Traité d’économie politique/1841/Livre 1/Chapitre premier

LIVRE PREMIER

DE LA PRODUCTION DES RICHESSES.

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CHAPITRE PREMIER.

Ce qu’il faut entendre par production.

Les hommes jouissent de certains biens que la nature leur accorde gratuitement, tels que l’air, l’eau, la lumière du soleil ; mais ce ne sont pas ces biens auxquels, dans l’acception commune, ils donnent le nom de richesses. Ils le réservent pour ceux qui ont une valeur qui leur est propre, et qui sont devenus la propriété exclusive de leurs possesseurs, tels que des terres, des métaux, des monnaies, des grains, des étoffes, des marchandises de toutes les sortes. Si l’on donne aussi le nom de richesses à des contrats de rentes, à des effets de commerce, il est évident que c’est parce qu’ils renferment un engagement pris de livrer des choses qui ont une valeur par elles-mêmes. La richesse est en proportion de cette valeur : elle est grande, si la somme des valeurs dont elle se compose est considérable ; elle est petite, si les valeurs le sont.

Suivant l’usage ordinaire, on n’appelle riches que les personnes qui possèdent beaucoup de ces biens ; mais lorsqu’il s’agit d’étudier comment les richesses se forment, se distribuent et se consomment, on nomme également des richesses les choses qui méritent ce nom, soit qu’il y en ait beaucoup ou peu ; de même qu’un grain de blé est du blé, aussi bien qu’un sac rempli de cette denrée.

La valeur de chaque chose est arbitraire et vague tant qu’elle n’est pas reconnue. Le possesseur de cette chose pourrait l’estimer très-haut, sans en être plus riche. Mais du moment que d’autres personnes consentent à donner en échange, pour l’acquérir, d’autres choses pourvues de valeur de leur côté, la quantité de ces dernières que l’on consent à donner, est la mesure de la valeur de la première ; car on consent à en donner d’autant plus, que celle-ci vaut davantage[1].

Parmi les choses qui peuvent être données en échange de celle qu’on veut acquérir, se trouve la monnaie. La quantité de monnaie que l’on consent à donner pour obtenir une chose, se nomme son prix ; c’est son prix courant dans un lieu donné, à une époque donnée, si le possesseur de la chose est assuré de pouvoir en obtenir ce prix-là, au cas qu’il veuille s’en défaire.

Or, la connaissance de la vraie nature des richesses ainsi désignées, des difficultés qu’il faut surmonter pour s’en procurer, de la marche qu’elles suivent en se distribuant dans la société, de l’usage qu’on en peut faire, ainsi que des conséquences qui résultent de ces faits divers, compose la science qu’on est maintenant convenu d’appeler l’économie politique.

La valeur que les hommes attachent aux choses, a son premier fondement dans l’usage qu’ils en peuvent faire. Les unes servent d’alimens, les autres de vêtemens ; d’autres nous défendent de la rigueur du climat, comme les maisons ; d’autres, telles que les ornemens, les embellissemens, satisfont des goûts qui sont une espèce de besoin. Toujours est-il vrai que si les hommes attachent de la valeur à une chose, c’est en raison de ses usages : ce qui n’est bon à rien, ils n’y mettent aucun prix[2].

Cette faculté qu’ont certaines choses de pouvoir satisfaire aux divers besoins des hommes, qu’on me permette de la nommer utilité.

Je dirai que créer des objets qui ont une utilité quelconque, c’est créer des richesses, puisque l’utilité de ces choses est le premier fondement de leur valeur, et que leur valeur est de la richesse[3].

Mais on ne crée pas des objets : la masse des matières dont se compose le monde, ne saurait augmenter ni diminuer. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de reproduire ces matières sous une autre forme qui les rende propres à un usage quelconque qu’elles n’avaient pas, ou seulement qui augmente l’utilité qu’elles pouvaient avoir. Alors il y a création, non pas de matière, mais d’utilité ; et comme cette utilité leur donne de la valeur, il y a production de richesses.

C’est ainsi qu’il faut entendre le mot production en économie politique, et dans tout le cours de cet ouvrage. La production n’est point une création de matière, mais une création d’utilité. Elle ne se mesure point suivant la longueur, le volume ou le poids du produit, mais suivant l’utilité qu’on lui a donnée.

De ce que le prix est la mesure de la valeur des choses, et de ce que leur valeur est la mesure de l’utilité qu’on leur a donnée, il ne faudrait pas tirer la conséquence absurde qu’en fesant monter leur prix par la violence, on accroît leur utilité. La valeur échangeable, ou le prix, n’est une indication de l’utilité que les hommes reconnaissent dans une chose, qu’autant que le marché qu’ils font ensemble n’est soumis à aucune influence étrangère à cette même utilité ; de même qu’un baromètre n’indique la pesanteur de l’atmosphère qu’autant qu’il n’est soumis à aucune action autre que celle de la pesanteur de l’atmosphère.

En effet, lorsqu’un homme vend à un autre un produit quelconque, il lui vend l’utilité qui est dans ce produit ; l’acheteur ne l’achète qu’à cause de son utilité, de l’usage qu’il en peut faire. Si, par une cause quelconque, l’acheteur est obligé de le payer au-delà de ce que vaut pour lui cette utilité, il paie une valeur qui n’existe pas, et qui, par conséquent, ne lui est pas livrée[4].

