d’Aristote sur la pensée divine, théorie que rien ne prépare, et qui dans ce passage peut paraître assez déplacée.</ref>. De plus, il faut que ce qui connaît soit en puissance la chose connue, et que l’un des contraires soit en lui. Mais s’il y a quelqu’une des causes qui n’ait plus besoin de contraire, cette cause se connaît elle-même ; elle est en acte et séparée, § 7[199]. L’assertion qui énonce une chose d’une autre chose, de même que l’affirmation, est toujours ou vraie ou fausse. Mais l’intelligence n’est pas toujours vraie : elle est vraie quand elle juge ce qu’est la chose d’après l’essence même de la chose ; elle peut ne pas l’être, quand elle attribue telle chose à telle autre chose. Mais de même qu’il est toujours vrai qu’on voit la chose propre de la vue, et que c’est seulement quand on ajoute que cette chose blanche est ou n’est pas un homme, qu’on peut n’être pas toujours dans le vrai ; de même, on voit toujours ainsi la vérité pour toutes les choses qui sont sans matière.


{{t3| CHAPITRE VII.}}

Dans l’Intelligence l’acte précède la puissance.


L’Intelligence en recherchant ou en fuyant les choses les affirme on les nie, comme la sensation et comme la parole. — Pour elle, les images sont ce que les sensations sont à la sensibilité. — Pour elle, le vrai et le faux sont le bien et le mal.


De la faculté d’abstraire que possédé l’Intelligence ; manière dont elle s’exerce dans les mathématiques.


§ 1<ref>Aucun commentateur n’a réussi à montrer comment ce chapitre se lie à ce qui précède. Nous y trouverons des répétitions, et, de plus, un peu de désordre dans les pensées. Thémistius s’est abstenu d’en paraphraser le début, dont il ne pouvait sans doute comprendre le rapport avec les théories antérieures. Simplicius et Philopon ont laissé voir, dans leurs commentaires, que la suite des idées leur semblait peu satisfaisante. Les Coïmbrois, d’après saint Thomas, paraissent croire que ce sont seulement des éclaircissements nouveaux que donne Aristote sur le système exposé plus haut. Pacius suppose qu’il s’agit d’une comparaison entre l’intelligence pratique et l’intelligence spéculative. Quoi qu’il en soit, je trouve, avec M. Trendelenbourg, que tout ce chapitre est décousu, et que les différentes parties dont il se compose ont entre elles peu de connexion. — La science en acte est identique. Simplicius a signalé avec raison cette répétition ; voir plus haut, ch. 5, § 2. — Dans un seul et même individu. Le texte dit simplement : « dans un seul. » Mais il ne peut pas y avoir de doute sur le sens tel que l’ont unanimement adopté tous les commentateurs. — Tout ce qui se produit, tout ce qui arrive. — D’un être qui existe en toute réalité. Et pour la science en particulier, ou elle vient d’un mettre qui la possède et la transmet à un disciple, ou elle vient d’un être qui l’a d’abord acquise et qui l’applique ensuite. — La sensibilité, qui n’est d’abord qu’en puissance. Voir plus haut, liv. II, ch. 12, § 1, et surtout le ch. 5, § 2, où toute cette théorie de la sensibilité en acte est longuement exposée. — Elle ne souffre rien. Malgré quelque contradiction apparente, c’est bien toujours la même pensée qui a été développée au liv. II, ch. 5, § 3 et suiv. — Avons-nous dit. J’ai voulu rendre, en ajoutant ces mots, la force de l’Imparfait qui est dans le texte. Ceci peut être pris pour une allusion à la Physique, ou à ce qui a été dit ci-dessus, liv. II, ch. 5, § 3. — De ce qui est accompli, et n’a plus besoin, par conséquent, du mouvement pour arriver à sa fin, à sa perfection.</ref>. La science en acte est identique à la chose qui est sue. Mais la science qui n’est qu’en puissance est antérieure dans le temps, pour un seul et même individu. Absolument parlant, elle n’est point antérieure chronologiquement ; car tout ce qui se produit vient toujours d’un être qui existe en toute réalité, en entéléchie. Or, l’objet sensible paraît mettre en acte la sensibilité, qui n’est d’abord qu’en puissance. Elle ne souffre rien et n’est point altérée. Et voilà pourquoi c’est ici une autre espèce de mouvement ; car le mouvement est, avons-nous dit, l’acte de l’incomplet ; mais l’acte pris absolument est tout différent : c’est l’acte de ce qui est accompli. § 2[200]. Ainsi donc, sentir les choses ressemble à les dire ou les penser simplement. Mais quand la chose est agréable ou pénible, c’est une sorte d’affirmation, ou de négation que fait l’âme en la poursuivant ou en la fuyant ; et avoir du plaisir ou de la douleur, c’est, pour la moyenne sensible, agir à l’égard du bien ou du mal, en tant que les choses sont l’un ou l’autre. La haine en acte pour l’un, et le désir en acte pour l’autre, ne sont que la douleur et le plaisir ; le principe qui, dans l’âme, désire, et celui qui hait, ne sont pas différents entre eux, pas plus qu’ils ne le sont du principe qui sent ; la façon d’être est seule diverse. § 3[201]. Quant à l’âme intelligente, les images remplissent pour elle le rôle des sensations. Dès qu’elle affirme ou qu’elle nie que la chose est bien ou mal, elle la recherche ou la fuit. Voilà pourquoi cette âme ne pense jamais sans images ; et c’est ainsi que l’air modifie la pupille de telle ou telle façon, et que la pupille modifie une autre chose, de même que c’est ainsi encore que les choses se passent pour l’ouïe. Mais le terme dernier est un ; c’est une moyenne unique, qui seulement peut avoir plusieurs façons d’être.

§ 4<ref>M. Trendelenbourg trouve avec raison que ce paragraphe interrompt le fil des idées et s’éloigne du sujet. Thémistius ne le commente pas. Simplicius reconnaît qu’il est obscur et trop concis. Je ne me flatte pas de l’avoir éclairci : j’ai dû prendre parti dans ma traduction ; mais, malgré tous mes efforts, le sens reste toujours très douteux et très embarrassé. L’emploi des formules littérales n’apporte aucun secours. — On a déjà dit plus haut. Voir chap. 2, § 10. Seulement, dans cet autre passage, au lieu du chaud qui est cité ici, c’est le blanc dont il s’agit : cette diversité n’a aucune importance. — Elle est. J’ai fait rapporter ceci à l’âme, tandis que le texte est tout-à-fait indéterminé. — Par elle-même. J’ai ajouté ces mots que la force du mot grec me semble autoriser. — En tant que limite. Le sens commun est une sorte de point central, de limite où viennent se confondre les sensations diverses : de même l’intelligence est la limite où viennent se réunir les diverses images. — De part et d’autre, c’est la même chose. Le texte dit : « ces choses sont une. » « De part et d’autre » doit s’entendre du sens commun et de l’intelligence. — L’âme et la limite. Le texte donne simplement un verbe sans sujet. — L’intelligence est aux images. J’ai ajouté tout ceci. — Toutà-fait ce que… les sensations diverses. Ceci est une paraphrase et non une traduction ; mais j’ai cru devoir faire ce sacrifice à la nécessité d’être clair. — La différence de rechercher. La pensée dans le texte n’est pas très complète ; il faut ajouter : « ou de rechercher comment l’âme distingue les choses de genre différent, » comme le doux et le chaud, dont le premier appartient au sens du goût, tandis que le second appartient au sens du toucher. — Ou qui sont contraires. Les contraires sont en général dans un seul et même genre, à moins qu’ils ne forment des genres contraires. — Et que C soit à D. Il faut entendre que C est pour l’intelligence l’image du blanc, et que D est l’image du noir ; de même que A et B sont pour le sens commun la sensation de l’un et de l’autre. — Il y a ici réciprocité. Les images sont à l’intelligence comme les sensations sont au sens commun. — À un seul objet, une seule chose, à l’intelligence. — Y sont A, B, tout comme A B sont au sens commun. — La façon d’être. Voir plus haut la fin du § 2. — Le raisonnement ne change point, répétition de ce qui a été dit quelques lignes plus haut : « où est d’ailleurs la différence, etc. » — Si A est le doux et que B soit le blanc, c’est-à-dire si les sensations et les images, au lieu d’être du même genre, sont de genres différents.</ref>. On a déjà dit plus haut comment l’âme distingue la différence du doux et du chaud ; il faut encore l’expliquer ici. Elle est quelque chose d’un par elle-même, et elle l’est aussi en tant que limite. De part et d’autre, c’est la même chose, par la proportion et par le rapport numérique que l’âme et la limite soutiennent avec l’un et l’autre terme. L’intelligence est aux images, tout-à-fait ce que le sens commun est aux sensations diverses qu’il réunit. Où est d’ailleurs la différence de rechercher, comment l’âme distingue les choses qui sont dans un même genre, ou qui sont contraires, telles que le blanc et le noir ? Soit en effet À le blanc en rapport avec le noir ; et que C soit à D comme l’un et l’autre sont entre eux. Ainsi il y a ici réciprocité ; si C, D sont à un seul objet, ils y seront tout comme y sont A, B. C’est une même et seule chose, bien que la façon d’être ne soit pas identique ; et de même aussi dans ce cas, le raisonnement ne change point, si A est le doux et que B soit le blanc. § 5<ref>Ainsi donc. Cette forme de langage semble justifier l’interprétation qui a été généralement donnée du paragraphe précédent. — Pense. Le mot du texte vient ici du même radical dont est tiré le mot qui exprime : « l’âme intelligente. » Je n’ai pu conserver cette analogie. — Les formes, que perçoit directement la sensibilité. Voir plus haut, liv. II, chap. 12, § 1. — Ce n’est pas de la sensation. Le texte dit : « en dehors de la sensation, » ou de la sensibilité. — Quand, sentant. Voici le premier degré : l’âme sent par un sens spécial, lequel est ici le toucher, que le flambeau est en feu. — Voyant, par le sens qui est commun. Second degré, car c’est le sens commun qui peut seul faire connaître le mouvement. Voir plus haut, liv. II, chap. 6, § 3. — L’âme comprend. Troisième degré, où il s’agit, non plus de sensation, mais d’intelligence. — Qu’il y a danger. C’est là évidemment le sens du mot grec, qui signifie précisément : « ennemi, » et que Philopon a très singulièrement interprété. Il veut qu’il s’agisse ici des signaux qui avertissent de l’approche de l’ennemi. Aristote, comme le prouve le début du paragraphe, veut dire seulement que le flambeau qui peut brûler est un ennemi qu’il convient de fuir, et que l’intelligence se détermine à éviter.</ref>. Ainsi donc, l’âme intelligente pense les formes dans les images qu’elle perçoit ; et c’est en quelque sorte en elles que se détermine pour l’âme ce qu’il faut rechercher ou fuir. Ce n’est pas de la sensation que lui vient le mouvement, alors quelle s’applique aux images ; comme, par exemple, quand, sentant que le flambeau est en feu, et voyant, par le sens qui est commun, que le flambeau est en mouvement, l’âme comprend qu’il y a danger. § 6[202]. Parfois aussi, d’après les images et les pensées qui sont dans l’âme, l’intelligence calcule et dispose l’avenir par rapport au présent, tout comme si elle voyait les choses. En outre, quand elle se dit que la chose actuelle est agréable ou pénible, elle la fuit ou la recherche actuellement ; et, d’une manière générale, elle se met en action. Et pour parler de choses où il n’y a plus d’action, le vrai et le faux sont dans le même genre que le bien et le mal. Mais il y a cette différence que le vrai et le faux sont absolus, et que le bien et le mal sont relatifs. § 7[203]. Quant aux choses dites abstraites, l’intelligence les pense de la même manière quelle pense le camus ? en tant que camus, elle ne le pense pas séparément du nez ; mais en tant que courbe, si elle le pense en acte, elle peut le penser indépendamment de la chair dans laquelle est cette courbure. C’est ainsi qu’elle pense, comme séparés des corps, les êtres mathématiques qui ne le sont pas cependant lorsqu’elle les pense.

§ 8<ref>L’intelligence en acte est les choses. La phrase n’est pas très correcte, mais l’incorrection est la même en grec. C’est la répétition de ce qui a été dit plus haut, ch. 4, § 3, bien que ceci ne semble guère résumer ce qui précède dans tout ce chapitre. — Nous verrons plus tard. Sans doute dans la Métaphysique, comme l’ont pensé les Coïmbrois. Les commentateurs grecs n’en ont rien dit, non plus qu’Albert et saint Thomas.

On peut voir, dans Averroès et dans Albert-le-Grand, toutes les discussions qu’ont soulevées diverses parties de cette théorie sur l’intelligence.</ref>. En résumé, l’intelligence en acte est les choses quand elles les pense. Nous verrons plus tard s’il est ou non possible que sans être elle-même séparée de l’étendue, elle pense quelque chose qui en soit séparé.


CHAPITRE VIII.

Récapitulation de la théorie générale de l’âme sensible et intelligente.


L’âme est, en un certain sens, ce qui est ; tout ce qui est étendu et sensible. Nature de l’intelligible et de l’abstrait.


Rôle de la sensation ; rôle de l’imagination. Sans les images, l’intelligence ne pourrait penser.


§ 1<ref> En récapitulant. Simplicius trouve avec raison que ce n’est pas, à vrai dire, un résumé de ce qui précède que fait ici Aristote. Il reprend les points principaux de toutes les théories, soit qu’elles lui appartiennent à lui-même, soit qu’elles viennent d’autres philosophes. — Nous répéterons. M. Trendelenbourg croit qu’il s’agit des théories exposées plus haut dans le liv. I, et qui sont celles des anciens. Saint Thomas a fait remarquer qu’Aristote, dans ce paragraphe, adopte en partie l’opinion de ses prédécesseurs, et qu’en partie il la réfute dans le paragraphe suivant. Cette distinction est vraie ; et Simplicius, pour ne pas l’avoir faite, semble avoir cru qu’Aristote se contredit dans ce chapitre, en soutenant lui-même l’opinion d’Empédocle, qu’il a réfutée plus haut, liv. I, ch. 2, § 6. — En quelque sorte. Cette restriction marque bien comment Aristote se sépare de ses prédécesseurs. — En quelque façon. Même remarque. Sans vouloir faire ici un rapprochement forcé, on peut dire que Reid, si opposé d’ailleurs au système d’Aristote, a souvent exprimé des pensées analogues quand il a dit : « la perception est la chose signifiée. » Essai sur les facultés de l’Esprit hum., essai 2, ch. 16, p. 270 et passim, trad. de Jouffroy.</ref>. Maintenant, en récapitulant ce qui a été dit de l’âme, nous répéterons que l’âme est en quelque sorte toutes les choses qui sont. En effet, les choses sont ou sensibles ou intelligibles, et la science est en quelque façon les choses qu’elle sait, de même que la sensation est les choses sensibles. § 2<ref>C’est ce qu’il faut rechercher. Aristote explique en quel sens il adopte le principe posé par les anciens philosophes. — Et le voici. Le texte dit simplement : « ainsi donc, etc. » — Selon. Le texte dit : « dans. » — Celle qui est en puissance. Quand la sensation ou l’intelligence ne sont qu’en puissance, elles ne sentent ni ne comprennent point réellement les choses ; les choses, par conséquent, en tant que sensibles et intelligibles, ne sont alors aussi qu’en puissance. — En toute réalité. C’est la paraphrase du mot qui suit ; voir plus haut, liv. I, ch. 1, § 3 et liv. II, ch. 1, § 2. — Sont en puissance les objets mêmes. C’est là la leçon vulgaire. Celle qu’adopte l’éd. de Berlin ne s’accorde pas aussi bien avec le contexte. « Sont la même chose en puissance. » — Ou seulement de leurs formes. Voilà la restriction propre au Péripatétisme ; elle le distingue des systèmes antérieurs qu’il justifie en les développant et en les expliquant. — Car ce n’est pas la pierre, comme pourrait le faire croire la théorie d’Empédocle et des autres ; voir plus haut, liv. I, ch. 2, § 6. — — Est comme la main. Voir une expression analogue, Problèmes, section 30, prob. 5, p. 955, b, 22, éd. de Berlin. — Est la forme des formes. M. Trendelenbourg trouve avec raison que celle expression est obscure. Voilà la première fois qu’Aristote dit de l’intelligence qu’elle est une forme. Il faut sans doute comprendre que l’intelligence est aux formes sensibles que reçoit la sensibilité, ce que la sensibilité elle-même est aux objets sensibles dont elle ne reçoit que la forme. Ce qui suit semble justifier cette explication.</ref>. Comment cela est-il possible, c’est ce qu’il faut rechercher, et le voici : la science et la sensation sont divisées, selon les choses mêmes qu’elles embrassent : celle qui est en puissance, selon les choses en puissance ; celle qui est en toute réalité, en entéléchie, selon les choses en entéléchie. Le principe qui sent et le principe qui sait dans l’âme sont en puissance les objets mêmes : ici, l’objet qui est su, et là, l’objet qui est senti. Mais nécessairement, ou il s’agit ici des objets eux-mêmes, ou seulement de leurs formes ; et ce ne sont certainement pas les objets ; car ce n’est pas la pierre qui est dans l’âme, c’est seulement sa forme. Ainsi donc, l’âme est comme la main : si la main est l’instrument des instruments, l’intelligence est la forme des formes ; et la sensation est la forme des choses sensibles. § 3<ref>Comme nous le paraissent les choses sensibles. C’est là le sens que donne formellement Simplicius. La ponctuation adoptée par M. Trendelenbourg en donnerait un autre : « Comme il n’y a, ce semble, aucune chose séparée en dehors des étendues sensibles. » Cette leçon est moins d’accord avec le système entier d’Aristote, qui ne peut employer une restriction dubitative pour une théorie qu’il a toujours soutenue sans hésitation, et qu’il a opposée constamment à la théorie de son maître sur les Idées. — Il faut admettre… sont dans les formes sensibles. Ceci contredit, comme on voit, le sens nouveau que M. Trendelenbourg voudrait donner à la phrase précédente. — Les choses abstraites, les notions mathématiques ; voir plus haut, ch. 4, § 12, à la fin. — L’être, s’il ne sentait pas… M. Trendelenbourg fait remarquer que c’est peut être de là qu’on a tiré le fameux axiome trop souvent prêté au Péripatétisme, bien qu’il ne lui appartienne pas : mais il ajoute avec raison que la suite fait bien voir dans quelles limites Aristote resserre ce principe. — Il faut qu’il conçoive aussi quelque image. Ceci complète l’expression employée plus haut, § 2 : « la forme des formes. » — Des espèces de sensations. Voir plus haut, ch. 7, § 3. — Une combinaison de pensées. Et cette combinaison n’appartient qu’à l’entendement ; voir plus haut, ch. 6, § 1. — Des pensées premières. D’après Philopon, ceci indiquerait les catégories, où les notions isolées les unes des autres n’impliquent ni vérité ni erreur. Selon saint Thomas, ce qu’Aristote appelle ici « les premières pensées, » c’est ce qu’il a appelé plus haut, ch. 6, § 1, les notions « des indivisibles. » Pacius, sans se référer aussi directement à ce qui précède croit qu’il s’agit des intelligibles simples. Au fond, toutes ces opinions sont identiques. Les pensées premières de l’intelligence sont postérieures chronologiquement aux images, puisque les images leur sont indispensables ; mais en essence elles leur sont supérieures, autant que l’intelligence est supérieure à l’imagination et à la sensibilité. — Ici se termine la théorie de l’intelligence. Après avoir traité de la nutrition, de la sensibilité et de l’intelligence, il ne reste plus pour compléter les études indiquées ci-dessus, liv. II, ch. 2, § II, qu’à traiter de la locomotion. Les trois chapitres qui vont suivre seront consacrés à ce nouveau sujet. Les Coïmbrois remarquent avec raison qu’Aristote a bien fait de ne parler de la locomotion qu’après la sensibilité et l’intelligence, parce que le mouvement dans l’animal est toujours déterminé par quelque notion de l’entendement ou des sens.</ref>. Mais comme il n’y a, en dehors des choses étendues, rien qui soit séparé comme nous le paraissent les choses sensibles, il faut admettre que les choses intelligibles sont dans les formes sensibles, comme y sont et les choses abstraites, et tout ce qui est ou qualité ou modification des choses sensibles. Et voilà pourquoi l’être, s’il ne sentait pas, ne pourrait absolument ni rien savoir ni rien comprendre ; mais quand il conçoit quelque chose, il faut qu’il conçoive aussi quelque image, parce que les images sont des espèces de sensations, mais des sensations sans matière. D’ailleurs, l’imagination est autre chose que l’affirmation et la négation ; car le vrai, ou le faux, n’est qu’une combinaison de pensées. Mais en quoi consistera la différence des pensées premières de l’intelligence ? et qui les empêchera de se confondre avec les images ? Certes elles ne sont pas elles aussi des images ; mais sans les images, elles ne seraient pas.


{{t3| CHAPITRE IX.}}

Théorie de la locomotion.


Critique préliminaire de la division reçue des facultés de l’âme.


La cause de la locomotion dans l’animal ne peut être ni la nutrition, ni la sensibilité, ni la raison, ni l’intelligence, ni même l’appétit et le désir tout seul


§ 1[204]. Puisque l’âme, dans les animaux, se distingue par deux facultés, l’une, le jugement, qui est l’œuvre de la pensée et de la sensation, et l’autre, la locomotion dont l’âme est douée, bornons-nous à ce que nous avons dit sur l’intelligence et la sensation, et voyons maintenant pour le principe moteur quelle partie de l’âme il peut être. En est-ce une partie distincte et séparée, soit matériellement, soit seulement en raison ? Ou bien est-ce l’âme tout entière qui produit le mouvement ? Ou, si ce n’en est qu’une partie, cette partie est-elle spéciale, et doit-on l’ajouter à toutes celles qu’on y reconnaît ordinairement, et que nous y avons reconnues ? Ou bien enfin est-ce quelqu’une de celles-là ?

§ 2[205]. Mais il y a tout d’abord cette difficulté de savoir comment on peut dire que l’âme a des parties et combien elle en a. En un sens, il semble que le nombre en soit infini, et qu’elles ne soient pas seulement celles que des auteurs déterminent : la partie raisonnante, la partie affective et la partie passionnée ; ou, selon d’autres, la partie raisonnable et la partie irraisonnable. Même en suivant les différences qui ont servi à établir ces divisions, on trouverait encore d’autres parties qui sont entre elles à une plus grande distance que toutes celles dont on vient de parler. Et c’est, par exemple, la nutrition, qui appartient aux plantes et à tous les animaux sans exception, et la sensibilité, qu’on ne pourrait pas aisément classer ni comme raisonnable, ni comme privée de raison. § 3[206]. Vient ensuite l’imagination, qui, par sa façon d’être, diffère de toutes les autres. Mais à laquelle de ces parties est-elle identique ou dissemblable ? c’est ce qui présente les plus grandes difficultés, si l’on admet que les parties de l’âme soient séparées. Vient en outre la partie des appétits qui, soit aux yeux de la raison, soit par sa puissance propre, paraît être entièrement différente de toutes les autres. Mais il est absurde de l’isoler du reste. C’est qu’en effet la volonté se retrouve aussi dans la partie qui raisonne ; le désir et la passion se retrouvent également dans la partie dénuée de raison ; et si l’âme est ces trois choses, l’appétit se trouvera lui aussi dans chacune d’elles.

§ 4[207]. Mais pour en revenir à ce qui doit nous occuper ici, qu’est-ce que c’est que le principe qui meut l’animal dans l’espace ? Quant au mouvement d’accroissement et de destruction qui appartient à tous les animaux, il semble que ce qui le leur donne, ce sont ces principes qui leur appartiennent également à tous, la génération et la nutrition. Nous parlerons plus tard de la respiration et de l’expiration, du sommeil et de la veille, sujets qui offrent aussi bien des difficultés.

§ 5[208]. Mais, pour la locomotion, il faut étudier ici la cause qui donne à l’animal le mouvement de la marche.

Il est de toute évidence que ce n’est pas la puissance nutritive ; car ce mouvement de la marche à toujours lieu en vue de quelque but, et il est toujours accompagné d’imagination et de désir ; et nul être, s’il n’a désir ou crainte, ne se meut, si ce n’est par une force étrangère. Les plantes elles-mêmes seraient mobiles, et elles auraient aussi quelque organe pour ce genre de mouvement.

§ 6[209]. Ce ne peut pas être davantage la sensibilité qui meuve l’animal. En effet, il y a beaucoup d’animaux qui ont la sensation, mais qui n’en restent pas moins en place et y demeurent constamment immobiles. Or, si la nature ne fait jamais rien en vain, jamais non plus elle ne néglige rien de ce qui est nécessaire, si ce n’est dans les êtres avortés et incomplets. Mais les animaux dont il s’agit ici sont très complets ; ils ne sont pas du tout avortés, et la preuve, c’est qu’ils se reproduisent, qu’ils se développent et qu’ils meurent ; et ainsi, ils pourraient fort bien avoir les organes de la marche.

§ 7[210]. Ce n’est pas davantage la partie raisonnable, ni ce qu’on appelle l’intelligence, qui meut les animaux. L’intelligence spéculative ne pense pas du tout les choses qui sont à faire ; elle ne dit rien ni de ce qu’il faut fuir ni de ce qu’il faut rechercher, tandis que le mouvement vient toujours d’un être qui fuit ou qui recherche quelque chose. Bien plus, lors même que l’intelligence conçoit un objet de ce genre, ce n’est pas elle qui peut ordonner à l’être de le fuir ou de le rechercher ; et, par exemple, souvent en pensant à un objet effrayant ou agréable, elle n’ordonne pas de le craindre. Mais c’est le cœur, si l’objet est agréable, qui se met en mouvement ; et c’est là une tout autre partie de l’âme. § 8[211]. Ajoutez que l’intelligence a beau donner ses ordres, la pensée a beau dire qu’il faut fuir ou rechercher telle chose, l’être cependant ne se meut point ; mais il n’agit que suivant sa passion, comme l’intempérant qui ne sait point se dominer. Et en général, c’est ainsi qu’on voit celui qui sait l’art de guérir ne pas guérir toujours, comme si c’était quelque autre chose qui fût maître d’agir suivant les préceptes de la science, et que ce ne fût pas la science elle-même qui sût agir ainsi.

Enfin, ce n’est pas même l’appétit qui est le maître absolu de ce mouvement de locomotion ; car les gens tempérants ont beau sentir des appétits et des désirs, ils ne font pas ce dont ils ont appétit ; ils ne suivent que leur intelligence.


CHAPITRE X.

Le principe moteur dans l’animal, c’est l’appétit ; et l’appétit, pris dans toute son étendue, comprend la volonté et l’intelligence elles-mêmes ; mais l’appétit est lui-même mis en jeu par l’objet qui le provoque. L’objet de l’appétit est donc, en dernière analyse, le moteur premier, le moteur qui, immobile lui-même, détermine tout le reste du mouvement.


