Traité d’économie politique/1841/Livre 1/Chapitre 14

CHAPITRE XIV.

Du droit de propriété.

Le philosophe spéculatif peut s’occuper à chercher les vrais fondemens du droit de propriété ; le jurisconsulte peut établir les règles qui président à la transmission des choses possédées ; la science politique peut montrer quelles sont les plus sûres garanties de ce droit ; quant à l’économie politique, elle ne considère la propriété que comme le plus puissant des encouragemens à la multiplication des richesses. Elle s’occupera peu de ce qui la fonde et la garantit, pourvu qu’elle soit assurée. On sent, en effet, que ce serait en vain que les lois consacreraient la propriété, si le gouvernement ne savait pas faire respecter les lois, s’il était au-dessus de son pouvoir de réprimer le brigandage ; s’il l’exerçait lui-même[1] ; si la complication des dispositions législatives et les subtilités de la chicane rendaient tout le monde incertain dans sa possession. On ne peut dire que la propriété existe que là où elle existe non-seulement de droit, mais de fait. C’est alors seulement que l’industrie obtient sa récompense naturelle et qu’elle tire le plus grand parti possible de ses instrumens : les capitaux et les terres.

Il y a des vérités tellement évidentes, qu’il paraît tout-à-fait superflu d’entreprendre de les prouver. Celle-là est du nombre. Qui ne sait que la certitude de jouir du fruit de ses terres, de ses capitaux, de son labeur, ne soit le plus puissant encouragement qu’on puisse trouver à les faire valoir ? Qui ne sait qu’en général nul ne connaît mieux que le propriétaire le parti qu’on peut tirer de sa chose, et que nul ne met plus de diligence à la conserver ? Mais en même temps combien, dans la pratique, ne s’écarte-t-on pas de ce respect des propriétés qu’on juge si avantageux en théorie ! Sur quels faibles motifs n’en propose-t-on pas souvent la violation ! Et cette violation, qui devrait exciter naturellement quelque indignation, qu’elle est facilement excusée par ceux qui n’en sont pas victimes ! Tant il y a peu de gens qui sentent avec quelque vivacité ce qui ne les blesse pas directement, ou qui, sentant vivement, sachent agir comme ils savent penser !

Il n’y a point de propriété assurée partout où un despote peut s’emparer, sans leur consentement, de la propriété de ses sujets. La propriété n’est guère plus assurée, lorsque le consentement n’est qu’illusoire. Si, en Angleterre, où les impôts ne peuvent être établis que par les représentans de la nation, le ministère disposait de la majorité des votes, soit au moyen de l’influence qu’il exerce sur les élections, soit en raison de la multitude de places dont on lui a imprudemment laissé la distribution, alors l’impôt ne serait réellement pas voté par des représentans de la nation ; ceux qu’on qualifierait ainsi ne seraient, dans le fait, que les représentans du ministère ; et le peuple anglais ferait forcément des sacrifices énormes pour soutenir une politique qui ne lui serait nullement favorable[2].

Je remarquerai qu’on peut violer le droit de propriété, non-seulement en s’emparant des produits qu’un homme doit à ses terres, à ses capitaux, ou à son industrie, mais encore en le gênant dans le libre emploi de ces mêmes moyens de production ; car le droit de propriété, ainsi que le définissent les jurisconsultes, est le droit d’user, et même d’abuser. Ainsi, c’est violer la propriété territoriale que de prescrire à un propriétaire ce qu’il doit semer ou planter, que de lui interdire telle culture ou tel mode de culture.

C’est violer la propriété du capitaliste que de lui interdire tel ou tel emploi de capitaux, comme lorsqu’on ne lui permet pas de faire des magasins de blé, ou lorsqu’on l’oblige de porter son argenterie à la monnaie, ou bien qu’on l’empêche de bâtir sur son terrain, ou lorsqu’on lui prescrit la manière de bâtir.

On viole encore la propriété du capitaliste, lorsque, après qu’il a des fonds engagés dans une industrie quelconque, on prohibe ce genre d’industrie, ou qu’on le surcharge de droits tellement onéreux, qu’ils équivalent à une prohibition. C’est ce qui est arrivé sous le gouvernement de Bonaparte relativement au sucre de canne, dont la consommation fut réduite des quatre cinquièmes. Le même gouvernement s’empara de la fabrication exclusive du tabac, au grand détriment de la culture et des manufactures qui s’occupaient de ce produit[3].

C’est violer la propriété industrielle d’un homme que de lui interdire l’usage de ses talens et de ses facultés, si ce n’est dans le cas où ils attentent aux droits d’un autre homme[4].

