Traité élémentaire de physique (Haüy)/1803/Chapitre II

ii. DES PROPRIÉTÉS
RELATIVES À CERTAINES FORCES
QUI SOLLICITENT LES CORPS.

1. De la Mobilité.


18. La mobilité est la faculté qu’a un corps de pouvoir être transporté d’un lieu dans un autre. Cet état, que l’on appelle mouvement, suppose l’action d’une cause, à laquelle on a donné le nom de force ou de puissance. Pour que cette cause existe, il n’est pas nécessaire que le corps qu’elle sollicite ait un mouvement réel. Ainsi lorsque deux corps se font équilibre aux deux extrémités du lévier d’une balance, ils sont maintenus dans cet état par des forces réellement existantes, mais dont les effets se détruisent mutuellement, ou se bornent à produire dans les corps une tendance à se mouvoir.

19. Le mouvement est uniforme, lorsque le mobile parcourt toujours le même espace dans le même temps ; il est accéléré ou retardé, lorsque le mobile parcourt dans des temps égaux des espaces qui vont successivement en augmentant ou en diminuant.

De la Vîtesse.


20. Dans le mouvement uniforme, le temps employé à parcourir chaque espace déterminé peut être plus ou moins long, suivant le plus ou moins d’énergie de la force motrice.

21. Pour comparer entre eux les mouvemens de deux corps, dans le cas de l’uniformité, on prend un intervalle de temps ; par exemple, la seconde, pour unité de temps : on choisit de même une unité d’espace, telle que le mètre. De cette manière, on exprime l’espace total qu’a parcouru chaque corps, et le temps employé à le parcourir, par des nombres abstraits, qui indiquent combien de fois ils renferment l’unité de leur espèce ; et en divisant le nombre qui représente l’espace par celui qui représente le temps, on a la vîtesse de chaque corps. Si l’on suppose, par exemple, que l’un des corps ait parcouru trente-cinq mètres en sept secondes, et l’autre vingt-quatre mètres en six secondes, la vîtesse du premier sera , et celle du second , c’est-à-dire, que les vîtesses seront entre elles dans le rapport de 5 à 4.

On voit par là dans quel sens doit être prise la notion que l’on donne de la vîtesse, lorsqu’on dit qu’elle est égale à l’espace divisé par le temps. À la rigueur, on ne peut pas diviser l’une par l’autre deux quantités hétérogènes, telles que l’espace et le temps. Ainsi, le langage dont il s’agit n’est qu’une manière abrégée d’exprimer que la vîtesse est égale au nombre d’unités d’espace divisé par le nombre d’unités de temps, qui mesurent le mouvement d’un corps.

22. Comme les forces ne se manifestent à notre égard que par leurs effets, ce n’est que par les effets qu’elles sont capables de produire que nous pouvons les mesurer. Or, l’effet d’une force est d’imprimer à chaque particule d’un corps une certaine vîtesse. On suppose, dans ce cas, que toutes les particules reçoivent la même vîtesse, et l’effet de la force a pour mesure la vîtesse prise autant de fois qu’il y a de particules dans le corps ; ou, pour abréger, sa mesure est le produit de la masse par la vîtesse. Ce produit est ce qu’on appelle la quantité de mouvement d’un corps.

De l’Inertie.


23. Tous les corps persévèrent d’eux-mêmes dans leur état de repos ou de mouvement uniforme en ligne droite ; en sorte qu’un corps en repos ne peut se mouvoir sans y être sollicité par quelque force, et que de même le mouvement rectiligne uniforme d’un corps ne peut être détruit ou changé sans l’action d’une cause étrangère.

Il suit de là que quand un corps se meut d’un mouvement accéléré ou retardé, on doit supposer l’action d’une force qui intervient à chaque instant pour occasionner une variation dans la vîtesse qui, sans cela, seroit uniforme.

24. Ce que nous venons de dire n’est qu’une manière différente d’énoncer qu’un corps ne peut se donner de mouvement à lui-même, ni rien s’ôter de celui qu’il avoit déjà. On a appelé inertie, ce défaut d’aptitude qu’ont les corps pour apporter d’eux-mêmes un changement dans leur état actuel. Or, on sait qu’un corps, dont l’état vient à changer par l’action d’une force étrangère, ne se prête à cet effet qu’en altérant lui-même l’état de cette force, c’est-à-dire, en lui enlevant une partie de son mouvement. On en a conclu que la persévérance d’un corps, dans son état de repos ou de mouvement uniforme, étoit elle-même l’effet d’une force réelle qui résidoit dans ce corps ; et l’on a envisagé cette force tantôt comme une résistance, en ce qu’elle s’opposoit à l’action de l’autre force pour changer l’état de ce corps, tantôt comme un effort, en ce qu’elle tendoit à apporter du changement dans l’état de l’autre force.

25. Le célèbre Laplace a proposé une manière plus nette et plus naturelle d’envisager l’inertie. Pour concevoir en quoi elle consiste, supposons un corps en mouvement qui rencontre un corps en repos : il lui communiquera une partie de son mouvement ; en sorte que si le premier a, par exemple, une masse double de celle du second, auquel cas sa masse sera les deux tiers de la somme des masses, la vîtesse qu’il conservera sera aussi les deux tiers de celle qu’il avoit d’abord ; et comme l’autre tiers qu’il a cédé au second corps se trouve répandu sur une masse une fois plus petite, les deux corps auront après le choc la même vîtesse. L’effet de l’inertie se réduit donc à la communication que l’un des deux corps fait à l’autre d’une partie de son mouvement ; et parce que ce dernier ne peut recevoir sans que le premier ne perde, on a attribué cette perte à une résistance exercée par le corps qui reçoit. Mais il en est ici à peu près du mouvement comme d’un fluide élastique contenu dans un vase, avec lequel on mettroit en communication un autre vase qui seroit vide ; ce fluide s’introduiroit par sa force expansive dans le second vase, jusqu’à ce qu’il se trouvât distribué uniformément dans les capacités des deux vases : de même un corps qui en choque un autre ne fait, pour ainsi dire, autre chose que verser dans celui-ci une partie de son mouvement ; et il n’y a pas plus de raison pour supposer ici une résistance que dans l’exemple que nous venons de citer.

Il est vrai que quand on frappe avec la main un corps en repos, ou dont le mouvement est moins rapide que celui de cette main, on croit éprouver une résistance ; mais cette illusion provient de ce que l’effet est le même à l’égard de la main, que si elle étoit en repos, et que ce fût le corps qui vint la frapper avec un mouvement en sens contraire.

Nous nous bornons ici à ces notions générales, par rapport à la mobilité ; et nous n’entrerons point dans les détails relatifs aux différentes espèces de mouvement et aux autres résultats, dont la considération appartient aux sciences physico-mathématiques.

2. De la Dureté.


26. La dureté est la résistance qu’un corps oppose à la séparation de ses molécules ; cette propriété dépend de la force de cohésion, ou de celle que les chimistes appellent affinité, jointe à l’arrangement des molécules, à leur figure et aux autres circonstances. Un corps est censé plus dur, à proportion qu’il résiste davantage au frottement d’un autre corps dur, tel qu’une lime d’acier, ou qu’il est plus susceptible d’attaquer tel autre corps sur lequel on le passe lui-même avec frottement. Les lapidaires jugent de la dureté des pierres fines et autres corps qui sont l’objet de leur art, d’après la difficulté qu’ils éprouvent à les user, en les présentant à l’action de la meule.

27. Le diamant est le plus dur de tous les corps connus. Les facettes artificielles qui font ressortir la vivacité de ses reflets sont l’ouvrage du diamant même, et ce n’est qu’à l’aide de sa propre poussière que l’on parvient à l’user et à le tailler.

28. Nous avons indiqué le frottement, plutôt que la percussion, comme étant, en quelque sorte, la mesure de la dureté des corps, parce que la résistance que ceux-ci opposent à la première de ces forces, n’annonce pas toujours celle qu’ils sont capables d’opposer à la seconde. Ainsi le verre, quoique plus dur que le bois, cède plus facilement que lui à la percussion. Le diamant même se divise par l’effort du marteau, tandis que d’autres corps restent entiers dans le même cas. Cette faculté qu’ont certains corps de se prêter plus ou moins à l’effet de la percussion, pour les briser, a été désignée sous le nom de fragilité ; d’où il suit qu’il ne faut pas confondre les corps fragiles avec les corps tendres, qui sont en opposition avec les corps durs. Il n’est peut-être point de corps dont la fragilité contraste plus fortement avec sa dureté, qu’une pierre verdâtre transparente, et très-sensiblement lamelleuse, qui se trouve au Pérou, et à laquelle on a donné le nom d’euclase. Après qu’elle a cédé, avec beaucoup de difficulté, aux efforts que l’on a faits pour l’user, on est surpris de la voir se séparer en éclats, par l’effet d’une assez légère pression.

3. De l’Élasticité et de la Ductilité.


29. L’action d’un corps sur un autre peut être telle, qu’il n’en résulte point l’entière séparation des parties de celui-ci, mais un simple déplacement de ses molécules, dont l’effet est de faire varier sa figure ou même son volume. On appelle en général compressibles, les corps susceptibles de changer de figure par l’action d’une cause extérieure, et les résultats de ce genre d’action donnent naissance à un nouvel ordre de phénomènes qui se soudivisent en deux classes : dans l’une, le corps qui a subi le changement a la propriété de revenir de lui-même à sa figure naturelle, dès que la cause qui avoit dérangé ses parties cesse d’agir sur lui. Ainsi une lame d’acier que l’on a courbée, se redresse aussitôt qu’on l’abandonne à elle-même. Cette propriété a été nommée élasticité, et l’on appelle élastiques les corps qui en sont pourvus. Dans l’autre classe, le corps conserve la nouvelle figure qu’il a été forcé de prendre. Ainsi l’inflexion qu’a subie une lame de plomb persévère, lorsque rien n’agit plus sur cette lame. Nous allons donner quelques détails sur ces deux classes de phénomènes.

30. Le retour des corps élastiques à leur forme naturelle ne se fait pas brusquement, et par un mouvement unique en sens contraire de celui qui a produit le changement de forme ; mais les molécules de ces corps font des vibrations qui les transportent successivement au delà et en deçà de leurs premières positions, et qui vont toujours en diminuant, jusqu’à ce que les molécules aient repris ces positions.

Les vibrations dont il s’agit se montrent surtout d’une manière très-marquée dans les cordes de plusieurs instrumens de musique, ainsi que nous l’expliquerons en parlant du son. Elles sont encore très-apparentes dans une lame d’acier fixée par une extrémité, et que l’on courbe en appuyant sur l’extrémité opposée, pour la laisser ensuite jouer en liberté.

31. Le choc d’un corps dur produit des effets analogues sur un globe d’ivoire, quoiqu’ils s’opèrent avec une rapidité qui les rend inappréciables pour nos sens, et que le changement même de figure que subit le globe ne puisse être aperçu ; mais on parvient à le rendre sensible en laissant tomber le globe sur une tablette de marbre noir bien unie, et enduite d’une légère couche d’huile. Lorsqu’ensuite on regarde obliquement cette tablette, on voit ; à l’endroit du contact, une tache ronde, dont le diamètre est plus ou moins considérable, suivant la hauteur d’où le globe est tombé. Or, il est évident que ce corps, en conservant sa figure, n’auroit pu toucher la table que par un point ; et quoique le marbre, de son côté, puisse éprouver une dépression, et se rétablir aussitôt, il n’est pas douteux que le globe lui-même ne contribue pour beaucoup à la formation de la tache par son changement de figure ; en sorte que cette expérience offre une double preuve de l’effet que nous considérons.

32. Voici maintenant de quelle manière on doit concevoir le rétablissement de figure qui se fait dans le globe par une gradation imperceptible et presque instantanée : au moment du choc, les parties les plus voisines du contact sont refoulées vers le centre, tandis que les parties les plus éloignées s’avancent par un mouvement contraire ; d’où il suit que le globe prend une forme aplatie dans le sens de son axe vertical, et allongée dans le sens de son axe horizontal. Lorsqu’ensuite le débandement commence, il se fait un nouveau changement de figure opposé au premier, en sorte que le globe s’allonge dans le sens de l’axe vertical, et les deux changemens de figure continuent de se succéder, en passant par des degrés décroissans, jusqu’à ce que le corps se trouve ramené à la forme globuleuse qu’il avoit avant le choc.

C’est en conséquence du débandement qui suit le choc, que le globe, après avoir frappé la table de marbre, rejaillit en remontant vers le point d’où on l’a laissé tomber. Lorsque deux corps élastiques se choquent, le débandement leur imprime des vîtesses en sens contraire du mouvement qui les avoit portés l’un vers l’autre. Les géomètres ont représenté par des formules les rapports de ces vîtesses dans les différens cas auxquels s’étend le phénomène.

33. Il existe un certain nombre de corps qui sont en même temps très-durs et très-élastiques, en sorte que les deux qualités paroissent avoir beaucoup de rapports entre elles. On sait à quel point l’une et l’autre s’accroissent dans l’acier, par l’opération de la trempe.

34. L’élasticité, qui varie entre des limites très-étendues dans les corps solides, dont plusieurs la possèdent à un si haut degré, tandis que les autres paroissent en être dépourvus, devient sensiblement nulle dans tous les corps liquides, au moins à en juger par la résistance qu’ils opposent à la compression, ainsi que nous le dirons en parlant de l’eau ; mais le passage à l’état gazeux détermine, dans tous les corps qui l’ont subi, une vertu élastique si marquée et si générale, qu’ils en ont reçu le nom de fluides élastiques. Les molécules de ces fluides sont comme autant de petits ressorts qui se bandent, lorsqu’une cause quelconque agit pour resserrer une masse de l’un de ces mêmes fluides dans un espace plus étroit que celui qu’elle occupoit, et qui ensuite se rétablissent lorsque la compression cessant d’avoir lieu, la masse de fluide reprend, en se dilatant, la place qu’elle avoit cédée.

35. La plupart des physiciens qui ont essayé de donner une théorie de l’élasticité, ont surtout considéré que quand on bande un corps élastique, par exemple un arc, les particules situées du côté convexe s’éloignent les unes des autres, tandis que celles qui sont du côté concave se rapprochent. Mais de toutes les causes dont on a fait dépendre le rétablissement du corps dans son premier état, telles que l’attraction, la résistance d’une matière subtile particulière, disséminée entre les molécules du corps, l’action du calorique, il n’en est aucune qui conduise à une explication satisfaisante du phénomène.

36. C’est à l’élasticité que nous devons une grande partie des services que nous rend le fer converti en acier et travaillé par les arts. C’est d’elle qu’empruntent leur force les ressorts en spirale qui animent les montres et autres machines destinées à nous donner la mesure du temps. Mais ici l’affoiblissement du ressort, pendant qu’il se débande, deviendroit une cause de retard, relativement à un mouvement dont l’essence consiste dans son uniformité. Pour obvier à cet inconvénient, on donne à la fusée sur laquelle est enveloppée la chaîne tirée par le ressort, la forme d’un cône tronqué, dans lequel le rapport entre les diamètres des cercles parallèles aux bases est combiné avec les variations de la force motrice. Dans le premier moment où cette force jouit de toute son intensité, la partie de la chaîne qu’elle tire repose sur la spire la plus étroite de la fusée, et à mesure qu’ensuite le ressort s’affoiblit, les spires auxquelles répondent les parties de la chaîne qui se développent, vont en s’élargissant. Ainsi, d’une part, le bras de lévier sur lequel agit la résistance du rouage, reste le même, puisqu’il n’est autre chose que le rayon de la roue de fusée, dont le mouvement se communique de proche en proche jusqu’aux aiguilles. D’une autre part, le bras de lévier sur lequel s’exerce la puissance du moteur, à l’endroit qu’abandonne la chaîne en se développant, s’allonge continuellement ; en sorte que la puissance motrice regagne, à chaque instant, par cet allongement, ce qu’elle perd en intensité, et tout marche comme si les deux bras de lévier étoient parfaitement égaux. Toute la mécanique est pleine d’applications également intéressantes et ingénieuses de la force de ressort : c’est à elle qu’obéissent les pièces qui déterminent, en un clin d’œil, l’explosion des armes à feu portatives, les lames flexibles qui amollissent le mouvement des voitures, et les rendent d’un usage si commode, et les cordes de différens instrumens, dont les vibrations, combinées avec celles de l’air, diversifient les plaisirs de l’oreille.

37. Il n’est point de corps dont l’élasticité soit parfaite, et peut-être n’en est-il aucun qui soit entièrement dépourvu de cette qualité. Mais ici, comme par rapport à un grand nombre d’autres phénomènes, nous nous arrêtons à la limite où une qualité cesse d’être appréciable, et nous regardons comme non élastiques les corps qui, après avoir été comprimés et forcés de changer de figure, restent dans le même état, ou qui résistent absolument à la compression.

38. On a donné le nom de ductilité à la facilité qu’ont les premiers corps, et particulièrement certains métaux, de s’aplatir par la pression ou par la percussion, de manière à conserver la figure qu’ils ont prise en vertu de l’une de ces deux forces. Les molécules, dans ce cas, glissent les unes sur les autres, en sorte que les points de contact, quoique déplacés, restent toujours à des distances assez petites pour que l’adhérence continue d’avoir lieu.

39. En comparant l’élasticité, la ductilité et la dureté dans les six métaux les plus connus, on trouve que l’ordre des élasticités suit celui des duretés ; et telle est la succession de ces métaux, en commençant par celui qui possède les deux qualités au plus haut degré, fer, cuivre, argent, or, étain et plomb. Les ductilités, relativement aux quatre premiers métaux, suivent une marche inverse de celle des autres propriétés, en sorte que l’ordre est celui-ci : or, argent, cuivre et fer. Mais l’étain tient le cinquième rang, et le plomb le sixième, relativement aux trois propriétés à la fois ; en sorte que ces deux métaux sont les plus tendres, les moins élastiques et les moins ductiles de tous. C’est que le défaut de jeu nécessaire entre les molécules, pour produire la ductilité, peut provenir également et de la grande force d’adhérence qui a lieu dans les corps durs, et de la facilité avec laquelle cette adhérence peut être totalement rompue dans les corps tendres.

40. Il y a des corps qui sont ductiles à chaud et à froid : de ce nombre sont encore les métaux ; quelques-uns, tels que le verre, acquièrent de la ductilité par la chaleur ; d’autres enfin, tels que l’argile, deviennent ductiles par l’interposition d’un liquide entre leurs molécules.

41. La ductilité, qui est une qualité précieuse dans les métaux, quand il s’agit de les étendre et de les appliquer sur la surface des corps, ce qui a lieu surtout par rapport à l’or, le plus ductile de tous, devient, au contraire, un inconvénient lorsqu’on les emploie en masse ; et les ouvrages faits avec ces métaux, façonnés dans leur état naturel, n’auroient pas assez de consistance, et seroient sujets à se déformer et à perdre le fini que la main de l’art leur a donné. On y remédie en alliant avec le métal que l’on emploie, un autre métal dont les molécules interposées entre les siennes, en diminuent le jeu, et les lient plus fortement les unes aux autres. Au moyen de ces alliages, les arts parviennent à rendre les métaux plus durs ou plus sonores ; ils en modifient à leur gré les propriétés, et les transforment en d’autres métaux intermédiaires, dont la diversité est assortie à celle de nos usages.

4. De la Pesanteur.


42. On a donné le nom de pesanteur ou de gravité, à la force en vertu de laquelle un corps abandonné à lui-même se précipite vers la terre.

43. Les anciens philosophes ont imaginé divers systèmes pour remonter jusqu’à la cause de ce phénomène, si simple aux yeux du vulgaire, qui trouve tout naturel qu’un corps tombe dès qu’il n’est plus soutenu. De tous ces systèmes, le plus ingénieux et le plus séduisant a été celui de Descartes, qui faisoit dépendre la chute des corps du mouvement de la matière subtile dont le tourbillon circuloit autour de la terre. Toutes les parties de ce tourbillon ayant une force centrifuge qui les sollicitoit à s’éloigner de la terre, forçoient les corps à se mouvoir de haut en bas, dans une direction contraire à celle de cette force. Mais en supposant même l’existence des tourbillons, que personne n’admet plus aujourd’hui, l’explication de Descartes avoit contre elle plusieurs difficultés insolubles, dont l’une consistoit en ce qu’un corps placé dans le plan d’un parallèle à l’équateur, devroit descendre obliquement à la surface de la terre, vers le point de l’axe auquel répondroit le centre du parallèle dont il s’agit, au lieu que la direction de la pesanteur est partout perpendiculaire à la même surface. Ce système de Descartes a disparu devant la théorie de la gravitation universelle, dont le nom seul exprime l’effort sublime à l’aide duquel le génie de Newton a fait rentrer les mouvemens célestes et les plus grands phénomènes de la nature dans le domaine de la pesanteur.

De la différence entre la Pesanteur et le Poids.


44. La pesanteur doit être envisagée comme agissant également à chaque instant sur chacune des molécules d’un corps. Il résulte d’abord de ce principe, que la vîtesse qu’elle imprime à un corps qui tombe, ne dépend pas de la masse de ce corps ; elle est, par rapport à l’ensemble de toutes les molécules du corps, la même qu’elle seroit pour chaque molécule détachée de la masse. Que cette masse soit plus grande ou plus petite, il s’ensuivra seulement qu’il y a plus ou moins de molécules animées de la même vîtesse ; mais la vîtesse commune n’en sera ni augmentée ni diminuée. Cependant nous ne voyons pas tous les corps tomber avec la même vîtesse, et arriver dans des temps égaux à la surface de la terre, en les supposant partis de la même hauteur. Nous allons donner la raison de cette différence, après que nous aurons établi la distinction qui existe entre la pesanteur d’un corps, et ce qu’on appelle proprement le poids de ce corps. La pesanteur se mesure, ainsi que nous venons de le dire, par la vîtesse qu’elle imprime à chaque molécule d’un corps, et cette vîtesse est indépendante du nombre des molécules ; mais le poids d’un corps se mesure par l’effort qu’il faut faire pour soutenir ce corps et l’empêcher de tomber. Or, cet effort est d’autant plus considérable, qu’il y a dans ce corps plus de molécules animées de la même vîtesse : et ainsi le poids a proprement pour expression le produit de la masse par la vîtesse, d’où il suit qu’il varie dans le même rapport que la masse, relativement aux corps que nous pesons, parce que ces corps sont censés être sollicités par des vîtesses égales. Il est facile de concevoir maintenant pourquoi, parmi les corps abandonnés à eux-mêmes, ceux qui ont plus de masse tombent plus vîte de la même hauteur, que ceux dont la masse est moins considérable. Cette différence provient de la résistance de l’air, qui est plus grande à l’égard des corps qui ont moins de masse ; car si nous supposons, par exemple, deux balles de même diamètre, l’une de plomb, l’autre de liége, qui commencent à tomber en même temps, ces deux balles présentant des surfaces égales à la résistance de l’air, on aura ainsi deux résistances égales, appliquées à deux corps animés de la même vîtesse initiale ; d’où il suit que la résistance de l’air enlèvera à la balle de liége, qui a la plus petite quantité de mouvement, une portion plus grande de vîtesse, que celle qui sera perdue dans le même temps par la balle de plomb ; et la première, continuant de perdre à chaque instant plus que la seconde, se trouvera toujours plus en retard.