§ 1[212]. Voilà donc les deux principes qui semblent être les moteurs dans l’animal : c’est ou l’appétit, ou l’intelligence, si l’on admet toutefois qu’on puisse regarder l’imagination comme une sorte de pensée intellectuelle ; car la science n’est pas la seule conséquence qu’ait l’imagination ; et dans les animaux autres que l’homme, s’il n’y a ni l’intelligence, ni le raisonnement, il y a du moins l’imagination. Ainsi donc, les deux causes de la locomotion, ce sont l’intelligence et l’appétit. § 2[213]. Et j’entends ici l’intelligence qui calcule, en vue de quelque but, l’intelligence pratique ; elle diffère de l’intelligence spéculative par la fin qu’elle se propose. Tout appétit tend à quelque objet ; et la chose dont il y a appétit devient précisément le principe de l’intelligence pratique : le but final est le principe de l’action. C’est donc, ce semble, avec bien de la raison qu’on peut regarder ces deux facultés, l’appétit et la pensée pratique, comme les causes de la locomotion. L’objet désiré produit le mouvement ; et par là, la pensée aussi le produit, parce que c’est l’objet désiré qui est son principe. § 3[214]. L’imagination, même quand elle meut l’animal, ne le meut pas sans l’appétit. Ainsi donc, c’est l’objet de l’appétit qui seul est ce qui détermine le mouvement ; car s’il y avait deux causes de mouvement, l’intelligence et l’appétit, elles produiraient toutes deux le mouvement selon une forme commune. Mais, loin de là, l’intelligence, dans l’état actuel des choses, ne semble pas pouvoir déterminer le mouvement sans l’appétit, car la volonté aussi est un appétit ; et quand l’être se meut par suite d’un raisonnement, c’est encore avec la volonté qu’il se meut, l’appétit, au contraire, le meut souvent contre le raisonnement ; car le désir n’est qu’une sorte d’appétit.

§ 4[215]. L’intelligence est donc toujours juste ; mais l’appétit et l’imagination peuvent être tantôt justes et tantôt ne l’être pas. Ainsi, c’est toujours l’objet de l’appétit qui provoque le mouvement ; et c’est ou un bien réel ou un bien apparent ; ce n’est pas le bien dans toute sa généralité, mais c’est le bien qui est à faire : et à faire, signifie ce qui pourrait aussi être autrement qu’il n’est.

§ 5[216]. Il est donc évident que c’est cette faculté de l’âme qu’on nomme l’appétit, qui est la cause du mouvement. Mais quand l’on divise l’âme en parties, si c’est d’après ses facultés qu’on la divise et la sépare, on en distingue alors un grand nombre : nutritive, sensible, intelligente, volontaire, appétitive ; et toutes ces parties diffèrent plus entre elles que la partie affective et la partie passionnée.

§ 6[217]. Les appétits peuvent être contraires les uns aux autres ; et cette opposition se manifeste quand la raison et la passion se combattent ; mais elle ne peut se produire que dans des êtres qui ont le sentiment du temps. L’intelligence commande de résister à cause du résultat futur ; mais le désir commande par le besoin d’être satisfait sur-le-champ. L’objet qui est actuellement agréable paraît être absolument agréable, absolument bon, parce que l’être ne prévoit pas ce qui doit suivre. Spécifiquement, le principe qui meut serait donc unique : c’est la partie appétitive de l’âme, en tant qu’appétitive. Mais le premier de tous les moteurs n’en est pas moins l’objet que poursuit l’appétit ; car sans être mû lui-même, il meut, parce qu’il est conçu par l’intelligence ou qu’il est imaginé. Mais numériquement, les moteurs peuvent être multiples. § 7[218]. Il faut ici distinguer trois termes : le moteur d’abord ; le second, ce par quoi il meut ; et le troisième enfin, le mobile. Mais le moteur peut être de deux façons : soit immobile, soit moteur et mû tout à la fois. Le moteur immobile, c’est le bien qui est à faire ; le moteur tout à la fois moteur et mû, c’est l’appétit ; car ce qui appelé est mû en tant qu’il appète, et l’appétition est une sorte de mouvement en tant qu’elle est acte. D’autre part, le mobile, c’est l’animal ; et l’instrument par lequel l’appétit communique le mouvement étant un instrument tout corporel, c’est dans les fonctions communes du corps et de l’âme qu’il convient de l’étudier. § 8<ref>Est comme un gond. Les mêmes idées sont développées dans le Traité du Mouvement des animaux, ch. 1, p. 698, a, 15, et dans le Traité de la Marche des animaux, ch. 12, p. 711, a, 11, éd. de Berlin. — La mortaise et le tenon. Le texte dit : « le raccourci et le creux. » Peut-être vaudrait-il mieux prendre des expressions moins techniques, et par conséquent plus générales, que celles que j’ai adoptées. — Tous les mouvements. Le texte est moins précis ; mais cette pensée se retrouve identiquement et sous cette forme générale dans le Traité de la Marche des animaux, ch. 2, p. 704, b, 23. — En réalité. Mot à mot : « en grandeur. » — Impulsion et traction. Il est difficile de trouver des mots plus convenables pour rendre ceux du texte.</ref>. Mais ici, pour exprimer tout en un mot, on peut dire que le moteur organique, celui où une même chose se trouve à la fois principe et fin, est comme un gond. Dans un gond, la mortaise et le tenon se trouvent être, l’un la fin et l’autre le principe. Voilà pourquoi l’un reste en repos et l’autre est en mouvement. Rationnellement, ce sont deux pièces différentes, mais elles sont indivisibles en réalité ; car tous les mouvements ont lieu par impulsion et traction ; et il faut qu’il y ait toujours quelque point qui demeure en place, comme le centre dans le cercle, et que ce soit de là que parte tout le mouvement.

§ 9[219]. En résumé donc, comme on l’a déjà dit, c’est en tant que l’animal est susceptible d’appétit qu’il se meut lui-même. Il ne peut pas être susceptible d’appétit sans imagination ; or toute imagination est ou raisonnable ou sensible ; et c’est ainsi que les autres animaux ont l’imagination tout aussi bien que l’homme.


CHAPITRE XI.

Dans les animaux inférieurs, le mouvement est encore produit par la même cause ; mais c’est la partie la plus infime de l’imagination qui chez eux le détermine.


Rôle de la volonté et de la raison.


§ 1[220]. Il faut étudier aussi, pour les animaux imparfaits, quel est le moteur qui les anime. Et par exemple, pour ceux qui n’ont pas d’autre sens que le toucher, peuvent-ils ou ne peuvent-ils pas avoir l’imagination et le désir ? Il paraît bien qu’ils éprouvent douleur et plaisir ; et si ces deux sentiments existent en eux, il faut nécessairement aussi qu’il y ait désir. Mais comment l’imagination pourrait-elle être dans ces animaux ? On doit répondre que de même qu’ils sont mus d’une manière tout indéterminée, de même ces sensations sont en eux, c’est-à-dire y sont indéterminément.

§ 2<ref>Comme je l’ai dit, à la fin du chapitre précédent, § 9. — Dans les autres animaux, dans les animaux autres que l’homme. — L’imagination qui va jusqu’à la volonté, ou à la délibération. Aristote a nommé cette Imagination, raisonnable ou raisonnante, chap. 10, § 9, en l’opposant, comme ici, à l’imagination sensible. — À une mesure unique, qui est le parti le meilleur à prendre, comme le dit la phrase suivante. — Le meilleur, mot à mot, le « plus grand ; » et cette expression du texte se rapporte mieux à l’idée de mesure que celle de la traduction ; mais l’idée de meilleur est ici plus claire, si elle est moins logique. — L’être raisonnable. Le texte ne donne aucun sujet. — Les animaux inférieurs. Même remarque. — La faculté d’opinion, s’ils ne délibèrent pas, comme l’homme le fait. — Du raisonnement, mot à mot : « du syllogisme. » — Tandis que l’imagination douée de volonté la possède. Le texte dit simplement : « Celle-ci (possède) celle-là. »</ref>. Ainsi, l’imagination sensible se trouve, comme je l’ai dit, dans les autres animaux. Mais l’imagination qui va jusqu’à la volonté se trouve exclusivement dans les animaux doués de raison. Faut-il faire telle ou telle chose ? c’est là une pure affaire de raisonnement ; et l’être doit nécessairement ici rapporter tout à une mesure unique ; car il poursuit le meilleur ; et c’est ainsi que l’être raisonnable peut réduire à l’unité plusieurs images diverses. Si d’ailleurs les animaux inférieurs paraissent ne pas avoir la faculté d’opinion, c’est qu’ils n’ont pas cette opinion qui vient du raisonnement, tandis que l’imagination douée de volonté la possède. § 3<ref>La volonté qui délibère. J’ai paraphrasé le texte. — Et c’est comme une balle renvoyée de l’un à l’autre. Le texte dit simplement : « comme une balle » ou une sphère. Le sens que j’ai adopte est celui qu’adopte également Simplicius. D’autres commentateurs, Thémistius en tête, ont cru qu’il s’agissait ici des sphères célestes, parmi lesquelles la sphère supérieure entraîne dans son mouvement la sphère inférieure qui dépend d’elle. La raison entraînerait ainsi l’appétit, parce qu’elle lui serait supérieure. M. Trendelenbourg adopte ce sens, et le trouve fort préférable à tout autre. J’avoue que je suis d’un avis tout opposé ; ce qui m’y détermine, c’est l’expression tout-à-fait analogue du livre II, chap. 8, § 4 ; et, bien que la comparaison dont se sert Aristote ne soit peut-être pas fort exacte, elle me paraît très naturelle et très claire. Cette interprétation, je dois le dire, a de plus contre elle saint Thomas et les Coïmhrois. — Enfin l’appétit. J’ai adopté ici la légère correction que propose M. Trendelenbourg. — L’appétit meut l’appétit, c’est-à-dire que l’appétit s’excite lui-même en se satisfaisant outre mesure, comme dans les hommes qui se laissent aller à l’intempérance. — La partie supérieure. L’épithète est un peu vague ; mais c’est la reproduction exacte du texte. Aristote veut dire sans doute que c’est de la partie qui l’emporte sur l’autre que vient le mouvement, soit dans le sens de la raison, soit dans le sens de l’appétit. — En ces trois directions diverses. Il me semble que ceci se rapporte bien aux trois mouvements qu’Aristote vient d’énumérer : 1° le mouvement que la raison donne à l’appétit ; 2° le mouvement que l’appétit impose à la raison ; 3° le mouvement désordonné que l’appétit donne à l’appétit. Les commentateurs, qui ont appliqué la comparaison de ce paragraphe aux sphères célestes, veulent retrouver ici, pour être conséquents, les trois mouvements dont, suivant eux, les sphères célestes sont animées.</ref>. Ainsi, l’appétit n’a pas la volonté qui délibère. Mais parfois il l’emporte sur la volonté et la met en mouvement. Parfois aussi, c’est la volonté qui l’emporte sur l’appétit ; et c’est comme une balle renvoyée de l’un à l’autre. Enfin, l’appétit meut l’appétit, et c’est le cas de l’intempérance. Mais c’est toujours la partie supérieure qui naturellement est la plus dominatrice ; et elle produit le mouvement, qui peut d’ailleurs se partager ainsi en ces trois directions diverses. § 4[221]. D’un autre côté, la partie de l’âme qui sait n’est pas mise en mouvement ; elle demeure en place. Mais puisque l’on doit distinguer la conception de l’universel ou raison, de la conception du particulier ; et, par exemple, la première dit que tel être doit faire telle chose, et l’autre que cette chose, cette chose actuelle, est telle chose, et que moi, par exemple, je suis de telle façon ; c’est la conception particulière qui meut, ce n’est pas la conception universelle. Ou bien si l’on admet que ce sont les deux qui peuvent causer le mouvement, l’une du moins doit être considérée comme restant plutôt en repos, et l’autre comme n’y restant pas.


CHAPITRE XII.

Retour sur la répartition des facultés de l’âme parmi les êtres. La nutrition appartient à tous les êtres vivants ; la sensibilité appartient à tous les animaux. — Le corps de l’animal doit être composé. — Rôle du toucher et du goût, sens de la nutrition, dans la conservation de l’animal. Le toucher et le goût sont nécessaires ; les autres sens ne sont qu’utiles.


Mouvement particulier de l’altération qui s’accomplit sur place ; rôle indispensable de l’air dans l’acte de la vision.


§ 1[222]. Il faut donc nécessairement que tout être qui vit ait l’âme nutritive, et qu’il l’ait depuis sa naissance jusqu’à sa mort ; car il faut nécessairement que ce qui est une fois né croisse, se développe et périsse ; et tout cela n’est possible que par la nutrition. Ainsi donc, il est également indispensable que la faculté nutritive se trouve dans tous les êtres qui se produisent et qui meurent. § 2[223]. Mais il n’est pas nécessaire qu’il y ait sensibilité dans tous les êtres vivants. Ainsi, tous ceux dont le corps est simple sont privés du toucher, tout comme il est impossible que sans le toucher il y ait un animal. La sensibilité n’est pas faite davantage pour ceux qui ne peuvent recevoir les formes des objets sans la matière. § 3[224]. Mais c’est chose nécessaire que l’animal soit doué de la sensibilité, s’il est vrai que la nature ne fait rien en vain ; car toutes les choses de la nature ont un but, ou bien sont les conditions des choses qui ont un but. Si donc tout corps qui peut se déplacer n’avait pas la sensibilité, il périrait infailliblement, et n’arriverait pas à sa fin, qui est le grand objet de la nature. Comment, en effet, pourrait-il se nourrir ? Mais, pour les êtres qui restent en place, ils tirent directement la nourriture qui les fait vivre du lieu même où ils naissent. § 4[225]. Il n’est pas possible davantage qu’un corps ait une âme, et une intelligence qui juge, s’il n’a pas la sensibilité ; j’entends un corps qui n’est pas immobile et qui est engendré. Car pourquoi l’animal ne l’aurait-il pas ? c’est que ce serait mieux ou pour son âme ou pour son corps. Mais ici il n’y a ni l’un ni l’autre de ces avantages ; l’âme ne pensera pas plus, et le corps ne durera pas plus, pour être privé de cette faculté. Ainsi, aucun corps non immobile ne peut avoir une âme sans la sensibilité. § 5[226]. Mais si le corps a la sensibilité, il faut nécessairement qu’il soit ou simple ou composé. Or, il n’est pas possible qu’il soit simple, puisque, s’il l’était, il n’aurait pas le toucher, et qu’il est indispensable qu’il le possède. § 6[227]. Voici ce qui le prouve bien : comme l’animal est un corps doué d’une âme, et que tout corps est tangible, tangible signifiant ce qui peut être senti par le toucher, il faut aussi que le corps de l’animal possède le sens du toucher pour que l’animal puisse se conserver. Tous les autres sens, en effet, l’odorat, la vue, l’ouïe, sentent par des intermédiaires différents d’eux ; mais quand l’être touche, s’il n’a pas la sensibilité, il ne pourra ni éviter certaines choses, ni en prendre certaines autres ; et dans ces conditions, il est impossible que l’animal puisse se conserver. § 7<ref>Le goût est une sorte de toucher. Voir plus haut, liv. II, ch. 3, § 3. — Il est le sens de la nutrition, Id. ib. Aristote a dit la même chose du sens du toucher, qu’il confond du reste sous ce point de vue avec celui du goût. — Le son, la couleur, l’odeur. Voir plus haut, liv. II, ch. 3, § 3, et plus loin ch. 13, § 2. — Les sens qui sont nécessaires, absolument indispensables ; les autres complètent l’animal, lui sont utiles, mais ne lui sont pas essentiels ; sans eux il pourrait exister. Voir le § suivant.</ref>. Voilà aussi pourquoi le goût est une sorte de toucher ; il est le sens de la nutrition ; et la nourriture est quelque chose qui peut être touché. Au contraire, le son, la couleur, l’odeur ne nourrissent pas, et ne causent dans l’animal ni l’accroissement ni le dépérissement. Mais il y a nécessité que le goût soit une espèce de toucher, parce qu’il est le sens de ce qui peut être touché et peut nourrir. Voilà donc les sens qui sont nécessaires à l’animal ; et il est évident qu’il ne peut y avoir d’animal sans toucher. § 8[228]. Les autres sens sont seulement utiles au bien de l’animal ; et aussi appartiennent-ils, non pas à tous les animaux quels qu’ils soient, mais seulement à quelques uns ; et ils sont nécessaires, par exemple, à l’animal qui marche. Pour qu’il puisse vivre, il ne faut pas uniquement qu’il sente quand il touche les objets, il faut encore qu’il les sente de loin ; et c’est ce qui se réalise, s’il peut sentir à travers un intermédiaire, parce qu’alors cet intermédiaire est affecté et mis en mouvement par l’objet sensible, et que l’être l’est ensuite par l’intermédiaire. § 9<ref>Dans la locomotion. J’ai ajouté ces mots pour mieux faire sentir la comparaison qui suit, et parce que j’ai été forcé de couper la phrase, qui est très longue en grec. — A les deux mouvements à la fois, c’est-à-dire qu’il est poussé et qu’il pousse à son tour ; il reçoit le mouvement et le transmet. — Il en est absolument de même, Voilà la seconde partie de la phrase du texte ; et Aristote reconnaît dans le mouvement d’altération qui a lieu sur place, les mêmes éléments que dans le mouvement qui se fait par un déplacement dans l’espace. Seulement, il aurait peut-être dû développer davantage sa pensée pour la rendre plus claire. — Tout en demeurant dans le même lieu. J’ai préféré à l’ancienne leçon qu’adopte M. Trendelenbourg celle de l’édit. de Berlin « Seulement les choses qui l’altèrent demeurent en place. » — On plonge un cachet. J’ai ajouté ces derniers mots, qui sont nécessaires pour compléter la pensée, et qui de plus sont justifiés par la fin du paragraphe. — Dans ce même cas. J’ai encore ajouté ces mots : je les crois nécessaires aussi. Dans le cas où l’on applique le cachet sur la pierre, la pierre n’éprouve aucune altération. — Mais l’altération de l’eau. Les commentateurs croient qu’il s’agit toujours de l’altération de l’eau par le cachet qu’on poserait sur elle. Cette idée semble, du reste, assez bizarre ; elle le semble encore bien davantage, si on l’applique à l’air ; et pourtant, il est difficile de comprendre ce passage autrement. — Pourvu qu’il demeure et garde son unité, pourvu qu’il ne s’échappe pas et garde sa continuité depuis l’objet jusqu’à l’œil qui voit cet objet. — Que la vision sortant de l’œil est réfractée. Ce sont là les théories de Platon ; voir le Timée, p. 145, de la trad. de M. Cousin. — Que c’est l’air qui est affecté. Cette hypothèse est en effet la vraie ; et celle de Platon est à la fois beaucoup plus compliquée et beaucoup moins exacte. — Où il conserve son unité, c’est-à-dire sa continuité. Voir plus haut, liv. II, ch. 7, § 5. — Sur une surface unie. Le texte a un sens peu précis, et je ne suis pas sûr de l’avoir bien compris. — À son tour. M. Trendelenbourg a de la peine à s’expliquer cette idée ; il semble cependant que ce qui précède la justifie. L’air est affecté par les figures et les couleurs, et à son tour il affecte la vue. — Sur la superficie de la cire. Le texte dit seulement : « dans la « cire. » — Jusqu’à l’extrémité « de la cire. » Reid a beaucoup blâmé cette comparaison, Rech. sur l’entendement humain, chapitre 5, section 8.

Tout ce paragraphe offre de grandes difficultés, et par malheur le commentaire de Simplicius manque précisément sur ce point ; celui de Philopon est très insuffisant ; et la paraphrase de Thémistius ne l’est pas moins.</ref>. Ainsi, dans la locomotion, le moteur qui meut l’animal dans l’espace, agit sur lui jusqu’à le faire changer de place ; et l’agent qui pousse l’être, fait que cet être va jusqu’à en pousser aussi un autre. Il y a ici mouvement par un intermédiaire ; le premier moteur pousse sans être poussé lui-même ; et le dernier est poussé seulement, sans pousser à son tour. L’intermédiaire a les deux mouvements à la fois ; et les intermédiaires peuvent être très nombreux. Il en est absolument de même pour l’altération de l’être : seulement, il subit l’action des choses qui l’altèrent tout en demeurant dans le même lieu. C’est comme lorsqu’on plonge un cachet dans la cire ; elle est mue jusqu’à cette profondeur où le cachet y est plongé. Dans ce même cas, il n’y a pas d’altération pour la pierre ; mais l’altération de l’eau peut aller fort loin. Quant à l’air, il est de tous les corps le plus mobile ; il agit et il souffre, pourvu qu’il demeure et garde son unité. Voilà aussi pourquoi, dans la réfraction de la lumière, il vaut mieux, plutôt que d’admettre que la vision sortant de l’œil est réfractée, supposer que c’est l’air qui est affecté par les figures et les couleurs, dans toute l’étendue où il conserve son unité ; et il la conserve sur une surface unie. Voilà aussi pourquoi à son tour il meut la vue, comme si l’empreinte marquée sur la superficie de la cire était transmise jusqu’à l’extrémité.


CHAPITRE XIII.

Dernières considérations sur l’importance du toucher ; c’est le seul sens où l’excès de la sensation puisse détruire directement l’animal, parce qu’il est le seul qui constitue l’animal essentiellement.


§ 1[229]. Il est donc évident qu’il n’est pas possible que le corps de l’animal soit simple, je veux dire, uniquement de feu ou d’air. En effet, l’animal ne peut, sans le toucher, avoir aucun autre sens ; et tout corps animé a aussi le toucher, ainsi que je l’ai dit. Mais les autres éléments, si l’on excepte la terre, peuvent devenir des organes de sensation, et tous les sens produisent la sensation, en sentant par autre chose qu’eux-mêmes et par des intermédiaires. Le toucher seul sent les choses en les touchant directement, et voilà pourquoi il reçoit ce nom. Pourtant les autres organes sentent aussi par le toucher ; mais c’est au travers d’une autre chose intermédiaire, tandis que le toucher est le seul qui paraisse sentir directement par lui-même. Ainsi donc, le corps de l’animal ne saurait être aucun de ces éléments. Il ne saurait davantage non plus être de terre ; car le toucher s’applique à toutes les choses tangibles comme une sorte de moyen terme ; et l’organe reçoit non seulement toutes les différences dont la terre est susceptible, mais encore celles du chaud, du froid, et de toutes les autres qualités perceptibles au toucher. Si nous ne sentons ni par les os, ni par les cheveux, ni par les autres parties analogues, c’est parce qu’elles sont de terre ; et les plantes non plus n’ont aucune sensibilité, parce qu’elles sont de terre également. Il n’est donc pas possible que sans le toucher aucun autre sens existe ; et cet organe n’est ni de terre, ni d’aucun autre élément. § 2[230]. Il est, par cela même, évident que c’est aussi le seul sens dont les animaux ne puissent être privés sans mourir ; car il n’est pas possible que ce qui n’est pas animal le possède ; et quand l’animal existe, il n’est pas d’autre sens que celui-là qui lui soit indispensable. Voilà aussi pourquoi les autres sensations ne détruisent pas l’animal par leur violence : la couleur, le bruit, l’odeur ; elles détruisent seulement le jeu des organes. Elles ne peuvent détruire l’animal qu’indirectement, et, par exemple, si une impulsion violente ou un coup violent accompagne le son ; ou bien si les sensations de la vue ou de l’odorat mettent en mouvement d’autres parties qui détruisent l’animal par le toucher. De même, si les saveurs peuvent tuer l’animal, c’est que l’organe du goût est en même temps tactile. § 3<ref>Mais la violence des sensations du toucher. Quelque opinion que la physiologie actuelle puisse avoir sur cette théorie, l’explication d’Aristote est certainement fort ingénieuse ; et elle semble s’accorder parfaitement avec les faits. — Détruit l’organe qui la sent, ou mieux peut-être : « l’action de l’organe, » plutôt que l’organe lui-même. Il est possible, d’ailleurs, que l’excès d’une sensation aille jusqu’à détruire complètement l’organe. Une lumière trop vive peut aveugler : un bruit trop fort peut rendre sourd. — Il a été démontré. Dans le chapitre précédent, § 6. — Ainsi donc. Ceci ne semble qu’une répétition de la phrase précédente, et une répétition peu utile. — Comme on l’a dit. Voir le chapitre ci-dessus, §§ 5 et suiv. — Simplement. J’ai ajouté ce mot afin de rendre la pensée plus claire. — Dans le diaphane. Voir, pour le sens de ce mot, liv. II, chap. 7, la théorie de la vision. — La langue, qui sert aussi au sens du goût. Voir une pensée analogue dans le Timée, p. 209, trad. de M. Cousin.

Philopon conteste la justesse de ces dernières pensées qui ne peuvent s’appliquer, dit-il, aux animaux en général, et qui ne concernent que l’homme. Voir aussi plus haut, liv. II, ch. 8, § 10.</ref>. Mais la violence des sensations du toucher, et, par exemple, la violence du froid, de la chaleur, de la dureté, peut détruire l’animal. C’est que l’excès de toute chose sensible détruit l’organe qui la sent ; le tangible détruit donc le toucher, et le toucher est ce qui constitue essentiellement l’animal, puisqu’il a été démontré que sans le toucher il est impossible que l’animal existe. Ainsi donc, l’excès des choses tangibles détruit, non pas seulement l’organe, mais aussi l’animal, parce que ce sens est le seul qu’il doive nécessairement avoir. C’est que l’animal, comme on l’a dit, possède les autres sens, non pas pour être simplement, mais pour être bien. Ainsi, il a la vue afin qu’étant dans l’eau et dans l’air comme il y est, et d’une manière générale dans le diaphane, il puisse y voir ; il a le goût qui doit s’appliquer à ce qui est doux ou désagréable, afin qu’il sente les qualités de ses aliments, qu’il les désire et se meuve pour les avoir ; il a l’ouïe pour comprendre lui-même les choses, tout comme il a la langue pour les faire comprendre à autrui.


