Traité d’économie politique/1841/Livre 1/Chapitre 17
CHAPITRE XVII.
Des effets des réglemens de l’administration qui ont pour objet d’influer sur la production.
Il n’est, à vrai dire, aucun acte du gouvernement qui n’exerce quelque influence sur la production ; je me contenterai, dans ce chapitre, de parler de ceux qui ont pour objet spécial d’y influer, me réservant de développer les effets du système monétaire, des emprunts, des impôts, quand je traiterai de ces matières pour elles-mêmes.
L’objet des gouvernemens, en cherchant à influer sur la production, est, ou de déterminer la production de certains produits qu’ils croient plus dignes d’être favorisés que d’autres, ou bien de prescrire des manières de produire qu’ils jugent préférables à d’autres manières. Les résultats de cette double prétention, relativement à la richesse nationale, seront examinés dans les deux premiers paragraphes de ce chapitre. Dans les deux paragraphes suivans, j’appliquerai les mêmes principes à deux cas particuliers, les compagnies privilégiées, et le commerce des grains, à cause de leur grande importance, et afin de fournir de nouvelles preuves et de nouveaux développemens aux principes. Chemin fesant, nous verrons quelles sont les circonstances où des raisons suffisantes semblent commander quelques déviations dans la marche que prescrivent les principes généraux. En administration, les grands maux ne viennent pas des exceptions qu’on croit devoir faire aux règles ; ils viennent des fausses notions qu’on se forme de la nature des choses, et des fausses règles qu’on s’impose en conséquence. Alors on fait le mal en grand, on agit systématiquement de travers ; car il est bon de savoir que nul n’a plus de systèmes que les gens qui se vantent de n’en point avoir[1].
La nature des besoins de la société détermine à chaque époque, et selon les circonstances, une demande plus ou moins vive de tels ou tels produits. Il en résulte que, dans ces genres de production, les services productifs sont un peu mieux payés que dans les autres branches de la production, c’est-à-dire que les profits qu’on y fait sur l’emploi de la terre, des capitaux et du travail, y sont un peu meilleurs. Ces profits attirent de ce côté des producteurs, et c’est ainsi que la nature des produits se conforme toujours naturellement aux besoins de la société. On a déjà vu (chapitre XV) que ces besoins sont d’autant plus étendus que la production est plus grande, et que la société en général achète d’autant plus qu’elle a plus de quoi acheter.
Lorsqu’au travers de cette marche naturelle des choses, l’autorité se montre et dit : Le produit qu’on veut créer, celui qui donne les meilleurs profits, et par conséquent celui qui est le plus recherché, n’est pas celui qui convient ; il faut qu’on s’occupe de tel autre, elle dirige évidemment une partie des moyens de production vers un genre dont le besoin se fait moins sentir, aux dépens d’un autre dont le besoin se fait sentir davantage.
Un arrêt du conseil du roi, rendu en 1737, obligeait les propriétaires qui voulaient planter un terrain en vignes, d’en obtenir la permission de l’intendant de la province, comme si le propriétaire ne savait pas mieux que l’intendant, le genre de culture où son terrain lui rapporterait le plus ; et comme si le produit qui devait rapporter le plus, n’était pas celui dont le besoin se fesait le plus sentir.
En 1794, il y eut en France des personnes persécutées, et même conduites à l’échafaud, pour avoir transformé des terres labourées en prairies artificielles. Cependant, du moment que ces personnes trouvaient plus d’avantages à élever des bestiaux qu’à cultiver des grains, on peut être certain que les besoins de la société réclamaient plus de bestiaux que de grains, et qu’elles pouvaient produire une plus grande valeur dans la première de ces denrées que dans la seconde.
L’administration disait que la valeur produite importait moins que la nature des produits, et qu’elle préférait qu’un arpent de terre produisît pour vingt francs de blé plutôt que pour trente francs de fourrage. Elle calculait mal ; car si le terrain produisait un hectolitre de blé valant vingt francs, ce même arpent cultivé en prairie, et donnant un produit de trente francs, aurait procuré un hectolitre et demi de blé au lieu d’un hectolitre. Que si le blé était assez rare et assez cher pour que l’hectolitre valût plus que le fourrage, l’ordonnance était superflue : l’intérêt du producteur suffisait pour lui faire cultiver du blé[2].
Il ne reste donc plus qu’à savoir qui, de l’administration ou du cultivateur, sait le mieux quel genre de culture rapportera davantage ; et il est permis de supposer que le cultivateur qui vit sur le terrain, l’étudie, l’interroge, qui plus que personne est intéressé à en tirer le meilleur parti, en sait à cet égard plus que l’administration.
Si on insiste, et si l’on dit que le cultivateur ne connaît que le prix-courant du marché, et ne saurait prévoir, comme l’administration, les besoins futurs du peuple, on peut répondre que l’un des talens des producteurs, talent que leur intérêt les oblige de cultiver avec soin, est non-seulement de connaître, mais de prévoir les besoins[3].
Lorsqu’à une autre époque, on a forcé les particuliers à planter des betteraves ou du pastel dans des terrains qui produisaient du blé, on a causé un mal du même genre ; et je ferai remarquer, en passant, que c’est un bien mauvais calcul que de vouloir obliger la zone tempérée à fournir des produits de la zone torride. Nos terres produisent péniblement, en petite quantité et en qualités médiocres, des matières sucrées et colorantes qu’un autre climat donne avec profusion[4] ; mais elles produisent, au contraire, avec facilité, des fruits, des céréales, que leur poids et leur volume ne permettent pas de tirer de bien loin. Lorsque nous condamnons nos terres à nous donner ce qu’elles produisent avec désavantage, aux dépens de ce qu’elles produisent plus volontiers ; lorsque nous achetons par conséquent fort cher ce que nous paierions à fort bon marché si nous le tirions des lieux où il est produit avec avantage, nous devenons nous-mêmes victimes de notre propre folie. Le comble de l’habileté est de tirer le parti le plus avantageux des forces de la nature, et le comble de la démence est de lutter contre elles ; car c’est employer nos peines à détruire une partie des forces que la nature voudrait nous prêter.
On dit encore qu’il vaut mieux payer plus cher un produit, lorsque son prix ne sort pas du pays, que de le payer moins cher lorsqu’il faut l’acheter au dehors. Mais qu’on se reporte aux procédés de la production que nous avons analysés : on y verra que les produits ne s’obtiennent que par le sacrifice, la consommation d’une certaine quantité de matières et de services productifs, dont la valeur est, par ce fait, aussi complètement perdue pour le pays que si elle était envoyée au dehors[5].
Je ne présume pas qu’un gouvernement quelconque veuille objecter ici que le profit résultant d’une meilleure production lui est indifférent, puisqu’il devient le partage des particuliers ; les plus mauvais gouvernemens, ceux qui séparent leurs intérêts des intérêts de la nation, savent maintenant que les revenus des particuliers sont la source où se puisent les tributs du fisc ; et que, même dans les pays gouvernés despotiquement ou militairement, et où les impôts ne sont qu’un pillage organisé, les particuliers ne peuvent payer qu’avec ce qu’ils gagnent.
Les raisonnemens que nous venons d’appliquer à l’agriculture sont applicables aux manufactures. Quelquefois un gouvernement s’imagine que le tissage des étoffes faites avec une matière première indigène, est plus favorable à l’industrie nationale que celui des étoffes fabriquées avec une matière d’origine étrangère. Nous avons vu, conformément à ce système, favoriser les tissus de laine et de lin préférablement aux tissus de coton. C’était borner, relativement à nous, les bienfaits de la nature : elle nous fournit en différens climats une foule de matières dont les propriétés variées s’accommodent à nos divers besoins. Chaque fois que nous parvenons à répandre sur ces matières, soit par leur transport au milieu de nous, soit par les préparations que nous leur fesons subir, une valeur qui est le résultat de leur utilité, nous fesons un acte profitable et qui contribue à l’accroissement de la richesse nationale. Le sacrifice au prix duquel nous obtenons des étrangers cette matière première, n’a rien de plus fâcheux que le sacrifice des avances et des consommations que nous fesons en chaque genre de production pour obtenir un nouveau produit. L’intérêt personnel est toujours le meilleur juge de l’étendue de ce sacrifice et de l’étendue du dédommagement qu’on peut s’en promettre ; et quoique l’intérêt personnel se trompe quelquefois, c’est, au demeurant, le juge le moins dangereux, et celui dont les jugemens coûtent le moins[6].
Mais l’intérêt personnel n’offre plus aucune indication, lorsque les intérêts particuliers ne servent pas de contre-poids les uns pour les autres. Du moment qu’un particulier, une classe de particuliers peuvent s’étayer de l’autorité pour s’affranchir d’une concurrence, ils acquièrent un privilége aux dépens de la société ; ils peuvent s’assurer des profits qui ne dérivent pas entièrement des services productifs qu’ils ont rendus, mais dont une partie est un véritable impôt mis à leur profit sur les consommateurs ; impôt dont ils partagent presque toujours quelque portion avec l’autorité, qui leur a prêté son injuste appui.
Le législateur a d’autant plus de peine à se défendre d’accorder ces sortes de priviléges, qu’ils sont vivement sollicités par les producteurs qui doivent en profiter, et qui peuvent représenter, d’une manière assez plausible, leurs gains comme un gain pour la classe industrieuse et pour la nation, puisque leurs ouvriers et eux-mêmes font partie de la classe industrieuse et de la nation[7].
Lorsqu’on commença à fabriquer des cotonnades en France, le commerce tout entier des villes d’Amiens, de Reims, de Beauvais, etc., se mit en réclamation, et représenta toute l’industrie de ces villes comme détruite. Il ne paraît pas cependant qu’elles soient moins industrieuses ni moins riches qu’elles ne l’étaient il y a un demi-siècle ; tandis que l’opulence de Rouen et de la Normandie a reçu un grand accroissement des manufactures de coton.
Ce fut bien pis quand la mode des toiles peintes vint à s’introduire : toutes les chambres de commerce se mirent en mouvement ; de toutes parts il y eut des convocations, des délibérations, des mémoires, des députations, et beaucoup d’argent répandu. Rouen peignit à son tour la misère qui allait assiéger ses portes, les enfans, les femmes, les vieillards dans la désolation, les terres les mieux cultivées du royaume restant en friche, et cette belle et riche province devenant un désert.
La ville de Tours fit voir les députés de tout le royaume dans les gémissemens, et prédit une commotion qui occasionnera une convulsion dans le gouvernement politique… Lyon ne voulut point se taire sur un projet qui répandait la terreur dans toutes les fabriques[8]. Paris ne s’était jamais présenté au pied du trône, que le commerce arrosait de ses larmes, pour une affaire aussi importante. Amiens regarda la permission des toiles comme le tombeau dans lequel toutes les manufactures du royaume devaient être anéanties. Son mémoire, délibéré au bureau des marchands des trois corps réunis, et signé de tous les membres, était ainsi terminé : au reste, il suffit, pour proscrire à jamais l’usage des toiles peintes, que tout le royaume frémit d’horreur quand il entend annoncer qu’elles vont être permises. Vox populi, vox dei.
« Or, existe-t-il maintenant, dit à ce sujet Roland De La Platière, qui avait recueilli ces plaintes comme inspecteur-général des manufactures, existe-t-il un seul homme assez insensé pour dire que les manufactures de toiles peintes n’ont pas répandu en France une main-d’œuvre prodigieuse, par la préparation et la filature des matières premières, le tissage, le blanchîment, l’impression des toiles ? Ces établissemens ont plus hâté le progrès des teintures en peu d’années, que toutes les autres manufactures en un siècle. »
je prie qu’on s’arrête un moment à considérer ce qu’il faut de fermeté dans une administration, et de vraies lumières sur ce qui fait la prospérité de l’état, pour résister à une clameur qui paraît si générale, et qui est appuyée auprès des agens principaux de l’autorité par d’autres moyens encore que par des motifs d’utilité publique…
Quoique les gouvernements aient trop souvent présumé qu’ils pouvaient, utilement pour la richesse générale, déterminer les produits de l’agriculture et des manufactures, ils s’en sont cependant beaucoup moins mêlés que des produits commerciaux, surtout des produits commerciaux étrangers. C’est la suite d’un système général, qu’on désigne par le nom de système exclusif ou mercantile, et qui fonde les gains d’une nation sur ce qu’on appelle dans ce système une balance favorable du commerce.
Avant d’observer le véritable effet des réglemens qui ont pour objet d’assurer à une nation cette balance favorable, il convient de nous former une idée de ce qu’elle est en réalité, et du but qu’elle se propose. Ce sera l’objet de la digression suivante.
La comparaison que fait une nation de la valeur des marchandises qu’elle vend à l’étranger, avec la valeur des marchandises qu’elle achète de l’étranger, forme ce qu’on appelle la balance de son commerce. Si elle a envoyé au dehors plus de marchandises qu’elle n’en a reçu, on s’imagine qu’elle a un excédant à recevoir en or ou en argent ; on dit que la balance du commerce lui est favorable : dans le cas opposé, on dit que la balance du commerce lui est contraire.
Le système exclusif suppose, d’une part, que le commerce d’une nation est d’autant plus avantageux qu’elle exporte plus de marchandises, qu’elle en importe moins, et qu’elle a un plus fort excédant à recevoir de l’étranger en numéraire ou en métaux précieux ; et, d’une autre part, il suppose que, par le moyen des droits d’entrées, des prohibitions et des primes, un gouvernement peut rendre la balance plus favorable, ou moins contraire à sa nation.
Ce sont ces deux suppositions qu’il s’agit d’examiner ; et d’abord il convient de savoir comment se passent les faits.
Quand un négociant envoie des marchandises à l’étranger, il les y fait vendre, et reçoit de l’acheteur, par les mains de ses correspondans, le montant de la vente en monnaie étrangère. S’il espère pouvoir gagner sur les retours des produits de sa vente, il fait acheter une marchandise à l’étranger, et se la fait adresser. L’opération est à peu près la même quand elle commence par la fin, c’est-à-dire lorsqu’un négociant fait d’abord acheter à l’étranger, et paie ses achats par les marchandises qu’il y envoie.
Ces opérations ne sont pas toujours exécutées pour le compte du même négociant. Celui qui fait l’envoi quelquefois ne veut pas faire l’opération du retour ; alors il fait des traites ou lettres de change sur le correspondant qui a vendu sa marchandise ; il négocie ou vend ces traites à une personne qui les envoie dans l’étranger, où elles servent à acquérir d’autres marchandises que cette dernière personne fait venir[9].
Dans l’un et l’autre cas, une valeur est envoyée, une autre valeur revient en échange ; mais nous n’avons point encore examiné si une portion des valeurs envoyées ou revenues, était composée de métaux précieux. On peut raisonnablement supposer que lorsque les négocians sont libres de choisir les marchandises sur lesquelles portent leurs spéculations, ils préfèrent celles qui leur présentent le plus d’avantage, c’est-à-dire celles qui, rendues à leur destination, auront le plus de valeur. Ainsi, lorsqu’un négociant français envoie en Angleterre des eaux-de-vie, et que, par suite de cet envoi, il a mille livres sterling à faire venir, il compare ce que produiront en France ces mille livres sterling dans le cas où il les fera venir en métaux précieux, avec ce qu’elles produiront s’il les fait venir en quincailleries[10].
Si ce négociant trouve son avantage à faire venir des marchandises plutôt que des espèces, et si nul ne peut lui disputer d’entendre mieux ses intérêts que qui que ce soit, il ne reste plus à examiner que la question de savoir si, dans l’intérêt du pays, les retours en espèces, quoique moins favorables à ce négociant, seraient plus favorables à la France que des retours d’un autre genre ; s’il est à désirer pour la France que les métaux précieux y abondent, plutôt que toute autre marchandise.
Quelles sont les fonctions des métaux précieux dans la société ? Façonnés en bijoux, en ustensiles, ils servent à l’ornement de nos personnes, de nos maisons, et à plusieurs usages domestiques. Les boîtes de nos montres, nos cuillères, nos fourchettes, nos plats, nos cafetières, en sont faits ; étendus en feuilles minces, ils embellissent plusieurs sortes d’encadremens ; ils relèvent la reliure de nos livres, etc. Sous ces formes diverses, ils font partie du capital de la société, de cette portion du capital qui ne porte point d’intérêt, ou plutôt qui est productive d’utilité ou d’agrément. Il est sans doute avantageux pour une nation que les matières dont se compose ce capital soient à bon compte et en abondance. La jouissance qui en résulte est alors acquise à meilleur marché ; elle est plus répandue. Beaucoup de modestes ménages qui ont actuellement des couverts d’argent, n’en auraient pas si l’Amérique n’avait pas été découverte. Mais il ne faut pas estimer cet avantage au-delà de sa véritable valeur : il y a des utilités supérieures à celles-là. Le verre des vitres qui nous défendent contre les rigueurs de l’hiver, nous est d’un bien plus grand service que quelque ustensile d’argent que ce soit. On ne s’est pourtant jamais avisé d’en favoriser l’importation ou la production par des faveurs spéciales.
L’autre usage des métaux précieux est de servir à la fabrication des monnaies, de cette portion du capital de la société, qui s’emploie à faciliter les échanges que les hommes font entre eux des valeurs qu’ils possèdent déjà. Pour cet usage, est-il avantageux que la matière dont on se sert soit abondante et peu chère ? La nation où cette matière abonde est-elle plus riche que celle où cette matière est rare ?
Ici je suis forcé de regarder comme déjà prouvé un fait qui ne le sera que dans le chapitre 23, où je traite de la valeur des monnaies. C’est que la somme des échanges qui se consomment dans un pays exige une certaine valeur de marchandise-monnaie, quelle qu’elle soit. Il se vend en France chaque jour pour une certaine valeur de blé, de bestiaux, de combustibles, de meubles et d’immeubles ; toutes ces ventes réclament l’usage journalier d’une certaine valeur en numéraire, parce que c’est d’abord contre cette somme de numéraire que chaque chose s’échange, pour s’échanger de nouveau contre d’autres objets. Or, quelle que soit l’abondance ou la rareté du numéraire, comme on a besoin d’une certaine somme pour consommer tous les échanges, le numéraire augmente en valeur à mesure qu’il décline en quantité, et décline en valeur à mesure qu’il augmente en quantité. S’il y a pour 2 milliards de numéraire en France, et qu’un événement quelconque réduise cette quantité de francs à 1,500 millions, les 1,500 millions vaudront tout autant que les 2 milliards pouvaient valoir. Les besoins de la circulation exigent un agent dont la valeur égale ce que valent actuellement 2 milliards, c’est-à-dire (en supposant le sucre à 20 sous la livre) une valeur égale à 2 milliards de livres de sucre, ou bien (en supposant que le blé vaut actuellement 20 francs l’hectolitre) une valeur égale à celle de 100 millions d’hectolitres de blé. Le numéraire, quelle que sot sa masse, égalera toujours cette valeur. La matière dont se compose le numéraire vaudra, dans le second cas, un tiers de plus que dans le premier ; une once d’argent, au lieu d’acheter six livres de sucre, en achètera huit : il en sera de même de toutes les autres marchandises, et les 1500 millions de numéraire vaudront autant que les 2 milliards valaient auparavant. La nation n’en sera ni plus riche ni plus pauvre. Il faudra porter moins d’argent au marché, et l’argent qu’on y portera y achètera toutes les mêmes choses. Une nation qui, pour agent de la circulation, emploie des monnaies d’or, n’est pas moins riche que celle qui se sert de monnaie d’argent, quoiqu’elle porte au marché une bien moins grande quantité de la marchandise qui lui sert de monnaie. Si l’argent devenait chez nous quinze fois plus rare qu’il n’est, c’est-à-dire aussi rare que l’or, une once d’argent nous servirait, comme numéraire, autant qu’une once d’or nous sert à présent, et nous serions aussi riches en numéraire que nous le sommes. Comme si l’argent devenait aussi abondant que le cuivre, nous n’en serions pas plus riches en numéraire ; seulement il faudrait porter au marché un bien plus grand nombre de sacs.
En résumé, l’abondance des métaux précieux rend plus abondans les ustensiles qui en sont faits, et les nations plus riches sous ce seul rapport. Sous le rapport du numéraire, elle ne les rend pas plus riches[11]. Le vulgaire est accoutumé à juger plus riche celui qui a le plus d’argent ; et comme la nation se compose des particuliers, il est porté à conclure que la nation est plus riche quand tous les particuliers ont beaucoup d’argent. Mais la matière ne fait pas la richesse ; c’est la valeur de la matière. Si beaucoup d’argent ne vaut pas plus que peu, peu d’argent vaut autant que beaucoup. Une valeur en marchandise vaut autant que la même valeur en argent.