45. Galilée, à qui étoit réservée la gloire de préparer de loin la théorie de Newton, par la découverte de la loi à laquelle est soumise l’accélération des graves ; Galilée, dis-je, ayant fait tomber d’une grande hauteur différentes boules d’or, de plomb, de cuivre, de porphyre, avec une boule de cire, observa que tous ces corps employoient presque le même temps pour arriver à terre. La boule de cire, la seule qui fut sensiblement en retard, n’étoit plus qu’à quatre pouces de terre à la fin de la chute des autres corps. Galilée, considérant que cette différence étoit bien éloignée d’être proportionnelle à celle des poids, en conclut qu’elle dépendoit uniquement de la résistance de l’air. Cette conjecture a été vérifiée depuis par des expériences directes, qui consistent à faire tomber du haut d’un tube, sous lequel on a fait le vide le plus parfait possible, des corps de différentes masses, tels que du plomb, du fer, du bois, du liége, de la plume, de la laine, etc., et l’on a observé que tous ces corps ne laissoient apercevoir aucune différence sensible dans la durée de leur chute. Quant aux corps qui s’élèvent en l’air, tels que la fumée, on sait que leur ascension est due à ce qu’ils se trouvent spécifiquement plus légers que l’air : ils sont, à l’égard de ce fluide, ce qu’est à l’égard de l’eau, un morceau de liége, qui, plongé dans cette eau à une certaine profondeur, et abandonné ensuite à lui-même, remonte à la surface. Le vulgaire regarde comme étant sans pesanteur tout ce qui s’élève, au lieu de tomber : ce qui a fait dire à Newton, que les poids du vulgaire étoient les excès des poids absolus des corps, sur le poids de l’air. L’ascension des ballons aérostatiques au milieu de l’air est bien faite pour désabuser les partisans de cette théorie des corps sans pesanteur.

De l’accélération du Mouvement produit par la Pesanteur.


46. Nous avons vu (23) qu’un corps une fois mis en mouvement, tendoit de lui-même à y persévérer avec la même vîtesse et suivant la même direction qu’il avoit au premier instant. Mais si ce corps est mu par une force qui agisse sur lui sans interruption, et dont les actions soient égales pendant des temps égaux, sa vîtesse croîtra continuellement et d’une manière uniforme.

47. De ce genre est le mouvement que produit la pesanteur dans les corps qu’elle sollicite. Pour bien concevoir la loi de l’accélération qui en résulte, supposons qu’un corps emploie un temps fini, tel que trois ou quatre secondes, à tomber d’une certaine hauteur ; nous pourrons considérer ce temps comme composé d’une infinité d’instans infiniment petits, et il faudra concevoir que dans le premier instant le mobile reçoit de la pesanteur un degré de vîtesse infiniment petit, et que dans chacun des instans suivans un égal degré de vîtesse s’ajoute à la vîtesse précédente ; en sorte que les vîtesses du mobile, pendant les divers instans consécutifs de sa chute, croîtront comme les nombres naturels 1, 2, 3, 4, 5, etc. Il suit de là que le nombre de degrés de vîtesse acquis successivement par le mobile, est toujours égal au nombre d’instans pendant lesquels a duré le mouvement, c’est-à-dire, que la vîtesse croît comme le temps.

Supposons un triangle rectangle s c b (Pl. i, fig. 1.) divisé par des lignes gh, il, kn, etc., parallèles à la base bc, de manière que les parties sh, hl, ln, etc., de la hauteur, comprises entre ces lignes, soient égales entre elles : si l’on conçoit que ces parties représentent, par exemple, des secondes de temps, gh représentera la vîtesse acquise par le mobile à la fin de la première seconde, il la vîtesse acquise après deux secondes, et ainsi de suite ; car les lignes gh, il, kn étant entre elles dans le rapport des lignes sh, sl, sn, etc., il en est des premières relativement aux autres, comme des vîtesses à l’égard des temps.

Si l’on suppose à présent le triangle scb soudivisé par une infinité d’autres lignes comprises entre s et gh, gh et il, il et kn, etc., ces lignes, à partir du point s, représenteront les vîtesses pendant les instans successifs infiniment petits qui composent les temps représentés par sh, sl, sn, etc. ; et parce que ces vîtesses ne sont autre chose que les petits espaces parcourus pendant les instans correspondans, le triangle sgh étant la somme des espaces qui répondent au temps mesuré par sh, cette somme représentera l’espace total parcouru pendant la première seconde[1] ; de même le triangle sil représentera l’espace parcouru pendant les deux premières secondes, et ainsi des autres. Or, les triangles sgh, sil, etc., sont entre eux comme les carrés de leurs hauteurs sh, sl, etc. ; d’où nous conclurons que les espaces parcourus par le mobile, depuis l’origine du mouvement, sont comme les carrés des temps employés à les parcourir. Ainsi les temps représentés par sh, sl, sn, etc., étant entre eux dans le rapport des nombres naturels 1, 2, 3, 4, 5, etc., les espaces correspondans seront dans le rapport des carrés 1, 4, 9, 16, 25, etc., de ces nombres.

D’après cela, il est facile d’avoir le rapport que suivent les espaces parcourus pendant différens temps consécutifs égaux entre eux ; car si nous désignons le premier de ces espaces par l’unité, il est bien clair que les suivans seront représentés par les différences entre les termes de la suite 1, 4, 9, 16, 25, etc., qui désignent les espaces, depuis l’origine du mouvement. Donc les espaces parcourus pendant des temps égaux et consécutifs, à compter de cette même origine, seront entre eux comme les nombres impairs 1, 3, 5, 7, etc., parmi lesquels tous ceux qui suivent le premier donnent les différences dont il s’agit.

On a trouvé, par l’expérience, qu’un corps à qui l’air n’opposoit pas de résistance sensible, tomboit de 15 pieds ⅒, qui reviennent à peu près à 49 décimètres, dans la première seconde de son mouvement. Cette connoissance une fois acquise, il est aisé de déterminer la hauteur dont un corps pesant est tombé pendant un nombre donné de secondes, en prenant autant de fois 49 décimètres, qu’il y a d’unités dans le carré de ce nombre de secondes.

48. Imaginons qu’au bout d’un certain temps, par exemple, de celui qui est représenté par sh, la pesanteur ou la force accélératrice cesse d’agir : le corps persévérera dans son mouvement en vertu de la vîtesse gh, devenue uniforme. Donc si l’on suppose qu’il continue de se mouvoir pendant un temps égal au premier, et que nous pouvons désigner par hl, l’espace qu’il décrira étant égal à la vîtesse gh, prise autant de fois qu’il y a d’instans qui répondent à hl, cet espace sera comme le produit de gh par hl, lequel produit est double de la surface du triangle shg ; d’où il suit que dans le mouvement uniformément accéléré qui résulte de la pesanteur, l’espace parcouru pendant un temps donné est la moitié de celui que le mobile est capable de décrire, avec la vîtesse acquise continuée uniformément.

49. La découverte de la loi suivant laquelle la pesanteur agit sur les corps placés dans le voisinage de la terre, et que nous avons dit être due à Galilée, n’étoit que comme un premier pas fait à l’entrée d’une carrière immense, qu’il étoit réservé à Newton de parcourir. Le principe de la pesanteur est devenu entre ses mains d’une fécondité qui n’a, pour ainsi dire, d’autres bornes que celles de l’univers lui-même. Ce grand géomètre conjectura que cette force, dont l’intensité ne paroissoit pas être sensiblement plus petite sur la cime des plus hautes montagnes qu’à la surface du globe, s’étendoit jusqu’à la lune, et que, combinée avec le mouvement de projection de ce satellite, elle lui faisoit décrire un orbe elliptique autour de la terre. La pesanteur, à cette distance, devoit se trouver diminuée d’une quantité appréciable ; et pour déterminer la loi de cette diminution, Newton chercha, d’après le mouvement connu de la lune dans son orbite, et d’après le rapport entre le rayon de la terre et celui de la même orbite, de quelle hauteur la lune, abandonnée à sa seule pesanteur, descendroit vers la terre, dans un instant déterminé : comparant ensuite cette hauteur avec celle qui mesure, pendant le même temps, la chute des corps près de la surface de la terre, il trouva que la loi de la pesanteur, en supposant que cette force s’étendît jusqu’à la lune, suivoit la raison inverse du carré des distances. Enfin, il généralisa ce résultat, en considérant le soleil comme le foyer d’une force qui se propage indéfiniment dans l’espace, et qui attire, suivant la loi dont nous venons de parler, tous les corps placés dans sa sphère d’activité, en même temps que ces corps exercent les uns sur les autres de semblables actions. Ce court exposé suffit pour faire entrevoir l’immensité du travail entrepris par Newton et par les illustres géomètres qui ont perfectionné sa théorie, pour déterminer les diverses modifications d’une loi si simple en elle-même et si compliquée dans ses résultats, pour démêler l’influence mutuelle des phénomènes, et résoudre le nœud par lequel chacun des détails tient à l’ensemble.

50. Cette force universelle, qui a fourni à Newton comme la clef de sa théorie sur le système du monde, a été souvent désignée par le mot d’attraction, qui n’exprime qu’un fait et non pas une cause ; mais la loi à laquelle ce fait est soumis, suffit à la théorie pour atteindre son but, puisqu’elle nous fait connoître la manière d’agir de la cause elle-même.

De la Pesanteur, comparée avec l’Attraction,
dans les petites distances.


51. L’attraction qui, comme nous l’avons dit, agit en raison inverse du carré des distances, suit en même temps le rapport direct des masses ; et c’est ce qui rend ses effets si sensibles à l’égard des corps qui se meuvent dans les espaces célestes : elle disparoît entre ceux d’un volume peu considérable qui n’ont aucune proportion avec la masse du globe ; mais nous la retrouvons autour de nous, dans les actions réciproques des fluides électrique et magnétique, où elle concourt à la production des phénomènes, avec une force répulsive qui suit la même loi. D’une autre part, les molécules des corps solides sont enchaînées par des forces attractives, d’où résulte leur adhérence mutuelle ; et c’est à de semblables forces que sont dus un grand nombre de phénomènes, où les corps se trouvent dans un état de division qui isole leurs parties élémentaires : telles sont la cristallisation, la réfraction et l’inflexion de la lumière, l’élévation des liquides dans les tubes capillaires et les combinaisons chimiques. On a donné le nom d’affinité à la force attractive qui produit ces divers phénomènes.

52. Cette force n’est-elle autre chose que la pesanteur modifiée par les circonstances, ou dépend-elle d’une cause particulière, distinguée de celle qui influe sur les mouvemens célestes ? Un grand nombre de physiciens, à la tête desquels se trouve Newton lui-même, ont adopté cette dernière opinion. Ils se fondoient principalement sur ce que l’attraction dont il s’agit ne commençoit à agir que dans le voisinage du contact, en sorte qu’elle étoit très-grande au contact, et devenoit insensible à une distance un peu appréciable. Il suivoit de là que cette attraction devoit croître et décroître dans un plus grand rapport que la première, et que peut être elle suivoit la raison inverse du cube des distances.

53. Pour mieux concevoir la différence qui, dans cette hypothèse, existeroit entre les effets des deux attractions, supposons d’abord un corps sphérique dont toutes les particules agissent par des attractions en raison inverse du carré des distances, sur une molécule située au dehors à une distance quelconque. Newton a prouvé que, dans ce cas, l’attraction totale qui résulte de toutes les attractions particulières est la même, par rapport à la molécule attirée, que si toutes les particules attirantes se trouvoient réunies au centre de la sphère[2] : car si l’on imagine qu’elles aillent toutes à la fois se placer dans ce point, l’attraction de celles qui étoient situées en deçà du centre, par rapport à la molécule attirée, diminuera à mesure qu’elles s’éloigneront de cette molécule ; mais en même temps l’attraction des particules qui étoient situées au delà du centre augmentera, à mesure qu’elles se rapprocheront de la molécule attirée. Or, on démontre, par la géométrie, qu’il s’établit dans ce cas une compensation entre les attractions qui décroissent et celles qui prennent de l’accroissement, de manière que la somme des forces conserve sa valeur primitive. On a appelé centre d’action, ce point dans lequel il faudroit supposer que toutes les molécules d’un corps fussent réunies, pour que leur action totale fût encore la même que quand elles étoient distribuées dans toute l’étendue de ce corps. Ce théorème, dont nous venons de donner une idée, est très-remarquable, en ce qu’il conduit à considérer les sphères comme de simples points pesans.

Or, dans l’hypothèse présente, il n’arrivera jamais que l’attraction au contact soit infinie, relativement à celle qui avoit lieu avant le contact ; car le rayon de la sphère qui mesure la distance au centre d’action, dans le premier cas, sera toujours en rapport fini avec la distance qui a lieu hors du contact ; et ainsi les attractions elles-mêmes seront comparables[3].

54. Supposons maintenant que l’attraction suive la raison inverse du cube des distances : dans ce cas, à mesure que la distance diminue entre la molécule attirée et la surface de la sphère, le centre d’action, de son côté, au lieu de rester fixe, comme dans l’hypothèse précédente, se rapproche continuellement de cette surface, et l’attraction s’accroît par une progression dont la limite, qui a lieu au contact, est l’infini ; d’où il suit qu’elle est alors infiniment plus grande qu’à une distance appréciable du contact : à plus forte raison la même chose aura-t-elle lieu, si l’on suppose que l’attraction diminue dans un rapport plus grand que celui de la raison inverse du cube de la distance. Ces résultats, qui étoient conformes à l’observation de ce qui se passe dans les phénomènes offerts par les molécules élémentaires des corps, sembloient indiquer une ligne de séparation entre la force qui sollicite ces molécules et celle qui régit les grandes masses de notre système planétaire.

55. Il y auroit cependant une manière de concilier les actions de ces deux forces, en adoptant une idée très-heureuse de Laplace, qui consiste à supposer que les distances entre les molécules des corps soient incomparablement plus grandes que les diamètres de ces molécules ; de manière que la densité de chaque molécule surpasse de beaucoup la densité moyenne de l’ensemble, ou celle qui auroit lieu si toute la matière des molécules étoit distribuée uniformément dans tout l’intérieur du corps. Suivant cette hypothèse, le contact donneroit une grande supériorité à la molécule attirante située dans ce même point, sur l’attraction à une distance finie du contact, conformément à l’observation ; et la scène des affinités rentreroit ainsi sous la dépendance de l’attraction planétaire. Plusieurs phénomènes, et entre autres l’extrême facilité avec laquelle les rayons de la lumière pénètrent les corps diaphanes dans toutes les directions imaginables, semblent être favorables à cette hypothèse. Les diversités que présentent les résultats de l’affinité dépendroient alors de la forme des molécules élémentaires. Mais nous sommes encore loin d’avoir acquis les connoissances nécessaires, pour être en état d’appliquer le calcul aux actions intimes que les corps mus par l’affinité exercent les uns sur les autres, et de manier cette branche délicate de physique avec l’instrument dont Newton et ses successeurs se sont servis pour élever la théorie des phénomènes célestes à un si haut degré de perfection.

De la Pesanteur spécifique.


56. Supposons une suite de corps de différentes natures, qui aient des volumes égaux. Si l’on pèse successivement tous ces corps à l’aide de la balance ordinaire, il faudra, pour établir l’équilibre, employer des poids plus ou moins considérables, suivant que ces mêmes corps seront plus ou moins denses. Supposons de plus, qu’ayant choisi pour terme de comparaison l’un de ces corps, par exemple, le plus léger, On représente son poids par l’unité, et que l’on exprime les poids de tous les autres corps par des nombres relatifs à cette unité : on aura les rapports entre les poids des différens corps comparés à une mesure commune, ou les pesanteurs spécifiques de ces corps.

57. Quand même les volumes des corps dont il s’agit ne seroient pas égaux, il suffiroit que l’on pût les évaluer assez exactement pour les comparer entre eux, après quoi il seroit facile de ramener les résultats des différentes pesées à ce qu’elles auroient été dans le cas de l’unité de volume. Mais aucune de ces deux hypothèses n’étant admissible dans la pratique, on y a suppléé à l’aide d’un principe d’hydrostatique découvert par Archimède, à l’occasion d’un problème qu’Hiéron, roi de Syracuse, lui avoit, dit-on, proposé. Ce prince ayant ordonné à un orfévre de fabriquer une couronne d’or pur, le soupçonne d’avoir allié à ce métal une certaine quantité d’argent, et désira qu’Archimède pût vérifier le fait sans endommager la couronne, et au cas que l’alliage existât, en déterminer la quantité. Pour donner une notion claire du principe qui a conduit ce savant célèbre à la solution du problème, concevons un corps qui, à volume égal, pèse précisément autant que l’eau. Si l’on tient ce corps suspendu à un fil que nous considérerons ici comme étant sans pesanteur, et qu’on le plonge dans l’eau, il ne faudra plus employer aucune force pour le soutenir, parce qu’il est soutenu tout entier par le liquide, qui exerce sur lui le même effort que quand il tenoit en équilibre le volume d’eau, dont ce corps a pris la place. Imaginons maintenant que le corps, en conservant son volume, devienne plus pesant ; l’eau continuera de faire équilibre à toute la partie du poids de ce corps, qui égale le poids primitif ou celui du volume d’eau déplacé ; en sorte que si l’on pèse le corps ainsi plongé, il n’y aura que l’excédent du poids primitif qui agisse sur la balance. Il suit de là (et c’est en quoi consiste le principe dont nous avons parlé) que si l’on pèse d’abord dans l’air et ensuite dans l’eau un corps respectivement plus pesant que ce liquide, il y perd une partie de son poids égale à celui du volume d’eau déplacé. On détermine, par ce moyen, le rapport entre le poids du corps et celui de l’eau, à volume égal, et ce liquide sert ainsi de mesure commune, pour comparer entre elles les pesanteurs spécifiques des différens corps.

La balance destinée pour les recherches de ce genre, se nomme balance hydrostatique. Le corps sur lequel on opère est suspendu par un crin, à un petit crochet fixé sous l’un des bassins, ce qui procure la facilité de plonger ce corps dans l’eau pour l’y peser.

58. Pour que les expériences deviennent comparables, il est nécessaire que le liquide soit toujours le même, relativement à sa nature et à sa densité. On prend pour cet effet de l’eau distillée, ou, à son défaut, de l’eau de pluie, qui a sensiblement le même degré de pureté, et l’on emploie cette eau à une température donnée. Brisson, à qui nous devons une table des pesanteurs spécifiques des corps, plus étendue que toutes celles qui avoient paru jusqu’alors, a adopté la température de 14d. du thermomètre divisé en 80 parties, qui répond à 17d. 5 du thermomètre centigrade, comme moyenne dans notre climat.

Il est plus naturel de représenter par l’unité la pesanteur spécifique de l’eau, qui est le terme de comparaison auquel on rapporte les pesanteurs spécifiques des autres corps, que de la désigner par 1 000 ou par 10 000, ainsi qu’on le fait ordinairement. Du reste, le calcul est le même, excepté que l’on a communément une fraction décimale dans le résultat.

59. Rendons sensible, par un exemple, la marche qui doit être suivie dans la détermination de la pesanteur spécifique d’un corps. Supposons qu’une masse d’or pèse 6 décagrammes dans l’air, et que son poids, dans l’eau, ne soit plus que de 5 688 centigrammes, retranchant ce second poids de 6 décagrammes ou 6 000 centigrammes qui représentent le premier poids, on trouvera 312 centigrammes pour la perte que l’or a faite dans l’eau, et en même temps pour le poids d’un égal volume d’eau. On aura donc cette proportion : 312 ou le poids du volume d’eau égal à celui de l’or est à 6 000, poids absolu de l’or, comme l’unité, qui représente en général la pesanteur spécifique de l’eau, est à un quatrième terme, qui donnera la pesanteur spécifique de l’or. On voit que l’opération se réduit à diviser le poids absolu par la perte dans l’eau. Le terme inconnu, pris avec quatre décimales, sera 19,230,7.

60. Il est facile maintenant de concevoir comment Archimède a pu s’y prendre pour résoudre le problème dont nous avons parlé. Il n’eut besoin que de connoître le poids absolu de la couronne, sa pesanteur spécifique, celle de l’or pur, telle que nous venons de la donner, et celle de l’argent pur, qui est à peu près 10,5. Il trouva d’abord que la pesanteur spécifique de la couronne étoit moindre que celle de l’or pur, ce qui seul indiquoit un alliage d’argent. Ayant combiné ensuite, au moyen du calcul, les diverses données que nous venons de citer, il parvint à déterminer les quantités relatives des deux métaux que renfermoit la couronne, sauf la petite différence qui devoit résulter de ce que jamais le volume de l’alliage n’est tout-à-fait égal à la somme des volumes qu’avoient les métaux pris séparément.

61. L’or qui avoit été regardé, pendant long-temps, comme le plus dense de tous les corps naturels, le cède, sous ce rapport, à un métal nommé platine, qui a été découvert en 1741, et dont la pesanteur spécifique, déterminée par le célèbre Borda, est de 20,980. Les connoissances relatives à ce genre d’observations, déjà si précieuses pour le physicien, n’offrent pas moins d’avantages au naturaliste, qui leur doit un des caractères les plus décisifs pour la distinction des minéraux. Ainsi on évitera de confondre la variété bleue de cristal de roche, appelée saphir d’eau, avec l’espèce de pierre fine connue sous le nom de Saphir oriental, la pesanteur spécifique de la première n’étant que d’environ 2,8, tandis que celle de la seconde est d’environ 4 ; et ici l’on est d’autant plus intéressé à éviter la méprise, que la différence des prix surpasse de beaucoup celle des pesanteurs spécifiques.

62. La construction de l’aréomètre de Farenheit, dont on se sert pour peser spécifiquement les liquides, est fondée sur un principe qui n’est autre chose qu’un corollaire du précédent ; savoir, que dans un corps respectivement plus léger que l’eau, et qui, en conséquence, surnage en partie, le poids du volume d’eau déplacé par la partie plongée est égal au poids du corps entier. En plongeant successivement l’aréomètre dans des fluides de différentes densités, on fait varier son poids par les poids additionnels dont on le charge, de manière que le volume de la partie plongée soit constant ; et on a ainsi une mesure commune, qui sert à déterminer les pesanteurs spécifiques des divers fluides, rapportées à celle de l’eau distillée. Nous donnerons, dans l’instant, une description détaillée d’un instrument du même genre que cet aréomètre, d’après laquelle on pourra s’en former une juste idée.