FIN DU TRAITE DE L’AME
  1. « Le corps est un instrument dont l’âme se sert à sa volonté… De là… l’extrême différence du corps et de l’âme, parce qu’il n’y a rien de plus différent de celui qui se sert de quelque chose, que la chose même dont il se sert. » Bossuet, Connaissance de Dieu et de soi-même, page 73, a, éd. de 1836. (
  2. Voir, pour la Dialectique platonicienne appréciée comme elle l’est ici, mon Rapport sur l’École d’Alexandrie, pr. XX. (
  3. Je ne veux point parler ici de l’influence qu’a pu exercer la théorie d’Aristote sur le mysticisme alexandrin. Ce sujet est très curieux et très obscur ; j’en ai dit quelques mots dans les notes du Traité de l’Ame, liv. III, chap. II, § 12, et aussi dans mon Rapport sur l’école d’Alexandrie, pag. 42 et 125. (
  4. Voir Barthez, Nouveaux éléments de la science de l’homme, tom. I. p. 184, 192, 195 et suiv.; et Bérard, Doctrine des rapports du physique et du moral, p. 74, 84 et suiv. (
  5. Les deux seuls ouvrages de Buisson, mort à vingt-huit ans, sont : 1° sa thèse inaugurale, De la division la plus naturelle des phénomènes physiologiques, 1804 ; et 2° une dissertation non moins remarquable, De l’influence des passions sur les phénomènes organiques. Brisson était fort lié avec M. de Bonald. dont il partageait les croyances spiritualistes, sans partager, comme il le dit lui-même, ses croyances religieuses.
  6. Question de savoir ce qu’est l’essence, ce qu’est la chose, c’est une seule et même idée sous des expressions différentes. Voir plus loin, dans le livre II, le chap. I, consacré tout entier à la définition de l’âme. Voir, pour la difficulté de démontrer l’essence, les Derniers Analytiques, liv. II, sect. 1, chapp. 1 à 10. — Cette méthode unique, voir dans la Métaphysique, liv. III, chap. 3, 1005, b, 7, édit. de Berlin : Aristote y attribue d’une manière générale l’étude et la recherche de l’essence au philosophe seul. — Par démonstration, c’est l’une des méthodes indiquées par Aristote lui-même. — Par division, c’est la méthode de Platon qu’Aristote a réfutée, Premiers Analytiques, liv. 1, ch. 31, et Derniers Analytiques, liv. II, chap. 5. — Ou par telle autre méthode, par exemple la méthode de composition recommandée par Aristote, Derniers Analytiques, liv. II, chap. 13. Voir la Métaphysique, à la fin du liv. II. Platon trace aussi dans le Phèdre (p. 111, trad. de M. Cousin) le plan des recherches que l’on doit faire sur l’âme ; mais c’est seulement à l’usage de la rhétorique. — Les principes sont différents. Voir Derniers Analytiques, liv. I, chapp. 9, 10 et 11, sur les principes et sur l’emploi qu’on en peut faire dans la démonstration. — Dans la Métaphysique, liv. III, chap. 1, Aristote établit combien il est nécessaire d’exposer d’abord dans toute recherche les difficultés que soulève la question spéciale dont on s’occupe. Il faut avant tout étudier ces difficultés logiquement, en se demandant quelles elles sont ; puis ensuite historiquement, en parcourant les opinions précédemment émises sur le même sujet : c’est ce qu’il fait dans tout ce premier livre du Traité de l’âme. Voir plus loin, ch. 2, § 1.
  7. Si l’on peut donner de l’âme une seule définition. Plus loin, liv. II, chap. 3, § 5, il établira qu’il faut pour chaque individu chercher en particulier quelle âme il a, et donner par conséquent des définitions différentes pour l’âme de la plante, pour celle de l’homme, pour celle de la brute. La question n’est pas, il est vrai, tout-à-fait la même ; et ici il s’agit de savoir si l’on peut donner une seule définition pour l’âme dans tous les animaux. La réponse semblerait donc affirmative : et pourtant Aristote paraît penser le contraire : car l’âme du chien, celle de l’homme et celle de Dieu ne peuvent être évidemment définies d’une seule façon. — C’est que l’animal, pris en un sens universel. Philopon soutient qu’il ne s’agit point, dans ce passage, de la théorie des idées de Platon : il y a cependant grande apparence qu’Aristote veut critiquer l’animal en soi. Voir l’explication de ce passage, par Alexandre d’Aphrodise, dans ses Questions, liv. I, chap. 11. — Ou n’est rien. C’est ce qui est établi formellement dans la Métaphysique, liv. VII, ch. 16, p. 1010, b, 27, édit. de Berlin, et dans une foule d’autres passages. — Pour tout autre terme commun, tout autre terme que celui d’animal.
  8. S’il y a seulement plusieurs parties de l’âme. C’est, à ce qu’il semble, l’avis de Platon dans le Timée, et aussi celui d’Aristote. — L’âme tout entière avant ses parties. Voir la Métaphysique, Liv. VII, chap. 10, sur le rapport des parties au tout. Aristote revient d’ailleurs sur la question des parties de l’âme, plus loin, liv. III, chap. 9, § 2 et suiv., et chap. 10, § 5. Il se prononce pour l’unité de l’âme et la diversité de ses parties, nutritive, sensible, motrice, intelligente ; il y ajoute même l’imagination. — La pensée avant l’intelligence. La pensée est l’acte, le produit de l’intelligence ; l’intelligence est le principe, la cause de la pensée ; la sensation est de même le produit de la sensibilité. Il appliquera, du reste, cette théorie plus loin, liv. II, chap. 4, § 1 ; et il commencera l’étude des facultés par celle des fonctions.
  9. S’il faut d’abord étudier les opposés. Voir un passage analogue, liv. II, chap. 4, § 1. Dans ces deux passages, opposés ne veut dire que relatifs ; voir les Catégories, ch. 10, et Métaphysique, liv. V, chap. 10 et 15.
  10. Suivant ce qui nous semble. Mot à mot, suivant l’imagination, suivant les images que nous recevons des objets. Ceci répond à ce qui est dit plus bas « Où il n’est pas même aisé de s’en faire une idée. » — Des définitions de pure dialectique et tout-à-fait vides. Voir M. Ravaisson, Essai sur la Métaphysique d’Aristote, tom. 1, p. 247 et 284. Voir aussi plus loin, pour les conditions de la vraie définition de l’âme, liv. II, ch. 2, § 1.
  11. Quant aux affections de l’âme. Voir plus haut, § 1, Descartes aurait dit « Les passions de l’âme. » On peut remarquer dès à présent, et la suite le prouvera, que Descartes, qui croyait traiter un sujet tout neuf, ne s’est pas aperçu que le fond de sa théorie sur les Passions de l’âme était emprunté au péripatétisme, qu’il dédaignait. — Au corps qui a l’âme. Mot à mot, à ce qui a l’âme. — Mais elle est loin d’être facile. Ce qui le prouve bien, ce sont les théories sans nombre dont l’union de l’âme et du corps a été et sers sans doute l’objet. — Ni éprouver ni faire, soit qu’elle souffre, soit qu’elle agisse. — Qu’elle soit d’ailleurs une sorte d’imagination. Il sera établi plus loin qu’il n’y a point d’imagination sans la sensibilité, liv. III, chap. 3, bien que la sensibilité et l’imagination soient parfaitement distinctes. Il n’y a pas de sensibilité sans le corps ; donc il n’y a pas de pensée sans le corps.
  12. Qui lui soit spécialement propre. Le texte semble incliner à la négative, malgré ce qu’en dit saint Thomas, soutenant que, selon Aristote, le propre de l’âme, c’est de penser, de comprendre (intelligere), et que l’âme est une substance, une forme substantielle et sans matière. Voir plus loin la théorie de l’intelligence active, liv. III, chap. 5. Philopon atteste que, dès l’antiquité, ce passage avait embarrassé beaucoup les péripatéticiens ; et les commentateurs attiques avaient fait de grands efforts pour l’expliquer dans un sens favorable. — C’est ainsi que le droit, en tant que droit. Droit n’est pas pris ici deux fois dans le même sens ; il signifie d’abord le droit abstrait, la droiture, s’il est permis d’employer ce mot ; puis le droit concret, le droit tel qu’on le découvre dans un corps matériel ; et c’est seulement en ce dernier sens qu’on peut dire que le droit touche en un point à une sphère d’airain. — Le droit, séparé d’un corps quelconque, la droiture abstraite. — C’est que le droit n’existe pas à part. La pensée d’Aristote est ici parfaitement claire : L’âme ne peut pas être isolée du corps. La comparaison qu’il choisit est décisive à ses yeux. — Les affections de l’âme sont des raisons matérielles. J’aurais voulu trouver un mot un peu moins vague que celui de raison ; mais le mot correspondant de l’original ne l’est pas moins. — Matérielle. Le texte dit plus positivement : « Qui sont dans la matière, ou dans une matière. »
  13. C’est au physicien. J’ai conservé le mot de physicien, qui a en grec un sens beaucoup plus étendu qu’en français. Ce qui suit rend d’ailleurs la pensée parfaitement nette. — D’étudier l’âme. Il répète la même pensée dans la Métaphysique, liv. VI, chap. I. p. 1026. a, 6. édit. de Berlin, mais avec cette restriction, que le physicien ne doit s’occuper que de l’âme, qui est mêlée à la matière. Il semblerait donc ôter à la physiologie l’étude de l’âme active, de l’intelligence active. Voir liv. III. ch. 5. — Le naturaliste, ou le physicien, ou même, si l’on veut, le physiologiste. — Le dialecticien. Il faut se rappeler le sens défavorable donné un peu plus haut aux recherches de la dialectique, § 8. — Où est ici le naturaliste ? Est-ce celui, etc. Il semblerait, d’après les commentaires de Simplicius et de Philopon, qu’il faudrait entendre ceci, non du physicien et du dialecticien, mais des définitions qui conviennent soit à l’un, soit à l’autre. Et alors il faudrait traduire : « Où est la définition adoptée par le physicien ? Est-ce celle, etc. » Je n’ai rien trouvé dans les textes ni dans les variantes qui motivât nécessairement ce changement. Le texte peut se prêter d’ailleurs à ces deux interprétations. J’ai préféré celle qui se rapporte directement aux personnes et aux définitions. L’aurais peut-être dû, avec saint Thomas, conserver celle des commentateurs grecs ; mais il me semble que la netteté de la pensée y aurait un peu perdu. — Non séparées d’elle, et en tant qu’elles n’en sont pas séparées. Voir un passage tout-à-fait analogue dans la Métaphysique, liv. XI, chap. 3, p. 1081. a, 28, édit. de Berlin. — L’objet de la philosophie première, de la métaphysique. — Comme la ligne et la surface, qui peuvent être considérées d’une manière abstraite, comme elles le sont par les mathématiques. Les passions de l’âme, au contraire, doivent toujours être considérées dans ses rapports avec le corps, dont elle n’est jamais séparée. C’est ainsi que les considère Descartes. — C’est l’affaire du mathématicien. On peut voir une discussion tout-à-fait analogue à celle-ci, mais plus développée, dans les Leçons de Physique, liv. II, chap. 2, pag. 193, a, 22, éd. de Berlin. Aristote s’y attache surtout à comparer le physicien et le mathématicien, et ses pensées y sont plus claires et plus complètes.
  14. Recueillir… les opinions. C’est un soin auquel Aristote n’a jamais manqué dans ses grands ouvrages ; et, de plus, il s’en est fait comme un devoir, qu’il a appuyé sur la théorie la plus positive. C’est ainsi que, dans la Métaphysique, liv. I, ch. 3, il recommande et applique ce précepte, il y revient avec insistance au début du second livre de la Métaphysique, au début du troisième. Même observation dans la Politique, liv. II, chap. 1, § 1, et dans le Traité du ciel, liv. I, chap. 10, p. 219, b, 4, édit. de Berlin. Aristote peut donc être considéré comme le premier historien de la philosophie, c’est-à-dire le véritable fondateur de la tradition dans la science. C’est un mérite qu’on lui a souvent attribué et avec toute justice. Voir ma préface à le Politique, pag. IV.
  15. Le mouvement et la sensibilité. Aristote y ajoutera plus loin la nutrition et l’intelligence. Voir liv. II, chap. 2, § 2. — Est surtout et premièrement. L’âme est le moteur par excellence, le premier moteur. Simplicius pense que ces deux adverbes ont été ajoutés par Aristote pour combattre les théories d’Anaxagore et d’Empédocle, dont l’un place la cause du mouvement dans cette intelligence qu’il n’appelle pas positivement une âme, et dont l’autre la place dans la discorde et l’amitié, l’amour et la haine.
  16. Ce que disent les Pythagoriciens semble avoir le même sens. Simplicius nie que les Pythagoriciens aient jamais eu cette doctrine. — Est les corpuscules. J’ai conservé cette tournure assez peu correcte, parce qu’elle est aussi dans l’original. Ceci semblerait donner raison à la critique de Philopon. Voir plus haut, § 3. — Si l’on en parle. J’ai conservé encore ici le vague de l’expression du texte, afin de n’être pas plus explicite que l’auteur lui-même. SI l’on en parle signifie : Si les Pythagoriciens et Démocrite ont pris cet exemple, s’ils ont comparé l’âme à ces corpuscules, etc. — L’opinion de ceux qui… Philopon pense qu’il s’agit ici de Platon, de Xénocrate et d’Alcméon.
  17. Et que chacun d’eux fût une âme. Philopon conteste que ce fût là la pensée d’Empédocle, et il soutient qu’il ne faut pas prendre les expressions d’Empédocle plus à la lettre que les expressions mêmes d’Aristote, quand il dit que l’âme est le lieu des formes, ne voulant pas certes dire par là que les objets matériels sont dans l’âme. — Par la terre nous voyons la terre. Ces trois vers sont encore cités dans la Métaphysique, liv. III, chap. 4, p. 1000. b, 6, édit. de Berlin. On peut voir aussi dans ce chapitre une longue exposition des théories d’Empédocle. La théorie que supposent ces vers est celle même qu’Aristote attribue à Platon dans le paragraphe suivant, et qui se fonde sur ce principe que le semblable connaît le semblable.
  18. Il y a des philosophes : c’est Xénocrate. Voir plus loin, chap. 4, § 10, où cette opinion est appelée la plus déraisonnable de toutes celles qu’on a émises sur la nature de l’âme.
  19. Les uns font les principes corporels. Philopon nomme, parmi ces philosophes, Thalès, Démocrite, Anaximandre, Anaximène et Héraclite. — Les autres les font incorporels : les Pythagoriciens ; et Xénocrate ajoute Philopon. Simplicius y comprend aussi Platon. — D’autres enfin les mêlent, Empédocle et Anaxagore, dit Simplicius. On pourrait croire qu’Aristote, dans ce qui va suivre, répète une partie de ce qu’il a dit précédemment. Mais Philopon fait remarquer avec raison qu’il y a cette différence, qu’Aristote a rapporté plus haut les opinions de ces philosophes sur l’âme, et qu’ici il rapporte leurs opinions sur les principes d’où ils tirent l’âme. Cette distinction est exacte en quelques points. Il faut rapprocher de tout ce passage la critique de Platon contre cette diversité des théories philosophiques, sur le nombre et les rapports des éléments. Voir le Sophiste, p. 241, de la traduction de M. Cousin.
  20. Ils ne s’accordent pas davantage sur la quantité. Dans le paragraphe précédent, il a été question de la qualité et de l’espèce des principes, corporels pour les uns, incorporels pour les autres, mixtes pour d’autres philosophes encore. — Des causes premières, ou d’une manière plus générale des choses premières.
  21. Quelques uns ont pensé que l’âme est le feu. Plus haut, il a prêté cette opinion à Démocrite : voir ci-dessus, § 3. C’était aussi l’opinion d’Héraclite, à qui Aristote en attribuera une un peu différente, plus bas, § 16 : Philopon ajoute Hippasus à Héraclite.
  22. Démocrite s’est expliqué. Voir aussi plus haut §§ 3 et 5. — Chacun de ces deux caractères, le mouvement propre de l’âme et le mouvement qu’elle transmet au dehors. — L’âme est identique à l’intelligence. Voir plus haut, § 5. — C’est la sphère. Voir plus haut § 3.
  23. Comme nous l’avons déjà dit, plus haut, § 5. Aristote ne fait guère que répéter ici ce qu’il a déjà dit sur Anaxagore. Voir la note relative au § 9. il semble qu’Aristote ne partage pas l’opinion de Socrate sur le vice du système d’Anaxagore. Voir le Phédon. p. 278, trad. de M. Cousin.
  24. Thalès aussi. Philopon blâme Aristote d’avoir ici rapporté l’opinion de Thalès ; car il s’agit dans ce passage des philosophes qui ont confondu l’âme avec les principes qu’ils reconnaissaient aux choses, et Aristote revient à l’idée de mouvement dont il n’est plus question. La critique est vraie et cette pensée pouvait être mieux placée.
  25. Diogène, d’Apollonie. — Aussi bien que quelques autres, tels qu’Anaximène, par exemple. Voir la Métaphysique, liv. I, ch. 3, p. 984, a, 5, éd. de Berlin.
  26. Les opinions d’Alcméon. Aristote faisait assez de cas des opinions d’Alcméon pour qu’il l’ait cité dans la Métaphysique parmi les philosophes dont les doctrines méritent un examen attentif. Voir la Métaphysique, liv. I, ch. 5, p. 888, a, 37, éd. de Berlin. Aristote fait Alcméon de Crotone contemporain de Pythagore, qu’il a pu voir lorsque Pythagore était déjà vieux. Philopon doute qu’Alcméon ait attribué la connaissance à l’âme ; ou du moins il ne peut expliquer comment cette faculté était accordée à l’âme par Alcméon, outre celle du mouvement.
  27. D’autres, comme Critias. Simplicius et Philopon ne savent s’il agit ici du Critias qui fut un des Trente, ou de tel autre. Alexandre d’Aphrodise, au rapport de Philopon, croyait que Critias était un sophiste, dont il restait encore quelques ouvrages au temps où Alexandre écrivait. Critias le tyran avait fait des vers sur la République, et Philopon en cite un où la pensée dans l’homme est rapportée à la région du cœur. Ce serait là une opinion analogue à celle que rappelle Aristote. Quoi qu’il en soit, Philopon essaie de la réfuter, et il n’y a pas de peine. Voir Platon, Phédon, p. 271, trad. de M. Cousin. — De tous les éléments, et par conséquent aussi de la terre.
  28. Par trois caractères. Aristote a dit plus haut, § 2, deux caractères et non pas trois. Il y a donc ici une petite contradiction que Pacius cherche sainement à nier ou à justifier. — Si l’on en excepte un seul. Simplicius et Philopon croient qu’Aristote veut désigner ici Anaxagore, et cette conjecture est très probable.
  29. Soit le feu, comme Héraclite ; soit l’air, comme Diogène d’Apollonie, — que l’âme est multiple, ou plutôt et plus littéralement : « que l’âme est plusieurs principes.
  30. Anaxagore seul prétend. Voir la Métaphysique, liv. I, ch. 3, p 984, a, 11, éd. de Berlin. et l’estime toute particulière que fait Aristote de ce philosophe. Voir la même pensée prêtée à Anaxagore, Leçons de Physique, I. VIII, p. 256, b, 25, éd. de Berlin. »
  31. Des oppositions dans les principes : c’est toute la doctrine des Pythagoriciens suivant Aristote. Voir la table des catégories pythagoriciennes qu’il nous a conservées, Métaphysique, liv. I, ch. 5, p. 986, a, 23, éd. de Berlin. — D’autres disent qu’elle est le froid. On sait quelle est l’étymologie donnée dans le Cratyle, par Platon. Voir la traduction de M. Cousin, p. 49. Il semblerait, du reste, d’après ce passage d’Aristote, que cette explication de l’âme n’appartient pas en propre à Platon, et qu’elle est plus ancienne que lui. — Telles sont donc les opinions. Cette histoire des opinions antérieures est fort intéressante, tout abrégée qu’elle est ; l’intention surtout en est excellente. Mais on peut trouver qu’elle présente bien des lacunes ; et, pour n’en signaler qu’une seule qui est incontestable, les théories de Platon sur l’âme, que nous pouvons étudier tout au long dans ses œuvres, ont-elles été bien représentées par son disciple ? Évidemment, l’analyse d’Aristote est en ce point tout-à-fait insuffisante : et ce qu’il pourra dire plus loin, ch. 3, § 11, des opinions de Platon, ne réparera point toutes les omissions qu’il commet et qui sont très graves.
  32. Ceux qui assurent que l’âme est ce qui se meut soi-même. Ceci rapporte certainement à Platon. Voir le Phèdre, traduction de M. Cousin, p. 46. Platon tire, en titre, de la spontanéité de l’âme la preuve de son immortalité et même de son éternité ; voir aussi les Lois, X, p. 241. — Y a-t-il impossibilité que le mouvement lui appartienne. Il semblerait résulter de ceci qu’Aristote refuse le mouvement à l’âme. Philopon démontre longuement que, dans ce cas, Aristote se contredirait lui-même ; et il cite divers passages où le mouvement est accordé à l’âme, qui non seulement se meut elle-même, mais qui en outre meut le corps. Il nous suffira de rappeler que, dans ce traité même, c’est la toute la doctrine aristotélique. La suite explique qu’Aristote refuse le mouvement à l’âme, parce qu’il regarde l’âme comme un moteur immobile, qui donne le mouvement sans être mû lui-même. Descartes aussi refuse le mouvement à l’âme, en ce sens que beaucoup de mouvements se passent dans le corps sans l’intervention de l’âme, bien que l’âme puisse aussi lui donner certains mouvements : voir le traité des Passions de l’âme, article 16 et passim. Voir les théories sur la locomotion, plus loin, liv. II, ch. 2 § 2, et surtout liv. III, ch. 9.
  33. On a démontré antérieurement. Ce n’est pas dans ce traité même, à moins qu’on ne voie une allusion à ceci au chap. 2, § 2 et § 4, à la fin ; il est plus probable qu’il s’agit ici de la Physique, liv. VIII, où cette question a été discutée tout au long ; et aussi dans la Métaphysique, liv. XII, chap. 2, p. 1072, édit. de Berlin. — Ainsi les passagers d’un navire. Même comparaison dans les Leçons de physique, liv. VIII, ch. 4, b, 30, édit. de Berlin. — Et si elle reçoit le mouvement. M. Trendelenbourg n’approuve pas cette dernière partie de la phrase, et il la trouve tout au moins inutile, malgré les explications que donne Philopon. J’ai rendu la pensée d’une manière plus précise que ne le fait le texte, qui dit seulement : « Et si elle participe du mouvement. » Ces mots peuvent signifier également, et que l’âme jouit du mouvement comme d’une qualité qui lui est propre, et qu’elle le reçoit du dehors. C’est ce dernier sens qu’adopte aussi M. Trendelenbourg ; et voilà pourquoi il propose de changer et, conjonction copulative, en ou, conjonction disjonctive. Cette variante n’est autorisée par aucun manuscrit, et n’est pas indispensable, bien qu’elle rendit l’expression plus nette et plus positive. Je ne crois pas devoir l’adopter.
  34. Comme il y a quatre mouvements. Dans les Catégories, ch. 14, § 1, Aristote reconnaît six mouvements au lieu de quatre ; et c’est à ce nombre six qu’il s’arrête le plus ordinairement. Les deux mouvements omis ici sont la génération et le décroissement.
  35. Si elle se meut en haut. Aristote semble vouloir démontrer les conséquences absurdes de l’opinion qui attribue le mouvement à l’âme.
  36. Un mouvement accidentel. Après avoir combattu la théorie qui accorde à l’âme un mouvement propre, Aristote combat aussi celle qui lui prête un mouvement accidentel. Mais ici encore l’argumentation laisse à désirer. — C’est surtout par les objets sensibles. Voir plus loin la théorie de la sensibilité, liv. II, chap. 5 et suiv. Mais, dans cette supposition encore, l’âme elle-même serait immobile ; et ce serait l’organe seul du sens qui serait mû par l’objet sensible. Voir aussi liv. III, ch. X, § 3.
  37. Pourtant alors. Aristote veut trouver, ce semble, encore une autre contradiction dans la théorie du mouvement attribué à l’âme. L’âme a beau se mouvoir elle-même, elle n’en est pas moins mue quand elle se meut ; et, comme tout ce qui est mû sort de sa nature, l’âme sort de sa nature quand elle se meut elle-même, à moins qu’on ne dise que se mouvoir soi-même ne soit en elle qu’un accident. Voir sur ce passage l’explication d’Alexandre, Traité des questions, liv. II, ch. 2.
  38. Comme elle-même est mue. L’âme ne ferait alors que transmettre au corps le mouvement qu’elle recevrait elle-même de l’extérieur, et elle le lui transmettrait sans y rien changer. — Philippe, l’auteur comique. Je ne sais sur quelle autorité M. Meineke, cité par M. Trendelenbourg, fait de ce Philippe le fils d’Aristophane. Il reste de lui quelques fragments. Voir Quaestionum scenicarum specimen nonum, p. 9, de M. Meineke. — Une Vénus de bois qui se remuait toute seule. Aristote parle encore de ces statues de Dédale, Politique, liv. I, ch. 4, § 5, p. 20, de mon édition. — Quand on y versait de l’argent fondu, du vif-argent, du mercure. — Les sphères indivisibles, les atomes qui sont sphéroïdes. J’ai conservé l’expression même d’Aristote ; peut-être eût-il été plus exact de dire : « Les atomes sphériques. » — Et les font mouvoir. Voir plus haut, chap. 2, §§ 3 et 12.
  39. Nous demanderons à Démocrite. Si les atomes qui meuvent le corps sont toujours en mouvement, comment le corps peut-il jamais être en repos ? — Ce n’est donc pas du tout ainsi ; c’est-à-dire d’un mouvement purement corporel, et pareil à tous les mouvements que nous connaissons. — C’est par une sorte de volonté et de pensée. Ainsi Aristote accorde bien le mouvement à l’âme ; mais c’est un mouvement spécial et dont la nature nous reste inconnue, bien que nous le sentions et le portions en nous.
  40. C’est de la même manière que Démocrite, parce que, dans le système de Platon, l’âme du monde communique au corps du monde qu’elle meut, le mouvement dont elle est elle-même animée. — Dans sa physiologie. Il faut entendre ici ce terme dans le sens fort étendu que lui donnaient les anciens. On pourrait aussi traduire : « Timée explique par des raisons toutes physiques ; » ou bien : « Dans son système de la nature. » — Composée avec les éléments. Voir sur tout ce passage fort embarrassé du Timée la traduction de M. Cousin, p. 125 et suiv. avec les notes. Aristote l’a résumé très brièvement et peut-être avec peu d’exactitude. Voir aussi le commentaire de M. Henri Martin sur ce passage du Timée.
  41. Que l’âme soit une grandeur, Platon ne le dit pas en propres termes ; mais c’est ce qui résulte évidemment de toute sa théorie. L’âme, pour être divisée et subdivisée, comme il le dit, doit être nécessairement une grandeur, — comme ce qu’on appelle l’intelligence, et l’intelligence, évidemment, ne peut être considérée comme une grandeur ; — et cette âme du monde, qui est l’intelligence, ne ressemble ni à la sensibilité ni à la passion, dont le mouvement, si elles en ont un, serait plutôt en ligne droite qu’il ne serait circulaire. — La translation ou le mouvement circulaire.