Non, ajoute-t-on, à égalité de valeur, l’argent est préféré à la marchandise. ― arrêtons-nous un instant ; ceci demande une explication. On verra, quand je parlerai des monnaies, la raison qui fait qu’en général, à égalité de valeur, on préfère le numéraire aux marchandises. On verra qu’avec le métal monnayé on peut se procurer les choses dont on a besoin, par un seul échange au lieu de deux. Il n’est pas nécessaire alors, comme lorsqu’on possède toute autre espèce de marchandise, de vendre sa marchandise-monnaie d’abord, pour en racheter ce qu’on veut avoir : on achète immédiatement ; ce qui, avec la facilité que donne la monnaie par ses coupures, de la proportionner exactement à la valeur de la chose achetée, la rend éminemment propre aux échanges ; elle a donc pour consommateurs tous ceux qui ont quelque échange à faire, c’est-à-dire, tout le monde ; et c’est la raison pour laquelle tout le monde est disposé à recevoir, à valeur égale, de la monnaie plutôt que tout autre marchandise. Mais cet avantage de la monnaie, dans les relations entre particuliers, n’en est plus un de nation à nation. Dans ces dernières relations, la monnaie, et encore plus les métaux non monnayés, perdent l’avantage que leur qualité de monnaie leur donne aux yeux des particuliers ; ils rentrent dans la classe des autres marchandises. Le négociant qui a des retours à attendre de l’étranger, ne considère autre chose que le gain qu’il pourra faire sur ces retours, et ne regarde les métaux précieux qu’il en pourrait recevoir, que comme une marchandise dont il se défera avec plus ou moins de bénéfice ; il ne redoute point, lui, une marchandise parce qu’elle réclamera encore un échange, puisque son métier est de faire des échanges, pourvu qu’ils lui soient profitables.
Un particulier aime encore à recevoir de l’argent plutôt que de la marchandise, parce qu’il sait mieux ainsi la valeur de ce qu’il reçoit ; mais un négociant, qui connaît le prix-courant des marchandises dans les principales villes du monde, ne se méprend pas sur la valeur qu’on lui paie, quelle que soit la forme matérielle sous laquelle on lui présente cette valeur.
Un particulier peut être appelé à liquider sa fortune pour lui donner une autre direction, pour faire des partages, etc. : une nation n’est jamais dans ce cas-là ; et quant aux liquidations, aux ventes que les particuliers ont à faire, que leur importe la valeur de la monnaie ? Si elle est rare et chère, on leur en donne moins pour ce qu’ils ont à vendre, mais ils en donnent moins pour ce qu’ils ont à acheter[12]. Quelle qu’ait été dans un achat, dans une liquidation, la valeur de la monnaie qu’on a employée, on l’a donnée pour ce qu’on l’a reçue, et, l’affaire terminée, on n’en est ni plus pauvre ni plus riche. La perte ou le gain viennent de la valeur relative des deux marchandises vendues et achetées, et non de l’intermédiaire dont on s’est servi.
De toutes manières, les avantages que les particuliers trouvent à recevoir du numéraire préférablement à des marchandises, ne sont rien pour les nations. Lorsqu’une nation n’en a pas la quantité qui lui est nécessaire, sa valeur augmente, et les étrangers comme les nationaux sont intéressés à lui en apporter ; lorsqu’il est surabondant, sa valeur baisse par rapport aux autres marchandises, et il convient de l’envoyer au loin, où il peut procurer des valeurs supérieures à ce qu’il peut procurer dans le pays. Si on le force à rester, on force à garder des matières qui sont à charge à leurs possesseurs[13].
On pourrait peut-être en rester là sur la balance du commerce ; mais ces idées sont encore si peu familières, je ne dirai pas au vulgaire seulement, mais même à des écrivains et à des administrateurs recommandables par la pureté de leurs intentions et par des connaissances d’ailleurs très-variées, qu’il peut être à propos de mettre le lecteur à portée de signaler le vice de certains raisonnemens, bien fréquemment opposés aux principes libéraux, et qui malheureusement servent de base à la législation des principaux états de l’Europe. Je réduirai toujours les objections aux termes les plus simples et les plus clairs, afin qu’on juge plus aisément de leur importance.
On dit qu’en augmentant, par une balance favorable du commerce, la masse du numéraire, on augmente la masse des capitaux du pays ; et qu’en le laissant écouler, on la diminue. Il faut donc répéter ici, en premier lieu, que la totalité du numéraire d’un pays ne fait pas partie de ses capitaux : l’argent qu’un cultivateur reçoit pour le prix de ses produits, qu’il porte ensuite au percepteur des contributions, qui parvient au trésor public, qui est employé ensuite à payer un militaire ou un juge, qui est dépensé par eux pour la satisfaction de leurs besoins, ne fait partie d’aucun capital. En second lieu, et en supposant même que tout le numéraire d’un pays fît partie de ses capitaux, il n’en formerait que la plus petite partie. Le lecteur a vu que les capitaux consistent dans la valeur de cet ensemble de matériaux, d’outils, de marchandises qui servent à la reproduction. Lorsqu’on veut employer un capital dans une entreprise quelconque, ou lorsqu’on veut le prêter, on commence, à la vérité, par le réaliser, et par transformer en argent comptant les différentes valeurs dont on peut disposer. La valeur de ce capital, qui se trouve ainsi passagèrement sous la forme d’une somme d’argent, ne tarde pas à se transformer, par des échanges, en diverses constructions et en matières consommables nécessaires à l’entreprise projetée. L’argent comptant, momentanément employé, sort de nouveau de cette affaire, et va servir à d’autres échanges, après avoir rempli son office passager, de même que beaucoup d’autres matières sous la forme desquelles s’est trouvée successivement cette valeur capitale. Ce n’est donc point perdre ou altérer un capital que de disposer de sa valeur, sous quelque forme matérielle qu’elle se trouve, pourvu qu’on en dispose de manière à s’assurer le remplacement de cette valeur.
Qu’un Français, négociant en marchandises d’outre-mer, envoie dans l’étranger un capital de cent mille francs en espèces pour avoir du coton : son coton arrivé, il possède cent mille francs en coton au lieu de cent mille francs en espèces (sans parler du bénéfice). Quelqu’un a-t-il perdu cette somme de numéraire ? Non, certes ; le spéculateur l’avait acquise à titre légitime. Un fabricant de cotonnades achète cette marchandise, et la paie en numéraire : est-ce lui qui perd la somme ? Pas davantage. Au contraire, cette valeur de cent mille francs sera portée à deux cent mille francs entre ses mains ; ses avances payées, il y gagnera encore. Si aucun des capitalistes n’a perdu les cent mille francs du numéraire exporté, qui peut dire que l’état les a perdus ? Le consommateur les perdra, dira-t-on. En effet, les consommateurs perdront la valeur des étoffes qu’ils achèteront et qu’ils consommeront ; mais les cent mille francs de numéraire n’eussent pas été exportés, et les consommateurs auraient consommé en place des étoffes de lin et de laine, pour une valeur équivalente, qu’il y aurait toujours eu une valeur de cent mille francs détruite, perdue, sans qu’il fût sorti un sou du pays. La perte de valeur dont il est ici question n’est pas le fait de l’exportation, mais de la consommation qui aurait eu lieu tout de même. Je suis donc fondé à dire que l’exportation du numéraire n’a rien fait perdre à l’état[14].
On insiste ; on prétend que si l’exportation de cent mille francs de numéraire n’avait pas eu lieu, la France possèderait cette valeur de plus. On croit que la nation a perdu deux fois cent mille francs : l’argent exporté d’abord, la marchandise consommée ensuite ; tandis qu’en consommant des étoffes d’un produit entièrement indigène, elle n’aurait perdu qu’une fois cent mille francs. — Je répète que l’exportation des espèces n’a pas été une perte, qu’elle a été balancée par une valeur importée, et qu’il est tellement vrai qu’il n’y a eu que les cent mille francs de marchandises consommées qui aient été perdues, que je défie qu’on trouve de perdans autres que les consommateurs de la marchandise consommée. S’il n’y a pas eu de perdant, il n’y a pas eu de perte.
Vous voulez, dites-vous, empêcher les capitaux de sortir : vous ne les arrêterez point en emprisonnant le numéraire. Celui qui veut envoyer ses capitaux au dehors, y réussit aussi bien en expédiant des marchandises dont l’exportation est permise[15]. Tant mieux, dites-vous ; ces marchandises auront fait gagner nos fabricans. Oui ; mais la valeur de ces marchandises exportées est, pour le pays, une perte de capital, puisqu’elle n’entraîne point de retours. Elle féconde l’industrie étrangère au lieu de la vôtre. Voilà un vrai sujet de crainte. Les capitaux cherchent les lieux où ils trouvent de la sûreté et des emplois lucratifs, et abandonnent peu à peu les lieux où l’on ne sait pas leur offrir de tels avantages ; mais, pour déserter, ils n’ont nul besoin de se transformer en numéraire.
Si l’exportation du numéraire ne fait rien perdre aux capitaux de la nation, pourvu qu’elle amène des retours, son importation ne leur fait rien gagner. En effet, on ne peut faire entrer du numéraire sans l’avoir acheté par une valeur équivalente, et il a fallu exporter celle-ci pour importer l’autre.
On dit à ce sujet que si l’on envoie à l’étranger des marchandises au lieu de numéraire, on procure par là à ces marchandises un débouché qui fait gagner à leurs producteurs les profits de cette production. Je réponds que lorsqu’on envoie du numéraire à l’étranger, c’est précisément comme si l’on y envoyait des produits de notre industrie ; car les métaux précieux dont nous fesons commerce, ne nous sont pas donnés gratuitement et sont toujours acquis en échange de nos produits, soit d’avance, soit après coup. En général, une nation ne peut payer une autre nation qu’avec ses produits, par une raison bien claire ; c’est qu’elle n’a pas d’autre chose à donner.
Il vaut mieux, dit-on encore, envoyer à l’étranger des denrées qui se consomment, comme des produits manufacturés, et garder les produits qui ne se consomment pas, ou qui se consomment lentement, comme le numéraire. Mais les produits qui se consomment vite, s’ils sont les plus recherchés, sont plus profitables que les produits qui se consomment lentement. Forcer un producteur à remplacer une portion de son capital soumise à une consommation rapide, par une autre valeur d’une consommation plus lente, serait lui rendre souvent un fort mauvais service. Si un maître de forges avait fait un marché pour qu’on lui livrât à une époque déterminée des charbons, et que, le terme étant arrivé, et dans l’impossibilité de les lui livrer, on lui en donnât la valeur en argent, on serait fort mal venu à lui prouver qu’on lui a rendu service, en ce que l’argent qu’on lui offre est d’une consommation plus lente que le charbon.
Si un teinturier avait donné dans l’étranger une commission pour de la cochenille, on lui ferait un tort réel de lui envoyer de l’or, sous prétexte qu’à égalité de valeur c’est une marchandise plus durable. Il a besoin, non d’une marchandise durable, mais de celle qui, périssant dans sa cuve, doit bientôt reparaître dans la teinture de ses étoffes[16].
S’il ne fallait importer que la portion la plus durable des capitaux productifs, d’autres objets très-durables, le fer, les pierres, devraient partager cette faveur avec l’argent et l’or.
Ce qu’il importe de voir durer, ce n’est aucune matière en particulier : c’est la valeur du capital. Or, la valeur du capital se perpétue, malgré le fréquent changement des formes matérielles dans lesquelles réside cette valeur. Il ne peut même rapporter un profit, un intérêt, que lorsque ces formes changent perpétuellement ; et vouloir le conserver en argent, ce serait le condamner à être improductif.
Après avoir montré qu’il n’y a aucun avantage à importer de l’or et de l’argent préférablement à toute autre marchandise, j’irai plus loin, et je dirai que, dans la supposition où il serait désirable qu’on obtînt constamment une balance en numéraire, il serait impossible d’y parvenir.
L’or et l’argent, comme toutes les autres matières dont l’ensemble forme les richesses d’une nation, ne sont utiles à cette nation que jusqu’au point où ils n’excèdent pas les besoins qu’elle en a. Le surplus, occasionnant plus d’offres de cette marchandise qu’il n’y en a de demandes, en avilit la valeur d’autant plus que l’offre est plus grande, et il en résulte un puissant encouragement pour en tirer parti au dehors avec bénéfice.
Rendons ceci sensible par un exemple.
Supposons pour un instant que les communications intérieures d’un pays et l’état de ses richesses soient tels, qu’ils exigent l’emploi constant de mille voitures de tout genre ; supposons que, par un système commercial quelconque, on parvint à y faire entrer plus de voitures qu’il ne s’en détruirait annuellement, de manière qu’au bout d’un an il s’en trouvât quinze cents au lieu de mille : n’est-il pas évident qu’il y aurait dès-lors cinq cents voitures inoccupées sous différentes remises, et que les propriétaires de ces voitures, plutôt que d’en laisser dormir la valeur, chercheraient à s’en défaire au rabais les uns des autres, et, pour peu que la contrebande en fût aisée, les feraient passer à l’étranger pour en tirer un meilleur parti ? On aurait beau faire des traités de commerce pour assurer une plus grande importation de voitures, on aurait beau favoriser à grands frais l’exportation de beaucoup de marchandises pour en faire rentrer la valeur sous forme de voitures, plus la législation chercherait à en faire entrer, et plus les particuliers chercheraient à en faire sortir.
Ces voitures sont le numéraire. On n’en a besoin que jusqu’à un certain point ; nécessairement il ne forme qu’une partie des richesses sociales. Il ne peut pas composer toutes les richesses sociales, parce qu’on a besoin d’autre chose que de numéraire. Il en faut plus ou moins selon la situation des richesses générales, de même qu’il faut plus de voitures à une nation riche qu’à une nation pauvre. Quelles que soient les qualités brillantes ou solides de cette marchandise, elle ne vaut que d’après ses usages, et ses usages sont bornés. Ainsi que les voitures, elle a une valeur qui lui est propre, valeur qui diminue si elle est abondante par rapport aux objets avec lesquels on l’échange, et qui augmente si elle devient rare par rapport aux mêmes objets.
On dit qu’avec de l’or et de l’argent on peut se procurer de tout : c’est vrai ; mais à quelles conditions ? Ces conditions sont moins bonnes quand, par des moyens forcés, on multiplie cette denrée au-delà des besoins ; de là les efforts qu’elle fait pour s’employer au dehors. Il était défendu de faire sortir de l’argent d’Espagne, et l’Espagne en fournissait à toute l’Europe. En 1812, le papier-monnaie d’Angleterre ayant rendu superflu tout l’or qui servait de monnaie, et les matières d’or en général étant dès-lors devenues surabondantes par rapport aux emplois qui restaient pour cette marchandise, sa valeur relative avait baissé dans ce pays-là ; les guinées passaient d’Angleterre en France, malgré la facilité de garder les frontières d’une île, et malgré la peine de mort infligée aux contrebandiers.
À quoi servent donc tous les soins que prennent les gouvernemens pour faire pencher en faveur de leur nation la balance du commerce ? à peu près à rien, si ce n’est à former de beaux tableaux démentis par les faits[17].
Pourquoi faut-il que des notions si claires, si conformes au simple bon sens, et à des faits constatés par tous ceux qui s’occupent de commerce, aient néanmoins été rejetées dans l’application par tous les gouvernemens de l’Europe[18], et combattues par plusieurs écrivains qui ont fait preuve d’ailleurs et de lumières et d’esprit ? C’est, disons-le, parce que les premiers principes de l’économie politique sont encore presque généralement ignorés ; parce qu’on élève sur de mauvaises bases des raisonnemens ingénieux dont se paient trop aisément, d’une part, les passions des gouvernemens (qui emploient les prohibitions comme une arme offensive ou comme une ressource fiscale), et d’une autre part l’avidité de plusieurs classes de négocians et de manufacturiers qui trouvent dans les priviléges un avantage particulier, et s’inquiètent peu de savoir si leurs profits sont le résultat d’une production réelle ou d’une perte supportée par d’autres classes de la nation.
Vouloir mettre en sa faveur la balance du commerce, c’est-à-dire, vouloir donner des marchandises et se les faire payer en or, c’est ne vouloir point de commerce ; car le pays avec lequel vous commercez ne peut vous donner en échange que ce qu’il a. Si vous lui demandez exclusivement des métaux précieux, il est fondé à vous en demander aussi ; et du moment qu’on prétend de part et d’autre à la même marchandise, l’échange devient impossible. Si l’accaparement des métaux précieux était exécutable, il ôterait toute possibilité de relations commerciales avec la plupart des états du monde.
Lorsqu’un pays vous donne en échange ce qui vous convient, que demandez-vous de plus ? Que peut l’or davantage ? Pourquoi voudriez-vous avoir de l’or, si ce n’est pour acheter ensuite ce qui vous convient ?
Un temps viendra où l’on sera bien étonné qu’il ait fallu se donner tant de peine pour prouver la sottise d’un système aussi creux, et pour lequel on a livré tant de guerres.
Nous venons de voir que les avantages qu’on cherche par le moyen d’une balance favorable du commerce, sont absolument illusoires, et que, fussent-ils réels, aucune nation ne pourrait les obtenir d’une manière permanente. Quel effet produisent donc en réalité les réglemens faits dans ce but ? C’est ce qui nous reste à examiner.
Un gouvernement qui défend absolument l’introduction de certaines marchandises étrangères, établit un monopole en faveur de ceux qui produisent cette marchandise dans l’intérieur, contre ceux qui la consomment ; c’est-à-dire que ceux de l’intérieur qui la produisent, ayant le privilége exclusif de la vendre, peuvent en élever le prix au-dessus du taux naturel, et que les consommateurs de l’intérieur, ne pouvant l’acheter que d’eux, sont obligés de la payer plus cher[19].
Quand, au lieu d’une prohibition absolue, on oblige seulement l’importateur à payer un droit, alors on donne au producteur de l’intérieur le privilége d’élever les prix des produits analogues, de tout le montant du droit, et l’on fait payer cette prime par le consommateur. Ainsi, quand, à l’introduction d’une douzaine d’assiettes de faïence qui vaut trois francs, on fait payer à la douane un franc, le négociant qui les fait venir, quelle que soit sa nation, est forcé d’exiger quatre francs du consommateur ; ce qui permet au fabricant de l’intérieur de faire payer les assiettes de même qualité jusqu’à quatre francs la douzaine. Il ne le pourrait pas s’il n’y avait point de droits, puisque le consommateur en trouverait de pareilles pour trois francs : on donne donc au fabricant une prime au droit, et cette prime est payée par le consommateur.
Dira-t-on qu’il est bon que la nation supporte l’inconvénient de payer plus cher la plupart des denrées, pour jouir de l’avantage de les produire ; que du moins alors nos ouvriers, nos capitaux sont employés à ces productions, et que nos concitoyens en retirent les profits ?
Je répondrai que les produits étrangers que nous aurions achetés n’auraient pu l’être gratuitement ; nous les aurions payés avec des valeurs de notre propre création, qui auraient employé de même nos ouvriers et nos capitaux ; il ne faut pas perdre de vue qu’en résultat nous achetons toujours des produits avec des produits. Ce qui nous convient le plus, c’est d’employer nos producteurs, non aux productions où l’étranger réussit mieux que nous, mais à celles où nous réussissons mieux que lui, et avec celles-ci d’acheter les autres. C’est ici le cas du particulier qui voudrait faire lui-même ses souliers et ses habits. Que dirait-on si, à la porte de chaque maison, on établissait un droit d’entrée sur les souliers et sur les habits, pour mettre le propriétaire dans l’heureuse nécessité de les fabriquer lui-même ? Ne serait-il pas fondé à dire : laissez-moi faire mon commerce, et acheter ce qui m’est nécessaire avec mes produits, ou, ce qui revient au même, avec l’argent de mes produits ? — Ce serait exactement le même système, mais seulement poussé plus loin.
On s’étonnera que chaque nation soit si empressée à solliciter des prohibitions, s’il est vrai qu’elle n’en recueille point de profit ; et, se fondant sur ce que le propriétaire d’une maison n’a garde de solliciter pour sa maison une pareille faveur, on en voudra conclure peut-être que les deux cas ne sont pas parfaitement semblables.
La seule différence vient de ce que le propriétaire est un être unique, qui ne saurait avoir deux volontés, et qui est encore plus intéressé, comme consommateur de ses habits, à les acheter à bon marché hors de chez lui, qu’à jouir, en sa qualité de producteur, d’un monopole qui ne pèserait que sur lui.
Qui est-ce qui sollicite des prohibitions ou de forts droits d’entrée dans un état ? Ce sont les producteurs de la denrée dont il s’agit de prohiber la concurrence, et non pas ses consommateurs. Ils disent : c’est pour l’intérêt de l’état ; mais il est clair que c’est pour le leur uniquement. — N’est-ce pas la même chose ? continuent-ils, et ce que nous gagnons n’est-il pas autant de gagné pour notre pays ? — Point du tout : ce que vous gagnez de cette manière est tiré de la poche de votre voisin, d’un habitant du même pays ; et, si l’on pouvait compter l’excédant de dépense fait par les consommateurs, en conséquence de votre monopole, on trouverait qu’il surpasse le gain que le monopole vous a valu.