C’est encore violer la propriété industrielle que de mettre un homme en réquisition pour certains travaux, lorsqu’il a jugé à propos de se consacrer à d’autres travaux ; comme lorsqu’on force un homme qui a étudié les arts ou le commerce, à suivre le métier de la guerre, ou simplement à faire un service militaire accidentel.

Je sais fort bien que le maintien de l’ordre social, qui garantit la propriété, passe avant la propriété même ; mais il ne faut pas que la conservation de l’ordre puisse servir de prétexte aux vexations du pouvoir, ni que la subordination donne naissance au privilège. L’industrie a besoin de garanties contre ces abus, et jamais on ne lui voit prendre un véritable développement dans les lieux où commande une autorité sans contrepoids.

Les contributions publiques, même lorsqu’elles sont consenties par la nation, sont une violation des propriétés, puisqu’on ne peut lever des valeurs qu’en les prenant sur celles qu’ont produites les terres, les capitaux et l’industrie des particuliers ; aussi toutes les fois qu’elles excèdent la somme indispensable pour la conservation de la société, il est permis de les considérer comme une spoliation. Il y a quelques autres cas excessivement rares, où l’on peut, avec quelque avantage, intervenir entre le particulier et sa propriété.

C’est ainsi que, dans les pays où l’on reconnaît ce malheureux droit de l’homme sur l’homme, droit qui blesse tous les autres, on pose cependant certaines bornes au pouvoir du maître sur l’esclave ; c’est encore ainsi que la crainte de provoquer le dessèchement des cours d’eau, ou la nécessité de procurer à la société des bois de marine ou de charpente dont on ne saurait se passer, fait tolérer des réglemens relatifs à la coupe des forêts particulières[5] ; et que la crainte de perdre les minéraux qu’enferme le sol, impose quelquefois au gouvernement l’obligation de se mêler de l’exploitation des mines. On sent en effet que, si la manière d’exploiter restait entièrement libre, un défaut d’intelligence, une avidité trop impatiente, ou des capitaux insuffisans, pourraient conseiller à un propriétaire des fouilles superficielles qui épuiseraient les portions les plus apparentes et souvent les moins fécondes d’une veine, et feraient perdre la trace des plus riches filons. Quelquefois une veine minérale passe au-dessous du sol de plusieurs propriétaires, mais l’accès n’en est praticable que par une seule propriété ; il faut bien, dans ce cas, vaincre la volonté d’un propriétaire récalcitrant, et déterminer le mode d’exploitation[6] ; encore n’oserais-je pas répondre qu’il ne fût préférable de respecter son travers, et que la société ne gagnât davantage à maintenir inviolablement les droits d’un propriétaire, qu’à jouir de quelques mines de plus.

Enfin, la sûreté publique exige quelquefois impérieusement le sacrifice de la propriété particulière, et l’indemnité qu’on donne en pareil cas n’empêche pas qu’il n’y ait violation de propriété : car le droit de propriété embrasse la libre disposition du bien ; et le sacrifice du bien, moyennant une indemnité, est une disposition forcée.

Lorsque l’autorité publique n’est pas spoliatrice elle-même, elle procure aux nations le plus grand des bienfaits, celui de les garantir des spoliateurs[7]. Sans cette protection, qui prête le secours de tous aux besoins d’un seul, il est impossible de concevoir aucun développement important des facultés productives de l’homme, des terres et des capitaux ; il est impossible de concevoir l’existence des capitaux eux-mêmes, puisqu’ils ne sont que des valeurs accumulées et travaillant sous la sauvegarde de l’autorité publique. C’est pour cette raison que jamais aucune nation n’est parvenue à quelque degré d’opulence sans avoir été soumise à un gouvernement régulier ; c’est à la sûreté que procure l’organisation politique que les peuples policés doivent, non-seulement les productions innombrables et variées qui satisfont à leurs besoins, mais encore les beaux-arts, les loisirs, fruits de quelques accumulations, et sans lesquels ils ne pourraient pas cultiver les dons de l’esprit, ni par conséquent s’élever à toute la dignité que comporte la nature de l’homme.