  42. L’intelligence est une et continue. Je n’ai pu rendre ici toute la force du grec, où le mot qui exprime l’intelligence est le radical de celui qui exprime la pensée. Notre langue ne m’offrait pas ces ressources. On voit, du reste, que la pensée d’Aristote est tout-à-fait conforme à celle qu’énoncèrent plus tard Spinoza et Hume. Voir l’Éthique, de Mente. — C’est comme le nombre. Les unités qui forment le nombre sont continues, puisqu’elles forment, toutes réunies, un total qui est le nombre même. — Elles ne sont pas comme la grandeur, dont les parties sont continues, et de plus contigus les unes aux autres. — De cette même façon, comme l’entend Timée. — Elle est sans parties contiguës, comme celles de la grandeur. — Penserait-elle tout entière ? ou par une quelconque de ses parties ? L’édition de Berlin ne donne pas ainsi cette phrase, et elle dit seulement : « Si elle était une grandeur, comment penserait-elle par l’une quelconque de ses parties ? » De cette façon, la pensée est incomplète et peu intelligible. M. Trendelenbourg a cru pouvoir rétablir le texte tel que je l’ai traduit, d’après l’autorité de Philopon, que confirme aussi la paraphrase de Thémistius. A ces deux autorités déjà suffisantes, on pourrait ajouter aussi celle de Simplicius, qui ne s’exprime pas moins formellement que Philopon.
  43. Si le même mouvement. Objection toute pareille à celle qui a été faite plus haut, § 14.
  44. La pensée ressemble, on peut dire, à un repos. M. Trendelenbourg cite, pour appuyer ce passage, que Thémistius et Philopon ont assez mal compris, deux passages analogues et tout-à-fait décisifs, Leçons de physique, liv. VII, chap. 3, p. 247, b, 11, édit. de Berlin : et Problèmes, sect. XXX, chap. 14, 956, b, 39. — Il en est de même pour le syllogisme. L’étymologie du mot syllogisme, en grec, semble aussi confirmer cette théorie, tout comme la confirme l’étymologie du mot « science » dans la même langue.
  45. Si le mouvement n’est pas l’essence de l’intelligence, telle que Timée la conçoit dans l’âme du monde. — L’âme serait donc mue contre sa nature, et par conséquent ne serait pas heureuse, puisqu’elle souffrirait une sorte de violence.
  46. Que d’être unie au corps. L’âme du monde est unie au corps du monde. Voir le Timée, p. 128, trad. de M. Cousin : Platon le dit positivement.
  47. Ce n’est pas l’essence de l’âme qui est cause. Il semblerait, au contraire, d’après le passage qui vient d’être cité du Timée (et aussi p. 124), que Platon considère l’âme comme la cause du mouvement par rapport au corps du monde. La critique d’Aristote ne serait donc pas très juste.
  48. Timée ne dit pas non plus que le mouvement soit un état meilleur, cela est vrai ; mais Dieu, ayant voulu faire, selon Timée. un monde vivant, une âme vivante, a dû nécessairement lui donner le mouvement — Dieu a voulu que l’âme se mût circulairement. Timée dit positivement que si Dieu n’a laissé au monde que le mouvement de rotation, c’est qu’il n’a pas voulu que le monde errât au gré des six autres mouvements moins réguliers. Voir la trad. de M. Cousin, p. 124. Ici encore la critique d’Aristote ne serait pas parfaitement exacte. On peut trouver, du reste, qu’il a donné, en général, beaucoup trop d’importance à ces opinions étranges du Timée, et qu’il aurait peut-être bien fait de ne pas négliger les théories exposées sur la question de l’âme, dans plusieurs autres dialogues non moins graves que celui-là. — À une autre étude. Peut-être l’étude générale du mouvement dans les Leçons de physique. C’est ce que croyaient Alexandre d’Aphrodise et Plutarque le grand ; mais Simplicius pense qu’il s’agit plutôt de la Métaphysique.
  49. Du reste, cette théorie de Timée. Ce paragraphe semble faire double emploi avec celui qui suit. — Un point très nécessaire. Ceci est parfaitement vrai : mais, dans le Timée, Platon s’est arrêté fort longuement à décrire le corps du monde, avant d’y placer l’âme. Il semblerait donc que cette objection ne l’atteint pas, à moins qu’Aristote ne veuille parler du corps humain. Mais Timée en a parlé aussi tout au long.
  50. Sans dire un mot du corps. Ceci ne semble être qu’une répétition de ce qui précède. Plus loin, liv. II, chap. 2, § 14, Aristote revient encore sur cette pensée, qui d’ailleurs est très juste. On pourrait lui objecter que lui-même, dans ses théories sur l’âme, s’est peu occupé du corps, bien qu’il ait défini l’âme « la forme du corps, » voir plus loin, liv. II, chap. II et suiv. — Le veulent les fables pythagoriciennes, la métempsycose, admise aussi par Empédocle, comme le remarque Philopon. — L’architecture peut se mêler de fabriquer des instruments de musique. M. Trendelenbourg trouve quelque obscurité dans ce passage ; en prenant une expression un peu générale, comme je l’ai fait dans ma traduction, toute obscurité disparaît, et l’opposition que veut établir Aristote est parfaitement claire. — Et que l’âme se serve du corps. Il semble qu’il manque ici quelque chose pour compléter la pensée ; mais je n’ai rien voulu ajouter, préférant rester fidèle au texte, qui n’est pas plus explicite. — Du corps, conformé de certaine façon.
  51. Et il n’est pas possible. Aristote ne dit pas pourquoi : c’est que sans doute ceci est évident pour lui, d’après la notion même de l’âme, telle qu’il la conçoit.
  52. Attribue cette fonction, de mouvoir le corps, et de produire le mouvement d’une manière générale.
  53. Combien il est difficile de les mettre d’accord. Il y a dans le grec une sorte de jeu de mots que j’ai conservé dans la traduction ; ce n’est pas le traducteur qui le fait ; c’est l’auteur, et sans doute par inadvertance et sans intention. J’ai dû le faire remarquer. La même idée se trouve reproduite, mais sous une autre forme, plus loin dans ce livre, chap. 5.,§ 3. Cette objection, d’ailleurs, appartient à Platon ; voir le Phédon, p. 267. trad. de M. Cousin.
  54. À ne pouvoir plus admettre entre elles rien d’homogène. Les commentateurs donnent pour exemple les pierres d’un édifice, quand elles sont bien jointes entre elles et quelles forment un ensemble régulier et harmonieux. — La proportion de choses mélangées, de manière qu’aucun des deux corps réunis ne soit anéanti, et qu’on les retrouve tous deux encore dans le mélange. Simplicius cite pour exemple l’eau et le vin mêlés en un certaine mesure. On aurait peut-être pu trouver un fait plus frappant que celui-là ainsi la proportion dans les sons répondrait davantage à la pensée d’Aristote, et représenterait mieux l’idée d’harmonie. — Ce mot n’est applicable ici ni dans un sens ni dans l’autre. L’âme n’est ni une combinaison de choses réunies, ni un mélange de choses qui se confondent. — L’âme est la combinaison des parties du corps. Premier sens du mot « harmonie » indiqué au début du paragraphe.
  55. Il est également absurde…. la proportion du mélange. Second sens du mot « harmonie, » indiqué au paragraphe précédent. — Qu’il y a autant d’âmes aussi qu’il y a de corps. Le reste n’est pas aussi précis, et il dit seulement : « Il y a plusieurs âmes, même pour tout le corps. » Ce qui suit me paraît confirmer le sens que j’ai adopté et la traduction que je donne.
  56. C’est ce qu’on pourrait encore aller demander à Empédocle. Empédocle n’a pas dit en propres termes que l’âme fût une harmonie, un simple rapport ; il a soutenu l’opinion rappelée au paragraphe précédent, à savoir, que tous les corps sont formés des mêmes éléments, et que c’est la diversité de la proportion de ces éléments qui fait la diversité des corps. — Qu’elle entre dans les membres du corps. L’expression du texte n’est pas tout-à-fait aussi précise que la donne ma traduction.
  57. Mais si l’âme est autre chose que le mélange. Tout ce raisonnement a beaucoup embarrassé les commentateurs et les traducteurs ; en effet, il est tout contraire, et à ce qu’Aristote vient de soutenir, et à la conclusion même qui termine ce paragraphe. Il faut donc penser qu’Aristote présente ici, sans en avertir, des objections à ce qu’il vient d’avancer lui-même. On pourrait trouver dans ses œuvres plus d’un exemple de cette réticence. Il me semble que cette supposition seule peut expliquer la contradiction apparente qu’offre ce passage. Les commentaires de Simplicius et de Philopon confirment cette opinion, sans l’exposer aussi formellement que je le fais ici. — Et aux autres parties de l’être animé. Os, nerfs, veines, comme le dit Philopon. — Nous pouvons conclure évidemment. Aristote revient à sa propre théorie, sans pousser plus loin les objections qu’on peut y faire pour défendre l’opinion contraire ; puis il résume à la fois, et ce qu’il a dit dans ce chapitre, et aussi ce qu’il a dit dans le chapitre précédent, sur le mouvement circulaire prêté à l’âme par Timée. — Ni avoir un mouvement circulaire. Voir le chapitre précédent, §§ 14 et suivants.
  58. Quand on soutient que l’âme est mue par accident. C’est le mouvement que l’âme partage avec le corps, qu’elle-même met en mouvement. Le déplacement dans l’espace est accidentel pour elle, bien qu’elle le cause en mettant le corps en activité. — Comme nous l’avons dit plus haut, ch. 3, 4 et 7. Aristote revient encore à ce qu’il a dit déjà, sans que rien semble exiger rigoureusement cette répétition ; à moins que ce ne soit une transition pour arriver à réfuter cette théorie, que l’âme est un nombre qui se meut lui-même. Voir plus bas. § 16, cette théorie développée.
  59. Avec plus de raison qu’on ne pourrait le faire, d’après les arguments donnés plus haut. — Ce sont là, ce semble, autant de mouvements. Aristote démontrera plus loin aux paragraphes suivants, qu’on ne peut pas inférer de là que l’âme se meuve dans le sens où les anciens l’ont cru.
  60. Ce sont là, dit-on, certainement des mouvements. La phrase est longue et embarrassée dans le texte, ainsi que l’a déjà remarqué Philopon, et c’est seulement dans les paragraphes suivants qu’Aristote répond. J’ai ajouté les mots « dit-on » pour rendre la pensée plus claire et plus précise. — Quelque chose d’analogue. Le texte dit : « Quelque chose d’autre. » L’expression est trop forte : et, ainsi rendue, elle contredirait ce qui précède. — D’expliquer ailleurs. Par exemple dans les différents traités de Physique.
  61. Revient à peu près à dire. Il faut remarquer cette atténuation d’une comparaison qui, sans cela, serait un peu exagérée. — Dans l’âme seule. Le texte dit simplement : « dans l’âme. »
  62. Quant à l’intelligence. Voir plus loin la théorie de l’intelligence, III, ch. 5. — Dans l’âme. Le texte est plus vague, et l’on peut comprendre « dans » l’homme » en général aussi bien que dans l’âme. — Une sorte de substance. Voir plus loin, liv. III, ch. 4 et ch. 5, § 2. — Et ne pas pouvoir être détruite. Voir plus loin, liv. III. ch. 5, § 2, où Aristote appelle divine et immortelle l’intelligence active. — Ce qui paraîtrait devoir surtout la détruire. Le texte dit seulement « Elle serait surtout détruite. » — Un certain état. J’ai conservé le vague de l’original : la pensée, d’ailleurs, est parfaitement claire. — De quelque modification de l’âme. Plus loin, liv. III, ch. 4, il établira que l’intelligence est tout-à-fait impassible : la vieillesse et toutes les modifications du corps ne peuvent donc pas l’atteindre.
  63. Que l’âme ne saurait avoir de mouvement. Conclusion de toute la digression commencée au § 9.
  64. L’âme est un nombre qui se meut lui-même. C’est l’opinion de Xénocrate, comme l’indiquent tous les commentateurs. Plusieurs fois dans les Topiques Aristote lui-même rappelle cette définition pour la combattre, sans dire précisément de qui elle est. Voir les Topiques, liv. III, ch. 6, § 13, et liv. 6, ch, 3, § 2, et aussi Derniers Analytiques, liv. 2, ch. 4, § 3, où cette définition est attaquée. Andronicus de Rhodes et Porphyre avaient prétendu qu’Aristote dénaturait ici la pensée de Xénocrate. Thémistius s’efforce au contraire de prouver que la réfutation d’Aristote porte sur une basse parfaitement solide ; et il nous apprend que cette théorie avait été soutenue par Xénocrate dans le cinquième livre de son ouvrage intitulé : de la Nature.— Qui résultent de l’idée de mouvement, déjà combattue plus haut. — Si elle est à la fois moteur et mobile. Voir plus bas, § 19.
  65. Les mouvements des unités seront aussi des lignes. La suite du raisonnement n’est pas très évidente. Voici comment il faut le comprendre avec Philopon. L’âme est une unité, un nombre : l’unité et le point se confondent à bien des égards : et, comme le mouvement d’un point engendre des lignes, il faut admettre aussi que les mouvements de l’unité, en tant qu’âme, engendreront des lignes ; et que ces lignes seront les mouvements mêmes de l’âme, colère, joie, tristesse, etc. — Car le point est une unité qui a une position. Voir pour cette définition les Catégories, ch. 6, § 10 et suiv. — Qui déjà est quelque part et qui a une position. Ce qu’on ne peut pas dire aussi précisément de l’âme.
  66. Qu’il n’y a aucune différence. Philopon trouve avec raison que c’est exagérer beaucoup que de vouloir confondre entièrement la doctrine de Xénocrate et celle de Démocrite. — Ou de petits corpuscules. Des atomes qui, n’ayant point de grandeur, sont des véritables unités, ou plutôt peuvent être assimilés aux unités et aux points. — Et que la quantité seule subsiste. Les atomes en effet sont nécessairement en nombre infini. — Dans cette quantité même. J’ai rendu encore la pensée du texte d’une manière un peu plus précise. Aristote veut dire uns doute que, dans cette quantité purement numérique qui reste aux atomes, il faudra distinguer encore, tout comme on pourrait le faire dans une quantité continue, une partie qui meut et une partie qui est mue. — La théorie, en effet, dont on parle ici. Celle de Xénocrate assimilée à celle de Démocrite. — Elle est seulement le moteur, contre ce qu’on a dit plus haut, § 16.
  67. Mais admettons… Thémistius donne à cette phrase la forme interrogative, et Philopon semblerait accepter aussi cette nuance. Les éditions ordinaires adoptent le texte tel que je l’ai traduit, et je ne crois pas nécessaire de le changer. — Un point pris comme unité. Le texte dit mot à mot : « Un point unitaire. » — Si ce n’est la position. Un point ne peut différer d’un point que par sa position. Or, il est absurde de dire qu’une unité numérique diffère ainsi d’une autre unité numérique, puisque le nombre n’a pas de position. Mais le nombre qui forme l’âme, suivant Xénocrate, n’est plus qu’un point, suivant la réfutation d’Aristote. — Les unités… qui sont dans le corps. Les unités matérielles dont la réunion forme le corps. — Et les points qui forment l’âme présente à toutes les parties du corps. — Les unités matérielles. — Que les points qui constituent l’âme.
  68. Mais si les points… sont le nombre de l’âme. Seconde partie de l’alternative, dont la première partie a été exposée dans le paragraphe précédent : 1° les points matériels du corps sont différents des points qui forment l’âme : 2° les points du corps sont identiques à ceux de l’âme. C’est à cette seconde opinion que répond le présent paragraphe. — Tous les corps, sans exception. Le texte dit seulement : « Tous les corps. »
  69. L’erreur spéciale dont nous avons parlé. Au chapitre précédent, § 16, il a divisé les objections qu’il comptait faire à la théorie de Xénocrate en deux parties, selon qu’elles s’adressaient à l’idée de mouvement et l’idée de nombre. Il a présenté d’abord les objections relatives du second point : ici, il va exposer les objections relatives au premier ; et il commence dans ce paragraphe par résumer ce qu’il a dit auparavant, contre la comparaison qui assimile l’âme à un nombre. — Qu’il y ait deux corps dans le même lieu. C’est l’objection présentée au chapitre précédent, § 20 — Ou que tout corps a une âme. Voir le chapitre précédent, § 21.
  70. Tout comme Démocrite le faisait mouvoir par les atomes sphériques. Voir plus haut, ch. 2, § 3. Dans le chapitre précédent, § 19, il a encore assimilé les unités de Xénocrate aux corpuscules de Démocrite.
  71. Ce n’en est pas même l’accident. J’ai conservé la concision du texte ; peut-être aurait-il mieux valu traduire : « Ce n’est pas même la définition de l’un de ses accidents. » — Comme nous l’avons dit, car ainsi que nous l’avons dit. Ceci se rapporte à ce qui a été dit plus haut, chap. 4, § 4. Mais, dans ce dernier passage, Aristote réfutait l’opinion qui fait de l’âme une harmonie ; et il montrait combien cette métaphore est insuffisante, quand on veut entrer dans l’explication exacte et détaillée des phénomènes particuliers et de tous les actes de l’âme : ici sa pensée est un peu différente, et peut-être cette différence devrait-elle être plus marquée qu’elle ne l’est.
  72. Trois manières nous ayant été transmises. Il a, en effet, signalé plus haut, chap. 2, § 20, trois définitions de l’âme : 1° d’après le mouvement, 2° d’après la sensibilité, 3° d’après l’immatérialité. Il rappelle bien ici trois caractères de la définition ; mais ces caractères ne sont plus les mêmes, et la sensibilité n’y figure plus. J’ai déjà remarqué plus haut, dans la note sur le § 20 du chap. 2, qui Aristote n’avait d’abord distingué que deux caractères au lieu de trois. Ce sont là sans doute des négligences de rédaction qui sembleraient indiquer que le Traité de l’âme n’a pas reçu de l’auteur tous les soins nécessaires. Peut-être n’aura-t-il pas pu y mettre la dernière main. — À peu près. Il a raison d’exprimer cette réserve ; car certainement il n’a parcouru qu’une faible partie des difficultés.
  73. L’âme est composée des éléments. Voir plus haut, chap. 2, § 14 et suiv., les théories exposées sur ce point. — En effet, on l’a dit. J’ai conservé la concision du texte : la pensée pouvait être plus développée, mais elle est suffisamment claire. — Que le semblable connaît le semblable. Voir plus haut, chap. 2, § 6 et 16. — Et, par exemple, les composés qu’elles forment, soit les composés matériels, soit surtout les rapports que les choses ont entre elles, rapports si variés, si nombreux, et qui ne sont plus les choses elles-mêmes.
  74. Connaisse et sente tous les principes, à savoir les quatre éléments dont tout est formé, suivant la supposition des philosophes qu’Aristote combat. — Pour tout autre composé. Dans la traduction latine du commentaire de Simplicius, on a omis du texte tout ce qui suit, jusqu’à la fin de ce paragraphe qui se termine par les mêmes mots. L’identité aura causé cette faute typographique. — Ainsi que le dit Empédocle pour les os. Cette opinion d’Empédocle sur la composition des os, qui tient surtout à la proportion, a été rappelée dans la Métaphysique, liv. 1, chap. 10, p. 993, a, 17, édit. de Berlin. — La terre immense, dans ses vastes creusets. Ces trois vers d’Empédocle sont rapportés par Alexandre d’Aphrodise dans son commentaire sur la Métaphysique, au passage qui vient d’être cité. Ils offrent dans le texte des difficultés de mots assez graves. Voir la note de MM. Pierron et Zévort, dans leur traduction de la Métaphysique. t. I, p. 55.
  75. Telle autre des catégories selon les divisions admises. Cette expression se trouve déjà plus haut, chap. 1, § 3. Voir le traité spécial des Catégories, chap. 4. — Mais il ne paraît pas qu’il y ait des éléments communs. La doctrine bien connue d’Aristote sur les catégories, c’est qu’elles n’ont entre elles rien de commun, et qu’elles ne peuvent être réduites à un genre unique. — Alors elle sera donc quantité, qualité, et alors que deviendra son unité, sans laquelle, cependant, on ne peut pas même la concevoir ?
  76. Il est tout aussi absurde. Cette opinion, prêtée indistinctement à tous les philosophes, Démocrite excepté, est discutée tout au long dans le traité de la Génération et de la Corruption, liv. 1, chap. 7, p. 323, b. édit. de Berlin. Aristote la rappelle plus loin, dans le Traité de l’âme, liv. II, chap. 4, § 10. — Suivant eux. Les philosophes, qui ne sont pas désignés plus précisément dans le traité de la Génération et de la Corruption. — Sentir, c’est souffrir ; mais c’est agir aussi, comme Plotin l’a parfaitement démontré. Voir les morceaux de Plotin dans mon ouvrage sur l’école d’Alexandrie, p. 242. 4e Ennéade, liv. VI. ch 2. — Penser et connaître, et de même pour penser. C’est assimiler la sensation et la pensée, ce qu’Aristote combat.
  77. Mais voici. J’ai cru devoir adopter ce sens d’après les commentaires de Simplicius et de Philopon, et surtout d’après le contexte. Mais le verbe dont se sert Aristote est au passé, tandis qu’au contraire il devrait être au futur. — Comme Empédocle. Voir plus haut, chap. 2, § 6, les vers où ces principes sont établis. — Tout ce qu’il y a de terre dans le corps des animaux. Voir la même pensée reproduite et développée plus loin, liv. III, chap. 13, § 1, à la fin ; elle est aussi dans Platon, Timée, p. 186, trad. de M. Cousin. — Nerfs. Simplicius s’étonne qu’Aristote ait placé les nerfs, organes de la sensibilité, parmi les parties insensibles du corps. Il est possible d’abord que Nerfs soit pris ici pour Muscles : d’un autre côté, il est reconnu aujourd’hui par la physiologie que les nerfs n’ont par eux-mêmes aucune sensibilité. Il se trouve donc qu’Aristote a raison au sens de la science moderne, bien qu’il n’ait pas connu très certainement la véritable nature des nerfs. — Selon cette théorie. J’ai cru pouvoir ajouter ces mots pour être parfaitement clair.
  78. Que de compréhension, ou d’intelligence. — Chaque chose connaîtra une chose. Un principe ne connaîtra qu’un principe, celui qui lui ressemble et dont il est lui-même composé ; il ignorera tous les autres. — Le dieu d’Empédocle est le plus déraisonnable des êtres. Cette objection contre le dieu d’Empédocle, le Sphérus, est répétée dans la Métaphysique, L. III, chap. 4. p. 1000, b, 4, édit. de Berlin. — Un des éléments, et le plus important dans le système d’Empédocle, ou du moins, l’un des deux plus importants.
  79. Pourquoi tous les êtres n’ont-ils pas une âme, Il présente une objection analogue contre les théories du Timée, voir plus haut, chap. 4, § 11 ; et dans ce même ch. 4, § 6. contre les théories qui font de l’âme une harmonie.
  80. Toutes les autres à l’unité. Quel est l’élément qui donne aux autres éléments la force de rester unis, et fuit de leur assemblage des êtres Individuels et séparés ? — Les éléments en effet ressemblent à la matière, tandis que c’est l’âme ou la forme qui les réunit et en fait un tout. Voir plus loin, liv. II, chap. 1, la définition de l’âme prise comme la forme du corps. — Pour l’intelligence. Voir liv. III, chap. 4 et suiv., la théorie de l’intelligence, et la place supérieure que lui donne Aristote dans l’âme. — La première en genre. On pourrait entendre aussi, et peut-être serait-ce le vrai sens : « la première née, antérieure par sa naissance à tout le reste. » Philopon insiste sur ce passage pour prouver que, dans les théories d’Aristote, l’intelligence est séparable du corps.
  81. Encore généralement à toute âme. Voir les quatre facultés principales qu’Aristote accorde à l’âme, plus loin, liv. II, chap. 2, § 2. nutrition, sensibilité, intelligence, locomotion.
  82. Pour juger et cette partie même. Le texte dit mot à mot : « Et pour que cette partie se juge elle-même. » La traduction que j’ai adoptée me semble plus claire. M. Trendelenbourg rappelle ce principe de Spinoza qui est tout-à-fait identique à celui d’Aristote « Verum sui index et falsi. » — La mesure ni de lui-même ni du droit. Il a donc peut-être eu tort de dire plus haut d’une manière générale qu’une des deux parties de l’opposition est suffisante.
  83. Quelques uns ont cru que l’âme est mêlée dans tout l’univers. C’est ainsi que Simplicius comprend ce passage, qui semblerait alors s’adresser aux théories du Timée ; mais Philopon admet un autre sens que le texte peut donner aussi « Que l’âme est dans tout corps, et que l’âme se trouve mêlée aux éléments qui composent tous les corps. » Je préfère le premier sens comme étant plus d’accord avec ce qui suit.
  84. Dans les mixtes, dans les corps qui sont composés de divers éléments mêlés les uns aux autres. — Elle paraisse pourtant supérieure à ce qu’elle est dans l’eau et dans la terre.
  85. Et plus immortelle. Il est évident que l’immortalité de l’âme qui anime les grands corps de la nature n’a rien de commun, dans les théories ordinaires du moins, avec l’immortalité de l’âme humaine. Aristote semble là les confondre l’une et l’autre ; ou plutôt il n’en montre pas assez la différence, car il paraît repousser cette opinion.
  86. Quand on admet. Le texte n’est pas tout-à-fait aussi précis.
  87. Doit être. Il n’y a pas de verbe dans le texte ; mais j’ai cru devoir ajouter ces mots pour être tout-à-fait intelligible. Si les éléments forment l’âme, il faut que l’air et le feu aient une âme aussi et puisque leurs parties en ont une, le tout qu’elles forment doit nécessairement en avoir comme elles. — Quelque chose de ce qui les enveloppe. De l’air, sans doute. — Et que l’âme soit composée de parties dissemblables. C’est la théorie d’Aristote lui-même, qui distingue plusieurs âmes, et non pas une seule, dans les plantes et dans les divers animaux. — Existera dans l’air. J’ai ajouté les deux derniers mots d’après le commentaire de Philopon ; ils me semblent indispensables. Ou que ses parties soient toutes semblables. Ce qui n’est pas possible, si on compose l’âme avec les éléments, dissemblables comme ils le sont. — Ou qu’elle ne soit pas. Conclusion qui résume l’objection soulevée au § 17.
  88. Il résulte évidemment, résumé de toute la discussion précédente. — Exact et vrai qu’elle se meuve, théorie combattue dès le second chapitre de ce livre.
  89. Quelques uns prétendent. Philopon, après Thémistius, croit qu’il s’agit ici des théories du Timée, et cette conjecture paraît fort probable. — Qu’elle pense par une partie, la partie raisonnable. — Et qu’elle désire par une autre, la partie concupiscible. Aristote, qui semble ici critiquer cette théorie, a souvent employé les expressions qui la représentent.
  90. Quant aux parties de l’âme, en admettant qu’elle ait des parties ; et, dans le système même d’Aristote, elle a tout au moins plusieurs espèces, l’âme intelligente ne se contondant pas avec l’âme nutritive. — Ressemble à de l’impossible. J’ai conservé la tournure grecque, bien qu’elle ait dans notre langue quelque chose de bizarre.