L’intérêt particulier est ici en opposition avec l’intérêt général, et l’intérêt général lui-même n’est bien compris que par les personnes très-instruites. Faut-il être surpris que le système prohibitif soit vivement soutenu et mollement repoussé ?
On fait en général beaucoup trop peu d’attention au grave inconvénient de faire payer chèrement les denrées aux consommateurs. Ce mal ne frappe guère les yeux, parce qu’il se fait sentir très en détail et par petites portions chaque fois qu’on achète quelque chose ; mais il devient bien important par sa fréquente répétition, et parce qu’il pèse universellement. La fortune de chaque consommateur est perpétuellement en rivalité avec tout ce qu’il achète. Il est d’autant plus riche, qu’il achète à bon marché, et d’autant plus pauvre, qu’il paie plus cher. Quand il n’y aurait qu’une seule denrée qui renchérît, il serait plus pauvre relativement à cette seule denrée. Si toutes les denrées renchérissent, il est plus pauvre relativement à toutes les denrées ; et comme la classe des consommateurs embrasse la nation tout entière, dans ces cas-là, la nation entière est plus pauvre. On la prive en outre de l’avantage de varier ses jouissances, de recevoir les produits ou les qualités de produits qui lui manquent, en échange de ceux avec lesquelles elle aurait pu les payer.
Qu’on ne dise pas que, dans le renchérissement des denrées, ce que l’un perd l’autre le gagne : cela n’est vrai que dans les monopoles (et encore ce n’est que très partiellement vrai, parce que les monopoleurs ne profitent jamais de la totalité de ce qui est payé par les consommateurs). Quand c’est le droit d’entrée ou l’impôt, sous quelque forme que ce soit, qui renchérit la denrée, le producteur qui vend plus cher n’en profite pas (c’est le contraire, ainsi que nous le verrons ailleurs[20]) ; de sorte qu’en sa qualité de producteur, il n’en est pas plus riche ; et en sa qualité de consommateur, il est plus pauvre.
C’est une des causes les plus générales de l’appauvrissement des nations, ou du moins une des causes qui contrarient le plus essentiellement les progrès qu’elles font d’ailleurs.
Par la même raison, on sentira qu’on ne doit pas avoir plus de répugnance à tirer de l’étranger les objets qui servent à nos consommations stériles, que celles qui servent de matières premières à nos manufactures. Soit que nous consommions des produits de l’intérieur ou du dehors, nous détruisons une portion de richesses ; c’est une brèche que nous fesons à la richesse nationale ; mais cette perte est le fait de notre consommation, et non pas de notre achat à l’étranger ; et quant à l’encouragement qui en résulte pour la production nationale, il est encore le même dans les deux cas. Car, avec quoi ai-je acheté le produit de l’étranger ? Avec le produit de notre sol, ou avec de l’argent qui lui-même ne peut être acquis qu’avec des produits de notre sol. Lorsque j’achète à l’étranger, je ne fais donc en réalité qu’envoyer à l’étranger un produit indigène au lieu de le consommer, et je consomme en place celui que l’étranger m’envoie en retour. Si ce n’est moi qui fais cette opération, c’est le commerce. Notre pays ne peut rien acheter des autres pays qu’avec ses propres produits.
Défendant toujours les droits d’entrée, on insiste et l’on dit : « L’intérêt de l’argent est élevé chez nous ; il est bas chez l’étranger ; il faut donc balancer par un droit d’entrée l’avantage qu’a l’étranger sur nos producteurs. » Le bas intérêt est pour le producteur étranger un avantage pareil à celui d’un sol plus fécond. S’il en résulte un bon prix pour les produits dont il s’occupe, il est fort à propos d’en faire jouir nos consommateurs. On peut appliquer ici le raisonnement qui doit nous faire préférer de tirer le sucre et l’indigo des contrées équinoxiales, plutôt que de les produire sur notre sol.
« Mais les capitaux étant nécessaires dans tous les genres de production, l’étranger qui trouve des capitaux à bas intérêt, a sur nous l’avantage relativement à tous les produits ; et si nous en permettons la libre introduction, il aura la préférence sur tous nos producteurs. » — Avec quoi paierez-vous alors ses produits ? — « Avec de l’argent, et c’est là le malheur. » — Et avec quoi vous procurerez-vous l’argent dont vous paierez l’étranger ? — « Nous le paierons avec l’argent que nous avons, qu’il épuisera, et nous tomberons dans la dernière misère. » — La dernière misère consiste, non à manquer d’argent, mais à manquer des choses que l’on se procure avec de l’argent. De 1798 à 1814, l’Angleterre avait exporté tout son or monnayé, et n’avait jamais été plus riche. Ses billets de banque lui tenaient lieu de monnaie. Mais quand on a une monnaie métallique, on ne manque jamais d’argent ; car pour peu qu’il se fasse des paiemens à l’étranger en numéraire, le numéraire hausse de prix relativement aux marchandises, c’est-à-dire que les marchandises baissent relativement à l’argent ; dès-lors tout le monde est intéressé à exporter des marchandises, et à importer de l’argent.
La peur que l’on conçoit de payer les marchandises étrangères avec des métaux précieux, est une peur frivole. Les métaux précieux ne vont jamais d’un pays dans l’autre pour acquitter de prétendus soldes, mais pour chercher le marché où ils se vendent le plus cher. Il nous convient toujours de consommer les produits que l’étranger fournit meilleurs ou à meilleur compte que nous, bien assurés que nous sommes que l’étranger se paiera par les choses que nous produisons à meilleur compte que lui. Je dis qu’il se paiera ainsi, parce que la chose ne peut se passer d’aucune autre manière.
On a dit (car que n’a-t-on pas dit pour obscurcir toutes ces questions ! ) que la plupart des consommateurs étant en même temps producteurs, les prohibitions, les monopoles leur font gagner, sous cette dernière qualité, ce qu’ils perdent sous l’autre ; que le producteur qui fait un gain-monopole sur l’objet de son industrie, est victime d’un gain de la même espèce fait sur les denrées qui sont l’objet de sa consommation, et qu’ainsi la nation se compose de dupeurs et de dupés qui n’ont plus rien à se reprocher. Et il est bon de remarquer que chacun se croit plutôt dupeur que dupé ; car, quoique chacun soit consommateur en même temps qu’il est producteur, les profits excessifs qu’on fait sur une seule espèce de denrée, celle qu’on produit, sont bien plus sensibles que les pertes multipliées, mais petites, qu’on fait sur mille denrées différentes que l’on consomme. Qu’on mette un droit d’entrée sur les toiles de coton : c’est, pour un citoyen d’une fortune médiocre, une augmentation de dépense de 12 à 15 francs par an, tout au plus ; augmentation de dépense qui n’est même pas, dans son esprit, bien claire et bien assurée, et qui le frappe peu, quoiqu’elle soit répétée plus ou moins sur chacun des objets de sa consommation ; tandis que si ce particulier est fabricant de chapeaux, et qu’on mette un droit sur les chapeaux étrangers, il saura fort bien que ce droit enchérira les chapeaux de sa manufacture, et augmentera annuellement ses profits peut-être de plusieurs milliers de francs.
C’est ainsi que l’intérêt personnel, lorsqu’il est peu éclairé (même en supposant tout le monde frappé dans sa consommation, plus encore que favorisé dans sa production), se déclare en faveur des prohibitions.
Mais, même sous ce point de vue, le système prohibitif est fécond en injustices. Tous les producteurs ne sont pas à portée de profiter du système de prohibition que j’ai supposé général, mais qui ne l’est pas, et qui, quand il le serait par les lois, ne le serait pas par le fait. Quelques droits d’entrée qu’on mît sur l’introduction en France des vins de Champagne ou de Bordeaux, de tels droits ne feraient pas que les propriétaires de ces vins parvinssent à les mieux vendre, car ils en possèdent déjà le monopole. Une foule d’autres producteurs, tels que les maçons, les charpentiers, les marchands en boutique, etc., n’ont absolument rien à gagner par l’exclusion donnée aux marchandises étrangères, et cependant ils souffrent de cette exclusion. Les producteurs de produits immatériels, les fonctionnaires publics, les rentiers, sont dans le même cas[21].
En second lieu, les gains du monopole ne se partagent pas équitablement entre tous ceux qui concourent à la production que favorise le monopole : les chefs d’entreprises, soit agricoles, soit manufacturières, soit commerciales, exercent un monopole non-seulement à l’égard des consommateurs, mais encore, et par d’autres causes, à l’égard des ouvriers et de plusieurs agens de la production, ainsi qu’on le verra au livre II. Il est possible que nos couteliers gagnent un peu plus en raison de la prohibition des couteaux anglais, mais leurs ouvriers et beaucoup d’autres agens de cette industrie ne profitent en aucune façon de cette prohibition ; de manière qu’ils participent, avec tous les autres consommateurs, au désavantage de payer les couteaux plus cher, et ne participent pas aux gains forcés des chefs d’entreprises.
Quelquefois les prohibitions non-seulement blessent les intérêts pécuniaires des consommateurs, mais les soumettent à des privations pénibles. On a vu, j’ai honte de le dire, des fabricans de chapeaux de Marseille solliciter la prohibition d’entrée des chapeaux de paille venant de l’étranger, sous prétexte qu’ils nuisaient au débit de leurs chapeaux de feutre[22] ! C’était vouloir priver les gens de la campagne, ceux qui cultivent la terre à l’ardeur du soleil, d’une coiffure légère, fraîche, peu coûteuse, et qui les garantit bien, lorsqu’au contraire il serait à désirer que l’usage s’en propageât et s’étendît partout.
Quelquefois l’administration, pour satisfaire à des vues qu’elle croit profondes, ou bien à des passions qu’elle croit légitimes, interdit ou change le cours d’un commerce, et porte des coups irréparables à la production. Lorsque Philippe II, devenu maître du Portugal, défendit à ses nouveaux sujets toute communication avec les hollandais qu’il détestait, qu’en arriva-t-il ? Les hollandais, qui allaient chercher à Lisbonne les marchandises de l’Inde, dont ils procuraient un immense débit, voyant cette ressource manquer à leur industrie, allèrent chercher ces mêmes marchandises aux Indes mêmes, d’où ils finirent par chasser les portugais ; et cette malice, faite dans le dessein de leur nuire, fut l’origine de leur grandeur. Le commerce, suivant une expression de Fénelon, est semblable aux fontaines naturelles qui tarissent bien souvent quand on veut en changer le cours[23].
Tels sont les principaux inconvéniens des entraves mises à l’importation, et qui sont portés au plus haut degré par les prohibitions absolues. On voit des nations prospérer même en suivant ce système, parce que, chez elles, les causes de prospérité sont plus fortes que les causes de dépérissement. Les nations ressemblent au corps humain ; il existe en nous un principe de vie qui rétablit sans cesse notre santé, que nos excès tendent à altérer sans cesse. La nature cicatrise les blessures et guérit les maux que nous attirent notre maladresse et notre intempérance. Ainsi les états marchent, souvent même prospèrent, en dépit des plaies de tous genres qu’ils ont à supporter de la part de leurs ennemis. Remarquez que ce sont les nations les plus industrieuses qui reçoivent le plus de ces outrages, parce que ce sont les seules qui peuvent les supporter. On dit alors : Notre système est le bon, puisque la prospérité va croissant. Mais, lorsqu’on observe d’un œil éclairé les circonstances qui, depuis trois siècles, ont favorisé le développement des facultés humaines, lorsqu’on mesure des yeux de l’esprit les progrès de la navigation, les découvertes, les inventions importantes qui ont eu lieu dans les arts ; le nombre des végétaux, des animaux utiles propagés d’un hémisphère dans l’autre ; lorsqu’on voit les sciences et leurs applications qui s’étendent et se consolident chaque jour par des méthodes plus sûres, on demeure convaincu, au contraire, que notre prospérité est peu de chose comparée à ce qu’elle pourrait être, qu’elle se débat dans les liens et sous les fardeaux dont on l’accable, et que les hommes, même dans les parties du globe où ils se croient éclairés, passent une grande partie de leur temps et usent une partie de leurs facultés à détruire une portion de leurs ressources au lieu de les multiplier, et à se piller les uns les autres au lieu de s’aider mutuellement ; le tout faute de lumières, faute de savoir en quoi consistent leurs vrais intérêts[24].
Revenons à notre sujet. Nous venons de voir quelle est l’espèce de tort que reçoit un pays des entraves qui empêchent les denrées étrangères de pénétrer dans son intérieur. C’est un tort du même genre que l’on cause au pays dont on prohibe les marchandises : on le prive de la faculté de tirer le parti le plus avantageux de ses capitaux et de son industrie ; mais il ne faut pas s’imaginer qu’on le ruine, qu’on lui ôte toute ressource, comme Bonaparte s’imaginait le faire en fermant le continent aux produits de l’Angleterre. Outre que le blocus réel et complet d’un pays est une entreprise impossible, parce que tout le monde est intéressé à violer une semblable restriction, un pays n’est jamais exposé qu’à changer la nature de ses produits. Il peut toujours se les acheter tous lui-même, parce que les produits, ainsi qu’il a été prouvé, s’achètent toujours les uns par les autres. Vous réduisez l’Angleterre à ne plus exporter pour un million d’étoffes de laine ; croyez-vous l’empêcher de produire une valeur d’un million ? Vous êtes dans l’erreur ; elle emploiera les mêmes capitaux, une main-d’œuvre équivalente, à fabriquer, au lieu de casimirs peut-être, des esprits ardens avec ses grains et ses pommes de terre ; dès-lors elle cessera d’acheter avec ses casimirs des eaux-de-vie de France. De toutes manières un pays consomme toujours les valeurs qu’il produit, soit directement, soit après un échange, et il ne saurait consommer que cela. Vous rendez l’échange impossible : il faut donc qu’il produise des valeurs telles qu’il puisse les consommer directement. Voilà le fruit des prohibitions : on est plus mal accommodé de part et d’autre, et l’on n’en est pas plus riche.
Napoléon fit certainement tort à l’Angleterre et au continent, en gênant, autant qu’il dépendit de lui, les relations réciproques de l’une et de l’autre : mais, d’un autre côté, il fit involontairement du bien au continent de l’Europe, en facilitant, par cette aggrégation d’états continentaux, fruit de son ambition, une communication plus intime entre ces différens états. Il ne restait plus de barrières entre la Hollande, la Belgique, une partie de l’Allemagne, l’Italie et la France, et de faibles barrières s’élevaient entre les autres états, l’Angleterre exceptée. Je juge du bien qui résulta de ces communications par l’état de mécontentement et de dépression du commerce qui est résulté du régime qui a suivi, et où chaque état s’est retranché derrière une triple ligne de douaniers. Chacun a bien conservé les mêmes moyens de production, mais d’une production moins avantageuse.
Personne ne nie que la France ait beaucoup gagné à la suppression, opérée par la révolution, des barrières qui séparaient ses provinces ; l’Europe avait gagné à la suppression, partielle du moins, des barrières qui séparaient les états de la république continentale ; et le monde gagnerait beaucoup plus encore à la suppression des barrières qui tendent à séparer les états qui composent la république universelle.
Je ne parle point de plusieurs autres inconvéniens très-graves, tels que celui de créer un crime de plus : la contrebande ; c’est-à-dire de rendre criminelle par les lois une action qui est innocente en elle-même, et d’avoir à punir des gens qui, dans le fait, travaillent à la prospérité générale.
Smith admet deux circonstances qui peuvent déterminer un gouvernement sage à avoir recours aux droits d’entrée.
La première est celle où il s’agit d’avoir une branche d’industrie nécessaire à la défense du pays, et pour laquelle il ne serait pas prudent de ne pouvoir compter que sur des approvisionnemens étrangers. C’est ainsi qu’un gouvernement peut prohiber l’importation de la poudre à canon, si cela est nécessaire à l’établissement des poudrières de l’intérieur ; car il vaut mieux payer cette denrée plus cher, que de s’exposer à en être privé au moment du besoin[25].
La seconde est celle où un produit intérieur, d’une consommation analogue, est déjà chargé de quelque droit. On sent qu’alors un produit extérieur par lequel il pourrait être remplacé, et qui ne serait chargé d’aucun droit, aurait sur le premier un véritable privilége. Faire payer un droit dans ce cas, ce n’est point détruire les rapports naturels qui existent entre les diverses branches de production : c’est les rétablir.
En effet, on ne voit pas pour quel motif la production de valeur qui s’opère par le commerce extérieur, devrait être déchargée du faix des impôts que supporte la production qui s’opère par le moyen de l’agriculture ou des manufactures. C’est un malheur que d’avoir un impôt à payer ; ce malheur, il convient de le diminuer tant qu’on peut : mais une fois qu’une certaine somme de contributions est reconnue nécessaire, ce n’est que justice de la faire payer proportionnellement à tous les genres de production. Le vice que je signale ici est de vouloir nous faire considérer cette sorte d’impôt comme favorable à la richesse publique. L’impôt n’est jamais favorable au public que par le bon emploi qu’on fait de son produit.
Telles sont les considérations qu’il ne faudrait jamais perdre de vue lorsqu’on fait des traités de commerce. Les traités de commerce ne sont bons que pour protéger une industrie et des capitaux qui se trouvent engagés dans de fausses routes par l’effet de mauvaises lois. C’est un mal qu’il faut tendre à guérir et non à perpétuer. L’état de santé relativement à l’industrie et à la richesse, c’est l’état de liberté, c’est l’état où les intérêts se protégent eux-mêmes. L’autorité publique ne les protége utilement que contre la violence. Elle ne peut faire aucun bien à la nation par ses entraves et ses impôts. Ils peuvent être un inconvénient nécessaire ; mais c’est méconnaître les fondemens de la prospérité des états, c’est ignorer l’économie politique ; que de les supposer utiles aux intérêts des administrés.
Souvent on a considéré les droits d’entrée et les prohibitions comme une représaille : Votre nation met des entraves à l’introduction des produits de la nôtre ; ne sommes-nous pas autorisés à charger des mêmes entraves les produits de la vôtre ? tel est l’argument qu’on fait valoir le plus souvent, et qui sert de base à la plupart des traités de commerce ; on se trompe sur l’objet de la question. On prétend que les nations sont autorisées à se faire tout le mal qu’elles peuvent : je l’accorde, quoique je n’en sois pas convaincu ; mais il ne s’agit pas ici de leurs droits, il s’agit de leurs intérêts.
Une nation qui vous prive de la faculté de commercer chez elle, vous fait tort incontestablement : elle vous prive des avantages du commerce extérieur par rapport à elle ; et en conséquence, si, en lui fesant craindre pour elle-même un tort pareil, vous pouvez la déterminer à renverser les barrières qu’elle vous oppose, sans doute on peut approuver un tel moyen comme une mesure purement politique. Mais cette représaille, qui est préjudiciable à votre rivale, est aussi préjudiciable à vous-même. Ce n’est point une défense de vos propres intérêts que vous opposez à une précaution intéressée prise par vos rivaux ; c’est un tort que vous vous faites pour leur en faire un autre. Vous vous interdisez des relations utiles, afin de leur interdire des relations utiles. Il ne s’agit plus que de savoir à quel point vous chérissez la vengeance, et combien vous consentez qu’elle vous coûte[26].
Je n’entreprendrai pas de signaler tous les inconvéniens qui accompagnent les traités de commerce ; il faudrait en rapprocher les clauses qu’on y consacre le plus communément, avec les principes établis partout dans cet ouvrage. Je me bornerai à remarquer que presque tous les traités de commerce qu’on a faits chez les modernes, sont basés sur l’avantage et la possibilité prétendus de solder la balance commerciale avec des espèces. Si cet avantage et cette possibilité sont des chimères, les avantages qu’on a recueillis des traités de commerce n’ont pu venir que de l’augmentation de liberté et de la facilité de communication qui en sont résultées pour les nations, et nullement des clauses et des stipulations qu’ils renfermaient ; à moins qu’une des puissances ne se soit servi de sa prépondérance pour stipuler en sa faveur des avantages qui ne peuvent passer que pour des tributs colorés, comme l’Angleterre l’a fait avec le Portugal. C’est une extorsion comme une autre.
Je ferai observer encore que les traités de commerce offrant à une nation étrangère des faveurs spéciales, sont des actes sinon hostiles, du moins odieux à toutes les autres nations. On ne peut faire valoir une concession qu’on fait aux uns qu’en la refusant aux autres. De là des causes d’inimitiés, des germes de guerre toujours fâcheux. Il est bien plus simple, et j’ai montré qu’il serait bien plus profitable, de traiter tous les peuples en amis, et de ne mettre, sur l’introduction des marchandises étrangères, que des droits analogues à ceux dont est chargée la production intérieure.