Le pauvre lui-même, celui qui ne possède rien, n’est pas moins intéressé que le riche au respect des droits de la propriété. Il ne peut tirer parti de ses facultés qu’à l’aide des accumulations qui ont été faites et protégées ; tout ce qui s’oppose à ces accumulations, ou les dissipe, nuit essentiellement à ses moyens de gagner ; et la misère, le dépérissement des classes indigentes, suit toujours le pillage et la ruine des classes riches. C’est par un sentiment confus de cette utilité du droit de propriété, autant qu’à cause de l’intérêt privé des riches, que, chez toutes les nations civilisées, l’atteinte portée aux propriétés est poursuivie et punie comme un crime. L’étude de l’économie politique est très-propre à justifier et à fortifier cette législation, et elle explique pourquoi les heureux effets du droit de propriété sont d’autant plus frappans, qu’il est mieux garanti par la constitution politique.


  1. La force d’un particulier est si peu de chose, comparée à la force de son gouvernement, que les particuliers n’ont de moyens assurés de se garantir des exactions, des abus d’autorité, que dans les pays où leurs droits sont protégés par la liberté de la presse qui révèle tous les abus, et par une véritable représentation nationale qui les réprime.
  2. Ce passage a été écrite une époque où l’or du peuple anglais contribuait à enchaîner et à abrutir les nations de l’Europe. Postérieurement son cabinet a suivi les conseils d’une politique plus sage, mais qui n’empêche pas que de très-lourds abus ne pèsent sur les classes les plus nombreuses de la société, et ne les exposent à plus de privations que les mêmes classes n’en éprouvent chez des nations moins industrieuses et moins opulentes.
  3. Ce serait mal à propos qu’on dirait : Employez vos constructions, vos ustensiles à une autre manipulation. Telle localité, tels ustensiles étaient très-propres à une exploitation, qui ne sauraient être appliqués à une autre sans une grosse perte.
  4. Les talens industriels sont la plus incontestable des propriétés, puisqu’on les tient immédiatement de la nature et de ses propres soins. Ils établissent un droit supérieur à celui des propriétaires de terre, qui remonte à une spoliation (car on ne peut pas supposer qu’une terre ait toujours été transmise légitimement depuis le premier occupant jusqu’à nos jours) ; un droit supérieur à celui du capitaliste : car, en supposant même que le capital ne soit le fruit d’aucune spoliation, mais d’une accumulation lente pendant plusieurs générations, il faut encore, de même que pour la terre, le concours de la législation pour en consacrer l’hérédité, concours qu’elle a pu n’accorder qu’à certaines conditions. Mais, quelque sacrée que soit la propriété des talens industriels, des facultés naturelles et acquises, elle est méconnue non-seulement dans l’esclavage qui viole ainsi la plus indisputable des propriétés, mais dans bien d’autres cas beaucoup moins rares.

    Le gouvernement viole la propriété que chacun a de sa personne et de ses facultés, lorsqu’il s’empare d’une certaine industrie, comme de celles des agens de change et des courtiers, et qu’il vend à des privilégiés le droit exclusif d’exercer ces fonctions. Il viole encore plus la propriété, lorsque, sous prétexte de la sûreté publique, ou seulement de la sûreté du gouvernement lui-même, il vous empêche de changer de lieu, ou bien lorsqu’il autorise un gendarme, un commissaire de police, un juge à vous arrêter, à vous détenir, tellement que personne n’a la complète certitude de pouvoir disposer de son temps, de ses facultés, ni de terminer une affaire commencée. La sûreté publique serait-elle mieux violée par un brigand que tout tend à réprimer, et qui est toujours si promptement réprimé ?

  5. Peut-être, au reste, que, sans les guerres maritimes dont les unes ont pour cause des vanités puériles, et les autres des intérêts mal entendus ; peut-être, dis-je, que le commerce fournirait à très-bon compte les meilleurs bois de marine, et que l’abus de réglementer les forêts particulières n’est que la conséquence d’un autre abus plus cruel et moins excusable. On peut faire des réflexions du même genre sur les vexations et le monopole auxquels donnent lieu en France l’extraction du salpêtre et la fabrication de la poudre. En Angleterre, où ces abus n’existent pas et où le gouvernement achète sa poudre aux particuliers, il n’en a jamais manqué et elle ne lui revient pas aussi cher.
  6. Le traducteur américain de cet ouvrage observe en cet endroit, dans une note, qu’il convient de se méfier beaucoup des motifs sur lesquels on s’appuie quand il s’agit de gêner une exploitation quelconque ; car des motifs tout aussi spécieux peuvent être allégués pour opposer des entraves à une multitude d’autres travaux.
  7. On peut être dépouillé par la fraude comme par la force, par un jugement inique, par une vente illusoire, par des terreurs religieuses, de même que par la rapacité des gens de guerre, ou par l’audace des brigands.