C’est ce qui arrive quand l’autorité accorde à une certaine classe de négocians le privilége exclusif de faire un certain commerce, celui des marchandises de l’Inde, par exemple ; le prix de ces marchandises en est plus élevé, sans que leur utilité, leur valeur intrinsèque soit plus grande. Cet excédant de prix est un argent qui passe de la bourse des consommateurs dans celle des négocians privilégiés, et qui n’enrichit les uns qu’en appauvrissant inutilement les autres exactement de la même somme.

De même, quand le gouvernement met sur le vin un impôt qui fait vendre 15 sous une bouteille qui sans cela se serait vendue 10 sous, que fait-il autre chose que faire passer, pour chaque bouteille, 5 sous de la main des producteurs ou des consommateurs de vin[5] dans celle du percepteur ? La marchandise n’est ici qu’un moyen d’atteindre plus ou moins commodément le contribuable, et sa valeur courante est composée de deux élémens, savoir : en premier lieu, sa valeur réelle fondée sur son utilité, et ensuite la valeur de l’impôt que le gouvernement juge à propos de faire payer pour la laisser fabriquer, passer ou consommer.

Il n’y a donc véritablement production de richesse que là où il y a création ou augmentation d’utilité.

Sachons comment cette utilité est produite.


  1. Je ne présente ici sur les richesses et la valeur des choses, que ce qui est indispensable pour mettre le lecteur en état de comprendre le phénomène de la production des richesses. Les autres traits qui achèvent de caractériser les richesses et les valeurs se montreront au lecteur à mesure qu’il avancera. Quelques écrivains anglais en ont pris occasion d’attaquer mes définitions comme vagues et incomplètes ; mais j’aime mieux m’exposer à cette accusation que de présenter des définitions qui, pour embrasser tous les caractères de la chose définie, rempliraient plusieurs pages et n’offriraient que des abstractions incompréhensibles, jusqu’à ce qu’elles fussent justifiées par des faits qui ne peuvent se développer que subséquemment. Il me suffit que les caractères que j’assigne ici soient les plus saillans, et que, loin d’être effacés, ils se trouvent confirmés par tout ce qui doit suivre. Au Surplus, pour avoir des définitions plus complètes, voyez l’Épitome qui termine cet ouvrage. Là tout peut être compris, parce que, parvenu là, le lecteur a vu sur quoi se fondent les caractères de chaque chose. Relativement aux différentes sortes de richesses et aux questions délicates qui s’élèvent au sujet de la valeur absolue et de la valeur relative des choses, voyez les quatre premiers chapitres du livre II de cet ouvrage.
  2. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner si la valeur que les hommes attachent à une chose est proportionnée ou non à son utilité réelle. La juste appréciation des choses dépend du jugement, des lumières, des habitudes, des préjugés de ceux qui les apprécient. Une saine morale, des notions précises sur leurs véritables intérêts, conduisent les hommes à une juste appréciation des vrais biens. L’économie politique considère cette appréciation comme un fait, et laisse à la science de l’homme moral et de l’homme en société, le soin de les éclairer et de les diriger sur ce point comme dans les autres actes de la vie.
  3. Le traducteur anglais de cet ouvrage (M. Prinsep) me reproche en cet endroit, et en plusieurs autres, de n’avoir pas fait entrer parmi les élémens de la production des richesses, les difficultés de l’exécution des produits (the difficulties of attainment). Il ne s’aperçoit pas que ce qu’il appelle de ce nom, est la même chose que ce que je nomme plus loin les frais de production ; car ces frais ne sont que le prix qu’il faut payer pour surmonter les difficultés de l’exécution.

    Il est très-vrai que le prix courant d’un produit ne saurait, d’une manière suivie, tomber au-dessous des frais de sa production ; personne alors ne voudrait contribuer à sa création ; mais ce ne sont pas les frais que l’on fait pour le produire, qui déterminent le prix que le consommateur consent à y mettre : c’est uniquement son utilité ; car on aurait beau surmonter d’immenses difficultés pour produire un objet inutile, personne ne consentirait à les payer. Quand vous présentez un vase au devant d’une fontaine, ce ne sont pas les bords du vase qui amènent l’eau dont il se remplit, quoique que ce soient les bords du vase qui empêchent le niveau du liquide de baisser au-dessous d’une certaine hauteur.

    On verra plus tard que c’est la même fausse conception de l’origine des valeurs, qui sert de fondement à la doctrine de David Ricardo sur le revenu des terres (the rent of land). Il prétend que ce sont les frais qu’on est obligé de faire pour cultiver les plus mauvaises terres, qui font qu’on paie un fermage pour les meilleures, tandis que ce sont les besoins de la société qui font naître la demande des produits agricoles et en élèvent le prix assez haut pour que les fermiers trouvent du profit à payer au propriétaire le droit de cultiver sa terre.

  4. Ceci recevra de nouveaux développemens. Il nous suffit, quant à présent, de savoir qu’en quelque état que se trouve la société, plus la liberté de produire et de contracter est entière, et plus les prix courans se rapprochent de ta valeur réelle des choses.
  5. Au troisième Livre de cet ouvrage, on verra quelle portion de cet impôt paie le producteur, et quelle portion le consommateur.