Malgré les inconvéniens que j’ai signalés dans les prohibitions de denrées étrangères, il serait sans doute téméraire de les abolir brusquement. Un malade ne se guérit pas dans un jour. Une nation veut être traitée avec de semblables ménagemens, même dans le bien qu’on lui fait. Que de capitaux, que de mains industrieuses employés dans des fabrications monopoles, qu’il faut dès-lors ménager, quoiqu’elles soient des abus ! Ce n’est que peu à peu que ces capitaux et cette main-d’œuvre peuvent trouver des emplois plus avantageusement productifs pour la nation. Peut-être n’est-ce pas trop de toute l’habileté d’un grand homme d’état pour cicatriser les plaies qu’occasionne l’extirpation de cette loupe dévorante du système réglementaire et exclusif ; et quand on considère mûrement le tort qu’il cause quand il est établi, et les maux auxquels on peut être exposé en l’abolissant, on est conduit naturellement à cette réflexion : s’il est si difficile de rendre la liberté à l’industrie, combien ne doit-on pas être réservé lorsqu’il s’agit de l’ôter !
Les gouvernemens ne se sont pas contentés de mettre des entraves à l’introduction des produits étrangers. Toujours persuadés qu’il fallait que leur nation vendît sans acheter, comme si la chose était possible, en même temps qu’ils ont assujetti à une espèce d’amende ceux qui achetaient de l’étranger, ils ont souvent offert des gratifications, sous le nom de primes d’encouragement, à celui qui vendait à l’étranger.
Le gouvernement anglais surtout, plus jaloux encore que les autres de favoriser l’écoulement des produits du commerce et des manufactures de la Grande-Bretagne, a fait grand usage de ce moyen d’encouragement. On comprend que le négociant qui reçoit une gratification à la sortie, peut, sans perte pour lui-même, donner dans l’étranger sa marchandise à un prix inférieur à celui auquel elle lui revient lorsqu’elle y est rendue. « Nous ne pouvons, dit Smith à ce sujet, forcer les étrangers à acheter de nous exclusivement les objets de leur consommation ; en conséquence nous les payons pour qu’ils nous accordent cette faveur. »
En effet, si une certaine marchandise envoyée par un négociant anglais en France, y revient à ce négociant, en y comprenant le profit de son industrie, à 100 francs, et si ce prix n’est pas au-dessous de celui auquel on peut se procurer la même marchandise en France, il n’y aura pas de raison pour qu’il vende la sienne exclusivement à toute autre. Mais si le gouvernement anglais accorde, au moment de l’exportation, une prime de 10 francs, et si, au moyen de cette prime, la marchandise est donnée pour 90 francs au lieu de 100 qu’elle vaudrait, elle obtient la préférence ; mais n’est-ce pas un cadeau de 10 francs que le gouvernement anglais fait au consommateur français ?
On conçoit que le négociant puisse trouver son compte à cet ordre de choses. Il fait le même profit que si la nation française payait la chose selon sa pleine valeur ; mais la nation anglaise perd, à ce marché, dix pour cent avec la nation française. Celle-ci n’envoie qu’un retour de la valeur de 90 francs en échange de la marchandise qu’on lui a envoyée, qui en vaut 100.
Quand une prime est accordée, non au moment de l’exportation, mais dès l’origine de la production, le produit pouvant être vendu aux nationaux de même qu’aux étrangers, c’est un présent dont profitent les consommateurs nationaux comme ceux de l’étranger. Si, comme cela arrive quelquefois, le producteur met la prime dans sa poche, et n’en maintient pas moins la marchandise à son prix naturel, alors c’est un présent fait par le gouvernement au producteur, qui est en outre payé du profit ordinaire de son industrie.
Quand une prime engage à créer, soit pour l’usage intérieur, soit pour l’usage de l’étranger, un produit qui n’aurait pas lieu sans cela, il en résulte une production fâcheuse, car elle coûte plus qu’elle ne vaut.
Qu’on suppose une marchandise qui, terminée, puisse se vendre 24 francs et rien de plus ; supposons encore qu’elle coûte en frais de production (en y comprenant toujours le profit de l’industrie qui la produit) 27 francs : il est clair que personne ne voudra se charger de la fabriquer, afin de ne pas supporter une perte de 3 francs. Mais si le gouvernement, pour encourager cette branche d’industrie, consent à supporter cette perte, c’est-à-dire, s’il accorde sur la fabrication de ce produit une prime de 3 francs, alors la fabrication aura lieu, et le trésor public, c’est-à-dire la nation, aura supporté une perte de 3 francs.
On voit, par cet exemple, l’espèce d’avantage qui résulte d’un encouragement donné à une branche d’industrie quelconque qui ne peut pas se tirer d’affaire elle-même. C’est vouloir qu’on s’occupe d’une production désavantageuse, et où l’on fait un échange défavorable des avances contre les produits.
S’il y a quelque bénéfice à retirer d’une industrie, elle n’a pas besoin d’encouragement ; s’il n’y a point de bénéfice à en retirer, elle ne mérite pas d’être encouragée. Ce serait en vain qu’on dirait que l’état peut profiter d’une industrie qui ne donnerait aucun bénéfice aux particuliers : comment l’état peut-il faire un profit, si ce n’est par les mains des particuliers ?
On avancera peut-être que le gouvernement retire plus en impositions sur tel produit, qu’il ne lui coûte en encouragemens ; mais alors il paie d’une main pour recevoir de l’autre ; qu’il diminue l’impôt de tout le montant de la prime, l’effet demeurera le même pour la production, et l’on épargnera les frais de l’administration des primes, et partie de ceux de l’administration des impôts.
Quoique les primes soient une dépense qui diminue la masse des richesses que possède une nation, il est cependant des cas où il lui convient d’en faire le sacrifice, comme celui, par exemple, où l’on veut s’assurer des produits nécessaires à la sûreté de l’état, dussent-ils coûter au-delà de leur valeur. Louis XIV, voulant remonter la marine française, accorda 5 francs par chaque tonneau[27] à tous ceux qui équiperaient des navires. Il voulait créer des matelots.
Tel est encore le cas où la prime n’est que le remboursement d’un droit précédemment payé. C’est ainsi qu’en Angleterre, en France, on accorde à l’exportation du sucre raffiné une prime qui n’est au fond que le remboursement des droits d’entrée payés par les cassonnades et par les sucres bruts.
Peut-être un gouvernement fait-il bien encore d’accorder quelques encouragemens à une production, qui, bien que donnant de la perte dans les commencemens, doit pourtant donner évidemment des profits au bout de peu d’années. Smith n’est pas de cet avis.
« Il n’est aucun encouragement, dit-il, qui puisse porter l’industrie d’une nation au-delà de ce que le capital de cette nation peut en mettre en activité. Il ne peut que détourner une portion de capital d’une certaine production pour la diriger vers une autre, et il n’est pas à supposer que cette production forcée soit plus avantageuse à la société, que celle qui aurait été naturellement préférée… L’homme d’état qui voudrait diriger les volontés des particuliers, quant à l’emploi de leur industrie et de leurs capitaux, se chargerait non-seulement d’un inutile soin, mais encore d’un soin qu’il serait très-malheureux de voir confier à un seul homme, à un conseil, quelque sages qu’on veuille les supposer, et qui surtout ne saurait être en de plus mauvaises mains que dans celles d’administrateurs assez fous pour imaginer qu’ils sont capables de le prendre… Quand même la nation, faute de tels réglemens, devrait ne jamais acquérir une certaine branche d’industrie, elle n’en serait pas plus pauvre à l’avenir, elle a pu employer ses capitaux d’une manière plus avantageuse[28] ».
Smith a certainement raison au fond ; mais il est des circonstances qui peuvent modifier cette proposition généralement vraie, que chacun est le meilleur juge de l’emploi de son industrie et de ses capitaux.
Smith a écrit dans un temps et dans un pays où l’on était et où l’on est encore fort éclairé sur ses intérêts, et fort peu disposé à négliger les profits qui peuvent résulter des emplois de capitaux et d’industrie, quels qu’ils soient. Mais toutes les nations ne sont pas encore parvenues au même point. Combien n’en est-il pas où, par des préjugés que le gouvernement seul peut vaincre, on est éloigné de plusieurs excellens emplois de capitaux ! Combien n’y a-t-il pas de villes et de provinces où l’on suit routinièrement les mêmes usages pour les placemens d’argent ! Ici on ne sait placer qu’en rentes hypothéquées sur des terres ; là, qu’en maisons ; plus loin, que dans les charges et les emprunts publics. Toute application neuve de la puissance d’un capital est, dans ces lieux-là, un objet de méfiance ou de dédain, et la protection accordée à un emploi de travail et d’argent vraiment profitable, peut devenir un bienfait pour le pays.
Enfin, telle industrie peut donner de la perte à un entrepreneur qui la mettrait en train sans secours, et qui pourtant est destinée à procurer de très-gros bénéfices quand les ouvriers y seront façonnés, et que les premiers obstacles auront été surmontés.
On possède actuellement en France les plus belles manufactures de soieries et de draps qu’il y ait au monde : peut-être les doit-on aux sages encouragemens de Colbert. Il avança 2,000 francs aux manufacturiers par chaque métier battant ; et, pour le remarquer en passant, cette espèce d’encouragement avait un avantage tout particulier : communément le gouvernement lève, sur les produits de l’industrie privée, des contributions dont le montant est perdu pour la reproduction. Ici une partie des contributions était réemployée d’une manière productive. C’était une partie du revenu des particuliers qui allait grossir les capitaux productifs du royaume. À peine aurait-on pu espérer autant de la sagesse et de l’intérêt personnel des particuliers eux-mêmes[29].
Ce n’est pas ici le lieu d’examiner combien les encouragemens, en général, ouvrent d’entrées aux dilapidations, aux faveurs injustes et à tous les abus qui s’introduisent dans les affaires des gouvernemens. Un homme d’état habile, après avoir conçu le plan le plus évidemment bon, est souvent retenu par les vices qui doivent nécessairement se glisser dans son exécution. Un de ces inconvéniens est d’accorder, comme cela arrive presque toujours, les encouragemens et les autres faveurs dont les gouvernemens disposent, non à ceux qui sont habiles à les mériter, mais à ceux qui sont habiles à les solliciter.
Je ne prétends point, au reste, blâmer les distinctions ni même les récompenses pécuniaires accordées publiquement à des artistes ou à des artisans, pour prix d’un effort extraordinaire de leur génie ou de leur adresse. Les encouragemens de ce genre excitent l’émulation et accroissent la masse des lumières générales, sans détourner l’industrie et les capitaux de leur emploi le plus avantageux. Ils occasionnent d’ailleurs une dépense peu considérable auprès de ce que coûtent, en général, les autres encouragemens. La prime pour favoriser l’exportation des blés a coûté à l’Angleterre, suivant Smith, dans certaines années, plus de sept millions de nos francs. Je ne crois pas que jamais le gouvernement anglais, ni aucun autre, ait dépensé en prix d’agriculture la cinquantième partie de cette somme dans une année.
Lorsque les gouvernemens se sont occupés des procédés de l’industrie agricole, leur intervention a presque toujours été favorable. L’impossibilité de diriger les procédés variés de l’agriculture, la multiplicité des gens qu’elle occupe souvent isolément sur toute l’étendue d’un territoire et dans une multitude d’entreprises séparées, depuis les grandes fermes jusqu’aux jardins des plus petits villageois, le peu de valeur de ses produits relativement à leur volume, toutes ces circonstances, qui tiennent à la nature de la chose, ont heureusement rendu impossibles les réglemens qui auraient gêné les industrieux. Les gouvernemens animés de l’amour du bien public ont dû en conséquence se borner à distribuer des prix et des encouragemens, et à répandre des instructions qui, souvent, ont contribué très-efficacement aux progrès de cet art. L’école vétérinaire d’Alfort, la ferme expérimentale de Rambouillet, l’introduction des mérinos, sont pour l’agriculture française de véritables bienfaits, dont elle doit l’extension et le perfectionnement à la sollicitude des diverses administrations qui, du sein des orages politiques, ont gouverné la France.
Quand l’administration veille à l’entretien des communications, lorsqu’elle protége les récoltes, lorsqu’elle punit les négligences coupables, comme le défaut d’échenillage des arbres, elle produit un bien analogue à celui qu’elle opère par le maintien de la tranquillité et des propriétés, qui est si favorable, ou plutôt si indispensable pour la production[30].
Les réglemens sur l’aménagement des bois en France, qui, du moins dans plusieurs de leurs parties, sont peut-être indispensables au maintien de cette espèce de produit, paraissent à d’autres égards introduire des gênes décourageantes pour ce genre de culture, qui convient spécialement dans certains terrains, dans les sites montueux, qui est nécessaire pour avoir des pluies suffisantes, et qui néanmoins décline tous les jours.
Mais aucune industrie n’a été, quant à ses procédés, en proie à la manie réglementaire autant que celle qui s’occupe des manufactures.
L’objet de beaucoup de réglemens a été de réduire le nombre des producteurs, soit en le fixant d’office, soit en exigeant d’eux certaines conditions pour exercer leur industrie. C’est de là que sont nées les jurandes, les maîtrises, les corps d’arts et métiers. Quel que soit le moyen employé, l’effet est le même : on établit par là aux dépens du consommateur une sorte de monopole, de privilége exclusif dont les producteurs privilégiés se partagent le bénéfice. Ils peuvent d’autant plus aisément concerter des mesures favorables à leurs intérêts, qu’ils ont des assemblées légales, des syndics et d’autres officiers. Dans les réunions de ce genre, on appelle prospérité du commerce, avantage de l’état, la prospérité et l’avantage de la corporation ; et la chose dont on s’y occupe le moins, c’est d’examiner si les bénéfices qu’on se promet sont le résultat d’une production véritable, ou un impôt abusif levé sur les consommateurs, et qui n’est profitable aux uns qu’au détriment des autres.
C’est pourquoi les gens exerçant une profession quelconque, sont ordinairement portés à solliciter des réglemens de la part de l’autorité publique ; et l’autorité publique, y trouvant toujours de son côté l’occasion de lever de l’argent, est fort disposée à les accorder.
Les réglemens, d’ailleurs, flattent l’amour-propre de ceux qui disposent du pouvoir ; ils leur donnent l’air de la sagesse et de la prudence ; ils confirment leur autorité, qui paraît d’autant plus indispensable qu’elle est plus souvent exercée. Aussi n’existe-t-il peut-être pas un seul pays en Europe où il soit loisible à un homme de disposer de son industrie et de ses capitaux selon ses convenances ; dans la plupart, on ne peut changer de place et de profession à son gré. Il ne suffit pas qu’on ait la volonté et le talent nécessaires pour être fabricant et marchand d’étoffes de laine ou de soie, de quincailleries ou de liqueurs ; il faut encore qu’on ait acquis la maîtrise ou qu’on fasse partie d’un corps de métiers[31].
Les maîtrises sont de plus un moyen de police ; non de cette police favorable à la sûreté des particuliers et du public, et qui peut toujours s’exercer à peu de frais et sans vexation, mais de cette police que les mauvais gouvernemens emploient, quoiqu’elle coûte, pour conserver l’autorité dans leurs mains et pour l’étendre. Par des faveurs honorifiques ou pécuniaires, l’autorité dispose des chefs qu’elle donne à la corporation des maîtres. Ces chefs ou syndics, flattés du pouvoir et des distinctions attachés à leur grade, cherchent à les mériter par leur complaisance envers l’autorité. Ils se rendent son interprète auprès des hommes de leur profession ; ils lui désignent ceux dont on doit craindre la fermeté, ceux dont on peut employer la souplesse ; on colore ensuite tout cela de motifs de bien général. Dans les discours qu’on tient d’office ou qu’on fait tenir en public, on insère d’assez bonnes raisons pour maintenir des restrictions contraires à la liberté, ou pour en établir de nouvelles ; car il n’y a pas de mauvaise cause en faveur de laquelle on ne puisse apporter quelque bonne raison.
L’avantage principal, et celui sur lequel on appuie le plus volontiers, est de procurer au consommateur des produits d’une exécution plus parfaite, garantie qui est favorable au commerce national, et assure la continuation de la faveur des étrangers.
Mais cet avantage, l’obtient-on par les maîtrises ? Sont-elles une garantie suffisante que le corps de métier n’est composé, je ne dis pas seulement d’honnêtes gens, mais que de gens très-délicats, comme il faudrait qu’ils fussent pour ne jamais tromper ni leurs concitoyens ni l’étranger ?
Les maîtrises, dit-on, facilitent l’exécution des réglemens qui vérifient et attestent la bonne qualité des produits ; mais, même avec les maîtrises, ces vérifications et ces attestations ne sont-elles pas illusoires, et, dans le cas où elles sont absolument nécessaires, n’y a-t-il aucun moyen plus simple de l’obtenir ?
La longueur de l’apprentissage ne garantit pas mieux la perfection de l’ouvrage : c’est l’aptitude de l’ouvrier et un salaire proportionné au mérite de son travail, qui seuls garantissent efficacement cette perfection. « Il n’est point de profession mécanique, dit Smith, dont les procédés ne puissent être enseignés en quelques semaines, et pour quelques-unes des plus communes, quelques jours sont suffisans. La dextérité de la main ne peut, à la vérité, être acquise que par une grande pratique ; mais cette pratique elle-même ne s’acquerrait-elle pas plus promptement, si un jeune homme, au lieu de travailler comme apprenti, c’est-à-dire de force, nonchalamment et sans intérêt, était payé selon le mérite et la quantité de son ouvrage, sauf par lui à rembourser au maître les matériaux que son inexpérience ou sa maladresse gâterait[32] ? » en commençant un an plus tard, et en consacrant cette année aux écoles d’enseignement mutuel, j’ai peine à croire que les produits fussent moins parfaits, et, à coup sûr, la classe ouvrière serait moins grossière.
Si les apprentissages étaient un moyen d’obtenir des produits plus parfaits, les produits de l’Espagne vaudraient ceux de l’Angleterre. N’est-ce pas depuis l’abolition des maîtrises et des apprentissages forcés, que la France a réussi à atteindre des perfectionnemens dont elle était bien loin avant cette époque ?
De tous les arts mécaniques, le plus difficile peut-être est celui du jardinier et du laboureur, et c’est le seul qu’on permette partout d’exercer sans apprentissage. En recueille-t-on des fruits moins beaux et des légumes moins abondans ? S’il y avait un moyen de former une corporation de cultivateurs, on nous aurait bientôt persuadé qu’il est impossible d’avoir des laitues bien pommées et des pêches savoureuses, sans de nombreux réglemens composés de plusieurs centaines d’articles.
Enfin ces réglemens, en les supposant utiles, sont illusoires du moment qu’on peut les éluder ; or, il n’est pas de ville manufacturière où l’on ne soit dispensé de toutes les épreuves avec de l’argent ; et elles deviennent ainsi, non-seulement une garantie inutile, mais une occasion de passe-droits et d’injustices ; ce qui est odieux.
Ceux qui soutiennent le système réglementaire, citent, à l’appui de leur opinion, la prospérité des manufactures d’Angleterre, où l’on sait qu’il y a beaucoup d’entraves à l’exercice de l’industrie manufacturière ; mais ils méconnaissent les véritables causes de cette prospérité. « Les causes de la prospérité de l’industrie dans la Grande-Bretagne, dit Smith[33], sont cette liberté de commerce, qui, malgré nos restrictions, est pourtant égale et peut-être supérieure à celle dont on jouit dans quelque pays du monde que ce soit ; cette faculté d’exporter, sans droits, presque tous les produits de l’industrie domestique, quelle que soit leur destination ; et, ce qui est plus important encore, cette liberté illimitée de les transporter d’un bout à l’autre du royaume, sans être obligé de rendre aucun compte, sans être exposé dans aucun bureau à la moindre visite, à la plus simple question, etc. » Qu’on y joigne le respect inviolable de toutes les propriétés, soit de la part de tous les agens du gouvernement sans exception, soit de la part des particuliers, d’immenses capitaux accumulés par le travail et l’économie, l’habitude enfin, inculquée dès l’enfance, de mettre du jugement et du soin à ce qu’on fait, et l’on aura une explication suffisante de la prospérité manufacturière de l’Angleterre.
Les personnes qui citent l’Angleterre pour justifier les chaînes dont elles voudraient charger l’industrie, ignorent que les villes de la Grande-Bretagne où l’industrie fleurit le plus, et qui ont porté les manufactures de ce pays à un très-haut point de splendeur, sont précisément les villes qui n’ont point de corps de métiers[34], telles que Manchester, Birmingham, Liverpool, Glasgow, qui n’étaient que des bourgades il y a deux siècles, et qui se placent maintenant, relativement à la population et aux richesses, immédiatement après Londres, et fort avant York, Cantorbéry, et même Bristol, villes anciennes, favorisées, et capitales des principales provinces, mais où l’industrie était soumise à de gothiques entraves.