  91. Nous voyons les plantes. Voir plus haut la même pensée, chap. 4, § 18, et aussi plus loin, liv. II, chap. 2, § 8. — Si ce n’est identique en nombre. Numériquement, il y a plusieurs âmes individuelles ; spécifiquement, l’âme est la même dans les parties et dans le tout : dans les tronçons de l’animal et dans le corps entier. — La sensation et la locomotion dans les animaux. Dans les plantes, il ne reste de part et d’autre que la nutrition. — Comme si elle était divisible. Comme si l’âme se retrouvait tout entière dans chacune de ses divisions.
  92. Mais le principe… Il semble se justifier d’avoir assimilé, dans le début du paragraphe précédent, les plantes et les animaux. — N’ont de commun que cette seule âme. Voir les développements de cette doctrine dans la théorie de la nutrition, liv. II, chap. 4. — Peut être séparée du principe sensible. Voir liv. II, chap. 3, § 7, où cette idée est développée davantage ; Aristote y est revenu à plusieurs reprises.
  93. Comme pour reprendre notre point de départ, ou d’une manière moins précise : « Comme pour reprendre les choses dès l’origine. » — La notion la plus générale possible. Aristote a reproché souvent aux théories de ses prédécesseurs de n’embrasser qu’une partie de la question, et de n’étudier l’âme que dans les animaux, ou dans l’homme. Il veut l’étudier dans tous les êtres vivants ; et, comme son cadre sera plus vaste, la notion qu’il donnera de l’âme sera aussi plus générale. Voir liv. 1, chap. 1, § 5.
  94. La substance est un genre particulier des êtres. Voir la théorie développée de la Substance dans les Catégories, chap. 5, et dans la Métaphysique, liv. V, ch. 6, 7 et 8, p. 1015. Voir l’explication d’Alexandre sur ce passage dans son traité des Questions, liv. II, chap. 24. — Il faut distinguer…. puis ensuite l’espèce. Cuvier, au début de son Règne animal, croit devoir faire une distinction toute pareille ; et il déclare, comme Aristote, que, dans l’être organisé, la forme est beaucoup plus essentielle que la matière. « C’est sa forme propre, dit-il, qui constitue son espèce, et fait de lui ce qu’il est. » T. I, p. 14, édit. de 1829. La composition et la forme sont aussi pour Reil les deux éléments constitutifs de l’être organisé. Voir le Manuel de physiologie de M. Muller, t. 1, p. 22, de la trad. française. Voir, pour la forme et la matière, la Métaphysique passim, et surtout liv. VII, chap. 3, et liv. VIII. — La matière est une simple puissance. Elle n’est rien, et peut être tout, avant que la forme l’ait spécifiquement déterminée. — L’espèce est réalité parfaite, entéléchie. J’ai paraphrasé ici encore le mot Entéléchie avant de le reproduire. Voir plus haut, liv. I, chap. 1, § 3. Le sens d’ailleurs en est parfaitement clair. Les Coïmbrois, dans leur commentaire, rendent toujours Entéléchie par : Actus et perfectio ; saint Thomas, d’après la vieille traduction qu’il suit, dit toujours : Actus. Cicéron, au liv. I des Tusculanes, a donné une explication de l’entéléchie, et il l’a appelée : Continuata motio et perennis. Il est évident qu’il se trompe. Il s’est encore trompé en faisant d’elle une cinquième essence, un éther, comme l’a répété après lui saint Augustin, Cité de Dieu, 1. XXII, ch. 2. Les Coïmbrois ont réfuté cette méprise que Pacius a traitée aussi très durement : Inepta et ridicula. C’est que Cicéron lisait dans le texte « endélécheia, » au lieu de « entélécheia : » et de là sans doute son erreur. Le mot d’Endélécheia, dans le sens où Cicéron l’entend, est déjà dans Platon (voir le Lexique de Ast à ce mot) ; mais celui d’Entélécheia ne s’y trouve pas. Il appartient sans doute à Aristote, bien que d’ordinaire Aristote ait le soin de prévenir quand il forge les mots. Reid a cru devoir se moquer de cette définition qu’Aristote donne de l’âme, au lieu de tâcher de la comprendre : voir Recherches sur l’entend, humain, chap. 7. — Entéléchie doit s’entendre de deux façons. La distinction peut paraître subtile, et elle n’est pas très clairement indiquée : voir plus bas, § 5. J’ai tâché de la rendre plus précise dans ma traduction. Le texte dit seulement : « Ici comme la science, là comme la contemplation. » Voir une Idée analogue dans la Métaphysique, liv. II, chap. I, p. 991, a, 29, édit. de Berlin. La science représente un état fixe, acquis ; la contemplation, l’observation, comme Aristote semble ici la comprendre, représente une action : la science serait en quelque sorte la faculté, et la contemplation l’emploi de cette faculté. Ceci, du reste, est encore développé plus loin, chap. 5, § 4.
  95. Et particulièrement les corps naturels. Voir, dans les Leçons de physique, liv. II, chap. 1, la définition de ce qu’on doit entendre par Nature, p. 192, édit. de Berlin. — Qui sont, en effet, les principes des autres corps que forme l’art de l’homme. — Et nous entendons par la vie. Aristote donnera plus loin de la vie une définition plus complète, et il y reconnaîtra quatre caractères principaux. Voir liv. II, chap. 2, § 2. — Composée comme on vient de dire. Il me semble que le texte est ici fort clair, bien qu’il ait embarrassé quelques commentateurs. Ceci se rapporte évidemment à ce qui a été dit plus haut des trois éléments qui composent toute substance réelle et individuelle. Voir le paragraphe précédent.
  96. De telle façon particulière. Le texte n’a qu’un simple adjectif : « Puisque le corps est tel. » Puisque le corps est une chose réelle et individuelle. — Qui puissent être attribuées à un sujet. L’âme alors serait une sorte d’attribut du corps. L’expression dont se sert ici Aristote se rapporte tout-à-fait au langage qu’il a employé spécialement dans le traité des Catégories. Voir le chap. 3 de ce traité, et le ch. 5 relatif à la Substance. — Qui a la vie en puissance, qui peut vivre, qui peut devenir vivant, qui peut recevoir la vie. Dans le Phédon, p. 295 de la traduction de M. Cousin, Platon soutient aussi que c’est l’âme qui donne la vie au corps.
  97. Mais entéléchie a deux sens. Voir plus haut, § 3, où ces deux sens sont déjà indiqués. — Ou comme l’observation. Peut-être que le mot « d’attention » rendrait mieux la pensée d’Aristote ; mais celui « d’observation » répond davantage au mot du texte. — La veille répond à l’observation, ou à l’attention. — Mais la science est, pour un même objet, antérieure. En effet, avant de porter son attention sur un objet qu’on sait, il faut le savoir ; avant d’étudier une idée que l’on a, il faut l’avoir. Il semble d’ailleurs assez singulier de comparer la science a un sommeil, quoique, dans les théories d’Aristote, la science soit toujours présentée comme un repos bien plutôt que comme un mouvement. En général, les commentateurs n’ont pas compris ce passage tout-à-fait comme je le fais ici. Le sens que j’ai adopté me paraît plus naturel et plus spécial. — L’entéléchie première, c’est-à-dire, l’entéléchie prise dans le gens supérieur qu’on vient d’indiquer, où la notion de la science est supérieure et antérieure à la notion de l’observation. — Qui a la vie en puissance. Voir le paragraphe précédent. Dans la Métaphysique, liv. VII, ch. 10, p. 1035, b, 20, Aristote dit que le corps et les parties du corps sont postérieures à l’âme. Voir aussi liv. VIII, chap. 3, p. 1043, édit. de Berlin.
  98. Et il faut entendre, d’un corps qui est organique. Cuvier démontre aussi dans son Règne animal, t. I, p. 13, qu’il n’y a que les corps organisés qui puissent vivre. La distinction qu’ajoute Aristote est donc nécessaire, puisqu’il ne s’agit ici que des corps vivants. — Les racines répondent à la bouche. Voir la même pensée développée plus loin, chap. 4, § 7. — Commune à toute espèce d’âme. C’est la définition dont il a indiqué la recherche plus haut, § 1.
  99. Si le corps et l’âme sont une seule et même chose. Le corps est la matière, et l’âme est la forme, comme, dans un cachet, la cire est la matière, et l’empreinte que porte le cachet, est la forme qui le caractérise et le fait ce qu’il est. — Ce dont elle est la matière. Si la matière se confond avec l’objet même dont elle est la matière. — Car l’un et l’être ayant plusieurs sens. Voir la Métaphysique, liv. V, chap. 6 et 7, p. 1015 et suiv., édit. de Berlin. — Proprement et non métaphoriquement. — Est la réalité parfaite, l’entéléchie. Il n’y a d’être réel, d’être un et individuel, que celui qui est arrivé à ce point d’avoir tous les éléments qui le constituent véritablement. Le corps sans l’âme n’est qu’un cadavre. Cette fin de la phrase ne semble pas une conclusion très nécessaire de ce qui précède, et l’on attendait un autre résumé que celui-là. D’ailleurs la pensée est aussi claire qu’elle est exacte, et les commentateurs grecs n’ont point ici de variantes ni de changements à proposer.
  100. Rationnellement. On peut comprendre aussi : « dans un rapport égal, proportionnellement, par analogie. » — L’œil est la matière de la vue, comme le corps est la matière de l’âme. — Comme… un œil de pierre. Voir un passage analogue dans le traité de la Génération des animaux, liv. II, ch. I, p. 735, a, 8 de l’éd. de Berlin ; voir aussi le paragraphe précédent. — Se retrouve pour la sensibilité tout entière. De la sensibilité considérée dans l’œil seulement, dans une partie, il passe à la sensibilité considérée dans le corps entier ; et l’âme qui rend le corps sensible est assimilée à la vue pour l’œil, et à la faculté de couper pour la hache.
  101. Qui est en puissance l’être… de vivre, qui jouit de la vie, qui peut vivre. — La semence et le fruit ne sont tel corps qu’en puissance. Cette fin de la pensée ne paraît pas très nécessaire ; les commentaires grecs la donnent comme tout le reste. Alexandre d’Aphrodise l’explique dans son Traité des Questions, liv. II, ch. 25, § 2. Aristote veut sans doute distinguer dans le corps qui a l’âme, la puissance réelle qu’il a de vivre, et cette simple possibilité qui se trouve dans une semence, par exemple de devenir un arbre complet, par son développement naturel.
  102. De même. Résumé des trois paragraphes précédents. La vision. Aristote emploie ici ce mot de vision et non celui de vue, comme il l’a fait au § 9. Le mot de « vision » est certainement plus juste et répond mieux à la distinction faite plus haut des deux sens du mot « entéléchie. » La vue est la faculté, la vision est l’acte de cette faculté. — La veille est une réalité parfaite. Voir plus haut § 5. Il est évident que l’âme n’agit réellement que dans la veille. L’état singulier du sommeil lui ôte l’activité, qui est son essence propre. — Le corps n’est que ce qui est en puissance, c’est-à-dire matière. Voir plus haut § 2. — La pupille est prise ici pour exprimer les diverses parties matérielles dont l’œil se compose.
  103. Qui sont obscures par leur nature. J’ai cru devoir ajouter les trois derniers mots. — Quoique cependant plus apparentes pour nous. J’ai ajouté encore les deux derniers mots, afin que la pensée fût parfaitement intelligible. Je n’ai fait que suivre en cela l’interprétation de Philopon, qui est en outre tout-à-fait conforme à la doctrine aristotélique. — Ainsi qu’il suit. Le texte dit seulement. « Ainsi. » — La véritable définition. Voir dans les Derniers Analytiques les conditions de la définition, liv. II, ch. 7 et 10, et aussi dans la Métaphysique, liv. VII, ch. 12, p. 1037, b, 8, éd. de Berlin. Voir aussi plus haut, liv. I, ch. I, § 8. — En contenir la cause. Parce qu’on ne sait véritablement que quand on sait par la cause. Voir les Derniers Analytiques, liv. I, ch. 2, § 1, et liv. II, ch. 11 et suiv. — Sont des espèces de conclusions. Alexandre d’Aphrodise proposait ici une variante que n’avaient pas admise jadis les commentateurs attiques, et que Philopon rejette aussi. Le texte, en effet, suffit parfaitement, et la variante serait sans importance. Dans les Derniers Analytiques, liv. II, ch. 1 à 10, Aristote a démontré comment la définition de l’essence pouvait être obtenue par une sorte de démonstration. Dans ce cas, la définition se trouve être une conclusion au lieu d’être un principe. — Qu’est-ce que… la quadrature. Non pas la quadrature du cercle, mais l’opération de géométrie par laquelle on obtient un carré égal à un rectangle donné. Aristote l’explique lui-même un peu plus bas. Dans les Derniers Analytiques, dans les Réfutations des sophistes, aussi bien que dans les Catégories, c’est de la quadrature du cercle qu’il s’agit. Voir les Catégories, ch. 7, § 19. — Derniers Analytiques, liv. I, ch. 9, § 1, et Réfut. des sophistes, ch. 11, §§ 3 et 5. La définition de la quadrature, telle qu’elle est donnée ici, est reproduite dans la Métaphysique, liv. III, ch. 5, p. 996, b, 21, éd. de Berlin. — On indique la cause même de la chose, et alors on a une véritable définition. Aristote va donc essayer, dans une nouvelle définition de l’âme, de donner la cause qui fait qu’elle est l’entéléchie d’un corps organisé et vivant.
  104. De même que, dans les plantes. Voir plus haut, liv. I, chap. 4, § 18, et chap. 6, § 26, la même observation déjà exprimée. — Avec une autre différence de l’âme, dans un autre ordre d’êtres, où l’âme n’est plus seulement nutritive, mais où elle est sensible et locomotrice. — Pour les insectes que l’on coupe. Voir aussi plus haut, liv. 1, chap. 5, § 26. Aristote veut sans doute parler surtout des vers. — Il y a nécessairement désir. Voir plus loin, chap. 3, § 3.
  105. Indépendamment de toutes les autres. C’est là ce qui donne à la nutrition la première place : elle ne dépend pas des autres fonctions ; les autres fonctions dépendent d’elle, au contraire. — Dans les êtres mortels. Je ne sais si cette restriction était bien nécessaire, quoique Philopon l’approuve fort. — Qui n’ont pas d’autre puissance de l’âme. La faculté végétative, qui se retrouve aussi dans les animaux. C’est par ce principe que la vie appartient… Je crois qu’Aristote a bien fait de donner cette importance suprême à la nutrition ; et Cuvier, dans ses Considérations générales, n’a peut-être pas assez suivi son exemple. — L’animal n’est constitué primitivement que par la sensibilité. C’est que la sensibilité est le premier caractère qui distingue l’animal proprement dit de tous les autres êtres. Pour Cuvier, c’est tantôt la sensibilité aussi (Règne animal, t. 1, p. 18), tantôt c’est la respiration (ib., p. 21), avec trois autres caractères qui complètent ce premier : cavité intestinale, système circulatoire, composition chimique, où entre l’azote de plus que dans celle des végétaux. Peut-être la division d’Aristote, qui a le grand mérite d’être plus simple, a-t-elle aussi le mérite d’être plus profonde. Linné semble l’avoir adoptée. — Et qui ne changent pas de place, comme les zoophytes.
  106. Le premier sens qui appartient à tous les animaux, c’est le toucher. Cuvier remarque aussi (Règne animal, t. I, p. 31) que le toucher ne manque jamais dans les animaux. C’est, de plus, du toucher et des organes de la manducation que sont pris les caractères variables qui établissent les diversités essentielles des mammifères entre eux, ib., p. 65. — Le toucher peut s’isoler de tous les autres sens. Voir plus loin, § 11. — Nous dirons plus tard, dans les chapitres suivants : la nutrition dans le chap. 4, la sensibilité dans les chap. 5 et suiv.
  107. Des facultés suivantes. C’est l’ordre qu’il suivra dans tout ce traité pour l’étude de ces quatre facultés.
  108. Ou bien aussi séparée matériellement. Le texte dit : « Par le lieu. » — Quelques autres présentent de grandes difficultés. On voit sans peine qu’ici, en effet, les difficultés sont immenses : attribuer à l’âme la nutrition, comme on lui accorde la pensée, la sensibilité, la locomotion, c’est un problème que la science, jusqu’ici, n’a pas pu résoudre. Le système de Stahl, qui n’admet qu’un seul principe pour toutes les fonctions diverses, se rapproche en ceci de celui d’Aristote, bien qu’il en diffère si complètement à tant d’autres égards. Descartes a consacré la première partie presque entière du traité de la Formation du fœtus à démontrer que les fonctions du corps ne peuvent être attribuées à l’âme. Voir t. 4, p. 431, de l’édition de M. Cousin, et aussi le traité des Passions de l’âme.
  109. De même que, dans les plantes. Voir plus haut, liv. I, chap. 4, § 18, et chap. 6, § 26, la même observation déjà exprimée. — Avec une autre différence de l’âme, dans un autre ordre d’êtres, où l’âme n’est plus seulement nutritive, mais où elle est sensible et locomotrice. — Pour les insectes que l’on coupe. Voir aussi plus haut, liv. 1, chap. 5, § 26. Aristote veut sans doute parler surtout des vers. — Il y a nécessairement désir. Voir plus loin, chap. 3, § 3.
  110. On ne saurait ici encore affirmer rien. Ceci se rapporte à ce qui a été dit plus haut, § 7. Y a-t-il des parties de l’âme qui soient distinctes et séparables matériellement ? Aristote n’affirme rien encore pour l’intelligence : il se réserve de le faire dans la théorie spéciale de l’intelligence, liv. III, chap. 5, § 2. — Ni de la faculté de percevoir. Le mot grec a peut-être un sens plus étendu ; mais je n’ai pu trouver de meilleur équivalent. — L’intelligence semble être. Alexandre d’Aphrodise se fondait sur cette forme dubitative pour soutenir qu’Aristote n’admet pas l’immortalité de l’âme. Philopon combat avec raison cette interprétation un peu subtile d’Alexandre. Mais si Aristote s’était prononcé plus nettement qu’il ne l’a fait sur cette question, le doute même n’eût pas été possible. Après avoir lu le Phédon, qui peut demander, par exemple, quelle est l’opinion de Platon ? — Comme l’éternel s’isole du périssable. Voir plus loin, chap. 3, § 7, à la fin ; et liv. III. chap. 5, § 2.
  111. Qu’elles ne sont pas séparables, les unes des autres. — Ainsi qu’on le soutient quelquefois. Comme l’a fait Platon dans la République, liv. IV, p. 233 et suiv., et dans le Timée, p. 197 et suiv., trad. de M. Cousin. — Au point de vue de la raison. On a déjà vu une expression pareille, § 7, plus haut. On la trouvera encore liv. III, chap. 4, §. 1. Je crois que c’est bien la pensée d’Aristote que j’ai rendue ; mais il serait possible de comprendre le texte dans un sens plus vulgaire, qui reviendrait, du reste, à peu près à celui que je donne « Pour le langage, verbalement. » — Tout autre chose d’être sensible et d’être pensant, parce que sentir et juger sont choses très différentes. Aristote n’a jamais hésité sur ce point, comme pourraient le faire croire les accusations de sensualisme dont il a été l’objet, et auxquelles, il faut le dire, il a quelquefois prêté, par la forme de son langage tout au moins. Voir les Derniers Analytiques, liv. II, c. 19. — Et de même pour chacune des facultés. Ceci n’est pas très clair, et l’on peut comprendre, ou que les facultés de l’âme autres que l’intelligence ne sont pas séparables, ou bien qu’elles sont aussi différentes entre elles que le sont sentir et juger. Les commentateurs grecs n’ont rien dit sur ce point.
  112. De plus, certains animaux. Aristote essaie donc, comme il l’a promis implicitement, d’étendre sa théorie à la série entière des êtres animés. Voir plus haut, liv. I, chap. 6, § 13. — Et nous verrons plus tard quelle en est la cause. Il s’agit sans doute ici, comme le croient Simplicius et Philopon, de la suite même de ce traité, et peut-être de l’Histoire des animaux, où les faits sont exposés tout au long en ce qui concerne l’organisation diverse des êtres animés. — Pour les sens. Plus haut, § 5, il a remarqué que le toucher est le seul sens qui se retrouve dans tous les animaux sans exception. Voir aussi passim dans ce traité.
  113. Ce par quoi nous vivons et sentons. C’est la traduction exacte du texte ; peut-être eût-il mieux valu dire simplement : » Vivre et « sentir peuvent s’appliquer à « deux choses diverses, tout aussi « bien que savoir. » J’ai préféré rester plus fidèle, au risque d’être moins élégant. — L’acte des choses capables d’agir. Voir sur ces rapports de l’acte, au sujet qui le souffre ou qui le fait, le neuvième livre de la Métaphysique. — Primitivement. J’ai conservé la formule péripatéticienne. On comprend sans peine que l’âme est le principe premier qui nous fait vivre, sentir et penser. — Raison et forme. Voir, dans le chapitre précédent, la définition de l’âme, à laquelle Aristote semble revenir ici. — Et non pas matière ou sujet. Voir plus haut, chap. 1, § 4.
  114. Ainsi que nous l’avons dit. Voir plus haut, ch. 1, § 9, où Aristote se sert à peu près des mêmes termes pour rendre la même idée. — C’est l’âme, au contraire. Répétition de ce qui a été dit dans le chapitre précédent, et surtout § 6. — Constitué de certaine manière. C’est-à-dire étant pourvu d’organes qui le rendent capable de vivre. Voir plus haut, ch. 1, §§ 5 et 6.
  115. À ceux qui prétendent. Il est bien difficile de savoir à quels philosophes Aristote veut ici faire allusion. C’est peut-être de Platon qu’il s’agit : du moins ce sont bien là les doctrines du Phédon et de la République. — Elle est quelque chose du corps. Il semblerait alors que l’âme est inséparable du corps et meurt avec lui. Pour prévenir cette conséquence évidente, Philopon rappelle ce qu’Aristote a dit plus haut de l’intelligence, § 9. — Dans le corps fait de telle façon. Dans le corps formé par la nature et pourvu d’organes qui le rendent capable de vivre ; voir le paragraphe précédent, et plus haut, ch. 1, § 6 — Comme les philosophes antérieurs l’ont dit. Critique qu’il a déjà faite plus haut, et qui s’adresse aux Pythagoriciens surtout ; voir liv. I, ch. 3, § 23.
  116. Cette loi parfaitement raisonnable. La formule dont je me sers ici paraîtra peut-être bien moderne, Aristote disant seulement : « suivant la raison. » Mais j’ai cru devoir l’employer pour être plus clair, et dans tous les cas elle n’est pas contraire à la rigueur aristotélique. — Dans la matière qui est propre à la recevoir. Voir le livre IX de la Métaphysique. — Et raison. Ce mot est fort vague ; celui du texte ne l’est pas moins, et je n’ai pu trouver un équivalent meilleur. On pourrait encore traduire : et notion.
  117. Ainsi que nous l’avons dit, Plus haut, ch. I, §§ 2 et 11. — Nous appelons facultés… les appétits. Aristote ajoute l’appétit ou les appétits aux quatre facultés qu’il a énumérées plus haut, ch. 2, § 2, et qui, suivant lui, constituent la vie. Descartes fait des appétits un sens a part. Voir les Principes, IVe partie, § 190, éd. de M. Cousin, Aux appétits, Descartes joint les passions, et porte ainsi les sens au nombre de sept.
  118. Les plantes n’ont que la nutrition. Voir plus haut, ch. 2, § 3 et 4. — Il y a de plus appétit. Plus haut, ch. 2, § 5, il a dit désir, et non point appétit ; dans sa théorie, l’appétit paraît être antérieur au désir, et appartenir au corps, comme le désir appartient à l’âme, — L’appétit est désir, passion et volonté. Ceci semblerait faire de l’appétit un acte moral, et non corporel. — C’est le toucher. C’est ce qui a déjà été dit plus haut, ch. 8, § 5. — A aussi peine et plaisir. Voir plus haut la même pensée, ch. 2, § 3.
  119. De plus, ces êtres. Le texte dit seulement et d’une manière toute indéterminée : Ils. J’ai traduit « ces êtres, » pour préciser davantage et montrer qu’il s’agit des êtres dont il vient d’être parlé, et qui ont nutrition et sensibilité. — Le toucher est le sens de l’alimentation. Aristote donne plus loin, liv. III, ch. 12, § 7, ce rôle au goût, dont il fait, il est vrai, une sorte de toucher. — Tous les animaux, en effet, se nourrissent. Comme il a dit plus haut que les plantes se nourrissent aussi, ch. 2, § 3, il semblerait qu’elles aussi devraient avoir le sens de la nutrition. Mais la nutrition est possible sans le secours des sens, et le toucher ne sera le sens de la nutrition que dans les êtres doués de sensibilité. — S’il s’applique aux autres choses sensibles, c’est indirectement, ou « par accident, » comme dit le texte. Cette opinion paraît trop absolue, et Aristote lui-même ne semble pas la soutenir, plus loin dans ce livre, ch. 2, où le toucher paraît être applicable à toutes les choses sensibles, et non pas seulement aux choses destinées à la nutrition de l’animal. Voir sur le toucher, outre la théorie spéciale, le liv. III. ch. 12 et 13. — La saveur est une des choses accessibles au sens du toucher. Voir plus loin, ch. 9, § 2, le goût assimilé au toucher, et aussi ch. 10, § 1 et suiv. — Plus tard. Voir plus loin la théorie du goût, ch. 10. — Ont-ils aussi l’imagination ? Voir plus haut, ch. 2, § 8. — Nous reviendrons plus loin. Voir la théorie de l’imagination, liv. III, ch. 38.
  120. Outre ces facultés, la locomotion. Voir liv. III, ch. 9. — La pensée et l’intelligence. Voir liv. III, ch. 4. On doit remarquer ici, comme je l’ai déjà dit plus haut, que le mot du texte qui exprime la pensée est un dérivé de celui qui exprime l’intelligence. Notre langue n’a pu m’offrir des rapports analogues entre les mots que j’ai dû employer. — Et quelque autre faculté, s’il y en a. Simplicius et Philopon entendent autrement ce passage, où le vague de l’expression grecque peut en effet prêter à l’équivoque. Au lieu de faculté, ils comprennent qu’il s’agit ici d’une espèce analogue à l’espèce humaine ou même supérieure, celle des démons, par exemple, et des dieux, dont il est parlé au ch. 8 du livre XII de la Métaphysique. J’ai préféré le sens que je donne, quoique Aristote ne semble nulle part reconnaître de faculté au-dessus de l’intelligence, laquelle nous met en rapport avec les principes. Si l’on admettait l’interprétation des commentateurs grecs, il faudrait traduire : « Ou quelque autre espèce a d’êtres qui soit analogue, ou même supérieure à l’espèce humaine. »
  121. Le triangle est dans le carré, puisque le carré peut se partager en deux triangles. — La nutrition dans la sensibilité. C’est-à-dire que la sensibilité suppose nécessairement la nutrition. — Quelle est l’âme de la plante. C’est uniquement l’âme nutritive, comme il l’a dit plus haut, ch. 2, §§ 3 et 5.