63. L’usage des aréomètres ordinaires dépend d’une autre application du même principe, fondée sur ce qu’un corps qui surnage en partie, s’enfonce plus profondément dans les fluides moins denses que dans ceux qui ont plus de densité. Il consiste en un tube de verre terminé en boule par sa partie inférieure, et divisé dans toute sa longueur en parties égales. Pour que cet instrument puisse se tenir dans une situation verticale lorsqu’il est plongé, on soude en dessous de la boule dont nous avons parlé, une autre boule qui contient du mercure. Mais cet aréomètre ne peut qu’indiquer si une liqueur est plus ou moins dense que l’autre ; il ne donne pas, comme celui de Farenheit, le rapport entre les deux densités.

64. Nickolson a imaginé d’employer à la détermination des pesanteurs spécifiques des solides, un instrument qui a beaucoup de rapport avec ce dernier aréomètre, et qui mérite d’être connu. Il consiste dans un tube M N (fig. 2) de fer blanc, surmonté d’une tige B, faite d’un fil de laiton, et qui porte à son extrémité une petite cuvette A. Cette tige est marquée vers son milieu d’un trait b fait avec la lime. La partie inférieure tient suspendu un cône renversé E G, concave à l’endroit de sa base, et lesté en dedans avec du plomb. Le poids de l’instrument doit être tel, que quand on plonge celui-ci dans l’eau pour l’abandonner ensuite à lui-même, une partie du tube surnage. La cuvette qui termine la tige, et qui a la forme d’une calotte sphérique, y est assujettie au moyen d’un petit tube de fer blanc, dans lequel cette tige entre avec frottement. On a ordinairement une seconde cuvette plus large que l’on place au-dessus de la première, dans la concavité de laquelle elle s’engage par sa convexité. On peut ainsi enlever à volonté cette seconde cuvette, soit pour retirer plus facilement les poids dont elle est chargée, comme nous le dirons dans un instant, soit pour faire quelque changement dans leur assortiment.

L’usage de cet instrument est facile à concevoir. On commence par placer dans la cuvette supérieure les poids nécessaires pour que le trait b, marqué sur la tige, descende à fleur d’eau : c’est ce que nous appelons affleurer l’aréomètre ; et la quantité de poids dont nous venons de parler se nomme la première charge de l’aréomètre[4]. Ayant repris cette charge, on met dans la même cuvette le corps destiné pour l’expérience, et que nous supposons toujours plus dense que l’eau, puis l’on place à côté les poids nécessaires pour produire l’affleurement. On retranche cette seconde charge de la première, et la différence donne le poids du corps dans l’air. On retire l’aréomètre, pour placer le corps dans le bassin inférieur E ; puis ayant replongé l’instrument, on ajoute de nouveaux poids dans la cuvette A, jusqu’à ce que l’affleurement ait encore lieu. Ces nouveaux poids forment, avec ceux qui étoient déjà dans la cuvette, la troisième charge de la balance. On soustrait de cette charge la seconde, et la différence donne la perte que le corps a faite de son poids dans l’eau, ou le poids du volume d’eau déplacé, après quoi on divise par ce poids celui du corps pesé dans l’air.

65. Si l’on vouloit peser une substance respectivement plus légère que l’eau, il faudroit, en la plaçant dans le bassin inférieur, l’y assujettir d’une manière fixe. Dans ce cas, le corps qui sert d’attache est censé faire partie de l’aréomètre. Du reste, l’opération est la même que dans le cas précédent ; seulement, le poids du corps soumis à l’expérience, divisé par le poids du volume d’eau déplacé, donne un quotient plus petit que l’unité.

Supposons que le poids du corps étant de quatre grammes, on ait trouvé cinq grammes pour différence entre la seconde charge et la troisième ; il en résulte que le corps pèse un gramme de moins qu’il ne faut, pour que son poids représente celui du volume d’eau déplacé. Ce dernier poids étant donc de 5 grammes, on aura ⅘ ou 0,8 pour la pesanteur spécifique du corps.

66. Il y a des substances qui, étant plongées dans l’eau, s’imbibent de ce liquide : tel est le grès ordinaire. On s’aperçoit de cette propriété, lorsque ayant placé le corps dans le bassin inférieur E, on voit l’aréomètre descendre après être remonté, quoique la cuvette A reste chargée du même poids. Dans ce cas, on laissera le corps s’imbiber de toute la quantité d’eau qu’il peut admettre dans ses pores, et l’on jugera qu’il est parvenu à cette espèce de point de saturation, lorsque l’aréomètre restera dans une position fixe ; alors on l’affleurera, et l’on cherchera, à l’ordinaire, la perte que le corps a faite de son poids dans l’eau. On cherchera ensuite le poids de la quantité d’eau dont il s’est imbibé, en le pesant dans l’air le plus promptement possible, et en retranchant le premier poids du second, puis on ajoutera la différence à la perte trouvée précédemment, et le résultat donnera la véritable perte, ou celle qui auroit lieu si le corps n’étoit pas susceptible d’imbibition ; après quoi on opérera comme il a été dit plus haut.

Supposons que le corps pèse 10 grammes avant l’imbibition, et que la quantité d’eau dont il s’est imbibé soit de 2 décigrammes ; supposons de plus, que la perte qu’il a faite de son poids dans l’eau, y compris l’effet de l’imbibition, soit de 4gram.,3 ; comme les corps, à égalité de volume, perdent moins de leur poids dans l’eau, à proportion qu’ils sont plus denses, il en résulte que le corps soumis à l’expérience a perdu 2 décigrammes de moins que dans le cas où l’imbibition n’auroit pas eu lieu, puisque celle-ci équivaut à un accroissement de densité : donc il faut ajouter 2 décigrammes à la perte trouvée, qui est de 4gram.,3 ; ce qui donnera 4gram.,5 pour la perte corrigée. La pesanteur spécifique du corps, considéré comme exempt d’imbibition, sera donc de 100/45 ou de 2,222,2, en se bornant à quatre décimales.

67. La double propriété qu’a le même instrument de pouvoir faire en même temps la fonction de véritable aréomètre et celle de balance hydrostatique, deviendroit utile dans le cas où l’on n’auroit à sa disposition qu’un liquide, dont la densité différât sensiblement de celle de l’eau distillée, et dont la température fût de plusieurs degrés au-dessus ou au-dessous de celle qui auroit été choisie comme terme de comparaison. Il seroit facile de ramener le résultat de la pesée faite au moyen de ce liquide, à celui qu’auroit donné l’eau distillée à 14 degrés de Réaumur. Cette opération exige seulement une connoissance de plus, savoir, celle du poids absolu de l’instrument.

Supposons que ce poids soit de 152 grammes, et que le poids additionnel qui donne, à l’ordinaire, la première charge, quand on emploie l’eau distillée à 14d, soit de 20 grammes, on aura 172 grammes pour la somme de ces deux poids. Supposons maintenant que le poids qui forme la première charge avec le liquide substitué à l’eau distillée soit de 20gram.,5, la somme deviendra 172gram.,5 : or, la partie plongée de l’instrument étant la même de part et d’autre, il en résulte que les poids des deux liquides, à volume égal, ou, ce qui revient au même, leurs pesanteurs spécifiques, sont dans le rapport de 1 720 à 1 725.

Cela posé, il est d’abord évident que le liquide substitué à l’eau distillée donne immédiatement le poids absolu du corps soumis à l’expérience. Soit ce poids de 11 grammes ; on cherchera la quantité que le corps pesé dans le liquide que l’on emploie y perd de son poids, et que nous supposerons être de 4gram.,7 ; mais les corps pesés dans un liquide y perdent davantage de leur poids, à proportion que ce liquide est plus dense ; ce qui revient à dire que les pertes sont proportionnelles aux densités des liquides. Donc on aura la perte corrigée, ou celle qui auroit lieu avec l’eau distillée, à 14d, en multipliant 4gram.,7, par le rapport 1 720/1 725 entre les pesanteurs spécifiques des deux liquides ; ce qui donne 4gram.,69 pour la perte corrigée : divisant par ce nombre le poids absolu, qui est 11, on trouvera 2,3454 pour la vraie pesanteur spécifique du corps ; en ne faisant aucune correction, on auroit trouvé 2,3404.

On voit, par ces détails, que l’instrument dont il s’agit, quoique peut-être moins susceptible de précision que la balance hydrostatique ordinaire, l’emporte sur elle par l’avantage qu’il a de se prêter à des usages plus variés, d’être moins dispendieux et d’un transport plus facile.

68. Les mouvemens à l’aide desquels les poissons s’élèvent et descendent alternativement dans l’eau, sont dus à la faculté qu’ont ces animaux de faire varier à leur gré la pesanteur spécifique de leur corps : c’est à quoi ils parviennent, au moyen d’une vessie communément double, à laquelle on a donné le nom de vessie natatoire, et qui est placée, pour l’ordinaire, au-dessus des viscères abdominaux. Un petit canal pneumatique, qui établit la communication entre l’arrière bouche et la vessie, sert au poisson pour introduire dans cette espèce de sac un fluide aériforme, qui varie, par sa nature, suivant les différentes espèces de poissons[5]. La vessie, dilatée par cet air, détermine, relativement à l’animal lui-même, une augmentation de volume qui le rend respectivement plus léger que l’eau, en sorte qu’il s’élève dans ce liquide, sans l’intermède des organes du mouvement ; et lorsqu’il veut descendre, il n’a besoin que d’expulser assez d’air de sa vessie, pour qu’il en résulte une diminution de volume, qui le rende plus pesant que le volume d’eau qu’il déplace. Quelques poissons, qui sont privés du canal pneumatique, paroissent agir directement sur l’air renfermé dans leur vessie, pour le comprimer ou lui permettre de se dilater.

Des observations faites par Geoffroy, et que ce savant naturaliste a bien voulu nous communiquer, prouvent que dans les deux familles de poissons nommées diodons et tétrodons, c’est l’estomac qui, en se gonflant et en se resserrant, suivant que le poisson y introduit de l’air ou expulse une partie de celui qui en occupoit la capacité, fait réellement la fonction de vessie natatoire ; en sorte que la destination de cette vessie, qui néanmoins existe toujours, est de se porter, à l’aide d’un mécanisme particulier, entre la cavité de la bouche et celle de l’estomac, pour s’opposer à la sortie de l’air, lorsque le poisson veut s’élever. Parvenu à la surface de l’eau, il continue de se dilater ; et bientôt il s’établit une si grande disproportion entre le poids du dos et celui du ventre, que le premier venant à l’emporter, l’animal se renverse. Dans cette position, il flotte au gré de l’eau, en se gonflant de plus en plus ; de manière que son corps, qui naturellement est d’une forme allongée, passe à celle d’un globe dont la surface, hérissée d’épines, présente de toutes parts une arme défensive redoutable aux autres poissons, qui, après avoir poussé ce globe devant eux, sont forcés d’abandonner l’attaque.

De la nouvelle unité de Poids.

69. Nous ne quitterons pas cette matière sans avoir fait connoître une opération de pesanteur spécifique également remarquable par l’importance de son objet et par la perfection des méthodes employées pour l’exécuter ; savoir, celle qui a conduit à déterminer l’unité de poids relative au nouveau système des poids et mesures. Le type commun auquel se rapportent toutes les branches de ce système, est l’unité des mesures linéaires, ou la dix millionième partie de la distance entre l’équateur et le pôle boréal, et on lui a donné le nom de mètre. En comparant la grandeur de l’arc terrestre, qui s’étend depuis Barcelone jusqu’à Dunkerque, telle que la donnent les opérations faites par Delambre et Méchain, avec celle de l’arc mesuré au Pérou, vers l’année 1740, on en a conclu que la distance cherchée, ou le quart du méridien situé vers le pôle boréal, étoit de 5 130 740 toises ; d’où il suit que le mètre répond à une longueur de 0toi.,513074, ou de 3 pieds 11 lignes 3/10 à très-peu près.

70. L’unité de poids, que l’on a nommée gramme, est le poids absolu du cube de la centième partie du mètre, en eau distillée, prise à son maximum de densité. Nous verrons, dans la suite, que ce maximum ne répond pas au terme de la congélation, mais à quelques degrés au-dessus. Ces précautions étoient nécessaires pour attacher, en quelque sorte, le résultat à un point fixe auquel on put toujours le ramener, si l’on répétoit l’expérience. Le liquide se trouvoit débarrassé, par la distillation, de toutes les particules hétérogènes qui altèrent sa pureté ; en le prenant au maximum de densité, on avoit une limite au milieu de toutes les variations de volume qui résultent du changement de température. Enfin, la détermination du poids absolu qui supposoit la pesée faite dans le vide, débarrassoit encore le résultat d’une quantité hétérogène et variable ; savoir, la perte que l’eau fait de son poids dans l’air, et que l’on néglige dans les expériences ordinaires.

71. Lefebvre-Gineau fut chargé de tout ce qui concernoit cette opération, ou plutôt cette réunion d’opérations, toutes extrêmement délicates. La précision à laquelle il se proposoit d’atteindre excluoit d’abord un moyen qui, au premier aperçu, paroît fort simple, et qui consisteroit à prendre un vase cubique, dont le côté eut un rapport connu avec le centième de mètre, à le peser d’abord seul, puis à le peser de nouveau, après l’avoir rempli d’eau distillée. La différence entre les poids donneroit le poids du volume d’eau employé ; mais on conçoit, sans qu’il soit besoin d’entrer dans les détails, que le résultat seroit affecté de diverses erreurs, qu’il eût été impossible d’éviter ou d’apprécier. On a donc adopté un autre moyen, susceptible d’une beaucoup plus grande exactitude : il consiste à peser spécifiquement dans l’eau, un cylindre creux, de cuivre, dont on a auparavant comparé le volume avec celui du cube qui a pour côté le centième du mètre. L’opération fait connoître le poids du volume d’eau distillée égal à celui du cylindre, et l’on en conclut le poids du cube de la même eau qui représente l’unité cherchée. Nous espérons qu’on nous saura gré d’entrer ici dans quelques détails sur la marche que l’on a suivie pour arriver à ce résultat.

72. La machine destinée à mesurer le cylindre avoit été construite avec autant de soin que d’intelligence, par Fortin, l’un des artistes les plus distingués de cette ville. Sans nous arrêter à en donner la description, il suffira de dire qu’elle rend appréciable une différence égale à un deux millième ou même à un quatre millième de ligne : cette évaluation se fait au moyen d’un lévier, dont un des bras est dix fois plus court que l’autre ; le tout est tellement disposé, que les différences réelles qu’il s’agit de déterminer, occasionnant dans le plus petit bras des mouvemens égaux à ces différences, les mouvemens du plus long bras, qui sont décuples, et qui par là deviennent sensibles au moyen d’un nonius appliqué à l’extrémité de ce bras, font connoître les deux millièmes de ligne, mesurés par le jeu du bras le plus court.

Quelqu’attention que le même artiste eût apportée dans la fabrication du cylindre, la forme de ce solide se trouvoit nécessairement affectée d’une multitude de petites inégalités qui pouvoient influer sensiblement sur le résultat, si on les eut négligées ; car ici, une erreur commise sur une seule des deux dimensions du cylindre, savoir, la hauteur et le diamètre de la base, est, pour ainsi dire, une erreur cubique, et non pas seulement une erreur linéaire, comme dans la détermination d’une simple distance. Il a fallu suivre, pour ainsi dire, d’un point à l’autre la surface du corps dans tous ses écarts, et mesurer un nombre suffisant de hauteurs et de diamètres, à différens endroits des bases et de la convexité, pour ramener la solidité du cylindre, qui étoit l’objet de l’opération, à celle d’un cylindre parfaitement régulier et d’un égal volume.

Cette opération terminée, on a pesé le cylindre dans l’air, en employant un procédé aussi simple qu’ingénieux, qui fait disparoître l’inconvénient occasionné par l’inégalité presque inévitable entre les bras des balances même les mieux exécutées. On place dans un des bassins le corps que l’on veut peser ; et l’on charge l’autre bassin avec des poids quelconques, jusqu’à ce que le fléau soit horizontal. On retire ensuite le corps du premier bassin, et on le remplace par des poids connus, jusqu’à ce que le fléau ait repris la position horizontale. Il est évident que le poids de ce corps est représenté exactement par la somme des poids qu’on lui a substitués, quoiqu’il puisse bien arriver que cette somme diffère de celle des poids qui sont de l’autre côté, par une suite de la construction vicieuse de la balance.

La pesée du cylindre dans l’air, faite au moyen de ce procédé, a eu de plus l’avantage de donner précisément le même résultat que si elle avoit eu lieu dans le vide. D’abord les poids substitués au cylindre étant de la même matière que ce corps, leur volume égaloit celui de la partie solide du cylindre ; et sous ce rapport, la perte dans l’air étoit aussi égale de part et d’autre. Mais de plus, on avoit pratiqué à l’une des bases du cylindre une petite ouverture qui établissoit une communication entre l’air intérieur et celui de l’atmosphère. Il en résulte qu’au moment de la pesée, l’air intérieur étoit de la même densité que celui qui avoit été remplacé par le cylindre ; l’air environnant lui faisoit donc équilibre, et ainsi la perte de poids étoit nulle à cet égard. On a pesé ensuite le cylindre dans l’eau, et comme alors le poids qui lui faisoit équilibre étoit seul soutenu par l’air, il a fallu tenir compte de la petite perte qu’il faisoit dans ce fluide, comme n’étant plus commune au cylindre plongé dans l’eau. On a eu égard aussi à la petite augmentation de poids qu’occasionnoit, par rapport au cylindre, l’air renfermé dans son intérieur. Enfin, on a ramené le résultat à ce qu’il auroit été dans l’eau prise à son maximum de densité, et l’on a trouvé que la nouvelle unité de poids ou le gramme répondoit à 18grains,82715 de l’ancien poids de marc.

73. Nous terminerons ce qui regarde cet objet, par un exposé succinct du système des nouvelles mesures : nous avons déjà dit (69) que l’unité des mesures linéaires où le mètre étoit une longueur de 3 pieds, 11 lignes 3/10. Ses soudivisions en parties, successivement dix fois plus petites, portent les noms de décimètre, centimètre, millimètre, et ses multiples décimaux ceux de décamètre, hectomètre et kilomètre. On a adopté le même mode de division pour toutes les autres espèces de mesure, et l’on indique les degrés de l’échelle relative à chacune d’elles, par les mêmes expressions initiales ajoutées au nom de l’unité à laquelle ils se rapportent. Il en faut excepter les divisions de l’unité monétaire, comme nous le verrons dans l’instant.

74. Pour se ménager la facilité de réduire sur-le-champ, par approximation, une nouvelle mesure linéaire en ancienne, ou réciproquement, on peut observer que le millimètre est sensiblement égal à 4/9 de ligne du pied français, ou, ce qui revient au même, la ligne est égale à 9/4 de millimètre. Il en résulte que le pouce vaut 27 millimètres.

75. L’unité des mesures superficielles pour le terrain est un carré, dont le côté est de 10 mètres ; elle se nomme are, et vaut environ 948 pieds carrés.

76. On appelle stère, une mesure égale au mètre cube, et destinée particulièrement pour le bois de chauffage ; elle répond à un peu plus de 29 pieds cubes.

77. L’unité des mesures de capacité est le cube du décimètre. On la nomme litre, et elle vaut à peu près 50 pouces cubes 4/10. Elle surpasse de 1/14 la pinte de Paris, qui contient 46po.cub.,95.

78. Le gramme, ou l’unité de poids, répond, ainsi que nous l’avons dit, à près de 19 grains. Le kilogramme, ou le poids de mille grammes, équivaut à 2 livres, 5 gros, 35 grains. L’once diffère très-peu de trois décagrammes.

79. La livre monétaire porte le nom de franc d’argent. Sa dixième partie s’appelle décime, et la centième partie, centime.

Il appartenoit d’autant mieux à la France de voir sortir de son sein ce nouveau système de mesures qui remontent toutes à une partie déterminée de la circonférence du globe, comme à leur origine commune, que nul autre pays n’offroit une position aussi heureuse, par rapport à l’arc du méridien qui devoit être mesuré ; celui qui traverse la France ayant le double avantage d’être coupé par le parallèle moyen, et de reposer par ses extrémités sur les bords des deux mers. Mais ce système, dont la base est prise dans la nature et invariable comme elle, convient également à tous les peuples. Plusieurs puissances étrangères, sur l’invitation du Gouvernement Français, ont envoyé des savans d’un mérite distingué, qui, réunis aux commissaires de l’Institut national, ont discuté avec eux les observations et les expériences, d’où l’on a déduit les unités fondamentales de longueur et de poids, et ont concouru ainsi, par leur zèle et par leurs lumières, à consommer cette vaste entreprise. Jamais les sciences n’ont offert un spectacle plus digne d’elles que celui de cette société si intéressante, qui, en fournissant une nouvelle preuve que les hommes éclairés de tous les pays ne composent qu’une même famille, donnoit en quelque sorte sa sanction à ce système, dont l’adoption pourroit devenir le gage d’une union plus étroite entre les nations elles-mêmes.

5. De la Cristallisation.

80. Après avoir parcouru les principaux phénomènes produits par la pesanteur, nous nous trouvons naturellement conduits à exposer un des résultats les plus remarquables de cette autre force attractive que nous avons comparée avec elle, et qui n’agit que près du contact. Ce résultat consiste dans l’arrangement régulier des molécules de certains corps, sous des formes géométriques. C’est à la chimie qu’appartient le développement des circonstances qui déterminent ce phénomène, où les molécules, séparées d’abord les unes des autres par l’interposition d’un liquide, se rapprochent ensuite, et se réunissent en vertu de leurs attractions mutuelles, à mesure que les molécules du liquide les abandonnent en s’évaporant, ou par une cause quelconque. On a donné à cette opération le nom de cristallisation, et celui de cristaux aux corps réguliers qui en sont les produits.

La formation des sels, qui a lieu tous les jours sous nos yeux, par l’intermède des dissolvans qu’emploie le chimiste, n’est autre chose qu’une imitation de ce qui se passe dans l’immense laboratoire de la nature, et de la manière dont s’est opérée la production de tous ces cristaux de différentes espèces qui tapissent certaines cavités du globe, ou se trouvent engagés dans certaines terres.

81. Ici se présente une différence très-marquée entre les minéraux et les êtres organiques ; Le végétal, par exemple, tire son origine d’un germe que la nutrition développe, en lui conservant sa forme, et l’empreinte de cette forme se transmet ensuite, par la voie de la reproduction, aux individus dont la succession propage l’espèce. Tous ont leurs fleurs composées de parties égales en nombre, et semblables par leur figure et par leur arrangement ; les mêmes rapports existent dans les positions respectives des feuilles, dans leurs contours arrondis ou anguleux, unis ou dentelés. Les diversités ne tiennent qu’à des nuances légères et fugitives, en sorte qu’on peut dire que qui a vu un individu, a vu l’espèce entière.