« La ville et la paroisse de Halifax, dit un auteur qui passe pour bien connaître l’Angleterre, ont vu, depuis quarante ans, quadrupler le nombre de leurs habitans ; et plusieurs villes sujettes aux corporations ont éprouvé des diminutions sensibles. Les maisons situées dans l’enceinte de la Cité à Londres, se louent mal ; tandis que Westminster, Southwark et les autres faubourgs, prennent un accroissement continuel. Ils sont libres ; et la Cité a quatre-vingt-douze compagnies exclusives de tous genres, dont on voit les membres orner tous les ans la marche triomphale du lord-maire[35]. »
On connaît la prodigieuse activité des manufactures de quelques faubourgs de Paris, et principalement du faubourg saint-Antoine, où l’industrie jouissait de plusieurs franchises. Il y a tel produit qu’on ne savait faire que là. Comment arrivait-il donc qu’on y fût plus habile sans apprentissage, sans compagnonage forcé, que dans le reste de la ville, où l’on était assujetti à ces règles qu’on cherche à faire envisager comme si essentielles ? C’est que l’intérêt privé est le plus habile des maîtres.
Quelques exemples feront comprendre mieux que des raisonnemens, ce que les corporations et les maîtrises ont de défavorable aux développemens de l’industrie.
Argand, à qui l’on doit les lampes à double courant d’air, découverte qui a plus que triplé la quantité de lumière dont nous pouvons jouir, pour le même prix, en l’absence du soleil, fut attaqué devant le parlement par la communauté des ferblantiers, serruriers, taillandiers, maréchaux-grossiers, qui réclamaient le droit exclusif de faire des lampes[36].
Un habile constructeur d’instrumens de physique et de mathématiques de Paris, Lenoir, avait un petit fourneau pour modeler les métaux dont il se servait. Les syndics de la communauté des fondeurs vinrent eux-mêmes le démolir. Il fut obligé de s’adresser au roi pour le conserver, et le talent eut encore besoin de la faveur.
La fabrication des tôles vernies a été expulsée de France jusqu’à la révolution, parce qu’elle demande des ouvriers et des outils qui appartiennent à différentes professions, et qu’on ne pouvait s’y livrer sans être agrégé à plusieurs communautés. On remplirait un volume des vexations décourageantes pour les efforts personnels, qui ont été exercées dans la ville de Paris par l’effet du système réglementaire ; et l’on remplirait un autre volume des succès qui ont été obtenus depuis qu’on a été débarrassé de ces entraves par la révolution.
De même qu’un faubourg prospère à côté d’une ville à corporations, qu’une ville affranchie d’entraves prospère au milieu d’un pays où l’autorité se mêle de tout, une nation où l’industrie serait débarrassée de tous liens, prospèrerait au milieu d’autres nations réglementées. Toutes les fois qu’on y a été garanti des vexations des grands, des chicanes de la justice et des entreprises des voleurs, les plus prospères ont toujours été celles où il y a eu le moins de formalités à observer. Sully, qui passait sa vie à étudier et à mettre en pratique les moyens de prospérité de la France, avait la même opinion. Il regarde, dans ses Mémoires[37], la multiplicité des édits et des ordonnances, comme un obstacle direct à la prospérité de l’état[38].
Si toutes les professions étaient libres, dira-t-on, un grand nombre de ceux qui les embrasseraient, écrasés par la concurrence, se ruineraient. Cela pourrait arriver quelquefois, quoiqu’il fût peu probable qu’un grand nombre de concurrens se précipitassent dans une carrière où il y aurait peu de chose à gagner ; mais, ce malheur dût-il arriver de temps en temps, le mal serait moins grand que de soutenir, d’une manière permanente, le prix des produits à un taux qui nuit à leur consommation, et qui appauvrit, relativement à ces produits, la masse entière des consommateurs.
Si les principes d’une saine politique condamnent les actes de l’administration qui limitent la faculté que chacun doit avoir de disposer en liberté de ses talens et de ses capitaux, il est encore plus difficile de justifier de telles mesures en suivant les principes du droit naturel. « Le patrimoine du pauvre, dit l’auteur de la Richesse des nations, est tout entier dans la force et l’adresse de ses doigts ; ne pas lui laisser la libre disposition de cette force et de cette adresse, toutes les fois qu’il ne l’emploie pas au préjudice des autres hommes, c’est attenter à la plus indisputable des propriétés. »
Cependant, comme il est aussi de droit natuel qu’on soumette à des règles une industrie qui, sans ces règles, pourrait devenir préjudiciable aux autres citoyens, c’est très-justement qu’on assujettit les médecins, les chirurgiens, les apothicaires, à des épreuves qui sont des garans de leur habileté. La vie de leurs concitoyens dépend de leurs connaissances : on peut exiger que leurs connaissances soient constatées ; mais il ne paraît pas qu’on doive fixer le nombre des praticiens, ni la manière dont ils doivent s’instruire. La société a intérêt de constater leur capacité, et rien de plus.
Par la même raison, les réglemens sont bons et utiles, lorsqu’au lieu de déterminer la nature des produits et les procédés de leur fabrication, ils se bornent à prévenir une fraude, une pratique qui nuit évidemment à d’autres productions, ou à la sûreté du public.
Il ne faut pas qu’un fabricant puisse annoncer sur son étiquette une qualité supérieure à celle qu’il a fabriquée ; sa fidélité intéresse le consommateur indigène à qui le gouvernement doit sa protection ; elle intéresse le commerce que la nation fait au-dehors, car l’étranger cesse bientôt de s’adresser à une nation qui le trompe.
Et remarquez que ce n’est point le cas d’appliquer l’intérêt personnel du fabricant, comme la meilleure des garanties. À la veille de quitter sa profession, il peut vouloir en forcer les profits aux dépens de la bonne foi, et sacrifier l’avenir dont il n’a plus besoin, au présent dont il jouit encore. C’est ainsi que dès l’année 1783 les draperies françaises perdirent toute faveur dans le commerce du levant, et furent supplantées par les draperies allemandes et anglaises[39].
Ce n’est pas tout. Le nom seul de l’étoffe, celui même de la ville où une étoffe est fabriquée, sont souvent une étiquette. On sait, par une longue expérience, que les étoffes qui viennent de tel endroit ont telle largeur, que les fils de la chaîne sont en tel nombre. Fabriquer, dans la même ville, une étoffe de même nom, et s’écarter de l’usage reçu, c’est y mettre une fausse étiquette.
Cela suffit, je crois, pour indiquer jusqu’où peut s’étendre l’intervention utile du gouvernement. Il doit certifier la vérité de l’étiquette, et, du reste, ne se mêler en rien de la production. Je voudrais même qu’on ne perdît pas de vue que cette intervention, quoiqu’utile, est un mal[40]. Elle est un mal, d’abord parce qu’elle vexe et tourmente les particuliers, et ensuite parce qu’elle est coûteuse, soit pour le contribuable, quand l’intervention du gouvernement est gratuite, c’est-à-dire, quand elle a lieu aux frais du trésor public ; soit pour le consommateur, quand on prélève les frais en une taxe sur la marchandise. L’effet de cette taxe est de la faire renchérir, et le renchérissement est, pour le consommateur indigène, une charge de plus, et pour le consommateur étranger, un motif d’exclusion.
Si l’intervention du gouvernement est un mal, un bon gouvernement la rendra aussi rare qu’il sera possible. Il ne garantira point la qualité des marchandises sur lesquelles il serait moins facile de tromper l’acheteur que lui-même ; il ne garantira point celles dont la qualité n’est pas susceptible d’être vérifiée par ses agens, car un gouvernement a le malheur d’être toujours obligé de compter sur la négligence, l’incapacité et les coupables condescendances de ses agens ; mais il admettra, par exemple, le contrôle de l’or et de l’argent. Le titre de ces métaux ne saurait être constaté que par une opération chimique très-compliquée, que la plupart des acheteurs ne sont pas capables d’exécuter, et qui, pussent-ils en venir à bout, leur coûterait plus qu’ils ne paient au gouvernement pour l’exécuter à leur place.
En Angleterre, quand un particulier invente un produit nouveau, ou bien découvre un procédé inconnu, il obtient un privilége exclusif de fabriquer ce produit, ou de se servir de ce procédé, privilége que nous nommons brevet d’invention.
Comme il n’a point dès-lors de concurrens dans ce genre de production, il peut, pendant la durée de son brevet, en porter le prix fort au-dessus de ce qui serait nécessaire pour le rembourser de ses avances avec les intérêts, et pour payer les profits de son industrie. C’est une récompense que le gouvernement accorde aux dépens des consommateurs du nouveau produit ; et dans un pays aussi prodigieusement productif que l’Angleterre, et où, par conséquent, il y a beaucoup de gens à gros revenus et à l’affût de tout ce qui peut leur procurer quelque nouvelle jouissance, cette récompense est souvent très-considérable.
Un brevet d’invention (patent) en faveur d’Arkwright, l’inventeur des machines à filer en grand le coton, lui procura, vers 1778, une immense fortune. Il y a peu d’années qu’un homme inventa un ressort en spirale, qui, placé entre les courroies des soupentes des voitures, en adoucit singulièrement les secousses. Un privilége exclusif, pour un si mince objet, a fait la fortune de cet homme.
Qui pourrait raisonnablement se plaindre d’un semblable privilége ? Il ne détruit ni ne gêne aucune branche d’industrie précédemment connue. Les frais n’en sont payés que par ceux qui le veulent bien ; et quant à ceux qui ne jugent pas à propos de les payer, leurs besoins, de nécessité ou d’agrément, n’en sont pas moins complètement satisfaits qu’auparavant.
Cependant, comme tout gouvernement doit tendre à améliorer sans cesse le sort de son pays, il ne peut pas priver à jamais les autres producteurs de la faculté de consacrer une partie de leurs capitaux et de leur industrie à cette production, qui, plus tard, pouvait être inventée par eux ; ni priver long-temps les consommateurs de l’avantage de s’en pourvoir au prix où la concurrence peut la faire descendre. Les nations étrangères, sur lesquelles il n’a aucun pouvoir, admettraient sans restriction cette branche d’industrie, et seraient ainsi plus favorisées que la nation où elle aurait pris naissance.
Les anglais, qui en cela ont été imités par la France[41], ont donc fort sagement établi que de tels priviléges ne durent qu’un certain nombre d’années, au bout desquelles la fabrication de la marchandise qui en est l’objet, est mise à la disposition de tout le monde.
Quand le procédé privilégié est de nature à pouvoir demeurer secret, le même acte statue que, le terme du privilége expiré, il sera rendu public. Le producteur privilégié (qui, dans ce cas, semblerait n’avoir aucun besoin de privilége) y trouve cet avantage, que si quelque autre personne venait à découvrir le procédé secret, elle ne pourrait néanmoins en faire usage avant l’expiration du privilége.
Il n’est point nécessaire que l’autorité publique discute l’utilité du procédé, ou sa nouveauté ; s’il n’est pas utile, tant pis pour l’inventeur ; s’il n’est pas nouveau, tout le monde est admis à prouver qu’il était connu, et que chacun avait le droit de s’en servir : tant pis encore pour l’inventeur, qui a payé inutilement les frais du brevet d’invention.
Les brevets d’invention paraissent avoir été en Angleterre un encouragement plus effectif qu’en France, où j’ai vu mettre en doute qu’ils aient jamais procuré à un inventeur des avantages qu’il n’aurait pas eus sans eux. Ils ont été la cause de beaucoup de procès et quelquefois un obstacle à des améliorations. Le privilége est nul si le procédé était connu auparavant ; mais comment établir la preuve qu’un procédé était connu, ou qu’il ne l’était pas ? Comment établir même l’identité d’une méthode avec une autre ? Une légère différence constitue-t-elle une méthode différente ? Oui, si elle est essentielle. Mais aussi quelquefois une différence, en apparence considérable, n’empêche pas deux fabrications d’être les mêmes au fond.
En France on accorde aussi des brevets d’importation ; et l’on a vu des manufacturiers qui avaient introduit dans leur fabrication des procédés heureusement imités de l’étranger, mais qui, n’ayant point pris de brevets parce qu’ils ne prétendaient à aucun monopole, ont été attaqués en justice par des agioteurs en brevets d’importation, qui, après s’être pourvus d’un privilége, prétendaient que le procédé leur appartenait. Ces derniers brevets sont décidément mauvais. Les usages des étrangers sont une source d’instruction ouverte à tout le monde de même que les livres, et il est avantageux que le plus de gens possible soient admis à puiser à toutes les sources de l’instruction.
Les considérations précédentes sur les réglemens qui ont rapport, soit à la nature des produits, soit aux moyens employés pour produire, n’ont pas pu embrasser la totalité des mesures de ce genre adoptées dans tous les pays civilisés ; et quand j’aurais soumis à l’examen la totalité de ces mesures, dès le lendemain l’examen aurait été incomplet, parce que chaque jour voit naître de nouveau réglemens. L’essentiel était d’établir les principes d’après lesquels on peut prévoir leurs effets.
Je crois néanmoins devoir m’arrêter encore sur deux genres de commerce qui ont été le sujet de beaucoup de réglemens : ce sera la matière de deux paragraphes particuliers.
Le gouvernement accorde quelquefois à des particuliers, mais plus souvent à des compagnies de commerce, le droit exclusif d’acheter et de vendre certaines denrées, comme le tabac, par exemple, ou de trafiquer avec une certaine contrée, comme l’Inde.
Les concurrens se trouvant écartés par la force du gouvernement, les commerçans privilégiés élèvent leurs prix au-dessus du taux qu’établirait le commerce libre. Ce taux est quelquefois déterminé par le gouvernement lui-même, qui met ainsi des bornes à la faveur qu’il accorde aux producteurs, et à l’injustice qu’il exerce envers les consommateurs ; d’autres fois la compagnie privilégiée ne borne l’élévation de ses prix que lorsque la réduction dans la quotité des ventes lui cause plus de préjudice que la cherté des marchandises ne lui procure de profits. Dans tous les cas, le consommateur paie la denrée plus cher qu’elle ne vaut, et communément le gouvernement se réserve une part dans les profits de ce monopole.
Comme il n’y a pas de mesure fâcheuse qui ne puisse être et qui n’ait été appuyée par des argumens plausibles, on a dit que, pour commercer avec certains peuples, il y a des précautions à prendre, qui ne peuvent être bien prises que par des compagnies. Tantôt ce sont des forteresses, une marine à entretenir ; comme s’il fallait entretenir un commerce qu’on ne peut faire qu’à main armée ! Comme si l’on avait besoin d’armée quand on veut être juste, et comme si l’état n’entretenait pas déjà à grands frais des forces pour protéger ses sujets ! Tantôt ce sont des ménagemens diplomatiques à avoir. Les chinois, par exemple, sont un peuple si attaché à certaines formes, si soupçonneux, si indépendant des autres nations par l’éloignement, l’immensité de son empire et la nature de ses besoins, que ce n’est que par une faveur spéciale, et qu’il serait facile de perdre, qu’on peut négocier avec eux. Il faut nous passer de leur thé, de leurs soies, de leurs nankins, ou bien prendre les précautions qui seules peuvent continuer à nous les procurer. Or, des tracasseries suscitées par des particuliers pourraient troubler l’harmonie nécessaire au commerce qui se fait entre les deux nations.
Mais est-il bien sûr que les agens d’une compagnie, souvent très-hautains, et qui se sentent protégés par les forces militaires, soit de leur nation, soit de leur compagnie, est-il bien sûr, dis-je, qu’ils soient plus propres à entretenir des relations de bonne amitié, que des particuliers nécessairement plus soumis aux lois des peuples qui les reçoivent ; que des particuliers à qui l’intérêt personnel interdit tout mauvais procédé, à la suite duquel leurs biens, et peut-être leurs personnes pourraient être exposés[42] ? Enfin, mettant les choses au pis, et supposant que sans une compagnie privilégiée le commerce de la Chine fût impossible, serait-on pour cela privé des produits de cette contrée ? Non, assurément. Le commerce des denrées de Chine se fera toujours, par la raison que ce commerce convient aux chinois comme à la nation qui le fera. Paiera-t-on ces denrées un prix extravagant ? On ne doit pas le supposer, quand on voit les trois quarts des nations d’Europe qui n’envoient pas un seul vaisseau à la Chine, et qui n’en sont pas moins bien pourvues de thé, de soies et de nankin, à des prix fort raisonnables.
Un autre argument plus généralement applicable, et dont on a tiré plus de parti, est celui-ci : une compagnie achetant seule dans les pays dont elle a le commerce exclusif, n’y établit point de concurrence d’acheteurs, et par conséquent obtient les denrées à meilleur marché.
D’abord il n’est pas exact de dire que le privilége écarte toute concurrence. Il écarte, à la vérité, la concurrence des compatriotes, qui serait fort utile à la nation ; mais il n’exclut pas du même commerce les compagnies privilégiées, ni les négocians libres des autres états.
En second lieu, il est beaucoup de denrées dont les prix n’augmenteraient pas en raison de la concurrence qu’on affecte de redouter, et qui, au fond, est assez peu de chose.
S’il partait de Marseille, de Bordeaux, de Lorient, des vaisseaux pour aller acheter du thé à la Chine, il ne faut pas croire que les armateurs de tous ces navires réunis, achetassent plus de thé que la France n’en peut consommer ou vendre ; ils auraient trop de peur de ne pouvoir s’en défaire. Or, s’ils n’en achètent pour nous que ce qui s’en achète pour nous par d’autres négocians, le débit du thé en Chine n’en sera pas augmenté : cette denrée n’y deviendra pas plus rare. Pour que nos négocians la payassent plus cher, il faudrait qu’elle renchérît pour les chinois eux-mêmes ; et dans un pays où se vend cent fois plus de thé que n’en consomment tous les européens ensemble, ce ne serait pas l’enchère de quelques négocians de France, qui en ferait monter sensiblement le prix.
Mais quand il serait vrai qu’il y eut dans l’orient des sortes de marchandises que la concurrence européenne pourrait faire renchérir, pourquoi serait-ce un motif d’intervertir, à l’égard de ces contrées seulement, les règles que l’on suit partout ailleurs ? Afin de payer moins cher aux allemands les quincailleries et les merceries que nous leur achetons, donne-t-on à une compagnie le privilége exclusif d’aller les acheter en Allemagne et de les revendre parmi nous ?
Si l’on suivait avec l’Orient la marche qu’on suit avec toutes les autres contrées étrangères, le prix de certaines marchandises n’y resterait pas long-temps au-dessus du taux où les portent naturellement en Asie les frais de leur production ; car ce prix trop élevé exciterait à les produire, et la concurrence des vendeurs se mettrait bien vite au niveau de celle des acheteurs.
Supposons néanmoins que l’avantage d’acheter à bon marché fût aussi réel qu’on le représente ; il faudrait du moins que la nation participât à ce bon prix, et que les consommateurs nationaux payassent moins cher ce que la compagnie paie moins cher. Or c’est exactement le contraire qui arrive, et la raison en est simple : la compagnie, qui n’est réellement pas débarrassée de la concurrence dans ses achats, puisqu’elle a pour concurrens les autres nations, l’est effectivement dans ses ventes, puisque ses compatriotes ne peuvent acheter que d’elle les marchandises qui font l’objet de son commerce, et que les marchandises de même sorte qui pourraient être apportées par des négocians étrangers, sont écartées par une prohibition. Elle est maîtresse des prix, surtout lorsqu’elle a soin, comme son intérêt l’y invite, de tenir le marché non complètement approvisionné, understocked, comme disent les anglais, de manière que, la demande se trouvant un peu supérieure à l’approvisionnement, la concurrence des acheteurs soutienne le prix de la marchandise[43].
C’est ainsi que les compagnies, non-seulement font un gain usuraire sur le consommateur, mais qu’elles lui font encore payer les dégâts et les fraudes inévitables dans une si grande machine, gouvernée par des directeurs et des agens sans nombre, dispersés aux deux bouts de la terre. Le commerce interlope[44] et la contrebande peuvent seuls mettre des bornes aux énormes abus des compagnies privilégiées ; et, sous ce rapport, le commerce interlope et la contrebande ne sont pas sans utilité.
Or ce gain, tel qu’il vient d’être analysé, est-il un gain pour la nation qui a une compagnie privilégiée ? Nullement : il est en entier levé sur cette nation ; toute la valeur que le consommateur paie au-delà du prix que coûtent les services productifs d’une marchandise, n’est plus une valeur produite ; c’est une valeur dont le gouvernement gratifie le commerçant aux dépens du consommateur.