  122. La loi de cette série régulière. Le texte dit mot à mot : « Par quelle cause ils sont dans le suivant. » — Sans nutrition, point de sensibilité. On doit remarquer tout ce qu’a de simple et de profond cette subordination des facultés de la vie entre elles. La science moderne ne pourrait mieux dire ; et rarement elle a aussi bien dit. — Quant à l’intelligence spéculative. Voir plus haut, chap. 2, § 9, et plus loin la théorie de l’intelligence, liv. III, chap. 4 et chap. 5, § 2. — C’est une tout autre question, ou bien : « Il en « sera question ailleurs. » — Il est donc évident. Aristote semble clore ici la discussion, qu’il a annoncée dans les mêmes termes à peu près, au début de ce second livre, chap, l, § 1.
  123. Les conséquences qu’elles entraînent. C’est ainsi que, plus haut, liv. I, chap. I, § 1, Aristote a établi qu’il faut d’abord étudier l’âme elle-même puis les faits accessoires qui se rapportent à elle. — Et tout le reste. Ces mots sont donnés par quelques manuscrits : Thémistius, Simplicius, Philopon, ne paraissent pas les avoir connus, non plus qu’Alexandre d’Aphrodise. Je crois qu’on pont les conserver sans inconvénient ; car cette expression est conforme au langage habituel d’Aristote. — Les actes et les fonctions. Je n’ai rien trouvé de mieux pour rendre les mots grecs ; mais ils sont à la fois moins précis et plus énergiques que ceux que notre langue m’a fournis. — Sont rationnellement antérieurs aux facultés, tandis que pour nous, au contraire, pour nos sens, quand nous observons, ils sont postérieurs. Aristote s’est également demandé, plus haut, liv. I, chap. 4, § 6, s’il fallait étudier les fonctions avant les facultés, ou réciproquement. — Les opposés. J’ai traduit fidèlement le mot grec, et la suite prouve clairement quel est ici le sens de la pensée ; mais cette expression paraît d’abord singulière, quoiqu’au fond elle soit très juste.
  124. L’âme nutritive se retrouve aussi dans les autres âmes. Voir plus haut, chap. 3, § 6. — Celle par laquelle la vie appartient à tous les êtres animés. Voir ci-dessus, chap. 2, §§ 3 et 4. Le texte dit seulement : « à tous ; » j’ai cru devoir ajouter les trois derniers mots pour être parfaitement clair. — Ni produits par génération spontanée. Voir le traité de la Génération des animaux, liv. III, chap. 11, p. 701, a, 18, et b, 26, édit. de Berlin, et Histoire des animaux, liv. V, chap. 1, a, 18, et aussi pour la génération des anguilles, liv. VI, chap. 16, p. 570, a, 16, edit, de Berlin. Cette théorie de la génération spontanée, soutenue jusque dans ces derniers temps, paraît aujourd’hui à peu près bannie de la science. On peut voir, sur ce point curieux, les prolégomènes du Manuel de physiologie de M. Muller, trad, franc, de M. Jourdan, t. 1, p. 9 et suiv. M. Muller laisse la question fort indécise, et la renvoie en grande partie de la physiologie, qui ne peut la résoudre par l’expérience, à la philosophie, qui, par le raisonnement, peut aller plus loin que l’expérience. — C’est de produire un autre être pareil à eux. Voir la même pensée dans la Politique, liv. I, chap. 1, § 4, p. 6, de mon édition. Voir aussi cette théorie développée tout au long dans le Banquet de Platon, à qui elle appartient primitivement ; voir la trad. de M. Cousin, p. 307 et suiv., et les Lois, liv. IV, p. 247. — Afin de participer de l’éternel et du divin. Cuvier a aussi exprimé cette belle pensée, Règne animal, t. 1, p. 4 5 et 16, et il a parlé « de formes fixes qui se perpétuent par la génération. » — Tout ce qu’ils font selon la nature. J’ai conservé la formule aristotélique, quoiqu’il fût possible sans doute de rendre l’expression bien plus nette. — La cause finale est double. M. Trendelenbourg trouve avec raison que ces mots et cette idée, qui reparaîtra plus loin, § 5, sont ici mal placés ; mais les commentateurs les ont, ainsi que les manuscrits ; et il faut les conserver tout en reconnaissant qu’ils ne sont pas très utiles. — Il est un du moins en espèce. L’importance qu’Aristote donne ici à la perpétuité des espèces explique comment il a consacré tout un traité, et l’un de ses plus beaux ouvrages, à la génération des animaux. Quelques manuscrits ajoutent à la fin de ce paragraphe la phrase suivante, dont les commentateurs n’ont pas trace, et qui a été rejetée avec raison de la plupart des éditions : « Et voilà, pourquoi la semence des animaux et des plantes est l’instrument de l’âme. » Voir plus bas la note au § 6.
  125. L’âme est la cause et le principe. Voir une expression analogue, plus haut, liv. I, chap. 1, § 1. — Suivant les trois modes déterminés de cause. Aristote ne veut pas dire qu’il n’y a que trois causes ; car il a établi, au contraire, dans la Métaphysique, tout comme dans les Derniers Analytiques, qu’il y en a quatre. Voir dans la Métaphysique tout le liv. I, et liv. IV, ch. 3, p. 1013, a, et la Physique, liv. II, chap. 3, p. 104, b, édit. de Berlin ; voir aussi les Derniers Analytiques, liv. II, chap. 11, § 1, de ma traduction. Mais l’âme évidemment ne peut être la cause matérielle de l’être ; et voilà comment Aristote parle ici de trois causes et non de quatre.
  126. Est la raison de ce qui est en puissance. L’expression du texte est aussi vague que celle que j’emploie ici. Voir plus haut, pour l’entéléchie, chap. 1, § 2 et suiv.; et chap. 2, § 16.
  127. Le principe d’où vient primitivement la locomotion, c’est l’âme. Il a combattu cette théorie des philosophes antérieurs à lui, liv. I, chap. 2, § 1 et suiv. Il est difficile d’expliquer cette contradiction, qui paraît évidente, à moins qu’on ne dise que le mouvement vient primitivement de l’objet vers lequel se meut l’animal et non de l’âme elle-même. Voir liv. III, chap. 10. — Bien que cette faculté n’appartienne pas à tous les êtres vivants, aux plantes, par exemple, qu’il a comprises parmi les êtres vivants ; et à des animaux qui ne changent pas de place, comme les huîtres, etc. — La sensation paraît bien être une sorte d’altération, ou de modification. Voir plus loin, chap. 5, § 1, la définition générale de la sensation. — Nul être ne dépérit ni ne croît… sans se nourrir. On ne sait rien d’assez positif sur l’accroissement des minéraux pour affirmer que la loi posée ici par Aristote, et qui paraît fort vraisemblable, ne soit pas généralement exacte.
  128. Empédocle n’a pas eu raison. Aristote a établi plus haut, ch. 2, § 3, que les plantes ont une âme parce qu’elles vivent, et ont en elle une force qui les fait croître haut et bas. — Ce qu’est la tête dans les animaux. Il a dit plus haut, chap. L, § 6, que les racines remplissent dans les plantes les foncions de la bouche dans les animaux. Ainsi les racines seraient le haut pour les plantes, et non pas le bas, comme Empédocle le croyait. Théophraste a aussi réfuté l’opinion que combat ici Aristote dans son traité des Causes des plantes, liv. I, chap. 13. — En outre, qu’est-ce qui réunit…, si les plantes n’ont pas de principe unique, de principe qui leur donne la vie ; si elles n’ont pas d’âme,
  129. Quelques philosophes. Les commentateurs ne nous disent pas quels sont les philosophes auxquels Aristote fait allusion, Simplicius croit qu’entre autres il s’agit ici d’Empédocle encore, — La cause absolue, et unique par conséquent. Aristote ne nie pas que le feu ne contribue au phénomène de la nutrition ; mais à cette première cause, il veut joindre aussi l’action de plusieurs autres. — Un rapport de grandeur. Le mot du texte est aussi vague que celui de rapport. — Au rapport plutôt qu’à la matière. Aristote reprend ici le même mot dont il vient de se servir quelques lignes plus haut. J’ai dû le répéter aussi, quoique l’opposition entre les idées de rapport et de matière soit peu marquée.
  130. À la fois nutritive et génératrice. Voir plus haut, § 2. — Ces contraires qui non seulement s’engendrent mutuellement. Voir dans les Catégories le chapitre relatif aux Opposés, ch. 10, § 6, et le ch. 11 relatif aux Contraires. — Le sain vient du malade. L’idée de santé ne se conçoit que par l’idée contraire, l’idée de maladie. — L’eau est aliment pour le feu. On ne voit pas trop comment le feu s’alimente de l’eau, qui au contraire l’éteint. — Et dans les autres corps. La plupart des éditions et des manuscrits disent : « dans les corps simples. » J’ai préféré la leçon que j’ai traduite, d’abord, parce qu’elle est donnée par Philopon et quelques manuscrits, mais surtout parce que la pensée me semble plus vraie et plus conforme au contexte. Il ne peut pas être question ici des corps simples ; il s’agit au contraire des corps animés, des corps vivants, où le corps qui est nourri et le corps qui nourrit semblent les deux éléments essentiels. — Les deux parties principales. Ma traduction est ici un peu plus précise que le texte, pour le besoin même de la clarté.
  131. Comme nous le disons ici, ou bien : « comme nous l’avons dit, » plus haut, au paragraphe précédent. — Le semblable ne pouvant être affecté par le semblable. Principe bien vague, mais dont le sens sera fixé plus loin par les développements qui suivent. — Est en un sens affectée. Le texte dit mot à mot : « souffre quelque chose. » — Et le corps ne l’est pas par la nourriture. Il faut sous-entendre la restriction du membre de phrase précédent : « en un sens ; » car autrement ceci paraîtrait trop contestable. Le corps est certainement modifié par la nourriture, sans l’être autant que lui-même la modifie. La comparaison qui suit fait mieux comprendre la pensée. — De l’inertie à l’acte. Pour rendre toute la valeur de l’expression grecque, il aurait fallu traduire : « de l’inaction à l’acte. » Mais j’ai préféré le mot d’inertie qui est l’expression en quelque sorte technique.
  132. Le dernier état où elle se trouve. Le texte dit plus simplement : « le dernier produit. » Le mot même de produit ne rend pas toute la force du mot grec. Maïs il est impossible de reproduire ici la nuance tout entière. — C’est le semblable qui nourrit le semblable. Voir plus loin, ch. 6, § 1.
  133. Mais comme nul être ne se nourrit qui n’ait aussi la vie. Principe posé plus haut, ch. 2 §§§ 2 et 3. — Nourriture est un terme relatif au corps animé. J’ai dû être ici plus explicite que le texte, pour rendre la pensée tout-à-fait claire. Aristote veut dire que le mot nourriture n’a sa vraie signification que quand on le rapporte à au corps animé qui peut croître et se développer, et non pas quand on l’applique d’une manière indirecte à tout autre chose qu’un corps animé, au feu par exemple, comme il l’a fait plus haut, § 9. — En un sens indirect. Le texte dit : « par accident. »
  134. C’est en tant que la nourriture. J’ai admis ici la variante de Sophonias, citée par M. Trendelenbourg, et je l’ai même interprétée, puisque Sophonias dit seulement : « la chose ajoutée. » Mais les manuscrits et toutes les éditions ont : « le corps animé. » Avec ce mot, le sens n’en est pas moins juste, quoique le développement de la pensée soit peut-être moins direct. Il faudrait alors traduire : « C’est en tant que le corps animé est quantité qu’il s’accroît : mais c’est en tant qu’il est tel corps spécial et substance qu’il reçoit de la nourriture. » La grammaire s’arrange peut-être mieux du sens que j’ai suivi dans ma traduction. Si d’ailleurs on admettait le sens que je donne dans cette note, il faudrait nécessairement changer aussi le début de la phrase, et dire : « c’est, du reste, tout autre chose de recevoir nourriture et de recevoir accroissement. » — L’Être, en effet, conserve son essence. Le texte dit seulement : « il conserve son essence ; » et ceci semblerait prouver que la leçon vulgaire est la bonne. Aristote sous-entendrait « le corps animé » de la phrase précédente. — Tout autant de temps qu’il se nourrit. Voir plus haut la même pensée, ch. 2, § 3. — Car elle est déjà elle-même l’essence, quand elle est digérée ; cette phrase semblerait donner raison à la variante de Sophonias. — Ce principe de l’âme. La faculté de nutrition. — La force. Le texte dit : « la puissance. » — Tel qu’il est. Mot à mot — « en tant que tel. » Ce qui peut offrir un sens un peu différent de celui que j’ai adopté. — Le dispose à agir. Il faut entendre ici le mot agir dans le sens où le prend habituellement la doctrine péripatéticienne : « à agir, à être en acte, à avoir son développement parfait et achevé. »
  135. Ce par quoi il est nourri, et ce qui le nourrit. La distinction peut paraître subtile, mais la suite la justifie. — C’est la première âme. L’âme nutritive sans laquelle les autres âmes, ou, pour mieux dire, les autres parties de l’âme, ne pourraient pas subsister. Voir plus haut, ch. 3, §§ 6 et 7.
  136. La première âme. Voir le paragraphe précédent. — Que l’être engendre. Voir plus haut, § 2, où Aristote a confondu à peu près la nutrition et la génération.
  137. Ce par quoi l’être est nourri est double. — Voir la distinction déjà faite plus haut au § 11. — De même qu’est double aussi. La comparaison ne sert pas beaucoup ici à éclaircir la pensée. — L’autre moteur seulement. Ceci est la leçon de l’édition de Berlin et de M. Trendelenbourg, d’après Alexandre d’Aphrodise, cité par Philopon. La leçon vulgaire est : « L’autre est mû seulement. » Cette leçon est tout aussi bonne, si même elle n’est préférable. Elle s’applique aux diverses parties de la comparaison ; seulement les rapports sont un peu changés et dans un sens peut-être plus clair. — C’est la chaleur qui fait la digestion. Il s’ensuivrait que l’âme nourrirait le corps : 1e par la chaleur qui est nécessaire à la digestion, 2° par l’aliment qui est digéré, tout comme le matelot conduit le vaisseau par le gouvernail que sa main met en mouvement. Voir la comparaison déjà faite ci-dessus de l’âme et du passager, ch. 1, § 18. Il faut remarquer le rôle très important et très net qu’Aristote attribue à la chaleur dans l’organisation animale. Cuvier, Règne animal, t. 1, p. 16, n’est pas aussi positif. — Qu’une esquisse. Voir plus haut une expression analogue, ch. 1, § 13, et plus loin ch. 11, § 12. — Dans les traités consacrés spécialement à ce sujet. Pacius croit qu’il s’agit du traité sur la Génération des animaux. D’après Simplicius et Philopon, il s’agirait aussi du traité de la Génération et de la Corruption. Aristote avait fait un traité spécial sur la Nourriture dont il est parlé dans le traité du Sommeil et de la Veille, comme le remarque M. Trendelenbourg.
  138. Mais souffrir, ou éprouver quelque chose. Voir plus haut, § 1 et § 3. Souffrir, ne doit emporter ici qu’une simple idée de passiveté, sans aucune idée de douleur. — Qui est semblable, dans le rapport, etc. L’expression de « semblable » n’est peut-être pas ici tout-à-fait exacte ; mais c’est celle même dont se sert Aristote, et la restriction qu’il y joint sert à l’expliquer. — Devient percevant tel objet de sa science. Le texte dit simplement comme au paragraphe précédent : « Contemplant. » J’ai cru devoir prendre une périphrase, afin d’être plus clair. — Vers sa parfaite réalité, son entéléchie, qui est d’être savant en acte. — Ainsi donc, on aurait tort de dire. Voir le commentaire d’Alexandre d’Aphrodise sur ce point, Questions, liv. III, chap. 2. — L’être qui est en puissance, qui possède déjà la science, et peut s’en servir quand il le veut. — Du nom d’apprentissage. L’apprentissage sera seulement pour celui qui d’ignorant devient, ou tâche de devenir, savant. — De la simple puissance passe à la science. L’être ignorant qui passa de son ignorance à la science. — Qu’il souffre. Le terme est impropre en français tout aussi bien qu’en grec — Ainsi qu’on l’a fait voir, par tout ce qui précède ; mais le texte signifie aussi et plus directement : « Ainsi qu’on l’a dit » Peut-être ce sens est-il plus naturel ; et ceci alors se rapporterait à Platon, comme l’a cru Simplicius, ou à tout autre philosophe qui aurait appelé l’acquisition de la science une altération. — Qui mène à telles habitudes, en prenant le mot « habitudes » dans son sens étymologique.
  139. Il a déjà comme la science et la sensibilité. Il les a, en effet, déjà en puissance, puisqu’il est homme : il les mettra plus tard en acte. — Qu’avait plus haut le mot de percevoir. Le texte dit simplement : « Est dit semblablement à percevoir. » Voir ci-dessus, § 5 et chap. 1, §§ 2 et 5. — Mais ici, c’est-à-dire, quand il est question de la sensibilité active, réelle. — La sensation en acte ne s’applique qu’aux choses particulières. Voir les Derniers Analytiques, liv. I, chap. 31. — Les universaux. Ce terme tout scolastique rend très exactement l’expression d’Aristote. — Sont en quelque sorte dans l’âme elle-même. Voir sur cette question si importante la théorie de l’acquisition des principes, Derniers Analytiques, liv. II, chap. 19. Le principe que pose ici Aristote se rapproche de celui du conceptualisme. — On peut penser spontanément. Voir plus loin, liv. III. chap. 3, § 4, une pensée tout-à-fait analogue. — Dans la science que nous acquérons des choses sensibles. Le texte dit au pluriel : « Dans les sciences. » J’ai préféré le singulier comme plus clair ; mais il serait possible aussi de traduire : « Dans les notions. » — L’occasion d’éclaircir ceci davantage. Simplicius et Philopon pensent qu’Aristote veut désigner ici le troisième livre de ce Traité de l’Ame. Il est possible qu’il s’agisse aussi de quelque autre ouvrage, et, par exemple, des Derniers Analytiques et de la Métaphysique.
  140. Être en puissance. Il faut rapprocher ce passage de tous les passages analogues de la Métaphysique, et surtout du liv. V, ch. 12, et liv. IX tout entier. Celui-ci a l’avantage d’être parfaitement clair. — Un enfant pourrait être général d’armée. C’est le premier sens qu’il a donné à l’idée de puissance. Voir plus haut, § 4. — Le mot de sensibilité a tout-à-fait les mêmes nuances, en français aussi ; mais notre langue philosophique a peut-être en ceci, quand elle est employée par des esprits vigoureux et clairs, quelque supériorité : elle ne confondra point sensation, sensibilité, perception, comme est forcée de le faire souvent la langue grecque. C’est le progrès même de l’analyse des idées qui a amené ce progrès dans le langage de la philosophie. — Nous ayons dit. Aristote paraît sentir et regretter les lacunes de la langue dont il se sert. — Mais l’être qui sent. Résumé de la doctrine qui précède, et répétition de quelques idées déjà exprimées plus haut, § 1 et surtout § 3. — Ainsi qu’on l’a dit. Plus haut, § 3. — Et il est comme l’objet même qui l’affecte. Il faut remarquer toutes les restrictions qu’Aristote met à cette théorie, qui, sans elles, pourrait paraître purement matérialiste.
  141. Pour chaque sens. Peut-être aurait-il mieux valu dire : « pour tous les sens. » — Deux où nous disons sentir en soi. J’ai tâché d’être aussi concis que le texte ; mais, pour être tout-à-fait clair, peut-être aurait-il fallu traduire ainsi : « Deux où nous disons sentir les choses en elles-mêmes, et une où nous le disons quand nous les sentons par accident. » Ce qui suit justifierait cette paraphrase. — L’une signifie. Le texte n’est pas tout-à-fait aussi explicite que ma traduction.
  142. J’appelle propre. Voir plus loin, liv. III, ch. 4, § 5, et ch. 3, § 12. — Bien plus de différentes nuances. Le texte dit seulement : « Plus de différences, » que les sens qu’il vient de citer.
  143. Mais ce qu’il y a de commun pour tous. Voir plus loin, liv. III, ch. 1, § 5, et ch. 3,§ 12.
  144. Qu’il est sensible par accident. Voir plus loin, liv. III, ch. 1, § 5, une idée et un exemple analogues. — Cette sensation du fils de Diarès. J’ai répété les derniers mots, quoiqu’ils ne soient pas dans le texte, afin d’éviter toute équivoque. Philopon prétend que Diarès était un ami d’Aristote, et qu’on lui attribuait des Lettres. Elles couraient encore sous son nom au temps de Philopon. — En tant qu’il est de telle façon, et blanc par exemple dans le cas dont il s’agit. — Parmi les choses qui sont sensibles en soi. Voir plus haut, § 1.
  145. Ce qui est visible à la lumière, c’est la couleur. Voir, pour les explications qu’Aristote a données de la lumière, le petit traité de la Sensation, p. 439, chap. 3, édit. de Berlin. — Avons-nous dit. J’ai ajouté ces mots pour rendre toute la valeur de l’expression du texte. Voir plus haut, § 2. — L’entéléchie du diaphane, c’est la lumière. Cette formule ne peut plus embarrasser après tout ce qui précède, et notamment après la définition de l’âme donnée au chap. 1 de ce second livre. — Qui lui-même est continu, depuis le corps coloré Jusqu’à l’organe qui perçoit la couleur.
  146. Si le milieu. Le texte dit : « l’intervalle, l’intermédiaire. » — Devenait vide. Voir plus loin une observation analogue pour la théorie du son, ch. 8, § 6. On peut voir aussi Topiques, liv. VII, ch. 1, § 14, où Aristote soutient que vide et plein d’air ne sont pas du tout identiques, comme quelques philosophes l’avaient cru. — Il ne se peut pas qu’il soit affecté directement. J’ai ajouté ce dernier mot qui précise la pensée, et qui répond bien à ce qui a été dit à la fin du paragraphe précédent. — Par la couleur même, appliquée sur l’organe et sans intermédiaire. — Reste donc qu’il le soit par le milieu. Voir une pensée analogue, liv. III, chap. 12, § 6, à la fin. — Un milieu, un intermédiaire. — Si le vide existait… on ne verrait point du tout. La chose est fort probable ; mais il est impossible, même avec les moyens dont nous disposons aujourd’hui, de faire des expériences directes.
  147. C’est par le feu que le diaphane devient diaphane. Plus haut, Aristote a été moins positif ; voir § 1, où il dit que le diaphane est diaphane soit par le feu, soit par telle autre cause.
  148. Même raisonnement pour le son et pour l’odeur. C’est précisément la théorie qui est aujourd’hui admise, et Aristote avait pressenti la vérité, en voyant dans tous ces phénomènes des mouvements, des vibrations, et non des émanations. — Mais le milieu est mis en mouvement par le son et par l’odeur. La science actuelle ne pourrait pas dire mieux. — On verra plus tard. On peut consulter tous les chapitres qui suivent sur la théorie des divers sens, et surtout le chap. 11, § 9, pour le toucher.
  149. Celui de l’odeur n’a pas de nom spécial. M. Trendelenburg a fait observer ici avec raison que la sagacité d’Aristote met souvent en défaut la langue vulgaire, qui n’a pas de mots pour exprimer les phénomènes qu’il décrit. — Ce qui est dans ces deux éléments. J’ai conservé l’expression Indéterminée du texte. Aristote semble supposer pour l’odeur un intermédiaire spécial, de même qu’il en a reconnu un pour la lumière. — Paraissent avoir le sens de l’odorat. La nuance de doute qu’exprime ici Aristote prouve qu’il avait observé les phénomènes de très près. — Mais l’homme… s’ils n’aspirent pas. Voir plus loin la même observation, chap. 9, § 6, et l’explication qu’Aristote annonce ici.
  150. Avant les autres sens. Le texte dit seulement : « d’abord. » — L’un est un acte. J’ai conservé la tournure même du texte. Il eût été plus conforme au style habituel d’Aristote de dire : « L’un est « en acte, l’autre n’est qu’en puissance. » — Un son réel. J’ai ajouté ceci pour être plus clair.
  151. Et dans quelque milieu. Le texte est un peu moins précis, et il dit simplement « Dans quelque chose. » M. Trendelenbourg a remarqué avec raison qu’il ne s’agit pas de l’air dans ce passage. Aristote veut sans doute désigner le milieu spécial du son ; il en a parlé dans le chapitre précédent, § 8 ; et qui n’a point reçu de nom particulier, comme le milieu spécial de la lumière a reçu le nom de diaphane. D’autre part, il est certain que ce milieu doit être dans l’air, puisque l’air est nécessairement interposé entre l’organe et le corps sonore ; mais il ne se confond pas avec lui. — Sans mouvement. Le mot de l’original signifierait peut-être plutôt : « translation. » — Ainsi que nous l’avons dit, ou mieux : « Ainsi que nous venons de le dire, » dans le paragraphe précédent. — Par la réflexion. J’ai pris ce mot et non celui de réfraction, qui est plus spécialement affecté à la lumière. — Ne pouvant en sortir. L’expression est peut-être un peu trop générale, puisque, s’il ne peut en sortir de long en large, il en sort du moins de bas en haut. Le milieu dont il est question n’est pas l’air ; et, ce qui le prouve bien, c’est ce qui est dit de l’air au paragraphe suivant.
  152. La condition souveraine. Mot a mot « le maître. » — Demeure et ne se disperse pas. De manière à offrir la résistance d’un corps solide au corps qui le frappe, et à produire par conséquent un son. — Comme si l’on frappait un tas de poussière. Les explications qu’essaient de donner Simplicius et Philopon n’éclaircissent pas l’exemple que donne ici Aristote, et qui pouvait être mieux choisi. Thémistius et Alexandre d’Aphrodise, qui ne commentent pas directement le texte, ne sont pas plus satisfaisants.
  153. Le premier air qu’a réuni le vase qui le limite, qui forme en quelque sorte un corps un et continu, à cause des limites du vase dans lequel il est renfermé. — Comme une balle est relancée. C’est le sens généralement adopté et que confirment divers passages d’Aristote analogues à celui-ci, et surtout celui que cite M. Trendelenbourg, Leçons de physique, liv. VIII, ch. 4, p. 255, b, 28, éd. de Berlin. Mais on pourrait comprendre aussi qu’Aristote compare le vase à une sphère d’où l’air ne pourrait s’échapper par aucun côté. — Parce qu’il en arrive du son comme de la lumière. La réfraction de la lumière se perpétue et s’efface peu à peu comme l’écho, qui pourtant n’est plus perçu longtemps avant qu’il cesse complètement. — Se réfléchit toujours. C’est-à-dire, de réfraction en réfraction remplit tout l’espace éclairé. — Éclairé par le soleil ; sous-entendez : directement. — Elle l’est de manière à produire de l’ombre. En effet, l’ombre et les ténèbres ne peuvent pas se confondre, bien qu’au fond ce soit une même chose. — Qui nous sert à distinguer la lumière. Le texte dit : « Par laquelle nous définissons (nous limitons) la lumière. »