Mais le minéral n’est qu’un assemblage de molécules similaires, réunies par l’affinité ; son accroissement se fait par la juxta-position de nouvelles molécules qui s’appliquent à sa surface, et sa configuration, qui dépend uniquement de l’arrangement des molécules, peut varier par l’effet de diverses circonstances. De là cette multitude de formes différentes, et en même temps régulières et bien prononcées, qu’affectent souvent les cristaux d’une même substance. Ainsi la combinaison de la chaux avec l’acide carbonique, ou la chaux carbonatée, présente tantôt la forme d’un rhomboïde, c’est-à-dire, d’un parallélipipède terminé par six rhombes égaux et semblables, tantôt celle d’un prisme hexaèdre régulier ; ici c’est un dodécaèdre terminé par douze triangles scalènes ; ailleurs c’est encore un dodécaèdre, mais dont les faces sont des pentagones, etc.

82. Toutes ces différentes formes, qu’un même minéral est susceptible de prendre, et qui s’éloignent quelquefois totalement les unes des autres par leur aspect, se tiennent cependant par un lien commun ; et quoiqu’il ne nous ait pas encore été donné jusqu’ici de dévoiler les lois auxquelles l’Être suprême a soumis les forces qui les produisent, nous connoissons du moins celles que suivent, dans leur arrangement, les molécules qui concourent à les déterminer. Nous allons exposer succinctement la théorie de ces lois, dont la considération est du ressort de la physique.

Des Formes primitives des Cristaux.

83. On avoit remarqué depuis long-temps qu’un grand nombre de minéraux, surtout parmi ceux qui ont des formes régulières, sont composés de lames susceptibles d’être séparées les unes des autres, en sorte que les fragmens détachés de ces corps par la percussion, ont leurs faces planes, lisses, et plus ou moins éclatantes.

84. Nous avons donné le nom de division mécanique à l’opération par laquelle on parvient à faire ainsi l’anatomie d’un cristal, en saisissant, à l’aide d’un instrument tranchant, tel qu’une lame d’acier, les joints naturels de ses lames composantes ; et cette opération, exécutée sur tous les minéraux qui s’y prêtent, conduit à un résultat général, qui est comme la clef de la théorie des lois relatives à leur structure. Il consiste en ce que, si l’on divise les différens cristaux originaires d’une même substance par des coupes qui se correspondent sur toutes les parties semblablement situées, on parvient à en extraire un solide régulier, qui est constant pour tous ces cristaux, même pour ceux dont les formes contrastent le plus fortement. Deux ou trois exemples suffiront pour faire concevoir ce résultat.

85. Soit abef (Pl. i, fig. 3) le prisme hexaèdre régulier, qui est une des variétés de la chaux carbonatée ; on trouvera que, parmi les six arêtes in, nc, cb, etc., de la base supérieure, il y en a trois qui se prêtent à la division mécanique. Soit in une de ces dernières arêtes ; la division mécanique se fera suivant un plan psut, incliné de 45d, tant sur la base abcnih, que sur le pan inef. Les deux arêtes bc, ah, admettront des divisions analogues à la précédente, sans qu’il soit possible d’en opérer de semblables sur les trois arêtes intermédiaires cn, ab, ih.

Ce sera tout le contraire par rapport à la base inférieure gfedrk ; car les arêtes de cette base qui admettront des divisions, seront opposées aux arêtes non-divisibles de l’autre base ; c’est-à-dire, que ce seront les arêtes de, gf, kr. Le plan lqyz représente la section faite sur cette dernière arête. On aura donc six plans mis à découvert par les sections ; et si l’on continue de diviser toujours parallélement à ces sections, jusqu’à ce que toutes les faces du prisme hexaèdre aient disparu, on arrivera à un rhomboïde, qui est comme le noyau, et que la figure représente sous son rapport de position avec le prisme. Le grand angle EAI de l’une quelconque des faces de ce rhomboïde, tel que le donne le calcul, est de 101d 3′ 13″.

Tout autre cristal de la même espèce, divisé mécaniquement, donnera un résultat analogue. Il ne s’agit que de trouver le sens des coupes qui mènent au rhomboïde central. Ainsi, pour obtenir tout d’un coup le noyau du dodécaèdre à triangles scalènes (fig. 4), on fera passer un premier plan par les deux lignes EO, OI, un second par les lignes IK, KG, un troisième par les lignes GH, HE, et déjà la moitié supérieure du noyau se trouvera à découvert ; trois autres sections faites l’une sur les lignes OI, IK, l’autre sur les lignes KG, GH. la dernière sur les lignes HE, EO, achèveront de dégager le noyau. Voyez la figure 5, qui représente ce noyau inscrit dans le dodécaèdre.

86. Parmi les variétés de la même substance, on observe plusieurs rhomboïdes très-différens du noyau par la mesure de leurs angles. Mais chacun de ces rhomboïdes en renferme un autre qui est encore semblable au noyau. Par exemple, le rhomboïde que l’on voit fig. 6, et dans lequel l’angle du sommet est aigu et a pour mesure 75d 31′ 20″, se soudivise par des plans qui interceptent les arêtes terminales ; savoir, d’une part ns, us, ts, et d’une autre part ns′, us′, ts′, en faisant des angles égaux avec les faces qu’ils entament. Le résultat est le rhomboïde obtus AA′, qui a les mêmes angles que celui qu’on retire du prisme hexaèdre régulier, et qui est tellement situé à l’égard du rhomboïde circonscrit, que ses faces sont parallèles aux arêtes de celui-ci, comme cela doit-être d’après ce qui a été dit. Cette modification d’une forme qui semble se servir de déguisement à elle-même, a peut être quelque chose de plus surprenant encore que les diversités qui rendent d’autres formes comme étrangères, par rapport à leur noyau.

87. Si l’on prend un cristal d’une autre espèce, le noyau se trouvera changé ; si c’est encore un rhomboïde, il aura des angles différens. Dans telle espèce ce sera un cube, dans telle autre ce sera un prisme droit à bases rhombes, etc. Nous appelons formes primitives, celles de ces solides inscrits chacun dans tous les cristaux qui appartiennent à une même espèce ; et formes secondaires, celles qui différent de la forme primitive. Cette dernière est aussi quelque-fois immédiatement produite par la cristallisation.

88. Les formes primitives observées, sont au nombre de six, en général ; savoir, le tétraèdre, qui dans ce cas est toujours régulier ; le parallélipipède, qui est tantôt rhomboïdal, tantôt cubique, etc. ; l’octaèdre, dont la surface est composée de triangles qui sont, suivant les espèces, équilatéraux, isocèles ou scalènes ; le prisme hexaèdre régulier ; le dodécaèdre à plans rhombes égaux et semblables, et le dodécaèdre composé de deux pyramides droites hexaèdres réunies par leurs bases. Le prisme hexaèdre régulier qui paroît ici parmi les formes primitives, devient, comme nous l’avons vu (85), forme secondaire, relativement à la chaux carbonatée ; et ce n’est pas le seul exemple de cette faculté qu’a un même solide de se doubler en quelque sorte par la variété de ses fonctions.

Des Formes des Molécules intégrantes.

89. Nous nous sommes arrêtés jusqu’ici à la considération du noyau, parce que ce résultat de la division mécanique étant comme une quantité constante, relativement à tous les cristaux d’une même espèce, devient une donnée commode pour la théorie, qui, en partant de cette constante, n’a plus qu’à déterminer les quantités variables, c’est-à-dire, les diverses manières dont s’arrangent les molécules situées dans les parties qui servent d’enveloppe au noyau.

90. Mais avant de passer aux lois de cet arrangement, nous devons faire connoître les molécules dont il s’agit ; et c’est par la soudivision du noyau parallélement à ses différentes faces, et quelquefois dans d’autres sens encore, que l’on parvient à cette connoissance.

Supposons d’abord que le noyau soit un parallélipipède qui n’ait pas d’autres joints naturels que ceux qui sont parallèles à ses faces, et choisissons pour exemple le rhomboïde de la chaux carbonatée. La soudivision de ce rhomboïde, par des plans toujours plus rapprochés entre eux, donnera des rhomboïdes semblables à lui, et qui iront en diminuant successivement de volume ; et si l’on continue cette division par la pensée au delà du terme où les petits solides seroient devenus insensibles à l’œil, on sera conduit à des rhomboïdes d’un tel degré de ténuité, que l’on ne pourroit plus les diviser ultérieurement sans les analyser, c’est-à-dire, sans rompre l’union des principes chimiques qui les composent. Ces rhomboïdes situés, en quelque sorte, sur la limite de la division mécanique, sont ce que nous appelons les molécules intégrantes de la chaux carbonatée, pour les distinguer des molécules élémentaires de la même substance, qui sont, d’une part, celles de la chaux, et d’une autre part, celles de l’acide carbonique.

91. Prenons pour second exemple le dodécaèdre à plans rhombes (fig. 7), qui ne peut être non plus soudivisé que parallélement à ses faces. Je dis que dans ce cas la molécule intégrante sera un tétraèdre. Pour le prouver, nous remarquerons que l’une quelconque des arêtes du dodécaèdre est parallèle à deux faces opposées de ce solide. Ainsi l’arête ol est parallèle aux faces rsyx, puzh ; l’arête pu est parallèle aux faces olrs, ahzq, et ainsi des autres ; d’une autre part, l’une quelconque des petites diagonales d’un des rhombes est aussi parallèle à deux faces opposées : par exemple, la petite diagonale qui passe par les points o, t, est parallèle aux faces rsyx, puzh ; donc si l’on soudivise le dodécaèdre parallélement à ses différentes faces en faisant passer, pour plus de simplicité, les plans coupans par le centre, ces plans, pris trois à trois, passeront toujours par une petite diagonale telle que ot, et par deux arêtes contiguës à cette diagonale, telles que os, ts, ou bien ou, tu, c’est-à-dire, que ces plans intercepteront deux triangles isocèles ost, out, sur la surface de chaque rhombe ostu ; mais ils passent en même temps par le centre : donc ils détacheront des tétraèdres, dont le nombre sera de 24, c’est-à-dire, double de celui des faces. La fig. 8 représente séparément le tétraèdre, qui a pour face extérieure le triangle ost (fig. 7), et l’on démontre que les quatre faces de chaque tétraèdre sont des triangles isocèles, égaux et semblables : c’est une suite de l’égalité et de la similitude qui existent entre les rhombes de la forme primitive elle-même.

92. Le prisme hexaèdre régulier, que nous choisirons pour troisième exemple, n’admet de même de soudivisions que dans des sens parallèles à ses différentes faces ; et il suffit de jeter un coup d’œil sur la fig. 9, où l’on a tracé sur l’hexagone régulier qui représente la base du prisme, des lignes indicatives des soudivisions, pour concevoir que la forme de la molécule est, dans ce cas, un prisme triangulaire équilatéral.

93. Considérons enfin une des formes primitives dont la soudivision ne se borne pas au parallélisme avec les faces. Tel est le prisme droit rhomboïdal représenté Pl. ii, fig. 10, qui appartient à une substance nommée staurotide (croisette), que l’on trouve dans le département du Finistère, où ses cristaux se croisent communément deux à deux. Ce prisme, outre les divisions parallèles aux pans M,M, et à la base P, en admet d’autres parallèles à un plan qui passeroit par la petite diagonale AA, et par celle de la base opposée ; d’où il suit que les molécules intégrantes sont encore ici des prismes triangulaires, mais qui ont pour bases des triangles isocèles.

Nous ne parlerons point de la division des autres formes primitives, parce que les bornes que nous sommes obligés de nous prescrire ici ne nous permettent pas d’entrer dans les détails nécessaires pour lever une difficulté qui provient de ce que cette division paroit tendre vers des molécules de deux formes différentes. Il nous suffira d’observer que l’on peut, au moyen d’une hypothèse très-admissible, en ramener le résultat à une seule forme de molécule qui est le tétraèdre, et que d’ailleurs la difficulté dont il s’agit, quand même elle subsisteroit tout entière, ne toucheroit point au fond de la théorie.

94. Maintenant, pour mieux faire ressortir ce qu’a de remarquable la conséquence qui se tire de la soudivision des formes primitives, relativement au nombre et aux formes des molécules intégrantes, supposons qu’il s’agisse de déterminer en général les trois solides géométriques les plus simples. Comme il faut au moins quatre plans pour circonscrire un espace, il est évident que les solides demandés seront successivement terminés par quatre, cinq et six plans ; et en prenant, dans chaque espèce de solide, le plus simple, on aura d’abord la pyramide triangulaire ou le tétraèdre, ensuite le prisme triangulaire, et enfin le parallélipipède. Or, telles sont les trois figures élémentaires qui donnent naissance à cette grande diversité de cristaux que la nature offre à notre observation. On reconnoît ici ce que nous pourrions appeler sa devise familière, économie et simplicité dans les moyens, richesse et variété inépuisables dans les effets.

Les trois formes dont il s’agit sont diversifiées dans les différens minéraux par des mesures d’angles, et par des dimensions respectives particulières que la théorie détermine ; et c’est en grande partie sur ces différences qu’est fondée la distinction des espèces minérales.

95. Mais une considération sur laquelle nous ne saurions trop appuyer, c’est que dans toute la série des cristaux que la théorie ramène à une même forme primitive, à l’aide des lois dont nous parlerons bientôt, la forme de la molécule est invariable, relativement à la mesure de ses angles et à ses dimensions respectives ; et cette constance, qui est démontrée par des faits sur lesquels il suffit d’ouvrir les yeux, et par des calculs étroitement liés avec ces faits, subsiste au milieu de toutes les diversités qui modifient la composition d’une substance. Que dans une même série de cristaux, celui-ci soit limpide et sans couleur, que celui-là renferme un principe colorant, qu’un troisième donne, par l’analyse, une certaine quantité soit de fer, soit d’une matière quelconque dont les autres cristaux n’offrent pas la moindre trace ; qu’il y ait même un des principes communs à tous les individus, qui se trouve en excès dans quelques-uns, toutes ces variations, quelle qu’en soit la cause, n’effleureront pas même la forme géométrique de la molécule intégrante : c’est comme un point fixe autour duquel tout le reste semble osciller. Si donc il y a ici un problème à résoudre, ce n’est pas celui qui consiste à expliquer comment la constance des molécules peut s’accorder avec les changemens qui interviennent dans la composition, mais celui dont le but seroit de concilier ces changemens eux-mêmes avec l’immutabilité que l’on ne peut se dispenser d’accorder à la forme des molécules.

96. Les divisions que nous avons considérées dans le moyau, s’étendent également à toute la matière enveloppante ; d’où il suit que le cristal entier n’est autre chose qu’un assemblage de molécules intégrantes, semblables à celles dont le noyau lui-même est formé. Nous supposons que ces molécules sont les mêmes qui étoient suspendues dans le liquide où s’est opérée la cristallisation, quoique nous n’en soyons pas physiquement certains, puisque celles-ci échappent à nos yeux par leur extrême ténuité ; mais dans l’étude de la nature, nous ne pouvons faire plus sagement que d’adopter ce principe, que les choses sont censées telles en elles-mêmes qu’elles s’offrent à nos observations. Les derniers résultats sensibles de la division mécanique des minéraux, s’ils ne nous donnent pas la figure des véritables molécules intégrantes des cristaux, méritent d’autant mieux de les remplacer dans nos conceptions, qu’en les prenant pour données nous parvenons à représenter fidèlement les faits que nous offre la nature, et à en établir la liaison et la dépendance mutuelle.

La théorie qui concerne cet objet, consiste à rechercher les lois que suivent les molécules dans leur arrangement, pour produire ces espèces d’enveloppes régulières qui déguisent une même forme primitive de tant de manières différentes.

Des Lois auxquelles est soumise la structure des Cristaux.

97. Si l’on considère attentivement les figures des lames qui recouvrent successivement le noyau d’un cristal, et que nous appelons lames de superposition, on s’aperçoit qu’en partant de ce noyau elles vont en décroissant progressivement, tantôt de tous les côtés à la fois, tantôt dans certaines parties seulement. Mais la différence entre chaque lame et celle qui la précède, ne peut provenir que du retranchement d’une certaine quantité de molécules intégrantes qui manquent à la première pour qu’elle soit égale à la seconde ; et parce que les bords des lames décroissantes sont constamment des lignes droites parallèles les unes aux autres sur les différentes lames, il en résulte que les différences dont nous avons parlé sont mesurées par des soustractions d’une ou plusieurs rangées de molécules intégrantes. Voici donc l’énoncé du problème qui se présente à résoudre : Étant donné un cristal secondaire, et la figure de son noyau et de ses molécules intégrantes étant pareillement donnée ; supposant de plus que chacune des lames qui seront ajoutées au noyau soit dépassée par la précédente, dans certaines parties, d’une quantité égale à une, deux, trois rangées, etc., de molécules ; déterminer parmi ces différentes lois de décroissement, celles d’où résulte une forme semblable à la proposée, par le nombre, la figure, la disposition de ses faces, et par la mesure de ses angles plans et solides.

Ces sortes de problèmes ne peuvent être résolus qu’à l’aide du calcul ; mais pour faire concevoir la manière d’agir des lois dont il sert à déterminer les résultats, nous allons construire, par la méthode de synthèse, quelques formes secondaires, en rendant, pour ainsi dire, palpable la superposition et les variations des lames décroissantes sur-ajoutées au noyau.

98. Commençons par un exemple très-élémentaire tiré du dodécaèdre à plans rhombes (fig. 11) que nous avons déjà vu (88) au rang des formes primitives, mais que nous considérons ici comme forme secondaire, dont le noyau est un cube. Pour extraire ce noyau, il suffit d’enlever successivement les six angles solides, tels que s, r, t, etc., composés chacun de quatre plans, par des coupes dirigées dans le sens des petites diagonales. Ces coupes mettront à découvert six carrés AEOI, EOO′E′, IOO′I′, etc., qui seront les faces du cube primitif.

Ce cube étant un assemblage de molécules intégrantes de la même forme, il faudra que chacune des pyramides qui reposent sur ses faces, soit elle même composée de cubes égaux entre eux, et à ceux qui forment le noyau. Or, cette condition sera remplie, si la première lame, située à la base de l’une quelconque des six pyramides, a vers chacun de ses bords, une rangée de cubes de moins que dans le cas où elle couvriroit entièrement la face du noyau sur laquelle repose la pyramide, et si chacune des autres lames est de même dépassée par chaque bord de la précédente, d’une quantité égale à une rangée : car il est bien évident que, dans ce cas, toutes les lames seront uniquement composées de cubes. Cet assortiment est représenté par la fig. 12, où l’on voit que la dernière lame se réduit à un simple cube[6].

Cette figure a été tracée dans l’hypothèse où le noyau auroit 17 molécules sur chacun de ses bords ; et, comme les lames de superposition diminuent d’une rangée vers chacun de leurs bords opposés, il en résulte que les longueurs de ces bords sont successivement comme les nombres 15, 13, 11, 9, 7, 5, 3, 1, ce qui fait huit lames pour chaque pyramide. Les faces triangulaires OsI, OtI, etc., de ces pyramides, sont produites par les bords décroissans des lames de superposition qui se trouvent évidemment sur un même plan ; en sorte qu’elles sont alternativement rentrantes et saillantes.

Or, il y a six pyramides, et par conséquent vingt-quatre triangles. Mais, parce que le décroissement est uniforme dans toute l’étendue des triangles adjacens sur les pyramides voisines, tels que OsI, OtI, il en résulte que les triangles, pris deux à deux, forment un rhombe.

La surface du solide sera donc composée de douze rhombes égaux et semblables, c’est-à-dire, que ce solide aura la même forme que celui qui est l’objet du problème. L’angle obtus de chaque rhombe a pour mesure 109d 28′ 16″[7], et l’inclinaison de deux rhombes quelconques, adjacens entre eux, est de 120d.

Maintenant si, à cette espèce de maçonnerie grossière, mais qui a l’avantage de parler à l’œil, nous substituons l’architecture infiniment délicate de la nature, il faudra concevoir le noyau comme étant composé d’un nombre incomparablement plus grand de molécules imperceptibles ; alors le nombre des lames de superposition étant lui-même considérablement augmenté, tandis que les épaisseurs de ces lames seront devenues imperceptibles, les cannelures que forment ces lames par les rentrées et saillies alternatives de leurs bords, échapperont aussi à nos sens ; et c’est ce qui a lieu dans les polyèdres que la cristallisation a élaborés à l’aise, sans être ni pressée, ni troublée dans sa marche.

Pour énoncer le résultat qui vient d’être décrit, nous disons que le dodécaèdre est produit en vertu d’un décroissement par une seule rangée, parallélement à tous les bords du noyau cubique.

99. Si l’on imagine que les lames de superposition décroissent par deux, trois rangées, ou davantage, et toujours parallélement aux différens bords du cube primitif, alors les pyramides étant plus surbaissées, leurs faces ne pourront plus se trouver deux à deux sur un même plan ; en sorte que la surface du solide secondaire sera composée de 24 triangles distincts.

100. Nous appelons décroissemens en largeur, ceux où chaque lame n’ayant que l’épaisseur d’une molécule, comme dans les cas que nous venons de citer, est dépassée par la précédente, d’une quantité égale à 2, 3 rangées, ou davantage. Les décroissemens en hauteur sont ceux qui présentent l’effet inverse, c’est-à-dire, que chaque lame n’étant dépassée par celle qui la précède que d’une quantité égale à une rangée, peut avoir une hauteur double, ou triple, ou quadruple, etc., de l’épaisseur d’une molécule. La limite de ces deux espèces de décroissemens a lieu lorsque la différence en largeur et la dimension en hauteur sont l’une et l’autre égales à l’unité, comme dans le dodécaèdre à plans rhombes originaire du cube (98).

101. Le dodécaèdre du fer sulfuré (pyrite ferrugineuse), dont la surface est composée de 12 pentagones égaux et semblables, ainsi qu’on le voit fig. 13, nous offre une combinaison des deux espèces de décroissemens dont nous venons de parler. Chaque pentagone, tel que tOsO′n, a quatre côtés égaux, savoir, Ot, Os, O′s, O′n ; le cinquième tn, que nous considérons comme la base du pentagone, est plus long que les autres. Le dodécaèdre dont il s’agit ici a encore pour noyau un cube, que l’on parviendroit à extraire en faisant passer des plans coupans par les diagonales OI, OE, AE, AI, etc. (fig. 14), qui interceptent les angles opposés aux bases ; d’où l’on voit que les portions sur-ajoutées au noyau, au lieu d’être des pyramides, comme dans le dodécaèdre à plans rhombes, sont des espèces de coins, qui ont pour faces extérieures deux trapèzes, tels que OIqp, AEpq, et deux triangles isocèles EpO, AqI.