Au moins, ajoutera-t-on peut-être, ce gain reste au sein de la nation, et s’y dépense. — Fort bien ; mais qui est-ce qui le dépense ? Cette question vaut la peine d’être faite. Si dans une famille un des membres s’emparait du principal revenu, se fesait faire les plus beaux habits et mangeait les meilleurs morceaux, serait-il bien venu à dire aux autres individus de la même famille : Que vous importe que ce soit vous ou moi qui dépensions ? le même revenu n’est-il pas dépensé ? Tout cela revient au même…
Ce gain, tout à la fois exclusif et usuraire, procurerait aux compagnies privilégiées des richesses immenses, s’il était possible que leurs affaires fussent bien gérées ; mais la cupidité des agens, la longueur des entreprises, l’éloignement des comptables, l’incapacité des intéressés, sont pour elles des causes sans cesse agissantes de ruine. L’activité et la clairvoyance de l’intérêt personnel sont encore plus nécessaires dans les affaires longues et délicates que dans toutes les autres ; et quelle surveillance active et clairvoyante peuvent exercer des actionnaires qui sont quelquefois au nombre de plusieurs centaines, et qui ont presque tous des intérêts plus chers à soigner[45] ?
Telles sont les suites des priviléges accordés aux compagnies commerçantes ; et il est à remarquer que ce sont des conséquences nécessaires, résultant de la nature de la chose, tellement que certaines circonstances peuvent les modifier, non les détruire. C’est ainsi que la compagnie anglaise des Indes n’a pas été si mal que les trois ou quatre compagnies françaises qu’on a essayé d’établir à différentes époques[46] ; elle est en même temps souveraine, et les plus détestables souverainetés peuvent subsister plusieurs siècles ; témoin celle des Mamelucks sur l’Égypte.
Quelques autres inconvéniens d’un ordre inférieur marchent à la suite des industries privilégiées. Souvent un privilége exclusif fait fuir et transporte à l’étranger des capitaux et une industrie qui ne demandaient qu’à se fixer dans le pays. Dans les derniers temps du règne de Louis XIV, la compagnie des Indes, ne pouvant se soutenir malgré son privilége exclusif, en céda l’exercice à quelques armateurs de Saint-Malo, moyennant une légère part dans leur bénéfice. Ce commerce commençait à se ranimer sous l’influence de la liberté, et l’année 1714, époque où expirait entièrement le privilége de la compagnie, lui aurait donné toute l’activité que comportait la triste situation de la France ; mais la compagnie sollicita une prolongation de privilége et l’obtint, tandis que des négocians avaient déjà commencé des expéditions pour leur compte. Un vaisseau marchand, de Saint-Malo, commandé par un breton nommé Lamerville, arriva sur les côtes de France, revenant de l’Inde. Il voulut entrer dans le port ; on lui dit qu’il n’en avait pas le droit, et que ce commerce n’était plus libre. Il fut contraint de poursuivre son chemin jusqu’au premier port de la Belgique. Il entra dans celui d’Ostende, où il vendit sa cargaison. Le gouverneur de la Belgique, instruit du profit immense qu’il avait fait, proposa au même capitaine de retourner dans l’Inde avec des vaisseaux qu’on équiperait exprès. Lamerville fit en conséquence plusieurs voyages pour différens individus, et ce fut là l’origine de la compagnie d’Ostende[47].
Nous avons vu que les consommateurs français ne pouvaient que perdre à ce monopole, et certainement ils y perdirent ; mais du moins les intéressés devaient y gagner : ils y perdirent aussi, malgré le monopole du tabac et celui des loteries, et d’autres encore que le gouvernement leur accorda[48]. « Enfin, dit Voltaire, il n’est resté aux français, dans l’Inde, que le regret d’avoir dépensé, pendant plus de quarante ans, des sommes immenses pour entretenir une compagnie qui n’a jamais fait le moindre profit, qui n’a jamais rien payé aux actionnaires, ni à ses créanciers, du produit de son négoce, et qui, dans son administration indienne, n’a subsisté que d’un secret brigandage[49]. »
Le privilége exclusif d’une compagnie est justifiable, quand il est l’unique moyen d’ouvrir un commerce tout neuf avec des peuples éloignés ou barbares. Il devient alors une espèce de brevet d’invention, dont l’avantage couvre les risques d’une entreprise hasardeuse et les frais de première tentative ; les consommateurs ne peuvent pas se plaindre de la cherté des produits, qui seraient bien plus chers sans cela, puisqu’ils ne les auraient pas du tout. Mais, de même que les brevets d’invention, ce privilége ne doit durer que le temps nécessaire pour indemniser complètement les entrepreneurs de leurs avances et de leur risque. Passé ce terme, il ne serait plus qu’un don qu’on leur ferait gratuitement aux dépens de leurs concitoyens, qui tiennent de la nature le droit de se procurer les denrées dont ils ont envie, où ils peuvent et au plus bas prix possible.
On pourrait faire sur les manufactures privilégiées à peu près les mêmes raisonnemens que sur les priviléges relatifs au commerce. Ce qui fait que les gouvernemens se laissent entraîner si facilement dans ces sortes de concessions, c’est, d’une part, qu’on présente le gain sans s’embarrasser de rechercher comment et par qui il est payé ; et d’une autre part, que ces prétendus gains peuvent être, bien ou mal, à tort ou à raison, appréciés par des calculs numériques ; tandis que l’inconvénient, tandis que la perte, affectant plusieurs parties du corps social, et l’affectant d’une manière indirecte, compliquée et générale, échappent entièrement au calcul. On a dit qu’en économie politique, il ne fallait s’en rapporter qu’aux chiffres ; quand je vois qu’il n’y a pas d’opération détestable qu’on n’ait soutenue et déterminée par des calculs arithmétiques, je croirais plutôt que ce sont les chiffres qui tuent les états.
Il semble que des principes aussi généralement applicables doivent être pour les grains ce qu’ils sont pour toutes les autres marchandises. Mais le blé ou l’aliment, quel qu’il soit, qui fait le fonds de la nourriture d’un peuple, mérite quelques considérations particulières.
Par tout pays les habitans se multiplient en proportion des subsistances. Des vivres abondans et à bon marché favorisent la population ; la disette produit un effet contraire[50] : mais ni l’un ni l’autre de ces effets ne saurait être aussi rapide que la succession des récoltes. Une récolte peut excéder d’un cinquième, peut-être d’un quart, la récolte moyenne ; elle peut lui rester inférieure dans la même proportion ; mais un pays comme la France, qui a trente millions d’habitans cette année, ne saurait en avoir trente-six l’année prochaine ; et, s’il fallait que leur nombre tombât à vingt-quatre-millions dans l’espace d’une année, ce ne pourrait être sans d’effroyables calamités. Par un malheur qui tient à la nature des choses, il faut donc qu’un pays soit approvisionné dans les bonnes années avec surabondance, et qu’il éprouve une disette plus ou moins sévère dans les mauvaises années.
Cet inconvénient, au reste, se fait sentir pour tous les objets de sa consommation ; mais la plupart n’étant pas d’une nécessité indispensable, la privation qu’on en éprouve pour un temps, n’équivaut pas à la privation de la vie. Le haut prix d’un produit qui vient à manquer, excite puissamment le commerce à le faire venir de plus loin et à plus grands frais : mais quand un produit est indispensable, comme le blé ; quand un retard de quelques jours dans son arrivage, est une calamité ; quand la consommation de ce produit est tellement considérable, qu’il n’est pas au pouvoir des moyens commerciaux ordinaires d’y suffire ; quand son poids et son volume sont tels, qu’on ne peut lui faire subir un trajet un peu long, surtout par terre, sans tripler ou quadrupler son prix moyen, on ne peut guère alors s’en rapporter entièrement aux particuliers du soin de cet approvisionnement. S’il faut tirer le blé du dehors, il peut arriver qu’il soit rare et cher dans les pays même d’où l’on est dans l’usage de le tirer : le gouvernement de ces pays peut en défendre la sortie, une guerre maritime en empêcher l’arrivage. Et ce n’est pas une denrée dont on puisse se passer, qu’on puisse attendre seulement quelques jours : le moindre retard est un arrêt de mort, du moins pour une partie de la population.
Pour que la quantité moyenne des approvisionnemens fût comme la récolte moyenne, il faudrait que chaque famille fît dans les années d’abondance un approvisionnement, une réserve égale à ce qui peut manquer à ses besoins dans une année de disette. Mais on ne peut attendre une semblable précaution que d’un bien petit nombre de particuliers. La plupart, sans parler de leur imprévoyance, ont trop peu de moyens pour faire l’avance, quelquefois pendant plusieurs années, de la valeur de leur approvisionnement ; ils manqueraient de locaux pour le conserver, et en seraient embarrassés dans leurs déplacemens.
Peut-on se fier aux spéculateurs du soin de faire des réserves ? Au premier aperçu, il semble que leur intérêt devrait suffire pour les y déterminer. Il y a tant de différence entre le prix où l’on peut acheter du blé dans une année d’abondance, et celui où l’on peut le vendre quand une disette survient ! Mais ces momens sont quelquefois séparés par de longs intervalles ; de semblables opérations ne se répètent pas à volonté, et ne donnent pas lieu à un cours d’affaires régulier. Le nombre et la grandeur des magasins, l’achat des grains, obligent à des avances majeures qui coûtent de gros intérêts ; les manipulations du blé sont nombreuses, la conservation incertaine, les infidélités faciles, les violences populaires possibles. Ce sont des bénéfices rarement répétés qui doivent payer tout cela ; il est possible qu’ils ne suffisent pas pour déterminer les particuliers à un genre de spéculations qui seraient sans doute les plus utiles de toutes, puisqu’elles sont fondées sur des achats qui se font au moment où le producteur a besoin de vendre, et sur des ventes au moment où le consommateur trouve difficilement à acheter.
À défaut des réserves faites par des consommateurs eux-mêmes, ou par des spéculateurs, et sur lesquelles on voit qu’il n’est pas prudent de compter, l’administration publique, qui représente les intérêts généraux, ne peut-elle pas en faire avec succès ? Je sais que dans quelques pays de peu d’étendue et sous des gouvernemens économes, comme en Suisse, des greniers d’abondance ont rendu les services qu’on en pouvait attendre. Je ne les crois pas exécutables dans les grands états, et lorsqu’il s’agit d’approvisionner des populations nombreuses. L’avance du capital et les intérêts qu’il coûte, sont un obstacle pour les gouvernemens comme pour les spéculateurs ; un plus grand obstacle même, car la plupart des gouvernemens n’empruntent pas à d’aussi bonnes conditions que des particuliers solvables. Ils ont un bien plus grand désavantage encore comme gérant une affaire qui, par sa nature, est commerciale, une affaire où il faut acheter, soigner et vendre des marchandises. Turgot a fort bien prouvé, dans ses lettres sur le commerce des grains, qu’un gouvernement, dans ces sortes d’affaires, ne pouvait jamais être servi à bon marché, tout le monde étant intéressé à grossir ses frais, et personne ne l’étant à les diminuer. Qui peut répondre qu’une semblable opération sera conduite comme il convient qu’elle le soit, lorsqu’elle doit être dirigée par une autorité qui n’admet point de contrôle, et où les décisions sont généralement prises par des ministres, par des personnes constituées en dignités, et par conséquent étrangères à la pratique des affaires de ce genre ? Qui peut répondre qu’une terreur panique ne fera pas disposer des approvisionnemens avant le temps prescrit ; ou qu’une entreprise politique, une guerre, ne fera pas changer leur destination ?
Dans un pays vaste et populeux, comme la France, où il y a encore trop peu de ports de mer, de fleuves et de canaux navigables, et où par conséquent les frais de production, dans le commerce des grains, peuvent aisément, dans certaines années, en porter le prix fort au-dessus des facultés du grand nombre, il faut d’autres moyens encore de subvenir aux mauvaises récoltes, que le commerce ordinaire. Il ne faut jamais le contrarier ; mais il lui faut des auxiliaires. On ne peut, je crois, compter sur des réserves suffisantes, faites dans les années d’abondance pour les années de disette, que lorsqu’elles sont faites et conduites par des compagnies de négocians, jouissant d’une grande consistance et disposant de tous les moyens ordinaires du commerce, qui veuillent se charger de l’achat, de la conservation et du renouvellement des blés, suivant des règles convenues et moyennant des avantages qui balancent pour eux les inconvéniens de l’opération. L’opération serait alors sûre et efficace, parce que les contractans donneraient des garanties, et elle coûterait moins au public que de toute autre manière. On pourrait traiter avec diverses compagnies pour les villes principales ; et les villes, étant ainsi, dans les disettes, approvisionnées par des réserves, cesseraient de faire des achats dans les campagnes, qui par là se trouveraient elles-mêmes mieux approvisionnées.
Au surplus les réserves, les greniers d’abondance, ne sont que des moyens subsidiaires d’approvisionnement, et pour les temps de disette seulement. Les meilleurs approvisionnemens et les plus considérables sont toujours ceux du commerce le plus libre. Celui-ci consiste principalement à porter le grain des fermes, jusque dans les principaux marchés ; et ensuite, mais pour des quantités bien moins grandes, à le transporter des provinces où il abonde, dans celles qui en manquent ; comme aussi à l’exporter quand il est à bon marché, et à l’importer lorsqu’il est cher.
L’ignorance populaire a presque eu en horreur ceux qui ont fait le commerce des grains, et les gouvernemens ont trop souvent partagé les préjugés et les terreurs populaires. Les principaux reproches qui ont été faits aux commerçans en blé, ont été d’accaparer cette denrée pour en faire monter le prix, ou tout au moins de faire, sur l’achat et la vente, des profits qui ne sont qu’une contribution gratuite levée sur le producteur et sur le consommateur.
En premier lieu, s’est-on bien rendu compte de ce qu’on entendait par des accaparemens de grains ? Sont-ce des réserves faites dans des années d’abondance et lorsque le grain est à bon marché ? Nous avons vu que nulles opérations ne sont plus favorables, et qu’elles sont même l’unique moyen d’accommoder une production nécessairement inégale, à des besoins constans. Les grands dépôts de grains achetés à bas prix, font la sécurité du public, et méritent non-seulement la protection, mais les encouragemens de l’autorité.
Entend-on par accaparemens les magasins formés lorsque le blé commence à devenir rare et cher, et qui le rendent plus rare et plus cher encore ? Ceux-là en effet, comme ils n’augmentent pas les ressources d’une année aux dépens d’une autre année qui avait un superflu, n’ont pas la même utilité et font payer un service qu’elles ne rendent pas ; mais je ne crois pas que cette manœuvre exécutée sur les blés, ait jamais eu des effets bien funestes. Le blé est une des denrées les plus généralement produites ; pour se rendre maître de son prix, il faudrait ôter à trop de gens la possibilité de vendre, établir des pratiques sur un trop vaste espace, mettre en jeu un trop grand nombre d’agens. C’est de plus une des denrées les plus lourdes et les plus encombrantes comparativement à son prix ; une de celles, par conséquent, dont le voiturage et l’emmagasinement sont le plus difficiles et le plus dispendieux. Un amas de blé de quelque valeur ne peut être rassemblé en aucun lieu sans que tout le monde en soit averti[51]. Enfin, c’est une denrée sujette à des altérations ; une denrée qu’on ne garde pas autant qu’on le veut, et qui, dans les ventes qu’on est forcé d’en faire, expose à des pertes énormes lorsqu’on spécule sur de fortes quantités.
Les accaparemens par spéculation sont donc difficiles, et par conséquent peu redoutables. Les plus fâcheux et les plus inévitables accaparemens, se composent de cette multitude de réserves de précaution que chacun fait chez soi à l’approche d’une disette. Les uns gardent, par excès de précaution, un peu au-delà de ce qui serait nécessaire pour leur consommation. Les fermiers, les propriétaires-cultivateurs, les meuniers, les boulangers, gens qui par état sont autorisés à avoir quelque approvisionnement, se flattant de se défaire plus tard avec profit de leur excédant, gardent cet excédant un peu plus fort que de coutume ; et cette foule de petits accaparemens forment, par leur multiplicité, un accaparement supérieur à tous ceux que peuvent rassembler les spéculateurs.
Mais que dirait-on si ces calculs, quelque répréhensibles qu’ils soient, avaient encore leur utilité ? Quand le blé n’est pas cher, on en consomme davantage, on le prodigue, on en donne aux animaux. La crainte d’une disette encore éloignée, un renchérissement qui n’est pas encore bien considérable, n’arrêtent pas assez tôt cette prodigalité. Si alors les détenteurs de grains les resserrent, cette cherté anticipée met tout le monde sur ses gardes ; les petits consommateurs surtout, qui, réunis, font la plus grosse consommation, y trouvent des motifs d’épargne et de frugalité. On ne laisse rien perdre d’un aliment qui renchérit ; on tâche de le remplacer par d’autres alimens. C’est ainsi que la cupidité des uns remplace la prudence qui manque aux autres ; et finalement, lorsque les grains réservés sont mis en vente, l’offre qu’on en fait tempère en faveur du consommateur le prix général de la denrée.
Quant au tribut qu’on prétend que le négociant en blé impose au producteur et au consommateur, c’est un reproche qu’on fait quelquefois, sans plus de justice, au commerce de quelque nature qu’il soit. Si, sans aucune avance de fonds, sans magasins, sans soins, sans combinaisons et sans difficultés, les produits pouvaient être mis sous la main des consommateurs, on aurait raison. Mais, si ces difficultés existent, nul ne peut les surmonter à moins de frais que celui qui en fait son état. Qu’un législateur considère d’un peu haut les marchands grands et petits : il les verra s’agiter en tous sens sur la surface d’un pays, à l’affût des bons marchés, à l’affût des besoins, rétablissant par leur concurrence les prix là où ils sont trop bas pour la production, et là où ils sont trop élevés pour la commodité du consommateur. Est-ce du cultivateur, est-ce du consommateur, est-ce de l’administration qu’on pourrait attendre cette utile activité ?
Ouvrez des communications faciles, et surtout des canaux de navigation, seules communications qui puissent convenir aux denrées lourdes et encombrantes ; donnez toute sécurité aux trafiquans, et laissez-les faire. Ils ne rendront pas copieuse une récolte déficiente, mais ils répartiront toujours ce qui peut être réparti, de la manière la plus favorable aux besoins, comme à la production. C’est sans doute ce qui a fait dire à Smith qu’après l’industrie du cultivateur, nulle n’est plus favorable à la production des blés, que celle des marchands de grains.
Des fausses notions qu’on s’est faites sur la production et le commerce des subsistances, sont nées une foule de lois, de réglemens, d’ordonnances fâcheuses, contradictoires, rendues en tous pays, selon l’exigence du moment, et souvent sollicitées par la clameur publique. Le mépris et le danger qu’on a attirés par là sur les spéculateurs en blé, ont souvent livré ce commerce aux trafiquans du plus bas étage, soit pour les sentimens, soit pour les facultés, et il en est résulté ce qui arrive toujours : c’est que le même trafic s’est fait, mais obscurément, mais beaucoup plus chèrement, parce qu’il fallait bien que les gens à qui il était abandonné, se fissent payer les inconvéniens et les risques de leur industrie.
Lorsqu’on a taxé le prix des grains, on les a fait fuir ou on les a fait cacher. On ordonnait ensuite aux fermiers de les porter au marché ; on prohibait toute vente consommée dans les maisons, et toutes ces violations de la propriété, escortées, comme on peut croire, de recherches inquisitoriales, de violences et d’injustices, ne procuraient jamais que de faibles ressources. En administration comme en morale, l’habileté ne consiste pas à vouloir qu’on fasse, mais à faire en sorte qu’on veuille. Les marchés ne sont jamais garnis de denrées par des gendarmes et des sbires[52].
Quand l’administration veut approvisionner elle-même par ses achats, elle ne réussit jamais à subvenir aux besoins du pays, et elle supprime les approvisionnemens qu’aurait procurés le commerce libre. Aucun négociant n’est disposé à faire, comme elle, le commerce pour y perdre.
Pendant la disette qui eut lieu en 1775 dans diverses parties de la France, la municipalité de Lyon et quelques autres, pour fournir aux besoins de leurs administrés, fesaient acheter du blé dans les campagnes, et le revendaient à perte dans la ville. En même temps elles obtinrent, pour payer les frais de cette opération, une addition aux octrois, aux droits que les denrées payaient en entrant aux portes. La disette augmenta, et il y avait de bonnes raisons pour cela : on n’offrait plus aux marchands qu’un marché où les denrées se vendaient au-dessous de leur valeur, et on leur fesait payer une amende lorsqu’ils les y apportaient[53] !
Plus une denrée est nécessaire, et moins il convient d’en faire tomber le prix au-dessous de son taux naturel. Un renchérissement accidentel du blé est une circonstance fâcheuse, sans doute, mais qui tient à des causes qu’il n’est pas ordinairement au pouvoir de l’homme d’écarter[54]. Il ne faut pas qu’à ce malheur il en ajoute un autre, et fasse de mauvaises lois parce qu’il a eu une mauvaise saison.
