Traité d’économie politique/1841/Livre 2/Chapitre 10

CHAPITRE X.

Quels sont les effets des Revenus perçus d’une nation dans l’autre.

Une nation ne saurait percevoir chez une autre ses revenus industriels. Le tailleur allemand qui vient travailler en France, y fait ses profits, et l’Allemagne n’y a point de part. Mais si ce tailleur a le talent d’amasser un capital quelconque, et si, au bout de plusieurs années, il retourne chez lui en l’emportant, il fait à la France le même tort que si un capitaliste français, ayant la même fortune, s’expatriait[1]. Il fait le même tort par rapport à la richesse nationale, mais non pas moralement ; car je suppose qu’un français qui sort de sa patrie lui ravit une affection et un concours de forces qu’elle n’était pas en droit d’attendre d’un étranger.

Quant à la nation au sein de laquelle rentre un de ses enfans, elle fait la meilleure de toutes les acquisitions ; c’est pour elle une acquisition de population, une acquisition de profits industriels, et une acquisition de capitaux. Cet homme ramène un citoyen et en même temps de quoi faire vivre un citoyen.

À l’égard des capitaux prêtés d’un pays à un autre, il n’en résulte d’autre effet, relativement à leur richesse respective, que l’effet qui résulte pour deux particuliers d’un prêt et d’un emprunt qu’ils se font. Si la France emprunte à la Hollande des fonds et qu’elle les consacre à des usages productifs, elle gagne les profits industriels et territoriaux qu’elle fait au moyen de ces fonds ; elle gagne même en payant des intérêts, tout comme un négociant, un manufacturier, qui emprunte pour faire aller son entreprise, et à qui il reste des bénéfices, même après avoir payé l’intérêt de son emprunt.

Mais si un état emprunte à un autre, non pour des usages productifs, mais pour dépenser ; alors le capital qu’il a emprunté ne lui rapporte rien, et son revenu demeure grevé des intérêts qu’il paie à l’étranger. C’est la situation où s’est trouvée la France quand elle a emprunté aux Gênois, aux Hollandais, aux Génevois, pour soutenir des guerres ou subvenir aux profusions de la cour. Toutefois il valait mieux, même pour dissiper, emprunter aux étrangers qu’aux nationaux, parce qu’au moins cette partie des emprunts ne diminuait pas les capitaux productifs de la France. De toute manière, le peuple français payait les intérêts[2] ; mais quand il avait prêté les capitaux, il payait les intérêts tout de même, et de plus il perdait les profits que son industrie et ses terres auraient pu faire par le moyen de ces mêmes capitaux.

Pour ce qui est des fonds de terres possédés par des étrangers résidant à l’étranger, le revenu que donnent ces fonds de terre est un revenu de l’étranger, et cesse de faire partie du revenu national ; sauf toutefois pour la portion de l’impôt qu’il supporte. Mais qu’on y prenne garde : les étrangers n’ont pas pu acquérir sans envoyer un capital égal en valeur à la terre acquise ; ce capital est un fonds non moins précieux qu’un fonds de terre ; et il l’est plus pour nous, si nous avons des terres à mettre en valeur et peu de capitaux pour faire valoir notre industrie. L’étranger, en fesant un achat de terres, a changé avec nous un revenu capital dont nous profitons, contre un revenu foncier qu’il perçoit ; un intérêt d’argent contre un fermage ; et si notre industrie est active, éclairée, nous retirons plus par cet intérêt que nous ne retirions par le fermage ; mais il a donné un capital mobile et susceptible de dissipation, contre un capital fixe et durable. La valeur qu’il a cédée a pu s’évanouir par défaut de conduite de notre part ; la terre qu’il a acquise est restée, et, quand il voudra, il vendra la terre et en retirera chez lui la valeur.