Chacune de ces parties additionnelles, par exemple celle que nous venons d’indiquer, résulte de deux décroissemens, l’un par deux rangées en largeur, parallélement à deux bords opposés OI, AE, de la face correspondante AEOI du noyau, l’autre par deux rangées en hauteur, parallélement aux deux autres bords EO, AI de la même face : de plus, chaque décroissement agit sur les différentes faces du cube, suivant trois directions perpendiculaires entre elles. Ainsi le décroissement par deux rangées en largeur ayant lieu sur la face AEOI, parallélement à OI et AE, comme nous l’avons dit, agit sur la face OII′O′, parallélement à OO′ et II′, et sur la face EOO′E′, parallélement à EO et O′E′, et dans les mêmes sens sur les faces opposées. La marche du décroissement en hauteur, par des directions qui se croisent aussi à angle droit, se présente d’elle-même, d’après ce qui vient d’être dit.

En considérant attentivement la fig. 15, où l’on a rendu sensible à l’œil la distinction des lames de superposition et des molécules dont elles sont l’assemblage, on y voit que le progrès du décroissement en largeur, qui contribue, par exemple, à la formation de la partie additionnelle EOLqp, et qui a lieu parallélement à l’arête OI et à son opposée, étant plus rapide que celui du décroissement en hauteur, qui se fait parallélement à l’arrête EO et à son opposée, les deux faces qui naissent du premier doivent être plus inclinées que celles qui sont produites par le second ; en sorte que chaque pile de lames décroissantes ne se termine plus en pointe, mais en arête pq : de plus, chaque trapèze, tel que OpqI (fig. 14), qui résulte du décroissement en largeur, étant sur le même plan que le triangle OtI, par une suite de ce que le décroissement en hauteur qui détermine celui-ci n’est que la répétition en sens contraire du décroissement en largeur, l’ensemble des deux figures forme un pentagone pOtIq ; d’où il suit que le solide secondaire est terminé par douze pentagones égaux et semblables, à cause de la figure régulière du noyau, et de la symétrie des décroissemens.

Si l’on suppose que les décroissemens agissent suivant deux autres lois, dont l’une soit toujours l’inverse de celle qui se combine avec elle, de manière qu’il y ait trois ou quatre rangées, etc., soustraites en largeur et autant en hauteur, le résultat sera encore un dodécaèdre à douze pentagones égaux et semblables ; et il est bien évident que tous ces dodécaèdres différeront, soit entre eux, soit avec le précédent, par la mesure de leurs angles. Pour que l’existence de la loi, dont nous avons fait dépendre celui-ci, soit démontrée, il faut que l’inclinaison[8] de chaque pentagone, tel que tOsO′n, sur le pentagone tIs′I′n, qui a la même base tn, mesurée sur le dodécaèdre de la nature, soit égale à celle que détermine le calcul, en prenant pour donnée la loi dont il s’agit, et qui est de 126d 52′ 8″[9] : or le gonyomètre donne sensiblement 127d ; d’où l’on doit conclure que la première mesure est la limite à laquelle l’instrument atteindroit lui-même, sans les petites imperfections qui ne lui permettent d’offrir autre chose que des approximations. Ce que nous disons ici a également lieu pour toutes les autres applications de la théorie : toujours quelque loi de décroissement lui fournit un résultat, dont l’accord avec celui de l’observation est aussi satisfaisant qu’on puisse le désirer.

102. On a pris le solide, dont nous venons d’expliquer la structure, pour un dodécaèdre régulier semblable à celui de la géométrie, parce qu’on étoit porté à supposer aux cristaux les formes qui paroissent les plus simples et les plus régulières, lorsqu’on ne considère dans le polyèdre que son aspect, et comme le fantôme d’un corps physique ; mais la théorie démontre que l’existence du dodécaèdre régulier n’est possible en vertu d’aucune loi de décroissement. La raison en est que le rapport de la quantité, dont chaque lame est dépassée par la suivante dans le sens de la largeur, avec l’épaisseur de la même lame, doit toujours être représenté par des nombres rationnels ; ce qui a lieu effectivement dans le dodécaèdre du fer sulfuré, où ce rapport est celui de 2 à 1 : au contraire, le rapport entre les deux dimensions correspondantes qui ont lieu dans le dodécaèdre régulier, est exprimé en nombres irrationnels, c’est-à-dire, qu’il représente une chose impossible[10]. Mais le défaut de symétrie qui existe à l’extérieur dans le dodécaèdre du fer sulfuré, cache un caractère de simplicité, qui consiste en ce que la molécule étant le cube, dont la figure est remarquable par sa perfection, la loi de décroissement est en même temps celle qui donne le dodécaèdre à l’aide du moindre nombre possible de rangées soustraites ; ainsi il est vrai de dire que c’est là le dodécaèdre régulier de la Minéralogie.

103. Nous terminerons ce qui regarde les décroissamens sur les bords, par un exemple tiré du dodécaèdre à faces triangulaires scalènes (Pl. i, fig. 4), qui est, comme nous l’avons vu (84), une des variétés de la chaux carbonatée. Ici le noyau est un rhomboïde, dont l’axe, c’est-à-dire, la ligne qui passe par les deux angles solides A,A′ (fig. 5), composés chacun de trois angles obtus égaux, doit être situé verticalement, pour que ce rhomboïde s’offre à l’œil sous son véritable aspect ; il en résulte que la symétrie n’exige plus, comme par rapport au cube, que les décroissemens qui agissent sur l’un quelconque EO des bords de l’une des faces, telle que AEOI, se répètent sur le bord opposé AI, parce que celui-ci, qui est contigu à l’un des sommets, a en quelque sorte une manière d’être différente de l’autre. Il suffit que tout ce qui se passe à l’égard du bord EO, ait également lieu par rapport aux cinq autres OI, IK, KG, GH, HE, semblablement situés. On juge, à la seule inspection de la figure, que ces six bords qui sont communs au noyau et au cristal secondaire, servent de lignes de départ à autant de décroissemens, dont l’effet est de produire des deux côtés du même bord, tel que EO, deux triangles EsO, Es′O ; ce qui fait en tout douze triangles, six vers chaque sommet.

Or, le calcul démontre que, dans le cas présent, les décroissemens se font par deux rangées en largeur, ainsi qu’on le voit fig. 17, Pl. iii, où l’on s’est borné à tracer l’espèce de pyramide supérieure ajoutée au noyau. Les saillies et rentrées alternatives que forment les lames de superposition vers leurs bords décroissans, étant nulles pour nos sens, dans le cristal produit par la nature, la ligne Es représente une des arêtes contiguës au sommet, telle que nous la voyons sur ce même cristal ; en sorte que la différence entre le sommet géométrique s et le sommet physique s′, s’évanouit aussi, à cause de son extrême petitesse.

Tandis que les lames de superposition décroissent vers leurs bords inférieurs, elles prennent, au contraire, des accroissemens vers leurs bords supérieurs, en se recouvrant mutuellement de ce même côté ; et c’est un principe général, que les portions de lames situées hors de la portée des décroissemens s’étendent comme elles feroient si le noyau, en conservant sa forme, augmentoit simplement de volume. Mais la théorie fait abstraction de ces variations subsidiaires, pour ne considérer que l’effet immédiat du décroissement, qui seul détermine tout le reste.

Un résultat qui a lieu généralement pour tous les dodécaèdres produits en vertu de la même loi, quels que soient les angles primitifs, consiste en ce que l’axe de chacun de ces dodécaèdres est triple de l’axe du noyau, et en ce que le rapport des solidités est le même que celui des axes : de plus, on trouve, à l’aide du calcul, que dans le dodécaèdre particulier, dont il s’agit ici, le grand angle OEs (fig. 5, Pl. i) de chacune des faces est rigoureusement égal à l’angle obtus EAI du noyau, c’est-à-dire, de 101d 32′ 13″, et que l’incidence de deux faces voisines OIs, KIs, sur le dodécaèdre, à l’endroit d’une des arêtes les plus saillantes Is, est égale à celle de deux faces pareillement adjacentes EAIO, GAIK, vers un même sommet du noyau, c’est-à-dire, de 104d 28′ 40″. C’est ce qui a suggéré le nom de métastatique que nous avons donné à cette variété, et qui indique comme le transport ou la métastase des angles du noyau sur le cristal secondaire. Les solutions des problèmes relatifs à la structure des cristaux, ont servi à dévoiler une multitude de semblables propriétés, et de résultats d’une géométrie qui paroîtroit mériter d’être étudiée, quand même elle ne porteroit que sur de simples spéculations. Mais cette étude présente un double intérêt, lorsque ces propriétés, dont elle offre le développement, ont un fondement réel dans la géométrie de la nature.

104. Indépendamment des décroissemens qui ont lieu parallélement aux bords des faces du noyau, il s’en fait aussi dont les directions sont parallèles aux diagonales ; et comme ils ont des angles pour termes de départ, nous les appelons décroissemens sur les angles.

Soit OII′O′ (fig. 18, Pl. iii) une des faces d’un noyau cubique, soudivisée en une multitude de petits carrés qui seront les bases d’autant de molécules. On peut considérer des rangées ou des files de molécules, non seulement dans le sens des arêtes, comme la rangée alignée suivant aa′, mais aussi dans le sens des diagonales, comme les rangées, dont l’une est désignée par a, b, c, d, e, f, etc., l’autre par n, t, l, m, p, o, r, s, une troisième par q, v, k, u, x, y, z, etc. ; toute la différence consiste en ce qu’ici les molécules d’une même rangée ne se touchent que par une arête, au lieu que celles qui composent les rangées parallèles aux bords se touchent par une de leurs faces. Nous nous bornerons à un seul exemple de décroissemens sur les angles.

105. La fig. 19 représente un octaèdre régulier qui a pour noyau un cube, dont les angles solides, comme on le voit, répondent aux centres des faces de l’octaèdre : dans ce cas, les lames de superposition décroissent par une rangée sur tous les angles des faces du noyau cubique ; il en résulte qu’à l’égard de l’angle I′ (fig. 18), que nous choisissons pour exemple, le cube qui répond à i est soustrait sur la première lame ; que sur la seconde il y a soustraction des deux cubes, qui répondent à s, s′ ; sur la troisième, de ceux qui répondent à z, h, z′, et ainsi de suite ; en sorte que les bords situés de ce même côté, sur les différentes lames, sont alignés successivement comme BB′, DD′, GG′, etc.

Mais d’après le principe (103), que partout où le décroissement n’agit pas, le cristal s’accroît, au contraire, comme si le noyau ne faisoit lui-même qu’augmenter de volume, les lames de superposition s’étendent vers les parties situées entre leurs bords décroissans, de manière à s’envelopper mutuellement, jusqu’à ce que les bords décroissans sur une même lame venant à se toucher, il ne reste plus que l’effet des décroissemens, qui continuent leur marche jusqu’à ce qu’ils soient arrivés à leur terme.

Chacun des huit angles solides du cube deviendra donc le point du départ de trois décroissemens qui auront lieu sur les trois plans qui concourent à la formation de cet angle, d’où il suit qu’il y aura en tout 24 faces produites en vertu des décroissemens. Mais parce que les décroissemens ont lieu par une simple rangée, il arrive encore ici que les trois faces qui naissent autour d’un même angle solide sont de niveau, et ainsi les vingt-quatre faces se réduisent à huit, et, par une suite de la forme régulière du noyau, l’octaèdre secondaire est lui-même régulier. Cette structure est celle d’une variété du plomb sulfuré, connu vulgairement sous le nom de galène.

Dans le même cas, et en général dans tous ceux qui ont rapport aux décroissemens sur les angles, les faces du solide secondaire ne sont plus simplement sillonnées par des stries, comme lorsque les décroissemens se font sur les bords : elles sont hérissées d’une multitude de saillies, formées par les angles solides extérieurs des molécules ; mais tous ces angles étant de niveau, et les molécules étant d’ailleurs imperceptibles, les faces du cristal paroissent former des plans lisses et continus.

La figure 20 représente l’assortiment des petits cubes qui concourent à produire une des faces smn (fig. 19) de l’octaèdre dont nous avons parlé. Le cube o (fig. 20) est situé à l’angle solide du noyau marqué de la même lettre (fig. 19). Les cubes dont les faces sont traversées diagonalement par les lignes bc, cr, rb (fig. 20), appartiennent aux trois premières lames de superposition qui reposent sur les trois faces du cube adjacentes à l’angle o ; ceux que traversent diagonalement les lignes ld, dg, gl, appartiennent aux trois lames suivantes. Passé ce terme, les bords décroissans se touchent, de manière que chaque lame prend la figure d’un carré, dont le côté contigu à la face smn est ku, xy, ou hz ; et tout marche alors par des lames de cette même figure, qui vont en décroissant de tous les côtés à la fois jusqu’aux sommets s, m, n, de l’octaèdre, où ces lames se réduisent à un simple cube.

106. Les lois de décroissemens sont susceptibles de certaines modifications qui offrent des moyens termes entre celles dont nous avons parlé ; mais ce n’est point ici le lieu de les faire connoître, parce que notre but n’a été que d’exposer les principes généraux de la théorie, et de donner une idée des résultats les plus ordinaires auxquels s’étendent les applications de ses méthodes.

Nous nous sommes bornés aussi à la considération des formes qui ne dépendent que d’une seule loi de décroissement, et que nous appelons formes secondaires simples. Mais la cristallisation nous offre très souvent des formes que nous nommons composées, et dont les faces sont produites par le concours de diverses lois de décroissement ; et lorsque quelqu’une de ces lois n’atteint pas sa limite, et que son effet reste comme interrompu, le cristal secondaire présente des faces parallèles à celles du noyau, interposées entre les facettes qui sont dues aux décroissemens.

107. Que de combinaisons renfermées dans les nombreuses modifications de ces lois, qui, tour à tour séparées sur différens corps, et offrant dans le même corps l’assemblage de plusieurs formes, agissent tantôt de préférence sur certains bords ou sur certains angles, tantôt sur les uns et les autres à la fois, se multiplient également par la diversité de leurs mesures et par celle de leurs termes de départ ; tantôt enfin masquent entièrement le noyau, et tantôt laissent subsister son empreinte, et font servir les positions constantes de ses faces à de nouvelles variations ! Et si l’on suppose que le nombre de rangées soustraites soit lui même très-variable, et qu’il puisse y avoir des décroissemens par vingt, trente, quarante rangées ou davantage, l’imagination sera effrayée de l’immense quantité de corps réguliers dont une seule substance pourroit peupler le monde souterrain ; mais la force qui produit les soustractions paroît avoir une action très limitée, et jusques ici nous n’avons point trouvé de lois dont la mesure excédât six rangées. Telle est cependant la fécondité qui s’allie avec cette simplicité, qu’en se bornant aux décroissemens ordinaires par une, deux, trois et quatre rangées sur les bords et sur les angles d’un rhomboïde, on démontre que cette espèce de noyau est susceptible de produire huit millions trois cent quatre-vingt-huit mille six cent quatre variétés de formes différentes, tandis que le nombre de celles qui ont été observées jusqu’à présent, ne s’étend guère au delà de soixante, relativement à la chaux carbonatée, qui est comme le Protée des minéraux.

108. Nous n’entrerons ici dans aucuns détails sur la structure des formes secondaires, dont la molécule est un tétraèdre ou un prisme triangulaire ; mais nous ne croyons pouvoir mieux terminer cet article, que par l’exposé d’un résultat qui sert à lier cette structure avec celle des formes originaires du parallélipipède. La liaison dont il s’agit consiste en ce que les molécules tétraèdres, ou prismatiques triangulaires, sont toujours tellement assorties dans l’intérieur de la forme primitive et des cristaux secondaires, qu’en les prenant par petits groupes de deux, quatre ou six, elles composent des parallélipipèdes ; en sorte que les rangées soustraites par l’effet des décroissemens, ne sont autre chose que des sommes de ces parallélipipèdes.

109. Ainsi dans le prisme hexaèdre régulier, dont l’hexagone ABCDFG (fig. 9, Pl. i), représente la base soudivisée en triangles, qui sont les bases d’autant de molécules, il est évident que deux triangles quelconques, voisins l’un de l’autre, tels que Api, AOi, composent un rhombe ; et que par conséquent les deux prismes auxquels ils appartiennent forment, par leur réunion, un prisme droit à bases rhombes, qui est une des espèces de parallélipipèdes,

Supposons une série de lames empilées sur l’hexagone ABCDFG, et qui subissent, par exemple, sur leurs différens bords, des soustractions, dont telle soit la mesure que ces mêmes bords soient alignés successivement comme les côtés des hexagones ilmnrh, kuxyge, etc., l’effet sera le même que celui d’un décroissement par une rangée de petits parallélipipèdes, composés chacun de deux molécules. On conçoit que, dans le même cas, le résultat du décroissement est une pyramide droite hexaèdre qui repose par sa base sur l’hexagone ABCDFG.

110. Reprenons le dodécaèdre à plans rhombes (fig. 7), que nous avons vu (91) être un assemblage de tétraèdres, dont les faces sont des triangles isocèles égaux et semblables. Si nous partageons les douze rhombes en quatre assortimens composés chacun de trois plans, tels que ceux qui se réunissent pour former l’un quelconque des quatre angles solides o, y, z, g, nous pourrons considérer chaque assortiment, par exemple, celui qui renferme les trois plans olrs, outs, olpu, comme appartenant à un rhomboïde qui auroit un de ses sommets situé extérieurement en o, et dont l’autre sommet, engagé dans le dodécaèdre, se confondroit avec son centre. Or, il est bien clair que, dans cette hypothèse, les vingt-quatre tétraèdres, dont le dodécaèdre est l’assemblage, se réunissent six à six pour former les quatre rhomboïdes qui ont leurs sommets extérieurs aux points o, y, z, g. Par une suite nécessaire, si l’on suppose la division mécanique poussée jusqu’à sa limite, toutes les molécules tétraèdres qui répondent à cette limite, groupées de même six à six, donneront des rhomboïdes. Or, c’est en faisant décroître les lames de superposition par une ou plusieurs rangées de ces rhomboïdes, que la théorie parvient à déterminer les formes secondaires des substances qui, comme le grenat, ont le dodécaèdre à plans rhombes pour forme primitive.

111. Nous avons donné le nom de molécules soustractives à ces parallélipipèdes composés de tétraèdres ou de prismes triangulaires, et dont les rangées mesurent la quantité du décroissement qu’éprouvent les lames de superposition. Le calcul n’a besoin que de ces parallélipipèdes pour arriver à son but ; et l’espèce d’anatomie que subissent ensuite ces petits solides, lors qu’on essaye de remonter jusqu’à la véritable forme de la molécule intégrante, est une affaire de pure observation, qui est étrangère à la théorie. Le parallélipipède représente ici l’unité ; et peu importe qu’il y ait au delà de cette unité, des fractions formées de ses soudivisions. Au moyen de cette conformité entre les résultats donnés par les diverses formes de molécules intégrantes, la théorie a l’avantage de pouvoir généraliser son objet, en ramenant à un même élément cette multitude de formes qui, par leur diversité, sembloient peu susceptibles de concourir en un point commun.

6. De la Chaleur.

112. Dans tout ce que nous avons dit jusqu’ici des corps solides, nous avons considéré leurs molécules comme réunies, d’une manière invariable, par la force de l’affinité, et nous n’avons fait attention qu’aux différentes modifications de figures qui résultoient de leur arrangement. Mais l’affinité elle-même, ou plutôt l’adhérence qu’elle produit entre les molécules, est susceptible d’une infinité de variations dépendantes d’une cause qui en balance plus ou moins l’effet, et souvent finit par le détruire entièrement.

Cette cause est ce que les physiciens ont appelé chaleur, et que les chimistes modernes désignent par le nom de calorique, que nous adopterons.

113. Le calorique n’est-il que l’effet d’un mouvement intestin, en vertu duquel les molécules des corps soient sollicitées à s’écarter ou à se rapprocher les unes des autres, suivant les circonstances ? ou bien est-ce une matière réelle, un fluide subtil et élastique, qui pénètre tous les corps, et en écarte les molécules, ou leur permette de se rapprocher, suivant que sa quantité augmente ou diminue dans chacun de ces corps ? Sans rien décider entre ces deux opinions, nous adopterons le langage qui est conforme à la seconde, en la regardant seulement comme une hypothèse plus propre à aider la conception des phénomènes, et plus commode pour les exprimer.

Nous en userons de même dans toutes les occasions semblables, et particulièrement lorsque nous traiterons de l’électricité et du magnétisme, en désignant par le mot de fluide, les deux principes composans du fluide, soit électrique, soit magnétique ; non pas pour exprimer des êtres dont l’existence n’est pas suffisamment prouvée, mais pour donner, par la pensée, un sujet à l’action des forces connues qui concourent à la production des phénomènes. Du reste, nous ne perdrons pas de vue la différence que l’on doit mettre entre les véritables fluides que nous palpons, que nous coërçons dans des vases, et ces agens, sur l’existence desquels l’observation s’est tue jusqu’ici. Nous ne les plaçons point dans la nature, mais seulement dans la théorie, parce qu’ils ont l’avantage, quand ils sont bien choisis, de représenter fidèlement les résultats, d’en offrir une explication satisfaisante, et même de nous aider à les prévoir ; en sorte que s’ils ne sont pas les véritables agens employés par la nature à la production des phénomènes, ils sont censés en tenir lieu et en être les équivalens.

Nous insistons sur cette remarque, parce qu’il nous paroît essentiel au progrès des sciences, de porter partout dans leur étude, cette justesse et cette précision d’idées, cette méthode correcte et sévère qui met chaque chose à son véritable niveau, qui évite d’en faire dire à la nature plus qu’elle n’en a dit, et de confondre une hypothèse simplement explicative, avec une vue nette des objets qui ont un fondement réel. On peut comparer la physique à un tableau qui, pour être heureusement exécuté, doit faire ressortir la nuance expressive qui sépare la certitude de la simple vraisemblance, et où l’on doit reconnoître tour à tour une main ferme et hardie dans les traits fortement prononcés, et une main sage et mesurée, dans ceux qui demandent à être adoucis. Revenons à l’objet dont nous avions commencé à nous occuper.

C’est à la chimie qu’appartient encore le développement des effets qui dépendent de la manière dont le calorique agit dans la composition et dans la décomposition des corps. Nous le considérerons surtout dans son état ordinaire, et sous le point de vue de la physique.

De l’équilibre du Calorique.