Le gouvernement ne réussit pas mieux au commerce d’importation qu’au commerce intérieur. Malgré les énormes sacrifices que le gouvernement et la commune de Paris ont faits en 1816 et 1817, pour approvisionner cette capitale, par des achats faits dans l’étranger, le consommateur a payé le pain à un taux exorbitant ; il n’a jamais eu le poids annoncé, la qualité du pain a été détestable, et finalement on en a manqué[55].
Je ne dirai rien au sujet des primes d’importation. La plus belle des primes est le haut prix qu’on offre pour les blés et pour les farines dans les pays où il y a disette. Si cette prime de 200 ou 300 pour cent ne suffit pas pour en amener, je ne pense pas qu’aucun gouvernement puisse en offrir qui soient capables de tenter les importateurs.
Les peuples seraient moins exposés aux disettes s’ils mettaient plus de variété dans leurs mets. Lorsqu’un seul produit fait le fonds de la nourriture de tout un peuple, il est misérable du moment que ce produit vient à manquer. C’est ce qui arrive quand le blé devient rare en France, ou le riz dans l’Indostan. Lorsque plusieurs substances jouent un rôle parmi les alimens, comme les viandes de boucherie, les animaux de basse-cour, les racines, les légumes, les fruits, les poissons, sa subsistance est plus assurée, parce qu’il est difficile que toutes ces denrées manquent à la fois[56].
Les disettes seraient plus rares si l’on étendait et perfectionnait l’art de conserver, sans beaucoup de frais, les alimens qui abondent dans certaines saisons et dans certains lieux, comme les poissons : ce qui s’en trouve de trop dans ces occasions, servirait dans celles où l’on en manque. Une très-grande liberté dans les relations maritimes des nations procurerait, sans beaucoup de frais, à celles qui occupent des latitudes tempérées, les fruits que la nature accorde avec tant de profusion à la zone torride[57]. J’ignore jusqu’à quel point on pourrait parvenir à conserver et à transporter les bananes ; mais ce moyen n’est-il pas trouvé pour le sucre, qui, sous tant de formes, présente un aliment agréable et sain, et qui est produit avec tant d’abondance par toute la terre jusqu’au 38e degré de latitude, que nous pourrions, sans nos mauvaises lois, l’obtenir communément, malgré les frais de commerce, fort au-dessous du prix de la viande, et sur le même pied que plusieurs de nos fruits et de nos légumes[58].
Pour en revenir au commerce des grains, je ne voudrais pas qu’on se prévalût de ce que j’ai dit des avantages de la liberté, pour l’appliquer sans mesure à tous les cas. Rien n’est plus dangereux qu’un système absolu, et qui ne se ploie jamais, surtout lorsqu’il s’agit de l’appliquer aux besoins et aux erreurs de l’homme. Le mieux est de tendre toujours vers les principes qu’on reconnaît bons, et d’y ramener par des moyens dont l’action agisse insensiblement, et par là même plus infailliblement. Lorsque le prix des grains vient à excéder un certain taux fixé d’avance, on s’est bien trouvé d’en défendre l’exportation, ou du moins de la soumettre à un droit un peu fort ; car il vaut mieux que ceux qui sont déterminés à faire la contrebande, paient leur prime d’assurance à l’état qu’à des assureurs.
Jusqu’à présent, dans ce paragraphe, la trop grande cherté des grains a été regardée comme le seul inconvénient qui fût à craindre. En 1815, l’Angleterre a redouté d’en voir trop baisser le prix par l’introduction des grains étrangers. La production des grains, comme toute autre production, est beaucoup plus dispendieuse chez les anglais que chez leurs voisins. Cela dépend de plusieurs causes qu’il est inutile d’examiner ici, et principalement de l’énormité des impôts. Les grains étrangers pouvaient être vendus en Angleterre, par le commerce, pour les deux tiers du prix auquel ils revenaient au cultivateur-producteur. Fallait-il laisser l’importation libre, et, en exposant le cultivateur à perdre pour soutenir la concurrence des importateurs de blé, le mettre dans l’impossibilité d’acquitter son fermage, ses impôts, le détourner de la culture du blé, et mettre pour sa subsistance l’Angleterre à la merci des étrangers, et peut-être de ses ennemis ? Ou bien fallait-il, en prohibant les grains étrangers, donner aux fermiers une prime aux dépens des consommateurs, augmenter pour l’ouvrier la difficulté de subsister, et, par le haut prix des denrées de première nécessité, renchérir encore tous les produits manufacturés de l’Angleterre, et leur ôter la possibilité de soutenir la concurrence de ceux de l’étranger ?
Cette question a donné lieu à des débats très-animés, soit dans les assemblées délibérantes, soit dans des écrits imprimés ; et ces débats, où deux partis opposés avaient raison tous deux, prouvent, par parenthèse, que le vice principal était hors de la question elle-même : je veux dire dans l’influence exagérée que l’Angleterre veut exercer sur la politique du globe, influence qui l’a obligée à des efforts disproportionnés avec l’étendue de son territoire. Ces efforts ont dû par conséquent reposer sur d’énormes emprunts, dont les intérêts composent la majeure partie de ses charges annuelles. Les impôts chargent à son tour l’agriculture de frais de production exagérés. Si l’Angleterre, par de fortes économies, remboursait graduellement sa dette, si elle supprimait, graduellement aussi, la dîme et la taxe des pauvres, laissant à chaque culte le soin de payer ses prêtres, elle n’aurait pas besoin de repousser par des prohibitions le grain étranger.
Quoi qu’il en soit, ces discussions, soutenues de part et d’autre avec de grandes connaissances et beaucoup de capacité, ont contribué à jeter un nouveau jour sur les effets de l’intervention de l’autorité dans l’approvisionnement, et ont été peut-être favorables au système de la liberté.
En effet, que disaient de plus fort les partisans de la prohibition des grains étrangers ?
Qu’il fallait, même aux dépens des consommateurs, encourager la culture du pays, pour qu’il ne pût pas être affamé par les étrangers. On assignait deux cas où ce risque était principalement redoutable : le cas d’une guerre où une puissance influente pourrait empêcher une importation devenue indispensable ; et le cas où la disette se ferait sentir dans les pays à blé eux-mêmes, et où ils retiendraient, pour leur subsistance, leurs propres récoltes[59].
On répondait à cela, que l’Angleterre devenant un pays régulièrement et constamment importateur de blé, plusieurs contrées du monde prendraient l’habitude de lui en vendre ; ce qui favoriserait et étendrait la culture du froment dans certaines parties de la Pologne, de l’Espagne, de la Barbarie, ou de l’Amérique septentrionale ; que dès-lors ces contrées ne pourraient pas plus se dispenser de vendre, que l’Angleterre d’acheter ; que Bonaparte lui-même, le plus furieux ennemi de l’Angleterre, au plus fort des hostilités, lui avait fait passer du grain pour en recevoir de l’argent ; que jamais la récolte ne manque à la fois en plusieurs pays distans les uns des autres ; et qu’un grand commerce de blé, bien établi, oblige à des approvisionnemens préparés d’avance, à des dépôts considérables qui éloigneraient, plus que toute autre cause, la possibilité des disettes ; tellement qu’on peut affirmer, d’après le raisonnement et l’expérience de la Hollande et de quelques autres états, que ce sont précisément ceux où l’on ne recueille pas de blé, qui ne sont jamais exposés à des disettes, ni même à des chertés bien considérables[60].
On ne peut se dissimuler cependant qu’il n’y ait des inconvéniens graves à ruiner dans un pays (même dans celui où les approvisionnemens du commerce sont faciles) la culture des céréales. La nourriture est le premier besoin des peuples, et il n’est pas prudent de se mettre dans la nécessité de la tirer de trop loin. Des lois qui prohibent l’entrée des blés pour protéger les intérêts du fermier aux dépens des manufacturiers, sont des lois fâcheuses, j’en conviens ; mais des impôts excessifs, des emprunts, une diplomatie, une cour, et des armées ruineuses, sont des circonstances fâcheuses aussi, et qui pèsent sur le cultivateur plus que sur le manufacturier. Il faut bien rétablir, par un abus, l’équilibre naturel rompu par d’autres abus ; autrement tous les laboureurs se changeraient en artisans, et l’existence du corps social deviendrait trop précaire.
- ↑ Les personnes qui ont le plus la prétention de ne suivre que des notions pratiques, commencent par poser des principes généraux, et disent, par exemple : Vous devez convenir qu’un particulier ne peut gagner que ce que perd un autre particulier, et qu’un pays ne profite que de ce qui est perdu par un autre. Mais cela même est un système ; et si on le soutient, tout faux qu’il est, c’est parce que ceux qui le soutiennent, loin d’avoir plus de connaissances pratiques que d’autres, sont dans une parfaite ignorance de plusieurs faits qu’il faudrait prendre en considération pour se former une opinion juste. Dans cet exemple-ci, une personne qui saurait ce que c’est que la production, et que de nouvelles richesses peuvent être et sont journellement créées, n’avancerait jamais comme principe une semblable absurdité.
- ↑ À l’époque dont il est question, le blé ne manquait réellement pas ; le cultivateur avait seulement de la répugnance à le vendre contre du papier-monnaie. En échange d’une valeur réelle, on avait du blé à très-bon compte, et cent mille cultivateurs auraient transformé en terres labourables leurs prairies, qu’ils n’auraient pas donné plus de grains contre un papier-monnaie qui ne leur inspirait aucune confiance.
- ↑ On sent bien que, dans la circonstance d’une ville assiégée, d’un pays bloqué, et dans tous les cas où l’administration a des moyens que n’ont pas les particuliers, de prévoir les extrémités où l’on peut être réduit, on ne doit pas se conduire d’après les règles ordinaires. Aux violences qui troublent la marche naturelle des choses, on doit quelquefois opposer des moyens violens, quelque fâcheuse que soit d’ailleurs cette nécessité, de même que la médecine emploie avec succès les poisons comme remède ; mais il faut, dans l’un et l’autre cas, beaucoup de prudence et d’habileté pour les administrer.
- ↑ M. de Humboldt a remarqué que sept lieues carrées de terrain, dans les contrées équinoxiales, fournissent tout le sucre que la France a jamais consommé dans les temps de sa plus grande consommation.
- ↑ On verra également plus loin, dans ce même chapitre, que l’achat des produits au dehors donne à la production intérieure précisément le même encouragement que l’achat des produits de l’intérieur. Dans l’exemple qui nous occupe, je suppose qu’on eût planté et recueilli du vin au lieu de sucre de betteraves ou d’indigo de pastel, on eût par là encouragé au même degré l’industrie agricole et intérieure ; mais comme on aurait sollicité un produit plus analogue au climat, avec la quantité de vin produite, on aurait obtenu par le commerce, fût-ce même par l’intermédiaire du commerce des ennemis, plus de sucre ou d’indigo des iles que n’en a produit notre terrain. Le sucre et l’indigo des iles, obtenus en échange de nos vins, auraient, en résultat, été produits sous forme de vin dans nos terres ; seulement la même quantité de terre en aurait donné de meilleurs et de plus abondans : du reste, l’encouragement de l’industrie intérieure aurait été le même ; il eût été supérieur, parce qu’un produit supérieur en valeur paie plus amplement le service des terres, des capitaux, de l’industrie, employés à sa production.
- ↑ À chaque instant, on se sent arrêté par la nécessité de combattre des objections qui ne seraient pas faites, si les principes d’économie politique étaient plus répandus. On dira dans cette occasion-ci, par exemple : Nous convenons que le sacrifice que fait un négociant pour se procurer la matière première d’une manufacture de lin, est pour lui un sacrifice aussi réel que celui qu’il fait pour se procurer la matière première d’une manufacture de coton ; mais, dans le premier cas, le montant de son sacrifice, dépensé et consommé dans le pays, tourne au profit du pays ; tandis que, dans la dernière supposition, il tourne au profit de l’étranger. — Dans les deux cas, le sacrifice du négociant tourne au profit du pays ; car il ne peut acheter de l’étranger la matière première exotique (le coton) qu’en employant à cet achat un produit indigène, aussi bien que le lin qu’il aurait acheté. — Mais s’il envoie de l’argent, dira-t-on, pour payer son coton ? — Il n’aura pu se procurer cet argent, c’est-à-dire, acheter la monnaie, qu’au moyen d’un produit, d’une marchandise qu’il aura du auparavant se procurer, et qui aura encouragé l’industrie indigène, comme aurait fait l’achat du lin. De toutes manières, il faut toujours remonter là. C’est toujours (sauf les dépouilles obtenues par la force) de ses propres fonds, c’est-à-dire, de ses terres, de ses capitaux et de son industrie qu’une nation tire TOUT ce qu’elle consomme, même ce qu’elle fait venir de l’étranger.
- ↑ Comme on ignore, en général, quels sont ceux qui paient ces gains du monopole, souvent personne ne réclame. Les consommateurs eux-mêmes, qui en souffrent, sentent le mal sans pouvoir en assigner la cause, et sont quelquefois les premiers à outrager les personnes éclairées qui élèvent la voix en leur faveur.
- ↑ Lorsque Henri IV favorisa l’établissement des manufactures de Lyon et de Tours, d’autres professions adressaient à ce prince, contre les étoffes de soie, les mêmes réclamations que Tours et Lyon ont faites depuis contre les toiles peintes. (Voyez les Mémoires de Sully.)
- ↑ Ce que nous avons supposé d’un négociant, on peut le supposer de deux, de trois, de tous les négocians d’une nation. Leurs opérations, relativement à la balance du commerce, se réduisent toutes à ce que je viens de dire. Si quelques marchés de dupes ou des banqueroutes causent des pertes à quelques-uns des négocians des deux pays, il est présumable que la somme n’en est pas considérable, comparée à la masse des affaires qui se font ; et d’ailleurs les pertes que supporte de cette manière l’un des deux pays se balancent avec les pertes de l’autre.
Il importe peu pour notre objet de savoir quels sont ceux qui supportent les frais de transport : ordinairement le négociant anglais, qui fait des achats en France, paie les frais de transport de ses marchandises, et le négociant français en fait autant pour les marchandises qu’il achète en Angleterre ; l’un et l’autre sont dédommagés de cette avance par la valeur qu’acquièrent les marchandises au moyen de leur transport. - ↑ Il convient d’écarter ici une erreur grossière que font quelques partisans du système exclusif. Ils regardent comme un bénéfice fait par une nation, seulement le solde qu’elle reçoit en espèces : c’est comme s’ils disaient qu’un marchand de chapeaux qui vend un chapeau 24 francs, gagne 24 francs sur cette vente, parce qu’il est payé en numéraire. Il n’en est pas ainsi : l’argent est une marchandise comme toute autre ; le négociant français qui expédie en Angleterre pour 20 mille francs d’eaux-de-vie, expédie une marchandise qui représentait en France une somme de 20 mille francs : s’il la vend en Angleterre mille livres sterling, et si, fesant venir en argent ou en or ces mille livres sterling en France, elles y valent 25 mille francs, le bénéfice est seulement de 5 mille francs, quoique la France ait reçu 25 mille francs de métaux précieux. Et dans le cas où le négociant français ferait acheter des quincailleries avec les mille livres sterling dont il peut disposer, et pourrait, les fesant venir en France, les y vendre 28 mille francs ; alors il y aurait pour le négociant et pour la France un bénéfice de 8 mille francs, quoiqu’il ne fût point entré de numéraire en France. En un mot, le bénéfice n’est que l’excédant de la valeur reçue sur la valeur envoyée, sous quelque forme d’ailleurs que ces deux valeurs aient été transportées.
Ce qui est digne de remarque, c’est que plus le commerce qu’on fait avec l’étranger est lucratif, plus la somme des importations doit excéder la somme des exportations, et qu’on doit désirer précisément ce que les partisans du système exclusif regardent comme une calamité. Je m’explique : quand on exporte pour 10 millions, et qu’on importe pour 11 millions, il y a dans la nation une valeur d’un million de plus qu’auparavant. Malgré tous les tableaux de la balance du commerce, cela arrive même toujours ainsi, ou bien les négocians qui trafiquent avec l’étranger, ne gagneraient rien. Comment peut-il arriver, dira-t-on, que deux nations qui ont entre elles des relations de commerce, reçoivent toutes les deux plus de valeurs qu’elles n’en exportent ? Le fait s’explique naturellement : on ne peut évaluer les marchandises exportées que selon la valeur qu’elles ont en sortant ; mais cette valeur est plus forte lorsqu’elles sont arrivées à leur destination ; cette valeur plus forte achète une marchandise étrangère, dont la valeur augmente encore en arrivant chez nous : elle est évaluée à son entrée selon sa valeur nouvellement acquise. Voilà donc une valeur exportée qui a amené une valeur importée plus forte de tout le bénéfice fait sur l’allée et le retour. On voit par là que, dans un pays qui prospère, la somme de toutes les marchandises importées doit excéder celle de toutes les marchandises exportées. Quel jugement devons-nous porter en conséquence d’un rapport du ministre de l’intérieur de France, présenté en 1815, suivant lequel la somme des exportations est portée à 585 millions, et celle des importations, le numéraire compris, à 530 millions, et qui donne ce résultat comme le plus beau qui eût encore été obtenu ? Ce rapport, en le supposant exact, constate, au contraire, les pertes considérables que supportait le commerce français à cette époque, par suite des fautes de son gouvernement.
Je lis, dans un Mémoire sur la province de Navarre en Espagne*, que, comparaison faite de la valeur des importations et des exportations de cette province, la balance contre la province est de près de 600 mille francs par an. L’auteur ajoute : « S’il y a une vérité incontestable, c’est que tout pays qui s’enrichit ne saurait importer plus qu’il n’exporte, sans quoi son capital diminuerait visiblement. Et comme la Navarre est dans un état de prospérité croissante, ce qui est démontré par les progrès de la population et de l’aisance, il est clair que… » L’auteur devait ajouter ici, pour conséquence : Il est clair que je n’y connais rien, puisque je cite un fait démontré qui dément un principe incontestable. On lit tous les jours des choses de cette force.
- ↑ Il résulte même de ce qui précède qu’une nation s’enrichit en exportant du numéraire, parce que la valeur du numéraire qui lui reste, demeure égale à ce qu’elle était, et que la nation reçoit de plus les retours du numéraire qu’elle exporte. D’où vient ce phénomène ? De la propriété particulière à la monnaie de nous servir, non par ses qualités physiques, mais seulement de sa valeur. Si j’ai moins de blé, j’ai moins de quoi manger ; si j’ai moins de numéraire, il me sert autant, parce que sa valeur augmente, et que sa valeur suffit aux usages que j’en fais.
Il résulterait de cette vérité, qui n’a pas été remarquée, que les gouvernemens (en admettant qu’ils dussent se mêler de ces choses-là) devraient faire précisément le contraire de ce qu’ils font, c’est-à-dire encourager la sortie en numéraire sans que sa valeur ne hausse. Quand sa valeur hausse, c’est alors que les marchandises sont à bas prix, et qu’il convient au commerce d’importer du numéraire et d’exporter des marchandises ; ce qui entretient en chaque pays, et malgré les réglemens, à peu près la quantité de métaux précieux que réclament tous les besoins du pays.
- ↑ On remarque cependant que les ventes s’opèrent plus aisément, non lorsque la valeur de la monnaie est basse, mais pendant qu’elle décline, comme lorsqu’on émet une trop grande quantité de papier-monnaie ; mais cet avantage, si c’en est un, ne s’obtient pas au moyen de ce qu’on nomme une balance favorable ; car le commerce n’a garde de porter des métaux dans un pays où leur valeur décline.
On ne sera peut-être pas fâché de trouver ici, comme éclaircissement sur ce point, une note du traducteur anglais de cet ouvrage. « Il y a, dit-il, deux avantages à l’abondance et au bon marché relatif de la monnaie, et par conséquent de la matière dont elle est faite. 1o Une nation grevée d’une dette, doit désirer ce bon marché, parce qu’il diminue le poids des charges qui pèsent sur la nation, et rend sa libération plus facile, le cas opposé produit un effet contraire. 2o Les classes productives sont intéressées au déclin graduel de la valeur de la monnaie, parce qu’il diminue graduellement le poids du fermage des terres et les intérêts des capitaux prêtés, ainsi que le poids des remboursemens ; ce qui est une récompense acquise au profit des travailleurs, aux dépens des propriétaires oisifs. À la vérité cet avantage ne peut pas durer : tout nouveau capital prêté a une valeur réduite, aussi bien que l’intérêt auquel il donne droit, et tout nouveau bail de ferme est plus élevé en raison de la dépréciation de la monnaie. Mais l’industrie, en attendant, profite de la circonstance, et la production est toujours stimulée par la hausse des prix en argent, et fort malheureuse dans le cas contraire ; témoin la détresse actuelle (en 1831, époque où, en réduisant la somme du papier-monnaie, on fit remonter sa valeur au niveau de celle de l’or). Mais ces avantages de la dépréciation de la monnaie ne sont pas un motif pour qu’un gouvernement la provoque par des moyens forcés : 1o parce que les inconvéniens qui en résultent pour la production l’emportent sur les avantages assignés ici ; 2o parce que des mesures forcées ne sauraient être suivies de l’effet qu’on se promettait, par les raisons déduites par notre auteur avec tant de force et de clarté dans cette digression. Un gouvernement peut cependant être approuvé de tendre aux mêmes avantages par d’autres moyens, soit en favorisant la découverte de nouvelles mines, soit en encourageant les progrès qu’on peut faire dans leur exploitation et dans le traitement des métaux, soit enfin en adoptant des substituts à la monnaie métallique. »
Il n’échappera pas au lecteur cependant que les deux avantages signalés ici par M. Prinsep, ne sont au fond que deux banqueroutes très-mitigées, soit de l’état, soit des particuliers, envers leurs créanciers. (Voyez, sur ce point, l’opinion de M. Th. Tooke, rapportée plus loin, chapitre 26.)
