Tragédies de Sophocle (Artaud)/Notice sur les Trachiniennes

Traduction par Nicolas Artaud.
Tragédies de SophocleCharpentier (p. 405-408).


NOTICE
SUR LES TRACHINIENNES.




G. Schlegel a porté sur les Trachiniennes un jugement très-sévère et très-hasardé : cette pièce lui paraît si inférieure aux autres tragédies de Sophocle, qu’il est tenté de l’attribuer plutôt à son fils Iophon. Quant à l’authenticité des Trachiniennes, elle ne saurait être révoquée en doute. Sans parler du témoignage irrécusable de Cicéron, Tuscul., 1. II, c. 8, qui en a même traduit un long fragment, le célèbre morceau des plaintes d’Hercule, il est impossible de ne pas reconnaître la touche de Sophocle au style et aux qualités poétiques qui brillent, sinon au même degré que dans ses autres ouvrages, du moins assez généralement pour n’être pas indignes du grand tragique.

La jalousie de Déjanire, et la mort d’Hercule, qui périt pour avoir revêtu la robe teinte du sang du centaure Nessos, que son épouse lui avait envoyée, dans l’espoir de recouvrer son amour par ce filtre puissant, tel est le sujet de la pièce. Les jeunes filles de Trachine, amies et compagnes de Déjanire, qui composent le Chœur, ont donné leur nom à cette tragédie.

La marche de l’action est très-simple, elle se développe facilement et de la manière la plus naturelle, sans incidents extraordinaires, et cependant elle n’est pas dépourvue d’art. Tous les événements sortent du caractère des personnages, ou plutôt du personnage principal, de Déjanire. Toutefois, l’ordonnance du drame n’est point irréprochable : le défaut le plus grave qu’on y peut reprendre porte sur le double intérêt qui se partage successivement les spectateurs ; d’où vient que les critiques ont beaucoup discuté pour savoir quel est précisément le sujet de la tragédie, ou la mort d’Hercule, ou les funestes effets de l’amour. Les souffrances de l’amour, voilà réellement le sujet conçu par le poëte, et dont il a su tirer de grandes beautés. La mort d’Hercule forme en effet le dénoûment du drame ; mais l’intérêt tragique, pendant la majeure partie de la pièce, se porte sur Déjanire. Ses alarmes sur le sort d’Hercule, sa tendresse pour le héros, sa jalousie, et jusqu’à l’erreur funeste qui la rend l’auteur de la mort d’un époux, dont elle voulait s’assurer l’amour sans partage, tout attire notre vive sympathie sur Déjanire ; puis, lorsqu’elle s’est donné la mort, la dernière partie, où Hercule paraît enfin et occupe seul la scène, forme comme un autre drame, dont le titre pourrait être, les derniers moments d’un héros. — Mais que de beautés rachètent ce défaut de composition !

Et d’abord, arrêtons-nous au rôle admirable de Déjanire, un des caractères de femme les mieux traités par les anciens. Merveilleux composé d’amour, de jalousie, de crédulité et de faiblesse, la vie errante d’Hercule la condamne presque à la solitude et à l’abandon ; aussi, quelle teinte mélancolique se réfléchit jusque sur sa joie ! À la nouvelle des victoires d’Hercule et de son prochain retour, elle répond aux paroles du Chœur : « N’ai-je pas un juste sujet de me réjouir des succès de mon époux ? je dois les accueillir avec joie. Cependant l’esprit sage sait qu’au sein même de la prospérité, on doit craindre qu’elle ne nous échappe. » Elle ose à peine se livrer à son bonheur ; on peut déjà, sous ces mots, entrevoir la trace d’une vague inquiétude. Cependant son caractère n’en est pas moins bienveillant : comme elle compatit à la triste situation des jeunes captives ! Avec quelle douceur elle interroge Iole, en qui elle doit reconnaître bientôt sa rivale ! Mais à ce premier mouvement de pitié qui la pousse à s’enquérir du nom de cette jeune fille, de sa naissance, de tout ce qui la concerne, se mêle déjà, à son insu même, un pressentiment de jalousie ; déjà un léger soupçon se glisse dans son âme ; elle frémit au fond de son cœur, cette femme si tendre, à la nature si passionnée, en voyant une jeune fille d’une rare beauté, qui, dans la foule des compagnes qui l’entourent, attire seule les regards. Néanmoins elle reste indulgente jusqu’au bout pour Iole, qui ne répond pas un mot à toutes ses questions. Et lorsqu’elle veut tirer de Lichas la vérité sur les rapports d’Hercule avec la jeune captive, avec quelle habileté elle dissimule la jalousie qui la dévore ! « Au nom de Jupiter... ne me cache pas la vérité ; tu ne parles pas à une femme cruelle ou ignorante des choses humaines ; elle sait qu’aucun bonheur n’est durable. » — On ne peut méconnaître dans tout ce rôle une délicatesse exquise, et un tact qui révèle la profonde connaissance du cœur des femmes. Que dire aussi de cette figure d’Iole, si légèrement touchée, de ce profil si noble et si gracieux, que le poète a indiqué en passant, et sans même qu’elle ouvre la bouche, seulement par quelques paroles de Déjanire ? Il y a certainement là un grand peintre.

Le Chœur a donné lieu à quelques observations ; on a trouvé qu’il jouait un peu trop le rôle du confident des tragédies françaises, et que la part qu’il prend à l’action est trop passive. Cependant ses chants sont bien appropriés aux situations. Le premier morceau lyrique chanté par les Trachiniennes est non-seulement riche de poésie, mais il concourt aussi à l’émotion générale, en entrant dans les sentiments des personnages. Au sortir d’une nuit remplie par les anxiétés de Déjanire, le Chœur débute fort bien par une magnifique invocation au Soleil, qui voit tout, et il lui demande de faire connaître le séjour d’Hercule, pour calmer les regrets et les alarmes de son épouse. En général, les autres chants du Chœur sont comme une transition qui prépare le spectateur aux événements qui vont suivre. Après la mort de Déjanire, et à l’approche d’Hercule, le chant, jeté entre la double catastrophe, est empreint d’une terreur profonde.

Dans les plaintes d’Hercule mourant, le poëte semble décrire avec complaisance les souffrances physiques du héros ; il en retrace tous les détails avec un soin, une exactitude, une justesse d’expressions, que trouveraient difficilement les modernes. Nous avons vu ailleurs qu’il en est de même des souffrances de Philoctète, qui sont tout aussi corporelles ; l’origine en est la même, c’est le poison des flèches d’Hercule. C’est là un trait particulier des mœurs grecques, plongées bien plus avant que les nôtres dans le monde des sens. Avec les siècles, l’humanité tend à se dégager davantage des liens de la matière. Ce progrès se remarque déjà dans Cicéron, qui a traduit ce morceau ; il passe bien plus légèrement sur tous ces détails horribles, et il ajoute quelques traits pris à la source des sentiments moraux.

Sur la date des Trachiniennes, les opinions les plus divergentes se sont produites. O. Muller croit y voir les indices d’un esprit juvénile, qui n’a pas encore atteint sa maturité. Bernhardy, au contraire, y voit des traces de vieillesse. Quelle que soit l’opinion qu’on adopte, on peut conjecturer que l’auteur n’y a pas mis la dernière main. C’est ce qui expliquerait les nombreuses interpolations qu’on y a introduites. Par là aussi, l’on rendrait compte de certaines négligences, et particulièrement d’expressions obscures qui s’y rencontrent.

Toutefois, nous sommes loin, comme on l’a vu, de souscrire aux jugements excessivement sévères émis par quelques critiques contre cet ouvrage.