114. Pour faciliter l’intelligence des détails relatifs à l’objet qui va nous occuper, il ne sera pas inutile de donner ici, comme par anticipation, une idée du thermomètre. Cet instrument est composé d’un tube terminé en forme de boule, et rempli en partie d’une liqueur dont les dilatations et les contractions font connoître les variations que subit la température des corps en communication avec le thermomètre. Il en résulte que la colonne de liquide qui occupe le tube s’allonge et se raccourcit à mesure que la chaleur augmente et diminue, ou, si l’on veut, à mesure que la température s’élève et s’abaisse. Les mouvemens de la colonne se mesurent à l’aide d’une graduation dans la quelle on distingue deux limites, dont l’une répond au point d’abaissement de cette colonne, lorsque la température est celle de la glace fondante, et l’autre au point d’élévation de la même colonne, lorsque la température est celle de l’eau bouillante. Dans le thermomètre dit de Réaumur, et dans celui qu’on appelle centigrade, le zéro de l’échelle indique le terme de la glace fondante ; mais dans le premier, l’intervalle compris entre ce terme et celui de l’eau bouillante, est divisé en 80 parties, et dans le second, en 100 parties. La soudivision est continuée dans l’un et l’autre thermomètre, au-dessous du zéro, en parties égales à celles qui soudivisent l’intervalle entre les deux limites.

Nous ne devons pas omettre que quand on emploie le thermomètre comme indicateur de la température de l’air ou de quelque autre corps, on suppose que la masse de cet instrument est assez petite pour que la quantité de calorique qu’il cède ou qu’il enlève aux substances environnantes, puisse être négligée sans erreur sensible. Nous donnerons dans la suite une description plus développée du thermomètre, jointe à la théorie de sa construction.

115. La présence du calorique, ou plutôt son accumulation au delà du terme où il étoit déjà parvenu, se manifeste à nous principalement par deux effets : l’un, qui a un rapport intime avec nous-mêmes, est la sensation de la chaleur ; l’autre, qui est le résultat d’une observation générale relativement à tous les corps, consiste dans leur dilatation ou leur augmentation de volume.

Ces deux effets proviennent de la tendance qu’a le calorique pour se mettre en équilibre avec lui même ; et il est nécessaire, avant tout, de nous faire une juste idée des conditions qui déterminent cet équilibre.

116. Supposons une matière homogène, telle qu’une masse d’air pénétrée de calorique. Ce fluide se répandra uniformément dans toute la masse ; en sorte qu’à quelque endroit de cette masse que l’on place un thermomètre, il marquera le même degré de chaleur ; et c’est dans cette distribution uniforme du calorique que consistera son équilibre, relativement au cas que nous considérons ici.

Concevons maintenant que l’on place dans la même atmosphère différens corps qui aient entre eux une température égale, mais plus basse que celle de cette atmosphère ; une partie du calorique dont celle-ci étoit pénétrée, l’abandonnera pour s’introduire dans ces différens corps, où elle continuera de s’accumuler, jusqu’à ce qu’il y ait partout uniformité de température dans le système composé de ces corps et de l’atmosphère environnante. Alors le calorique sera encore en équilibre avec lui-même ; mais il ne s’ensuivra pas que les différens corps dont il s’agit aient enlevé des quantités égales de calorique à l’atmosphère dans laquelle ils étoient plongés. La quantité de calorique enlevée par chaque corps, dépendra de la disposition plus ou moins grande de ce corps à admettre et à retenir le calorique dans son intérieur, à raison de son affinité particulière pour ce fluide, de la figure de ses pores et autres circonstances. C’est cette disposition plus ou moins grande d’un corps, pour se prêter à l’accumulation du calorique, que l’on nomme en général capacité de chaleur.

Voici donc la manière dont on peut concevoir que l’équilibre s’établit au moyen de la répartition qui se fait entre différens corps du calorique cédé par les uns et enlevé par les autres. À mesure que le calorique s’accumule dans ceux-ci, leur affinité pour ce fluide va en diminuant : car on sait que c’est une loi générale de l’affinité, que son action s’affoiblit à proportion que le corps qui l’exerce se rapproche de son point de saturation. Le contraire arrive à l’égard des premiers corps qui cèdent de leur calorique ; leur affinité pour ce fluide va en augmentant. Or, c’est au terme où il y a équilibre entre les affinités des différens corps pour le calorique, que le système entier, considéré sous ce rapport, se trouve lui-même parvenu à l’état d’équilibre.

117. Une cause particulière influe sur la durée du passage à cet état d’équilibre : cette cause est la faculté conductrice de la chaleur, c’est-à-dire, la facilité ou la promptitude plus ou moins grande avec laquelle le calorique se propage dans l’intérieur des corps de diverses natures : par exemple, les métaux sont de très-bons conducteurs de la chaleur, tandis que le verre, la résine et autres substances semblables ne possèdent que foiblement la faculté de la conduire. L’artiste qui souffle une boule à l’extrémité d’un tube de verre, tient impunément ce tube à une distance assez petite de la partie qui est dans un état d’incandescence, tandis qu’il lui seroit impossible de supporter la chaleur qu’acquéreroit, dans le même cas, un tube de fer ou de quelqu’autre métal.

118. Nous n’avons pas fait connoître tout ce qui se passe dans le phénomène que nous considérons ici. Indépendamment de la portion de calorique, dont la communication entre différens corps dépend de leur affinité pour ce fluide, il en existe une autre qui n’est point soumise à cette affinité, et que nous nommons calorique rayonnant, parce qu’elle s’échappe en vertu de sa seule force expansive, sous la forme de rayons susceptibles d’être réfléchis par la surface des corps, et surtout par celle des métaux polis. Le calorique rayonnant a encore cela de commun avec la lumière, qu’il traverse librement l’air, en sorte que ce fluide le transmet en ligne droite d’un corps à l’autre ; et alors, suivant les circonstances, il conserve sa propriété rayonnante, ou redevient susceptible de s’unir, par affinité, aux corps qui se présentent sur son passage. Dans le changement de température que subissent différens corps qui tendent vers l’équilibre, la quantité de calorique rayonnant enlevée par chaque corps est plus grande ou plus petite que celle qu’il cède aux autres. Or, l’équilibre a lieu, lorsque toutes les affinités des corps pour le calorique sont satisfaites, comme nous l’avons dit, et lorsque, en même temps, chaque corps renvoie aux autres autant de calorique rayonnant qu’il en reçoit ; et cette répartition égale persévère tant que le système reste à la même température.

119. Schéele est le premier qui ait considéré en physicien le calorique rayonnant[11] ; et l’on est étonné de la sagacité avec laquelle il en a saisi tous les caractères, à une époque où ce sujet étoit entièrement neuf. Pour mieux étudier la manière d’agir de ce fluide ainsi modifié, il avoit choisi une des circonstances où les phénomènes qu’il produit se montrent d’une manière plus sensible, savoir, celle où il sort d’un poêle où le bois brûle avec activité, et dont on a laissé la porte ouverte. Le calorique, dans cet état, s’élance comme un torrent à travers l’air environnant, sans s’unir avec lui et même sans l’échauffer. Si l’expérience se fait pendant l’hiver, l’observateur apercevra distinctement la vapeur de son haleine ; ce qui n’arriveroit pas au milieu d’un air échauffé, et ce qui effectivement n’a pas lieu pendant l’été, à cause de la chaleur, qui alors est réellement combinée avec l’air, et lui communique la faculté de tenir en dissolution une plus grande quantité d’eau, comme nous l’expliquerons dans la suite. Cette emission du calorique a une si forte tendance pour se faire en ligne droite, que sa direction n’est point changée par le courant d’air qui se meut constamment vers la bouche du poêle, pour remplacer celui que la chaleur intérieure a dilaté ; en vain même agite-t-on fortement l’air situé devant la porte du poêle, la marche des rayons calorifiques n’en est pas plus dérangée que celle des rayons solaires.

120. Les métaux polis réfléchissent le calorique rayonnant suivant les mêmes lois que la lumière. Si le miroir est concave, l’action du calorique se concentre à son foyer, et un morceau de soufre, placé à ce foyer, s’allume à l’instant ; cependant le miroir ne s’échauffe pas : mais si on le met en contact avec un corps chaud, il lui enlève une partie de sa chaleur ; de plus, si on enduit la surface du miroir d’un peu de suie, en le passant au-dessus d’une chandelle allumée, le calorique qui tombe sur ce miroir, perd sa forme rayonnante, et s’unit au métal, qui s’échauffe bientôt jusqu’au point de ne pouvoir plus être manié impunément. Les phénomènes ne sont plus les mêmes, lorsqu’on se sert d’une lame de verre ; le calorique, au lieu d’être réfléchi, pénètre le verre qui le retient engagé dans son intérieur, et dont il élève la température, en quoi il diffère de la lumière qui, dans le même cas, est en partie réfléchie, et en partie transmise.

121. D’autres expériences servent à rendre plus évidente la différence qui existe, à plusieurs égards, entre le calorique rayonnant et la lumière. Que l’on interpose un carreau de verre entre le poêle et le foyer d’un miroir concave de métal ; il se formera à ce foyer un point lumineux, mais qui sera dépourvu de chaleur. Le même effet aura lieu, si l’on reçoit immédiatement les émanations du poêle sur une des faces d’une lentille ; ce corps analysera, pour ainsi dire, les émanations, dont la partie formée de calorique rayonnant restera engagée dans la lentille, tandis que la partie formée de lumière ira produire derrière la lentille un foyer qui sera simplement lumineux sans être chaud. Tel est le précis des observations de Schéele : elles se mêloient dans son esprit à des idées sur la nature du feu, qui n’avoient pas la même justesse. Mais c’étoient des matériaux précieux qui devoient un jour se placer comme d’eux-mêmes dans l’édifice de la véritable théorie du calorique.

122. Saussure et Pictet ont confirmé, par de nouvelles expériences, la propriété qu’ont les miroirs métalliques de réfléchir le calorique rayonnant. Ces deux savans ayant fait rougir fortement un boulet de fer de 54 millimètres, ou deux pouces, de diamètre, le laissèrent refroidir au point qu’il n’étoit plus lumineux, même dans l’obscurité. Ils avoient préalablement disposé deux miroirs concaves l’un vis-à-vis de l’autre, à environ quatre mètres ou douze pieds de distance ; ils fixèrent le boulet au foyer de l’un, tandis qu’ils tenoient un thermomètre d’air au foyer de l’autre. La chambre où se faisoit l’expérience étoit exactement fermée, et toutes les précautions avoient été prises pour écarter tout ce qui auroit pu occasionner des variations accidentelles dans la température de l’air. À peine le boulet eût-il été placé à l’un des foyers, que le thermomètre qui occupoit l’autre, et qui auparavant marquoit quatre degrés au-dessus de zéro, commença à monter, et parvint en 6 minutes à 14 degrés ½, tandis qu’un second thermomètre suspendu hors du foyer, à la même distance et du boulet et de l’observateur, ne monta qu’à 6d ; d’où il résulte que, dans cette expérience, la réflexion de la chaleur rayonnante a élevé la température de huit degrés et demi. Pour écarter encore mieux le soupçon que ce phénomène fut l’effet d’une lumière imperceptible pour l’œil, Pictet a répété l’expérience, en substituant au boulet de fer un matras rempli d’eau bouillante, et le thermomètre situé à l’autre foyer a indiqué une élévation de température de plus d’un degré[12].

123. Ces expériences ont été suivies d’une autre très curieuse, capable d’en imposer à un observateur moins éclairé, qui n’eût pas été persuadé d’avance que le froid ne peut être réfléchi[13]. L’appareil ayant été disposé comme dans les expériences précédentes, on plaça un thermomètre d’air au foyer d’un des miroirs, et un matras plein de neige au foyer de l’autre ; à l’instant le thermomètre descendit de plusieurs degrés, et remonta ensuite, aussitôt qu’on eût enlevé le matras : celui-ci ayant été remis au foyer du même miroir, on versa de l’acide nitrique sur la neige, et l’augmentation de froid qui en résulta fit descendre le thermomètre de cinq ou six degrés.

Le premier moment fut celui de la surprise ; et l’explication du phénomène suivit de près. Pour la concevoir, supprimons par la pensée les deux miroirs ; il arrivera au thermomètre la même chose qu’aux corps environnans, c’est-à-dire, qu’il cédera une partie de son calorique, qui, de proche en proche, ira se communiquer à la neige, en vertu de l’affinité qu’elle exerce pour attirer à elle ce fluide : une autre quantité de calorique s’échappera du thermomètre sous forme rayonnante, et se distribuera entre le matras et les corps environnans. Replaçons maintenant les deux miroirs : alors la portion de calorique rayonnant qui eût été perdue pour la neige, tombant sur le miroir, au foyer du quel se trouve le thermomètre, sera réfléchie vers l’autre miroir, et de là au matras, qui l’absorbera aussitôt ; et cet effet, qui se répétera continuellement, déterminera une émission beaucoup plus abondante et plus rapide du calorique rayonnant fourni par le thermomètre, que celle qui auroit eu lieu sans l’intervention des miroirs. On a ici le même avantage pour diminuer la chaleur du thermomètre, qu’on avoit pour l’accroître, lorsqu’au lieu d’un corps plus froid que lui, on plaçoit au foyer de l’autre miroir un corps plus chaud ; seulement, dans l’expérience du matras, les rayons du calorique prennent une route opposée à celle qu’ils suivoient dans l’expérience du boulet ; et c’est ce changement de direction qui en impose à l’imagination, en lui offrant une véritable réflexion du calorique sous l’apparence d’un froid réfléchi.

De la Chaleur spécifique.

124. Nous n’avons aucun moyen pour évaluer la quantité absolue de calorique d’un corps ; nous ne pouvons même déterminer les rapports entre les quantités de calorique des différens corps, comme nous déterminons ceux qui existent entre leurs densités, quoiqu’il n’y ait aucun corps dont la densité absolue nous soit connue. Nous sommes réduits à comparer entre elles les augmentations de chaleur reçues par divers corps dont la température s’est élevée d’un égal nombre de degrés, ce qui ne peut même avoir lieu qu’entre certaines limites. Voici le principe sur lequel est fondée cette comparaison.

125. Des observations, dont nous parlerons plus bas, prouvent que dans le thermomètre à mercure, les dilatations sont proportionnelles aux accroissemens de chaleur que reçoit le liquide, du moins depuis le degré de la congélation jusqu’à celui de l’eau bouillante ; il en résulte que si l’on chauffe un corps de plus en plus, de manière que sa température reste entre les deux limites dont nous venons de parler, les dilatations du mercure, dans un thermomètre pris pour indice de l’élévation de température, seront aussi en rapport avec les augmentations de chaleur acquises par le corps soumis à l’expérience. Si l’on suppose, par exemple, que la température soit d’abord à zéro, lorsqu’ensuite le thermomètre sera monté à dix degrés, l’augmentation de chaleur que le corps aura reçue sera double de celle qui avoit lieu, au moment où le thermomètre ne marquoit que cinq degrés.

126. Concevons maintenant que l’on mêle ensemble un kilogramme ou deux livres d’eau à la température de 34 degrés au-dessus de zéro, avec un kilogramme de mercure à la température de zéro ; l’eau cédera au mercure une partie de sa chaleur, jusqu’à ce qu’il y ait équilibre, c’est-à-dire, jusqu’à ce que la température des différentes parties du mélange soit parvenue à l’uniformité ; or, à ce terme, un thermomètre plongé dans le mélange, indiqueroit une température de 33 degrés. Nous en concluerons que l’eau a perdu la quantité de chaleur nécessaire pour élever sa température d’un degré, et que cette même quantité de chaleur est capable d’élever de 33 degrés la température du mercure ; d’où il suit que la quantité requise pour élever celle-ci d’un degré, n’est que la 33e partie de celle qui produiroit le même effet par rapport à l’eau.

127. On a appelé chaleurs spécifiques ces quantités de chaleur capables de produire dans des corps égaux en masse, des élévations égales de température, en prenant un degré du thermomètre pour terme de comparaison ; et parce que ces élévations de température dépendent du plus ou moins de disposition qu’ont les corps pour s’unir au calorique, on a donné aussi aux quantités de chaleur dont il s’agit, le nom de capacités relatives de chaleur. Mais nous préférerons la première dénomination, comme offrant une expression plus exacte de l’idée qu’on y attache.

128. Si l’on représente par l’unité la quantité de chaleur capable d’élever d’un degré la température de l’eau commune, on aura pour la quantité de chaleur correspondante, relativement au mercure, 0,030,3, et l’on pourra, de cette manière, déterminer en unités et en parties de l’unité les chaleurs spécifiques des différens corps rapportées à celle de l’eau, qui servira ici de mesure commune, comme dans la comparaison des densités.

129. Ainsi, dans l’incertitude où nous sommes sur les quantités absolues de chaleur que renferment les corps, nous nous bornons à comparer les différences que subissent ces quantités entre deux points d’équilibre. Le rapport de ces différences donneroit celui des quantités absolues elles-mêmes, si nous étions sûrs que les degrés du thermomètre en-dessous du terme de la congélation, et au-dessus du terme de l’eau bouillante, mesurassent des quantités proportionnelles de chaleur perdue ou acquise, comme cela a lieu entre les deux limites dont il s’agit. Mais cette hypothèse est au moins très-hasardée, et auroit besoin d’être vérifiée par un grand nombre d’expériences.

130. La méthode de Crawford, et de plusieurs autres physiciens, pour déterminer les chaleurs spécifiques de différentes substances, étoit semblable à celle dont nous avons parlé (126), en citant pour exemple le mercure mêlé avec l’eau : on avoit alors égard à la chaleur spécifique particulière du vase que l’on employoit, et on ramenoit le résultat à l’hypothèse où son influence auroit été nulle ; mais il eût fallu encore tenir compte de la chaleur dérobée par l’air et les autres corps environnans ; et, d’ailleurs, il étoit difficile de s’assurer si toutes les parties du mélange avoient la même température. Ces inconvéniens disparoissent dans l’usage du calorimètre, imaginé par Lavoisier et Laplace, et qui réunit au mérite de la précision, celui d’être seul applicable aux cas où les substances exercent une action chimique les unes sur les autres[14]. Nous décrirons cet instrument lorsque nous aurons développé quelques principes, dont la connoissance est nécessaire pour avoir une juste idée de sa manière d’agir.

131. Revenons un instant sur les sensations variées que produit en nous le calorique, suivant les diverses températures des corps qui sont à notre portée. Une substance qui est en contact avec notre main, et dont la température est plus élevée que celle de cette main, lui cède une portion de son calorique, qui dépend du rapport entre les chaleurs spécifiques ; et à l’occasion de la sensation qui en résulte, nous disons de cette substance qu’elle est chaude ; au contraire, une substance que nous touchons, et dont la température est plus basse que celle de notre main, lui enlève une portion de son calorique ; et à l’occasion de la sensation qu’excite en nous cette privation de calorique, nous disons que cette substance est froide. Ainsi, la température de notre corps est à notre égard la limite du chaud et du froid ; mais, au fond, il n’y a ici qu’une différence du plus au moins entre deux modifications qui nous paroissent opposées, d’après le témoignage de nos sens : aussi, à proportion que la limite varie, c’est-à-dire, que la température de notre corps s’élève et s’abaisse, nous jugeons froide la même substance, qui nous auroit paru chaude dans une autre circonstance, et réciproquement.

Tout le monde sait que nous trouvons les caves froides pendant l’été, et chaudes pendant l’hiver. Le contraste de ces deux sensations provient de ce que la température des souterrains dont il s’agit étant à peu près constante son degré est intermédiaire entre ceux auxquels répond la température de notre corps dans les deux saisons.

Des effets du Calorique, pour produire dans les Corps un changement d’état.

132. Les molécules d’un corps que nous supposons à l’état de solidité, sont réunies par la force d’affinité, qui produit leur adhérence mutuelle ; mais cette adhérence est plus ou moins affoiblie par la force élastique du calorique interposé entre les molécules, et qui tend à les écarter les unes des autres. Ainsi ces molécules sont continuellement sollicitées par deux forces contraires, dont les actions se balancent : à ces deux forces il s’en joint une troisième ; savoir, la pression des fluides environnans qui s’oppose à l’effet du calorique pour écarter les molécules ; mais l’action de cette dernière force n’est sensible que dans le passage d’un corps de l’état de liquide à celui de fluide élastique.

133. Tant que la force élastique du calorique augmente assez peu la distance entre les molécules du corps, pour que l’affinité conserve une grande partie de son énergie[15], en sorte qu’on ne puisse vaincre l’adhérence qui en résulte, sans employer un effort plus ou moins considérable, le corps reste à l’état de solidité ; seulement, à mesure qu’il reçoit de petites quantités additionnelles de calorique, il passe par différens degrés de dilatation, qui font varier son volume sans altérer sensiblement sa consistance.

134. Mais lorsque le calorique est accumulé dans un corps, au point de balancer assez la force de l’affinité, pour que les molécules puissent se mouvoir librement en tous sens, et céder à la plus légère pression, le corps devient liquide.

À ce terme, il se présente un phénomène remarquable, qui consiste en ce que les nouvelles quantités de calorique qui surviennent, depuis l’instant où commence la liquidité sont absorbées par le corps à mesure qu’il les reçoit et se trouvent uniquement employées à fondre de nouvelles couches ; en sorte qu’un thermomètre, placé dans la glace qui commence à se résoudre en eau, reste stationnaire au degré de zéro, jusqu’à ce que cette glace soit entièrement fondue.

135. Maintenant, si l’on suppose que le calorique continue de s’introduire dans le corps déjà parvenu à l’état de liquide, alors son effort se déploîra contre l’obstacle que lui oppose la pression de l’atmosphère ; et lorsque cet obstacle sera vaincu, le calorique entraînera avec lui les molécules du liquide, et les convertira en fluide élastique.

Ici, le phénomène qui avoit déjà eu lieu pendant la conversion du solide en liquide, se reproduit avec les mêmes circonstances, c’est-à-dire, que, pendant tout le temps du passage à l’état élastique, les nouvelles quantités de calorique qui arrivent au corps sont uniquement employées à convertir de nouvelles couches en fluide élastique ; en sorte, par exemple, que la température de l’eau, dans le cas dont il s’agit ici, se maintient constamment à quatre-vingts degrés du thermomètre dit de Réaumur.

136. Dans le retour des mêmes corps à leur état précédent, la chaleur absorbée reparoît toute entière avec ses caractères. Ainsi l’on sait, par expérience, que quand on a mêlé un kilogramme ou deux livres de glace avec un kilogramme d’eau à 60d, on a deux kilogrammes d’eau à zéro, pour résultat du mélange ; d’où il suit que la glace, en passant à l’état de liquide absorbe 60d de chaleur qu’elle enlève à l’eau chaude en contact avec elle. Maintenant si l’on suppose que l’eau retourne à l’état de glace, elle développera, pendant sa congélation, une égale quantité de chaleur mesurée par 60d, et qui se communiquera aux corps environnans ; de même lorsque l’eau réduite en vapeurs redevient liquide, elle remet en activité toute la quantité de chaleur qu’elle avoit absorbée et qu’elle tenoit déguisée.