- ↑ Il n’y a que des personnes tout-à-fait étrangères à ce genre de connaissances qui pourraient objecter ici que l’argent n’est jamais à charge, et qu’on trouve toujours aisément, à s’en débarrasser. Rien n’est plus facile, en effet, lorsqu’on consent à en perdre la valeur, ou du moins à l’échanger avec désavantage. Un confiseur peut de même manger ou donner ses bonbons lorsqu’il ne les vend pas ; mais alors il en perd la valeur. Il est à remarquer que l’abondance du numéraire peut s’allier avec la misère publique ; car c’est avec des produits qu’on achète l’argent nécessaire pour acheter du pain. Dans les circonstances défavorables à la production, on manque d’argent, non pas que l’argent soit plus rare, mais parce qu’on crée avec désavantage les produits qui servent à s’en procurer.
- ↑ Un particulier qui fait son inventaire deux années de suite, peut se trouver plus riche la seconde année que la première, quoiqu’il se trouve posséder moins de numéraire lors de son deuxième inventaire. Supposons que le premier contienne les articles suivans :
En terrains et bâtimens 40,000 fr. En machines et mobilier 20,000 En marchandises au cours 3,000 En bonnes créances, les dettes déduites 3,000 Et finalement en espèces 20,000 Le montant de sa propriété sera de 100,000 fr. Supposons encore qu’à l’inventaire suivant, les mêmes articles donnent les sommes suivantes :
En terrains et bâtimens 40,000 fr. En machines et mobilier 23,000 En marchandises au cours 30,000 En bonnes créances, les dettes déduites 10,000 Et finalement en espèces 3,000 Sa propriété, s’élevant à 110,000 fr. Étendez par la pensée, et dans des proportions différentes, cette supposition à tous les particuliers d’un pays, et le pays se trouvera évidemment plus riche ; quoique possédant beaucoup moins de numéraire.
- ↑ Quand on fait sortir des capitaux en prenant des lettres de change sur l’étranger, cela revient exactement au même : on ne fait que se substituer à la place de celui qui y a fait des expéditions de marchandises. Il vous donne le droit d’en recevoir la valeur, et cette valeur reste à l’étranger.
- ↑ On peut voir, au livre III, où il est traité des consommations, que, dans les consommations improductives, les plus lentes sont en général mieux entendues que les plus rapides ; mais ceci n’est pas vrai des consommations reproductives. Ici, les plus rapides sont les meilleures, parce que plus tôt le capital est reproduit, et moins on perd d’intérêts, plus on recommence souvent la production avec le même capital. La rapidité des consommations, d’ailleurs, ne regarde pas particulièrement les marchandises d’importation ; car, sous ce rapport, l’avantage ou l’inconvénient des consommations rapides est le même, soit que les produits viennent du dedans ou qu’ils viennent du dehors.
- ↑ Les tableaux de la balance du commerce anglais, depuis le commencement du dix-huitième siècle jusqu’au papier-monnaie de 1798, présentent chaque année des excédans plus ou moins considérables, reçus en numéraire par l’Angleterre, et dont la totalité se monte à la somme énorme de 317 millions sterling (plus de 8 milliards de francs), En ajoutant à cette somme le numéraire qui se trouvait déjà dans le pays lorsque le siècle a commencé, on trouvera que l’Angleterre, à ce compte, doit posséder un numéraire approchant de bien près 400 millions sterling. Comment se fait-il que les évaluations ministérielles les plus exagérées n’aient pu trouver en Angleterre que 47 millions de numéraire, à l’époque même où il y en avait le plus ? (Voyez ci-dessus, chapitres 3.)
- ↑ Tous se sont conduits d’après la persuasion où ils étaient, en premier lieu, que les métaux précieux sont la seule richesse désirable, tandis qu’ils ne jouent qu’un rôle secondaire dans la production des richesses ; et, en second lieu, qu’il était en leur pouvoir d’en faire entrer d’une manière régulière et constante par des moyens forcés. Nous avons vu, par l’exemple de l’Angleterre (dans la note précédente), combien peu ils y ont réussi. Le spectacle imposant de l’opulence de cette nation n’est donc pas dû à la balance avantageuse de son commerce. À quoi doit-on l’attribuer ? répondra-t-on ; à l’immensité de ses productions. À quoi sont-elles dues ? je le répète : à l’épargne qui a grossi les capitaux des particuliers, au génie de la nation, éminemment porté vers l’industrie et les applications utiles ; à la sûreté des personnes et des propriétés, à la facilité de la circulation intérieure, et à une liberté industrielle qui, malgré ses entraves, est, à tout prendre, supérieure à celle des autres états de l’Europe.
- ↑ David Ricardo, dans un livre qu’il a publié en 1817, sous le titre de Principes de l’Économie politique de l’impôt, observe avec raison, à l’occasion de ce passage, que le gouvernement ne saurait, par une prohibition, élever un produit au-dessus de son taux naturel ; car alors les producteurs de l’intérieur, en se livrant à ce genre de production, en ramèneraient bientôt, par leur concurrence, les profits au niveau de tous les autres. Je dois donc, pour expliquer ma pensée, dire que je regarde le taux naturel d’une marchandise, comme étant le prix le plus bas auquel on peut se la procurer, soit par la voie du commerce ou par toute autre industrie. Si l’industrie commerciale peut la donner à meilleur marché que les manufactures, et si le gouvernement force à la produire par les manufactures, il force dès-lors à préférer une manière plus dispendieuse. C’est un tort qu’il fait à ceux qui la consomment, sans qu’il résulte pour le fabricant indigène un profit équivalent à ce que le consommateur paie de plus ; car la concurrence intérieure force le fabricant à réduire ses profits au taux général des profits qu’on peut faire sur ce genre de manufactures. Il ne jouit d’aucun monopole. C’est sous ce point de vue que la critique de Ricardo est fondée ; mais la mesure que je combats n’en est que plus mauvaise. Elle augmente, au détriment des consommateurs, la difficulté naturelle qui s’oppose à la satisfaction de nos besoins, et c’est sans profit pour personne.
- ↑ Livre III, chap. 7.
- ↑ Il peut être piquant de remarquer à ce sujet que les gens qui établissent les prohibitions, sont au nombre de ceux sur qui leur poids tombe principalement. Ils ne s’en dédommagent souvent que par une autre injustice ; et lorsqu’ils ont l’autorité en main, ils augmentent leurs traitemens. D’autres fois, et lorsqu’ils s’aperçoivent que le monopole pèse spécialement sur eux, ils le font abolir. En 1599, les fabricans de Tours demandèrent à Henri IV de défendre l’entrée des étoffes de soie, d’or et d’argent, que jusqu’à cette époque on avait en totalité tirées de l’étranger. Ils flattaient le gouvernement qu’ils fourniraient à toute la consommation qui se fesait en France de ces étoffes. Henri, beaucoup trop facile sur ce point, comme sur plusieurs autres, leur accorda tout ce qu’ils voulurent ; mais les consommateurs, qui étaient principalement la haute société et les gens de la cour, jetèrent les hauts cris. On leur fesait payer plus cher des étoffes qu’ils achetaient auparavant à meilleur marché, l’édit fut révoqué au bout de six mois. (Voyez les Mémoires de Sully, liv. II.)
- ↑ Bulletin de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, n°4.
- ↑ La convention nationale de France défendit l’entrée des cuirs bruts d’Espagne, sous prétexte qu’ils nuisaient au commerce de ceux de France. Elle ne fit pas attention que la France renvoyait en Espagne ces mêmes cuirs après qu’ils étaient tannés. Les Espagnols, obligés de consommer eux-mêmes leurs cuirs bruts, s’appliquèrent à les tanner, et cette industrie passa en Espagne avec une bonne partie des capitaux et des ouvriers français. Il est presque impossible qu’un gouvernement puisse, je ne dis pas se mêler utilement de l’industrie, mais éviter, quand il s’en mêle, de lui faire du mal.
- ↑ On ne prétend pas dire ici qu’il soit à désirer que tous les genres de connaissances soient répandus dans tous les esprits, mais que chacun n’ait que des idées justes des choses dont il est appelé à s’occuper. Il n’est pas même nécessaire, pour retirer de très-heureux effets des lumières, qu’elles soient généralement et complètement répandues. Le bien qu’on en retire se proportionne à l’extension qu’elles prennent, et les nations jouissent du bonheur à différens degrés, à proportion des justes notions qu’elles se forment des choses qui leur importent le plus.
- ↑ Ce motif lui-même a peu de force ; il a été prouvé que le salpêtre s’accumule d’autant mieux dans un pays pour le moment du besoin, qu’on en tire habituellement davantage de l’étranger ; ce qui n’a pas empêché la législature française de frapper ce produit de droits énormes.
- ↑ Les républiques d’Amérique qui ont, si heureusement pour elles et pour l’Europe, secoué le joug de leurs métropoles, ont ouvert leurs ports aux étrangers ; elles n’ont point exigé de réciprocité, et elles sont plus riches et plus prospères qu’elles n’ont jamais été sous le régime prohibitif. Le commerce et les profits de la Havane ont doublé, dit-on, depuis que, par la force des choses et contre le système de sa métropole, cette colonie espagnole a admis tous les pavillons. Les vieux états de l’Europe ressemblent à ces paysans opiniâtres qui persistent dans leur routine et leurs préjugés, quoiqu’ils voient autour d’eux les bons effets d’un régime mieux entendu.
- ↑ Dans le langage du navigateur, un tonneau est un poids qui équivaut à mille kilogrammes.
- ↑ Richesse des Nations, livre IV, chap. 2.
- ↑ Je suis bien éloigné d’approuver également tous les encouragemens donnés sous le même ministère, et surtout les dépenses faites en faveur de plusieurs établissemens purement de faste, et qui, comme la manufacture des Gobelins, ont constamment coûté plus qu’ils n’ont produit.
- ↑ Dans l’ancien canton de Berne, on obligeait chaque propriétaire, dans la saison des hannetons, à fournir un nombre de boisseaux de ces insectes, proportionné à l’étendue de ses possessions. Les riches propriétaires achetaient ces boisseaux de hannetons à de pauvres gens qui fesaient métier de les prendre, et y réussissaient si bien, que le pays n’était plus exposé à leurs ravages. Mais on m’a assuré que ce soin paternel excitait une singulière espèce de contrebande, et que, par le lac Léman, on transportait des sacs de hannetons de la Savoie dans le pays de Vaud ; et cela prouve combien il est difficile, même aux bons gouvernemens, de faire le bien en se mêlant de la production.
- ↑ Lorsque l’industrie commençait à naître au moyen-âge, et que les négocians se trouvaient exposés aux avanies d’une noblesse avide et peu éclairée, les corps d’arts et métiers furent très-utiles pour procurer à l’industrie l’appui qui résulte d’une association. Ce genre d’utilité a complètement cessé depuis, parce que les gouvermens sont, de nos jours, ou trop éclairés pour altérer les sources qui alimentent leurs finances, ou trop puissans pour être obligés de ménager de telles associations.
- ↑ Rich. des Nat., livre I, chap. 10.
- ↑ Rich. des Nat., livre IV, chap. 7.
- ↑ Baert, Tableau de la Grande-Bretagne, tome I, page 107.
- ↑ Remarques sur les avantages et les désavantages de la France et de la Grande-Bretagne. Le nom de John Nickols, que porte cet ouvrage, paraît être supposé. Barbier, dans son Dictionnaire des anonymes et des pseudonymes, prétend qu’il est d’un employé très-instruit du ministère des affaires étrangères.
- ↑ Que ne se fesait-il recevoir de la communauté ? disent certaines gens toujours prêts à justifier le mal qui se fait d’office. Mais les ferblantiers, juges des admissions, étaient intéressés à écarter un concurrent dangereux. N’est-il pas, d’ailleurs, bien encourageant pour un inventeur, de passer à solliciter des supérieurs, le temps qu’il ne voudrait donner qu’à son art ?
- ↑ Liv. XIX.
- ↑ Colbert, élevé jeune dans le magasin des Mascrani, riches marchands de Lyon, s’y était imbu de bonne heure des principes des manufacturiers. Il fit grand bien au commerce et aux manufactures, parce qu’il leur accorda une protection puissante et éclairée ; mais, tout en les affranchissant d’une foule d’oppressions, il ne fut pas assez sobre d’ordonnances ; il fit peser sur l’agriculture les encouragemens qu’il donna aux fabriques, et les profits brillans de certains monopoles furent payés par le peuple. Qu’on ne s’y méprenne pas : c’est, en grande partie, ce système, plus ou moins suivi depuis Colbert jusqu’à nos jours, qui a procuré à la France de très-grandes fortunes et une très-grande misère ; des manufactures florissantes sur quelques points du territoire, et des chaumières hideuses sur mille autres : ce ne sont point ici des abstractions ; ce sont des faits, dont l’étude des principes donne l’explication.
- ↑ On a faussement attribué cet effet à la liberté introduite par la révolution ; on voit, dans le Tableau du Commerce de la Grèce, par Félix Beaujour, qu’il date de plus loin, malgré les réglemens.
- ↑ « Chaque mouvement que le législateur fait pour restreindre la liberté des actions des hommes, emporte toujours une portion de l’activité du corps politique, et nuit à la reproduction naturelle. » Verri, Réflexions sur l’Économie politique, chap. 12.
- ↑ Voyez les lois du 7 janvier et 23 mai 1791, du 20 septembre 1792, et l’arrêté du gouvernement du 5 vendéminaire an IX.
- ↑ C’est ce qui a été prouvé par les relations commerciales des États-Unis avec la Chine. Les négocians des États-Unis se conduisent à Canton avec plus de discrétion, et y sont mieux vus du gouvernement que les agens de la compagnie anglaise. Pendant plus d’un siècle, les Portugais ont fait, sans compagnie, le commerce de l’Asie avec plus de succès qu’aucune autre nation à la même époque.
- ↑ On sait que les Hollandais, maitres du commerce des Moluques, brûlaient une partie des épiceries qui s’y recueillaient, afin d’en soutenir le prix en Europe.
- ↑ Un commerce interlope est une commerce non permis.
- ↑ On se souvient qu’un des directeurs de la compagnie des Indes demandant à La Bourdonnais comment il avait mieux fait ses affaires que celles de la compagnie, celui-ci répondit : C’est que je règle ce qui me concerne selon mes lumières, et que je suis obligé de suivre vos instructions pour ce qui concerne la compagnie.
- ↑ Ce fut sous le règne de Henri IV, en 1604, que fut établie en France la première compagnie pour le commerce des Indes orientales. Elle fut formée par un Flamand nommé Gérard-Leroi, et n’eut pas de succès.
- ↑ Taylor, Lettres sur l’Inde.
- ↑ Raynal, Hist. des étab. des Européens dans les Deux-Indes, liv. IV, § 19.
- ↑ Siècle de Louis XV.
- ↑ Voyez ci-après le chapitre 11 du livre II.
- ↑ Lamarre, grand partisan des réglemens administratifs, nommé par le gouvernement, dans les disettes de 1699 et 1709, pour faire des recherches de grains et déjouer les accapareurs, convient lui-même, dans son Traité de la Police, supplément au tome II qu’il ne trouve pas vingt-cinq muids de blé à saisir.
- ↑ Le ministre de l’intérieur, dans un rapport fait en décembre 1817, convient que les marchés ne se trouvèrent jamais plus dépourvus qu’après un décret du 4 mai 1812, qui prohibait toute vente faite hors des marchés. Les consommateurs, ne pouvant se pourvoir qu’au marché, s’y précipitaient en foule, et les fermiers, qu’on forçait à vendre au-dessous du cours, prétendaient tous n’avoir rien à vendre.
- ↑ Les mêmes effets sont de tous les lieux comme de tous les temps, lorsqu’en l’année 562 de notre ère, l’empereur Julien fit vendre à Antioche, à bas prix, 420 mille mesures (modii) de blé qu’il tira de Chalcis et Égypte, cette distribution fit cesser les approvisionnemens du commerce, et la disette augmenta. (Voyez Gibbon, ch. 24.) Les principes de l’économie politique n’ont pas changé et ne changeront pas ; mais à une certaine époque on les ignore, à une autre époque on les connaît.
La capitale de l’empire romain manquait toujours de subsistances quand les princes y cessaient leurs distributions gratuites, aux frais du monde entier ; et c’était par la raison même qu’on y fesait des distributions gratuites, qu’on y manquait de grains.
- ↑ La guerre est une grande cause de famine, parce qu’elle nuit à la production et gaspille les produits. Il dépendrait de l’homme d’écarter ce fléau ; mais on ne peut se flatter de voir les guerres plus rares, qu’autant que les gouvernans deviendront très-éclairés sur leurs vrais intérêts comme sur ceux du public, et que les peuples n’auront plus l’imbécilité d’attacher de la gloire à des dangers courus sans nécessité.
- ↑ Je ne fais aucune attention à ces grands mots : Soins paternels, sollicitude bienfaits du gouvernement, qui n’ajoutent jamais rien aux moyens de l’administration, ni au soulagement des peuples. La sollicitude du gouvernement ne peut jamais être mise en doute ; il est intéressé plus que personne à la durée d’un ordre social dont il recueille les principaux fruits ; et, quant à ses bienfaits, on ne peut les vanter sans niaiserie : quels bienfaits peut répandre l’administration, si ce n’est aux dépens des administrés ?
- ↑ La routine, toute-puissante sur les esprits médiocres, qui forment le grand nombre, surtout dans les basses classes, rend fort difficile l’introduction de nouveaux alimens. J’ai vu, dans certaines provinces de France, une répugnance des plus marquées pour manger des pâtes façon d’Italie, qui sont pourtant une excellente nourriture, et qui offrent un fort bon moyen de conserver les farines ; et, sans les disettes qui ont accompagné nos troubles politiques, la culture et l’usage des pommes de terre pour la nourriture des hommes, n’auraient point encore pénétré dans plusieurs cantons où elles sont maintenant d’une grande ressource. Elles réussiraient plus généralement encore, si l’on mettait à leur culture un soin plus soutenu qui les empêchât de dégénérer et surtout si l’on s’imposait la loi de les renouveler régulièrement de graines.
- ↑ On voit dans Humboldt (Essai politique sur la Nouvelle-Espagne, ch. 9), que la même étendue de terrain produit :
en bananes, un poids de 106,000 kilogrammes, en pommes de terre 2,400 kil., en froment 800 kil.
Les bananiers donnent donc un produit 155 fois plus considérable que le froment, et 44 fois plus que la pomme de terre, sauf pourtant la partie aqueuse.
Dans un pays fertile, au Mexique, un demi-hectare, cultivé en bananes de la grande espèce, peut nourrir plus de cinquante individus, tandis qu’en Europe le même terrain, en supposant le huitième grain, ne donne par an que 576 kilogrammes de farine de froment, quantité insuffisante pour la nourriture de deux individus. Aussi, rien ne frappe plus l’Européen récemment arrivé dans la zone torride, que l’étendue extrêmement bornée des terrains cultivés autour d’une cabane qui renferme une famille nombreuse d’indigènes.
- ↑ Le même auteur nous dit qu’à Saint-Domingue on évalue le produit d’un carreau de terre qui a 5,405 toises carrées, à 4 milliers de sucre ; et que tout le sucre que l’on consommait en France, en l’évaluant à 20 millions de kilogrammes, pourrait être produit sur un terrain de sept lieues carrées. Il faudrait plus de terrain maintenant que la consommation de la France est plus que doublée. Mais, pour fournir l’Europe de denrées équinoxiales, de quelle ressource ne seraient pas, si l’on s’y prenait bien, les côtes d’Afrique qui sont si près de nous !
- ↑ Malthus : An Inquiry into the nature and progress of rent. The grounds of an opinion, etc., on foreign corn.
- ↑ Ricardo : An Essay on the influence of the low price of corn, etc.