On ne doit donc nullement craindre les acquisitions de biens-fonds faites par les étrangers, quand le prix de l’acquisition doit être employé reproductivement. Quant à la forme sous laquelle un revenu perçu chez un peuple passe chez un autre, soit qu’on fasse venir ce revenu en espèces monnayées, en lingots ou en toute autre marchandise, cette considération n’est d’aucune importance ni pour un pays ni pour l’autre, ou plutôt il leur est important de laisser les particuliers retirer ces valeurs sous la forme qui leur convient le mieux, parce que c’est indubitablement celle qui convient le mieux aux deux nations ; de même que dans leur commerce réciproque, la marchandise que les particuliers préfèrent exporter ou importer, est aussi celle qui convient le mieux à leurs nations respectives.

Les agens de la compagnie anglaise dans l’Inde retirent de ce vaste pays, soit des revenus annuels, soit une fortune faite, dont ils reviennent jouir en Angleterre : ils se gardent bien de retirer cette fortune en or ou en argent, car les métaux précieux valent bien plus en Asie qu’en Europe ; ils la convertissent en marchandises de l’Inde, sur lesquelles ils font encore un profit lorsqu’elles sont arrivées en Europe ; ce qui fait qu’une somme d’un million, qu’ils emportent, leur vaut peut-être douze cent mille francs et plus, lorsqu’ils sont rendus à leur destination. L’Europe acquiert, par cette opération, douze cent mille francs, et l’Inde ne perd qu’un million. Si les déprédateurs de l’Inde voulaient que ces douze cent mille francs fussent apportés en espèces, ils seraient obligés d’emporter hors de l’Indoustan quinze cent mille francs, peut-être, qui, rendus en Angleterre, n’en vaudraient plus que douze cent mille. On a beau percevoir une somme en espèces, on ne la transporte que changée en la marchandise qui convient le mieux pour la transporter[3]. Tant qu’il est permis de tirer d’un pays une marchandise quelconque (et cette exportation y est toujours vue avec faveur), on tire de ce pays, sans difficulté, tous les revenus et tous les capitaux qu’on y perçoit. Pour qu’un gouvernement pût l’empêcher, il faudrait qu’il pût interdire tout commerce avec l’étranger ; et encore, il resterait la fraude. Aussi est-ce une chose vraiment risible, aux yeux de l’économie politique, que de voir des gouvernemens enfermer dans leurs possessions le numéraire dans la vue d’y retenir les richesses.

S’ils parvenaient à clore leurs frontières de façon à intercepter la sortie de toutes les choses qui ont une valeur, ils n’en seraient pas plus avancés ; car les libres communications procurent bien plus de valeurs qu’elles n’en laissent échapper. Les valeurs ou les richesses sont fugitives et indépendantes par leur nature. On ne saurait les enfermer ; elles s’évanouissent au milieu des liens, et grandissent en pleine liberté.


  1. Cependant, si ce capital est le fruit des économies de l’artisan, en l’emportant il ne ravit pas à la France une partie des richesses qu’elle possédait sans lui. S’il était resté en France, la masse de capitaux français se serait trouvée accrue du montant de cette accumulation ; mais lorsqu’il emporte sa réserve, des valeurs de sa propre création, il n’en fait tort à personne, et par conséquent il n’en fait pas tort au pays.
  2. On verra dans le Livre suivant que les intérêts étaient aussi bien perdus, soit qu’ils fussent en France, soit qu’ils le fussent à l’étranger.
  3. Raynal dit que la compagnie anglaise, tirant des revenus du Bengale, et venant les consommer en Europe, finira par épuiser le pays de numéraire, parce qu’elle seule y fait le commerce et qu’elle n’y en porte point. Raynal se trompe. Les négocians portent aux Indes des métaux précieux, parce qu’ils y valent plus qu’en Europe ; et, par cette raison même, les employés de la compagnie, qui font des fortunes en Asie, se gardent bien d’en rapporter du numéraire.
    Que si l’on disait que les fortunes transportées en Europe y sont moins solides et plus faciles à dissiper étant en marchandises, que si elles étaient en numéraire, on se tromperait encore. La forme sous laquelle se trouvent les valeurs ne fait rien à la solidité ; une fois transportées en Europe, elles peuvent être changées en numéraire, ou en belles et bonnes terres. L’essentiel, comme dans le commerce entre nations, n’est point la forme sous laquelle circulent les valeurs ; c’est leur montant.