137. On a donné le nom de chaleur latente à celle qui est uniquement employée à faire passer un corps d’un état à un autre, et dont l’effet devient nul par rapport au thermomètre ; et l’on a appelé chaleur sensible, celle qui est susceptible d’agir sur cet instrument.

Ainsi, lorsque la glace devient liquide, il y a une quantité de chaleur de 60d qui se convertit en chaleur latente ; en sorte qu’elle est à l’égard des corps environnans et du thermomètre, comme si elle n’existoit plus : réciproquement, lorsque l’eau liquide devient glace, une pareille quantité de chaleur latente reprend le caractère de chaleur sensible ; elle se transmet aux corps voisins, et sa présence est indiquée par le thermomètre.

138. La chaleur sensible est combinée, jusqu’à un certain point, avec le corps qui la renferme ; de manière cependant que ce corps conserve une disposition prochaine à en céder une partie aux corps environnans, dont la température seroit plus basse que la sienne. À l’égard de la chaleur latente, les physiciens l’ont envisagée sous deux points de vue différens : suivant les uns, elle se fixe dans le corps qui change d’état, et cet effet est analogue à ce qui se passe dans la cristallisation d’un sel, qui s’approprie une portion du dissolvant ; en sorte que celle-ci, engagée dans le cristal, perd toutes ses apparences et n’a plus rien de ce qui caractérise une substance humide. Les autres pensent que la capacité du corps qui a passé de l’état de solide à celui de liquide, ou de ce dernier à l’état de vapeurs, se trouve augmentée. Or, de deux substances qui ont différentes capacités de chaleur, celle qui jouit le plus de cette faculté, a besoin d’une plus grande quantité de chaleur pour être tenue à la même température ; et de là vient, dans l’opinion dont il s’agit ici, que la glace qui se résoud en eau absorbe 60d de chaleur, qui forment comme le complément de celle qu’exige son nouvel état. Par une raison semblable, la capacité de chaleur d’un corps qui a passé de l’état de vapeurs à celui de liquide, ou de ce dernier à l’état de solide, se trouve diminuée. Mais nous ne connoissons jusqu’ici aucune observation qui fournisse une raison de préférence en faveur de l’une ou de l’autre opinion.

139. Nous sommes maintenant à portée de concevoir les effets du calorimètre : ils consistent, en général, à déterminer la chaleur spécifique d’un corps, d’après la quantité de glace que ce corps échauffé d’un certain nombre de degrés au-dessus de zéro, est capable de fondre par son contact, pendant que sa température descend à zéro. La quantité de glace fondue dans ce cas est exactement proportionnelle à la chaleur perdue par le corps, et par conséquent à celle qu’il faudroit employer pour élever la température de ce corps du même nombre de degrés dont elle s’est abaissée.

Rappelons-nous ici que si l’on mêle un kilogramme d’eau échauffée à 60d, avec un kilogramme de glace, on aura après la fonte de la glace deux kilogrammes d’eau à zéro. Il en résulte que la quantité de chaleur nécessaire pour fondre un kilogramme de glace donne la mesure de celle qui seroit capable d’élever la température d’un kilogramme d’eau, depuis zéro jusqu’à 60d. Donc, si un kilogramme d’une autre substance ne fond qu’un demi-kilogramme de glace, en passant à la température de zéro, nous en concluerons que sa chaleur spécifique est à celle de l’eau comme 0,5 est à l’unité. Si elle n’en fond qu’un quart de kilogramme, le rapport sera celui de 0,25 à 1 ; et ainsi l’unité, dans le cas présent, sera la quantité de chaleur, qui, relativement à un kilogramme d’eau, répond à l’intervalle entre zéro et 60d au-dessus.

Cela posé, si l’on divise la quantité de glace qu’un corps quelconque a fondue en se refroidissant jusqu’à zéro, par le produit de la masse du corps rapportée au kilogramme, et du nombre de degrés auquel s’élevoit la température primitive, on aura d’abord la quantité de glace qu’un kilogramme du même corps est susceptible de fondre, par un abaissement d’un simple degré de température. Multipliant ensuite le résultat par 60, on aura la quantité de glace qui auroit été fondue, si la température étoit descendue de 60d à zéro, ce qui donnera en même temps la chaleur spécifique du corps rapportée à celle de l’eau, prise pour unité.

L’instrument est une espèce de cage, dont l’intérieur est partagé en trois cavités renfermées l’une dans l’autre. La cavité intérieure, ou la plus voisine du centre, est formée d’un grillage de fer, sur lequel repose le corps dont on veut connoître la chaleur spécifique ; la suivante, ou la cavité moyenne, est destinée à contenir de la glace pilée qui doit environner la cavité intérieure, et être fondue par la chaleur du corps soumis à l’expérience ; la troisième, ou la cavité extérieure, reçoit une autre quantité de glace, dont l’effet est d’arrêter la chaleur de l’air et des corps environnans. Au moment de l’expérience, la température de la glace doit être à zéro ; et il est bon que celle de l’appartement ne soit pas au-dessous de ce terme. La quantité d’eau produite par la fonte de la glace renfermée dans la cavité moyenne s’écoule, à l’aide d’un robinet, dans un vase situé sous la machine ; et l’on est bien sûr que cette eau provient uniquement de la chaleur perdue par le corps soumis à l’expérience, puisque la glace qui est dans la même cavité se trouve garantie par celle qui l’environne de l’impression de toute chaleur étrangère. L’air et les corps voisins ne peuvent agir que sur la couche de glace située à l’extérieur, et l’eau qui, dans ce cas, est le produit de leur action, coule le long d’un tuyau qui la reçoit séparément.

140. Rendons sensible par un exemple, la manière de soumettre au calcul le résultat de l’observation. Supposons qu’un corps du poids de 7kil.,7, échauffé à 78d au-dessus de zéro, ait fondu 1kil.,1 de glace, en passant à la température de zéro ; si l’on divise 1,1 par le produit de 7,7 et de 78, on aura 0kil.,001,8 pour la quantité de glace qu’un kilogramme du même corps seroit capable de fondre, en se refroidissant d’un degré. Ce résultat multiplié par 60 donnera 0,108,0 pour la chaleur spécifique du corps rapportée à celle de l’eau.

Si le corps est lui-même un liquide, on le renfermera dans un vase dont on aura déterminé la chaleur spécifique. On soustraira de la quantité de glace fondue la partie que le vase a dû produire, ce qui donnera la quantité obtenue par le refroidissement du liquide ; et du reste l’opération sera la même que pour les corps solides.

141. Nous avons dit que la pression des fluides environnans se joint à l’affinité, pour balancer la force du calorique, qui tend à écarter les molécules des corps, mais que l’effet de cette pression n’est sensible que dans le passage d’un corps à l’état élastique. Si après avoir placé sous le récipient un vase qui renferme un liquide, on supprime la pression de l’air au moyen de la machine pneumatique, le liquide se convertira en vapeurs, par une température beaucoup plus basse que dans le cas où il se trouveroit exposé à l’air libre. Il résulte même des expériences de Prony, que l’on peut pousser le vide assez loin pour déterminer le passage de l’eau à l’état élastique, par une température qui s’élève à peine au-dessus de zéro, tandis que ce liquide a besoin d’une chaleur mesurée par 80d, pour arriver à l’état élastique, sous la pression de l’atmosphère. Par une suite des mêmes principes, si on s’élève sur une montagne, avec un vase rempli d’eau, la colonne d’air devenant plus courte à mesure que l’on monte, la diminution de pression qui en résulte, peut être assez sensible pour donner lieu à la conversion du liquide en fluide élastique.

142. Cette gradation de passages d’un corps solide, d’abord à l’état de liquidité, et ensuite à l’état de fluidité élastique, n’a été vue et présentée, pendant long-temps, par les physiciens, que d’une manière imparfaite. On ne considéroit, dans ces passages, que l’action du feu qui commençoit par dilater un corps, puis le mettoit en fusion, ou le convertissoit en liquide, et enfin le réduisoit en vapeurs. La chimie moderne à complété le tableau du phénomène, en réunissant, sous un même point de vue, les actions de ces différentes forces, qui luttent sans cesse entre elles, et qui, suivant qu’elles dominent tour à tour, déterminent tous les passages entre l’état d’un corps dont toutes les molécules forment une masse solide et compacte, et l’état du même corps, atténué au point de devenir impalpable et de disparoître à nos yeux.

143. Ce point de vue peut servir encore à présenter, sous un nouveau jour, la théorie du calorique, en ce qu’il met en regard des phénomènes que le commun des hommes ne rapproche pas, et que l’on a même distingués par le langage : telle est, par exemple, d’une part, la conversion du fer solide en fer liquide, par l’action du feu, ou son retour au premier état, par le refroidissement ; et d’une autre part, la fonte de l’eau glacée, ou le passage de l’eau liquide à l’état de glace. Ces phénomènes ne diffèrent que par les circonstances et par le plus ou moins de calorique employé à les produire ; en sorte qu’il est vrai de dire que la liquéfaction du fer, par la chaleur, est le dégel du fer, et que son retour à l’état de consistance, par le refroidissement, est la congélation du fer. Le physicien s’accoutume ainsi à considérer sous un même aspect, et à rapprocher dans ses conceptions, des effets, dont l’un est l’image fidèle de l’autre.

144. Les résultats de l’action du calorique pour balancer l’affinité des molécules d’un corps solide, au point d’amener d’abord le passage à l’état de liquide, et d’entraîner enfin avec lui les molécules sous la forme de vapeurs, sont limités par l’observation à un certain nombre de substances. Mais ils ont reçu de la théorie une généralité à laquelle on ne pouvoit se refuser, et on en a tiré la conséquence, que tous les corps de la nature sont susceptibles par eux-mêmes des trois états dont nous venons de parler, et qu’une grande partie de ces corps ne paroissent fixes, que faute de pouvoir acquérir ou perdre la quantité de calorique suffisante pour déterminer leur passage d’un état à l’autre. La plus grande différence qui puisse exister entre la température des climats où l’on ressent les plus vives ardeurs du soleil, et de ceux que la grande obliquité de ses rayons laisse exposés au froid le plus rigoureux, ne produit guères d’effets sensibles, que par rapport à l’eau, qui conserve constamment sa liquidité dans les régions voisines de l’équateur, et ne la perd que par intervalles dans nos climats, tandis que vers le pôle, d’énormes glaçons ne peuvent échapper à l’action constante de la cause qui les a durcis, qu’en venant, comme des montagnes flottantes, se fondre dans les mers des régions tempérées.

145. La puissance de l’art a surpassé de beaucoup celle de la nature. Nous verrons, en parlant de l’eau, jusqu’à quel point on a poussé l’action d’un froid artificiel, au delà de celui qui répond à la congélation de ce liquide. Mais c’est par les effets de la chaleur, pour reculer la limite opposée, que la plupart des passages à un nouvel état ont été déterminés. En concentrant l’action des rayons solaires dans le foyer d’un verre ardent, on a réussi à fondre des corps qui avoient résisté jusqu’alors à toute l’activité du feu de nos fourneaux, et à volatiliser l’or et différentes substances métalliques.

146. Il sembloit que ce fut le dernier effort de l’art pour augmenter l’intensité de l’action du calorique. La chimie moderne a été encore plus loin, en substituant au feu céleste un feu ordinaire, auquel on fournit l’air vital, son aliment, dans l’état de pureté ; au moyen de la flamme, animée par un courant de ce gaz, on a volatilisé les métaux plus promptement et plus facilement qu’au foyer de la lentille ; et quelques-uns, tels que le cuivre, qui s’étoient seulement oxydés par ce dernier moyen, ont été volatilisés en entier. Plusieurs pierres très-réfractaires ont été fondues, d’autres ont subi seulement un premier degré de ramollissement, et de ce nombre, sont le quartz pur et une partie des pierres gemmes.

147. Mais ces limites sont encore très-éloignées de celles qu’il faudroit que les forces de la nature ou de l’art fussent capables d’atteindre, pour que les trois degrés de solidité, de liquidité ou de fluidité élastique pussent être réalisés relativement à chaque substance ; en sorte que plusieurs corps, dans l’ordre actuel des choses, peuvent être considérés, les uns, comme étant à l’état de permanence, les autres, comme étant tout au plus susceptibles de passer à l’un des états voisins de celui dans lequel ils existent habituellement. Ainsi, nous ne pouvons pas présumer que l’on voie jamais le quartz se volatiliser, ou l’alkohol et l’éther se congeler ; et l’air atmosphérique est pour nous placé, sans retour, dans la classe des fluides élastiques et invisibles.

148. Un autre fait qui est lié avec ceux que nous avons exposés, c’est que tout corps qui se dilate, quelle que soit la cause de cette dilatation, enlève du calorique aux corps environnans ; et au contraire, tout corps dont le volume se resserre, quelle que soit de même la cause de cette contraction, cède de son calorique aux corps environnans. Lorsqu’on dilate l’air renfermé sous un récipient, en faisant le vide au moyen de la machine pneumatique, un thermomètre, placé au milieu de cet air, baisse à l’instant ; si au contraire on comprime l’air, on verra le thermomètre monter. Ordinairement ces variations du thermomètre n’excèdent guères un ou deux degrés ; mais il paroît que la quantité de chaleur absorbée ou dégagée dans ces expériences, surpasse de beaucoup celle que l’on pourroit conclure de la simple indication du thermomètre ; car elle doit correspondre à une différence de température beaucoup plus grande à l’égard de l’air, que par rapport à l’instrument, dont la masse l’emporte considérablement sur celle de l’air ; et d’ailleurs, les corps voisins restituent, en partie, la chaleur qui a disparu, ou dérobent de celle qui s’est dégagée ; ce qui tend encore à diminuer l’effet indiqué par le thermomètre.

149. Ici revient le même partage d’opinions entre les physiciens, dont les uns pensent que la quantité de chaleur qui disparoît dans la dilatation, se combine avec le corps, et que celle qui reparoît dans la condensation, se dégage de la combinaison ; tandis que les autres, pour expliquer les mêmes effets, supposent que la capacité de chaleur augmente lorsque le corps se dilate, et diminue lorsqu’il se condense, Dans le cas d’une dilatation toujours croissante, la capacité de chaleur, suivant cette hypothèse, devoit croître elle-même de plus en plus ; et l’on a été jusqu’à en conclure que le vide, quoiqu’il ne fût qu’un simple espace, avoit une capacité de chaleur plus grande que celle d’un égal volume d’air, quelque dilaté que fût ce fluide ; c’est-à-dire, que le vide donnoit le maximum de ce genre de variations.

150. Ce qui précède peut servir à rendre raison de plusieurs effets très-connus.

Par exemple, si l’on enveloppe d’un linge fin la boule du thermomètre, et qu’on humecte ce linge avec de l’éther, en agitant le thermomètre dans l’air, pour renouveler les points de contact et faciliter l’évaporation, qui n’est autre chose, ainsi que nous le verrons dans la suite, qu’une espèce de raréfaction, on parviendra à faire descendre très-sensiblement la liqueur du thermomètre ; de là encore la sensation de froid que l’on éprouve pendant l’évaporation d’une goutte de liqueur spiritueuse que l’on a versée sur la main. Il sera de même facile d’expliquer un fait, qui présente une espèce de paradoxe, et qui a lieu, lorsqu’aux premiers rayons du soleil, c’est-à-dire, à la renaissance de la chaleur, le thermomètre baisse pendant un instant. Cet effet provient de ce que la petite quantité de rosée dont le thermomètre est humecté, venant à s’évaporer, par l’action du soleil, le thermomètre lui cède une portion de son calorique. On sait, d’une autre part, que quand on bat une barre de fer chaud, chaque coup de marteau, en rapprochant les molécules, fait sortir des jets de calorique rayonnant, qui deviennent sensibles par l’impression de chaleur qu’ils excitent tout à l’entour. On a énoncé ces différens effets par cette espèce d’axiome, que les corps sont des éponges de chaleur.

151. Plusieurs physiciens ont essayé d’expliquer, d’après les mêmes principes, le développement de chaleur qui a lieu par le frottement des corps. On considéroit ce frottement comme une espèce d’écrouissement, qui tendoit à condenser les parties sur lesquelles il agissoit, et exprimoit plus ou moins le calorique contenu dans le corps, suivant que les molécules se trouvoient plus ou moins rapprochées.

Nous allons maintenant reprendre les divers états dont nous venons d’établir la gradation d’une manière générale, pour les considérer successivement par rapport à différens corps particuliers.

Des Dilatations de divers Solides.

152. On a cherché à déterminer les dilatations de plusieurs substances solides, surtout de celles à l’égard desquelles cette détermination devenoit intéressante par la précision qui peut en résulter dans certaines opérations des arts ; ainsi l’on a trouvé que, pour chaque degré du thermomètre dit de Réaumur, le fer se dilate d’environ 1/75 000 de chacune de ses dimensions, le cuivre de 1/43 000 et le verre de 1/10 000.

153. Pour estimer la dilatation d’une des surfaces d’un solide, lorsque l’on connoît le rapport de dilatation de la substance dont il est composé, on multiplie la fraction qui représente ce rapport par le nombre de degrés dont la température a été élevée, puis l’on prend le double du résultat ; et pour évaluer la dilatation de tout le volume, on triple le même résultat ; par exemple, si l’on a une masse de fer qui se soit dilatée, en passant d’une température de 10d du thermomètre dit de Réaumur à celle de 15d, ce qui fait 5 degrés d’élévation pour la température, on multiplie par 5 la fraction 1/75 000, qui exprime le rapport de dilatation du fer ; et en triplant le résultat, on a 15/75 000 ou 1/3 000, ce qui fait connoître que le corps s’est dilaté d’une quantité égale à 1/3 000 de son volume. Les géomètres verront aisément que cette méthode se réduit à considérer le corps comme un parallélipipède, dont la solidité seroit le produit des trois dimensions de ce corps, et à chercher ensuite l’accroissement de cette solidité, en faisant varier chaque dimension d’après la loi donnée de la dilatation, et en rejetant du résultat les quantités affectées des puissances qui passent le premier degré. L’erreur produite par cette omission est censée nulle par rapport à ce genre de résultats. On suppose, dans ces évaluations, que les degrés de dilatation suivent sensiblement les variations de la température ; supposition permise dans le cas présent, parce que les corps que l’on considère ont une température modérée, et sont encore loin de la fusion, où l’action du calorique acquiert une si grande prépondérance sur l’affinité, que la dilatation prend une marche beaucoup plus rapide que celle de la température.

154. Sgravesande a imaginé l’expérience suivante pour prouver la dilatabilité des métaux par la chaleur. Il se servoit d’une lame de cuivre évidée en forme d’anneau, et d’un globe du même métal, dont le diamètre étoit précisément égal à celui de l’ouverture de l’anneau, en sorte que quand celui-ci étoit à la température ordinaire, le globe passoit par son ouverture sans laisser d’interstice sensible ; lorsqu’ensuite ce globe avoit été chauffé, il étoit soutenu par l’anneau, quelque position qu’on lui fit prendre.

155. La dilatabilité du verre se prouve à l’aide d’une expérience, dont le résultat excite toujours la surprise de ceux qui la voient pour la première fois. On prend un tube de verre d’un petit diamètre, terminé par une boule de la grosseur d’une orange ; on remplit la boule et une partie du tube d’une liqueur colorée, et l’on marque sur le tube l’endroit où elle s’arrête ; on plonge la boule dans un vase rempli d’eau prête à bouillir, puis on la retire : au moment de l’immersion, la liqueur du tube descend précipitamment d’une quantité considérable ; mais elle remonte un peu plus haut que la marque faite sur ce tube, dès que l’on a retiré la boule de l’eau chaude. Dans cette expérience, la chaleur qui se communique d’abord au verre en dilate les parties, ce qui augmente la capacité de la boule, et fait descendre la liqueur ; la boule retirée ensuite de l’eau chaude, et remise en contact avec l’air, se resserre, et la liqueur qui a déjà acquis une petite quantité de chaleur, s’élève un peu au-dessus de son premier niveau.

156. La matière des poteries que l’on fabrique pour nos usages, étant par elle-même un mauvais conducteur de la chaleur, surtout si son tissu est compacte et serré, il en résulte un inconvénient qui devient plus ou moins sensible, lorsque nous exposons ces vases à l’action de la chaleur. Ce fluide, par une suite de la lenteur avec laquelle il se distribue, s’accumulant aux endroits qui lui offrent un plus libre accès, tend à y produire un écartement entre les molécules ; et en supposant que par des précautions on évite les ruptures qui mettent un vase hors de service, il s’y fait, dès la première fois qu’on l’expose au feu, une multitude de petites gerçures, qui s’annoncent par une espèce de pétillement, et qui deviennent apparentes à l’œil, en formant comme un réseau sur la surface du vernis dont le vase est enduit. Un tissu plus lâche et plus poreux obvieroit à cet inconvénient, mais le vase en deviendroit plus frêle ; en sorte qu’on ne peut obtenir l’une de ces deux qualités, la solidité et la résistance à l’action du feu, qu’aux dépens de l’autre.

157. L’influence du calorique sur les dimensions des corps se montre dans une multitude d’autres faits, dont l’observation nous est familière. Un changement sensible de température altère le degré de tension des cordes dans les instrumens de musique, suivant un autre rapport que celui qui a été réglé par l’accordeur, et enlève aux sons cette justesse, sans laquelle il n’y a plus d’harmonie.

158. On sait combien la dilatation et la condensation des métaux, par les variations de la température, nuisent à la régularité du mouvement des horloges, en augmentant ou en diminuant la longueur de la verge du pendule. On est parvenu, par un procédé ingénieux, à tourner cette cause d’irrégularité contre elle-même, et à faire naître de ses anomalies la constance et l’uniformité. Le procédé consiste, en général, à combiner avec la verge de fer du pendule, un autre corps métallique, qui est ordinairement de cuivre, et à disposer le tout de manière que quand la verge de fer à laquelle est suspendue la lentille, s’allonge ou se raccourcit, le cuivre éprouvant de semblables variations en sens contraire, établisse une exacte compensation, dont l’effet soit de maintenir le centre d’oscillation constamment à la même hauteur.

Du Thermomètre.

159. Les dilatations des liquides ont donné naissance à un instrument précieux pour le physicien, qu’il dirige dans une multitude d’expériences, et qui est même devenu d’un usage presque général, par l’intérêt qu’ont tous les hommes à le consulter. Cet instrument est le thermomètre, qui sert à mesurer les degrés de la chaleur. Avant son invention, on n’avoit que des indications incertaines et confuses sur les variations de la température ; on se bornoit à comparer entre eux les hivers les plus rigoureux et les étés les plus brûlans, d’après certains effets généraux qui offroient un rapprochement presque aussi vague que le sont par eux-mêmes les termes de froid et de chaud. Le thermomètre nous a mis à portée de tenir un journal fidèle et détaillé des différentes saisons de chaque année, et des effets gradués de leur température.