  154. Que ce qui meut l’air, un. Il faut se rappeler ce qui a été dit, dans les paragraphes précédents, sur l’espèce d’unité que le son donne aux parties de l’air qu’il fait vibrer. — L’ouïe est congénère à l’air. C’est la traduction fidèle du texte. Ce qui suit fera mieux comprendre la valeur de ce mot, qui est répété encore un peu plus bas. Aristote admet dans l’organe de l’ouïe une partie, qui a son mouvement particulier et non interrompu, comme l’air a le sien quand le son le met en mouvement. — C’est parce que le son est dans l’air. Le texte est moins précis. — Pas plus que l’air ne pénètre partout. Dans le paragraphe précédent, il a été établi que l’air est une condition indispensable pour entendre le son. — La partie de l’organe. J’ai ajouté ces deux derniers mots pour être parfaitement clair. — Quand on l’empêche de se disperser. Voir plus haut, §§ 2 et 4. — Pour y être immobile. C’est-à-dire, pour y être à l’abri des mouvements extérieurs, comme l’explique fort bien M. Trendelenbourg ; car autrement ce passage semblerait contredire ce qui est dit plus bas, dans ce même paragraphe, du mouvement particulier de l’air qui réside dans l’organe de l’ouïe. — L’air qui est congénère au son. L’air qui est placé dans les profondeurs de l’ouïe est en rapport direct avec le son lui-même apporté par l’air du dehors. — La membrane, du tympan. — Ou qu’on n’entend pas. Cette addition semble inutile, et elle embarrasse la pensée autant que la phrase. J’ai dû la conserver, puisque tous les manuscrits la donnent. Mais peut-être faut-il interpréter ce passage au sens que lui donne Philopon. Pour savoir si l’organe est en bon état ou en mauvais état, pour savoir s’il entend ou n’entend pas, il faut s’assurer si l’oreille bruit quand on la couvre de la main, ou qu’on en approche une corne. — Une corne. Simplicius croit qu’il s’agit des cornes qui servent aux joueurs de flûte. Le texte dit simplement : « Comme la corne. » J’ai cru devoir être plus explicite. — Le son lui est étranger. Il vient du dehors. — Par le corps qui résonne. Ou mot à mot. « qui a fait écho. » — Par la partie de l’organe. Le texte est beaucoup moins précis.
  155. Ainsi qu’on l’a dit. Ci-dessus, § 1. — Une pointe frappe une pointe. J’ai pris un terme général pour que l’idée fût claire, bien que le texte ait un mot plus particulier dont le sens exact serait difficile à déterminer. — Il faut que le corps frappé soit mû. C’est la même idée qui a déjà été exprimée plus haut, § 6. — L’air en masse, la petite masse d’air qui est en contact avec la surface du corps sonore. — Et soit agité en masse. Voir plus haut, § 6.
  156. La voix est un son produit par un être animé. Pour compléter cette théorie de la voix, consultez le chapitre spécial qu’Aristote y a consacré dans l’Histoire des animaux, liv. IV, chap. 9, p. 635, a, 26, édit. de Berlin. — Une vibration, un chant, un langage. Ces deux derniers mots ne s’appliquent que métaphoriquement, en français comme en grec, aux instruments de musique ; mais c’est toujours l’homme qui, par sa main ou par son souffle, leur donne un chant, un langage qu’il possède et qu’il leur communique. La métaphore est donc fort naturelle et peu éloignée. — Les animaux qui n’ont pas de sang, c’est-à-dire les animaux à sang blanc, les insectes, les crustacés, etc. — Comme ceux de l’Achéloüs. Voir l’Histoire des animaux, liv. IV, chap. 9, p. 635, b, 14, édit. de Berlin.
  157. On ne sait pas positivement ce que c’est que l’odeur, aussi bien. On ne voit pas si, d’après les théories mêmes qui précèdent, Aristote pense qu’on connaît mieux ce qu’est le son ou la couleur. On peut voir sur ce sujet le Timée de Platon, p. 190, trad. de M. Cousin ; voyez, dans Reid, les plaintes qu’il a faites sur l’obscurité de nos sensations, et le chapitre spécial qu’il a consacré à l’odorat, sens par lequel il commence, comme étant le plus simple de tous. — Ce qui prouve bien que cet organe… n’est pas très fin. La raison est sans doute fort ingénieuse, mais elle n’est peut-être pas également solide. Cuvier dit, au contraire, que l’homme paraît le seul animal dont l’odorat soit assez délicat pour être affecté par les mauvaises odeurs, Règne animal, t. 1, p. 73.
  158. Ceux des animaux qui ont les yeux durs. Les insectes, par exemple, les crustacés, et les animaux dont l’œil n’est pas recouvert par une membrane ou une paupière. Voir plus bas, § 7. — Il semble que les diverses qualités des saveurs. Le sens de l’odorat est encore moins parfait que celui du goût chez l’homme. — C’est une sorte de toucher. Voir plus haut, chap. 3, § 3. — Pour le toucher, il est fort au-dessus d’eux tous. C’est une remarque qui depuis a été répétée bien souvent. — Ce qui fait aussi qu’il est le plus intelligent des animaux. On voit qu’Aristote donne ici à cette théorie une extension plus grande que celle qu’on lui donne généralement. Il parle du toucher et non pas seulement de la main. — Rien de pareil pour les autres espèces. Le texte pourrait signifier aussi : « Pour les autres sens ; » mais évidemment les hommes sont inégaux pour les sens autres que le toucher, comme ils le sont pour celui-là ; et j’ai préféré l’interprétation que je donne comme étant plus naturelle. — La chair dure. L’expression d’Aristote n’est pas assez précise ; mais je crois que le principe est vrai, et que la physiologie contemporaine ne le contredirait point. Voir le traité des Parties des animaux, liv. II, chap. 16, p. 660, a, 11, éd. de Berlin.
  159. Des saveurs agréables et des saveurs amères. Ces rapports ont été signalés par tous les psychologues et tous les physiologistes. Voir les chapitres de Reid sui l’odorat. — À d’autres égards. Peut-être Aristote aurait-il dû indiquer à quels égards. — Comme nous le disions, au paragraphe précédent. — L’odeur du safran n’est pas douce, du moins pour nous ; peut-être l’est-elle davantage sous le climat de la Grèce.
  160. Il en est des autres sens comme de l’ouïe. Voir des remarques tout-à-fait analogues, plus loin, chap. 10, § 3. — Elle est relative, ou bien, « elle s’applique ; » j’ai préféré la première expression comme plus fidèle. — Une très faible odeur. Le texte pourrait signifier aussi : « mauvaise ; » mais évidemment il s’agit ici d’une tout autre idée.
  161. Se fait aussi, comme la vision et l’audition dont il a été parlé dans les chapitres qui précèdent. — Les animaux aquatiques. Pour l’odorat chez les poissons, voir Histoire des animaux, liv. IV, chap. 8, p. 633, b, I, édit. de Berlin. Voir aussi plus haut dans ce livre, chap 7, § 9.
  162. D’ailleurs. Aristote indique ici le rapport général de l’organe de l’odorat à l’objet qui lui est propre. — Le goût s’applique à l’humide. Voir le chapitre suivant, §§ 1 et 4. — En puissance, l’organe olfactif. C’est-à-dire que l’odorat doit pouvoir être sec comme le goût, pour s’exercer, doit pouvoir être humide. Ils sont en puissance tels que les objets.
  163. L’intermédiaire n’est rien. Ne produit pas la sensation et ne lui est pas essentiel. — Et par le seul contact de la langue. Le texte va peut-être au-delà ; et il semble indiquer que le sel, en touchant la langue, la liquéfie en quelque sorte comme il se liquéfie lui-même.
  164. La vue s’applique et au visible et à l’invisible. Voir plus haut, ch. 9, § 4, et ch. 7, § 3 et suiv. — L’ouïe s’applique au son et au silence. Voir plus haut, ch. 9, § 4. — Comme pour tant d’autres choses on emploie le mot impossible. C’est-à-dire, on appelle invisible des choses qui ne peuvent point du tout être vues ; on appelle encore invisibles des choses qui ne peuvent être vues qu’avec la plus grande peine. — D’un animal… qu’il est sans pieds, comme on dit d’un cheval qu’il n’a pas de jambes ; ce qui signifie seulement qu’il a les jambes mauvaises — D’une terre, qu’elle est sans olives, pour exprimer qu’elle en produit peu. — L’insipide est ce qui a peu de saveur. Peut-être Aristote pourrait-il aller plus loin et dire : « ce qui n’a point de saveur, » afin qu’il y ait ici corrélation complète avec ce qui vient d’être dit de la vue et de l’ouïe. — Le potable et l’impotable. Plus haut, § 4.
  165. Les espèces des saveurs. Voir cette théorie plus développée dans le traité de la Sensation et des sensibles, ch. 4, p. 441 et suiv., édit. de Berlin.
  166. Dans le toucher, il y a plusieurs de ces oppositions. Aristote les a énumérées longuement dans le Traité de la Génération et de la Corruption, Liv. II, ch. 2, p. 329, b 20, éd. de Berlin. Voir une pensée toute pareille dans Reid, Recherches sur l’entendement humain, ch. 5, section 1. — Quel est ici le sujet unique du toucher. On pourrait bien répondre à Aristote, comme Philopon semble le faire, que c’est la résistance et tout corps résistant. Averroès prétend que cette théorie d’Aristote sur la multiplicité des sens du toucher, est contraire à celle qu’il expose dans l’Histoire des animaux. J’ai vainement cherché dans cet ouvrage le passage auquel veut faire allusion le philosophe arabe.
  167. Est-ce la chair qui perçoit directement ? Aristote se prononce pour la négative ; voir plus loin, liv. III, ch. 5, § 11. — Une sorte de membrane. Cette idée est fort ingénieuse, bien qu’on puisse en contester la parfaite justesse. — De même nature que la peau. C’est là, je crois, le véritable sens, mais l’on peut comprendre aussi comme l’ont fait quelques commentateurs : « Si elle était congéniale, » si elle nous était naturelle comme la peau.
  168. Cette multiplicité… est bien manifeste. Pour prouver que le sens du toucher n’est pas simple, mais qu’il est au moins double, Aristote cite l’exemple de la langue, qui a la perception des objets tangibles et la perception des saveurs. Cette démonstration n’est peut-être pas très concluante ; et tout ce qu’on doit en induire, c’est que le goût ne s’exerce que par le contact. — Si les autres fonctions de la chair, organe intermédiaire de la sensation du toucher. — Maintenant. Dans l’organisation présente de notre corps. — Ils ne peuvent pas être pris réciproquement l’un pour l’autre. Le goût perçoit les choses tangibles tout comme il perçoit les saveurs ; mais le toucher ne perçoit pas réciproquement les saveurs comme il perçoit les choses tangibles.
  169. L’objet du toucher diffère. Après avoir établi la ressemblance du toucher avec tous les autres sens, Aristote en montre la différence. Le toucher, comme les autres sens, a besoin d’un intermédiaire ; mais cet intermédiaire n’agit pas dans le toucher comme dans les autres sens. — Au travers de son bouclier. Cette comparaison est ingénieuse et expressive.
  170. Pour la vue, pour l’ouïe et pour l’odorat. Voir plus haut, chap. 1, § 8. — Et la langue. Cette addition ne paraît pas très nécessaire, et peut-être n’est-ce qu’une glose de commentateur ; tous les manuscrits la donnent. — Pour le toucher, pas plus que pour les autres sens. Nouveau rapprochement entre le toucher et les autres sens, et qui prouve la nécessité de la chair ; sans elle, l’objet tangible toucherait directement l’organe, ce qui détruirait infailliblement la perception. — On en peut conclure. Résumé de toute la discussion qui précède.
  171. Sont tangibles. Simplicius et Philopon semblent avoir eu ici un pluriel neutre et non un pluriel féminin — il faudrait alors traduire : Des tangibles. Le sens est d’ailleurs le même, et cette variante indiquée par plusieurs manuscrits est sans importance. — Nos Études sur les Éléments. Alexandre, Simplicius et Philopon, sont unanimes pour reconnaître dans cette indication le traité de la Génération et de la Corruption. M. Trendelenbourg la rapporte plus spécialement au liv. II, chap. 2. Voir l’édit, de Berlin, p. 329, b, 7.
  172. La vue s’appliquait au visible et à l’invisible. L’imparfait dont se sert ici Aristote indique qu’il se réfère à une théorie antérieure. Voir plus haut, chap. 9, § 4, et chap. 10, § 3. — À leurs opposés. « Opposés » semble signifier ici les qualités contraires des objets, le blanc et le noir, le chaud et le froid ; mais il faut se rappeler la signification spéciale qu’Aristote a donnée à ce mot, liv. I, chap. 1, § 7. C’est cette nuance que préfère M. Trendelenbourg, et il a raison. Le mot également se rapporte évidemment à l’idée de contraires, qui vient d’être exprimée plus haut, et qui n’a pas besoin d’être encore répétée dans l’idée plus générale d’opposés. — — Non tangibles. Je n’ai pas voulu prendre le terme d’insensibles, qui, dans notre langue, est le terme propre, mais qui eût été un peu trop vague dans ce passage-ci. — Suffisante pour la faire ranger encore parmi les choses tangibles. Le texte dit avec une concision que je n’ai pu conserver sans risquer d’être obscur : Une très petite différence des tangibles. — Avec une telle violence. Voir plus haut, chap. », § 4, et chap. 10, § 3. — Une esquisse. Voir une expression analogue, plus haut, ch. 1, § 13, et ch. 4, § 16.
  173. Pour tous les sens en général. Après avoir traité de chacun des sens en particulier, Aristote traite des propriétés de tous les sens. — Les formes sensibles sans la matière. Cette théorie est peut-être encore la plus ingénieuse et la plus profonde qu’on ait présentée sur la perception. Reid l’a beaucoup combattue, Rech. sur l’entend, humain, ch. 5, sect. VII. La comparaison du cachet et de la cire a été bien souvent répétée depuis Aristote, et entre autres par Bossuet, Connaissance de Dieu et de soi-même. p. 75, Œuvres complètes, édit. de 1836, etc. — Mais non pas en tant qu’or ou airain. J’ai conservé la concision du texte, qui doit paraître un peu obscur. La cire reçoit l’empreinte de l’airain ou de l’or, mais elle ne devient pas pour cela or ou airain. — Spécialement affectée, suivant la fonction spéciale de chaque organe. — Chacun de ces objets est dénommé. Il semble que ce passage contredise ce qui a été dit plus haut dans ce livre, ch. 1, § 2. Dans ce dernier chapitre, Aristote soutient que les objets sont dénommés d’après l’espèce ou la forme seule, et non d’après la matière ; ici, au contraire, il prétend que c’est d’après la matière qu’ils sont dénommés. — Suivant la seule raison, c’est-à-dire suivant ce que la raison est la seule à comprendre, et non suivant ce qu’atteste la perception sensible. On pourrait aussi traduire : « Selon l’essence, » ou « selon la notion. » Toutes ces expressions sont du reste parfaitement équivalentes.
  174. Les qualités excessives. Cette pensée est reproduite plus loin, liv. III, chap. 4, § 5. Pascal a dit aussi, en déplorant avec son amertume habituelle la faiblesse et la fragilité de l’homme : « Nos sens n’aperçoivent rien d’extrême. » — Était pour nous. L’imparfait indique, comme nous l’avons déjà fait remarquer, une théorie qui a été antérieurement exposée. Voir plus haut, ch. 11, § 11. Il est possible qu’Aristote se réfère encore, par cette indication toute générale, à un autre passage que celui-ci ; mais, en tous cas, celui qu’a signalé M. Trendelenbourg ne s’y applique pas bien.
  175. Les organes ne relèvent parmi les corps simples que de ces deux-là seulement. L’expression est obscure, mais j’ai dû laisser la pensée indécise comme elle l’est dans le texte. Il peut signifier à la fois et que les organes sont composés des éléments, et qu’ils en viennent, et qu’ils sont en rapport avec eux. Ce dernier sens d’ailleurs paraît préférable ; mais les mots dont se sert Aristote ne l’exigent pas impérieusement. — La pupille se rapporte à l’eau. Il semble au contraire ici qu’Aristote veut dire que la pupille est composée d’eau ; mais l’ouïe ne l’est certainement pas d’air : elle est seulement en rapport avec l’air, de même que l’odorat peut être en rapport avec l’air, ou avec l’eau. — Qui n’ait de la chaleur, afin de pouvoir digérer et se nourrir, comme il a été dit plus haut, liv. II, ch. 4, § 16. — La terre ne sert à aucun sens. Aristote a dit plus haut, liv. II, ch. 11, § 4, comme il le dit ici, que la terre doit servir au sens du toucher, parce que le corps d’aucun être animé ne peut être composé uniquement d’air ou d’eau. — De moyen de sentir, au lieu de « organe, » que j’ai repoussé ici comme plus haut, § 1, et par la même raison,
  176. Nous nous trouvons avoir la sensation des deux choses. Philopon voudrait ajouter, d’après une variante conservée par Plutarque, le mot « antérieurement. » Aucun manuscrit ne le donne ; mais si, par « les deux choses, » on entend la couleur et la saveur, en joignant étroitement ce paragraphe à celui qui précède, l’addition proposée par Philopon serait admissible, ou du moins elle compléterait bien la pensée. Simplicius n’en parle pas. — Des sensations accidentelles non simultanées ; comme, en voyant un homme : habillé de blanc, nous nous souvenons que cet homme est le fils de Cléon. La sensation actuelle nous fait connaître un homme qui est habillé de blanc, et elle réveille notre mémoire qui nous rappelle de qui cet homme est le fils. — Le fils de Cléon. Voir un exemple tout-à-fait analogue où le nom propre est seul changé, plus haut, liv. II, ch. 6, § 1.
  177. Une sensation commune, en ce que les cinq sens peuvent également la percevoir ; et l’unité des cinq sens fait l’unité même de la perception des choses communes. — Il n’y a pas pour elles de sens propre. C’est ce qui a déjà été dit plus haut, au § 5. — Car alors nous ne pourrions les sentir, etc. M. Trendelenbourg voudrait rejeter cette phrase ; et il croit qu’elle est passée de la marge, où l’avait mise la main de quelque lecteur peu intelligent, dans le texte où elle est restée. Tous les commentateurs la reconnaissent, et elle peut très bien être gardée. — Non pas en tant qu’ils sont des sens séparés. Le texte dit mot à mot : « Qu’ils sont eux-mêmes. » L’édition de Berlin et M. Trendelenbourg lisent : « les mêmes, » au lieu de « eux-mêmes. » C’est la leçon de Philopon. Mais celle que nous avons traduite est celle de Simplicius, d’Albert, de saint Thomas, des Coïmbrois, etc., et c’est la vraie, en ce qu’elle s’accorde mieux avec le contexte, tandis que l’autre présente une sorte de contradiction avec ce qui suit : « Mais en tant qu’ils se réunissent en un seul. » — À aucun des deux sens, ni à la vue, de dire que la bile est amère, ni au goût, de dire qu’elle est jaune.
  178. Pour percevoir les choses communes. J’ai cru devoir ajouter ces mots afin de rendre la pensée plus précise. Déjà Plutarque, cité par Simplicius, qui l’approuve, avait indiqué cette addition nécessaire. Sans elle, on pourrait croire, bien que ce fût contre le contexte, qu’il s’agit en général de savoir pourquoi la nature nous a donné cinq sens au lieu d’un seul. Pacius s’y est trompé, malgré l’avertissement de Simplicius et les explications de tous les commentateurs. — Qui ne font qu’accompagner les autres, les êtres et les qualités que nous révèlent les sens spéciaux. — Dans un autre objet sensible. Il semblerait plus naturel de dire : « dans un autre sens, » et c’est ainsi que tous les commentateurs ont compris et expliqué ce passage. On peut remarquer, du reste, qu’ici « objet sensible » et « sens » se confondent. Aristote veut dire un objet sensible perçu par un autre sens que la vue. Pacius n’a pas voulu finir ici ce chapitre : il l’a joint au suivant. Malgré les raisons qu’il en donne, il vaut mieux conserver la division généralement admise.
  179. Et que ce qui est vu soit la couleur. Voir plus haut la théorie de la Vision, liv. 11, chap. 7, § 1. — Ait aussi soi-même primitivement couleur. Je crois, avec Simplicius, qu’il faut rapporter le mot de « primitivement » à l’idée de couleur ; on pourrait la rapporter aussi à ce qui voit primitivement, au principe qui voit. La phrase permet indifféremment l’une ou l’autre explication. Celle que j’ai préférée me semble plus conforme à tout le contexte.
  180. Et l’acte de ce qui sent. C’est la leçon adoptée par l’édition de Berlin, d’après quelques manuscrits. La plupart des éditeurs ont supprimé cette partie de la phrase, qui pourtant est indispensable, et qui est confirmée par le début du § 7. Il est probable que Philopon avait cette leçon ; et saint Thomas, ainsi qu’Albert, l’a suivie. — N’a pas reçu de nom particulier. Aristote s’est déjà plaint de semblables lacunes dans le langage ; voir plus haut, liv. II, ch. 7, §§ 1 et 9. — L’acte de la couleur n’a pas reçu de nom, pas plus en français qu’en grec, à moins qu’on n’attache ce sens à notre mot de visibilité. — L’acte de la saveur est sans nom. Même remarque.
  181. Bien que leur être soit différent. Voir plus haut, § 4, une expression analogue. — Prise en ce sens, l’ouïe en acte, et le son en acte aussi. — Pour les choses qui ne sont dites qu’en puissance. La puissance de l’une n’est pas relative et nécessairement liée à la puissance de l’autre. L’une des deux choses peut conserver sa puissance, tandis que l’autre perd la sienne ; et réciproquement. Pour l’acte au contraire, l’acte de l’une est indissolublement joint à l’acte de l’autre. Il semble qu’Aristote s’éloigne déjà depuis bien longtemps du point précis qu’il voulait prouver, à savoir que chaque sens peut se percevoir lui-même. Il n’y reviendra même pas dans ce qui suit.
  182. Les premiers naturalistes. Simplicius croit qu’il s’agit des disciples de Démocrite ; Philopon croit qu’il s’agit plutôt de ceux de Protagoras. Aristote s’est plusieurs fois servi dans ses autres ouvrages, et notamment dans la Métaphysique, de l’expression qu’il emploie ici. Il l’applique le plus ordinairement aux Ioniens disciples de Thalès ; mais cependant cette expression n’a rien de parfaitement déterminé ; et il serait difficile de dire ici en particulier à qui elle doit s’appliquer. Du reste, l’observation que fait Aristote n’en est pas moins très ingénieuse. — Sans la vue. Ceci semblerait concerner plus particulièrement les théories de Protagoras et des sophistes. — Une expression simple, ou peut-être mieux : absolue.
  183. Si le sens commun est indivisible par rapport aux sens, il ne l’est pas moins relativement au temps. C’est au même instant, dans un instant indivisible, qu’il prononce sur les perceptions diverses et les compare. — Il s’ensuit que le jugement. J’ai plutôt paraphrasé que traduit, pour que la pensée fût claire. — De deux objets. J’ai ajouté ces mots pour plus de clarté ; la pensée du contexte entier, et l’exemple cité plus haut du doux et de blanc, les autorisent assez. — Comme on prend le mot maintenant. Le reproche de subtilité que M. Trendelenbourg adresse à tout ce paragraphe pourrait s’appliquer surtout, et spécialement, à ce passage. — Qu’existent ces deux objets. Ici encore le texte est beaucoup plus concis et moins net que la traduction ; j’ai cru devoir faire une paraphrase pour être plus clair.
  184. Ou bien ne doit-on pas dire. Aristote revient à l’objection qu’il se faisait au paragraphe précédent, et il y insiste. Le même être peut, quand il est en puissance, être les deux contraires ; mais, en acte, il ne le peut pas : il faut qu’il soit l’un des deux nécessairement. — Et divisible : il peut être les contraires. Je tire cette leçon des manuscrits qui la donnent avec tout ce développement. M. Trendelenbourg, qui suit l’édition de Berlin, donne simplement : « En puissance, le même être, tout indivisible qu’il est, peut être les contraires. » — C’est quand il reçoit l’action. C’est ainsi qu’il faut, ce semble, comprendre le passif dont se sert ici Aristote. Les commentateurs ont pourtant, en général, expliqué ce passage comme si le verbe était simplement à l’actif. Le sens revient, du reste, à peu près au même, d’après ce qui a été dit plus haut, § 7, sur la simultanéité nécessaire de l’acte de l’objet, et de l’acte du sens qui le perçoit. — Si la sensation et la pensée. En ponctuant ce passage d’une manière différente, on pourrait lui donner le sens suivant : « par conséquent, ni la sensation, ni la pensée, ne peuvent pas davantage sentir à la fois la forme du noir et celle du blanc, etc. » — Telles que nous avons dit. Le texte dit seulement : « Sont telles. » On peut consulter sur tout ce passage assez obscur l’explication qu’en donne Alexandre d’Aphrodise dans ses Questions, liv. III, chap. 9.
  185. Et la pensée, jugement, sensibilité. J’ai supprimé, entre les deux derniers mots, les conjonctions, qui pouvaient obscurcir le sens de ce passage très important. Les deux facultés différentes sont ici : d’une part, la locomotion, et de l’autre, la pensée sous les diverses formes où on peut l’étudier. — C’est une sorte de sensation. Il faut donner la plus grande attention à cette théorie, où Aristote distingue aussi nettement que possible la sensation de la pensée. — Et les anciens. Les reproches adressés aux anciens qui ont commis cette erreur, sont développée dans la Métaphysique, liv. IV, chap. 5, p. 1009, édit. de Berlin. — Empédocle l’a dit. Ce vers d’Empédocle est cité à même intention dans le liv. IV de la Métaphysique, p. 1009, b, 18. — Et ailleurs, même remarque sur cette seconde pensée d’Empédocle. M. Trendelenbourg, après Philopon, défend Empédocle et Homère contre la critique d’Aristote. Cette critique, appliquée aux citations spéciales qui sont données ici, n’est peut-être pas très juste ; mais il est probable qu’Aristote la prenait d’une manière plus générale, et l’adressait à l’ensemble des doctrines d’Empédocle. Ainsi entendue, cette critique est sans doute plus vraie. — Homèrequand il dit : « Telle est la pensée, » commencement d’un vers. Voir Odyssée, chant 18, v. 136, édit. de Didot.
  186. Se présente ou ne se présente pas à nous. Le sens que je donne ici n’est pas du tout celui des commentateurs ; il suffît, pour l’obtenir, d’un simple changement de ponctuation. Je le crois préférable au sens vulgairement reçu : « Se présente à nous, sans que nous prenions ici cette expression par simple métaphore. » Je crois qu’Aristote ne peut pas dire que le mot d’image soit pris au propre quand il s’agit d’imagination. Les images proprement dites sont uniquement celles que donne la réflexion de la lumière sur certains corps, les eaux, les miroirs, etc. Appliquée à l’intelligence de l’homme, cette expression est évidemment métaphorique. Mais j’avoue que cette interprétation que je propose est bien nouvelle pour être vraie, et qu’elle a contre elle cette alternative assez singulière : « ou ne « eprésente pas. » Je la préfère cependant ; et la grammaire l’autorise plus complètement que l’autre. Si l’on admet avec les commentateurs qu’Aristote prétende ne point parler ici par métaphore, il faut admettre aussi avec eux que le mot « d’imagination » s’applique souvent par simple métaphore, soit à la sensation, soit à l’intelligence. — Sont : la sensation, l’opinion. Voir un peu plus bas la fin du § 10 ; voir surtout les Derniers Analytiques, liv. II, ch. 19, où Aristote ne compte plus la sensation parmi les facultés qui donnent la connaissance, et où il ajoute le raisonnement aux trois autres qu’il énumère ici.