160. Cet instrument, dont on attribue la première idée à un Hollandais nommé Drebbel, étoit d’abord très-imparfait, comme le sont la plupart des inventions humaines à leur naissance. Il consistoit en un tube de verre, terminé d’un côté par une boule, et ouvert à l’extrémité opposée. On le plongeoit, par cette même extrémité, dans une liqueur colorée ; puis, en appliquant la main sur la boule, pour échauffer et dilater l’air intérieur, on déterminoit une portion de cet air à s’échapper à travers la liqueur ; en sorte que, quand on retiroit ensuite la main, l’air qui restoit, venant à se condenser par le refroidissement, permettoit à la liqueur de s’introduire jusqu’à une certaine hauteur par la pression de l’air extérieur. L’instrument se trouvoit alors en état de servir, et c’étoit la dilatation de l’air intérieur, ou sa contraction, en vertu des variations de la température, qui, en faisant descendre la liqueur suspendue dans le tube, ou en la laissant remonter, indiquoit ces mêmes variations. Mais il est aisé de sentir que cet instrument, dont la marche étoit compliquée à la fois des effets du thermomètre et de ceux du baromètre, ne pouvoit donner que des indications équivoques.

161. Bientôt les physiciens s’occupèrent de perfectionner cette première ébauche, et d’amener l’instrument à n’être plus qu’un simple thermomètre. Tel étoit celui qu’on a nommé thermomètre de Florence, et qui consiste dans un tube de verre, terminé de même par une boule, mais que l’on scelloit hermétiquement par le haut, après l’avoir rempli d’une liqueur colorée jusque vers le milieu de sa hauteur.

On appliquoit ensuite ce tube sur une planche graduée, et l’on jugeoit de la dilatation ou de la contraction de la liqueur par le nombre des degrés parcourus. Mais comme tout étoit arbitraire, et dans la construction de l’instrument, et dans les divisions de l’échelle, chaque thermomètre ne pouvoit être comparé qu’à lui même, et deux instrumens ainsi construits ne s’accordoient point entre eux, et parloient différens langages.

162. On fit dans la suite diverses tentatives pour rendre les thermomètres comparables ; et enfin Réaumur parvint à ce but, d’une manière plus avantageuse qu’on ne l’avoit fait jusqu’alors[16], au moyen d’une construction dans laquelle on retrouve la sagacité ordinaire de ce célèbre physicien, et qui mérite d’être exposée, même après qu’on a trouvé encore mieux. Réaumur, en imaginant son thermomètre, s’étoit proposé de remplir trois conditions : l’une, que la graduation partît d’un terme constant où il plaçoit le zéro du thermomètre ; la seconde, que les degrés eussent un rapport déterminé avec la capacité, tant de la boule, que de la partie du tube située entre cette boule et le point de zéro ; la troisième, que l’alkohol qu’il employoit eût un degré connu de dilatabilité auquel on pût toujours l’amener. Il avoit à choisir entre deux termes constans, qui dès lors avoient eté remarqués, savoir, la chaleur de l’eau bouillante, et le froid produit par la congélation de l’eau. Il se décida en faveur du dernier, comme étant celui qui sembloit donner la limite naturelle entre le chaud et le froid, et il choisit, pour le déterminer, l’instant de la congélation artificielle de l’eau, à l’aide d’un mélange de glace et de sel marin. On a substitué depuis à ce terme celui de la glace fondante, qui est pour le moins aussi fixe.

Réaumur se servoit d’eau commune pour graduer son thermomètre. Il remplissoit d’abord de cette eau la boule et une partie du tube, et s’arrangeoit de manière, que la quantité d’eau employée fût mille fois aussi grande que celle qui pouvoit être contenue dans une très-petite mesure prise pour unité. Ayant marqué zéro à l’endroit où l’eau s’étoit arrêtée, il se disposoit à tracer les degrés, en commençant par ceux de condensation. Dans cette vue, il faisoit d’abord sortir du tube une telle quantité d’eau, qu’elle pût remplir exactement une mesure qui contenoit un certain nombre de fois l’unité. Supposons que cette mesure fût de 25 unités ; il devoit y avoir, dans ce cas, 25 degrés de condensation sur le thermomètre. Il se servoit de la mesure élémentaire pour obtenir ces degrés, en sorte que chaque élévation de l’eau, dans l’intérieur du tube, produite par le versement d’une mesure élémentaire, déterminoit la mesure d’un degré. Dans cette seconde opération, Réaumur substituoit le mercure à l’eau, parce qu’il ne s’attache point au verre, et qu’il en résulte une plus grande précision. Le mercure, en tombant au fond de la boule, faisoit monter d’autant le liquide contenu dans le tube. À l’aide du même procédé, Réaumur poussoit la graduation jusqu’à 80d au-dessus de zéro. Il préféroit de graduer ainsi le tube, en y faisant entrer successivement des quantités égales de liquide, plutôt que de continuer la division, d’après la grandeur connue d’un seul degré, pour n’avoir rien à craindre des inégalités intérieures du tube et des variations de son diamètre.

La graduation une fois établie, Réaumur vidoit le tube, et y versoit de l’alkohol jusqu’à la hauteur de 4 ou 5 degrés au-dessus de zéro, puis il plongeoit la boule dans l’eau que contenoit un vase de fer blanc qu’il entouroit de glace artificielle. Au moment où l’eau entroit en congélation, Réaumur observoit le point où s’arrêtoit l’alkohol, et suivant que ce liquide se trouvoit un peu au-dessus ou au-dessous de zéro, il en faisoit sortir ou en ajoutoit, jusqu’à ce que sa hauteur dans le tube coïncidât exactement avec le point de zéro.

On voit par ces détails, que pour un degré de chaleur, l’alkohol se dilatoit d’une quantité égale à la millième partie de celle qui, au moment de la congélation, remplissoit la boule et la partie du tube comprise entre cette boule et le point de zéro.

L’opération se seroit bornée aux procédés que nous venons de décrire, si tous les alkohols avoient la même qualité et la même dilatabilité. Mais comme on ne devoit pas s’attendre à ces avantages, il avoit fallu fixer la quantité de dilatation dont l’alkohol, employé dans la construction du thermomètre, devoit être susceptible. Voici comment Réaumur avoit été conduit à cette détermination. Ayant plongé à plusieurs reprises un tube rempli d’alkohol jusqu’à une certaine hauteur dans de l’eau qui s’échauffoit toujours de plus en plus, et finissoit par bouillir, il avoit remarqué que quand les bouillonnemens que la chaleur avoit excités dans l’alkohol lui-même s’étoient appaisés, après que le tube avoit été retiré de l’eau, l’alkohol se trouvoit toujours plus haut qu’avant l’immersion ; mais cette dilatation n’avoit lieu que jusqu’à un certain terme, passé lequel, aussitôt que l’ébullition avoit cessé, la liqueur reprenoit son niveau. Il avoit regardé comme un terme fixe pour chaque espèce d’alkohol, cette dilatation, qui étoit la plus grande que le liquide pût éprouver par la chaleur de l’eau bouillante, lorsque lui-même ne bouilloit pas ; il résultoit de là qu’il y avoit, relativement à un alkohol donné, un rapport constant entre le volume du liquide, qui répondoit au terme de la congélation, et celui du même liquide, dilaté le plus qu’il étoit possible, sans bouillir. Ce rapport étoit plus grand pour l’alkohol rectifié, et diminuoit lorsqu’on avoit affoibli l’alkohol par un mélange d’eau. Or, Réaumur s’en étoit tenu au rapport de 1 000 à 1 080, qui ne pouvoit convenir qu’à un alkohol un peu étendu d’eau, et il falloit chercher par tâtonnement le degré de mélange qui donnoit ce rapport.

On voit par là que Réaumur n’avoit employé que secondairement la chaleur de l’eau bouillante, et que le degré 80 sur son thermomètre étoit nécessairement situé plus bas que sur le thermomètre ordinaire, puisqu’il faut une chaleur moindre que celle de l’eau bouillante pour amener l’alkohol au degré où il est sur le point de bouillir.

La construction dont nous venons de parler fut généralement accueillie. On ne parla presque plus que du thermomètre de Réaumur ; et il se forma une liaison si intime entre ces noms, qu’aujourd’hui même encore, les thermomètres dont nous nous servons sont appelés thermomètres de Réaumur, quoiqu’ils ne soient pas faits d’après sa méthode.

163. La marche de ces derniers se rapporte à deux termes fixes, dont l’un, qui sert de point de départ, n’est pas précisément la température de l’eau qui se congèle, comme dans le thermomètre de Réaumur, mais celle de la glace fondante ; l’autre, qui donne la limite opposée, est la chaleur de l’eau bouillante. On choisit le tube le mieux calibré qu’il est possible, et on divise d’abord en 80d la distance comprise entre les deux termes fixes, puis on continue la même division au-dessous de zéro. Dans le thermomètre que l’on appelle centigrade, la distance dont nous venons de parler est divisée en cent parties.

Cette méthode réunit au mérite d’une plus grande exactitude, celui de la simplicité, en ce qu’elle ramène uniquement la construction du thermomètre à la cause même des variations de cet instrument, et aux deux époques où l’eau, prenant tout à coup une nouvelle forme, avertit le physicien de l’existence du point fixe qu’il cherche à saisir. Nous devons observer, à ce sujet, que la pression de l’air n’influe pas sensiblement sur la première limite, qui est le degré de la glace fondante, au lieu qu’il est nécessaire d’avoir égard à cette pression pour déterminer la limite opposée, parce qu’à proportion que l’eau est plus ou moins comprimée, elle entre en ébullition par une température plus haute ou plus basse. On a choisi la pression qui répond à une hauteur de 28 pouces dans le baromètre, parce que c’est la pression moyenne, ou celle qui a lieu communément aux bords de la mer.

Il est aisé de voir maintenant que les deux limites étant les mêmes dans différens thermomètres construits d’après ces principes, et les degrés de l’échelle, dans tous ces thermomètres, étant des parties proportionnelles à la distance entre les deux limites, les indications données par les mouvemens de la liqueur se rapporteront entre elles, quelle que soit d’ailleurs la distance dont il s’agit. La graduation deviendra ainsi comme une langue de commerce entre tous les thermomètres ; en sorte que si deux de ces instrumens placés, l’un à Paris, l’autre à Amsterdam, indiquent le même degré, on sera sûr que la température est la même dans les deux endroits, et que s’ils marquent différens degrés, chacun d’eux parlera précisément comme auroit fait l’autre dans la même position.

164. Le choix de la liqueur est une circonstance importante, soit pour donner à chaque thermomètre une marche plus conforme à celle de la température, soit pour mettre les différens thermomètres plus exactement d’accord entre eux. Pendant long-temps on a employé l’alkohol ; mais en supposant que l’on pût par venir, par un procédé semblable à celui de Réaumur, à mettre toujours ce liquide dans un état où sa dilatation extrême conservât le même rapport avec celle qui répondroit à zéro, il resteroit un inconvénient auquel on n’a pas fait d’abord assez d’attention, et qui consiste en ce que les dilatations progressives de la liqueur marquent des degrés sensiblement inégaux par des variations égales de température. Les expériences de Deluc ont servi en même temps à prouver cette inégalité, et à mettre en évidence l’avantage qu’a le mercure, d’être parmi tous les liquides connus, celui qui approche le plus de subir des dilatations exactement proportionnelles aux accroissemens de chaleur, du moins entre le zéro et le degré de l’eau bouillante. Un exemple suffira pour donner une idée de la manière dont le célèbre physicien de Genève a été conduit à ce résultat.

Supposons que dans un appartement dont la température est de 6d au-dessus de zéro du thermomètre divisé en 80 parties, on mêle avec une certaine masse d’eau qui ait cette même température une nouvelle masse égale d’eau échauffée à 75d, et qu’on agite fortement le mélange ; l’excès de la chaleur de l’eau la plus chaude sur celle qui l’étoit moins se partagera également entre les deux masses d’eau ; en sorte que la température du mélange, parvenue à l’uniformité, sera égale aux 6d qui étoient communs aux deux masses, plus à la moitié de la différence 69 entre les deux températures, c’est-à-dire, qu’elle sera de 40d½. Donc, si l’on plonge alors dans le mélange le thermomètre qui a servi à déterminer les températures particulières des deux masses d’eau, et si la liqueur de ce thermomètre s’arrête à 40d½, on en conclura que sa dilatation est proportionnelle à l’accroissement de chaleur. C’est à des épreuves de ce genre que Deluc a soumis le mercure, et il a trouvé qu’il les soutenoit d’une manière satisfaisante ; seulement il se tenoit un peu au-dessous du point où il auroit dû être pour indiquer la véritable température du mélange. Or, en comparant la marche de l’alkohol avec celle du mercure, entre les mêmes points fixes, on observe qu’en général le premier de ces liquides s’élève toujours à une moindre hauteur que l’autre ; et cette seule observation suffit pour prouver que les indications du mercure sont celles qui approchent le plus de la vérité. Ainsi, il est à désirer que l’usage des thermomètres à mercure devienne général, puisque ce sont les seuls comparables. On n’emploieroit le thermomètre à alkohol que dans le cas où l’on voudroit faire des observations par un froid artificiel plus grand que celui de 32d, qui détermine la congélation du mercure. À l’égard de ce dernier effet, nous nous réservons à l’exposer, lorsque nous parlerons de la congélation de l’eau, qui est accompagnée de circonstances, dont le contraste avec celles que présente le mercure dans le même cas, nous ont engagés à réunir les deux phénomènes sous un même point de vue.

165. Quelques physiciens ont pensé que quand on laissoit de l’air entre la liqueur du thermomètre et le haut du tube, les dilatations de ce fluide, par l’action de la chaleur, opposoient à celles du mercure ou de l’alkohol, un obstacle qui altéroit la régularité de ces dernières. Cependant l’observation fait voir que cet obstacle est nul, et la théorie seule indique qu’il doit l’être ; car l’air ne pourroit agir, dans ce cas, sur les liquides, que comme force comprimante. Or, on sait que les liquides résistent sensiblement à la compression, et cette résistance a lieu également à toutes les températures ; et parce que les fluides, au contraire, se laissent comprimer avec beaucoup de facilité, ce sera le mercure ou l’alkohol qui forcera l’air de se contracter et de lui céder la place.

166. On trouve fréquemment dans les ouvrages des physiciens étrangers, des résultats d’observations relatives à deux autres thermomètres, dont il ne sera pas inutile de donner ici une notion, pour mettre chacun à portée de traduire leur langage en celui du thermomètre en usage parmi nous.

Le premier est le thermomètre de Farenheit, qui est à mercure, et qui a pour termes fixes le degré de la congélation forcée par le muriate ammoniacal, et celui qui répond à la chaleur de l’eau bouillante. L’intervalle entre ces deux termes est divisé en 212 parties ; il en résulte que le 32e degré coïncide avec le zéro de notre thermomètre, ce qui donne 180d depuis ce même terme jusqu’à celui de l’eau bouillante. Ainsi, 9 degrés de Farenheit valent 4 degrés du thermomètre divisé en 80 parties, et 5 degrés du thermomètre centigrade ; ce qui suffit pour faire le rapprochement entre les résultats donnés par les deux instrumens.

167. L’autre thermomètre est celui de Delisle, dans lequel ce physicien employoit aussi le mercure ; il n’avoit qu’un seul terme fixe, savoir, celui de la chaleur de l’eau bouillante, où étoit placé le zéro. Les degrés de condensation au-dessous de ce terme étoient des dix millièmes de la capacité de la boule et de la partie du tube qui se terminoit au zéro. Le degré au quel se rapportoit la température de la glace fondante, et qui correspond à notre zéro, étoit le 150e de l’échelle descendante sur le thermomètre de Delisle ; d’où il suit que 15d de ce thermomètre répondent à 8d du thermomètre divisé en 80 parties, et à 10d du thermomètre centigrade ; en sorte qu’à l’égard de ce dernier, le rapport réduit à sa plus grande simplicité est celui de 3 à 2.

Les recherches multipliées entreprises par les physiciens, dans la vue de perfectionner le thermomètre, suffiroient seules pour prouver le mérite de cet instrument. Il a servi à nous dévoiler une multitude de faits intéressans. Sa présence est indispensable dans une infinité d’expériences, pour comparer les températures des corps que l’on emploie, ou déterminer les changemens qui surviennent dans celle qu’ils avoient primitivement. Il est souvent utile d’avoir recours à ses indications pour connoître la chaleur qui convient à la chambre d’un malade, à l’eau d’un bain, à une étuve, à une serre chaude, soit qu’on veuille hâter la végétation des plantes indigènes, ou conserver les plantes étrangères. C’est, pour ainsi dire, un instrument de société, que chacun se plaît à interroger sur un point aussi important que les variations qu’éprouve la température du fluide au milieu duquel nous vivons ; et lorsque ces variations s’étendent beaucoup au delà des limites ordinaires, l’indication du thermomètre devient d’un intérêt général ; le récit que chacun fait de ce qu’il a observé sur le sien, est un des sujets qui s’emparent le plus promptement des conversations familières.

Quant aux dilatations des liquides, par l’accumulation du calorique, nous nous réservons à en parler, lorsque nous traiterons des propriétés de l’air.

De la Combustion.

168. Quoique la théorie relative à la manière dont le calorique agit dans la combustion appartienne proprement à la chimie, nous ne pouvons nous dispenser, en terminant ce qui regarde ce fluide, de donner, sur cet objet, quelques détails qui sont liés à l’histoire de la physique. La combustion présente, en général, l’aspect d’un corps qui se dissipe, en produisant ce qu’on appelle communément chaleur et lumière. Dans le langage vulgaire, feu et combustion sont presque synonymes l’un de l’autre ; mais dans les idées des anciens philosophes, le feu étoit l’agent de la combustion. Ils le regardoient comme un principe fixé dans les corps, dont le dégagement produisoit la dissipation des molécules de la substance embrasée ; et c’étoit à ce même principe que Stahl avoit donné le nom de phlogistique. La manière dont les physiciens qui ont adopté la doctrine de cet homme célèbre expliquoient la combustion, étoit d’autant plus séduisante, que la cause dont ils faisoient dépendre ce phénomène s’offroit sous l’air d’une cause mécanique. Les molécules du feu élémentaire étoient logées dans celles des corps, comme dans autant de petites enveloppes, où elles éprouvoient une compression semblable à celle d’un ressort bandé. Dans la combustion, le feu, en s’échappant par sa force expansive, des particules par lesquelles commençoit la déflagration, imprimoit aux particules voisines une secousse qui occasionnoit leur rupture, par le débandement du feu qu’elles receloient ; et ainsi, de proche en proche, la commotion et, par une suite nécessaire, l’embrasement se communiquoit à toute la masse. L’air contribuoit à entretenir et à accélérer l’action du feu, en réagissant contre lui, et en opposant à sa dissipation un obstacle qui concentroit son action dans un espace plus étroit, et en augmentoit l’énergie.

Les découvertes des chimistes modernes, et surtout celles de l’illustre Lavoisier, ont entièrement changé le point de vue sous lequel la combustion doit être envisagée. Elles ont démontré que ce phénomène consiste dans une combinaison des molécules propres d’un corps avec celles de l’oxygène que ce corps enlève à l’air environnant, accompagnée du dégagement de la lumière et du calorique, qui tenoient l’oxygène à l’état de fluide élastique. Cette doctrine a fait disparoître le phlogistique comme étant au moins inutile ; et l’air atmosphérique, que l’on avoit regardé comme un simple stimulant, par rapport à la combustion, fournit le principe qui en est l’agent principal et immédiat.

  1. Rien ne s’oppose à ce que l’on emploie ici la surface d’un triangle, pour représenter un espace en longueur, ou une simple dimension, en mettant, par la pensée, les uns à la suite des autres, tous les élémens dont le triangle est l’assemblage.
  2. Princip. mathem., t. i, Prop, lxxi, theor. xxxi.
  3. Newto, ibid., Propos. lxxxi, theor. xli, exempl. 2.
  4. Il est presque inutile d’avertir que l’usage de l’instrument est limité aux corps dont le poids dans l’air n’excède pas cette première charge.
  5. On peut lire dans le discours sur la nature des poissons, par Lacépède, les détails intéressans dans lesquels ce célèbre naturaliste est entré sur tout ce qui concerne la vessie natatoire de ces animaux. Hist. nat. des poissons, édit. in-12 t. i, p. cxlvij et suiv.
  6. On n’a placé ici que trois des pyramides sur-ajoutées au noyau ; il est facile de suppléer les autres par la pensée.
  7. C’est une suite de ce que le rapport entre la grande diagonale de chaque rhombe et la petite, est celui de √2 à 1.
  8. On conçoit aisement que cette inclinaison que nous choisissons de préférence, détermine tous les autres angles.
  9. Pour trouver cette inclinaison, il ne s’agit que de résoudre un triangle abc (Pl. iii, fig. 16), dans lequel le côté ab soit au côté bc, comme la distance entre le bord d’une lame et celui de la suivante, donnée par le décroissement en largeur, est à l’épaisseur de chaque lame, c’est-à-dire, comme 2 : 1. L’angle acb sera la moitié de l’inclinaison cherchée.
  10. Ce rapport est celui de √(3+√5) à √2, ainsi qu’il sera facile aux géomètres de s’en assurer ; et la mesure de l’angle formé par deux faces adjacentes, est de 116d 33′ 32″, au lieu de 126d 52′ 8″.
  11. Traité chimique de l’air et du feu, traduit par Dietrich, 1781, p. 118 et suiv.
  12. Saussure, Voyage dans les Alpes, N°. 926.
  13. Essais de physique, par Pictet ; Genève, 1790, p. 81 et suiv. On trouve aussi dans cet ouvrage les détails relatifs aux expériences précédentes.
  14. Voyez le Mémoire publié par ces deux savans célèbres, parmi ceux de l’Académie des sciences, pour l’année 1780, p. 355 et suiv., où l’on trouve la réunion de ce que la théorie et l’expérience peuvent offrir de plus satisfaisant sur les phénomènes produits par la chaleur.
  15. On peut supposer que la force élastique du calorique décroisse dans un plus grand rapport que l’affinité, à mesure que les molécules du corps s’écartent les unes des autres. Lorsque la première de ces forces, qui d’abord étoit prépondérante, sera parvenue à l’équilibre avec la seconde, le corps cessera de se dilater s’il ne reçoit plus de calorique. Or, il est évident que si, à ce terme, une force quelconque agissoit pour séparer davantage les molécules, elle éprouveroit, de la part de l’affinité, une résistance qui ne seroit pas balancée par l’élasticité du calorique, puisque celle-ci perdroit plus que l’affinité ; d’où il suit que le corps doit rester à l’état de solidité, tant que l’accumulation du calorique ne passera pas un certain degré.
  16. Mém. de l’Acad. des Sc., 1730, p. 452 et suiv.