  187. Ces facultés éternellement vraies, ou toujours vraies ; c’est l’expression même dont Aristote se sert dans les Dern. Analytiques, liv. II, chap. 19, § 8. — Si elle peut être vraie. J’ai ajouté ces mots. — La conséquence de l’opinion, le jugement qui suit la sensation. — Aux choses dont on a l’opinion, ou qui paraissent. J’ai préféré reproduire le même mot, parce que le texte reproduit le même radical. — La croyance. On pourrait traduire aussi : la foi. Voir Platon. République, l. VII, p. 107, traduction de M. Cousin. — Conséquence de l’opinion, c’est-à-dire que là où il y a opinion, on peut affirmer qu’il y a foi ; et l’on remonte ainsi, de degré en degré, jusqu’à la raison. — Accompagne toujours l’opinion. Même remarque. — Si quelques bêtes ont l’imagination. Voir le paragraphe précèdent.
  188. Il est donc bien clair. Simplicius pense qu’Aristote veut réfuter ici la définition que Platon a donnée de l’imagination dans le Philèbe et dans le Sophiste. Philopon est à peu près du même avis, quoiqu’il ne nomme que le Sophiste. Voir le Philèbe, p. 376, 379, et le Sophiste, p. 311, de la traduction de M. Cousin. — Doit s’appliquer. Le texte dit simplement : « N’est d’aucune autre chose que de celle dont il y a sensation. » Quelques manuscrits donnent ici une variante que plusieurs éditeurs ont admise, et qu’a suivie saint Thomas : « L’imagination n’est pas différente, mais s’applique, etc. » La leçon vulgaire est plus précise, et c’est là ce qui me l’a fait préférer. — Qu’on admettrait. J’adopte ici la leçon que M. Trendelenbourg a empruntée à un manuscrit du Vatican, cité par l’édition de Berlin, et qui me semble plus d’accord avec le reste du contexte. Ce changement ne porte que sur une seule lettre. — L’opinion du blanc, la pensée qu’on se forme d’un objet de couleur blanche, à la suite de la sensation. — L’opinion du bien.. la sensation du blanc ; car alors l’opinion ne porterait plus sur le même objet que la sensation. — Ce serait. Le texte dit simplement : c’est ; j’ai préféré le conditionnel, pour mieux indiquer qu’Aristote réfute cette opinion loin de l’affirmer. — Autrement que par accident. M. Trendelenbourg, s’appuyant sur Simplicius, voudrait rapporter ces mots à l’idée précédente « avoir une opinion, » et non à l’idée de « sentir » à laquelle ils se rattachent immédiatement. La grammaire permet les deux interprétations : mais celle que j’ai suivie, d’après Philopon, paraît à la fois plus claire et plus vraie. Voir plus haut, chap. I, § 6.
  189. Nous apparaissent sous de fausses images. Le texte dit seulement : « Nous paraissent fausses ; » mais le mot dont se sert Aristote dérive du même radical que celui qui signifie « l’imagination. » J’ai dû chercher à reproduire cette ressemblance. — Nous imaginons, même remarque. Le texte dit simplement : « Le soleil paraît avoir un pied de diamètre. » Descartes a exprimé aussi cette pensée, Discours de la méthode, p. 166, édit. de M. Cousin. — Il arrive donc ici. Aristote veut montrer que l’imagination diffère de la conception, de l’opinion qu’on se fait des choses ; et que par conséquent on ne peut les confondre. Mais, dans l’exemple qu’il choisit, l’imagination, si elle ne se confond pas avec l’opinion et le jugement de l’esprit, semble venir directement de la sensation qui nous donne sous un si petit angle le diamètre du soleil. — L’opinion vraie, que le soleil est plus grand que la terre. — Il faut nécessairement, si l’on suppose que l’imagination et l’opinion soient identiques. — Soit vraie et fausse tout à la fois, ce qui est absurde et impossible. — Mais elle devenait fausse. Il est difficile de rattacher bien directement ceci à ce qui précède, et la logique n’est guère mieux satisfaite par l’explication que propose M. Trendelenbourg ; mais, à mon avis, c’est la dernière phrase, plutôt que la première, qui gêne la pensée. Simplicius rappelle d’ailleurs qu’Aristote a fait une remarque analogue dans les Catégories. Voir les Catégories, chap. 5, § 21 et suiv. — L’une des facultés indiquées. Le texte dit d’une manière moins précise : « l’une de ces choses. »
  190. Elle ne peut se produire sans la sensation. Aristote rapproche ici l’imagination de la sensation plus qu’il ne semblait le faire dans le § 9. — Que ce mouvement nécessairement. Au lieu de « ce mouvement, » Philopon entend : « l’imagination. » La grammaire se prête également à ces deux sens — On peut dire que l’imagination. Cette définition de l’imagination peut paraître encore insuffisante.
  191. Comme la vue est le principal de nos sens. Voir le début de la Métaphysique. — De l’image que la lumière nous révèle. J’ai été obligé de paraphraser un peu le texte pour faire sentir en français l’analogie qui, en grec, est évidente, le radical étant le même pour le mot « d’imagination » et pour celui de « lumière. »
  192. Puisque. Les deux conjonctions dont se sert Aristote ont bien le sens que leur donne M. Trendelenbourg : Si l’intelligence ressemble à la sensation, et l’on ne peut nier qu’elle ne lui ressemble, etc. J’ai voulu rendre cette nuance du texte par la conjonction : « puisque. » — L’intelligence… la sensation. Aristote emploie encore ici des infinitifs. — Elle se réduit. Cette tournure me semble équivaloir à l’optatif qui est dans le grec. Voir plus bas le paragraphe suivant et aussi le § 9, et de la sensibilité sont développés de nouveau.
  193. Ne se mêle pas au corps. On pourrait encore traduire : « Il n’est pas rationnel de croire que l’intelligence se mêle au corps. » Le texte se prête également à ces deux sens. Voir sur ce passage la longue discussion où Albert rapporte et compare les opinions d’Alexandre, de Thémistius, de Théophraste, d’Avempace, d’Aboubekre, d’Averroès, d’Avicenne, etc. — Et l’on a bien raison de prétendre. Philopon n’hésite pas à croire que ceci s’adresse à Platon ; je le pense aussi ; mais l’on ne saurait citer le passage même où se trouve l’expression qu’Aristote prête à son maître, si c’est bien de lui toutefois qu’il veut parler. — Le lieu des formes. Dans la langue de Platon, il faudrait dire : « le lieu des Idées ; » mais, en grec, le même mot signifie, comme l’on sait : espèce, idée, forme ; j’ai dû préférer cette dernière expression, qui revient à celle dont Aristote s’est servi plus haut dans la théorie de la sensibilité, liv. II, ch. 12, § 1. On pourrait également traduire dans le langage péripatéticien : « les espèces, » et ce terme est même le plus ordinaire.
  194. De la partie de l’âme qui sent. Le texte dit d’une manière plus vague : « De ce qui sent. » Voir plus haut, § 1, d’où j’ai tiré l’expression dont je me sers ici. — Celle de la partie intelligente. Voir plus haut, § 8. — Est trop forte. Voir liv. II, chap. 11, § II, une pensée tout-à-fait analogue. — De fortement intelligible, ou de très intelligible. Bossuet a développé cette idée qu’il a empruntée, avec plusieurs autres, à Aristote, Connaissance de Dieu et de soi-même, p. 66, Œuvres complètes, édit. de 1836, in-8°. — Et que l’intelligence en est séparée. Il faut entendre par ceci que l’intelligence n’a pas d’organes spéciaux comme la sensibilité. C’est là le sens que donnent la plupart des commentateurs, entre autres saint Thomas. Il blâme vivement Averroès d’avoir compris que l’Intelligence s’exerçait en dehors du corps ; ce qui, en effet, n’a point de sens dans ce passage, et ce qui est contraire à tous les faite que nous connaissons. Il faut, en outre, se rappeler ce qu’Aristote a dit plus haut, au § 1. Thémistius, du reste, semble être de l’avis d’Averroès, et c’est sa paraphrase, sans doute, qui aura inspiré le philosophe arabe : de plus, pour justifier cette interprétation, il a déplacé l’ordre des pensées, et il a mis après ce cinquième paragraphe la fin du paragraphe précédent.
  195. Ainsi que le veut Anaxagore. Voir plus haut, liv. I, ch. 3, 113, où ces expressions d’Anaxagore sont déjà citées d’une manière à peu près pareille. — Éprouver et souffrir. Le texte n’a qu’un seul mot au lieu de deux que j’ai cru devoir mettre. — Souffrir. Voir plus haut, dans ce chapitre, § 2 — L’un paraît agir, id. — Ce qu’il y a de commun entre les deux termes, c’est le rapport dans lequel l’un et l’autre s’unissent, le premier étant capable d’agir sur le second, le second étant capable de recevoir l’impression de premier ; le second étant en puissance ce que le premier est en acte. Aristote ne répond que dans le § 11 au doute qu’il élève ici. Il n’y répond pas directement dans le § 9, comme quelques commentateurs semblent l’avoir cru.
  196. Une pareille question, à savoir : Comment l’intelligence pourra penser. Voir le paragraphe précédent. — L’intelligence se retrouve dans les autres choses, c’est-à-dire dans les choses intelligibles. L’intelligence, en se pensant elle-même, se pense ou par elle seule ou par quelque autre chose qui lui est ajoutée. Si elle se pense par elle seule, il s’ensuit que, quand elle pense d’autres choses intelligibles, elle se retrouve aussi tout entière dans ces autres choses, qui alors deviennent elles-mêmes Intelligentes en même temps qu’elles sont intelligibles. C’est là l’explication que donne saint Thomas, et qui semble en effet la vraie. — Et que l’objet intelligible. C’est là une hypothèse, comme le remarque M. Trendelenbourg, qui est indispensable à tout ce raisonnement ; mais il reste à démontrer qu’en effet l’intelligence, quand elle devient intelligible, l’est bien comme toute autre chose. — Quelque chose de mélangé. Elle ne sera pas simple, comme le supposait Anaxagore ; elle se composera de deux parties, dont l’une sera intelligente et l’autre intelligible. — Comme tout le reste des choses qui ne sont pas l’intelligence elle-même, et qui sont seulement comprises par elle.
  197. Souffrir selon quelque rapport commun. Aristote répond ici à la question qu’il s’est posée plus haut, § 9. Le rapport commun entre les objets et l’intelligence, c’est que l’intelligence est en puissance ce que les objets sont en réalité. — Plus haut… sans en être aucune. Voir dans ce chapitre à la fin du § 3, où Aristote se sert des mêmes expressions. — D’un feuillet où il n’y a rien d’écrit. Philopon ne veut pas qu’on prenne ici trop rigoureusement les paroles d’Aristote. Les caractères sont mal tracés, à peine lisibles ; mais ils sont tracés sur le feuillet de l’intelligence, puisqu’elle est déjà en puissance les objets eux-mêmes. Les caractères deviennent parfaitement clairs et lisibles pour elle, quand elle conçoit pleinement les objets. Par là Philopon rapproche la théorie d’Aristote de celle que Platon développe dans le Ménon, et il croit presque retrouver ici la réminiscence. Alexandre d’Aphrodise paraît incliner à modifier en ce sens la pensée d’Aristote. Albert-le-Grand combat cette interprétation d’Alexandre ; et saint Thomas croit aussi qu’Aristote s’éloigne par cette théorie, et des opinions des anciens physiologistes, qui croyaient que l’âme humaine était composée de tous les éléments, et des opinions de Platon, qui croyait que toute la science n’est que réminiscence. La comparaison dont se sert ici Aristote peut prêter en effet à des explications très diverses, et la plus naturelle n’est certainement pas celle de Philopon. Voir dans le Théétète de Platon les tablettes de Mnémosyne, p. 180, éd. de M. Cousin, et Philèbe, p. 378, id.
  198. Mais le point ou toute division analogue. Il est difficile de comprendre le mot de division placé comme il l’est ici, puisqu’il s’agit surtout de l’indivisible. Simplicius et les autres commentateurs veulent qu’Aristote désigne, après le point, la ligne qui se définit : Longueur sans largeur ; et la surface, qui se définit privativement comme le point et la ligne : Longueur et largeur sans profondeur. On peut admettre cette explication ; mais Pacius en propose une autre qui a du moins pour elle d’être fort ingénieuse, si d’ailleurs elle est privée de l’autorité des manuscrits. Il voudrait lire dièze au lieu de division, et dièze aurait d’abord le sens qu’il a dans les Derniers Analytiques, liv. I, ch. 23 § 9 de ma traduction ; et de plus, ce sens serait étendu et généralisé pour s’appliquer à toute unité indivisible, comme l’est le demi-ton dans la musique. — En ce sens, où l’est le point, c’est-à-dire indivisible en puissance tout aussi bien qu’en acte. — Comme la privation de quelque chose. Le point n’a ni longueur, ni largeur, ni profondeur ; la ligne n’a point de largeur ni de profondeur ; la surface n’a point de profondeur. — Et le raisonnement, d’ailleurs, est le même. On comprend les indivisibles comme on comprend toute autre chose par l’énoncé et l’idée du contraire. — Le mal est connu comme le contraire du bien. — Le noir est connu comme le contraire du blanc, ou l’obscurité comme le contraire de la lumière. — Par leurs contraires. Le texte dit au singulier : « par le contraire. »
  199. L’assertion qui énonce. Aristote revient à la question qu’il a posée au début du chapitre, et il examine comment se produisent l’erreur et la vérité dans l’intelligence. — Est toujours ou vraie ou fausse. Voir l’Herméneia, ch. 6, § 1, et ch. 11, § 2, et les Derniers Analytiques, liv. I, ch. 1, § 18, de ma traduction. — L’intelligence n’est pas toujours vraie. Ceci paraît contredire ce qui a été dit plus haut, liv. III, ch. 3, § 8, et ce qui sera dit plus bas, ch. 10, § 4, ainsi que ce qu’on trouve dans les Derniers Analytiques, liv. II, ch. 19, § 8. — Ce qu’est la chose d’après l’essence même. C’est l’indivisible, l’individu dont il a été parlé plus haut, § 1, et que l’intelligence atteint immédiatement. — Elle attribue, et fait alors une combinaison qui peut donner lieu à l’erreur. — Mais de même qu’il est toujours vrai. Le texte est ici très concis ; j’ai été obligé de le développer un peu. — La chose propre de la vue. Voir plus haut, liv. II, ch. 6. § 3. — Cette chose blanche. Voir plus haut une pensée et des expressions tout-à-fait analogues, ch. 8, § 19. — De même, on voit toujours. Le texte dit simplement : « il en est de même pour les choses sans matière. » — Les choses qui sont sans matière ; c’est-à-dire les espèces, les formes intelligibles. Voir plus haut, ch. 4, § 3.
  200. Ainsi donc. Ici encore la connexion des idées ne paraît pas assez grande pour exiger une conjonction de ce genre. Aristote continue, du reste, la comparaison commencée dans le paragraphe précédent, entre le mouvement de l’intelligence et celui de la sensibilité. — À les dire, à les nommer simplement, sans d’ailleurs en affirmer ou en nier l’existence ou les attributs. Voir l’Herméneia, ch. 4, § 1, et ch. 5, et les Catégories, ch. 4, § 1. — Mais quand la chose est agréable. Second degré de la sensibilité. — C’est une sorte d’affirmation. Voir Herméneia, ib. — Avoir du plaisir ou de la douleur. Troisième degré de la sensibilité. — Pour la moyenne sensible. Voir la théorie spéciale qui explique cette expression, plus haut, liv. II, ch. 12, § 4. — Sont l’un ou l’autre. Le texte dit simplement : « sont telles. » — Ne sont que la douleur et le plaisir. Le texte dit seulement : « sont cela. » Quelques manuscrits donnent une autre variante qui serait fort admissible : « sont identiques, sont la même chose : » et cette leçon serait très bien justifiée par ce qui suit. M. Trendelenbourg propose, en changeant l’accentuation, de lire : « en tant qu’ils sont en acte. » Ce changement ne paraît pas nécessaire. — La façon d’être est seule diverse. Voir une expression analogue, plus haut, ch. 8. § 18.
  201. Quant à l’âme intelligente, ou mieux : « raisonnante. » Aristote continue la comparaison de l’intelligence et de la sensibilité. Les images sont pour l’Intelligence ce que les sensations sont pour la sensibilité. Voir la même pensée répétée plus bas, chap. 8, § 8. — Que la chose. On voit qu’il ne s’agit point ici d’une chose matérielle, extérieure à l’âme. Il s’agit de l’image que l’âme intelligente a en elle. — Cette âme. Le texte dit simplement : « l’Ame. » — De même que l’air. M. Trendelenbourg trouve assez peu justifiée toute cette comparaison, que n’a point commentée Thémistius dans sa paraphrase, mais qu’avaient Simplicius et Philopon, telle que nous la donnent nos textes actuels. Les images sont à l’intelligence ce que les modifications de la pupille sont à la vue, ce que les modifications de l’oreille sont à l’ouïe. Les Images sont des intermédiaires comme la pupille dans un cas et l’oreille dans l’autre. — Le terme dernier est un. Il faut entendre ici, comme l’ont fait tous les commentateurs, le sens commun, qui réunit toutes les perceptions des sens spéciaux, agissant pour les sensations, comme agit l’intelligence à laquelle aboutissent toutes les images. Voir le paragraphe suivant. — Une moyenne, ou un centre. Quant au mot de « moyenne, » il est justifié par la théorie exposée plus haut, liv. II, chap. 12, § 4, et liv. III, chap. 2, § 9. — Plusieurs façons d’être. Voir la fin du paragraphe précédent.
  202. Parfois aussi. Il ne s’agit plus de l’image d’objets actuellement présents, comme dans l’exemple qui précède. L’intelligence comprend aussi, et se décide, par les images et les pensées qu’elle a gardées dans la mémoire. — Comme si elle voyait les choses, comme elle les voit quand elles sont présentes. — Actuelle… actuellement. Il n’y a pas en grec une ressemblance aussi complète entre les mots. — Que le vrai et le faux. En développant quelque peu le texte, qui est très concis, j’ai suivi l’interprétation de Philopon et de Simplicius ; mais on pourrait entendre encore que le vrai et le faux peuvent être indifféremment tantôt absolus et tantôt relatifs.
  203. Quant aux choses dites abstraites. Aristote entend par là les mathématiques, comme le prouve la fin du paragraphe ; voir aussi plus haut, ch. 4, § 8. — En tant que camus. Voir plus haut, ch. 4, § 7 ; le même exemple est reproduit dans la Métaphysique et expliqué de la même manière, liv. VI, ch. 1, p. 1025, b, 31, liv. VII, ch, 5, p. 1030, b, 17, et surtout liv. XI, ch. 7, p. 1064, a, § 2, éd. de Berlin. — Si elle le pense en acte. Aristote veut dire sans doute que l’acte seul de la pensée suffit pour abstraire. Le texte dit exactement : « si quelqu’un pensait en acte. » — Les êtres, ou les choses mathématiques. — Lorsqu’elle les pense. Le texte est un peu moins précis que ma traduction ; mais le sens ne peut faire le moindre doute.
  204. L’une, le jugement. Il comprend sous le mot général de « jugement, » la sensibilité, l’imagination et l’intelligence. Voir plus haut. Ch. 3, § 1. M. Trendelenbourg cite, à l’appui de cette remarque, un passage décisif du traité du Mouvement des animaux, ch. 6, p. 700, b, 20, éd. de Berlin. Le Traité de l’âme est, en outre, rappelé dans ce passage. On peut ajouter qu’ailleurs, Derniers Analytiques, liv. II, ch. 19, §. 5, Aristote semble confondre tout-à-fait le jugement et la sensibilité. — Et l’autre, la locomotion. Plus haut, liv. II, ch. 2, § 2, Aristote a distingué quatre facultés et non pas deux ; il a pu confondre les deux premières, la sensibilité et l’intelligence, sous la désignation commune de jugement ; mais outre la locomotion, il reste la nutrition, dont il ne parle pas ici, et qui ne peut être réunie, quoiqu’elle soit un mouvement aussi, au mouvement dans le lieu, à la locomotion. Aristote lui-même le fera remarquer un peu plus bas ; voir dans ce chapitre, § 4. — À ce que nous avons dit, dans le second et troisième livre. — Pour le principe moteur. Le texte dit simplement : « pour ce qui meut. » — Soit matériellement. Mot à mot : « en grandeur, » expression qui a déjà été employée plus haut, ch. 4, § 1. Dans le liv. II. ch. 2, § 7, Aristote a dit : « dans le lieu, » et non point « en grandeur, » ce qui d’ailleurs revient au même. Dans ce dernier passage, il se pose une question analogue à celle qui se présente ici.
  205. L’âme a des parties. Plus haut, liv. 1, chap. 1, § +, c’est une question qu’il a brièvement indiquée, en énumérant, dès le début, les objets principaux de recherches qu’on peut se proposer sur l’âme. — Que des auteurs. C’est évidemment Platon qu’Aristote prétend ici critiquer, comme l’ont remarqué tous les commentateurs. Voir la République, l. IV, p. 238, trad. de M. Cousin. — Affective… passionnée. J’aurais voulu trouver des expressions plus justes que celles-là : notre langue ne m’en a pas offert, et je n’ai pas cru devoir prendre de périphrases. Voir plus loin, ch. 10, § 5. — Ou, selon d’autres. Il semblerait que ceci ne s’adresse plus à Platon ; et pourtant cette critique, juste ou non, lui est encore applicable. Voir le Timée, p. 197, id. — La partie raisonnable et la partie irraisonnable. Aristote attribue formellement cette division à Platon, Grande morale, liv. I. Chap. l, p. 1182, a, 2e, édit. de Berlin. — En suivant les différences. En effet, Platon appuyait ces divisions de l’âme sur la considération des besoins du corps, et particulièrement des appétits du boire et du manger. Voir le Timée, id. ib. — Et c’est, par exemple, la nutrition. Voir plus haut la théorie de la nutrition, liv. II, chap. 4. — Et la sensibilité. C’est l’ordre qu’Aristote a lui-même suivi, liv. II, chap. 5.
  206. Vient ensuite l’imagination. Même remarque. Voir plus haut, chap. 3. — Mais à laquelle de ces parties. J’adopte ici la correction proposée par M. Trendelenbourg ; elle consiste dans un simple changement d’accent qui donne à la phrase la forme interrogative. — Si l’on admet, comme Platon, qui place les trois parties diverses de l’âme dans la tête, dans la poitrine et dans le bas-ventre. Voir la République, liv. IV, elle Timée, aux lieux cités plus haut dans la note précédente. — Des appétits. A moins qu’Aristote ne fasse rentrer les appétits dans la faculté de la nutrition, ce qu’il n’a point dit, on peut retourner contre lui la critique qu’il dirige ici contre Platon. Il n’a point fait non plus des appétits une faculté spéciale. Il est vrai qu’au liv. II, chap. 3, il a distingué les appétits de la nutrition et de la sensibilité ; mais il ne leur a pas donné de place dans les théories qui suivent. — Aux yeux de la raison. Le texte dit simplement : « en raison ou en puissance. » — De l’isoler du reste. J’ai ajouté ces deux derniers mots. — La volonté. Aristote semble donc confondre la volonté avec ce qu’il appelle, d’un mot général, l’appétit ou les appétits. — Le désir et la passion, ou, si l’on veut, la colère et le désir. Voir la trad. de Platon par M. Cousin, République, liv. IV, p. 238. — Et si l’âme est ces trois choses, comme l’a voulu Platon dans les diverses théories qu’on vient de citer. — L’appétit se trouvera, et alors il faudra le distinguer, ce que Platon ne paraît point avoir fait.
  207. Dans l’espace, ou dans le lieu. — Quant au mouvement d’accroissement. Voir plus haut, liv. II, chap. 2, § 2. — La génération et la nutrition. Aristote les a confondues plus haut, liv. II, ch. 4, § 15. — Nous parlerons plus tard de la respiration. Voir ces traites spéciaux.
  208. Le mouvement de la marche. Aristote se sert ici du mot même dont il a tiré le titre de son traité spécial sur la Marche des animaux. — Ce n’est pas la puissance nutritive, car, si c’était la nutrition qui causât le mouvement, les plantes, qui se nourrissent, auraient, elles aussi, la locomotion. — D’imagination et de désir. Plus haut, chap.. 3. § 7, Aristote a refusé l’imagination à quelques animaux qui sont doués de mouvement, et particulièrement aux insectes. — Les plantes aussi seraient mobiles, si la nutrition était la cause essentielle de la locomotion.
  209. Ce ne peut pas être davantage la sensibilité, car il y a une foule d’animaux qui sont sensibles, et qui sont privés de toute locomotion. Cuvier ne reconnaît pour animaux que les êtres sensibles et mobiles, Règne animal, l. 1, p. 18. — La nature ne fait jamais rien en vain, l’un des principes les plus généraux et les plus féconds de toutes les théories d’Aristote, en histoire naturelle ; c’est le principe des causes finales. — Avortés et incomplets. Voir plus haut, liv. II, chap. 4, § 2.
  210. Ce n’est pas davantage… l’intelligence, parce que sa fonction propre et unique, c’est de comprendre. — Spéculative. Il s’agit encore ici de l’intelligence active. Voir plus haut, chap. 5, § 2 : elle contemple, elle spécule, elle conçoit, et ne fait rien de plus. — Une tout autre partie de l’âme. J’ai ajouté ces deux derniers mots.
  211. Ajoutez, Ceci est en partie la répétition du paragraphe précédent, et en partie aussi une contradiction. Sa passion, ou son désir. — L’intempérant qui ne sait point se dominer. J’ai paraphrasé le mot unique du texte. — Et en général. Aristote prend, au contraire, un exemple particulier dont on peut, il est vrai, tirer une maxime générale ; mais il ne la tire pas lui-même. Voir la même pensée dans la Métaphysique, liv. I, chap. 1, p. 981, a, 15, édit. de Berlin. — Le maître absolu. Aristote se sert ici du même mot qu’il vient d’employer dans la phrase précédente. La répétition ne vient pas du traducteur. J’ai ajouté le mot absolu, parce que, dans le chapitre suivant, Aristote placera le principe de la locomotion, en partie dans l’appétit, et en partie dans l’intelligence. Pour toute cette théorie de l’appétit considéré comme cause du mouvement, il faut consulter les chap. 6, 7 et 8 du traité du Mouvement des animaux, et particulièrement, comme le remarque M. Trendelenbourg, chap. 7, p. 701, a, 3t, édition de Berlin.
  212. Qui semblent, parce que l’appétit, se trouvant dans toutes les parties de l’âme, il semble difficile de l’attribuer spécialement à l’une